La Vie par elle-même 

Madame Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, Edition critique avec introduction et notes par Dominique Tronc, Etude littéraire par Andrée Villard, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2001, 1163 p.


La Vie par elle-même révèle Madame Guyon, mystique à la fois célèbre et méconnue, sous son vrai visage par un texte brut qui jaillit sans se plier aux conventions de l’époque ni aux raffinements littéraires. Elle constitue le témoignage unique d’une expérience intérieure menée à terme. Madame Guyon décrit les souffrances endurées pour que le sentiment de la présence divine dans l’intime du cœur devienne le plus constant possible. Ce témoignage du vécu mystique au sein de la mondanité complète les Confessions d’Augustin et la Vie de la grande Thérèse.

La variété des événements accumulés au cours d’une longue existence fascine par son large spectre : jeunesse, vie dans le mariage, voyages hors de France, honneurs à la Cour, interrogatoires policiers, activités apostoliques. Une grande force intérieure, bâtie sur l’accueil de la grâce divine, affronte avec intelligence la coalition des structures civiles et religieuses. Après la tempête, demeure une vision paisible et ample qui associe l’appel à la vie intérieure au respect de la tradition dans la liberté des opinions. La dynamique qui transforme ainsi un être humain sur la durée d’une existence est décrite avec une finesse et une précision psychologique dignes de Racine.

Cette édition critique restitue pour la première fois la spontanéité et la richesse des textes primitifs en utilisant l’ensemble des sources manuscrites connues. La Vie est complétée par le récit des prisons et par des témoignages sur les dernières années. Madame Guyon reprend une place trop longtemps occultée au sein du courant mystique français le plus pur de son siècle.

Un texte précurseur

Le pouvoir de cette autobiographie, qui captive son lecteur après un effort initial, lui vient des conditions qui présidèrent à son écriture : est bannies de la relation toute reconstruction délibérée, le récit s’efforce de transcrire au plus près les aveux de la remémoration. Les touches subtiles dans la notation des sentiments ne ressortissent pas à un art concerté et nous sommes loin des analyses de soi complaisantes : ainsi du réel quotidien et de l’expérience spirituelle, la Vie devient-elle un révélateur unique. Souvent l’effort requis consiste à se laisser porter et baigner par un flux textuel continu – ce dont nous avons acquis aujourd’hui une certaine capacité par la lecture de Proust ou de Joyce.

En effet la main est mûe par la grâce, l’auteur est conscient d’être son instrument, l’acceptant au point de refuser tout repentir et donc toute relecture. Il s’agit pour Madame Guyon de ne pas interférer et ainsi de ne pas rompre l’état mystique d’où sourd ce flux. Ce qui est nouveau par rapport à Augustin, Thérèse et Marie de l’Incarnation , est lié au développement de la conscience individuelle occidentale à la fin du Grand Siècle. La montée des exigences de la raison - Madame Guyon connaît la philosophie de Descartes - s’accompagne d’interprétations et d’auto-analyses psychologiques. Racine est apprécié et Madame Guyon connaît pour le moins Esther et Athalie, pièces écrites pour les demoiselles de Saint-Cyr.

L’instant est unique où se trouvent simultanément en équilibre la description psychologique de l’humain et celle des manifestations divines : la Vie leur attribue une importance égale par souci de réalisme et d’unité, voulant témoigner des deux réalités et les faire dialoguer. Cet équilibre disparaît dans des autobiographies plus récentes fermées sur l’introspection individuelle : les modèles établis par Rousseau, Maine de Biran et Amiel, malgré leur sensibilité et leurs aspirations ne rendent pas compte d’un toucher divin, d’ailleurs mis en doute .

Nous pouvons lire aujourd’hui un tel (long) texte comme témoignage d’une extraordinaire résistance à l’adversité, mais sans durcissement de la volonté propre. Comme affirmant une réalité peu croyable pour notre époque de conquêtes extérieures mais d’inquiétude devant le vide à exorciser lorsque ‘la rive à atteindre’ échappe aux analyses de type psychologique. On y trouve associé la description d’une vie très humaine, assumant et décrivant les difficultés de la sexualité, de la maternité, de la gestion des biens de la fortune. Loin de la « vie parfaite » aux yeux des clercs, Madame Guyon vit la mystique au sein de la mondanité, ce qui est finalement rare. La Vie rapporte l’histoire des échecs successifs d’une lutte pour s’affranchir de contraintes familiales, sociales et finalement politiques. Ces échecs forment la trame des événements. En revanche, l’ouverture progressive qui mène de la petite fille réprimée de tous côtés à une résistante opiniâtre puis à la ‘mère’ est le récit d’un épanouissement intérieur dans l’adversité, dans une suite de rebonds face à l’oppression des proches, aux maladies, aux enfermements.

Nous sommes face à un récit d’explorateur qui affirme ce qu’il voit et nous appelle à explorer ces terres inconnues. Les mystiques se réfèrent à une réalité qu’ils disent expérimenter au point d’en tirer toute leur réalité : « Je ne suis rien que ce qui m’est donné par la grâce divine, je n’ai rien en propre, je ne décide pas et ne veux pas même penser à l’avance à ce que j’écris ». L’attraction immédiate provoquée par le reflet de la grâce en action sur les compagnons échappe à la scrutation. Mais les textes résonnent obscurément, provoquent, attirent. La Vie est un récit des souffrances endurées pour que la présence divine en l’homme devienne la plus constante possible. C’est le prix à payer dans toute histoire d’amour - entre rien et Dieu. Elle écrit à Fénelon: « Je laisse aussi cette Vie que vous m’avez défendu de brûler. … [en séparant] le vil du précieux, il y aura peu de choses plus utiles, car outre les lumières de bien des choses, il y a des expériences bien singulières. Enfin mon très cher fils et mon véritable Père, je vous fait l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié … »

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Copyright 2011 Dominique Tronc