FRANÇOIS LA COMBE

 

(1640-1715)

 

 

 

VIE, ŒUVRES, ÉPREUVES

du Père Confesseur de Madame GUYON

 

 

 

 

 

 

 

 

Dossier des Sources assemblé et commenté par Dominique Tronc


 

 


 

 

 

FRANÇOIS LACOMBE MYSTIQUE ET MARTYR

Le barnabite François Lacombe ou La Combe (1640-1715) devint le compagnon aîné confesseur de madame Guyon (1647-1717).

Il est resté dans l’ombre lorsqu’il ne fut pas simplement, sommairement et fort bassement mis en cause. Nous voulions donc mieux le connaître. Nous disposons pour cela de nombreux documents :

Des témoignages livrés par Madame Guyon dans sa Vie par elle-même.

Près de cinquante lettres figurent dans nos éditions des écrits de madame Guyon (Vie par elle-même, Correspondance I & II, Années d’épreuves).  

S’y ajoutent des écrits traduisant son expérience. Ils ne sont pas médiocres. Ils furent publiées indépendamment à trois dates : une œuvre en deux parties fut incluse dans les Opuscules spirituels, tome II édité par Pierre Poiret en 1720 pour mettre à disposition les écrits de madame Guyon qu’il jugeait essentiels; une œuvre traduite du latin fut publiée en 1795 par le groupe des fidèles suisses ; une défense demeura manuscrite jusqu’à sa publication en 1910.

Les pièces du dossier ainsi constitué sont données intégralement. Nous les distribuons en suivant l’ordre chronologique :

1. La vie du confesseur en liberté dont témoigne surtout madame Guyon.

2. Des écrits du mystique directeur rédigés peu avant son enfermement.

3. Le témoignage des prisons porté par ses lettres.

L’ensemble textuel que nous venons d’établir pour la première fois autour du Confesseur le révèle comme bon directeur mystique. Une fragilité humaine est associée à la profondeur mystique. La tâche au départ entreprise pour mieux  connaître le compagnon de Madame Guyon s’est révélée fructueuse et utile pour nous-même. Aussi est-ce à juste titre qu’il fut révéré dans les cercles quiétistes européens du XVIIIe siècle comme martyr témoignant de la vie mystique en foi.  

À quarant-six années d’apostolat succédèrent vingt-sept années d’enfermements, terrible sort. Contrairement à madame Guyon, qui après huit années d’emprisonnements devint de nouveau une active directrice mystique, le simple confesseur abandonné par son Ordre ne fut jamais libéré.


 

Table des sources

Œuvres de Mme Guyon

VG, CG, EG :

Madame Guyon, La vie par elle-même […], Honoré Champion (2001) [VG]

Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles (2003), II Années de combats (2004), III Chemins mystiques (2005) Honoré Champion [CG 1 à 3].

Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Honoré Champion, 2009 [EG].

Etudes

[O.] :          

«LA COMBE (François), barnabite, 1640-1715. 1. Vie. — 2. Œuvres. — 3. Spiritualité.» Contribution de Jean Orcibal au Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, fascicules LIX-LX, col. 35, Beauchesne, Paris, 1975.

L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet Fénelon, Desclée, 1958.

 


 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

I. UN SAVOYARD ACTIF (1640 - 1687)


 


 

 

 

UN RELIGIEUX PLEIN D’AVENIR    1640-1681

Nous n’avons pas fait de recherche personnelle portant sur la biographie du Père La Combe avant sa première rencontre avec la jeune Madame Guyon. Mais Jean Orcibal expose les heureux débuts du religieux exemplaire et prometteur dans sa contribution au Dictionnaire de Spiritualité [1]puis résume en fin de sa contribution les sources qui lui étaient disponibles [2]. Voici ses utiles « données de base » :

Né à Thonon (Savoie) en 1640, François La Combe reçut l’habit des barnabites au collège de cette ville qui était tenu par ces religieux (1655); il fut sans doute profès le 9 juillet 1656. Sous-diacre le 17 décembre 1661, il est ordonné prêtre le 19 mai 1663 par Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève.

Au collège d’Annecy, il enseigna avec grand succès la grammaire, la rhétorique, la philosophie et la théologie (ses Disputationes sabbatinae furent particulièrement remarquées); il prêcha et collabora aux missions du Chablais.

À la fin de 1667, il fut appelé au collège Saint-Éloi de Paris avec le titre de consulteur du provincial. En 1669 et 1670, il prit une part notable aux missions du diocèse d’Autun[3].

 En mai-juin 1671 a lieu une première chaleureusee mais brève rencontre entre La Combe et la jeune Madame Guyon. Mais la «grande rencontre» mystique débutant leur collaboration ne se produira que dix ans plus tard, suivant de peu la mort du directeur Bertot en 1681 (Madame Guyon ne perd pas de temps lorsqu’une recherche de direction mystique s’impose).

Ce premier «croisement» se produit parce que le frère consanguin de Madame Guyon, Dominique de La Mothe était du même ordre barnabite que La Combe. Il précède de peu la rencontre mystique décisive de Madame Guyon et de Monsieur Bertot qui va la diriger jusqu’à sa mort. Cettte rencontre décisive est décrite au chapitre suivant 1.19 de la Vie par elle-même. Elle est datée du 21 septembre de la même année 1671 (ici déjà, aucune « perte de temps »).

Voici le début du chapitre relatant le «croisement» entre les futurs «associés». On note l’effet que provoque la jeune madame Guyon dont un visage lumineux rend probablement compte de sa découverte de la vie mystique très bien décrite au § 2 que nous livrons en partie pour cette raison ; nous nous écarterons parfois de ce qui intéresse directement les rapports avec La Combe si le texte peut les éclairer. Ce dernier est très sensible  à une « voie des lumières » qu’il lui faudra par la suite quitter.

 Nous faisons précéder tout début du texte principal d’un chapitre de la Vie par son résumé livré en petit corps[4].

1.18 LE P. LA COMBE -- PROMPTITUDES ET CHARITÉ [5]

1. Rencontre du P. La Combe après ‘huit ou neuf mois que j'avais eu la petite vérole’. ‘Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal qu'il m'a avoué depuis qu'il s'en alla changé en un autre homme.’ 2. Oraison continuelle, alternances du goût de la présence et de la peine de l’absence. 3-5. Croix désirées mais sensibles ! 6. Promptitudes. 7. Grandes charités / pour les pauvres et malades. / 8. La vertu lui devient pesante / ‘dès la seconde année de mon mariage, Dieu éloigna … mon cœur de tous les plaisirs sensuels.’

 [1.] [6] Il y avait huit ou neuf mois que j’avais eu la petite vérole [7] lorsque le père La Combe passa par le lieu de ma demeure. Il vint au logis pour m’apporter une lettre du père de la Mothe, qui me priait de le voir, et qu’il était fort de ses amis. J’hésitai beaucoup si je le verrais, parce que je craignais fort les nouvelles connaissances, cependant la crainte de fâcher le père de La Mothe me porta à le faire.

Cette conversation, qui fut courte, lui fit désirer de me voir encore une fois. Je sentis la même envie de mon côté; car je croyais ou qu’il aimait Dieu ou qu’il était tout propre à l’aimer; et je voulais que tout le monde l’aimât. Il y avait là trois religieux. Dieu s’était servi de moi pour les gagner à lui. L’empressement que le Père La Combe eut de me revoir le porta à venir à notre maison de campagne qui n’était qu’à une demi-lieue de la ville. La providence se servit d’un petit accident qui lui arriva pour me donner le moyen de lui parler : car comme mon mari, qui goûta fort son esprit, lui parlait, il se trouva mal étant allé dans le jardin. Mon mari me dit de l’aller trouver de peur qu’il ne lui fût arrivé quelque chose. J’y allai. Ce père dit qu’il avait remarqué un recueillement et une présence de Dieu sur mon visage si extraordinaire, qu’il se disait à lui-même : «Je n’ai jamais vu de femme comme celle-là», et c’est ce qui lui fit naître l’envie de me revoir. Nous nous entretînmes un peu, et vous permîtes, ô mon Dieu, que je lui disse des choses qui lui ouvrirent la voie de l’intérieur. Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal, qu’il m’a avoué depuis qu’il s’en alla changé en un autre homme. Je conservai un fonds d’estime pour lui, car il me [74][8] parut qu’il serait à Dieu[9], mais j’étais bien éloignée de prévoir que je dusse jamais aller à un lieu où il serait.

[2.] Mes dispositions dans ce temps étaient une oraison continuelle, comme je l’ai dit, sans la connaître. Tout ce qu’il y avait, c’est que je sentais un grand repos et grand goût de la présence de Dieu, qui me paraissait si intime qu’il était plus en moi que moi-même. Les sentiments en étaient quelquefois plus forts, et si pénétrants que je ne pouvais y résister, et l’amour m’ôtait toute liberté. D’autres fois il était si sec, que je ne ressentais que la peine de l’absence, qui m’était d’autant plus rude que la présence m’avait été plus sensible. Je croyais avoir perdu l’amour, car dans des alternatives, lorsque l’amour était présent, j’oubliais tellement mes douleurs, qu’elles ne me paraissaient que comme un songe; et dans les absences de l’amour, il me semblait qu’il ne devait jamais revenir, car il me paraissait toujours que c’était par ma faute qu’il s’était retiré de moi, et c’est ce qui me rendait inconsolable. Si j’avais pu me persuader que c’eut été un état par où il fallait passer, je n’en aurais eu aucune peine, car l’amour de la volonté de Dieu m’aurait rendu toutes choses faciles, le propre de cette oraison étant de donner un grand amour de l’ordre de Dieu, une foi sublime et une confiance si parfaite que l’on ne saurait plus rien craindre, ni périls, ni dangers, ni mort, ni vie, ni esprit, ni tonnerre; au contraire, il réjouit, il donne encore un grand délaissement de soi, de ses intérêts, de sa réputation, un oubli de toutes choses. […] [10].

Pendant dix ans la direction mystique est assurée par Monsieur Bertot[11]. À sa mort, sa dirigée cherche une aide spirituelle : elle entre en communication épistolaire avec le Grand Carme Maur de l’Enfant-Jésus (mais il vit éloigné à Bordeaux)[12] puis de nouveau elle se rapproche du P. La Combe. Avant de le retrouver poursuivons la biographie résumée par Orcibal :

[La Combe] fut ensuite envoyé enseigner la théologie à Bologne (7 septembre 1671), où on le chargea aussi des exercices spirituels. De Bologne, La Combe passa à Rome, également en qualité de lecteur (12 septembre 1672-6 mars 1674).

Le 18 avril 1674, il fut, avec le titre de vice-provincial, chargé de la visite des collèges de Savoie, mais la maladie le contraignit à se retirer à Thonon le 27 mars 1675. Nommé supérieur de la maison d’études et du noviciat de Thonon (1677-1683), La Combe s’en absenta souvent pour prêcher, diriger des religieuses, etc. Il jouissait alors d’une excellente réputation.

Il ne semble pas [DS col.36] avoir à ce moment-là subi l’influence de Madame Guyon, dont il n’aurait reçu que deux lettres avant 1680, ou de Molinos qu’il ne rencontra jamais[13]. À Rome, c’était au contraire le jésuite Honoré Fabri qui le regardait comme son disciple.

Nous rattachons ici, malgré sa date postérieure à la période couverte dans le chapitre de la Vie par elle-même que nous venons de citer [14], la lettre adressée par La Combe à son vieux «maître» Fabri jésuite qui fut probablement son confesseur : c’est le seul témoignage dont nous disposons en l’absence d’une recherche de sources italienne qui reste à faire.

Elle traduit en termes heurtés l’ombre et la lumière vécues tour à tour par le sensible Lacombe. Il est animé d’un lyrisme italien d’outre-monts[15].

L'année de cette lettre au père Fabry, Madame Guyon est à Thonon où elle fait retraite avec La Combe et écrit les Torrents, Vie 2.11.1-5. En juillet la sœur de Madame Guyon arrive de Sens, Vie 2.9.1-9. A l'automne commencera « la grande maladie », une crise religieuse suivi d'un état d'enfance et de la découverte du « pouvoir sur les âmes », Vie 2.12.6-7.

 C'est donc une période « d'apprentissage sur le tas » et de crise spirituelle partagée par les deux mystiques que reflète la lettre suivante qui est la plus ancienne de notre dossier La Combe. Elle illustre un climat intérieur agité qui précède de peu le rétablissement de Madame Guyon comme rédactrice des Torrens.

Puis Madame Guyon exercera une influence bénéfique sur son confesseur. Elle sera interrrompue cinq années plus tard par leurs deux emprisonnements de 1687. Pour La Combe les prisons furent certainement durement éprouvées et sans autre fin qu’une mort mentale et physique attestée par le responsable gardien en 1715 :

1.  Du P. LACOMBE AU P. FABRY. 12 juillet 1682.

À Rome, ce 12 juillet 1682.

Mon révérend et très cher père,

Je suis toujours le même, c’est-à-dire le plus pauvre et le plus riche du monde, le plus persécuté bien qu’invisiblement, mais le plus protégé, le plus accablé de troubles et d’angoisses, mais le plus tranquille, et le plus consolé qui soit au reste des hommes, en un mot je me vois autant que jamais le sujet du plus grand et mystérieux assemblage des deux souverains [f°1v°] contraires, le paradis et l’enfer, le tout et le néant, en telle sorte que je puis assurer que l’expérience dans laquelle je me trouve me fait toucher au [du] bout du doigt que l’âme de l’homme est un être correspondant en puissance à l’acte immense de l’amour éternel, et que, si Dieu, pendant une éternité, la voulait faire croître en amour, pendant une éternité elle croîtrait, et n’arriverait jamais à un tel point d’amour qu’elle ne restât toujours capable d’un amour infiniment [f°2] plus grand que celui dont elle se trouverait enflammée. Et c’est là justement la raison pour laquelle je ne vois point de fin aux cuisantes douleurs que me fait souffrir le combat inconcevable des deux contraires qui résident en moi, parce que l’amour qui s’augmente sans cesse dans mon cœur, ne peut recevoir d’accroissement qu’au milieu de la division que causent la grâce et le péché.

J’aurais bien des choses à vous dire sur ce sujet, mais elles conviennent plutôt à un [f°2v°] livre qu’à une lettre. Je vous dirais seulement que les progrès que je fais sont si cachés aux yeux de la raison que je ne vois pour l’ordinaire que des apparences de triomphe pour le péché, et une défaite si universelle du parti de la grâce qu’il ne reste plus en moi, je ne dirais pas, une étincelle de vigueur pour entreprendre la moindre chose contre les ennemis de mon salut, mais pas même le moindre désir de leur faire la guerre. Mais, ô Dieu, que ces [f°3] apparences sont fausses, que la réalité qu’elles couvrent est différente de l’éclat trompeur par lequel l’enfer s’efforce de me séduire, et qu’enfin il est doux de se croire perdu pour jamais et sans ressources, tandis qu’on jouit effectivement de la plus haute liberté des enfants de Dieu! Ô mon père, qu’il est doux d’aimer Dieu sans en jouir, qu’il est glorieux de préférer aux splendeurs de la gloire même, l’obscurité de la foi! Restez, restez dans les délices [f°3v°] et tabernacles sacrés, habitants fortunés de l’empyrée, soyez paisibles possesseurs des plaisirs immenses que nous cause l’extase perpétuelle de la lumière de la gloire, et que rien n’interrompe dans toute l’éternité le désir amoureux que nous fait souffrir l’ardeur inconcevable de l’amour éternel! Mais ne pensez pas, ô membre glorieux du corps mystique de mon adorable Maître, que je vous puisse céder l’avantage d’être plus heureux que moi : Non, non, [f°4] je ne vous saurais céder, et je veux me flatter, dans les privations que je souffre, d’être aussi heureux que vous. Je veux même croire que si, dans l’état où vous êtes, il vous était possible de former des désirs, vous n’en pourriez avoir d’autre que celui de vous substituer en ma place pour pouvoir au moins aimer plus que vous ne faites. Brûlons, mon cœur, brûlons, abandonnons-nous entièrement à la plus haute ambition dont tu es capable, et n’en ayons pas moins que Lucifer [f°4v°] même, conscendam et similis ero altissimo[16] : je monterai et serai semblable au Très Haut.

Oui mon Dieu, puisque je ne puis Vous aimer autant que Vous m’aimez, je veux au moins en avoir le désir et souhaiter que tout ce qu’il y a de pures créatures sur la terre et dans le ciel cèdent au désir que j’ai de Vous aimer moi seul, plus qu’elles ne vous aiment toutes ensemble. Pardonnez-moi, mon père, je ne sais ce que je dis, car je parle d’aimer [f°5] Dieu sans mesure dans un temps que je ne sens pas même le moindre désir de L’aimer. Ô Majesté incompréhensible, Vous m’environnez de toutes parts, et une seule goutte de pluie dans le vaste océan y devient bien moins l’eau de la mer même que ma pauvre âme abîmée dans votre sacré sein y est changée en Vous-même, et cependant je ne Vous vois ni ne Vous sens, ne Vous connais ni ne Vous aime. Que ferai-je? Que dirai-je? Je meurs parce que je n’expire pas, et je peux dire que je ne vis plus que [f°5v°] parce que je suis plein de vie.

Il y a ici des personnes de toutes les conditions et de tout sexe, qui me donnent de l’admiration, et je ne saurais les voir sans me souvenir de ces paroles du Sauveur : novissimi erunt primi in regno Dei, et les derniers seront les premiers dans le royaume de Dieu[17]. En effet, il semble que dans ce siècle, et surtout dans le temps où nous vivons, l’éternelle Sagesse travaille plus que jamais à remplir les sièges des Séraphins, des Trônes, et il n’est pas [f ° 6] plus possible d’admirer la sainteté des plus grands saints des siècles passés lorsque je suis avec ces sortes de gens, qu’il est en soi difficile de voir les étoiles en plein midi.

Je ne sais comme cela se fait, car je ne vois dans ces sortes de gens ni actions héroïques, ni prodiges, ni rien de tout ce qui fait paraître les hommes saints. Ce sont des âmes qui marchent par les voies scabreuses de la vie intérieure, et sur lesquelles Dieu permet [f°6v°] à l’enfer d’exercer ces [ses] abominations, mais l’on peut dire d’elles qu’elles sont les enfants les plus délicats de la Sagesse éternelle, qui en rend ce témoignage elle-même dans le prophète Baruc, chap. 4 : Delicati mei ambulaverunt vias asperas ; ducti sunt enim ut grex direptus ab inimicis[18]. Ce sont des âmes qui ne vont plus chercher dans les préceptes de la loi étroite les règles de leur conduite, car elles sont si intimement unies à l’éternelle Vérité, qui est la souveraine loi, qui leur prescrit [f°7] intérieurement, et d’un ton de voix efficace, tout ce qu’il [faut] qu’elles fassent pour demeurer en Dieu, qu’elles ne sont plus en état de mettre en peine d’autre chose que de Lui obéir en tout et partout. Aussi est-ce pour cela qu’elles ne se mettent nullement en peine des violences secrètes que le démon fait à leurs puissances extérieures, animales ou sensitives, qui sont tout un, encore que le diable les manie avec tant de délicatesse, qu’elles aient sujet de croire qu’elles se portent d’elles-mêmes aux [f°7v°] transgressions et abominations qu’il leur fait commettre, et qu’elles vont contre la lumière de la raison qui est le fondement de toute la loi. Cette même lumière les rend certaines de leur innocence et du peu de part qu’elles ont dans toutes ses misères, qu’elles n’y font pas même de réflexion[19].

Au contraire, il semble que parfois elles ne veuillent pas même se flatter de l’intime connaissance qu’elles ont de leur pureté, et que, pour demeurer plus perdues en Dieu, [f°8] elles se font un plaisir de sembler à elles-mêmes criminelles. Ô qu’heureux sont ceux qui marchent par ces voies, et qu’il y a de sûreté à aller contre la raison pour mieux obéir à la raison! Hic liber mandatorum Dei, et lex quæ est in aeternum. Convertere Jacob, et apprehende eam, ambula in [per] viam et [ad] splendorem eius contra lumen eius.[20]

§

Reprenons le fil conducteur proposé par Orcibal faisant intervenir une autre figure féminine mystique  :

Il est en revanche certain que La Combe doit beaucoup à Marie de l’Incarnation Bon, supérieure des ursulines de Saint-Marcellin en Dauphiné (1636-1680; DS, t. 1, col. 1762). Bien que La Combe dise ne l’avoir vue qu’une fois, il était déjà assez attaché aux idées mystiques d’abandon et de total délaissement à Dieu pour s’être laissé entraîner par trois religieuses à ce qu’il appellera «un coup de fanatisme» (16 juin 1680) : il assura à Arenthon d’Alex qu’il était envoyé par Dieu pour le guérir de sa «propre suffisance»[21].

La Combe y perdit l’estime qu’on avait pour lui en Savoie et un religieux assura même à l’évêque que «dans six mois il serait fou». C’est cependant à La Combe qu’Arenthon d’Alex confie Mme Guyon l’année suivante lorsqu’elle vient à Gex avec le projet de fonder une maison de Nouvelles Catholiques.»

Nous étudions indépendemment la remarquable figure de la Mère Bon (1636-1680), contemplative ursuline qui témoigne de son expérience mystique[22]. Elle pourrait avoir été aussi influente que celle de l’évêque Ripa connu (ou probablement retrouvé par le Père La Combe) lors du séjour italien à venir du Père et de madame Guyon. Nous renvoyons en fin de volume, section « Sources associées », aux notices qui leur sont consacrées.

Abordons maintenant la «rencontre mystique» qui ouvre une collaboration de cinq années avant une séparation définitive qui voit Fénelon prendre relai :

 


 

 

 

MADAME GUYON TEMOIGNE DE LEUR RENCONTRE ET DE LEUR ACTION COMMUNE (1681-1686)

 

Dix ans passent depuis leur premier «croisement» raconté précédemment par madame Guyon. Ils sont remplis par la direction de monsieur Bertot. Mais il meurt en 1681 tandis que Maur de l’Enfant-Jésus vit en ermite éloigné à Bordeaux.

La Combe est devenu le supérieur de la maison d’études et du noviciat en Savoie à Thonon depuis 1677 (il le sera jusqu’en 1683).

Madame Guyon sort d’une nuit mystique et cherche un nouveau confesseur. Dans le récit de sa Vie elle évoque cette épreuve puis saisit l’occasion qui s’offre de se «recommander à ses prières.» Ce qui réussit : «il me répondit d’une manière comme s’il eût connu par une lumière surnaturelle, malgré l’effroyable portrait que je lui faisais de moi-même, que mon état était de grâce» au [§6] :

1.27 LA FIN DE LA NUIT —  LE PÈRE LA COMBE

1. Avant la mort de son mari elle avait eu l’intention de s’expliquer à un homme de mérite mais cela provoqua un reproche intérieur intense : ‘Vous avez été, ô mon Dieu, mon fidèle conducteur, même dans mes misères.’ 2. L’âme ‘se trouve au sortir de sa boue … revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ.’ 3. ‘Elle a aussi pour le prochain une charité immense.’ ‘J’oubliais presque toutes les menues choses … j’allais en un jour plus de dix fois au jardin pour y voir quelque chose pour le rapporter à mon mari et je l’oubliai … je ne comprenais ni entendais plus les nouvelles qui se disaient devant moi.’ 4. ‘Une des choses qui m'a fait le plus de peine dans les sept ans dont j'ai parlé, surtout les cinq dernières, c'était une folie si étrange de mon imagination qu'elle ne me donnait aucun repos.’ 5. ‘Il me semblait, ô mon Dieu, que j'étais pour jamais effacée de votre coeur et de celui de toutes les créatures.’ 6. Elle écrit au P. La Combe qu’elle est ‘déchue de la grâce de mon Dieu’, ‘Il me répondit …que mon état était de grâce.’ 7. ‘Genève me venait dans l'esprit … Je me disais à moi-même : « Quoi! pour comble d'abandon, irai-je jusqu'à ces excès d'impiété que de quitter la foi par une apostasie? ». Elle se sent unie au P. La Combe ; elle rêve de la mère Bon [qu’elle identifiera plus tard]. 8. ‘Huit ou dix jours avant la Madeleine de l'an 1680’ elle écrit au P. La Combe qui célèbre la messe pour elle : ‘il lui fut dit par trois fois avec beaucoup d'impétuosité : “Vous demeurerez dans un même lieu”.’

[…] Une des choses qui m’a fait le plus de peine dans les sept ans dont j’ai parlé, surtout les cinq dernières, c’était une folie si étrange de mon imagination qu’elle ne me donnait aucun repos; mes sens lui faisaient compagnie en sorte que je ne pouvais plus fermer les yeux à l’église et ainsi, toutes les portes étant ouvertes, je ne devais me regarder que comme une vigne exposée au pillage, parce que les haies que le père de famille avait plantées étaient arrachées. Je voyais alors tout ce qui se faisait et tout ce qui allait et venait à l’église, état bien différent de l’autre. La même force qui m’avait tirée au-dedans pour me recueillir semblait me pousser au-dehors pour me dissiper.

[5.] Enfin accablée de misères de toutes manières, comblée d’ennuis[23], affaissée sous la croix, je me résolus de finir mes jours de cette sorte. Il ne me resta plus aucun espoir de sortir jamais d’un état si pénible, mais pourtant, croyant avoir perdu la grâce pour jamais et le salut qu’elle nous mérite, j’aurais voulu au moins faire ce que j’aurais pu pour un Dieu que je croyais ne devoir jamais aimer, et voyant le lieu d’où j’étais tombée, j’aurais voulu par reconnaissance le servir, quoique je me crusse [120] une victime destinée pour l’enfer. D’autres fois la vue d’un si heureux état me faisait naître certains désirs secrets d’y rentrer, mais j’étais soudain rejetée dans le profond de l’abîme d’où je ne faisais pas un soupir, demeurant pour toujours dans un état qui était dû aux âmes infidèles. Je restais quelque temps en cet état comme les morts éternels qui ne doivent jamais revivre. Il me semble que ce passage me convenait admirablement : Je suis comme les morts effacés du cœur[24]. Il me semblait, ô mon Dieu, que j’étais pour jamais effacée de votre cœur et de celui de toutes les créatures. Peu à peu mon état cessa d’être pénible. J’y devins même insensible et mon insensibilité me parut l’endurcissement final de ma réprobation. Mon froid me parut un froid de mort. Cela était bien de la sorte, ô mon Dieu, puisque vous me fîtes trépasser amoureusement en vous, comme je vais le dire.

 [6.] Il arriva qu’un laquais que j’avais au logis voulut se faire barnabite et comme j’en écrivais au Père de l[a Mothe], il me manda qu’il fallait s’adresser au Père La Combe, qui était alors supérieur de Thonon. Cela m’obligea de lui écrire. J’avais toujours conservé un fond de respect et une je ne sais quelle estime de sa grâce. Je fus bien aise de cette occasion pour me recommander à ses prières. Comme je ne savais parler que de ce qui m’était plus réel, je lui écrivis que j’étais déchue de la grâce de mon Dieu, que j’avais payé ses bienfaits de la plus noire ingratitude, enfin, que j’étais la même misère et un sujet digne de compassion et que, loin d’avoir avancé vers mon Dieu, je m’en étais entièrement éloignée. Il me répondit d’une manière comme s’il eût connu par une lumière surnaturelle, malgré l’effroyable portrait que je lui faisais de moi-même, que mon état était de grâce. Il me le manda de la sorte, mais j’étais bien éloignée de me le persuader[25].

[7.] Dans le temps de ma misère, Genève me venait dans l’esprit d’une manière que je ne peux dire. Cela me fit craindre beaucoup. Je me croyais capable de tous les maux du monde et l’endurcissement extrême où je me trouvais, uni à un dégoût général de tout ce qui est appelé bon, me donnait toute sorte de défiance de moi-même. Je disais : «Pourrais-je quitter l’Église pour laquelle je donnerais mille vies ! Quoi? Cette foi que j’aurais voulu sceller de mon sang, serait-il possible que je m’en éloignasse?» Il me semblait que je ne pouvais rien espérer de moi-même et que j’avais mille sujets de craindre après l’expérience que j’avais faite de ma faiblesse. Cependant la lettre que j’avais reçue du Père La Combe, où il me mandait sa disposition présente qui avait assez de rapport à celle qui avait devancé mon état de misère, me fit un tel effet, parce que vous le voulûtes de la sorte, ô mon Dieu, qu’elle rendit la paix à mon esprit et le calme à mon cœur. Je me trouvai même unie intérieurement à lui comme à une personne d’une grande grâce. Il se présenta à moi à quelque temps de là, la nuit en songe, une petite religieuse fort contrefaite[26], qui me paraissait pourtant et morte et bienheureuse. Elle me dit : «Ma sœur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève[27]». Elle me dit encore quelque chose dont je ne me souviens pas. J’en fus extrêmement consolée, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire, je crus que c’était une religieuse de St Benoît qui est une sainte, qui était morte, j’envoyai voir, mais elle était pleine de vie. Selon le portrait de la mère Bon[28], que j’ai vu depuis, j’ai connu que c’était elle et le temps que je la vis se rapporte assez à celui de sa mort.

[8.] Environ huit ou dix jours avant la Madeleine de l’an 1680, il me vint au cœur d’écrire encore au Père La Combe et de le prier, s’il recevait ma lettre avant la Madeleine, de dire la messe pour moi ce jour-là. Vous fites, ô mon Dieu, que cette lettre, contre l’ordinaire des autres qu’il ne recevait que très tard à cause du défaut des messagers qui les vont quérir à pied à Chambéry, où [121] ils sont presque le temps que ma lettre fut de Paris où il était, il la reçut la veille de la Madeleine, et le jour de la Madeleine il dit la messe pour moi. Comme il m’offrit à Dieu au premier mémento, il lui fut dit par trois fois avec beaucoup d’impétuosité : «Vous demeurerez dans un même lieu». Il fut d’autant plus surpris qu’il n’avait jamais eu de parole intérieure. Je crois, ô mon Dieu, que cela s’est bien plus vérifié et pour l’intérieur et pour les mêmes aventures crucifiantes qui nous sont arrivées assez pareilles, et pour vous-même, ô Dieu, qui êtes notre demeure, que pour la demeure temporelle. Car quoique j’aie été quelque temps avec lui dans un même pays, et que votre providence nous ait fourni quelques occasions d’être ensemble, il me paraît que cela s’est vérifié bien plus par le reste; puisque j’ai l’avantage aussi bien que lui de confesser Jésus-Christ crucifié.

L’entreprise prend forme et madame Guyon se met en route juste un an plus tard, car elle arrivera à Gex la veille de la Madeleine 1681. Le P. La Combe a de son côté agi avec succès auprès de son supérieur évêque qu’il connaissait depuis longtemps[29]. Revenu de Rome à Thonon en 1678, il avait été nommé supérieur de la maison des barnabites de cette dernière ville. Mme Guyon et lui échangèrent alors plusieurs lettres (v. Vie 1.27.6-7, 1.28.5, 1.29.3 & 10). Aucune de ces lettres n’a été conservée.

La rencontre sera décisive et madame Guyon écrit à son frère Dominique, barnabite comme Lacombe : «Mgr de Genève m’a procuré l’avantage de voir le R. P. de Lacombe : c’est un homme admirable et tout de Dieu, sa grâce est si grande qu’elle se répand sur ceux qui l’approchent. Vous connaîtrez un jour en Dieu la grandeur de cette âme[30].»

La rencontre s’accompagne d’une communication mystique précisément décrite ce qui fait l’intérêt d’un chapitre par ailleurs long.

 L’«influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime, et retournait de moi à lui» (§1); madame Guyon explicite sa vie intérieure propre; elle continue sur leur dialogue mystique où «le Père me dit qu’il avait eu une certitude bien grande que j’étais une pierre que Dieu destinait pour le fondement d’un grand édifice» (§5) ce qui est confirmé par un bon ermite (§7); elle emmène sa fille avec elle à Thonon, non sans angoisse[31] :

2.2 COMMUNICATION ET PRÉSAGES

1. ‘Sitôt que je vis le père La Combe, je fus surprise de sentir une grâce intérieure que je peux appeler communication.’ 2. Elle craint la voie de lumières de ce dernier. 3-5. Deux nuits, ‘avec un fort écoulement de grâce, ces paroles [me furent] mises dans l'esprit : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté. / Tu es Pierre et sur cette pierre j'établirai mon Église. /  6-8. Rencontre d’un ermite qui voit des épreuves à venir pour elle et le père qui ‘fut dépouillé de ses habits et revêtu de l'habit blanc et du manteau rouge’ ; ‘nous abreuvions des peuples innombrables.’ 9. Elle éprouve de grandes angoisses pour sa fille.

[1.] Notre-Seigneur qui eut pitié de ma peine et de l’état déplorable de ma fille, fit que M. de Genève écrivit au Père La Combe qu’il vînt nous voir et nous consoler, que nous étions arrivés à Gex[32] et qu’il lui ferait plaisir de ne pas différer. Sitôt que je vis le Père La Combe, je fut surprise de sentir une grâce intérieure que je peux appeler communication, et que je n’avais jamais eue avec personne. Il me semble qu’une influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime, et retournait de moi à lui en sorte qu’il éprouvait le même effet, mais grâce si pure, si nette, si dégagée de tout sentiment qu’elle faisait comme un flux et un reflux, et de là s’allait perdre dans l’Un divin et indivisible. Il n’y avait rien d’humain ni de naturel, mais tout pur esprit, et cette union toute pure et sainte, qui a toujours subsisté, et même augmenté devenant toujours plus une, n’a jamais arrêté ni occupé l’âme un moment hors de Dieu, la laissant toujours dans un parfait dégagement : union que Dieu seul opère, et qui ne peut être qu’entre les âmes qui lui sont unies, union exempte de toute faiblesse et de tout attachement, union qui fait que loin d’avoir compassion de la personne qui souffre, l’on en a de la joie, et plus on se voit accablés les uns et les autres de croix, de renversements, séparés, détruits, plus on est content, union qui n’a nul besoin pour sa subsistance de la présence de corps, que l’absence ne rend point plus absente, ni la présence plus présente; union inconnue à tout autre qu’à ceux qui l’éprouvent. Comme je n’avais jamais eu d’union de cette sorte, elle me parut alors toute nouvelle, n’ayant même jamais ouï dire qu’il y en eût, mais elle était si paisible, si éloignée de tout sentiment, qu’elle ne m’a jamais donné aucun doute qu’elle ne fut pas de Dieu, car ces unions, loin de détourner de Dieu, enfoncent plus l’âme en lui. Le Père La Combe me dit qu’il fallait mener ma fille à Thonon et qu’elle y serait très bien. La grâce que j’éprouvais, qui faisait cette influence intérieure de lui à moi et de moi à lui, dissipa toutes mes peines, et me mit dans un très profond repos.

[2.] Dieu lui donna d’abord beaucoup d’ouverture pour moi. Il me raconta les miséricordes que Dieu lui avait faites, et beaucoup de choses extraordinaires. Je craignis fort cette voie de lumières/et bien des choses extraordinaires qui lui étaient arrivées. //Comme ma voie avait été de foi nue, et non dans les dons extraordinaires,/je craignis beaucoup, car//[33] je ne comprenais pas alors que Dieu voulait se servir de moi pour le tirer de cet état lumineux et le mettre dans celui de la foi nue. Les choses extraordinaires me donnèrent de la crainte d’abord. J’appréhendai l’illusion surtout dans les choses qui flattent sur l’avenir, mais (139) la grâce qui sortait de lui et qui s’écoulait dans mon âme me rassurait, jointe à une humilité des plus extraordinaires que j’eusse encore vues. Car je voyais qu’il aurait préféré le sentiment d’un enfant au sien propre, qu’il ne tenait à rien et que, loin de s’élever ni pour les dons de Dieu, ni pour sa profonde science, l’on ne pouvait avoir un plus bas sentiment de soi-même qu’il en avait, et c’est un don que vous lui aviez donné mon Dieu dans un degré éminent. Il me dit d’abord, après que je lui eus parlé du rebut intérieur que j’avais pour la manière de vie des Nouvelles Catholiques[34], qu’il ne croyait pas que Dieu me demandât avec elles, qu’il fallait y demeurer sans engagement et que Dieu me ferait connaître par la conduite de sa providence ce qu’il voudrait de moi; mais qu’il y fallait rester jusqu’à ce que Dieu m’en tirât lui-même par sa providence, ou m’y engageât par sa même providence.

[3.] Il résolut de rester avec nous deux jours, et de dire trois messes en comptant celle du jour qu’il s’en alla. Il me dit de demander à Notre-Seigneur qu’il me fît connaître sa volonté. Je ne pouvais ni rien demander, ni rien vouloir connaître, je restai dans ma simple disposition. La nuit, à l’heure de minuit, je commençais déjà à m’éveiller pour prier avant ce temps, mais pour lors, je fus réveillée comme si une personne m’eût éveillée et en m’éveillant, ces paroles me furent mises soudainement dans l’esprit d’une manière un peu impétueuse : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté[35], et cela s’insinua dans toute mon âme avec un écoulement de grâce si pure et si pénétrante cependant que je n’en avais jamais eu de plus douce, de plus simple, de plus forte et de plus pure. Car il faut savoir que quoique l’état que portait alors mon âme fut un état déjà permanent en nouveauté de vie, cette vie nouvelle n’était pas dans l’immutabilité où elle a été depuis; c’est-à-dire proprement, que c’était une vie naissante et un jour naissant qui va toujours s’augmentant et affermissant jusqu’au midi de la gloire; jour cependant où il n’y a plus de nuit, vie qui ne craint plus la mort dans la mort même, parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort.

[4.] Or il est bon de dire ici que quoique l’âme soit dans un état immobile et qu’elle participe de l’immuable, sans que l’âme sorte de sa sphère ni de son ciel ferme et immobile, où il n’y a ni distinction, ni changement, Dieu envoie pourtant, quand il lui plaît, de ce même fond, certaines influences qui ont des distinctions, et qui font connaître sa sainte volonté ou les choses à venir : mais comme cela vient du fond et non par l’entremise des puissances, cela est certain, et non sujet à l’illusion comme le sont les visions et le reste dont j’ai déjà tant parlé. Car il faut savoir que telle âme dont je parle reçoit tout du fond immédiat qui se répand après sur les puissances et sur les sens, comme il plaît à Dieu. Il n’en est pas ainsi des autres âmes qui reçoivent médiatement : ce qu’elles reçoivent tombe dans les puissances et se réunit dans le centre; au lieu que celles-ci se déchargent du centre sur les puissances et sur les sens. Elles laissent tout passer, sans que rien [ne] fasse plus d’impression ni sur leur esprit ni sur leur cœur. De plus les choses qu’elles connaissent ou apprennent ne leur paraissent pas comme choses extraordinaires, comme prophéties et le reste, ainsi qu’elles paraissent aux autres, cela se dit tout naturellement, sans savoir ni ce qu’on dit, ni pourquoi on le dit, sans rien d’extraordinaire.

 L’on dit et écrit ce qu’on ne sait pas, et en le disant et écrivant, on voit que ce sont des choses auxquelles on n’avait jamais pensé. C’est comme une personne qui possède dans son fond un trésor inépuisable, sans qu’elle pense jamais à sa possession, elle ne (140) sait point ses richesses et elle ne les regarde jamais, mais elle trouve dans ce fond tout ce qu’il lui faut quand elle en a affaire[36], le passé, le présent et l’avenir/tout//est là en manière de moment présent et éternel, non point comme prophétie qui regarde l’avenir comme chose à venir, mais voyant tout dans le présent éternel en Dieu même, sans savoir comme elle le voit et connaît, ou bien souvent ignorant même si elle le voit ou connaît. Une certaine fidélité à dire les choses sans retour comme elles sont données sans vue ni retour, sans songer si c’est de l’avenir ou du présent que l’on parle, sans se mettre en peine qu’elles s’accomplissent ou non, d’une manière ou d’une autre; si elles ont une interprétation ou une autre. C’est de ce fond ainsi perdu que sortent les miracles[37], c’est le Verbe lui-même qui opère ce qu’il dit, dixit et facta sunt sans que l’âme propre sache ce qu’elle dit ou écrit. En les écrivant ou disant, elle est éclairée avec certitude que c’est la parole de vérité, qui aura son effet. Cela est-il fait, elle n’y pense plus, et n’y prend non plus de part que s’il était dit ou écrit par un autre. C’est ce que Notre-Seigneur a dit dans son Évangile que : l’homme tire du bon trésor de son cœur les choses anciennes et nouvelles[38]. Depuis que notre trésor est Dieu même, et que notre cœur et notre volonté est toute sans réserve passée en lui, c’est là où l’on trouve un trésor qui ne s’épuise jamais, plus on en distribue, plus on est riche.

[5.] Après que ces paroles m’eurent été mises dans l’esprit : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté, je me souvins que le Père La Combe m’avait dit de demander ce qu’il voulait faire de moi en ce pays. Mon souvenir fut ma demande; /aussitôt ces paroles (3.111)[39] me furent mises dans l’esprit avec beaucoup de vitesse, «tu es Pierre et sur cette pierre j’établirai mon Église, et comme Pierre est mort en croix, tu mourras sur la croix», je fus certifiée que c’était ce que Dieu voulait de moi, mais de comprendre son exécution, c’est ce que je ne me suis pas mise en peine de savoir//; je fus invitée de me mettre à genoux, où je restai jusqu’à quatre heures du matin dans une très profonde et très paisible oraison. Je ne dis rien au matin au Père La Combe. Il fut dire la messe : il eut mouvement de la dire de la dédicace de l’église. Je fus encore plus confirmée, et je crus que Notre-Seigneur lui avait fait connaître quelque chose de ce qui s’était passé en moi. Je le dis au Père La Combe après la messe, il me dit que je m’étais trompée; aussitôt mon esprit se démit de toute pensée et certitude pour n’y plus songer, et resta dans son ordinaire, entrant plutôt dans ce que le père disait que dans ce qu’il avait connu. La nuit suivante je fus réveillée à la même heure et de la même manière que la nuit précédente; et ces paroles me furent mises dans l’esprit : Fondamenta ejus in montibus sanctis[40], Je fus mise dans le même état que la nuit précédente qui dura jusqu’à quatre heures du matin; mais je ne pensai en nulle manière à ce que cela voulait dire, n’y faisant aucune attention. Le lendemain après la messe, le Père me dit qu’il avait eu une certitude bien grande que j’étais une pierre que Dieu destinait pour le fondement d’un grand édifice, mais il ne savait pas non plus que moi ce que c’était que cet édifice. De quelque manière que la chose doive être, ou que sa divine Majesté veuille se servir de moi en cette vie pour quelque dessein à elle seule connu, ou qu’elle veuille bien me faire une des pierres de la Jérusalem céleste, il me semble que cette pierre n’est polie qu’à coups de marteau, il me paraît qu’ils ne lui ont été guère épargnés depuis ce temps, comme l’on le verra dans la suite, et que Notre-Seigneur lui a bien donné les qualités de la pierre, qui sont la fermeté et l’insensibilité. Je lui dis ce qui m’était arrivé la nuit.

[6.] Je menai donc ma fille à Thonon. Cette pauvre enfant prit une amitié très grande pour le Père La Combe, disant que c’était le père du bon Dieu. En arrivant à Thonon, j’y trouvai un ermite d’une sainteté des plus extraordinaires qu’il y en ait guère eu depuis longtemps. Il était de Genève, et Dieu l’en avait tiré d’une manière très miraculeuse à l’âge de douze ans, après lui avoir donné dès l’âge de quatre ans la connaissance qu’il se ferait catholique. Il avait, avec la permission du cardinal, pour lors archevêque (141) d’Aix-en-Provence, pris à dix-neuf ans l’habit d’ermite de saint Augustin; il vivait seul avec un autre frère dans un petit ermitage où ils ne voyaient personne que ceux qui venaient visiter leur chapelle. Il y avait douze ans qu’il était dans cet ermitage, ne mangeant jamais rien que des légumes avec du sel et quelquefois de l’huile; il jeûnait continuellement, sans s’être jamais relâché un moment en douze ans. Il jeûnait trois fois la semaine au pain et à l’eau, il ne buvait jamais de vin et ne faisait pour l’ordinaire qu’un repas en vingt-quatre heures. Il portait pour chemise une grosse haire faite avec de grosses cordes qui lui allait du haut en bas, ne couchait que sur le plancher. Il avait un don d’oraison continuel : il en faisait de marquées huit heures chaque jour et disait son office. Avec tout cela une soumission d’enfant. Dieu avait fait par lui quantité de miracles éclatants. Il venait à Genève croyant pouvoir gagner[41] sa mère, mais il la trouva morte.

[7.] Ce bon ermite eut quantité de connaissances des desseins de Dieu sur moi et sur le Père La Combe, mais Dieu lui fit voir en même temps qu’il nous préparait d’étranges croix à l’un et à l’autre. Il connut que Dieu nous destinait l’un à l’autre pour aider les âmes. Il vit une fois dans son oraison, qui était toute en dons et lumières, qu’étant à genoux, vêtue avec un manteau de couleur brune, on me coupa la tête qui fut aussitôt rétablie et que l’on me vêtit d’une robe très blanche et d’un manteau rouge et que l’on me mit une couronne de fleurs sur la tête. Il vit le Père La Combe que l’on divisait en deux et qui fut réuni bientôt, et tenant dans sa main une palme; il fut dépouillé de ses habits et revêtu de l’habit blanc et du manteau rouge; ensuite de quoi il nous vit tous deux proches d’un puits et que nous abreuvions des peuples innombrables qui venaient à nous.

[8.] Il me semble, ô mon Dieu, que cette vision si mystérieuse a déjà eu une partie de son effet, tant à cause des divisions qu’il a souffertes, et moi aussi, pourtant sans douleur, et de ce que j’ai cette confiance que vous l’avez dépouillé de lui-même pour le revêtir d’innocence, de pureté et de charité. Oui, mon Dieu, il me semble que l’amour que vous avez mis en moi est tout pur, dégagé de tout intérêt propre, amour qui aime son objet en lui-même et pour lui-même, sans aucun retour sur soi. Il craindrait plus un retour que l’enfer, car l’enfer sans amour-propre serait changé pour lui en paradis. Notre-Seigneur s’est aussi déjà servi beaucoup de lui et de moi pour gagner les âmes, je ne sais quel dessein il pourrait avoir sur nous dans la suite, je sais que nous sommes à lui sans nulle réserve. Un peu après que je fus arrivée aux Ursulines de Thonon, la sœur M. me parla avec beaucoup d’ouverture, selon l’ordre que le Père La Combe lui en avait donné. Elle me dit d’abord tant de choses extraordinaires qu’elle me devint suspecte, et je crus qu’il y avait de l’illusion en son fait; et je m’en voulais du mal à moi-même.

[9.] Je commençai à ressentir une peine incroyable d’avoir amené ma fille, et je me trouvais bien à son égard un Abraham, lorsque le Père La Combe m’abordant me dit : «Vous, soyez la bienvenue, fille d’Abraham.» Je ne trouvais nulle raison de la laisser là, et je pouvais encore moins la garder avec moi, parce que nous n’avions pas de lieu, et que les petites filles que l’on prenait pour faire catholiques étaient toutes mêlées avec nous, et avaient des maux dangereux. De la laisser là aussi, cela me paraissait une folie : le langage du pays, où l’on n’entendait qu’à peine le français, la nourriture dont elle ne pouvait user, pour être entièrement différente de la nôtre. Je la voyais tous les jours maigrir et devenir à rien. Cela me réduisait comme à l’agonie et il me semblait qu’on me déchirait les entrailles; tout ce que j’avais de tendresse pour elle se renouvela et je me regardais comme sa meurtrière. J’éprouvais ce que souffrit Agar lorsqu’elle éloigna (142) son fils Ismaël d’elle dans le désert pour ne le point voir mourir. […]

Le demi-frère barnabite La Mothe se tourne contre elle par intérêt : plus tard il cherchera par jalousie à détruire le P. La Combe; ce dernier lui est donné pour directeur par M. de Genève (Arenthon d’Alex) ; les sœurs la «négligent» et elle tombe malade ; le P. La Combe appelé pour la confesser la guérit par « miracle ». Elle arrive à Thonon où elle fera vœu de pauvreté dans l’esprit du tiers ordre franciscain qui inspira sa filiation spirituelle[42].

2.3 ÉTAT APOSTOLIQUE —À THONON 

1. ‘Le père La Mothe …me mandait …que ma belle-mère, en qui je me fiais pour le bien de mes enfants et pour le cadet, était devenue en enfance, et que j'en étais cause : cela était cependant très faux … je commençais alors à porter les peines en manière divine, …l'âme pouvais …sans nul sentiment être en même temps et très heureuse et très douloureuse.’ 2. Critiques, lettre de son cadet. 3. Problèmes de sommeil et de nourriture. 4. ‘Ceux qui me voyaient disaient que j'avais un esprit prodigieux. Je savais bien que je n'avais que peu d'esprit, mais qu'en Dieu mon esprit avait pris une qualité qu'il n'eut jamais auparavant.’  5-6. Visite de M. de Genève qui lui ouvre son cœur. Il lui donne le père La Combe pour directeur. 7. Maladie, négligence des sœurs. Elle est guérie par le père. A Thonon chez les Ursulines. 8. Vœux perpétuels. 9-10. Etat d’enfance. 11. ‘J'ai été quelques années que je n'avais que comme un demi-sommeil.’

[1.] Sitôt que l’on sut en France que je m’en étais allée, ce fut une condamnation générale. Ceux qui m’attaquèrent le plus fortement furent les spirituels humains, et surtout le père La Mothe qui m’écrivit que toutes les personnes de doctrine et de piété, de robe et d’épée, me condamnaient. Il me mandait de plus pour m’alarmer, que ma belle-mère, en qui je me fiais pour le bien de mes enfants et pour le cadet, était devenue en enfance, et que j’en étais cause […]

[2.] Je répondis à toutes les lettres qu’on m’écrivit d’abord, toutes fulminantes, selon que l’esprit intérieur me dictait, et mes réponses se trouvèrent très justes, elles furent même fort goûtées, en sorte que Dieu le permettant ainsi, ces plaintes et ces foudres changèrent bientôt en applaudissements[43]. Toutes ces attaques ne me furent point si sensibles qu’une lettre que je reçus de mon cadet qui était de son petit[44] style. Chaque mot portait son coup de flèche; La sœur Garnier changea d’abord pour moi, et se déclara contre moi, soit que ce fut une feinte ou une touche véritable. Le père La Mothe parut revenir m’estimer même, mais cela ne dura pas longtemps. Un certain intérêt était ce qui le faisait agir. Lorsqu’il vit qu’une pension qu’il s’était imaginé que je lui ferais, n’était point, il changea tout à coup. […]

[5.] Quelque temps après mon arrivée à Gex, M. de Genève vint pour nous voir. Je lui parlai avec ouverture et impétuosité de l’esprit qui me conduisait. Il fut si convaincu de l’Esprit de Dieu en moi, qu’il ne pouvait se lasser de le dire. Il en fut même pris et touché, m’ouvrit son cœur sur ce que Dieu voulait de lui, et sur ce qu’on l’avait détourné de la fidélité à la grâce; car c’est un bon prélat, et c’est le [144] plus grand dommage du monde qu’il soit faible au point qu’il est à se laisser conduire, car lorsque je lui ai parlé, il a toujours entré dans ce que je lui ai dit, avouant que ce que je lui disais portait un caractère de vérité. Cela n’avait garde d’être autrement puisque c’était l’esprit de vérité qui me faisait lui parler, sans quoi je n’étais qu’une bête; sitôt que les gens qui voulaient dominer et ne pouvaient souffrir le bien qui ne venait pas d’eux lui parlaient, il se laissait impressionner contre la vérité. C’est ce faible, avec quelques autres, qui l’ont empêché de faire tout le bien qu’il aurait fait dans son diocèse sans cela.

[6.] Après que je lui eus parlé, il me dit qu’il avait eu dans l’esprit de me donner le Père La Combe pour directeur; que c’était un homme éclairé de Dieu, et qui entendait bien les voies de l’intérieur, qui avait un don singulier de pacifier les âmes; ce sont ses propres termes : «Qu’il lui avait même dit quantité de choses qui le regardaient qu’il savait être fort véritables, puisqu’il sentait en lui-même ce que le Père lui disait.» J’eus beaucoup de joie de ce que M. de Genève me le donnait pour directeur, voyant par là que l’autorité extérieure s’unissait avec la grâce qui semblait déjà me l’avoir donné par cette union et effusion de grâce surnaturelle.

[7.] […] Dieu permit que les sœurs me négligeassent fort; surtout celle qui avait soin de l’économie était fort bonne ménagère, cela alla à tel point qu’on ne me fit point faire de bouillon. Je n’avais pas un sol pour m’en faire faire, car je ne m’étais rien réservé, et les sœurs alors touchaient tout l’argent qui me venait de France, qui était très considérable. […]

Cependant comme elles craignirent que je ne mourusse, elles envoyèrent à Genève chercher de la viande et en même temps écrivirent au Père La Combe pour le prier de me venir confesser. Il vint toute la nuit à pied avec beaucoup de charité, quoiqu’il y eût huit grandes lieues, mais il n’allait point autrement, imitant en cela, comme en tout le reste, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Sitôt qu’il entra dans la maison mes douleurs s’apaisèrent, et lorsqu’il fut entré dans ma chambre et qu’il m’eut bénie m’appuyant les mains sur la tête, je fus guérie parfaitement, et je vidai mes eaux en sorte que je fus en état d’aller à la messe.

Les médecins furent si fort surpris qu’ils ne savaient à quoi attribuer ma guérison, car étant protestants, ils n’avaient garde d’y reconnaître du miracle. Ils dirent que c’était folie, que j’étais malade d’esprit et cent extravagances dont étaient capables des gens d’ailleurs fâchés de ce qu’ils savaient que l’on venait pour retirer de l’erreur ceux qui le voudraient. Il me resta cependant une toux assez forte, et ces sœurs me dirent d’elles-mêmes qu’il fallait aller auprès de ma fille pour prendre du lait durant quinze jours, et puis après que je reviendrais. Sitôt que je partis, le Père La Combe qui s’en retournait et qui était dans le même bateau me dit : «Que votre toux cesse», elle cessa d’abord, et quoiqu’il vînt une furieuse tempête sur le lac qui me fit vomir, je ne toussai plus du tout. La tempête devint si furieuse que les vagues pensèrent renverser le bateau. Le Père La Combe fit un signe de croix sur les ondes et, quoique les flots devinssent plus mutinés, ils n’approchèrent plus du bateau, mais se brisaient à plus d’un pied du bateau; ce qui fut remarqué des mariniers et de ceux qui étaient dans le bateau qui le regardaient comme un saint, de sorte qu’étant arrivée à Thonon dans les Ursulines, je me trouvai si parfaitement guérie qu’au lieu de me faire des remèdes, comme je me l’étais proposé, j’entrai en retraite; j’y fus douze jours.

[8.] Ce fut là que je fis pour toujours les vœux que je n’avais faits que pour un temps[45]. […]

Madame Guyon a soin de souligner de nouveau l’attitude confiante de M. de Genève qui se retournera plus tard contre Lacombe : à l’époque il « donna pour directeur de notre maison le Père La Combe.» Conflit d’intérêt entre celui tout spirituel de la future « dame directrice » et un ecclésiastique séduit ; jalousie entretenue d’un autre ecclésiastique vis-à-vis de Lacombe. Madame Guyon se souvient d’un rêve qui prédit le partage de lourdes épreuves.

2.5 COMBATS

1. Elle se défait de son bien, signant tout ce que veut sa famille. 2-3. Elle sait que les croix viennent de Jésus-Christ. Manifestations démoniaques. 4. Elle empêche la liaison d’une très belle fille avec un ecclésiastique. 5-6. Celui-ci médit sur elle et gagne une religieuse. 7-8. Heureuse veille de trois jours; M. de Genève lui envoie un Enfant Jésus distribuant des croix. 9. ‘Je vis la nuit en songe …le Père La Combe attaché à une grande croix.’ 10. L’ecclésiastique gagne la fille et la supérieure.

[4.] Une des sœurs que j’avais amenées, et qui était une fort belle fille, se lia avec un ecclésiastique qui avait autorité dans ce lieu. Il lui inspira d’abord de l’aversion pour moi, jugeant bien que si elle avait de la confiance en moi, je ne lui conseillerais pas de souffrir ses visites si fréquentes. Elle entreprit une retraite; je la priai de ne la point faire que je n’y fusse, car c’était dans le temps que je faisais la mienne. Cet ecclésiastique était bien aise de la lui faire faire afin d’entrer dans toute sa confiance, ce qui lui eût même servi de prétexte pour de fréquentes visites. M. de Genève donna pour directeur de notre maison le Père La Combe sans que je l’en eusse prié, de sorte que cela venait tout purement de Dieu. Je la priai donc, comme il devait faire faire les retraites, de l’attendre. Comme je commençais déjà de m’insinuer dans son esprit, elle me l’accorda malgré sa propre inclination qui était assez de la faire sous cet ecclésiastique. Je commençai à lui parler d’oraison, et à la lui faire faire. Notre-Seigneur donna tant de bénédiction, que cette fille, d’ailleurs très sage, se donna à Dieu tout de bon et de tout son cœur. La retraite acheva de la gagner. Or comme elle connut apparemment que de se lier avec cet ecclésiastique était quelque chose d’imparfait, elle fut plus réservée, cela choqua beaucoup ce bon ecclésiastique et l’aigrit contre le Père La Combe et contre moi; et ce fut là la source de toutes les persécutions qui m’arrivèrent. Le bruit de ma chambre finit lorsque cela commença.

[5.] Cet ecclésiastique, qui confessait dans la maison, ne me regardait plus de bon œil. Il commençait en secret à parler de moi avec mépris. Je le savais, et ne lui en témoignais jamais rien et ne cessais pour cela de me confesser à lui. Il vint un certain religieux le voir qui haïssait à mort le Père La Combe à cause de sa régularité. Ils se lièrent ensemble et conclurent qu’il me fallait faire sortir de la maison et s’en rendre maîtres. Ils machinèrent pour cela tous les moyens qu’ils purent trouver. L’ecclésiastique, qui se voyait secondé, ne gardait plus de mesure. Ils disaient que j’étais une bête, que j’avais l’air niais. Ils ne pouvaient juger de mon esprit que par mon air, car je ne leur parlais guère. Cela fut si loin que l’on prêchait[46] tout haut ma confession, et qu’elle courut même dans tout le diocèse, disant qu’il y avait des personnes d’un orgueil effroyable, qui au lieu de se confesser de gros péchés, se confessent de peccadilles; puis on faisait le détail de tout ce dont je m’étais confessée mot pour mot. Je veux croire que ce bon prêtre n’était accoutumé qu’à confesser des paysans : les fautes d’une personne en l’état où j’étais, l’étonnaient, et lui faisaient regarder [153] ce qui était vraiment des fautes en moi comme des choses en l’air, car sans cela il n’en aurait pas assurément usé de la sorte. Je m’accusais cependant toujours d’un péché de ma vie passée, mais cela ne le contentait pas. Je sus qu’il faisait un fort grand bruit de ce que je ne m’accusais pas de péchés plus notables. J’écrivis au Père La Combe pour savoir si je pouvais confesser les péchés passés comme présents, afin de contenter ce bon homme : il me manda que non; et que je me donnasse bien de garde de les confesser autrement que comme passés, et qu’il fallait dans la confession une extrême sincérité.

[…]

 [9.] Peu de jours après mon arrivée à Gex je vis la nuit en songe (mais songe mystérieux, car je le distinguais très bien) le Père La Combe attaché à une grande croix, mais d’une grandeur extraordinaire. Il était nu en la même manière que l’on dépeint Notre-Seigneur. Je voyais un monde épouvantable qui me comblait de confusion et qui rejetait sur moi l’ignominie de son supplice. Il me sembla qu’il avait plus de douleur que moi, mais que j’avais plus d’opprobre que lui. Cela me surprit d’autant plus que ne l’ayant vu alors qu’une fois, je ne pouvais m’imaginer ce que cela pouvait signifier, mais je l’ai bien vu accompli. Ces paroles me furent imprimées en même temps que je le vis attaché de cette sorte à la croix : Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées; et ces autres : J’ai prié pour toi en particulier, Pierre, afin que ta foi ne défaille point : Satan a demandé de te cribler[47].

[…]

L’histoire conflictuelle entre détenteurs par fonctions -- et détentrice en pratique mystique -- d’une autorité spirituelle, se poursuit : « l’ecclésiastique » local se manifeste habilement auprès de l’évêque mais madame Guyon veut garder une indépendante fragilité toute moderne qui lui coûtera cher par la suite. Si seulement elle avait accepté de devenir supérieure de religieuses, comme les autres grandes figures mystiques l’on fait avant elle ! Mais probablement ne veut-elle pas participer à des pressions exercées sur de prochaines « Nouvelles Catholiques » qu’elle juge innoportunes et sans droiture[48].

2.6 REFUS DU SUPERIORAT, DÉPART DU P. LA COMBE 

 1. L’ecclésiastique fait entendre à M. de Genève ‘qu'il fallait, pour m'assurer à cette maison, m'obliger d'y donner le peu de fonds que je m'étais réservé, et de m'y engager en me faisant supérieure.’ 2. Le même intercepte le courrier. 3. ‘L’on me proposa l'engagement et la supériorité’, ‘Je lui [la supérieure] témoignai encore que certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas.’ 4. Elle s’oppose à ce que la supérieure s’engage à obéir au père La Combe. 5-6. ‘Le principal caractère du père La Combe est la simplicité et la droiture’. On lui tend des pièges. L’ecclésiastique envoie à Rome sans succès huit propositions litigieuses  tirées d’un sermon du père. 7-8. On oppose le père à M. de Genève qui lui demande de faire pression sur elle. Dans sa droiture le père refuse. 9. Les sœurs la poursuivent. 10. L’ecclésiastique et un de ses ami décrient le père. Celui-ci part en Italie. 11. Vision prémonitoire alarmante d’un prêtre.

 [2.] M. de Genève ne pénétra en nulle manière les intentions de cet ecclésiastique que l’on appelait dans le pays le petit évêque, à cause de l’ascendant qu’il avait pris sur l’esprit de M. de Genève. Il crut que [155] c’était par affection pour moi et par zèle pour cette maison que cet homme désirait de m’y engager; c’est pourquoi il donna d’abord avec zèle dans cette proposition, se résolvant de la faire réussir à quelque prix que ce fut. L’ecclésiastique voyant qu’il avait si bien réussi, ne garda plus aucune mesure à mon égard. Il commença par faire arrêter les lettres que j’écrivais au Père La Combe, ensuite il fit prendre toutes celles que j’écrivais du côté de Paris et celles que l’on m’écrivait, afin de pouvoir impressionner les esprits comme il voudrait, et que je ne pusse ni le savoir, ni me défendre, ni mander les manières dont j’étais traitée. Une des filles que j’avais amenées voulut s’en retourner ne pouvant rester en ce lieu; ainsi il ne m’en resta plus qu’une, qui était infirme et trop occupée pour m’aider en bien des choses dont j’aurais eu besoin. Comme le Père La Combe devait venir pour les retraites, je crus qu’il adoucirait l’esprit aigri de cet homme, et qu’il me donnerait conseil.

[3.] Cependant l’on me proposa l’engagement et la supériorité. Je répondis que pour l’engagement il m’était impossible, puisque ma vocation était pour ailleurs, que pour la supériorité, je ne pouvais être supérieure avant que d’être novice; qu’elles avaient toutes fait deux ans de noviciat avant de s’engager, que quand j’en aurais fait autant, je verrais ce que Dieu m’inspirerait. La supérieure me répondit assez brusquement que, si je les voulais quitter un jour, je n’avais qu’à le faire tout à l’heure. Cependant je ne me retirai pas pour cela, j’en usai toujours à mon ordinaire; mais je voyais le ciel se grossir peu à peu, et les orages venir de tout côté. La supérieure cependant affecta un air plus doux : elle me témoigna qu’elle désirait aussi bien que moi d’aller à Genève, que je ne m’engageasse pas et que je lui promisse seulement de la prendre si j’y allais. Elle me demanda si je n’étais pas engagée pour Genève pour quelque chose : elle voulait me sonder afin de voir si je n’avais point quelque dessein, ou peut-être quelque engagement de vœu, mais comme je n’avais point de conseil du Père La Combe, je ne lui dis rien. Elle me témoigna même beaucoup de confiance et semblait être unie à moi. Comme je suis fort franche et que Notre-Seigneur m’a donné beaucoup de droiture, je crus qu’elle allait de bonne foi : je lui témoignais même que je n’avais nul attrait pour la manière de vie des Nouvelles Catholiques, à cause des intrigues du dehors. Je lui témoignai encore que certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas, parce que je voulais que l’on fut droit en tout; de sorte même que le refus que je fis de signer[49] celles qui n’étaient pas selon la bonne foi les choqua un peu. Elle n’en fit rien paraître. Elle était bonne, et ne faisait ces choses que parce que cet ecclésiastique lui disait qu’il était nécessaire d’en user de la sorte pour accréditer la maison au loin, et attirer des charités de Paris. Je lui disais que si nous allions droit, Dieu ne nous manquerait jamais, qu’il ferait plutôt des miracles. Je remarquai une chose qui fut que sitôt que l’on prit cette manière d’agir si éloignée de la droiture et de la sincérité, et même de la justice, ce que l’on croyait faire pour attirer les charités eut pour effet, sans que personne sût rien de cela, que l’on se refroidit et que la charité se resserra. O. Dieu, n’est-ce pas vous qui inspirez la charité et n’est-elle pas sœur de la vérité : comment donc l’attirer par le déguisement? Il faut l’attirer par la confiance en Dieu et alors elle devient extrêmement libérale, tout autre manière d’en user la porte à se resserrer.

[4.] Un jour après que la supérieure eut communié, elle me vint trouver et me dit que Notre-Seigneur lui avait fait connaître combien le Père La Combe lui était agréable et que c’était un saint, qu’elle se sentait fort portée à faire vœu de lui obéir. Elle paraissait dire cela de la meilleure foi du monde et je crois qu’elle parlait alors sincèrement, car elle avait des hauts et bas de faiblesse qui sont assez l’apanage de notre sexe, dont nous devons beaucoup nous humilier. Je lui dis qu’elle ne devait point faire cela; elle me dit qu’elle le voulait, et qu’elle allait le prononcer. Je m’y opposai fortement, disant que des choses de cette nature ne devaient pas se faire [156] à la légère ni sans avoir consulté la personne à laquelle on veut obéir pour voir si elle l’agréera. Elle se contenta de ma raison et écrivit au Père La Combe tout ce qu’elle disait s’être passé en elle et comme elle voulait faire vœu de lui obéir; que c’était Dieu qui la poussait à cela. Le Père La Combe lui fit réponse et elle me montra la lettre. Il lui mandait qu’elle ne devait jamais faire vœu d’obéir à aucun homme, et qu’il ne le lui conseillerait jamais, que tel qui nous est propre dans un temps ne l’est pas dans l’autre, qu’il faut rester libre, ne laissant pas d’obéir avec amour et charité tout de même que si l’on était engagé par vœu; qu’à son égard il n’en avait jamais reçu de personne ni n’en recevrait jamais; que cela leur était même défendu par leur règle; qu’il ne laisserait pas de la servir autant qu’il le pouvait et qu’il irait dans peu faire faire les retraites. Elle lui avait mandé aussi dans cette lettre qu’elle le priait de demander à Notre-Seigneur qu’il lui fît connaître s’il la destinait pour Genève, si elle irait avec moi, qu’elle était contente de toutes les volontés de Dieu; seulement qu’il lui dît les choses telles qu’il les connaissait. Il lui manda que sur cet article il lui dirait simplement ce qu’il en penserait.

[5.] Il est vrai que le principal caractère du Père La Combe est la simplicité et la droiture. Lorsqu’il fut venu pour les retraites, qui fut la troisième fois et la dernière qu’il vint à Gex, elle lui parla la première journée avec beaucoup d’empressement. Elle lui demanda si elle serait un jour unie à moi dans Genève. Il lui répondit avec sa droiture ordinaire : «Ma Mère, Notre-Seigneur m’a fait connaître que vous ne vous établirez jamais dans Genève, du moins vous, car pour les autres, je n’en ai pas de lumière». Elle est morte aussi, c’est pourquoi cela s’est bien vérifié. Sitôt qu’il lui eut fait cette déclaration, elle parut animée contre lui et contre moi d’une manière surprenante. Elle fut trouver l’ecclésiastique, qui était avec l’économe dans une chambre, et ils prirent ensemble des mesures pour m’obliger à m’engager ou à me retirer. Ils croyaient que j’aimerais mieux m’engager que de me retirer, et veillèrent de plus près sur mes lettres.

 [6.] Le père prêcha à sa prière, car ce n’était que pour tendre des pièges. Il avait fait un sermon de[50] la charité à la paroisse qui avait enlevé[51] tout le monde : elle lui demanda un sermon un peu intérieur. Il lui en prêcha un qu’il avait prêché à la Visitation de Thonon : La beauté de la fille du Roi vient du dedans[52]. Il leur fit comprendre ce que c’était que d’être intérieur, et ce que c’était que de faire ses actions par ce principe. Cet ecclésiastique qui y était avec un de ses affidés, dit que c’était contre lui qu’on avait prêché, et que c’étaient des erreurs. Il tira huit propositions, que le père n’avait point prêchées, et ne laissa pas de les ajuster le plus malicieusement qu’il put, et les envoya à un de ses amis à Rome pour les faire, disait-il, examiner à la Sacrée Congrégation et à l’Inquisition. Quoiqu’il les eût très mal digérées, elles ne laissèrent pas de passer pour très bonnes. Son ami lui manda qu’il n’y avait rien du tout de mauvais. Cela le fâcha fort, car il n’est pas assez bon théologien, à ce que j’ai ouï dire, pour juger de rien par lui-même. Il fit plus : c’est qu’il vint avec une colère surprenante le lendemain trouver le Père La Combe le querellant fortement, disant qu’il avait fait ce sermon pour l’offenser. Le père le lui tira de sa poche et lui montra qu’il avait écrit dessus les lieux où il l’avait prêché, le temps, et les années, de sorte qu’il demeura interdit, mais non pas apaisé. Il se mit encore plus en colère devant bien des gens qui s’assemblèrent là. Le père se mit à genoux, et en cette posture entendit [une] demi-heure durant toutes les injures qu’il plut à cet ecclésiastique de lui dire. On me le vint dire, mais je ne voulus pas entrer en tout cela.

[7.] Le père dit à cet ecclésiastique, après avoir été traité de la sorte, avec autant de douceur que d’humilité, qu’il était obligé d’aller à Annecy pour quelques affaires de leur couvent et que s’il voulait mander quelque chose à M. de Genève, il se chargerait des lettres. L’autre lui répondit de l’attendre, et qu’il allait écrire.

Ce bon [157] père eut la patience d’attendre plus de trois heures entières sans entendre de ses nouvelles. L’on me vint dire : «Savez-vous bien que le Père La Combe n’est pas parti, qu’il est dans l’église où il attend des lettres de M. N.?», parlant de ce prêtre qui l’avait si mal traité, jusqu’à lui faire arracher des mains une lettre que je venais de lui donner pour ce bon ermite dont j’ai parlé. J’allai à l’église le prier d’envoyer un valet qui devait l’accompagner à Annecy voir si le paquet de ce monsieur était prêt, parce que le jour s’avançait si fort qu’il lui faudrait coucher en chemin. Cet homme trouva un valet de l’ecclésiastique à cheval qui lui dit : «C’est moi qui vas» et comme il entrait, ce monsieur disait à un autre valet qu’il allât à toute bride, et qu’il fût à Annecy avant ce Père. Il ne l’avait fait attendre que pour faire partir un homme avant lui pour prévenir l’esprit de l’évêque, et il renvoya dire au Père qu’il n’avait point de lettre à lui donner.

[8.] Le Père La Combe ne laissa pas d’aller à Annecy. Lorsqu’il fut là, il trouva l’évêque fort prévenu et aigri. Il lui dit : «Mon Père, il faut absolument engager cette dame à donner ce qu’elle a à la maison de Gex, et la faire supérieure». «Monseigneur, lui répondit le Père La Combe, vous savez ce qu’elle vous a dit elle-même de sa vocation et à Paris et en ce pays, et ainsi je ne crois pas qu’elle veuille s’engager; et il n’y a point d’apparence qu’ayant tout quitté dans l’espérance d’entrer à Genève, elle s’engage ailleurs et qu’elle se rende par là impuissante d’accomplir les desseins de Dieu sur elle. Elle s’est offerte de rester avec ces bonnes filles comme pensionnaire : si elles veulent bien la garder en cette qualité, elle restera avec elles, sinon, elle est résolue de se retirer dans quelque couvent jusqu’à ce que Dieu en dispose autrement». M. de Genève lui répondit : «Mon père, je sais tout cela, mais je sais en même temps qu’elle est si obéissante que si vous lui ordonnez de le faire, elle le fera assurément. - C’est par cette raison, Monseigneur, qu’elle est fort obéissante que l’on doit se précautionner dans les commandements que l’on lui fait, répartit le père, il n’y a pas d’apparence que je porte une dame étrangère qui n’a pour toute subsistance que ce qu’elle s’est réservé, de s’en dépouiller en faveur d’une maison qui n’est pas encore établie et qui peut-être ne s’établira pas. Si la maison vient à manquer ou à n’être plus utile, de quoi cette dame vivra-t-elle? ira-t-elle à l’hôpital? Effectivement cette maison, avant qu’il ne soit peu, ne sera d’aucune utilité, parce qu’il n’y a plus de protestants en France.» M. de Genève lui dit : «Mon père, toutes ces raisons ne sont bonnes à rien. Si vous ne faites pas faire cela à cette dame, je vous interdirai[53].» Cette manière de parler surprit un peu le père qui sait assez les règles de l’interdit, qui ne se fait pas sur des choses de cette nature. Il lui dit : «Monseigneur, je suis prêt non seulement de souffrir l’interdit, mais même la mort, plutôt que de rien faire contre mon honneur ni contre ma conscience», et se retira.

[9.] Il m’écrivit en même temps toutes choses par un exprès, afin que je prisse mes mesures là-dessus. Je n’eus point d’autre parti à prendre que de me retirer dans un couvent, mais avant que de le faire, je dis encore à ces bonnes sœurs que je m’en allais, car il survint en même temps une lettre que la religieuse à laquelle j’avais confié ma fille, et qui était celle qui parlait moins mal français et qui était fort vertueuse, était tombée malade, de sorte qu’elle me priait d’aller pour quelque temps auprès de ma fille. Je leur montrai cette lettre et leur dis que je voulais me retirer dans cette communauté; que si elles cessaient de me poursuivre comme elles faisaient et qu’on laissât en repos le Père La Combe, qui passait pour l’apôtre [158] du pays à cause du fruit admirable qu’il faisait dans ses missions, que je retournerais sitôt que la maîtresse de ma fille se porterait mieux. C’était mon intention de le faire. Au lieu de cela, elles me poursuivirent avec plus de force, écrivirent à Paris contre moi, arrêtèrent toutes mes lettres, envoyèrent des libelles où il y avait que l’on reconnaîtrait la personne à une petite croix de bois qu’elle portait. C’est que j’avais au col une petite croix du tombeau de saint François de Sales

[10.] Cet ecclésiastique et son ami allèrent dans tous les lieux où le Père La Combe avait fait mission, le décrier et parler contre lui avec tant de force qu’une femme n’osait dire son Pater parce que, disait-elle, elle l’avait appris de lui. Ils firent dans tout le pays un scandale effroyable. Le Père La Combe n’était pas au pays, car le lendemain de mon arrivée aux Ursulines de Thonon, il partit dès le matin pour aller prêcher le Carême à la vallée d’Aoste. Il vint me dire adieu, et il me dit en même temps qu’il irait de là à Rome et qu’il n’en reviendrait peut-être pas; que ses supérieurs pourraient bien l’y retenir; qu’il était bien fâché de me laisser dans un pays étranger sans secours et persécutée de tout le monde; si cela ne me faisait point de peine. Je lui dis : «Mon père, je n’ai nulle peine de cela; je me sers des créatures pour Dieu et par son ordre; je m’en passe fort bien par sa miséricorde lorsqu’il les retire, et je suis fort contente de ne vous voir jamais, si telle est sa volonté, et de rester dans la persécution.» Lorsqu’il me disait cela, il ne savait pas qu’elle deviendrait aussi forte qu’elle fut. Après, il me dit qu’il partait fort content de me voir dans ces dispositions et s’en alla de cette sorte.

[…]

Et cela continue : le Père La Mothe, mécontent que sa plus jeune demi-sœur ne prenne pas conseil de lui, « débita de plus que j’avais été en croupe à cheval derrière le Père La Combe ». Madame Guyon redresse la situation auprès de l’évêque in partibus de Genève, qui « me pressa fort de retourner à Gex et de prendre la supériorité. Je lui répondis que, pour la supériorité, nul n’était supérieure sans avoir été novice. » Et être coupée du monde ? Cette répartie préserve la liberté mais ne satisfait pas le prélat. Madame Guyon dirige mystiquement La Combe tandis que la jolie fille demeure ferme…

2.7 PERSÉCUTIONS. LES DEUX GOUTTES D’EAU

1. Persécution. Vingt-deux lettres interceptées. Relations entre le P. La Motte et M. de Genève. 2. Comment se disculper de maltraiter une personne qui a donné tout son bien.  3. Inventions sur ses relations avec le père La Combe. 4. Dans un couvent, très au repos avec sa fille. 5. Etat simple nu et perdu. 6-7. Il lui faut devenir ‘souple comme une feuille’. 8. ‘L’on s'abandonne à des hommes qui ne sont rien … et si l'on parle d'une âme qui s'abandonne toute à son Dieu … on dit hautement : « Cette personne est trompée avec son abandon ».’ 9. ‘En songe deux voies … sous la figure de deux gouttes d'eau. L'une me paraissait d'une clarté, d'une beauté et netteté sans pareille, l'autre me paraissait avoir aussi de la clarté, mais elle était toute pleine de petites fibres ou filets de bourbe.’ 10. Voie de foi et voie de lumières. Un songe lui fait connaître que le père La Combe lui a été donné pour passer à la voie de foi. 11. ‘Ma difficulté c’était de le dire à ce père.’ Elle lui déclare qu’elle est sa mère de grâce et il en est intérieurement confirmé. 12. L’ecclésiastique tourmente  la belle fille, qui demeure ferme. 13. ‘Après Pâques de l'année 1682, M. de Genève vint à Thonon.’ Il convient de la sainteté du père.

  [1.] Sitôt donc que le Père La Combe fut parti, la persécution devint plus forte qu’auparavant. M. de Genève me fit encore quelques honnêtetés, tant pour voir s’il me ferait faire ce qu’il désirait, que pour avoir le temps de sonder (159) comme les choses passeraient en France, et pour prévenir les esprits contre moi, empêchant toujours que je ne reçusse des lettres. Je n’en faisais tenir que très peu et celles qui étaient indispensables. L’ecclésiastique et un autre avaient vingt-deux lettres ouvertes sur leur table qui n’étaient pas parvenues jusqu’à moi. Il y en avait une où l’on m’envoyait une procuration à signer, qui était fort nécessaire. Ils furent obligés d’y remettre une autre enveloppe pour me l’envoyer. M. de Genève écrivit au Père La Mothe et il n’eut pas de peine à le faire entrer dans ses intérêts. Il était malcontent de ce que je ne lui avais pas fait la pension qu’il espérait, ainsi qu’il me l’a dit quantité de fois fortement; et il trouvait mauvais que je ne prisse pas ses avis en tout, joint à cela quelques autres intérêts. Il se déclara d’abord contre moi. M. de Genève, qui ne voulait ménager que lui, se trouva assez fort de l’avoir dans son parti. Il en fit même son confident, et c’était lui qui débitait les nouvelles qu’on lui écrivait. La commune opinion est que ce qui le faisait agir de la sorte, et monsieur son frère, fut la crainte que je n’annulasse la donation si je revenais, et qu’ayant du support et des amis, je n’y fisse trouver de quoi la rompre; ils se trompaient bien en cela, car je n’ai jamais eu la pensée d’aimer autre chose que la pauvreté de Jésus-Christ. Durant quelque temps le père me ménageait encore. Il m’écrivait des lettres qu’il adressait à M. de Genève et ils s’accommodaient si bien qu’il était seul dont je reçusse des lettres. Notre-Seigneur me donna de très belles lettres à lui écrire : mais au lieu d’en être touché, il s’en irritait. Je ne crois pas qu’il s’en puisse guère trouver de plus fortes ni de plus touchantes.

[2.] M. de Genève, comme j’ai dit, me ménagea encore quelque temps, me faisant accroire qu’il avait de la considération pour moi, mais il écrivit à beaucoup de gens à Paris, et les sœurs aussi, à toutes ces personnes de piété dont j’avais reçu des lettres, afin de les prévenir contre moi, et d’éviter le blâme qui leur devait venir naturellement d’avoir traité si indignement une personne qui avait tout abandonné pour se dévouer au service de son diocèse, et de ne l’avoir maltraitée qu’après qu’elle s’était défaite de tous ses biens et qu’elle n’était plus en état de retourner en France. Pour, dis-je, éviter un blâme si juste, il n’y avait point d’histoire fausse et fabuleuse qu’ils n’inventassent pour me décrier. Outre que je ne pouvais faire savoir la vérité en France, c’est que Notre-Seigneur m’inspirait de tout souffrir sans me justifier. Je le fis envers le Père La Mothe. Comme je vis qu’il tournait tout de travers, et qu’il paraissait plus aigri que l’évêque, je cessai de lui écrire. D’autre côté, les Nouvelles Catholiques qui sont en fort grand crédit, me blâmaient et condamnaient pour se disculper de leur violence. On ne voyait que condamnation et accusation sans aucune justification. Il n’était pas difficile de blâmer et imposer à qui ne se défendait pas.

 [3.] J’étais dans ce couvent, et je n’avais vu le Père La Combe que ce que j’ai marqué. Cependant on ne laissait pas de faire courir le bruit que je courais avec lui, qu’il m’avait promenée en carrosse dans Genève, que le carrosse avait versé et cent folies malicieuses. Le Père La Mothe débitait lui-même tout cela, soit qu’il le crut véritable ou autrement. Quand il les aurait crues véritables, il aurait dû les cacher. Mais que dis-je mon Dieu et où m’égarais-je? N’était-ce pas vous qui permettiez toutes ces choses et qui ayant dessein de me faire souffrir les étranges persécutions qu’il m’a fallu souffrir depuis, permettiez que lui et son frère s’imprimassent de ces choses, et que les croyant vraies ils pussent les dire sans scrupule. Pour son frère, je crois qu’il ne le croyait que sur le rapport du Père La Mothe qui les lui faisait croire véritables. Le Père La Mothe débita de plus que j’avais été en croupe à cheval derrière le Père La Combe, ce qui était d’autant plus faux que je n’ai jamais été de cette manière. Toutes ces calomnies tournèrent en ridicule/dans l’esprit des gens de bien, aussi bien (3.260) que dans celui des personnes du monde,//des personnes que l’on estimait auparavant des saints. C’est en quoi il faut admirer la conduite de Dieu, car quel sujet avais-je donné de parler de la sorte? J’étais dans un couvent à cent cinquante lieues du Père La Combe, [160] et l’on ne laissait pas de faire de lui et de moi les contes les plus sanglants du monde.

[…]

 [5] […] Mon fond était dans une généralité, paix, liberté, largeur[54] inébranlables; et quoique je souffrisse quelquefois quelque chose dans les sens, à cause des renversements continuels, cela n’entrait point, et c’étaient des vagues qui se brisaient contre le rocher. Le fond était si perdu dans la volonté de Dieu qu’il ne pouvait vouloir ou ne vouloir pas. Je demeurais abandonnée, sans me mettre en peine ni de ce que je ferais, ni de ce que je deviendrais, ni quelle serait la fin d’une si effroyable tempête, qui ne faisait que commencer. La conduite de la providence dans le moment présent faisait toute ma conduite sans conduite, car l’âme dans l’état dont je parle, ne peut désirer ni chercher une providence particulière ni extraordinaire; mais je me laissais conduire par la providence journalière de moment en moment sans penser au lendemain. J’étais comme un enfant entre vos mains, ô mon Dieu, je ne songeais pas d’un moment à l’autre, mais je reposais à l’ombre de votre protection, sans penser à rien et sans me soucier de moi-même non plus que si je n’eusse plus été. Mon âme était dans un abandon si parfait, tant pour l’intérieur que pour l’extérieur, qu’elle ne pouvait prendre ni règle ni mesure pour rien. Il lui était indifférent d’être d’une manière ou d’une autre, dans une compagnie ou dans une autre, à l’oraison ou à la conversation. Il faut avant de poursuivre que je dise comment Notre-Seigneur travailla à me mettre dans cette indifférence.

[6.] Lorsque j’étais encore dans mon ménage, sans autre directeur que son esprit, quelque possédée que je fusse de lui, et de quelque manière que je me trouvasse à l’oraison, sitôt qu’un de mes petits enfants venait frapper à ma porte, ou que la moindre personne venait à moi, il voulait que je l’interrompisse. Et une fois que j’étais si pénétrée de la divinité que je ne pouvais presque parler, il vint frapper à mon cabinet un de mes petits enfants qui voulait jouer auprès de moi. Je crus qu’il ne fallait pas interrompre pour cela, et je renvoyai l’enfant sans lui ouvrir. Notre-Seigneur me fit comprendre que tout cela était propriété; et ce que j’avais cru conserver se perdit[55] . D’autres fois il m’envoyait rappeler ceux que j’avais congédiés. Il me fallut devenir souple comme une feuille dans votre main tout adorable, ô mon Dieu, en sorte que je reçusse tout également de votre providence. Quelquefois ils venaient m’interrompre pour des choses qui n’avaient pas l’ombre de raison, et cela à tout coup; il me les fallait recevoir également, la dernière fois comme la première, tout cela m’étant égal dans votre providence.

[7.] Ce ne sont point, ô mon Dieu, les actions en elles-mêmes qui vous sont agréables, mais l’obéissance à toutes vos volontés et la souplesse à ne tenir à rien[56]. C’est que par les petites choses l’âme insensiblement se dégage de tout, elle ne tient à rien, elle est propre pour tout ce que Dieu veut d’elle, et elle se trouve sans aucune [161] résistance. O volonté de Dieu, marquée par tant de petites providences, qu’il fait bon vous suivre! parce que vous accoutumez l’âme à vous connaître, à ne tenir à rien, et à aller avec vous en quelque lieu que vous la meniez. Mon âme était alors, ce me semblait, comme une feuille, ou comme une plume, que le vent fait aller comme il lui plaît; elle se laissait aller à l’opération de Dieu et à tout ce qu’il faisait intérieurement et extérieurement de même manière; se laissant conduire sans aucun choix, contente d’obéir à un enfant comme à un homme de science et d’expérience, ne regardant que Dieu dans l’homme et l’homme en Dieu, qui ne permet jamais qu’une âme qui lui est entièrement abandonnée soit trompée, ô mon Dieu.

[…]

 [9.] Sitôt que je fus arrivée aux Ursulines de Thonon, Notre-Seigneur me fit voir en songe deux voies par lesquelles ils conduisait les âmes, sous la figure de deux gouttes d’eau. L’une me paraissait d’une clarté, d’une beauté et netteté sans pareille, l’autre me paraissait avoir aussi de la clarté, mais elle était toute pleine de petites fibres ou filets de bourbe; et comme je les regardais attentivement, il me fut dit : «Ces deux eaux sont toutes deux bonnes pour étancher la soif, mais celle-ci se boit avec agrément, et l’autre avec un peu de dégoût.» Il en est de même de la voie de la foi pure et nue que de cette goutte fort claire et nette; elle plaît beaucoup à l’époux, parce qu’elle est toute pure et sans propriété. Il n’en est pas de même de la voie de lumière, qui ne plaît pas tant à l’époux, et ne lui est pas à beaucoup près si agréable[57].

 [10.] Il me fut ensuite montré que cette voie si pure était celle par laquelle Notre-Seigneur avait eu la bonté de me conduire jusqu’alors, que celle de lumières était celle par laquelle quelques âmes de lumière marchaient, et qu’elles y avaient entraîné le Père La Combe. En même temps il me parut revêtu d’une robe toute déchirée, et je vis tout à coup que l’on raccommoda cette robe sur moi. On en fit d’abord un quart, et ensuite un autre quart; puis longtemps après l’autre moitié fut toute faite, et il fut habillé de neuf magnifiquement. Comme j’étais en peine de ce que cela signifiait, Notre-Seigneur me fit entendre que, sans que je le susse, il me l’avait donné, l’attirant à une vie plus parfaite que celle qu’il avait menée jusqu’alors; que c’était dans le temps de ma petite vérole qu’il me l’avait donné, et qu’il m’en avait coûté ce mal et la perte de mon cadet; qu’il n’est pas seulement mon père, mais mon fils; et que l’autre quart de la robe s’était fait lorsque, passant par le lieu de ma demeure, il fut touché plus vivement, et qu’il embrassa une vie plus intérieure et plus parfaite; et que depuis ce temps-là il a toujours continué, mais qu’il faut à présent que tout s’achève, Dieu voulant se servir de moi pour le faire marcher dans la foi nue et dans la perte : ce qui est arrivé.

Le lendemain, ce père étant venu dire la messe aux Ursulines, m’ayant demandé, je n’osais lui rien dire du tout, quoique Notre-Seigneur me poussât très fort à le faire, par un reste d’amour-propre qui aurait passé pour humilité autrefois dans mon esprit. Je parlais pourtant [162] devant les sœurs qui étaient avec moi de la voie de foi, combien elle était plus glorieuse à Dieu et plus avantageuse à l’âme que toutes ces lumières et assurances qui font toujours vivre l’âme à elle-même. Cela les rebuta d’abord, et lui aussi, jusqu’à leur faire sentir de la peine contre moi. Je voyais qu’ils étaient peinés, comme ils me l’ont avoué depuis. Je ne leur en dis pas pour lors davantage, mais comme le père est d’une humilité achevée, il m’ordonna d’expliquer ce que je lui avais voulu dire. Je lui contai une partie de mon songe des deux gouttes d’eau : il n’entra pas cependant pour lors dans ce que je lui dis, l’heure n’étant pas encore venue. Après que je fus retournée à Gex, comme je continuais de me lever à minuit, le Père La Combe étant venu pour les retraites, la nuit, en faisant l’oraison, Notre-Seigneur me fit connaître que j’étais sa mère, et qu’il était mon fils; il me confirma le songe que j’avais eu, et m’ordonna de le lui dire, et que, pour preuve de ce que je lui dirais, il examinât dans quel temps il fut touché d’une violente contrition et si ce n’était pas dans le temps de ma petite vérole. Notre-Seigneur me fit encore connaître qu’il donnait à des âmes quantité de personnes sans le leur faire connaître que quelquefois; et qu’il m’en avait donné encore une pour laquelle acheter il m’avait ôté ma fille : ce qui se trouva juste en ce temps.

[11.] Ma difficulté, c’était de le dire à ce père, que je ne connaissais qu’à peine. Je voulais me le dissimuler à moi-même, et dire que c’était présomption, quoique je sentisse fort bien que c’était l’amour-propre qui voulait éluder cela pour éviter la confusion. Je me sentais pressée de le dire jusqu’au trouble. Je le fus trouver comme il se préparait pour dire la messe, et m’étant approchée de lui comme pour me confesser, je lui dis : «Mon père, Notre-Seigneur veut que je vous dise que je suis votre mère de grâce et je vous dirai le reste après votre messe.» Il dit la messe où il fut confirmé de ce que je lui avais dit. Après la messe, il voulut que je lui disse toutes les circonstances de toutes choses, et du songe. Je les lui dis. Il se souvint que Notre-Seigneur lui avait fait souvent connaître qu’il avait une mère de grâce qu’il ne connaissait point et, m’ayant demandé le temps que j’avais eu la petite vérole, je lui dis à la Saint François, et que mon cadet était mort peu de jours avant la Toussaint. Il reconnut que c’était le temps d’une touche si extraordinaire que Notre-Seigneur lui donna qu’il pensa mourir de contrition. Cela lui donna un tel renouvellement intérieur que, s’étant retiré pour prier, car il se sentait fort recueilli, il fut saisi d’une joie intérieure et d’une émotion très grande qui le fit entrer dans ce que je lui avais dit de la voie de la foi. Il m’ordonna de lui écrire ce que c’était que la voie de foi, et la différence qu’il y avait entre la voie de foi et celle de lumière. Ce fut en ce temps et pour lui que j’écrivis cet écrit de[58] la foi que l’on a trouvé beau. Je n’en ai aucune copie, je crois pourtant qu’il subsiste encore[59]. Je ne savais ni ce que j’écrivais ni ce que j’avais écrit, non plus que dans tout ce que j’ai écrit depuis. Je le donnai au père, qui me dit qu’il le lirait en allant à Aoste. Je dis les choses comme elles me viennent, sans ordre.

 [13.] Après Pâques de l’année 1682, M. de Genève vint à Thonon[60]. J’eus l’occasion de lui parler à lui-même; et Notre-Seigneur faisait que, lorsque je lui avais parlé, il restait content, mais les personnes qui l’avaient animé, revenaient à la charge. Il me pressa fort de retourner à Gex et de prendre la supériorité. Je lui répondis que, pour la supériorité, nul n’était supérieure sans avoir été novice, et que pour l’engagement, il savait lui-même ma vocation et ce que je lui avais dit à Paris et à Gex, que cependant je lui parlais comme à un évêque qui tenait la place de Dieu; qu’il prit garde de ne regarder que Dieu en ce qu’il me dirait, qu’il connaissait toutes choses et savait ce que je lui avais dit, qu’après cela s’il me disait de m’engager, tenant la place qu’il tenait, je le ferais. Il demeura tout interdit, et me dit : «Puisque vous me parlez de cette sorte, je ne puis point vous le conseiller. Ce n’est point à nous à aller contre les vocations, mais faites du bien à cette maison je vous prie.» Je lui promis de le faire; et ayant reçu ma pension, je leur envoyai cent pistoles avec le dessein de continuer la même chose tout le temps que je serais dans le diocèse. Il se retira fort content, car assurément il aime le bien[61], et c’est dommage qu’il se laisse gouverner comme il fait par ces personnes qui lui font faire ce qu’elles veulent. Il me dit même : «J’aime le Père La Combe, c’est un vrai serviteur de Dieu et il m’a dit bien des choses dont je ne pouvais douter, car je les sentais en moi», mais, dit-il encore : «lorsque je dis cela, on dit que je me trompe et qu’il deviendra fou avant qu’il soit six mois; et une personne qui est venue m’accompagner de la Visitation ici m’a assuré que, sur sa vie, il serait bientôt fou.» Cet homme était le religieux mécontent, ami de l’ecclésiastique. Cette faiblesse m’étonna. Il me dit qu’il était très content des religieuses que le Père La Combe avait conduites, et qu’il n’avait rien moins trouvé que ce qu’on lui avait dit. Je pris de là occasion de lui dire qu’il devait, en toutes choses, s’en rapporter à lui-même, et non pas aux autres : il en demeura d’accord. Cependant à peine s’en fut-il retourné qu’il rentra dans ses premiers soupçons, il m’envoya dire par le même ecclésiastique que je m’engageasse (164) à Gex, et que c’était son sentiment. Je priai cet ecclésiastique de lui dire que je me tenais au conseil qu’il m’avait donné lui-même, qu’il m’avait parlé en Dieu, et que l’on le faisait à présent parler en homme.

2.9 L’ÉTAT FIXE N’EXCLUT PAS DES SOUCIS

 [2.] Pour moi, il ne se passait presque point de jour, et même quelquefois plus que tous les jours, c’était des insultes nouvelles et des assauts qui venaient à l’improviste[62]. Les Nouvelles Catholiques, sur le rapport de M. de Genève, de l’ecclésiastique, et des sœurs de Gex, soulevèrent contre moi toutes les personnes de piété. J’étais peu sensible à cela. Si je l’avais pu être à quelque chose, c’eût été de ce que l’on faisait presque tout tomber sur le Père La Combe quoiqu’il fut absent; et l’on se servait même de son absence pour détruire tout le bien qu’il avait fait dans le pays par ses missions et par ses sermons, et qui était inconcevable. Le diable gagna beaucoup à cette affaire. Je ne pouvais cependant plaindre ce bon père, remarquant en cela la conduite de Dieu qui voulait l’anéantir. Je fis au commencement des fautes par le trop de soin et d’empressement que j’avais de le justifier, ce que je croyais une vraie justice. Je n’en faisais pas de même pour moi, car je ne me justifiais pas. Mais Notre-Seigneur me fit comprendre que je devais faire pour le père ce que je faisais pour moi, et le laisser détruire et anéantir, parce qu’il tirerait de cela une plus grande gloire qu’il n’avait fait de toute sa réputation.

 [4.] L’on m’écrivais que le Père La Combe était fou et que je ne devais point suivre ses avis. Le père La Mothe m’écrivait que j’étais rebelle à mon évêque et que je ne restais dans son diocèse que pour lui faire de la peine. D’un côté je voyais qu’il n’y avait rien à faire pour moi dans ce diocèse tant que l’évêque me serait contraire. Je faisais ce que je pouvais pour le gagner, mais il m’était impossible d’en venir à bout sans entrer dans l’engagement qu’il [171] demandait de moi, et il m’était impossible[63]; cela, joint au peu d’éducation de ma fille, mettait quelquefois mes sens à l’agonie, mais le fond de mon âme était tranquille en un point que je ne pouvais ni rien vouloir ni rien résoudre, me laissant comme si ces choses n’eussent point été. Lorsqu’il me venait quelque petit jour d’espérance, il m’était ôté d’abord et le désespoir faisait ma force.

[5.] Durant ce temps le Père La Combe fut à Rome, où loin d’être blâmé, il fut reçu avec tant d’honneur et sa doctrine estimée au point que la Sacrée Congrégation lui fit l’honneur de prendre son sentiment sur certains points de doctrine qu’elle trouva si justes et si clairs, qu’elle les suivit[64] . Durant qu’il était à Rome, la sœur ne voulait point soigner ma fille, et lorsque j’en prenais le soin, elle le trouvait mauvais, de sorte que je ne savais que faire. D’un côté je ne lui voulais point faire de peine, et de l’autre, j’en avais beaucoup de voir ma fille comme elle était. Je priais cette sœur avec instance de la soigner et de ne lui laisser point venir de mauvaises habitudes, mais je ne pouvais pas même gagner sur elle qu’elle me promît d’y travailler : au contraire, je voyais tous les jours qu’elle l’abandonnait davantage. Je croyais que lorsque le Père La Combe serait de retour, il mettrait ordre à tout, ou qu’il me dirait quelque chose de consolant; non que je le souhaitasse, car je ne pouvais ni m’affliger de son absence, ni vouloir son retour. Quelquefois j’étais assez infidèle pour me vouloir sonder moi-même et voir ce que je pourrais vouloir; mais je ne trouvais rien, pas même d’aller à Genève. J’étais comme les frénétiques[65] qui ne savent ce qui leur est propre.

 [8.] Après que le Père La Combe fut arrivé, il me vint voir, et écrivit à M. de Genève pour savoir s’il agréerait que je m’en servisse et m’y confessasse comme je l’avais fait autrefois, il me manda de le faire, et ainsi je le fis dans toute la dépendance possible. En son absence, je m’étais toujours confessée au confesseur de la maison. La première chose qu’il me dit, ce fut que toutes ses lumières étaient tromperies, et que je pouvais m’en retourner. Je ne savais pourquoi il me disait cela. Il ajouta qu’il ne voyait jour à rien, et qu’ainsi il n’y avait pas d’apparence que Dieu voulût se servir de moi en ce pays. Ces paroles furent le premier bonjour qu’il me donna. Elles ne m’étonnèrent ni ne me firent aucune peine parce qu’il m’était indifférent d’être propre à quelque chose ou de n’être propre à rien; que Dieu voulût se servir de moi pour faire quelque chose pour sa gloire, ou qu’il ne me voulût employer à rien, tout m’était égal, qu’il se servît de moi ou d’un autre. C’est pourquoi ces paroles ne firent que m’affermir dans ma paix. Que peut craindre une âme qui ne veut rien et qui ne peut rien désirer? Si elle pouvait avoir quelque plaisir, ce serait d’être le jouet de la providence.

[9.] M. de Genève écrivit au père La Mothe pour l’engager à me faire retourner. Le père La Mothe me le manda, mais M. de Genève m’assura que cela n’était pas ainsi. Je ne savais que croire. Lorsque le Père La Combe me fit la proposition de m’en retourner, j’y sentis quelque légère répugnance dans les sens, qui ne dura que peu. L’âme ne peut que se laisser conduire par l’obéissance, non pas qu’elle regarde l’obéissance comme vertu, mais c’est qu’elle ne peut ni être autrement ni vouloir faire autrement : elle se laisse entraîner sans savoir pourquoi ni comment, comme une personne qui se laisserait entraîner au courant d’une rivière rapide. Elle ne peut point appréhender la tromperie, ni même faire retour sur cela. Autrefois c’était par abandon, mais dans son état présent, c’est sans savoir ni connaître ce qu’elle fait, comme [173] un enfant que sa mère tiendrait sur les vagues d’une mer agitée, qui ne craint rien parce qu’il ne voit ni ne connaît le péril, ou comme un fou qui se jette dans la mer sans crainte de s’y perdre. Ce n’est point encore cela, car se jeter dans la mer est une action propre que l’âme n’a point ici : elle s’y trouve et dort dans le vaisseau sans craindre le danger. L’on fut longtemps que l’on ne m’envoyait aucune assurance pour mon temporel. Je me voyais dépouillée de tout, sans assurance et sans aucuns papiers, sans peine et sans aucun souci de l’avenir, sans pouvoir craindre la pauvreté et la disette.

Ma sœur donc étant arrivée, augmenta ces exercices[66] extérieurs […].

Il me semblait quelquefois que si le Père La Combe y avait été, il y aurait mis ordre, et que cette fille qui avait de la confiance en lui à ce qu’elle disait lui aurait obéi, mais après, tout tombait en Dieu en sacrifice par simple et entier abandon, persuadée que Dieu pourrait raccommoder tout-en-un instant. Vous le fîtes, ô mon Dieu, avec une extrême bonté lorsque sa perte me devint indifférente. Ce n’est pas, ô mon Dieu, que vous n’ayez trouvé le secret de me faire faire des sacrifices souvent depuis à son égard, et le dernier et le plus grand de tous[67], mais je puis et dois dire par reconnaissance à votre bonté que ce n’est plus la même chose, tout humain et naturel ayant été ôté à son égard et parfaitement détruit.

 [13.] Il y a encore une peine en cet état qui est infligée de Dieu même et qui ne peut venir que de lui. Tous les renversements du dehors ne peuvent [175] causer la moindre peine du fond, pour légère qu’elle soit : ils ne font que passer légèrement et effleurer la peau. […]

La voie de foi nue dans laquelle est jeté le P. Lacombe va permettre une union plus complète :

2.11 LES TORRENTS. UNION AU P. LA COMBE.

1. Le père La Combe de retour à Rome est mis dans la voie de foi nue, ce qui le fait douter. Les lumières sont véritables mais l’interprétation qu’on leur donne est douteuse. 2. ‘J’éprouvais le soin que vous preniez de toutes mes affaires’. Episode du ballot retrouvé. 3. M. de Genève la persécute en sous-main. ‘Il écrivit même contre moi aux ursulines …le supérieur de la maison …et la supérieure, aussi bien que la communauté, se trouvèrent si indignés de cela, qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner à lui-même, qui s'excusait toujours …sur un « je ne l’entendais pas de cette sorte ».’ 4. Retraite avec le Père. ‘Ce fut là où je sentis la qualité de mère.’ 5. ‘Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire; cependant j'écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves.’ 6. ‘Dieu me faisait sentir et payer avec une extrême rigueur toutes ses résistances’ ; ‘je passais quelquefois les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole’ ; ‘ Tout ce que j'avais écrit autrefois … fut condamné au feu par l'amour examinateur.’ 7. Union avec le père La Combe. ‘Il me fallait dire toutes mes pensées, il me semblait que par là je rentrais dans l’occupation de moi-même.’ 8. ‘Je lui disais avec beaucoup de fidélité tout ce que Dieu me donnait à connaître qu'il désirait de lui, et ce fut là l'endroit fort à passer.’

[1.] Après que le Père La Combe fut revenu de Rome approuvé avec éloges pour sa doctrine, il fit ses fonctions de prêcher et de confesser comme à l’ordinaire, et comme j’avais en mon particulier une permission de Monsieur de Genève de me confesser à lui, je m’en servis. Il me dit d’abord qu’il fallait m’en retourner, comme je l’ai dit. Je lui demandai la raison : «C’est que je crois, dit-il, que Dieu ne fera rien de vous ici, et que mes lumières sont tromperies.» Ce qui le fit parler de la sorte fut, qu’étant à Lorette en dévotion dans la chapelle de la Sainte Vierge, il fut tiré tout à coup de sa voie de lumières et mis dans la voie de foi nue. Or comme cet état fait défaillir à toute lumière distincte, l’âme qui s’y trouve plongée se trouve dans une peine d’autant plus grande que son état avait été plus lumineux; c’est ce qui lui fait juger que toutes ses lumières sur lesquelles elle s’appuyait auparavant ne sont que tromperies; ce qui est vrai dans un sens et non dans un autre, car les lumières sont toujours lumières bonnes et véritables lorsqu’elles sont de Dieu, mais c’est qu’en nous y appuyant, nous les entendons ou les interprétons mal. Et c’est en cela qu’est la tromperie, car elles ont une signification connue de Dieu, mais nous leur donnons un sens, et l’amour-propre se fâche de ce que les choses n’arrivent pas selon ses lumières, les accusant de fausseté. Elles sont très véritables en leur sens. Par exemple : une religieuse avait dit au Père La Combe que Dieu lui avait fait connaître que le père serait un jour confesseur de sa Souveraine. Cela en un sens se pouvait prendre pour confesser ou diriger la princesse, et c’est dans ce sens qu’on le prenait, et moi, il m’a été donné à connaître qu’il s’entendait de la persécution où il a eu l’occasion de confesser sa foi, de souffrir pour la volonté de Dieu qui est sa souveraine; et mille autres choses. N’ai-je pas été fille de la Croix de Genève puisque le voyage de Genève m’a attiré tant de croix, et mère d’un grand peuple, comme l’on verra dans la suite par les âmes que Dieu m’a données et qu’il me donne encore tous les jours au milieu de ma captivité.

[2.] Je lui rendis compte de ce que j’avais fait et souffert en son absence et du soin que N(otre) Seigneur) avait de m’éveiller à minuit. […]

[3.] M. de Genève[68] continuait à me persécuter, et lorsqu’il m’écrivait, c’était toujours en me faisant des honnêtés et des remerciements des charités que je faisais à Gex; et de l’autre côté, il disait que je ne donnais rien à cette maison. Il écrivit même contre moi aux Ursulines où je demeurais, leur mandant qu’elles empêchassent que j’eusse de conférence avec le Père La Combe de peur des suites funestes. Le supérieur de la maison, homme de mérite, et la supérieure, aussi bien que la communauté, se trouvèrent si indignés de cela, qu’ils ne purent s’empêcher de le témoigner à lui-même, qui s’excusait toujours sur un respect apparent et sur un «je ne l’entendais pas de cette sorte». Elles lui écrivirent que je ne voyais le père qu’au confessionnal, et non en conférence; qu’elles étaient si fort édifiées de moi qu’elles se trouvaient trop heureuses de m’avoir, et qu’elles regardaient cela comme une grande grâce de Dieu. Ce qu’elles disaient par pure charité ne plut guère à M. de Genève qui, voyant que l’on m’aimait dans cette maison, disait que je gagnais tout le monde et qu’il souhaitait que je fusse hors de son diocèse. […]

[4.] Sitôt que le Père La Combe fut arrivé, pour me soulager un peu de la fatigue que me donnaient des conversations continuelles, je dis fatigue, parce que le corps était tout languissant de la force de l’opération de Dieu, je le priai de me permettre une retraite et de dire qu’il voulait que j’en fisse une. Il le leur dit, mais elles avaient peine à me laisser en repos. Ce fut là que je me laissai dévorer tout le jour à l’amour, qui ne faisait point d’autre opération que de me consumer peu à peu. Ce fut là où je sentis la qualité de mère, car Dieu me donnait un je ne sais quoi pour la perfection du Père La Combe que je ne pouvais lui cacher. Il me semblait que je voyais jusque dans le fond de son âme et jusqu’aux plus petits replis de son cœur. Premièrement Notre-Seigneur me fit voir qu’il était son serviteur choisi entre mille pour l’honorer singulièrement et qu’il n’y avait aucun homme sur la terre pour lors sur lequel il eût jeté comme sur lui des regards de complaisance, mais qu’il le voulait conduire par la mort totale et la perte entière, qu’il voulait que j’y contribuasse et qu’il se servirait de moi pour le faire marcher par un chemin où il ne m’avait fait passer la première qu’afin que je fusse en état d’y conduire les autres, et de leur dire les routes par lesquelles j’avais passé, que mon âme était plus avancée pour lorsque la sienne de beaucoup, que Dieu nous voulait rendre uns et conformes, mais qu’il la passerait[69] un jour d’un vol hardi et impétueux. Dieu sait combien j’en eus de joie et avec quel plaisir je verrais mes enfants surpasser leur mère en gloire, que je me livrerais volontiers en toute manière pour que cela fut de la sorte.

[5.] Dans cette retraite, il me vint un si fort mouvement d’écrire[70] que je ne pouvais y résister. La violence que je me faisais pour ne le point faire me faisait malade et m’ôtait la parole. Je fus fort surprise de me trouver de cette sorte, car jamais cela ne m’était arrivé. Ce n’est pas que j’eusse rien de particulier à écrire, je n’avais chose au monde ni pas même une idée de quoique ce soit. C’était un simple instinct, avec une plénitude que je ne pouvais supporter. J’étais comme ces mères trop pleines de lait, qui souffrent beaucoup. Je dis au Père La Combe après beaucoup de résistance la disposition où je me trouvais, il me dit qu’il avait eu de son côté [181] un fort mouvement de me commander d’écrire, mais qu’à cause que j’étais si languissante, qu’il n’avait osé me l’ordonner. Je lui dis que ma langueur ne venait que de ma résistance, que je croyais qu’aussitôt que j’écrirais, cela se passerait. Il me demanda : «Mais que voulez-vous écrire?» Je lui dis : «je n’en sais rien, je ne veux rien, et je n’ai nulle idée, et je croirais même faire une grande infidélité de m’en donner une, ni de penser un moment à ce que je pourrais écrire.» Il m’ordonna de le faire. En prenant la plume je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire. Je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvais que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire; cependant j’écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves[71]. Quoiqu’il soit assez long et que la comparaison y soit soutenue jusqu’au bout, je n’ai jamais formé une pensée, ni n’ai jamais pris garde où j’en étais restée et, malgré des interruptions continuelles, je n’ai jamais rien relu que sur la fin, où je relus une ligne ou deux à cause d’un mot coupé que j’avais laissé; encore crus-je avoir fait une infidélité. Je ne savais avant d’écrire ce que j’allais écrire; était-il écrit, je n’y pensais plus. J’aurais fait une infidélité de retenir quelque pensée pour la mettre, et Notre-Seigneur me fit la grâce que cela n’arriva pas. À mesure que j’écrivais, je me sentais soulagée et je me portais mieux.

[6.) Comme la voie par laquelle Dieu conduisait le Père La Combe était bien différente de celle par laquelle il avait marché jusqu’alors, qui était toute lumière, ardeur, connaissance, certitude, assurance, sentiments, et qu’il le conduisait par le petit sentier de la foi et de la nudité, il avait une extrême peine à s’y ajuster, ce qui ne me causait pas une petite souffrance, car Dieu me faisait sentir et payer avec une extrême rigueur toutes ses résistances. […]

Obéissance au P. Lacombe et maladie d’enfance :

2.12 POUVOIR SUR LES ÂMES

1. Obéissance au Père. 2-3. Elle a puissance d’ôter les démons qui tourmentent la fille que sa sœur avait amené et de la guérir. 4. ‘Lorsque cette vertu n'était pas reçue dans le sujet faute de correspondance, je la sentais suspendue dans sa source, et cela me faisait une espèce de peine.’ 5. Elle reprend une sœur méprisante de la tentation d’une compagne. Cette sœur, à son tour, entre dans un terrible état. 6. Maladie de septembre à mai. Fièvre, abcès à l’œil. Etat de petit enfant. 7. Elle éprouve en même temps un pouvoir sur les âmes.

 [1.] Notre-Seigneur, qui voulait véritablement que je le portasse dans tous ses états, me faisant commencer depuis le premier jusqu’au dernier, comme je le dirai, et qui me voulait simplifier entièrement, me donna à l’égard du Père La Combe une obéissance miraculeuse; je crois que Notre-Seigneur le faisait pour simplifier[72] en moi le dehors comme le dedans, pour me faire exprimer Jésus Christ Enfant et obéissant, comme l’état où je fus mise après le fait bien voir, et aussi pour être un signe et un témoignage[73] envers le Père La Combe, car comme il avait été conduit par les témoignages[74], il ne pouvait sortir de cette voie; et en tout ce qu’on lui disait, ou que Dieu lui faisait éprouver, il allait toujours cherchant le témoignage, c’est où il a eu le plus de peine à mourir et pourquoi il m’a tant fait souffrir. Notre-Seigneur, pour le faire entrer plus aisément dans ce qu’il voulait de lui et de moi, lui donna le plus grand de tous les témoignages, qui est cette obéissance miraculeuse; et pour faire voir qu’elle ne dépendait pas de moi, et que Dieu la donnait pour lui, lorsqu’il fut assez fort pour perdre tout témoignage, et que Dieu le voulut faire entrer dans la perte, cette obéissance me fut ôtée de telle sorte que je ne pouvais plus obéir sans y faire attention, et cela se faisait pour le perdre davantage et lui ôter le soutien de ce témoignage, car alors tous mes efforts étaient inutiles. Il me fallait suivre au-dedans celui qui était mon maître, et qui me donnait cette répugnance à obéir qui ne dura que le temps qui était nécessaire pour perdre l’appui qu’il aurait pris et moi aussi de l’obéissance[75].

Mais avant de parler de cela il faut dire que cette obéissance était si miraculeuse qu’en quelque extrémité de maladie que je fusse, je guérissais lorsqu’il me l’ordonnait soit de parole soit par lettre. J’avais alors un si fort instinct pour sa perfection et pour [184) le voir mourir à lui-même, que je lui eusse souhaité tous les maux imaginables, loin de le plaindre. Lorsqu’il n’était pas fidèle, ou qu’il prenait les choses en vie[76], je me sentais dévorée, ce qui ne me surprit pas peu, ayant été aussi indifférente que je l’avais été jusqu’alors. Je m’en plaignis à Notre-Seigneur qui me rassura avec une bonté extrême, aussi bien que sur l’extrême dépendance qu’il me donnait, qui devint telle que j’étais comme un enfant.

[…]

[6.] Je tombai malade à l’extrémité. Cette maladie, ô mon Dieu, fut un moyen pour couvrir les grands mystères que vous vouliez opérer en moi. Jamais maladie ne fut plus extraordinaire et plus longue dans son excès[77]. Elle dura depuis la Sainte-Croix de septembre jusqu’à celle de mai. Ce fut là où la charité de N. pour moi fut aussi grande que mes besoins devinrent extrêmes. Je fus réduite à un état de petit enfant, mais état qui ne paraissait qu’à ceux qui en étaient capables, mais pour les autres, je paraissais dans une situation ordinaire. Je fus mise dans la dépendance de Jésus-Christ enfant, qui voulut bien se communiquer à moi dans son état d’enfance, et que je le portasse tel. Cet état me fut communiqué presque aussitôt que je tombai malade, et la dépendance égale à l’état. Plus j’allais en avant, plus j’étais affranchie de cette dépendance, comme les enfants sortent à peu près de la dépendance à mesure qu’ils croissent. Mon mal fut d’abord une fièvre continue de quarante jours. Depuis la Sainte-Croix de septembre jusqu’à l’Avent c’était une fièvre moins violente, mais après l’Avent, elle me prit d’une manière plus violente. Le Maître voulut malgré mes maux que je le fusse recevoir à Noël, à minuit; je descendis puis je remontai pour ne plus sortir du lit qu’à la Purification que l’on me commanda, toute à l’extrémité que j’étais, d’aller à la messe; j’y fus : il n’y avait pas loin de ma cellule à l’église, et je vins me recoucher jusqu’à la St Joseph comme je dirai.

Le jour de Noël, mon enfance devint bien plus grande, et mon mal augmenta. La fièvre s’alluma jusqu’à la rêverie[78], avec cela un abcès qui se fit encore au coin de l’œil et qui me fit de grandes douleurs. Il s’ouvrit tout à fait [187] à cette fois, et l’on me le pansa longtemps me fourrant un fer dedans jusqu’au bas de la joue. J’avais une fièvre si ardente et tant de faiblesse que l’on fut obligé de le laisser refermer sans le guérir, car mon corps exténué n’en pouvait porter les opérations sans être sur le point d’expirer. […]

L’on m’apportait souvent le Bon Dieu, le supérieur de la maison ayant ordonné que l’on m’accordât cette consolation dans l’extrémité où j’étais. Comme le Père La Combe me l’apportait souvent lorsque le confesseur de la maison n’y était pas et qu’il me fallait confesser étant plus mal, il remarquait, et les religieuses qui m’étaient familières le remarquaient aussi, que j’avais le visage comme un petit enfant, et il me disait quelquefois dans son étonnement : «Ce n’est point vous, c’est un bel enfant que je vois.» Pour moi, je n’apercevais rien au-dedans que la candeur et l’innocence d’un petit enfant. J’en avais les faiblesses, je pleurais quelquefois de douleur, mais cela n’était pas connu. Je jouais et riais d’une manière qui charmait la fille qui me soignait, et ces bonnes religieuses, qui ne connaissaient rien, disaient que j’avais quelque chose qui les charmait.

[7.] Notre-Seigneur cependant, avec les faiblesses de son enfance, me donnait le pouvoir d’un Dieu sur les âmes, en sorte que d’une parole, je les mettais dans la peine ou dans la paix selon qu’il était nécessaire pour le bien de ces âmes. Je voyais que Dieu se faisait obéir en moi et de moi comme un souverain absolu, et je ne lui résistais plus. Je ne prenais de part à rien. Vous auriez fait en moi et par moi, mon Dieu, les plus grands miracles que je n’y aurais pas pu réfléchir. Je sentais au-dedans une candeur d’âme que je ne puis exprimer, exempte de malice. Avec cela, il me fallait continuer à dire mes pensées au Père La Combe ou les lui écrire, et l’aider selon la lumière qui m’en était donnée. J’étais souvent si faible que je ne pouvais lever la tête pour prendre de la nourriture, et lorsque Dieu voulait que je lui écrivisse, soit pour l’aider et l’encourager, ou pour lui expliquer ce que Notre-Seigneur me donnait à connaître, [188] j’avais la force d’écrire. Mes lettres étaient-elles finies, je me trouvais dans la même faiblesse.

Chapitre « central » livré en intégralité :

2.13 LA COMMUNICATION INTÉRIEURE

1. Epreuve : ‘Il fallait, à quelque extrémité que je pusse être, que j'écoutasse leurs différends.’  2-3. ‘Le père me défendit de me réjouir de mourir.’ 4. Echange de maladie. 5. ‘Vous m'apprîtes qu'il y avait une autre manière de converser.’ Union avec le Père. ‘J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait.’ ‘Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu'en silence.’ 6-7. ‘Cette communication est Dieu même, qui se communique à tous les bienheureux en flux et reflux personnel.’ 8. ‘Tous ceux qui sont mes véritables enfants ont d'abord tendance à demeurer en silence auprès de moi, et j'ai même l'instinct de leur communiquer en silence ce que Dieu me donne pour eux. Dans ce silence je découvre leurs besoins et leurs manquements.’ 9. ‘il ne m'a point éclairée par des illustrations et connaissances, mais en me faisant expérimenter les choses.’ 10-12. ‘O communications admirables que celles qui se passèrent entre Marie et Saint Jean !’ ‘Quelquefois Notre Seigneur me faisait comme arrêter court au milieu de mes occupations, et j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement de grâce.’

 [1.] Ma sœur n’était nullement capable[79] de mon état, de sorte que souvent elle s’en scandalisait. Elle se fâchait lorsque l’on se cachait d’elle le moins du monde, et elle n’était pas capable d’un état que bien des personnes plus spirituelles qu’elles n’auraient pu comprendre, de sorte que je souffris beaucoup de toutes parts dans cette maladie. Les exercices de la douleur, quoique grande, étaient les moindres, ceux de la créature étaient bien autres. Je n’avais de consolation que de recevoir Notre-Seigneur et de voir quelquefois le Père La Combe; encore me fallait-il beaucoup souffrir à son occasion, ainsi que je l’ai dit, portant toutes ses différentes dispositions : je souffrais quelquefois lorsqu’il était infidèle à se laisser détruire, des tourments intolérables à me faire crier; c’était une impression de peine que Dieu me faisait d’une extrême force et j’étais avec cela dans la plus extrême faiblesse. J’avais des exercices[80] étranges de ma sœur et de cette religieuse et de la fille qui voulait s’en retourner. Il fallait, à quelque extrémité que je pusse être, que j’écoutasse leurs différends qu’elles me disaient les unes après les autres; puis elles me querellaient de ce que je n’entrais pas dans leur parti. Elles ne me laissaient pas dormir, car comme la fièvre redoublait la nuit, je ne pouvais dormir qu’une heure, et j’aurais bien voulu dormir de jour, mais elles ne le voulaient pas, disant que c’était de peur de leur parler, de manière qu’il me fallait une patience très grande pour les supporter, car cela dura plus de six mois de cette sorte. Je crois que cela fut cause en partie de la rêverie[81] que j’eus deux jours durant, car je ne dormais point et j’avais toujours du bruit, avec une douleur de tête effroyable. Je ne me plaignais de rien, et je souffrais gaiement comme un enfant. Le Père La Combe leur commanda de me donner quelque repos : elles le firent pour quelques jours, mais cela ne dura pas, elles recommencèrent aussitôt.

[2.] Je ne saurais exprimer les miséricordes que Dieu me fit dans cette maladie et les lumières profondes qu’il me donna de l’avenir. Je vis le Démon déchaîné contre l’oraison et contre moi et qu’il allait faire soulever une persécution étrange contre les personnes d’oraison. J’écrivis tout cela au Père La Combe et, à moins qu’il n’ait brûlé les lettres, elles doivent être encore en nature. Le Démon n’osait m’attaquer moi-même : il me craignait trop. Je le défiais quelquefois, mais il n’osait paraître et j’étais pour lui comme un foudre. Je compris alors ce que peut une âme anéantie. Notre-Seigneur me fit voir tout ce qui s’est passé depuis, comme les lettres de ce temps-là en font foi.

[3.] Un jour que je pensais en moi-même ce que c’était qu’une si grande dépendance, et une union si pure et si intime, je vis deux fois en songe Jésus-Christ Enfant d’une admirable beauté, et il me semble qu’il nous unissait très étroitement en me disant : «C’est moi qui vous unis et qui veux que vous soyez un.»[82] Et une autre fois il me fit voir le père qui s’écartait de moi par infidélité et il le ramenait avec une extrême bonté et il voulait qu’il m’aidât dans mon état d’enfance, comme je l’aidais dans son état de mort, mais je ne le faisais pas souffrir. Il n’y avait que pour moi à souffrir. Il avait une extrême charité pour moi, me traitant comme un vrai enfant, [189] et il me disait souvent : «Lorsque je suis auprès de vous, je suis comme si j’étais auprès d’un petit enfant.» J’étais incessamment réduite aux abois et prête à[83] mourir sans mourir. Tous les neuvièmes (jours) j’avais comme des agonies, j’étais plusieurs heures sans respirer que de loin à loin, puis je revenais tout à coup. La mort me flattait, car j’avais pour elle une grande tendresse, mais elle ne paraissait qu’en fuyant. Le père me défendit de me réjouir de mourir, et je connus aussitôt que cela était imparfait, et je ne le fis plus. Je restai dans la suprême indifférence.

Il se passa tant de choses extraordinaires dans cette maladie qu’il me serait impossible de les raconter. Dieu faisait incessamment des miracles par le Père La Combe et pour me soulager et me donner de nouvelles forces lorsque j’étais à l’extrémité, et pour lui marquer à lui-même le soin qu’il devait avoir de moi et la dépendance qu’il voulait que j’eusse à son égard. J’étais comme les petits enfants, sans penser à moi ni à mon mal. J’aurais été tous les jours sans prendre de nourriture que je n’y aurais pas pensé, et quelque chose que l’on me donnât, je la prenais, eût-il dû me faire mourir. L’on me traitait dans mes maux autrement qu’il ne fallait, les remèdes les augmentaient, mais je ne pouvais m’en mettre en peine. J’avais toujours le visage riant dans mes plus grands maux, de sorte que chacun en était étonné. Les religieuses avaient une extrême compassion de moi, il n’y avait que moi qui n’avais nul sentiment sur moi-même. Je vis plusieurs fois en songe le Père La Mothe qui me faisait des persécutions, et Notre-Seigneur me fit connaître qu’il me devait beaucoup tourmenter et que le Père La Combe me laisserait durant le temps de la persécution. Je le lui écrivis, et cela le fâcha beaucoup parce qu’il sentait bien son cœur trop uni à la volonté de Dieu et trop désireux de me servir dans cette même volonté pour faire cela. Il crut que c’était par défiance, mais cela s’est bien trouvé vrai : il m’a abandonnée dans la persécution, non par volonté, mais par nécessité, ayant été lui-même persécuté le premier.

[4.] Le jour de la Purification[84] que j’étais retombée dans une plus grande fièvre, le père m’ordonna d’aller à la messe. Il y avait cette fois vingt-deux jours que j’avais la fièvre continue plus violente qu’à l’ordinaire. Je ne fis pas seulement une attention ni une réflexion sur mon état. Je me levai et je fus à la messe; je me remis au lit où je fus bien plus mal qu’auparavant. Ce fut un jour de grâce pour moi ou plutôt pour le père; Dieu lui en fit de très grandes à mon occasion. Vers le carême, le père, sans faire attention qu’il avait un carême à prêcher, me voyant si mal, il dit à Notre-Seigneur de me soulager, et qu’il porterait bien une partie de mon mal. Il dit à nos filles de demander la même chose, c’est-à-dire qu’il me soulageât selon son intention. Il est vrai que je fus un peu mieux, mais il tomba malade; ce qui fit une grande alarme dans le lieu, à cause qu’il y devait prêcher. Il était si fort suivi que des gens venaient de cinq lieues passer plusieurs jours là pour l’entendre. Comme j’appris qu’il était si malade que le lundi gras[85] on crut qu’il mourrait, je m’offris à Notre-Seigneur pour être plus malade et qu’il lui rendit la santé et le mit en état de prêcher à son peuple qui était affamé de l’entendre. Notre-Seigneur m’exauça si bien qu’il monta en chaire le mercredi des Cendres.

[5.] Ce fut dans cette maladie, mon Seigneur, que vous m’apprîtes qu’il y avait une autre manière de converser avec les créatures qui sont tout à vous que la parole. Vous me fîtes [190] concevoir que comme vous êtes toujours parlant et opérant dans une âme, ô divin Verbe, quoique vous y paraissiez dans un profond silence, qu’il y avait aussi un moyen de se communiquer dans vos créatures par vos créatures dans un silence ineffable.

[12,7] Je fus bien surprise de comprendre par une expérience que ce que vous aviez voulu de moi en m’obligeant à dire toutes mes pensées, avait été de me consommer dans la simplicité et d’y faire entrer le Père La Combe, me rendant souple à tous vos vouloirs; car quelque croix qui me vint de dire mes pensées, quoique le Père La Combe trouvât souvent mauvaises les choses jusqu’au point de se dégoûter de me servir et qu’il me le témoignât, quoique par charité il passât par-dessus ses répugnances, je ne désistai jamais pour cela de les lui dire.

[12,8] Notre-Seigneur nous avait fait entendre qu’il nous unissait par la foi et par la croix, aussi ç’a bien été une union de croix en toutes manières, tant par ce que je lui ai fait souffrir à lui-même et qu’il m’a fait souffrir réciproquement, qui était bien plus fort que tout ce que j’en puis dire, que par les croix que cela nous a attirées du dehors. Les souffrances que j’avais à son occasion étaient telles que j’en étais réduite aux abois. Ce qui a duré plusieurs années, car quoique j’aie été bien plus de temps éloignée de lui que proche, cela n’a point soulagé mon mal qui a duré jusqu’à ce qu’il ait été parfaitement anéanti et réduit au point où Dieu le voulait. Cette opération lui a fait souffrir des douleurs d’autant plus extrêmes que les desseins que Dieu avait sur lui étaient plus grands, et il m’a causé des douleurs cruelles. Lorsque j’étais à près de cent lieues de lui je sentais sa disposition. S’il était fidèle à se laisser détruire, j’étais en paix et au large, s’il était infidèle en réflexion ou hésitation, je souffrais des tourments étranges jusqu’à ce que cela fut passé. Il n’avait que faire de me mander son état pour que je le susse, de sorte que j’étais souvent couchée sur le carreau tout le jour sans me pouvoir remuer dans l’agonie. Après avoir souffert quinze jours de cette sorte des souffrances qui surpassaient tout ce que j’avais jamais souffert en ma vie, je recevais des lettres de lui par lesquelles j’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait, et alors j’éprouvais que peu à peu mon âme trouvait une paix et un large très grand qui était plus ou moins selon qu’il se délaissait plus ou moins à Notre-Seigneur.

Ceci n’était pas en moi une chose volontaire, mais nécessaire, car si la nature avait pu secouer ce joug qui lui était plus dur et plus douloureux que la mort, elle l’aurait fait. Je disais : «O union nécessaire et non volontaire, tu n’es volontaire que parce que je ne suis plus maîtresse de moi-même et qu’il faut que je cède à celui qui a pris une si forte possession de moi après que je me fus donnée à lui librement et sans aucune réserve!» Mon cœur avait en lui comme un écho et un contre-coup qui lui disaient toutes les dispositions où il était, mais lorsqu’il résistait à Dieu, je souffrais de si horribles tourments que je croyais quelquefois que cela m’arracherait la vie; j’étais obligée quelquefois de me mettre sur le lit et de soutenir de cette sorte un mal qui me [191] paraîssait insoutenable, car enfin de porter une âme quelque éloignée que la personne soit de nous, et de souffrir toutes les rigueurs que l’amour lui fait souffrir et toutes les résistances, cela est étrange. Dans cette maladie, dis-je, j’appris un langage qui m’avait été inconnu jusqu’alors.          

Je m’aperçus peu à peu que lorsque l’on faisait entrer le Père La Combe ou pour me confesser, ou pour me communier, je ne pouvais plus lui parler et qu’il se faisait à son égard dans mon fond le même silence qu’il se faisait à l’égard de Dieu. Je compris que Dieu me voulait apprendre que les hommes pouvaient dès cette vie apprendre le langage des anges. Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu’en silence, ce fut là que nous nous entendions en Dieu d’une manière ineffable et toute divine. Nos cœurs se parlaient et se communiquaient une grâce qui ne se peut dire. Ce fut un pays tout nouveau pour lui et pour moi, mais si divin, que je ne le puis exprimer. Au commencement cela se faisait d’une manière plus perceptible, c’est-à-dire que Dieu nous pénétrait d’une manière si forte de lui-même et son divin Verbe nous faisait tellement une même chose en lui, mais d’une manière si pure, mais aussi si suave, que nous passions les heures dans ce profond silence toujours communicatif sans pouvoir dire une parole. C’est là que nous apprîmes par notre expérience les communications et les opérations du Verbe pour réduire les âmes dans son unité, et à quelle pureté on peut parvenir en cette vie. Il me fut donné de me communiquer de cette sorte à d’autres bonnes âmes, mais avec cette différence que dans les autres, je ne recevais rien, et ne faisais que leur communiquer la grâce dont ils se remplissaient auprès de moi dans ce silence sacré qui leur communiquait une force et une grâce extraordinaires, mais je ne recevais rien d’elles. Mais pour le père, j’éprouvais qu’il se faisait un flux et reflux de communication de grâces qu’il recevait de moi et que je recevais de lui, qu’il me rendait et que je lui rendais la même grâce dans une extrême pureté.

[12.] O communications admirables que celles qui se passèrent entre Marie et Saint Jean! O filiation toute divine, qui voulez bien vous étendre jusqu’à moi tout indigne que j’en suis! O. divine Mère qui voulez bien communiquer votre fécondité et votre maternité toute divines à ce pauvre néant, j’entends cette fécondité des cœurs et des esprits. Notre-Seigneur voulut pour m’instruire à fond de ce mystère en faveur des autres, qu’une fille dont j’ai parlé eût besoin de ce secours; je l’ai éprouvée de toutes manières, et lorsque je ne voulais pas qu’elle demeurât auprès de moi en silence, je voyais son intérieur tomber peu à peu, et même ses forces corporelles se perdre au point de tomber en défaillance. Lorsque j’eus fait assez d’expériences de cela pour comprendre ces manières de communications, les besoins si extrêmes se passèrent, et je commençai à découvrir, surtout avec le Père La Combe lorsqu’il était absent, que la communication intérieure se faisait de loin comme de près. Quelquefois Notre-Seigneur me faisait comme arrêter court au milieu de mes occupations, et j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement de grâce pareil à celui que j’avais éprouvé étant auprès de lui, ce que j’ai aussi éprouvé avec bien d’autres, non pas toutefois en pareil degré, mais plus ou moins, sentant leurs infidélités, et connaissant leurs fautes par des impressions inconcevables, sans m’y tromper, ainsi que je le dirai dans la suite.

2.14 AUX PORTES DE LA MORT

1-3. ‘Vous me montrâtes à moi-même sous la figure de cette femme de l'Apocalypse … [J’ai] confiance que, malgré la tempête et l'orage, tout ce que vous m'avez fait dire ou écrire sera conservé.’ 4. ‘J'aperçus, non sous aucune figure, le dragon … la mort s'approchait toujours de mon cœur … [le Père] dit à la mort de ne passer pas outre.’ 5. Etablissement d’un hôpital. 6. ‘La supérieure eut de fortes croix à mon occasion …après y avoir été deux ans et demi ou environ, elles furent plus en repos.’ 7. Le Père la quitte pour aller chez M. de Verceil. Elle sort des Ursulines et trouve une petite maison : ‘Jamais je n'ai goûté un pareil contentement.’ 8. Voyage périlleux à Lausanne.

 [1.] Dans cette maladie si longue, votre seul amour, ô mon Dieu, fit mon occupation sans occupation. […] Dans cet état d’oubli et de maladie j’étais quelquefois pressée d’écrire au Père La Combe pour l’encourager et fortifier dans ses peines, et la force m’en était donnée dans un temps où la faiblesse de mon corps était si grande que je ne pouvais qu’à peine me remuer dans mon lit; avais-je écrit ce que l’amour disait, je rentrais dans ma première faiblesse. Vous m’apprîtes, ô mon Amour, que votre état d’enfance ne serait pas le seul qu’il me faudrait porter… […]

[2.] Une nuit que j’étais fort éveillée, vous me montrâtes à moi-même sous la figure de cette femme de l’Apocalypse — qui dit figure ne dit pas la réalité : le serpent d’airain, qui était la figure de Jésus-Christ, n’était pas Jésus-Christ — qui a la lune sous ses pieds, environnée du soleil, douze étoiles sur sa tête, et étant enceinte, elle criait dans les douleurs de son enfantement[86]. Vous me fîtes comprendre que cette lune qui était sous ses pieds, marquait que mon âme était au-dessus de la vicissitude et de l’inconstance dans les événements; que j’étais tout environnée et pénétrée de vous-même, que les douze étoiles étaient les fruits de cet état et les dons dont il était gratifié; que j’étais grosse d’un fruit qui était cet esprit que vous vouliez que je communiquasse à tous mes enfants, soit de la manière que j’ai dit, soit par mes écrits; que le Démon était cet effroyable dragon qui ferait ses efforts pour dévorer le fruit, et des ravages horribles par toute la terre; mais que vous conserveriez ce fruit dont j’étais pleine en vous-même, qu’il ne se perdrait point : aussi ai-je la confiance que, malgré la tempête et l’orage, tout ce que vous m’avez fait dire ou écrire sera conservé[87]. […]

[3.] […] J’écrivis tout cela au Père La Combe, et vous m’unîtes encore plus fortement à lui. J’éprouvais, ô mon amour, que du même lien dont vous me serriez en vous-même, vous me liiez avec le Père La Combe et vous m’imprimâtes à son égard la même parole que vous m’aviez imprimée par vous : Je vous unis en foi et en croix[88]. O. Dieu, vous ne promettez rien en matière de croix que vous ne donniez abondamment. Pourrais-je dire, ô Dieu, les miséricordes que vous me faisiez? Non, elles demeureront en vous-même, étant d’une nature à ne pouvoir être décrites à cause de leur pureté et de leur profondeur, exemptes de toute distinction.

 [4.] Dans mon état d’enfance j’étais souvent à la mort, ainsi que je l’ai dit. Un jour que l’on me croyait presque guérie, sur les [196] quatre heures du matin, j’aperçus non sous aucune[89] figure le dragon. Je ne le voyais pas, mais j’étais certaine que c’était lui. […] Je sentais peu à peu que ma vie se retirait autour du cœur. Le Père La Combe me donna l’extrême-onction, la supérieure des ursulines l’en ayant prié parce qu’elles n’avaient point de prêtre ordinaire. J’étais très contente de mourir, et le Père La Combe n’en avait nulle peine. Il serait difficile de comprendre, à moins de l’avoir éprouvé, comment une union si étroite qu’il n’y en a guère de semblable, peut porter sans sentir aucune peine une division pareille à celle de voir mourir une personne à qui l’on tient si fort. Il en était lui-même étonné, mais cependant il n’est pas difficile à concevoir que, n’étant unis qu’en Dieu même d’une manière si pure et si intime, la mort ne pouvait nous diviser, au contraire, elle nous aurait encore unis plus étroitement. C’est une chose que j’ai éprouvée bien des fois, que la moindre division de sa volonté d’avec la mienne ou la moindre résistance qu’il faisait à Dieu me faisaient souffrir des tourments inexplicables, et que de le voir mourir, prisonnier éloigné pour toujours, ne me faisait pas l’ombre de peine.

Le Père La Combe témoignait donc beaucoup de contentement de me voir mourir, et nous riions ensemble du moment qui faisait tout mon plaisir, car notre union était autre que tout ce qu’on saurait s’en imaginer. Cependant la mort s’approchait toujours de mon cœur, et je sentais les convulsions qui occupaient mes entrailles remonter à mon cœur. Je peux dire que j’ai senti la mort sans mourir. Comme le Père La Combe, qui était à genoux proche de mon lit, remarquait le changement de mon visage et mes yeux qui s’obscurcissaient, il vit bien que j’allais expirer; il me demanda où était la mort et les convulsions; je lui fis signe qu’elles gagnaient le cœur et que j’allais [197] mourir. O. Dieu, vous ne voulûtes point encore de moi, vous me réserviez à bien d’autres douleurs que celles de la mort, si on peut appeler douleurs ce que l’on souffre dans l’état où vous m’avez mise par votre seule bonté. Vous inspirâtes au Père La Combe de mettre la main sur la couverture à l’endroit de mon cœur, et avec une voix forte qui fut ouïe de ceux qui étaient dans ma petite chambre qui était presque pleine, il dit à la mort de ne passer pas outre. Elle obéit à cette voix et mon cœur reprenant un peu de vie, revint. Je sentis ces mêmes convulsions redescendre dans mes entrailles de la même manière qu’elles y étaient montées et elles restèrent tout le jour dans les entrailles avec la même violence qu’auparavant, puis redescendirent peu à peu jusqu’au lieu où le dragon avait frappé, et ce pied fut le dernier revivifié. Il me resta plus de deux mois une très grande faiblesse sur ce côté-là plus que sur l’autre, et même après que je fus mieux et en état de marcher, je ne pouvais me soutenir sur ce pied qui avait peine à me porter. […]

[5.] […] Durant que j’étais ainsi malade, Notre-Seigneur donna la pensée au Père La Combe d’établir un hôpital dans ce lieu où il n’y en avait point, pour retirer[90] les pauvres malades, et d’instituer aussi une congrégation de Dames de la Charité pour fournir à ceux qui ne pouvaient quitter leur famille pour aller à l’hôpital ce qui leur était nécessaire pour vivre dans leur maladie, à la manière de France, dont il n’y a aucune institution en ce pays-là. […]

[7.] Comme j’étais encore malade aux Ursulines, Monseigneur l’évêque de Verceil[91], qui était extrêmement ami du père général des barnabites, lui demanda avec instance de lui chercher parmi ses religieux un homme de mérite, de piété et de doctrine, en qui il pût prendre confiance, et qui pût lui servir de théologal[92] et de conseil; que son diocèse avait un extrême besoin de ce secours. Le général jeta d’abord les yeux sur le Père La Combe. Cela était d’autant plus faisable que ses six ans de supériorité finissaient. Le père général, avant que de l’engager tout à fait avec Monseigneur de Verceil, lui en écrivit pour savoir s’il n’y avait point de répugnance, l’assurant qu’il ne ferait que ce qu’il voudrait. Le Père La Combe répliqua qu’il n’avait point d’autre volonté que celle de lui obéir et qu’il pouvait ordonner de tout comme il lui plairait. Il me donna de cela avis et que nous allions être entièrement séparés. Je n’en eus aucun chagrin. Je fus bien aise que Notre-Seigneur se servît de lui sous un évêque qui le connût et qui lui rendît justice. On attendit encore quelque temps à le faire partir, tant parce que l’évêque était toujours à Rome, que parce que le temps de la supériorité du père n’était pas encore achevé.

[15,1] Je sortis donc des Ursulines et l’on me chercha une maison éloignée du lac. L’on n’en trouva point de vide qu’une qui avait tout l’air de la plus grande pauvreté. Il n’y avait de cheminée qu’à la cuisine, dans laquelle il fallait passer pour aller à la chambre. Je pris ma fille avec moi et lui donnai la plus grande chambre pour elle et pour la fille qui la soignait. On me mit dans un petit trou avec de la paille, qui avait une montée en échelle de bois. Comme je n’avais point de meubles que nos lits, qui étaient blancs, j’achetai quelques chaises de paille avec de la vaisselle de faïence, de terre, et de bois. Jamais je n’ai goûté un pareil contentement à celui que je trouvai dans ce petit endroit qui me paraissait si fort conforme à Jésus-Christ. […] Quoique je fisse de temps en temps des charités à Gex, je n’en étais pas moins persécutée. L’on offrit à une personne une lettre de cachet[93] pour faire rester le père La Combe à Thonon, croyant que ce serait un support pour moi dans la persécution, mais nous l’empêchâmes. Je ne savais pas les desseins de Dieu alors et qu’il me retirerait bientôt de ce lieu.

[8.] Avant[94] de sortir des Ursulines, le bon ermite dont j’ai parlé, m’écrivit qu’il me priait avec instance d’aller à Lausanne qui n’était qu’à six lieues de Thonon, sur le lac, parce qu’il espérait toujours retirer sa sœur qui y demeurait, et qu’il la convertirait. L’on ne peut aller là parler de religion sans risquer sa vie. Sitôt que je fus en état de marcher, quoiqu’encore fort faible, je me résolus, aux instances de ce bon ermite, d’y aller. Nous prîmes un bateau et je priai le Père La Combe de nous y accompagner. Nous fûmes là assez aisément, mais comme le lac était encore éloigné de la ville de plus d’un quart de lieue, il me fallut malgré ma faiblesse, trouver des forces pour faire ce chemin à pied. Nous ne pûmes jamais trouver de voiture, les mariniers me soutenaient autant qu’ils pouvaient, mais cela n’était pas suffisant pour l’état où j’étais. Lorsque j’arrivai à la ville, je ne savais plus si j’avais un corps, si c’était sur mes jambes que je marchais ou sur des jambes étrangères, je ne me sentais pas, et je ne crois pas que sans miracle j’eusse pu porter une telle fatigue en l’état où j’étais. Je parlai à cette femme avec le Père La Combe, mais elle venait de se marier, de sorte qu’il n’y eut rien à faire qu’à risquer notre vie, car cette femme nous assura que, si ce n’avait été la considération de son frère duquel nous lui portâmes des lettres, elle nous aurait dénoncés comme venant débaucher les religionnaires. Sitôt que nous fûmes dehors, elle nous écrivit que si nous y revenions il n’y allait pas moins que de notre vie, qu’elle avait même été fort blâmée de n’avoir pas averti que nous étions là, car c’est une règle parmi eux dans ce lieu-là que qui leur parle de controverse est puni de mort. Nous pensâmes encore périr sur le lac dans un lieu dangereux, où il vint une tempête qui nous allait engloutir si Dieu ne nous eût protégés à son ordinaire. À quelques jours de là, il périt au même endroit [200] une barque et trente-trois personnes[95].

Madame Guyon et le P. Lacombe passent outremonts à Turin et Verceil ce qui est  « peut-être un moyen dont il voulait se servir pour nous tirer de l’opprobre et de la persécution. » « L’on s’est imaginé que notre union était naturelle et humaine; vous savez, ô mon Dieu, que nous n’y trouvions l’un et l’autre que croix, mort et destruction. » Le P. Lacombe « pense qu’elle est orgueilleuse. »

2.15 EN PIÉMONT

1. Heureuse dans sa petite maison. 2. ‘La marquise de Prunai, soeur du premier secrétaire d'état de Son Altesse Royale …Lorsqu'elle sut que j'avais été obligée de quitter les Ursulines …elle obtint une lettre de cachet pour obliger le père La Combe d'aller à Turin …et de me mener avec lui.’ 3. ‘Il fut conclu que j'irais à Turin et que le Père La Combe m'y conduirait et de là irait à Verceil. Je pris encore un religieux de mérite.’ Calomnies répandues par le P. La Mothe. 4. ‘Le père La Combe se rendit à Verceil, et je restai à Turin chez la Marquise de Prunai’ (5 déplacé)  6. M. de Verceil ‘désirait extrêmement de m'avoir. C'était madame sa soeur, religieuse de la Visitation de Turin, qui est fort de mes amies, qui lui avait écrit de moi … mais un certain honneur, un respect humain me retenait.’ 7. Le Père est encore intérieurement divisé, source de souffrance. 5. Invitation de l’évêque d’Aoste, au début de son séjour à Turin. 8. Le Père est ébloui par une pénitente en lumières. Lettre. 9. Il pense qu’elle est orgueilleuse. Essayant d’accepter ce reproche elle défaille, il est ‘éclairé dans ce moment du peu de pouvoir que j'avais en ces choses.’

 [2.] La marquise de Prunai, sœur du premier secrétaire d’État de Son Altesse Royale et son ministre, avait envoyé un exprès de Turin durant ma maladie pour me convier d’aller avec elle; qu’étant aussi persécutée que je l’étais dans le diocèse, je trouverais auprès d’elle un asile; […] Lorsqu’elle sut que j’avais été obligée de quitter les Ursulines sans savoir la manière dont j’étais traitée, elle obtint une lettre de cachet pour obliger le Père La Combe d’aller à Turin passer quelques semaines pour sa propre utilité, et de me mener avec lui où je trouverais un refuge. Comme elle fit tout cela à notre insu et que comme elle l’a dit depuis, une[96] force supérieure le lui faisait faire sans en connaître la cause, si elle y avait bien pensé, étant aussi prudente qu’elle est, elle ne l’aurait peut-être pas fait, car les persécutions que Monseigneur de Genève nous procura en ce lieu, lui causèrent de bonnes humiliations. Notre-Seigneur a permis qu’il m’ait poursuivie d’une manière surprenante dans tous les lieux où j’ai été, sans me donner ni trêve ni relâche quoique je ne lui aie fait aucun mal, au contraire, j’aurais voulu donner mon sang et ma vie mille fois pour le bien de son diocèse.

[3.] Comme cela s’était fait sans notre participation, nous crûmes sans hésiter que c’était la volonté de Dieu et peut-être un moyen dont il voulait se servir pour nous tirer de l’opprobre et de la persécution, me voyant chassée d’un côté et demandée de l’autre, de sorte qu’il fut conclu que j’irais à Turin et que le Père La Combe m’y conduirait, et de là irait à Verceil[97]. Je pris encore un religieux de mérite, qui enseignait la théologie depuis quatorze ans, afin de [201] faire les choses avec plus de bienséance, et ôter à nos ennemis tout sujet de parler. Je me fis encore accompagner d’un garçon que j’avais amené de France et qui avait appris le métier de tailleur. Ils prirent des chevaux et je pris une litière pour ma fille, ma femme de chambre et moi; mais toutes les précautions sont inutiles quand il plaît à Dieu de crucifier. Nos adversaires écrivirent d’abord à Paris et l’on fit cent contes ridicules sur ce voyage, de vraies comédies, des choses inventées à plaisir et les plus fausses du monde. C’était le père de La Mothe qui débitait tout cela, peut-être le croyait-il véritable; quand cela aurait été, il aurait dû le cacher par charité, mais étant aussi faux que cela l’était, il le devait plutôt taire. […]

 [4.] Le père La Combe se rendit à Verceil, et je restai à Turin chez la Marquise de Prunai Quelles croix ne me fallait-il pas essuyer de la part de ma famille, de M. de Genève[98], des b(arnabites) et d’une infinité de personnes? Mon fils aîné[99] vint me quérir à l’occasion de la mort de ma belle-mère, ce qui me fut une augmentation de croix bien fortes; mais après que nous eûmes entendu toutes ses raisons, et comme l’on avait fait sans moi toutes les ventes des meubles, élu des tuteurs[100] et ordonné de tout sans ma participation, j’étais entièrement inutile. L’on ne jugea pas à propos de me faire retourner à cause de la rigueur de la saison. Vous seul savez, ô mon Dieu, ce que je souffris, car vous ne me faisiez point connaître votre volonté et le père La Combe disait n’avoir point de lumière pour me conduire. Vous savez, mon Seigneur, ce que cette dépendance m’a fait souffrir, car lui qui était doux pour tout le monde, avait souvent pour moi une extrême dureté. Vous étiez, ô mon Dieu, l’auteur de tout cela, et vous vouliez qu’il en usât de la sorte afin que je restasse sans consolation, car il conseillait très juste tous ceux qui s’adressaient à lui. Quand il était question de me déterminer sur quelque chose, il ne le pouvait, et me disait qu’il n’avait point de lumière pour me conduire, que je fisse ce que je pourrais. Plus il me disait ces choses, plus je me sentais dépendante de lui, et impuissante à me déterminer. Nous avons été une bonne croix l’un à l’autre, nous avons bien éprouvé que notre union était en foi et en croix, car plus nous étions crucifiés, plus nous étions unis.

L’on s’est imaginé que notre union était naturelle et humaine; vous savez, ô mon Dieu, que nous n’y trouvions l’un et l’autre que croix, mort et destruction. Combien de fois nous disions-nous que, si l’union avait été naturelle, nous ne l’aurions pas conservée un moment parmi [202] tant de croix! J’avoue que les croix qui me sont venues de cette part ont été les plus grandes de ma vie. […]

[6.] La marquise de Prunai qui m’avait si fort désirée, voyant les grandes croix et les abjections où j’étais, se dégoûta de moi […]

De rester à Turin sans la marquise de Prunai, il n’y avait nulle apparence, et d’autant moins qu’ayant vécu fort retirée en ce lieu, je n’y avais fait aucune connaissance. Je ne savais que devenir. Le père La Combe, comme j’ai dit, n’y demeurait pas, il demeurait à Verceil. Monseigneur de Verceil m’avait écrit le plus obligeamment du monde, me priant avec instance d’aller à Verceil pour demeurer auprès de lui, me promettant sa protection et m’assurant de son estime, ajoutant qu’il me regarderait comme sa propre sœur, que sur le récit qu’on lui avait fait de moi il désirait extrêmement de m’avoir. C’était madame sa sœur, [203] religieuse de la Visitation de Turin, qui est fort de mes amies, qui lui avait écrit de moi, et un gentilhomme français de sa connaissance; mais un certain honneur, un respect humain me retenait; je ne voulais pas que l’on pût dire que j’avais été chercher le Père La Combe, et que c’était pour aller là que j’avais été à Turin. Il avait aussi sa réputation à conserver, qui faisait qu’il ne pouvait agréer que j’y allasse, quelque forte instance que Monseigneur de Verceil en fît. S’il avait cru pourtant, et moi aussi, que c’eût été la volonté de Dieu, nous aurions passé par-dessus toutes ces considérations. Dieu nous tenait l’un et l’autre dans une si grande dépendance de ses ordres, qu’il ne nous les faisait point connaître, mais le moment divin de sa providence déterminait tout. Cela servait fort à faire mourir le père La Combe qui avait marché très longtemps par les certitudes. Mais Dieu les lui arracha toutes par un effet de sa bonté, qui voulait le faire mourir sans réserve.

[7.] Durant tout le temps que je fus à Turin[101], Notre-Seigneur me fit de très grandes grâces, et je me trouvais tous les jours plus transformée en lui et (avais) toujours plus de connaissances de l’état des âmes, sans m’y méprendre ni me tromper, quoiqu’on ait voulu me persuader le contraire et que j’eusse fait moi-même tous mes efforts pour me donner d’autres pensées, ce qui ne m’a pas peu coûté; car lorsque je disais ou écrivais au père La Combe l’état de quelques âmes qui lui paraissaient plus parfaites et plus avancées que la connaissance qui m’en était donné, il l’attribuait à l’orgueil, s’en fâchait très fort contre moi, et en prenait même du rebut pour mon état. Ma peine n’était pas de ce qu’il m’en estimait moins, nullement, car je n’étais pas même en état de faire réflexion s’il m’estimait ou non, mais c’est que Notre-Seigneur ne me permettait pas de changer de pensées, et qu’il m’obligeait à les lui dire. Il ne pouvait accorder, Dieu le permettant de la sorte pour le perdre davantage et lui ôter tout appui, il ne pouvait, dis-je, accorder une obéissance miraculeuse pour mille choses et une fermeté qui lui semblait alors extraordinaire, et même criminelle en certaines choses. Cela le mettait même en défiance de ma grâce, car il n’était pas encore affermi dans sa voie et ne comprenait pas assez qu’il ne dépendait nullement de moi d’être d’une manière ou d’une autre; et que, si j’avais eu quelque puissance, je me serais accordée à ce qu’il disait pour m’épargner les croix que cela me causait, ou du moins j’aurais dissimulé par adresse. Mais je ne pouvais faire ni l’un ni l’autre et quand tout aurait dû périr, il fallait que je lui dise les choses comme Notre-Seigneur me les faisait dire.

Ce qui était surprenant, c’est que Dieu m’a donné en cela une fidélité inviolable jusqu’au bout, sans que les croix, les peines, la peur d’être abandonnée du Père La Combe m’aient fait manquer un moment à cette fidélité. Ces choses donc, qui lui paraissaient entêtement, faute de lumière, et que Dieu permettait de la sorte pour lui ôter l’appui qu’il aurait pris en la grâce qui était en moi, le mettaient en division avec moi. Et quoiqu’il ne m’en témoignât rien, au contraire, qu’il tâchât de toutes ses forces de me le cacher, quelque éloigné qu’il fut de moi, je ne le pouvais ignorer, car Notre-Seigneur me le faisait sentir d’une manière [204] étrange, comme si l’on m’eût divisée de moi-même; ce que je sentais plus ou moins douloureusement, selon que la division était plus ou moins forte, et sitôt qu’elle diminuait ou finissait, ma peine cessait, et j’étais mise dans le large, et cela quelque éloignée que je fusse de lui. Il éprouvait de son côté que sitôt qu’il était divisé d’avec moi, il l’était d’avec Dieu, et il m’a dit et écrit un grand nombre de fois : «Sitôt que je suis bien avec Dieu, je suis bien avec vous, et sitôt que je suis mal avec Dieu, je suis mal avec vous,» c’était ses propres termes. Il éprouvait que sitôt que Dieu le recevait dans son sein, c’était en l’unissant à moi, comme s’il n’eût voulu de lui que dans cette union; et Notre-Seigneur me faisait payer toutes ses infidélités très fortement.

[5.][102] Au commencement que je fus à Turin, le père La Combe y resta quelque temps en attendant une lettre de Mgr de Verceil; et il prit ce temps pour aller voir Monseigneur l’évêque d’Aoste, son intime ami et qui connaissait ma famille. Comme il sut la persécution de Monseigneur de Genève qui nous poursuivait à outrance du côté de la cour de Turin, il me fit offre d’aller dans son diocèse, et m’écrivit par le père La Combe des lettres les plus obligeantes du monde. Il me mandait que devant que Jérôme eût connu Paule[103], c’était un saint; mais après, de quelle manière en parlait-on? Il me voulait faire entendre par là comment le père La Combe avait toujours passé pour un saint avant cette persécution que je lui avais attirée innocemment. Il me marquait en même temps qu’il conservait pour lui une estime très grande. Après qu’il fut de retour d’Aoste, il resta encore quelques semaines à Turin.

[8.] Pendant ce temps une veuve, qui est une bonne servante de Dieu, mais toute en lumière et sensibilité, vint à lui à confesse. Comme elle était dans un état tout sensible, elle disait des merveilles. Le Père La Combe en était ravi parce qu’il sentait le sensible de sa grâce. J’étais de l’autre côté du confessionnal. Après que j’eus longtemps attendu, il me dit deux ou trois mots, puis il me renvoya en me disant qu’il venait de trouver une âme qui était à Dieu; que c’était véritablement celle-là qui y était; qu’il en était tout embaumé; qu’il s’en fallait bien qu’il ne trouvât cela en moi, que je n’opérais plus sur son âme que mort. J’eus de la joie d’abord de ce qu’il avait trouvé une si sainte âme, parce que j’en ai toujours beaucoup, mon Seigneur, de vous voir glorifié. Je m’en retournai sans y faire davantage d’attention. En m’en retournant, Notre-Seigneur me fit voir clairement l’état de cette âme, qui était très bonne à la vérité, mais qui n’était que dans un commencement mélangé d’affection et d’un peu de silence, toute pleine de sensible; que c’était pour cela qu’il ressentait son état; que, pour moi, en qui Notre-Seigneur avait tout détruit, j’étais bien éloignée de lui pouvoir communiquer du sensible. De plus Notre-Seigneur me fit entendre qu’étant en lui sans rien qui me fut propre, qu’il ne communiquait par moi au père La Combe que ce qu’il lui communiquait par lui-même, qui était mort, nudité et dépouillement, et que toute autre chose le ferait vivre en lui-même et empêcherait sa mort; que s’il s’arrêtait au sentiment, cela ruinerait son intérieur. Il me fallut lui écrire tout cela. En recevant ma lettre, il y remarqua d’abord un caractère de vérité, puis la réflexion étant survenue, il jugea que tout ce que je lui mandais était orgueil, et cela lui causa quelque éloignement de moi, car il avait encore dans l’esprit ses règles ordinaires de l’humilité conçue et comprise à notre manière, et ne voyait pas qu’il ne pouvait plus y avoir d’autre règle en moi que [205] de faire la volonté de mon Dieu. Je ne pensais plus à l’humilité ni à l’orgueil, mais je me laissais conduire comme un enfant qui dit et fait sans distinction tout ce qu’on lui fait dire et faire. Je comprends aisément que toutes les personnes qui ne sont pas entrées dans la perte totale, m’accuseront en cela d’orgueil, mais dans mon état, je n’y peux penser, je me laisse mener où l’on me mène; haut et bas, tout m’est également bon.

[9.] Il m’écrivit que d’abord il avait trouvé quelque chose dans ma lettre qui lui semblait véritable, et qu’il y était entré, mais qu’après l’avoir relue avec attention, il l’avait trouvée pleine d’orgueil, d’entêtement et de préférence de mes lumières aux autres. Je ne pouvais penser à tout cela pour le trouver en moi, ni m’en convaincre comme autrefois [en] le croyant, quoique je ne le visse pas. Cela n’était plus pour moi. Je ne pouvais réfléchir là-dessus. S’il y avait bien pensé, il aurait vu qu’une personne qui ne trouve de volonté ni de penchant pour rien, est bien éloignée de l’entêtement, et il aurait connu que c’était Dieu. Mais Notre-Seigneur ne le permettait pas alors. Je lui écrivis encore pour lui prouver la vérité de ce que je lui avais avancé, mais cela ne servit qu’à le confirmer dans les sentiments désavantageux qu’il avait conçus de moi. Il entra en division. Je connus le moment qu’il avait ouvert ma lettre et qu’il y était entré de cette manière, et je fus mise dans ma souffrance ordinaire. Quand la fille qui lui était allée porter cette lettre, qui était la même [fille] dont j’ai parlé que Notre-Seigneur m’a fait amener, fut revenue, je le lui dis, et elle me dit que c’était à cette heure même qu’il avait lu ma lettre. Notre-Seigneur ne me donna plus de pensée de lui écrire sur ce sujet, mais le dimanche d’après, allant pour me confesser et m’étant mise à genoux, il me demanda d’abord si je persistais toujours dans mes sentiments d’orgueil et si je croyais toujours la même chose. Jusqu’alors je n’avais fait aucune réflexion ni sur ce que j’avais pensé, ni sur ce que je lui avais écrit, mais dans ce moment en ayant fait, cela me parut orgueil comme il me disait. Je lui répondis : «Il est vrai, mon père, que je suis orgueilleuse, et cette personne est bien plus à Dieu que moi.» Sitôt que j’eus prononcé ces paroles, je fus rejetée comme du Paradis dans le fond de l’Enfer. Je n’ai jamais souffert un pareil tourment. J’en étais hors de moi, mon visage changea tout à coup, et j’étais comme une personne qui va expirer et qui n’a plus de raison. Je tombai sur mes jambes. Le père s’aperçut d’abord de cela, et fut éclairé dans ce moment du peu de pouvoir que j’avais en ces choses et comme il me fallait dire et faire sans discernement ce que le Maître me faisait faire. Il me dit aussitôt : «Croyez ce que vous croyiez auparavant, je vous l’ordonne.» Sitôt qu’il m’eut dit cela, je commençai peu à peu à respirer et à prendre vie; à mesure qu’il entrait dans ce que je lui avais dit, mon âme retrouvait le large. Et je disais en m’en retournant qu’on ne me parle plus d’humilité, les vertus ne sont plus pour moi; il n’y a pour moi qu’une seule chose qui est d’obéir à mon Dieu. Il connut bien à quelque temps de là par les manières d’agir de cette personne, qu’elle était bien éloignée de ce qu’il avait pensé. J’ai dit seulement cet exemple. J’en pourrais donner beaucoup d’autres à peu près pareils, mais celui-là suffit.

Dans cette période de transition spirituelle accompagnée de phénomènes physiques dont on vient de lire un compte-rendu intime traduisant une découverte faite ‘sur le tas’ et qui demeure indéchiffrable, « elle entra extérieurement dans un état qui aurait pu passer pour folie » (chapitre 2.16 ici omis). Le chapitre suivant constate et vérifie des cas de communication mystique dont des intuitions portant sur des états intimes d’autrui. Elle est menée à « l’état apostolique » […] de discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre » et conclut : « Je m’aperçus aussitôt d’un don de Dieu qui m’avait été communiqué, sans que je le comprisse, du discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre. Je me sentis tout à coup revêtue d’un état apostolique et je voyais clair dans le fond l’état des âmes de celles qui me parlaient, et cela avec tant de facilité, que celles qui venaient me voir étaient dans l’étonnement et se disaient les unes aux autres que je leur donnais à chacune ce qu’elles avaient besoin. C’était vous, ô mon Dieu, qui faisiez toutes ces choses : elles s’envoyaient (à moi) les unes les autres. »

2.17 COMMUNICATION CONSCIENTE  

1. Elle convertit un religieux, 2. sait qu’il abandonnera. 3. Elle sent un an plus tard son abandon. ‘Infidèles, je sentais qu'ils m'étaient ôtés et qu'ils ne m'étaient plus rien, ceux que Notre Seigneur ne m'ôtait pas et qui étaient chancelants ou infidèles pour un temps, il me faisait souffrir pour eux.’ 4. Conversion d’un violent. 5. Rêve des oiseaux. Le plus beau n’est pas encore venu. 6. Le Père lui ordonne de retourner à Paris. 7. Elle demeure un temps à Grenoble. Etat apostolique : ‘Il venait du monde de tous côtés, de loin et de près.’ Le père retourne à Verceil. 9. Suite de l’état apostolique.

[1.] Etant encore en Savoie[104], Dieu se servit de moi pour attirer à son amour un religieux de mérite, mais qui ne songeait guère à s’acheminer à la perfection. Il accompagna quelquefois le père La Combe lorsqu’il me venait assister dans ma maladie, et j’eus la pensée de le demander à Notre-Seigneur. La veille que je reçus l’extrême-onction, il s’approcha de mon lit, je lui dis que si Notre-Seigneur me faisait miséricorde après ma mort, il en sentirait les effets. Il se sentit touché intérieurement jusqu’aux larmes, et il était un de ceux qui étaient le plus opposés au père La Combe et celui qui avait fait le plus de contes de moi sans me connaître. Il s’en retourna chez eux tout changé, et il ne pouvait s’empêcher de désirer de me parler encore, et d’être extrêmement touché de ce qu’il croyait que j’allais mourir. Il pleurait si fort que les autres religieux s’en raillaient. Ils lui disaient : «Se peut-il une plus grande folie? Une dame de qui vous disiez mille maux il n’y a que deux jours, à présent qu’elle se meurt, vous la pleurez comme si elle était votre mère!» Rien ne pouvait ni l’empêcher de pleurer, ni lui ôter le désir de me parler encore. Notre-Seigneur exauça ses désirs et je me portai mieux. J’eus le temps de lui parler, il se donna à Dieu d’une manière admirable, quoiqu’il eût déjà de l’âge. Il changea jusqu’à son naturel, qui était fin et double, et devint simple comme un enfant. Il ne me pouvait appeler autrement que sa mère. Il prit aussi confiance au père La Combe, lui faisant même sa confession générale. L’on ne le connaissait plus et il ne se reconnaissait plus lui-même.

[…]

[4.] Il y en avait encore un qui était l’homme du monde le plus violent, qui ne gardait aucune mesure, et qui sentait plus son soldat que son religieux. Comme le père La Combe était son supérieur, et qu’il tâchait de le ramener et par ses paroles et par ses exemples, il ne le pouvait souffrir, il avait même contre lui de fort grands emportements. Lorsqu’il disait la messe dans le lieu où j’étais, ce qui était rare, je sentais, sans le connaître, qu’il n’était pas en bon état. Un jour que je le vis passer avec le calice qu’il tenait dans sa main pour aller dire la messe, il me prit pour lui une fort grande tendresse et comme une assurance qu’il était changé. J’étais encore aux Ursulines de Thonon, je connus même que c’était un vase d’élection que Dieu s’était choisi d’une manière particulière. Il me fallut l’écrire au père La Combe pour obéir à l’esprit de Dieu. Lorsque le Père La Combe reçut mon billet, il me manda que c’était là une des plus fausses idées qu’il m’eût encore vues, et qu’il ne voyait guère d’homme plus mal disposé que celui-là; il disait cela parce que sa vie était connue de tout le pays et que comme il n’y avait vu aucun changement, il regardait cela comme la plus ridicule rêverie qui fut jamais. Il fut fort surpris quand sur les quatre ou cinq heures du soir, ce père le fut trouver dans sa chambre, qui du plus fier des hommes [212] lui parut le plus doux. Il lui demanda pardon de tous les chagrins qu’il lui avait faits et lui dit en répandant quelques larmes : «Je suis changé, mon père, et il s’est fait en moi un renversement que je ne comprends pas.» Il lui conta comme il avait vu la Sainte Vierge qui lui avait fait voir qu’il était en état de damnation, mais qu’elle avait prié pour lui.

Après qu’il eut quitté le Père La Combe quoiqu’il fut tard, (celui-ci) ne put s’empêcher de m’écrire que ce que je lui avais mandé d’un tel père était bien véritable, qu’il était changé, mais changé de bonne manière, et qu’il était rempli de joie, qu’il avait voulu avant la nuit me faire part de cette bonne nouvelle. Je restai toute la nuit sur le carreau, sans dormir un moment, pénétrée d’onction des desseins de Dieu sur cette âme. Quelques jours après, Notre-Seigneur me fit connaître encore la même chose avec beaucoup d’onction, les grands desseins qu’il avait sur cet homme, qui est très savant et bon prédicateur. Je fus encore une nuit sans dormir, toute pleine d’onction. Je ne pus m’empêcher de lui écrire les desseins que je croyais que Notre-Seigneur avait sur lui : je donnai la lettre tout ouverte au père La Combe pour la lui donner. Il hésita quelque temps s’il la lui donnerait, n’osant se fier si tôt à lui; comme il avait pris la résolution de la retenir ce Père passa devant lui, il ne put s’empêcher de la lui donner. Loin d’en faire des railleries, il en fut fort touché et résolut de se donner tout à fait à Dieu. Il a peine à rompre tous ses liens, et semble encore être partagé entre Dieu et des attaches qui lui paraissent innocentes, quoique Dieu lui donne quantité de coups pour l’abattre tout à fait; mais ses résistances ne me font point perdre l’espérance de ce qu’il sera un jour.

[5.] Avant son changement, je vis en songe quantité d’oiseaux fort beaux, que chacun poursuivait à la chasse avec grand soin et avec envie de les prendre, et je les regardais tous sans y prendre de part et sans vouloir les prendre. Je fus fort étonné de voir qu’ils venaient tous se donner à moi, sans que je fisse aucun effort pour les avoir. Parmi tous ceux qui se donnèrent qui étaient en assez grand nombre, il y en eut un d’une beauté extraordinaire et qui surpassait de beaucoup tous les autres. Tout le monde était empressé pour gagner celui-là; après s’être enfui de tous, et de moi aussi bien que des autres, il se vint donner à moi lorsque je ne l’attendais plus. Il y en eut un des autres qui après être venu, voltigea longtemps, tantôt se donnant, tantôt se retirant, puis il se donna tout à fait. Celui-là parut être le religieux dont j’ai parlé. D’autres se retirèrent tout à fait. J’eus deux nuits le même songe, mais le bel oiseau, qui n’avait pas de pareil, ne m’est pas inconnu, quoiqu’il ne soit pas encore venu. Que ce soit devant ou après ma mort qu’il se donne tout à Dieu, je suis assurée que cela sera.

 [6.] Comme j’étais chez la marquise de Prunai, indéterminée si je mettrais ma fille à la Visitation de Turin pour aller avec elle, ou si je prendrais un autre parti, - car lorsque j’écrivais là-dessus au Père La Combe, il me répondait qu’il n’avait nulle lumière, ce qui ne le faisait pas peu souffrir et mourir, car il eut bien voulu avoir quelque certitude et Dieu les lui arrachait toutes, - je fus fort surprise, lorsque je m’y attendais le moins, de le voir arriver de Verceil me disant qu’il fallait m’en retourner à Paris sans différer un moment. C’était le soir : il me dit de partir le lendemain matin. […]  Me voilà donc disposée à partir sans répliquer une parole, seule avec ma fille et une femme de chambre, sans avoir personne pour me conduire, car le père La Combe était résolu de ne me pas accompagner, même pour passer la montagne, à cause que Monseigneur de Genève avait écrit partout que j’étais allée à Turin courir après lui. Mais le père provincial, qui était un homme de qualité de Turin et qui connaissait la vertu du père La Combe, lui dit qu’il ne me fallait pas laisser aller dans ces montagnes, surtout ayant ma fille[105] avec moi, sans personne de connaissance, et qu’il lui ordonnait de m’accompagner. Il m’avoua qu’il y avait quelque sorte de répugnance, mais l’obéissance et le danger où j’aurais été exposée seule le firent passer par dessus ses répugnances. Il devait m’accompagner seulement jusqu’à Grenoble et s’en retourner de là à Turin. Je partis donc dans le dessein de m’en aller à Paris souffrir toutes les croix et essuyer toutes les confusions qu’il plairait à Dieu de me faire souffrir.

[7.] Ce qui me fit passer par Grenoble fut l’envie que j’avais de passer deux ou trois jours avec une grande servante de Dieu de mes amies. Lorsque je fus là, le père La Combe et cette dame me dirent de ne pas passer outre et que Dieu voulait se glorifier en moi et par moi dans ce lieu-là; je me laissai conduire à la providence comme un enfant. Cette bonne mère me conduisit d’abord chez une bonne veuve[106], n’ayant pas trouvé de place à l’hôtellerie, croyant comme j’ai dit n’y passer que trois jours. Mais comme l’on me dit de rester à Grenoble, je restai chez elle. Je mis ma fille en religion et me résolus d’employer tout ce temps à me laisser posséder en solitude de celui qui est absolument maître de moi. Je ne fis aucune visite, mais je fus surprise lorsque, peu de jours après mon arrivée, il vint me voir plusieurs personnes qui faisaient profession d’être à Dieu d’une manière singulière.

Je m’aperçus aussitôt d’un don de Dieu qui m’avait été communiqué, sans que je le comprisse, du discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre. Je me sentis tout à coup revêtue d’un état apostolique et je voyais clair dans le fond l’état des âmes de celles qui me parlaient, et cela avec tant de facilité, que celles qui venaient me voir étaient dans l’étonnement et se disaient les unes aux autres que je leur donnais à chacune ce qu’elles avaient besoin. C’était vous, ô mon Dieu, qui faisiez toutes ces choses : elles s’envoyaient (à moi) les unes les autres. Cela vint à tel excès que, pour l’ordinaire, depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir, j’étais occupée à parler de Dieu. Il venait du monde de tous côtés, de loin et de près, des religieux, des prêtres, des hommes du monde, des filles, femmes et veuves, tous venaient les uns après les autres, et Dieu me donnait de quoi les contenter tous d’une manière admirable, sans que j’y pensasse ni que j’y fisse aucune attention. […]

Nous livrons le chapitre entier pour éclairer les passages où apparaît Lacombe : « J’avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu’il fût si éloigné, que s’il eût été proche. » :

2.22 COMMUNICATIONS ET SOUFFRANCE POUR LE P. LA COMBE 

 1. Rêve prémonitoire d’une fille. 2. Crucifige. 3. ‘J'avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu'il fût si éloigné … Souvent la plénitude trop grande m'ôtait la liberté d'écrire.’ 4. ‘Avant que d'écrire sur le livre des Rois de tout ce qui regarde David, je fus mise dans une si étroite union avec ce saint patriarche…’ 5. Conversation : ‘Cet amour pur ne souffrait aucune superfluité ni amusement.’ ‘Il y en avait d'autres, comme j'ai dit, auxquelles je ne pouvais me communiquer qu'en silence, mais silence autant ineffable qu'efficace.’ 6. Communications. ‘Saint Augustin …se plaint qu'il en faut revenir aux paroles à cause de notre faiblesse.’ 7. ‘Ce qui m'a le plus fait souffrir a été le père La Combe.’ 8. / ‘Je souffrais à l’occasion de la fille qui était auprès de moi. Ce qu’elle me faisait souffrir égalait le tourment du purgatoire’ / 9. ‘La créature du monde peut-être de laquelle vous avez voulu une plus grande dépendance.’

[…]

[3.] J’étais dans une si grande plénitude de Dieu, que j’étais souvent ou sur mon lit, ou alitée tout à fait, sans pouvoir parler; et lorsque je n’ai eu aucun moyen de verser cette plénitude, Notre-Seigneur ne permit pas qu’elle fut si violente, car dans cette violence, je ne pouvais plus vivre, mon cœur ne souhaitait que de verser en d’autres cœurs sa surabondance. J’avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu’il fût si éloigné, que s’il eût été proche. Jésus-Christ m’était communiqué dans tous ses états. C’était alors son état apostolique qui était le plus marqué. Toutes les opérations de Dieu en moi m’étaient montrées en Jésus-Christ et expliquées par l’Écriture sainte, de sorte que je portais en moi l’expérience de ce qui était écrit. Lorsque je ne pouvais écrire ou communiquer d’une autre manière, j’étais toute languissante et j’éprouvais ce que Notre-Seigneur dit à ses disciples : J’ai une Pâque à manger avec vous[107]; ô qu’il me tarde qu’elle n’arrive! c’était la communication de lui-même par la Cène, et par sa passion, lorsqu’il dit : Tout est consommé, et rendant l’esprit il baissa la tête[108] parce qu’il communiquait son esprit à tous les hommes capables de le recevoir, il le remit entre les mains de son Père[109] et de son Dieu, aussi bien que son Royaume, comme s’il disait à son Père : «Mon Père, mon Royaume est que je règne pour vous et vous par moi sur les hommes : cela ne se peut faire que par l’épanchement de mon esprit sur eux. Que mon esprit leur soit donc communiqué par ma mort!» Et c’est en cela qu’est la consommation de toutes choses. Souvent la plénitude trop grande m’ôtait la liberté d’écrire et je ne pouvais rien faire que rester couchée, sans parole. Quoique cela fut de la sorte, je n’avais rien pour moi : tout était pour les autres; comme ces nourrices qui sont pleines de lait et qui pour cela ne sont pas plus sustentées, non qu’il me manquât rien, car depuis ma nouvelle vie je n’ai pas eu un moment de vide.

[…]

[7.] Tout ce que j’éprouvais m’était montré dans l’Écriture sainte, et je voyais avec admiration qu’il ne passait rien dans l’âme qui ne soit en Jésus-Christ et dans l’Écriture sainte. Lorsque je communiquais avec des cœurs étroits, je souffrais un fort grand tourment. C’était comme une eau impétueuse qui, ne trouvant pas d’issue, retourne contre elle-même, et j’en étais quelquefois au mourir. O. Dieu, pourrais-je décrire ou faire comprendre tout ce que je souffrais en ce lieu, et les miséricordes que vous m’y fîtes? Il faut passer quantité de choses sous silence, tant parce qu’elles ne se peuvent exprimer, que parce qu’elles ne seraient pas comprises. Ce qui m’a le plus fait souffrir a été le père La Combe[110]. Comme il n’était pas encore affermi dans son état, et que Dieu l’exerçait par des croix et des renversements, ses doutes et ses hésitations me donnaient des coups étranges : quelque éloigné qu’il fut de moi je ressentais ses peines et ses dispositions. Il portait un état de mort intérieure et d’alternatives des plus cruelles du monde, et des plus terribles qui aient jamais été : aussi selon la connaissance que Dieu m’en a donnée, c’est un de ses serviteurs à présent sur terre qui lui est le plus agréable. Il me fut imprimé de lui qu’il était un vase d’élection que Dieu s’était choisi pour porter son nom parmi les Gentils, mais qu’il lui montrerait combien il faudrait souffrir pour ce même nom. Lorsque dans ces épreuves il se trouvait comme rejeté de Dieu, il se sentait en même temps divisé d’avec moi, et sitôt que Dieu le recevait en lui, il se trouvait réuni à moi plus fortement que jamais et il se trouvait éclairé sur mon état d’une manière admirable, Dieu lui donnant une estime qui allait jusqu’à la vénération; de sorte qu’il ne pouvait me cacher ses sentiments; et il me répétait souvent : «Je ne puis être uni à vous hors de Dieu, car sitôt que je suis rejeté de Dieu, je le suis de vous et je me sens divisé d’avec vous, en doute et hésitation continuelle sur ce qui vous regarde; et sitôt que je suis bien avec Dieu, je suis bien avec vous. Je connais la grâce qu’il me fait de m’unir à vous et combien vous lui êtes chère, et le fond qu’il a mis en vous.»

[8.] […] Notre-Seigneur me fit une fois comprendre que lorsque la Père La Combe serait affermi en lui par état permanent, et qu’il n’aurait plus de vicissitudes intérieures, il n’en aurait non plus à mon égard, et qu’il demeurerait pour toujours uni à moi en Dieu. Cela est à présent de cette sorte. Je voyais qu’il ne sentait l’union et la division qu’à cause de sa faiblesse, et que son état n’était pas encore permanent; je ne la sentais que parce qu’il se divisait et qu’il me fallait porter tout cela, mais sitôt que l’union a été sans contrariété sans empêchement et dans sa perfection, il ne l’a plus sentie non plus que moi, si ce n’est par réveil, en conversation intérieure en la manière des bienheureux. L’union de l’âme avec Dieu ne se sent que parce qu’elle n’est pas entièrement parfaite, mais lorsqu’elle est consommée en unité, elle ne se sent plus, elle devient comme naturelle. L’on ne sent point l’union de l’âme avec le corps, le corps vit et opère dans cette union sans y penser ni faire attention à cette union; cela est, il le sait, et toutes les fonctions de vie qu’il fait ne lui permettent pas de l’ignorer; cependant l’on agit sans attention sur cela. Il en est de même de l’union à Dieu et avec certaines créatures en lui, car ce qui fait voir la pureté et éminence de cette union, c’est qu’elle suit celle de Dieu et est d’autant plus parfaite que celle de l’âme en Dieu est plus consommée; cependant s’il fallait rompre cette union si pure et si sainte, l’on la sentirait d’autant plus qu’elle est plus pure, parfaite et insensible, comme l’on sent très bien lorsque l’âme se veut séparer du corps par la mort quoique l’on ne sente pas son union.

[9.] Comme j’étais dans l’état d’enfance dont j’ai parlé et que le Père La Combe se fâchait et divisait d’avec moi, je pleurais comme un enfant et mon corps devenait tout languissant, et ce qui était admirable, c’est que je me trouvais en même temps et plus faible que les petits enfants et forte comme Dieu. Je me trouvais toute divine et éclairée pour tout et ferme pour les plus fortes croix, et cependant la faiblesse même des plus petits enfants. O Dieu, je peux dire que je suis la créature du monde peut-être de laquelle vous avez voulu une plus grande dépendance. Vous me mettiez en toutes sortes d’états et de postures différentes, et mon âme ne voulait ni ne pouvait résister; j’étais si fort à vous qu’il n’y avait chose au monde que vous eussiez pu exiger de moi à laquelle je ne me fusse rendue avec plaisir. […]

2.24 SÉJOUR A VERCEIL

1. ‘A Verceil le soir du vendredi saint. … Le père La Combe ne pouvait s'empêcher de me marquer sa mortification.’ 2. L’évêque ‘ne laissa pas d'être fort satisfait de la conversation … La seconde visite acheva de le gagner entièrement.’ 3. Il loue une maison pour fonder une communauté. 4. Maladie. 5. L’évêque vient souvent la visiter. 6. ‘Le Père La Combe était son théologal et son confesseur 7. ‘Les barnabites de Paris, ou plutôt le Père de La Mothe, s'avisa de le vouloir tirer de là pour le faire aller prêcher à Paris.’ 8. Maladie. L’établissement de la congrégation n’a pas lieu. 9. ‘Ce fut là que j'écrivis l'Apocalypse.’ 10. Etat d’enfance. Elle écrit à la duchesse de Charost.

 [1.] Après ces sortes d’aventures, et d’autres que je serais trop longue à dire, j’arrivai à Verceil le soir du vendredi saint. J’allai à l’hôtellerie où je fus très mal reçue. J’eus de quoi faire un bon vendredi saint, qui dura bien longtemps. J’envoyai chercher le père La Combe que je croyais déjà averti par l’ecclésiastique que j’avais envoyé devant, et qui m’aurait été d’une grande utilité, mais il ne venait que d’arriver. J’eus bien de bonnes confusions à boire tout le temps que je fus sans cet ecclésiastique, ce qui n’aurait pas été si je l’avais eu, car en ce pays-là, sitôt que des dames se font accompagner par des ecclésiastiques, on les regarde avec vénération comme des personnes d’honneur et de piété. Le père La Combe entra dans un chagrin étrange de mon arrivée; Dieu le permettant de la sorte, il ne put même me le dissimuler, en sorte que je me vis en arrivant sur le point de repartir, et que je l’eusse fait malgré mon extrême fatigue sans la fête de Pâques. Le père La Combe ne pouvait s’empêcher de me marquer sa mortification. Il disait que chacun croirait que je serais allée le trouver, et que cela ferait tort à sa réputation. Il était dans une très haute estime dans ce pays. Je n’avais pas eu moins de peine à y aller, et c’était la seule nécessité qui me l’avait fait faire malgré mes répugnances, de sorte que je fus mise dans un état de souffrances, et Notre-Seigneur appuyant sa main me les rendit très fortes. Le père me reçut avec un froid et des manières qui me firent assez voir ses sentiments, et qui redoublèrent ma peine. Je lui demandai s’il voulait que je m’en retournasse, que je partirais dès le moment, quoique je fusse accablée des fatigues d’un si long et si périlleux voyage, outre que j’étais bien abattue du Carême, que j’avais jeûné avec la même exactitude que si je n’eusse pas voyagé. Il me dit qu’il ne savait pas comment Monsieur de Verceil prendrait mon arrivée dans un temps où il ne m’attendait plus, après que j’avais refusé si longtemps et avec opiniâtreté les offres obligeantes qu’il m’avait faites, qu’il ne témoignait même plus d’envie de me voir depuis ce refus. Ce fut alors qu’il me sembla que j’étais rejetée de dessus la [243] terre sans y pouvoir trouver aucun refuge et que toutes les créatures se joignaient ensemble pour m’accabler. Je passai le reste de la nuit en cette hôtellerie sans y pouvoir dormir, et sans savoir quel parti je serais obligée de prendre, étant persécutée au point que je l’étais de mes ennemis, et un sujet de honte de mes amis.

[2.] Sitôt que l’on sut dans cette hôtellerie que j’étais de la connaissance du père La Combe, l’on m’y traita parfaitement bien. L’on l’estimait là comme un saint. Le Père La Combe ne savait comment dire à Monsieur de Verceil que j’étais arrivée, et je portais sa peine bien plus vivement que la mienne. Sitôt que ce prélat sut que j’étais arrivée, comme il sait parfaitement bien vivre, il envoya sa nièce qui me prit dans son carrosse et m’emmena chez elle, mais les choses ne se faisaient que par façon, et Monsieur de Verceil ne m’ayant point vue, il ne savait comment prendre un voyage si fort à contre-temps après avoir refusé trois fois d’y aller quoiqu’il m’eût envoyé des exprès pour m’en prier. Il se dégoûtait de moi. Cependant comme il fut informé que mon dessein n’était point de rester à Verceil, mais bien d’aller chez la marquise de Prunai, et que c’était la nécessité des fêtes qui me retenait, il ne fit rien paraître, au contraire, il mit ordre que je fusse très bien traitée. Il ne put pas me voir que Pâques ne fut passé, parce qu’il officiait toute la veille et le jour. Le soir, après que tout l’office du jour de Pâques fut fait, il se fit porter en chaise chez sa nièce pour me voir. Quoiqu’il n’entendît guère mieux le français que moi l’italien, il ne laissa pas d’être fort satisfait de la conversation qu’il avait eue avec moi. Il parut avoir autant de bonté pour moi qu’il avait eu d’indifférence auparavant. La seconde visite acheva de le gagner entièrement.

[3.] L’on ne peut pas avoir plus d’obligations que j’en ai à ce bon prélat. Il prit pour moi autant d’amitié que si j’eusse été sa sœur, et son seul divertissement dans ses continuelles occupations, était de passer quelque demi-heure avec moi à parler de Dieu. Il commença d’écrire à Monsieur de Marseille pour le remercier de ce qu’il m’avait protégée dans la persécution, il écrivit aussi à Monsieur de Grenoble et il n’y avait rien qu’il ne fît pour me marquer son affection. Il ne pensa plus à autre chose qu’à chercher les moyens de m’arrêter dans son diocèse : il ne voulut jamais me permettre d’aller trouver la marquise de Prunai, au contraire, il lui écrivit pour l’inviter elle-même à venir avec moi dans son diocèse. Il lui envoya même le père La Combe exprès pour l’exhorter à y venir, assurant qu’il voulait tous nous unir et faire une petite congrégation. La marquise de Prunai entra assez là-dedans, et sa fille aussi, de sorte qu’elles seraient venues avec le père La Combe si la marquise n’eût pas été malade; elle pensa m’envoyer sa fille et l’on remit le tout pour le temps qu’elle se porterait bien. Monsieur de Verceil commença par louer une grande maison, dont il fit même le marché pour l’acheter afin de nous y mettre. Elle était très propre pour faire une communauté. Il écrivit aussi à une dame de Gênes de sa connaissance, sœur d’un cardinal, qui témoigna beaucoup de désir de s’unir à nous, et la chose était comptée déjà faite. Il y avait aussi de bonnes demoiselles fort dévotes qui étaient toutes prêtes à partir pour nous venir trouver. Mais, ô mon Dieu, votre volonté n’était pas de m’établir, mais bien de me détruire.

[4.] La fatigue du chemin jointe au chagrin continuel que me témoignait le Père La Combe, quoique l’amitié de Monsieur de Verceil pour moi l’eût un peu consolé, car l’on ne peut pas marquer plus d’estime que ce bon prélat en marquait pour moi, quoique, dis-je, l’amitié de Monsieur de Verceil eut un peu diminué le chagrin du Père La Combe [244] sur mon arrivée, il ne laissait pas d’en avoir encore beaucoup surtout lorsqu’il se laissait aller à la réflexion, et comme cela le mettait en division avec moi et qu’il me fallait souffrir tout cela d’une manière terrible, selon ce que j’ai écrit de la disposition où Dieu m’avait mise à son égard, cela me fit tomber bien malade. J’aurais peine à exprimer les croix qu’il me fallut souffrir durant plusieurs mois de la part du Père La Combe, car s’il était un jour remis, il était les mois de suite dans la peine, cela, joint à l’extrémité de la maladie, était un pesant fardeau et d’autant plus, ô mon amour, que vous me le faisiez porter sans soutien et sans consolation.

Cette fille que j’avais amenée de Grenoble tomba fort malade. Ses parents, qui sont des gens fort intéressés, s’allèrent mettre en tête que si cette fille mourait entre mes mains, je lui ferais faire un testament en ma faveur. Ils se trompaient bien, car loin de vouloir avoir le bien des autres, j’avais donné même le mien. Son frère, rempli de cette appréhension, vint au plus vite, et la première chose dont il lui parla, quoiqu’il la trouvât guérie, fut de faire un testament. Cela fit un grand fracas dans Verceil, car il voulait l’emmener, et elle ne voulait pas s’en aller. Cependant comme je remarquais dans cette fille peu de solidité et de sincérité, je crus que c’était une occasion que la divine providence me fournissait pour m’en défaire, ne m’étant pas propre. Je lui conseillai de faire ce que son frère voulait d’elle. Il fit amitié avec certains officiers de la garnison auxquels il dit des contes ridicules : que je voulais mal user de sa sœur, qu’il fit passer pour une fille de qualité, quoiqu’elle fut de naissance commune. Cela m’attira beaucoup de croix et d’humiliations. Ils commencèrent à dire ce que j’avais toujours appréhendé, que j’étais venue à cause du père La Combe. Ils le persécutèrent même à mon occasion.

 [6.] Le Père La Combe était son théologal et son confesseur, il l’estimait beaucoup, et le père faisait de grands biens dans cette garnison, Dieu s’étant servi de lui pour convertir plusieurs des officiers et soldats. Il y en a qui de très scandaleux sont devenus des modèles de vertu : il faisait faire des retraites à ces petits officiers, prêchait et instruisait les soldats qui en profitaient beaucoup, faisant ensuite des confessions générales. Tout était mélangé en ce lieu de croix et d’âmes que l’on gagnait à Notre-Seigneur. Il y eut de ses religieux qui à son exemple travaillèrent à leur perfection, et quoique je n’entendisse presque point leur langue, et qu’ils n’entendissent point du tout la mienne, Notre-Seigneur faisait que nous nous entendions en ce qui regardait son service. Le Père recteur des Jésuites, ayant ouï parler de moi, prit son temps que le Père La Combe était hors de Verceil, afin, disait-il, de m’éprouver. Il avait étudié des matières théologiques que je n’entendais pas; il me fit quantité de questions. (245) Notre-Seigneur me donna de lui répondre d’une manière qu’il se retira si satisfait, qu’il ne pouvait s’en taire. Le Père La Combe était donc très bien auprès de Monsieur de Verceil, qui le considérait avec vénération.

[7.] Les barnabites de Paris, ou plutôt le Père d(e) La Mothe, s’avisa de le vouloir tirer de là pour le faire aller prêcher à Paris. Il en écrivit au Père général, disant qu’ils n’avaient point de sujets à Paris pour soutenir leur maison; que leur église était déserte; que c’était dommage de laisser un homme comme le Père La Combe dans un lieu où il ne faisait que corrompre son langage; qu’il fallait faire paraître à Paris ses grands talents; qu’au reste il ne pouvait plus porter le faix de la maison de Paris si l’on ne lui donnait un homme de cette trempe. Qui n’aurait pas cru que tout cela était sincère? Monsieur de Verceil, qui était fort ami du général, en ayant avis, s’y opposa, et lui écrivit que c’était lui faire la dernière injure que de lui ôter un homme qui était fort utile, et dans le temps qu’il en avait le plus de besoin. Il avait raison, car il avait alors un grand vicaire qu’il avait amené de Rome, qui après avoir été nonce du pape en France, s’était trouvé réduit par sa mauvaise conduite à vivre de ses messes dans Rome; il était dans une si grande nécessité qu’il attira la compassion de Monsieur de Verceil, qui le prit et lui donna de très bons appointements pour lui servir de grand vicaire.

Cet abbé, loin de reconnaître son bienfaiteur, suivant la bizarrerie de son humeur, était toujours contraire à Monsieur de Verceil et si quelque ecclésiastique était déréglé ou mécontent, c’était à lui que l’abbé se joignait contre son évêque. Tous ceux qui plaidaient contre ce prélat, ou qui l’outrageaient, étaient d’abord des amis du grand vicaire, qui non content de tout cela, travailla de toutes ses forces à le brouiller en cour de Rome, disant qu’il était entièrement à la France au préjudice des intérêts de Sa Sainteté, et que pour marque de cela, il avait auprès de lui plusieurs Français. Il le brouillait aussi par ses menées secrètes à la cour de Savoie, de sorte que ce bon évêque avait des croix très fortes de cet homme. Ne le pouvant plus supporter, il le pria de se retirer, et lui donna avec bien de la générosité tout ce qui lui était nécessaire pour le reconduire. Il fut extrêmement outré de ce qu’il sortait de chez Monsieur de Verceil, et tourna toute sa colère contre le Père La Combe, contre un gentilhomme français, et contre moi.

[8.] Le père général des barnabites ne voulait donc pas accorder au Père d(e) La Mothe ce qu’il demandait, de peur de choquer Monsieur de Verceil qui était fort son ami, et de lui ôter un homme qui lui était fort nécessaire dans la conjoncture des affaires.

[…] Monsieur de Verceil écrivit au Père (de) La Mothe que je m’en irais au printemps, sitôt que la saison le pourrait permettre; qu’il était bien affligé d’être obligé de me laisser aller, et lui disait de moi des choses capables de me jeter dans la confusion si je pouvais m’attribuer quelque chose. Il mandait qu’il ne m’avait regardée dans son diocèse que comme un ange, et mille autres choses que sa bonté lui suggérait. Je fis donc dès lors son compte de m’en retourner, mais Monsieur de Verceil croyait garder le Père La Combe et qu’il ne viendrait point à Paris.

Cela eût été en effet de la sorte sans la mort du père général, ainsi que je le dirai dans la suite.

 [9.] Presque tout le temps que je fus dans ce pays, Notre-Seigneur m’y fit souffrir beaucoup de croix, et me combla en même temps de grâces et d’humiliations, car chez moi l’un n’a jamais été sans l’autre. Je fus presque toujours malade et dans un état d’enfance. Je n’avais auprès de moi que cette fille dont j’ai parlé, qui ne pouvait me donner aucun soulagement en l’état où elle était, et qui semblait n’être avec moi que pour m’exercer et me faire étrangement souffrir. Ce fut là que j’écrivis l’Apocalypse et qu’il me fut donné une plus grande certitude de tout ce que j’avais connu de la persécution qui se devait faire aux serviteurs de Dieu les plus fidèles, selon que j’écrivis toutes ces choses touchant l’avenir. J’étais, comme j’ai dit, dans un état d’enfance de sorte qu’il n’y avait rien de plus grand que moi lorsqu’il me fallait parler ou écrire : il me semble que j’étais toute divine, et cependant rien de plus petit et de plus faible que moi, car j’étais comme un petit enfant. Notre-Seigneur voulut que non seulement je portasse son état d’enfance d’une manière qui charmait ceux qui en étaient capables, mais il voulut de plus que je commençasse d’honorer d’un culte extérieur sa divine enfance. Il inspira à ce bon frère quêteur, dont j’ai parlé, de m’envoyer un Enfant Jésus de cire. Il était d’une beauté ravissante, et je m’apercevais que, plus je le regardais plus les dispositions d’enfance m’étaient imprimées,

/et tout ce que je voulais était fait. Je faisais venir la pluie en le lui disant, et M. de (4.351) Verceil me disait : «Dites telle et telle chose à votre petit maître, il le fera.» Un jour N. (Père La Combe) me dit : «Dites qu’il pleuve, car la sécheresse est trop grande», il plut aussitôt, et il fut mouillé en s’en retournant : ou bien il me disait : «Dites à votre petit maître qu’il ne pleuve plus», et cela était fait. Un jour je doutai, car je fis une réflexion, et il ne vint pas de pluie, mais comme j’écrivai, il vint des gouttes d’eau sur mon papier, et en même temps j’eus du reproche sur mon peu de foi, que si j’avais cru, la pluie (4342) fut aussi bien venue sur terre que sur mon papier. Mon petit maître voulut que je tinsse toujours jour et nuit une lampe allumée devant lui, et un jour que je dis en moi-même : «je ne la laisserai pas allumée à Paris, ainsi qu’est-il nécessaire de l’allumer ici?» il me punit rigoureusement. Je la fis allumer au plus tôt et elle fut après deux jours sans diminuer le moins du monde, et il me reprochait au-dedans s’il ne la pouvait pas bien faire brûler sans moi. //

On ne saurait croire la peine que j’ai eue à me laisser aller à cet état d’enfance, car ma raison s’y perdait et il me semblait que c’était moi qui me donnais cet état. Lorsque j’avais réfléchi, il m’était ôté, et j’entrais dans une peine intolérable, mais sitôt que je m’y laissais aller, je me trouvais au-dedans dans une candeur, une innocence, une simplicité d’enfant, et quelque chose de divin. J’ai bien fait des infidélités sur cet état, ne pouvant me faire à un état si bas et si petit. O Amour, vous vouliez me mettre en toutes sortes de postures afin que je ne vous résistasse plus, et que je fusse à tous vos vouloirs, sans retour ni réserve.

Comme j’étais encore à Verceil, il me vint un fort mouvement d’écrire à Madame [la duchesse] de Charost. Il y avait déjà quelques années qu’elle ne m’écrivait plus. Notre-Seigneur me fit connaître sa disposition et qu’il se servirait de moi pour lui aider. (247) Je demandai au Père La Combe s’il agréerait que je lui écrivisse, lui disant le mouvement que j’en avais, mais il ne le voulut pas. Je demeurai abandonnée et assurée tout ensemble que Notre-Seigneur nous unirait, et me fournirait d’une manière ou d’une autre le moyen de la servir. À quelque temps de là, je reçus une lettre d’elle, ce qui ne surprit pas peu le Père La Combe, et il me laissa alors en liberté de lui écrire tout ce que je voulais. Je le fis avec grande simplicité, et ce que je lui écrivis fut comme les premiers fondements de ce que Notre-Seigneur voulait d’elle, ayant bien voulu se servir de moi dans la suite pour l’aider et la faire entrer dans ses voies, étant une âme à laquelle je suis fort liée, et par elle à d’autres.

2.25 TURIN, GRENOBLE

1. Elle retourne en France. 2. Le Père La Mothe laisse courir de faux bruits. 3. Elle passe douze jours chez son amie la Marquise de Prunai Etablissement d’un hôpital. 4. Elle avait établi un hôpital près de Grenoble.  / ‘[Le père] venait lorsque je suffoquais d’une oppression de poitrine, et il me commandait de guérir, et je guérissais’ /. 5. Elle revient avec la prémonition de croix à venir. 6. Elle croise le Père La Mothe à Chambéry, ‘priant tous les jours avec des instances affectées le père La Combe de ne me point laisser, et de m'accompagner jusqu'à Paris.’ 7. Elle retrouve ses amies à Grenoble.

 [l.] Le père général des barnabites, ami de Monsieur de Verceil, mourut. Sitôt qu’il fut mort, le Père [de] la Mothe écrivit à celui qui était le vicaire général, et qui tenait sa place jusqu’à ce qu’il y en eût un autre d’élu. Il lui manda les mêmes choses qu’il avait mandées à l’autre, et la nécessité où il était d’avoir à Paris des sujets comme le Père La Combe, qu’il n’avait qui que ce soit pour prêcher l’annuel dans leur église. Ce bon père, qui croyait que le père La Mothe agissait de bonne foi, ayant appris d’ailleurs que j’étais obligée de m’en retourner en France à cause de mes incommodités, envoya un ordre au père La Combe de s’en aller à Paris et de m’accompagner tout le long du voyage[111]; le père La Mothe l’en avait prié, disant que, comme il m’accompagnait, cela exempterait leur maison de Paris, déjà pauvre, des frais d’un si long voyage. Le père La Combe qui ne pénétrait pas le venin caché sous un beau semblant, consentit à m’accompagner, sachant que c’était ma coutume de mener avec moi des ecclésiastiques ou religieux. Le père La Combe partit douze jours avant moi afin de faire quelques affaires et de m’accompagner seulement au passage des montagnes, qui lui paraissait l’endroit où j’avais le plus besoin d’escorte.

Je partis le carême, le temps étant trouvé fort beau, non sans douleur du prélat, qui me faisait compassion dans le chagrin où il était d’avoir perdu le père La Combe et de me voir en aller. Il me fit conduire à ses frais jusqu’à Turin, me donnant un gentilhomme et un de ses ecclésiastiques pour m’accompagner.

[2.] Sitôt que la résolution fut prise que le père La Combe m’accompagnerait, le père La Mothe ne manqua pas de faire partout courir le bruit qu’il avait été obligé de le faire afin de me faire retourner en France; quoiqu’il sût bien que je devais m’en retourner avant qu’on sût que le père La Combe s’en retournerait. Il exagérait l’attache que j’avais pour lui, se faisant porter compassion, et chacun disait que je devais me mettre sous la conduite du père La Mothe. Cependant il dissimulait à notre égard, écrivant au père La Combe des lettres pleines d’estime, et à moi de tendresse, le priant d’amener sa chère sœur et de la servir dans ses infirmités et dans un si long voyage, qu’il lui serait sensiblement obligé de son soin, et cent choses de cette force.

[3.] Je ne pus pas me résoudre de partir sans aller voir mon amie la marquise de Prunai, malgré la difficulté des chemins. Je m’y fis porter, car il est imposssible d’aller là autrement à cause des montagnes, ou bien à cheval, et je ne saurais y aller. Je fus passer douze jours avec elle. J’arrivai justement la veille de l’Annonciation, et comme toute sa tendresse est pour le mystère de l’enfance de Jésus-Christ, et qu’elle savait la part que Notre-Seigneur m’y donnait, elle reçut une extrême joie de me (248) voir arriver pour passer cette fête avec elle. Il ne se peut rien de plus cordial que ce qui se passa entre nous avec bien de l’ouverture. Ce fut là qu’elle me dit que tout ce que je lui avais dit était arrivé; et un bon ecclésiastique qui demeure chez elle, très saint homme, m’en dit autant. Nous fîmes ensemble des onguents et je lui donnai le secret de mes remèdes. Je l’encourageai, et le père La Combe aussi, à établir un hôpital en ce lieu, ce qu’elle fit dès le temps que nous y étions. J’y donnai le petit denier du saint Enfant Jésus, qui a toujours fait profiter tous les hôpitaux que l’on a établis sur la providence.

[4.]/Je crois avoir oublié de dire que Notre-Seigneur se servit aussi de moi pour en établir un près de Grenoble, qui subsiste sans autre fonds que la providence. //Mes ennemis se sont servis de cela dans la suite pour me calomnier, disant que j’avais consumé le bien de mes enfants à établir des hôpitaux, quoiqu’il soit vrai que, loin d’avoir dépensé leur bien, je leur ai même donné le mien, et que ces hôpitaux n’ont été établis que sur le fonds de la divine providence, qui est inépuisable. Mais Notre-Seigneur a eu cette bonté pour moi, que tout ce qu’il m’a fait faire pour sa gloire m’est toujours tourné en croix. J’ai oublié de parler en détail de quantité de croix et de maladies, mais il y en a tant qu’il faut supprimer quelque chose.

Dans les maladies que j’eus à Verceil j’eus toujours la même dépendance du père La Combe à cause de mon état d’enfance, avec l’impression de ces mots : et il leur était soumis[112]. C’était l’état de Jésus-Christ qui m’était alors imprimé,/de sorte que lorsque j’étais évanouie ou à l’extrémité, et que les remèdes n’avaient plus d’effet, le commandement qu’il me faisait de guérir était efficace. Quelquefois il venait lorsque je suffoquais d’une oppression de poitrine, et il me commandait de guérir, et je guérissais. Je ne faisais alors nul retour sur moi-même ni sur ce qu’il me commandait, mais j’étais comme (4366) un enfant, et j’en avais la candeur et l’innocence.

Comme l’on me voyait souvent mourante et tôt après sur pied, ceux qui n’étaient pas capables des opérations de la grâce, en faisaient des railleries et des médisances, surtout le Père de L(a) (Motte) comme je le dirai dans la suite. Tous mes maux, mes peines et mes disgrâces n’altéraient point ce fonds perdu en Dieu, la simplicité, la candeur et l’enfance étaient peintes sur mon visage, aussi bien que la (4.367) joie dans mes plus grands maux. Je faisais des chansons que je chantais dans mes plus grands accablements. //

 [5.] Sitôt qu’il fut déterminé que je viendrais en France, Notre-Seigneur me fit connaître que c’était pour y avoir de plus grandes croix que je n’en avais encore eues, et le père La Combe en avait aussi la connaissance, mais il me dit qu’il fallait m’immoler à tous les vouloirs divins, et être de nouveau une victime immolée à de nouveaux sacrifices. Il me mandait : Ne serait-ce pas une belle chose, et bien glorieuse à Dieu, s’il voulait nous faire servir dans cette grande ville de spectacle aux hommes et aux Anges? Je partis donc pour m’en revenir, avec un esprit de sacrifice pour m’immoler à de nouveaux genres de supplices. Tout le long du chemin quelque chose me disait au-dedans les mêmes paroles de saint Paul : Je m’en vais à Jérusalem et l’Esprit me dit partout que des croix et des chaînes m’attendent[113]. Je ne pouvais m’empêcher de le témoigner à mes plus intimes amis, qui faisaient leurs efforts pour m’arrêter en chemin. Ils voulaient même tous contribuer de ce qu’ils avaient pour m’arrêter et m’empêcher de venir à Paris, croyant que le pressentiment que j’avais était véritable. Mais il fallut poursuivre, et venir s’immoler pour celui qui s’est immolé le premier.

[6.] À Chambéry, nous y vîmes le père La Mothe qui allait à l’élection du général[114]. Quoiqu’il affectât de l’amitié, il ne fut pas difficile de remarquer que ses pensées étaient autres que ses paroles, et qu’il avait conçu dans son esprit le dessein de nous perdre. Je ne parle des traitements du Père La Combe que pour obéir au commandement que l’on m’a fait de ne rien omettre. L’on me fera plaisir de tout supprimer[115]. Je le voyais avec bien de la clarté. Le père La Combe le remarqua bien aussi, mais il était résolu de se sacrifier, et de m’immoler à tout ce qu’il croyait volonté de Dieu. Quelques-uns même de mes amis nous avertirent que le père La Mothe avait de mauvais desseins, mais ils ne les jugeaient pas cependant aussi extrêmes qu’ils ont été. Ils croyaient qu’il renverrait le père La Combe après l’avoir fait prêcher, et qu’il lui ferait pour cela des affaires. Il fut dit intérieurement au Père La Combe à Chambéry, de la même manière qu’il lui avait été dit que nous serions ensemble, il lui fut dit que nous serions [249] séparés. Nous nous séparâmes à Chambéry. Le père La Mothe fut au chapitre, priant tous les jours avec des instances affectées le père La Combe de ne me point laisser, et de m’accompagner jusqu’à Paris. Le père La Combe lui demanda permission de me laisser aller seule à Grenoble, parce qu’il était bien aise d’aller voir sa famille à Thonon, et qu’il irait me retrouver à Grenoble au bout de trois semaines. L’on ne lui accorda cela qu’avec peine, tant on affectait de sincérité.

[7.] Je partis donc pour Grenoble et le père La Combe pour Thonon. […]

Nous étions si pénétrés de la croix, le père La Combe et moi, que tout nous annonçait croix. Cette bonne fille dont j’ai parlé, qui avait vu tant de persécutions et à laquelle le Diable fit tant de menaces, eut encore bien des pressentiments des croix qui allaient fondre sur nous, et elle disait : «Que voulez-vous aller faire là, pour être crucifiée?» Tout le long du chemin[116] les âmes intérieures et de grâce ne nous parlèrent que de croix, et cette impression que des chaînes et des persécutions m’attendaient[117], ne me quittait pas un moment. Je vins donc, ô mon amour, pour me sacrifier à votre volonté cachée. Vous savez quelles croix il m’a fallu essuyer de la part des miens, dans quel décri suis-je? Au travers de tout cela, vous ne laissiez pas de vous gagner des âmes en tout lieu et en tout temps, et l’on se trouve trop bien payé de tant de peines quand elles ne procureraient que le salut et la perfection d’une seule âme.

C’est donc dans ce lieu, ô Dieu, que vous vouliez faire un théâtre de vos volontés par la croix et le bien que vous voulez faire aux âmes.

Ici commence la troisième partie de la Vie par elle-même : “ 3. Depuis son retour en France, jusqu’à peu d’années avant sa mort.

Petits problèmes à l’arrivée à Paris :

3.1 INTRIGUES A PARIS

1. Mauvais desseins du père La Mothe. 2. Union parfaite avec le père La Combe. 3. ‘J'arrivai à Paris la veille de Sainte-Madeleine 1686, justement cinq ans après mon départ.’ Le Père La Mothe ‘me voulut loger à sa manière afin de se rendre maître absolu de ma conduite.’ Il médit d’elle auprès de sa logeuse. Il est jaloux du succès des sermons du Père La Combe. Ses calomnies. 5. ‘J'avais donné une petite somme en dépôt au père La Combe avec la permission de ses supérieurs, que je destinais pour faire une fille religieuse.’ 6. ‘Ils envoyèrent à confesse au père La Combe un homme et une femme qui sont unis pour faire impunément toutes sortes de malice.’ 7. ‘Ces paroles me furent imprimées : il a été mis au rang des malfaiteurs.’ On tente de la brouiller avec le tuteur de ses enfants. 8. Même le Père La Combe se rend compte des foudres à venir. 9. ‘J'allai à la campagne chez Madame la duchesse de Charost …on fut obligé de me délacer … / Tout ce que je pus faire fut de me mettre sur le lit et me laisser consûmer de cette plénitude / 10. Le Père La Combe est circonvenu par une femme. 11. Son mari fabrique des libelles ‘auxquels ils attachaient les propositions de Molinos’ et on les montre à l’Archevêque. 12. Calomnie sur le séjour à Marseille mais le Père La Combe n’avait jamais été là-bas ! 13-14. Le Père La Mothe et le Provincial complotent avec l’Official. Intrigue de la femme. Le Père La Combe est dupe. 15. Une fille avertit Madame Guyon sur sa réelle nature.

 [1.] À peine fus-je arrivée à Paris, qu’il me fut aisé de découvrir par le procédé des personnes, les mauvais desseins qu’elles avaient contre le père La Combe et contre moi. Le père La Mothe, qui est celui qui a conduit toute la tragédie, se dissimulait autant qu’il pouvait et en la manière dont il en a toujours usé, donnant des coups fourrés[118], et faisant semblant de flatter lorsqu’il donnait de plus dangereux coups.

[…]

[2.] Après que Notre Seigneur nous eut bien fait souffrir, le père La Combe et moi, dans notre union, afin de l’épurer entièrement, elle devint si parfaite, que ce n’était plus qu’une entière unité, et cela de manière que je ne peux plus le distinguer de Dieu. Je n’ai pu décrire en détail les grâces que Dieu m’a faites, car tout se passe en moi d’une manière si pure que l’on n’en peut rien dire. Comme rien ne tombe sous le sens ni sous l’expression, il faut que tout demeure en celui qui se communique lui-même en lui-même, aussi bien qu’une infinité de circonstances qu’il faut laisser en Dieu avec le reste des croix. Ce qui a fait mes souffrances d’auparavant avec le père La Combe, c’est qu’il n’avait point encore de connaissance de la nudité totale de l’âme perdue en Dieu, et qu’ayant toujours conduit les âmes en dons, grâces extraordinaires de visions, révélations, paroles intérieures, et ne sachant pas encore la différence de ces communications médiates à la communication immédiate du Verbe en l’âme, qui, n’ayant nulle distinction, n’a nulle expression, il ne pouvait comprendre un état dont je ne pouvais presque lui rien dire. La seconde chose était la communication en silence à laquelle il avait peine à s’ajuster, la voulant voir par les yeux de la raison[119]. Mais lorsque tous les obstacles ont été levés, ô Dieu, vous en avez fait une même chose avec vous et une même chose avec moi dans une consommation d’unité parfaite. Tout ce qui se connaît, s’entend, se distingue et s’explique, sont des communications médiates, mais pour la communication immédiate, communication plus de l’éternité que du temps, communication du Verbe, elle n’a rien d’exprimable, et l’on n’en peut rien dire que ce que saint Jean en a dit : qu’au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et Dieu était dans le Verbe[120]. Le Verbe est dans cette âme, et cette âme est en Dieu par le Verbe et dans le Verbe. Il est de grande conséquence de s’accoutumer de bonne heure à outrepasser tout le distinct de l’aperçu[121] et les paroles médiates, pour donner lieu au parler du Verbe, qui n’est autre qu’un silence ineffable, mais toujours éloquent.

[3.] J’arrivai à Paris la veille de Sainte-Madeleine 1686, justement cinq ans après mon départ. Sitôt que je fus à Paris le père La Mothe me voulut loger à sa manière afin de se rendre maître absolu de ma conduite et de disposer de moi comme il lui plairait, mais les choses étant d’une manière que je ne le pouvais pas, toute ma famille s’y opposant parce que cela était contre la bienséance, je ne le fis pas, j’allai donc loger dans un autre endroit où je fus d’abord en réputation dans le quartier; le père La Mothe y vint à qui mon hôtesse témoigna la même joie qu’elle avait de m’avoir, que j’étais une personne de piété; il la prit à part et lui dit, faisant semblant de m’aimer, il est vrai : «C’est une bonne personne, mais elle a fait telle et telle chose» disant des choses capables de me perdre de réputation et dont j’étais fort innocente. Cette femme conçut dès lors pour moi autant de mépris qu’elle avait eu d’estime, et m’alla décrier de telle sorte dans tout le quartier que je fus trop heureuse de la quitter; il en a toujours usé de même dans tous les lieux où j’ai été depuis. Je faisais ce que je pouvais pour gagner son amitié, et il se dissimulait à mon égard et à celui du [251] Père La Combe. Tout ce que le Père La Combe remarquait était, que lorsqu’il lui parlait de moi ou qu’il lui annonçait que j’étais fort malade, il n’y prenait nul intérêt, au contraire témoignait plus que de l’indifférence

Peu de temps après que le père La Combe y fut arrivé, il fut fort suivi et applaudi pour ses sermons. J’aperçus bien quelque petite jalousie de la part du père La Mothe, mais je ne croyais pas que les choses dussent aller si loin. Le Père provincial était fort brouillé avec le Père La Mothe ou du moins cela paraissait ainsi. Il fit son possible pour faire entrer le Père La Combe dans ses intérêts, mais comme le père La Mothe témoignait au Père La Combe qu’il n’avait point d’autres intérêts que ceux de la régularité, le Père La Combe qui le crut droit, quoiqu’il ne pût s’empêcher d’y remarquer quelques détours qui devenaient ensuite continuels, ne quitta jamais les intérêts du père La Mothe qui le livra ensuite à la passion du père (Provincial), car le père voyant qu’il ne l’avait pu attirer à lui, changea son amitié en aversion, disant hautement qu’il le perdrait.

Deux choses achevèrent de lui en faire prendre la résolution, la première fut que Mgr l’Archevêque de Paris qui avait refusé le Carême des Quinze-Vingts à un père intime ami du provincial parce qu’il ne prêchait pas à son gré, l’envoya au Père La Combe qui ne le demandait point. Tous ceux qui étaient du parti de ce père auquel on avait refusé le Carême, se déclarèrent d’abord contre le Père La Combe et résolurent sa perte, mais comme ils craignaient de trouver de l’obstacle du côté du père La Mothe qu’ils ne connaissaient point assez pour le persuader qu’il leur voulût livrer un homme qui se sacrifiait pour lui, ils feignirent de vouloir ôter au père La Mothe la supériorité, attendu qu’il y avait plus de vingt ans qu’il était supérieur, quoique cela leur soit défendu par la règle; la peur d’être dépossédé porta le père La Mothe à s’unir avec le père dans le dessein de perdre le Père La Combe, mais comme il avait ses intérêts particuliers à ménager et que de l’autre côté il me voulait faire aller à Montargis pour des raisons et intérêts de famille, il proposa au Père La Combe d’aller faire ce voyage avec moi. Il me fut aisé de découvrir le piège. Le Père La Combe lui dit qu’il n’était point à propos qu’il fît cette promenade avec moi qui ne servirait que de matière à la médisance. Le père La Mothe voyant qu’il ne pouvait rien obtenir de ce côté-là, m’en fit la proposition, je lui dis que je n’avais garde de faire cela, que si le Père La Combe voulait aller à Montargis, il pouvait y aller sans moi. Lorsqu’il vit que je ne voulais pas donner dans le piège qu’il me tendait, il ne garda presque plus de mesures, il me décriait partout, et ses pénitentes parlaient de moi à emporter la pièce. Un de ses amis m’en donna avis et me dit que ce qui le surprenait le plus était le soin que les pénitentes du père La Mothe prenaient de me décrier, disant que j’avais des attaches criminelles avec le Père. Ils commencèrent à ne plus donner de bornes à leurs calomnies. Il se faisait plaindre disant que je le rendais malheureux.

[4.] Il écrivait avec soin à toute la famille pour la prévenir, disait que le père La Combe[122] m’avait accompagnée depuis Turin jusqu’à Paris sans aller dans leurs maisons, et qu’il demeurait dans l’hôtellerie avec moi au grand scandale de leur ordre. Il ne disait pas qu’il n’y avait point de couvent de leur ordre sur la route, mais au contraire, il faisait comprendre qu’il y en avait et que ç’avait été à la honte de ces maisons qu’il n’y avait point été. Qui n’aurait pas cru une calomnie dite avec tant d’artifice? Cela commença à animer tout le monde contre moi; mais les excellents sermons du père La Combe et le profit qu’il faisait dans la conduite des âmes contrebalançaient ces calomnies.

[5.] J’avais donné une petite somme en dépôt au père La Combe avec la permission de ses supérieurs, que je destinais pour faire une fille religieuse. Je [252] croyais le devoir en conscience, car elle était sortie à mon occasion des Nouvelles Catholiques. C’est la demoiselle dont j’ai parlé, que le prêtre de Gex voulait gagner. Comme elle est belle, quoiqu’elle soit extrêmement sage, il y a toujours à craindre lorsqu’on est exposé sans aucun établissement. J’avais donc destiné cette somme assez médiocre pour cette bonne demoiselle. Le père La Mothe la voulait avoir, et faisait entendre au père La Combe que s’il ne me la faisait donner pour une muraille qu’il voulait refaire à son couvent, que l’on lui ferait des affaires. Mais le père La Combe, qui va toujours droit, dit qu’il ne pouvait en conscience me conseiller autre chose que ce qu’il savait que j’avais résolu de faire en faveur de la demoiselle. Tout cela joint à la jalousie des bons succès des sermons du père La Combe, le firent déterminer à s’unir avec le provincial, et de livrer le père La Combe chacun pour satisfaire sa passion.

[6.] Ils ne songèrent plus qu’aux moyens d’en venir à bout, et pour le faire avec succès, ils envoyèrent à confesse au père La Combe un homme et une femme qui sont unis pour faire impunément toutes sortes de malices, et pour persécuter les serviteurs de Dieu. Je crois qu’il n’y a jamais eu de pareils artifices aux leurs. L’homme écrit toutes sortes d’écritures, et est propre pour exécuter ce que l’on veut. Ils contrefaisaient les dévots, et parmi un si grand nombre de bonnes âmes qui venaient de toutes parts au père La Combe à confesse, il ne discerna jamais ces esprits diaboliques, Dieu le permettant ainsi parce qu’il avait donné puissance au démon de le traiter comme Job.

[7.] Avant ce temps, un soir, étant seule enfermée dans ma chambre à genoux devant une image de l’Enfant Jésus, où je faisais ordinairement ma prière, tout à coup je fus comme rejetée de cette image et renvoyée au crucifix : tout ce que j’avais dans l’état d’enfance me fut ôté, et je me trouvai liée de nouveau avec Jésus-Christ crucifié. De dire ce que c’est que cette liaison, cela me serait très difficile, car ce n’est point une dévotion comme l’on s’imagine. Ce n’est plus un état de souffrance par conformité avec Jésus-Christ, mais c’est le même Jésus-Christ porté très purement et nuement dans ses états. Ce qui se passa dans cette nouvelle union d’amour à ce divin Objet, lui seul le sait, mais je compris qu’il n’était plus question alors pour moi de le porter enfant, ni dans ses états de dénuement, qu’il le fallait porter crucifié, que c’était la fin de tous ses états. Car dans le commencement, j’ai porté des croix, comme on l’a pu voir dans le récit de ma vie qui en est toute pleine, mais c’était mes propres croix, portées par conformité avec Jésus-Christ. Ensuite mon état devenant plus profond, il me fut donné de porter les états de Jésus-Christ, ce que j’ai porté dans le milieu de ma vie, dans le dénuement et les croix. Et dans le temps que l’on porte de cette sorte les états de Jésus-Christ, l’on ne pense point à Jésus-Christ[123] : il est alors ôté, et même dès le commencement de la voie de foi l’on ne l’a plus objectivement. Mais cet état ici est bien différent. Il est d’une étendue presque infinie, et peu d’âmes le portent de cette sorte. C’est porter Jésus-Christ lui-même dans ses états. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que je veux dire. Dans ce temps ces paroles me furent imprimées : il a été mis au rang des malfaiteurs et il me fut mis dans l’esprit qu’il fallait porter Jésus-Christ en cet état dans toute son étendue. […] L’on fit encore une tentative au Père La Combe afin qu’il m’obligeât d’y aller demeurer, il dit qu’il n’était point d’humeur à me violenter et qu’il me fallait laisser libre, ce fut après cela que l’on rompit entièrement avec lui.

[8.] Il m’en écrivit en ces termes : «Le temps est bien changé,» parlant de l’humeur du père La Mothe à son égard, «je ne sais quand les foudres tomberont, mais tout sera bien venu de la main de Dieu.» Cependant le mari de cette méchante créature qui contrefaisait la sainte, désista d’aller à confesse au père La Combe afin de mieux jouer son jeu. Il y envoya sa femme, qui disait qu’elle était bien fâchée de ce que son mari avait quitté ce père; que son mari était un homme changeant; qu’elle ne lui ressemblait pas. Elle contrefaisait la sainte, disant que Dieu lui révélait des choses à venir, et qu’il allait avoir de grandes persécutions. Il ne lui était pas difficile de les connaître, puisqu’elle les tramait avec le père La Mothe, le Père provincial et son mari.

[9.] Durant ce temps j’allai à la campagne chez M [adame la d. de C[124]...]. Il m’arriva plusieurs choses extraordinaires, et Dieu m’y fit de grandes grâces pour le prochain. Il semblait qu’il me voulait disposer par là à la croix. Il se trouva là plusieurs personnes de celles que Notre Seigneur me faisait aider pour [254] l’intérieur, et qui étaient de mes enfants spirituels. Il me fut donné un fort instinct de me communiquer à eux en silence, et comme ils n’étaient point faits à cela et que c’était une chose inconnue pour eux, je ne savais comment le leur dire. […]

[10.] Le père La Combe m’écrivit dans le temps que j’étais à la campagne, qu’il avait trouvé une âme admirable, me parlant de cette femme qui contrefaisait la sainte, et me manda de certaines circonstances qui me firent appréhender pour lui. Cependant comme Notre Seigneur ne me donna rien de particulier là-dessus, et que d’ailleurs j’appréhendais que si je disais ma pensée, cela ne fût mal pris comme les autres fois, et que Notre Seigneur ne me pressait pas de rien dire, car s’il l’eût exigé de moi, quoiqu’il m’en eût dû coûter, je l’eusse fait, mais il me laissait en repos. Je lui mandai que je l’abandonnais à Dieu pour cela comme pour le reste.

[11.] Durant que cette femme contrefaisait la sainte, et marquait beaucoup d’estime et d’affection pour le père La Combe, son mari, qui contrefaisait toutes sortes d’écritures, fut poussé, apparemment par les ennemis du père La Combe, ainsi que la suite l’a bien fait voir. Ils faisaient écrire par cet homme qui contrefaisait toutes sortes d’écritures des libelles diffamatoires auxquels ils attachaient les propositions de Molinos[125], qui couraient depuis deux ans en France, disant que c’étaient les sentiments du père La Combe. L’on les portait partout dans les communautés, et le père La Mothe et le provincial qui avaient plus d’habitude, se faisaient renvoyer ces libelles, puis contrefaisant les personnes bien attachées à l’Église, ils portaient eux-mêmes ces libelles à l’official qui était de leur intrigue, et les faisait voir à Mgr l’archevêque, disant que c’était par zèle, et qu’ils étaient au désespoir qu’un de leurs religieux fût hérétique et exécrable. Ils m’y mêlaient aussi doucement, disant que le père La Combe était toujours chez moi, ce qui était très faux, car à peine ne pouvais-je le voir qu’au confessionnal, et encore pour des moments. Ils renouvelèrent leurs anciennes calomnies des voyages, et allaient dans toutes les maisons d’honneur dire que j’avais été en croupe derrière le père La Combe, moi qui n’y fus de ma vie; qu’il n’avait pas été dans leurs maisons le long de la route, mais qu’il était resté dans l’hôtellerie.

 [12.] J’avais eu avant ce temps plusieurs songes mystérieux qui me disaient tout cela. Ils s’avisèrent d’une chose qui [255] réussit tout à fait bien à leur entreprise : ils surent que j’avais été à Marseille, ils crurent qu’ils avaient trouvé un bon moyen pour fonder une calomnie. Ils contrefirent une lettre d’une personne de Marseille, je crois même avoir ouï dire de Mgr l’évêque de Marseille, adressant à Mgr l’archevêque de Paris ou à son official, où ils mettaient que j’avais couché à Marseille dans une même chambre avec le père La Combe; qu’il y avait mangé de la viande le carême et fait des choses très scandaleuses. L’on porta cette lettre, l’on débita cette calomnie partout, et après l’avoir bien débitée, le père La Mothe et le p(rovincial), qui avaient concerté cela ensemble, se résolurent de me le dire.

Le père la Mothe me vint voir comme pour me faire tomber dans le piège, et me faire dire en présence des gens qu’il avait amenés, que j’avais été à Marseille avec le père La Combe. Il me dit : «Il y a des mémoires horribles envoyés contre vous par l’évêque de Marseille, que vous y avez fait scandale effroyable avec le père La Combe : il y a bons témoins de cela.» Je me pris à sourire, et lui dis : «La calomnie est bien imaginée, mais il fallait savoir auparavant si le père La Combe avait été à Marseille, car je ne crois pas qu’il y ait été de sa vie; et lorsque j’y passai, c’était le carême. J’étais avec tels et tels, et le père La Combe prêchait le carême à Verceil.» Il demeura interdit, et se retira, disant : «Il y a pourtant des témoins que cela est vrai», et il alla de ce pas demander au père La Combe s’il n’avait pas été autrefois à Marseille. Il l’assura n’avoir jamais été en Provence, ni passé Lyon et la route de Savoie en France, de sorte qu’ils furent un peu étourdis, mais ils trouvèrent un autre expédient. À ceux qui ne pouvaient savoir que le père La Combe n’avait jamais été à Marseille, ils laissaient croire que c’était Marseille, et aux autres, ils disaient que c’était Seyssel, qui était dans la lettre; et ce Seyssel est un lieu où je n’ai jamais été, et où il n’y a point d’évêque.

[13.] Le père La Mothe et le p(rovincial) portaient de maison en maison les libelles et ces propositions de Molinos, disant que c’étaient les erreurs du père La Combe. Tout cela n’empêchait pas que le père La Combe ne fît un fruit merveilleux par ses sermons et au confessionnal. On y venait de tous côtés. Cela les désolait. Le p(rovincial) venait de faire sa visite et avait passé tout proche de la Savoie sans y aller, parce qu’il ne voulait pas, disait-il, faire la visite cette année. Ils complotèrent, le père La Mothe et lui, d’y aller afin d’apporter quelques mémoires contre le père La Combe et contre moi, et d’obliger[126] M. de Genève, qu’ils savaient être fort animé contre moi et le père La Combe pour les raisons que j’ai décrites. Le p(rovincial) partit donc, tout arrivant de visiter la province, pour aller en Savoie, et donna les ordres au père La Mothe de ne rien épargner pour perdre le père La Combe.

[14.] Ils complotèrent avec l’official, homme adroit et habile en ces sortes d’affaires. Mais comme il aurait été assez difficile de me mêler dans l’affaire, ils inspirèrent à cette femme de désirer me voir. Elle disait au père La Combe que Dieu lui faisait connaître des choses admirables de moi, qu’elle avait pour moi un amour inconcevable, et qu’elle désirait fort de me voir. Comme d’ailleurs elle disait être fort en nécessité, le père La Combe me l’envoya pour lui faire la charité. Je lui donnai un demi-louis d’or. Elle ne me parut pas d’abord ce qu’elle était, mais après avoir conversé une demi-heure avec elle, j’en eus de l’horreur. Je me le dissimulais à moi-même par les raisons que j’ai dites. À quelques jours de là, je crois trois jours après, elle vint me demander de quoi se faire saigner. Je lui dis que j’avais une fille qui saignait fort bien, et que si elle voulait, je la ferais saigner; elle rebuta fort cela, disant qu’elle n’était pas personne à se faire saigner que par des chirurgiens. Je lui donnai [256] quinze sols : elle les prit avec un dédain qui me fit voir qu’elle n’était pas telle que le père La Combe le croyait. Elle fut aussitôt jeter la pièce de quinze sols au père La Combe, disant si elle était une personne à donner quinze sols. Le père fut surpris. Mais comme le soir elle eut appris de son mari qu’il n’était pas temps d’éclater, mais de feindre, elle fut trouver le père La Combe, lui demandant pardon, disant que c’était une forte tentation qui l’avait fait agir, et qu’elle lui demandait la pièce de quinze sols.

Il ne me dit rien de tout cela, mais je fus plusieurs nuits à souffrir étrangement à l’occasion de cette femme : tantôt en dormant je voyais le démon, puis tout à coup je voyais cette femme, tantôt c’était l’un tantôt c’était l’autre, cela me réveillait en surprise. Je fus trois nuits de cette sorte, avec certitude que c’était une méchante femme, qui contrefaisait la dévote pour tromper et pour nuire. Je le fus dire au père La Combe qui me réprimanda très sévèrement, disant que c’était de mes imaginations, que je manquais de charité, que cette femme était une sainte. Je demeurai donc comme cela.

[15.] Je fus fort étonnée qu’une bonne fille vertueuse que je ne connaissais pas, me vînt trouver et me dit qu’elle s’était crue obligée de m’avertir, sachant que je prenais intérêt au père La Combe, qu’il confessait une femme qui le trompait, qu’elle la connaissait à fond, que c’était peut-être la plus méchante femme et la plus dangereuse qui fût à Paris. Elle me conta des choses étranges que cette femme avait faites, et des vols à Paris. Je lui dis de le déclarer au père La Combe; elle me dit qu’elle lui en avait dit quelque chose, mais qu’il l’en faisait confesser, disant que c’était des choses contre la charité, et qu’ainsi elle ne savait plus que faire. On surprit cette femme dans une boutique où elle disait du mal du père La Combe. L’on le lui vint dire, il ne le voulait pas croire. Elle venait quelquefois au logis, et lorsqu’elle y venait, moi qui n’ai point d’antipathie naturelle, j’en avais une si furieuse, et même tant d’horreur pour cette créature, que la violence que je me faisais pour la voir, afin d’obéir au père La Combe, était telle que j’en devenais extraordinairement pâle et mes domestiques s’en apercevaient. Il y en avait une qui est[127] très bonne, c’est celle qui m’a tant fait souffrir pour sa purification, elle sentait pour elle les mêmes horreurs que je sentais. L’on vint avertir le père La Combe qu’il y avait une de ses pénitentes qui l’allait décrier à tous les confesseurs, et dire de lui des choses exécrables : il me les écrivit et me manda en même temps que je n’allasse pas m’imaginer que ce fût cette femme, et que ce n’était pas elle. J’eus une certitude que c’était elle. Une autre fois elle vint au logis : le père y était, elle lui dit quelque chose sur les connaissances qu’elle avait qu’il allait avoir de grandes croix. J’eus aussitôt une certitude que c’était elle qui les faisait. Je le dis au père La Combe qui ne me crut pas pour cela, Notre Seigneur le permettant de la sorte afin de se le rendre semblable. Une chose qui paraît extraordinaire, c’est que le père La Combe, si doux et si crédule pour tout autre qui ne lui disait pas la vérité, ne l’était point pour moi. Il s’en étonnait lui-même et je ne m’en étonne pas, parce que dans la conduite de Dieu sur moi, mes plus intimes sont ceux qui me crucifient le plus.

3.2 INTRIGUES, SUITE

1. Le Père est détrompé. Calomnie sur une grossesse supposée. Changement de stratégie : on met en cause le Moyen facile de faire oraison. 2. ‘Le père La Mothe me vint trouver, disant qu'il y avait à l'archevêché des mémoires effroyables…’ Elle découvre l’alliance ennemie. 3. Le Père La Combe par obéissance manque une occasion de se disculper. 4. Visite de M. l’abbé Gaumont et de M. Bureau. Ce  dernier est attaqué, ‘l’on fit travailler l'écrivain … Mme de Miramion, amie de M. Bureau, en vérifia elle-même la fausseté.’ 5. Le Père La Mothe suggère au Père La Combe de ‘se retirer, pour par là le faire passer pour coupable.’ 6. Même tentative auprès d’elle : ‘leur dessein était de rendre le père La Combe criminel par ma fuite.’ 7. Même tentative sur la sœur du tuteur : elle a un soupçon ? le Père La Mothe ajoute : ‘Il faut absolument la faire fuir et c'est le sentiment de Monseigneur l'archevêque.’ 8. ‘Le lendemain le tuteur de mes enfants, ayant pris l'heure de Monseigneur l'archevêque, y alla. Il y trouva le père La Mothe qui y était allé pour le prévenir…’ Le mensonge est ainsi dévoilé.

 [l.] Un jour, un religieux qui m’avait confessée autrefois, à qui cette femme alla débiter ses médisances hors du confessionnal, m’envoya prier de l’aller voir. Il me conta tout ce qu’elle lui avait dit et son mari, et les menteries dans lesquelles il l’avait surprise. Pour moi, je la [257] surprenais continuellement en mensonge. Je le fus aussitôt dire au père La Combe. Il fut éclairé tout à coup, et comme si des écailles lui étaient tombées des yeux, il ne douta plus de la malice de cette femme. Plus il repassait ce qu’il avait vu en elle et ce qu’elle lui avait dit, plus il était convaincu de sa malice, et m’avouait qu’il fallait qu’il y eût quelque chose de diabolique dans cette femme pour se faire passer pour sainte. Sitôt que je fus retournée chez moi, elle me vint voir. Je donnai ordre qu’on ne la laissât pas entrer; elle voulait que je lui fisse l’aumône pour payer le loyer de sa maison. Je m’étais trouvée fort mal ce jour-là, et ensuite d’une furieuse altération, l’estomac fort enflé. Une de mes filles lui dit bonnement que je me trouvais mal, que l’on craignait parce que j’avais été hydropique et que j’avais depuis deux jours l’estomac fort enflé. Elle voulait entrer malgré cette fille; lorsque celle qui savait une partie de ses malices fut pour l’empêcher d’entrer et lui dire que l’on ne pouvait me parler, elle les querella : ces filles le souffrirent patiemment. […]

[2.] Le père La Mothe me vint trouver, disant qu’il y avait à l’archevêché des mémoires effroyables contre le père La Combe, qu’il était hérétique et ami de Molinos. Moi, qui savais fort bien qu’il ne le connaissait pas, je l’en assurai, car je ne pouvais croire au commencement qu’il agît de mauvaise foi et qu’il fût de concert avec cette femme. Je lui dis de plus que je savais qu’il avait tout pouvoir auprès de Mgr l’archevêque, que je le priais d’y mener le père La Combe et que sitôt que Mgr l’archevêque lui aurait parlé, il serait détrompé. Il me promit de l’y mener le lendemain, mais il s’en donna bien de garde. Je lui dis la malice de cette femme et ce qu’elle m’avait fait. Il me répondit froidement que c’était une sainte. Ce fut alors que je commençai à découvrir que cela se faisait de concert, et je me vis réduite à dire avec David : Si mon ennemi m’avait fait cela, je n’en serais pas surpris, mais mon plus proche![128] C’est ce qui a rendu ces calomnies plus dures et toute cette affaire plus incompréhensible.

[3.] Je fus trouver le père La Combe au confessionnal, et je lui dis ce que le père La Mothe m’avait dit et qu’il le priât de le mener chez Mgr l’archevêque. Il y fut. Le père La Mothe lui dit qu’il l’y mènerait, que rien ne pressait et que les mémoires n’étaient pas contre lui, mais contre moi, et il fut près d’un mois à nous ballotter, disant au père La Combe que ces mémoires n’étaient pas contre lui, mais contre moi, et à moi, qu’ils étaient contre lui et qu’il n’était pas fait mention de moi. Nous étions confus, le père La Combe et moi, lorsque nous parlions de toutes ces choses et duplicités. Le père La Combe ne laissait pas de prêcher et confesser avec plus d’applaudissements que jamais, [258] et cela augmentait la jalousie et la peine des gens. Le père La Mothe alla pour deux jours à la campagne : le père La Combe restait comme supérieur en son absence, étant le plus ancien. Je lui dis d’aller chez Mgr l’archevêque, de prendre ce temps-là que le père La Mothe n’y était pas. Il me dit que le père La Mothe lui avait dit de ne pas s’écarter de la maison en son absence, qu’il voyait bien qu’il lui serait très nécessaire de voir Mgr l’archevêque, qu’il ne retrouverait jamais peut-être cette occasion, mais qu’il voulait mourir dans l’obéissance, et que, puisque son supérieur lui avait dit de rester en son absence, il le ferait. Il ne lui avait dit cela que pour l’empêcher d’aller chez Mgr l’archevêque en son absence et qu’il ne fît connaître la vérité.

[4.] Il y avait un docteur de Sorbonne (c’est M. Bureau) qui me vint voir deux ou trois fois à l’occasion d’une visite de M. l’abbé de Gaumont, homme d’une pureté admirable, âgé de près de quatre-vingts ans, qui a passé toute sa vie dans la retraite sans diriger, prêcher, ni confesser : il m’avait connue autrefois. Il m’amena donc M. Bureau contre qui le père La Mothe était indigné à l’occasion d’une de ses pénitentes qui l’avait quitté et qui avait été trouver M. Bureau, qui est un très honnête homme. Le père La Mothe me dit à son sujet : «Vous voyez M. Bureau, je ne le souhaite pas.» […] Je lui en demandai la raison, lui disant que je ne l’avais pas été chercher, mais qu’il était venu me voir et cela assez rarement, que je ne trouvais pas à propos de le faire sortir de chez moi, que c’était un homme en très grande réputation. Il me dit qu’il lui avait fait tort. Je voulais savoir quel était ce tort, j’appris que c’était parce que cette pénitente, qui avait donné beaucoup au père La Mothe et qui ne l’avait quitté que parce qu’il était intéressé, avait été vers M. Bureau. Je ne crus pas que cette raison fût juste pour écarter un homme qui m’avait rendu service et auquel j’avais obligation, et qui était d’ailleurs un vrai serviteur de Dieu. Le père La Mothe alla déposer lui-même à l’officialité que je faisais des assemblées avec M. Bureau et qu’il en avait même rompu quelqu’une, ce qui était très faux. Il le dit encore à d’autres, qui me le redirent, de sorte que je le sus de M. l’official et des autres. Il m’accusa encore de bien d’autres choses. Sans autre forme de procès on attaqua M. Bureau. L’official était ravi d’avoir cette occasion pour maltraiter M. Bureau qu’il haïssait depuis longtemps.

L’on fit travailler l’écrivain, mari de cette méchante femme, contre M. Bureau et en peu de temps il y eut des lettres contrefaites des supérieurs des maisons religieuses où M. Bureau dirigeait et confessait, qui écrivaient à M. l’official que M. Bureau leur prêchait et enseignait des erreurs, et qu’il mettait le trouble dans les maisons religieuses. Il ne fut pas difficile à M. Bureau de prouver la fausseté de ces lettres, car les supérieurs les désavouèrent. Mme de Miramion[129], amie de M. Bureau, en vérifia elle-même la fausseté; cependant, loin de faire justice à M. Bureau, l’on fit croire à Sa Majesté qu’il était coupable, et on l’exila, comme je le dirai après, abusant du zèle de la religion du roi pour faire servir l’autorité à la passion de ces gens-là.

[5.] Un jour le père La Mothe me vint voir, me disant que c’était tout de bon qu’il y avait des mémoires horribles contre le père La Combe et m’insinuant de le porter à se retirer, pour par là le faire passer pour coupable; car il était fort en peine (de trouver) comment le perdre, parce qu’en le jugeant eux-mêmes, ou le renvoyant, le père général aurait eu connaissance de tout et l’innocence du père La Combe et la malice des autres auraient été connues. Ils étaient embarrassés à trouver des inventions. Je dis au père La Mothe que si le père La Combe était coupable, il fallait le punir, je parlais bien hardiment connaissant à fond son innocence, et ainsi qu’il n’y avait rien à faire pour lui que d’attendre en patience ce que Dieu voudrait faire; qu’au reste, il devait[130] bien l’avoir mené à Mgr l’archevêque pour faire voir son innocence. Je l’en priai même avec toutes les instances possibles. Le père La Combe de son côté le [259] pria de l’y laisser aller s’il ne voulait pas l’y mener, il disait toujours qu’il le mènerait lui-même demain ou un autre jour, puis il y avait eu des affaires qui l’en avaient empêché, et il y allait seul bien des fois.

[6.] Voyant que le père La Combe attendait en patience sa mauvaise fortune, et n’ayant pas encore trouvé le dernier expédient qui leur a réussi pour le perdre, le père La Mothe leva le masque et m’ayant fait avertir à l’église où j’étais de lui venir parler, ayant pris avec lui le père La Combe, il me dit devant lui : «C’est à présent, ma sœur, qu’il faut que vous songiez à vous enfuir; il y a contre vous des mémoires exécrables. On dit que vous avez fait des crimes qui font frémir.» Je n’en fus ni émue, ni étourdie, non plus que s’il m’eût dit une chanson qui ne m’eût en rien touchée. Je lui dis avec ma tranquillité ordinaire : «Si j’ai fait les crimes que vous dites, je ne saurais être trop punie, c’est pourquoi je suis éloignée de vouloir fuir, car si ayant fait toute ma vie profession d’être à Dieu d’une manière particulière, je me suis servie de la piété pour l’offenser, lui que je voudrais aimer et faire aimer aux dépens de ma vie, il faut que je serve d’exemple, et que je sois punie avec la dernière rigueur. Que si je suis innocente, ce n’est pas le moyen de le faire croire que de fuir.» Leur dessein était de rendre le père La Combe criminel par ma fuite, et de me faire aller par là à Montargis, comme ils l’avaient prétendu.

[7.] Comme il vit que, loin d’entrer dans sa proposition, je demeurais immobile et ferme dans le dessein de tout souffrir plutôt que de fuir, il me dit tout en colère : «Puisque vous ne voulez pas faire ce que je vous dis, j’en irai avertir la famille — parlant de celle du tuteur de mes enfants —  afin qu’elle vous le fasse faire.» Je lui dis que je n’avais rien dit de tout cela au tuteur de mes enfants, ni à sa famille, et que cela les surprendrait; que je le priais de me laisser aller la première leur parler, ou du moins d’agréer que nous y fussions ensemble. Il demeura d’accord que nous irions ensemble le lendemain. Sitôt que je l’eus quitté, Notre Seigneur, qui voulait que je visse tout au long la menée de cette affaire, afin que je ne la pusse ignorer, — car Notre Seigneur n’a pas permis que rien m’ait échappé, non pour lui en vouloir du mal, car je n’ai jamais senti le moindre fiel contre mes persécuteurs, mais afin que rien ne me fût caché, et qu’en le souffrant tout pour son amour j’en fisse le fidèle récit, — il me frappa d’abord au cœur que le père La Mothe était parti pour aller de ce pas prévenir la famille contre moi, et leur faire entendre ce qu’il voudrait.

J’envoyai mon laquais toujours courant pour voir si ma pensée était véritable et pour avoir un carrosse afin d’y aller moi-même. Le père La Mothe y était déjà, j’y allai. Lorsqu’il sut que j’avais découvert qu’il était là, il en devint si furieux qu’il ne put s’empêcher de le faire paraître, et sitôt qu’il fut retourné au couvent, il déchargea son chagrin[131] sur le pauvre père La Combe. Il ne trouva pas le tuteur de mes enfants, mais il avait parlé à la sœur, femme d’un maître des comptes, personne de mérite. Lorsqu’il lui dit que l’on m’accusait de crimes effroyables et qu’il fallait me faire fuir, elle lui répartit : «Si N., parlant de moi, a fait les crimes que vous dites, je crois les avoir faits moi-même. Quoi? Une personne qui a vécu comme celle-là a vécu? Je répondrais d’elle corps pour corps. Pour la faire enfuir? Sa fuite n’est pas indifférente, car si elle est innocente, c’est la déclarer coupable.» Il ajouta : «Il faut absolument la faire fuir et c’est le sentiment de Mgr l’archevêque.» Elle lui demanda où il fallait que je m’enfuisse. Il répondit : «  à Montargis.» Cela lui donna quelque soupçon. Elle lui dit qu’il fallait consulter son frère et qu’il verrait Mgr l’archevêque. À cela il demeura tout interdit et pria qu’on n’allât point voir Mgr l’archevêque, qu’il y avait plus d’intérêt qu’un autre, et qu’il irait lui-même. J’arrivai comme il venait de sortir; elle me dit tout cela, et je lui contai d’un bout à l’autre tout ce qu’il m’avait dit. Comme elle a bien de l’esprit, elle comprit qu’il y avait quelque chose. Il revint; il se coupa quantité de fois devant elle et devant moi.

 [8.] Le lendemain, le tuteur de mes enfants ayant pris l’heure[132] de [260] Mgr l’archevêque, y alla. Il y trouva le père La Mothe qui y était allé pour le prévenir, mais il n’avait pu y entrer. Lorsqu’il vit le tuteur de mes enfants, conseiller du Parlement, il fut fort étonné, il pâlit et puis il rougit, et enfin en l’abordant, il le pria de ne point parler à Mgr l’archevêque, que c’était à lui à faire cela et qu’il le ferait.

Le conseiller tint toujours ferme qu’il voulait lui parler. Le père, voyant qu’il ne pouvait l’en empêcher, lui dit : «Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que ma sœur a fait cet hiver», parlant d’une brouillerie que lui-même avait faite. Le conseiller lui répondit bien honnêtement : «J’oublie tout cela pour me souvenir que je suis obligé de la servir dans une affaire de cette nature.»

Voyant qu’il ne pouvait rien gagner, il le pria que pour le moins il pût parler le premier à Mgr l’archevêque. Cela fit croire au conseiller qu’il n’allait pas droit. Il lui dit : «Mon Père, si Monseigneur l’archevêque vous appelle le premier, vous y entrerez le premier, sinon j’y entrerai. - Mais Monsieur, ajouta-t-il, je dirai que vous êtes là. - Et moi, dit le conseiller, je dirai que vous y êtes.»

Là-dessus, Monseigneur l’archevêque, qui ne savait rien de tout ce démêlé, appela le conseiller qui lui dit qu’on lui avait fait entendre qu’il y avait des mémoires étranges contre moi, qu’il me connaissait depuis longtemps pour une femme de vertu et qu’il répondait de moi corps pour corps; que s’il y avait quelque chose contre moi, c’était à lui qu’il fallait s’adresser et qu’il répondrait de tout. Monseigneur l’archevêque dit qu’il ne savait ce que c’était, qu’il n’avait pas ouï parler de moi, mais bien d’un père. Sur cela, le conseiller dit que le père La Mothe lui avait dit que Sa Grandeur me conseillait même de m’enfuir. L’archevêque dit que cela n’était point vrai, et qu’il n’avait jamais ouï parler de cela.

Sur quoi le conseiller lui demanda s’il agréerait de faire appeler le père La Mothe pour lui dire cela. L’on le fit venir, et Monseigneur l’archevêque lui demanda où il avait pris cela et que pour lui, il n’en avait jamais ouï parler. Le père La Mothe se défendit fort mal et dit que c’était du p(ère provincial) qu’il l’avait entendu. Au sortir de chez Monseigneur l’archevêque, il était tout furieux et vint trouver le père La Combe pour décharger sa colère, lui disant que l’on se repentirait de l’affront qu’on lui avait fait et qu’il saurait en faire repentir.

La suite des témoignages extraits de la Vie par elle-même rapporte l’arrestation de La Combe. Elle est reportée après la section consacrée aux Ecrits, en ouverture de la section « III. Vingt-huit années de Prison. »

 

 


 

PREMIERS ÉCHANGES ÉPISTOLAIRES (1683, 1685)

La séquence de la correspondance de Lacombe est extraite de [CG I] et de [CG II]. Elle débute par quelques lettres écrites du temps de sa liberté en 1683 et 1685 que nous éditons ici dans notre première section. Les suivantes, beaucoup plus nombreuses, couvrent les années 1690-1695. Elles figurent en troisième section consacrée à la période des prisons.

Les deux premières lettres sont les seules que nous possédions provenant de madame Guyon (la correspondance antérieure à 1686 datant des voyages a presque entièrement disparu ; puis au début de leurs installations à Paris ils pouvaient se rencontrer ce qui ne nécessitait aucune correspondance écrite; par la suite madame Guyon ne pouvait répondre à un prisonnier bien surveillé (ou du moins aucune ne nous est parvenue).

Madame Guyon n’est pas encore la «dame directrice» : elle demande de l’aide!

Nous y adjoignons deux lettres adressées par Lacombe à Mgr d’Aranthon datées d’avant les prisons. Les rapports se gâtent…

Echanges avec Madame Guyon

2. [DE MADAME GUYON] AU PERE LACOMBE 1683.

«Pressentiment d’un extrême délaissement» (Poiret)[133]

J’ai été à la messe du matin dans la chapelle, où j’ai eu une impression que je devais avoir quantité de croix, et que celles que j’avais eues depuis que je suis sortie de France, étaient un repos et une trêve, et non des croix, en comparaison de celles que je dois avoir. Le cœur, et tout, était soumis et voulait bien n’être pas épargné, mais la nature en frémissait. Deux personnes qui m’en doivent le plus causer, m’ont été mises dans l’esprit, et elles me les doivent causer extérieures et intérieures tout ensemble. Il faut que l’ordre et la suprême volonté de Dieu s’accomplissent. Il fallut que je m’offrisse à les porter avec ou sans résignation et amour connus.

Toutes les croix que j’ai portées en France, je les ai portées tantôt avec amour aperçu, tantôt avec peine, mais quoique la nature se révoltât souvent sous leur poids et avec leur continuation, le fond était soumis, et estimait la croix; et quoique la nature parût révoltée, sitôt que je cessais de souffrir, je souffrais de ne souffrir plus. Depuis que j’ai éprouvé l’état de consistance, toutes les croix m’ont été indifférentes : elles ne m’étaient ni douces, ni amères. Mais à présent, il faudra en souffrir d’extrêmes avec révolte et, ce qui sera de plus humiliant, c’est que ces croix ne seront que des croix de paille, qui ne seront compaties de personne, et qui seront la risée des uns et le mépris et la mésestime des autres. Voilà ce qui m’est venu, qui fait encore frémir la nature, à qui il ne sera donné nul secours ni du ciel ni de la terre, car il me faut éprouver le délaissement réel, intérieur et extérieur de Jésus-Christ sur la croix, mais cela pour du temps.

O pauvre créature [madame Guyon !], à quoi es-tu destinée? À être un sujet de honte, d’ignominie, d’abandon total. Ô Dieu, faites Votre volonté de cette créature et, après l’avoir rendue en ce monde, la plus misérable qui fût jamais, faites d’elle dans l’éternité tout ce qu’il Vous plaira. Il n’y a rien à espérer de moi ni par moi, du moins de longtemps. Mon sort est l’ignominie et l’infamie, et le délaissement le plus étrange. Ô vous qui êtes soutenu de lumières [P. La Combe !], vous avez un lieu de refuge; vous n’êtes pas à plaindre quand vous seriez réduit à une prison perpétuelle[134]! Mais pour moi, Dieu ne veut pas que je retourne encore chez nous, pour me rendre vagabonde, la plus délaissée et abandonnée qui fut jamais, et décriée partout. Ô Dieu, les renards ont des tanières[135], mais je n’aurai point de refuge! Ceci vous paraîtra une imagination, mais quoique je n’en sache pas le temps, cela arrivera très assurément, et alors vous vous souviendrez que je vous l’ai dit. 1683.

Source :

– Première lettre éditée à la fin de la Vie comme «Addition de quelques lettres qui ont relation à l’histoire de la Vie de Madame Guyon». Poiret la fait précéder du résumé suivant que nous reprenons partiellement en tête du texte : «Pressentiment d’un extrême délaissement après plusieurs autres afflictions».

3. [DE MADAME GUYON] AU PERE LACOMBE. 28 février (?) 1683.

Le songe «scandaleux» de la lune sous les pieds. Prévision de persécutions qui ne détruiront pas l’union spirituelle.

Ce 28 février 1683[136].

Il me semble que jusqu’ici l’union qui est entre nous avait été couverte de beaucoup deb nuages, mais à présent, cela est tellement éclairci que je ne peuxc plus vous distinguer ni de Dieu ni de moi; et la même impuissance que j’éprouve depuis longtemps de me tourner vers Dieu à cause de l’immobilité, je l’éprouve un peu à votre égard, quoique imparfaitement, quoique d’uned manière si pure, si insensible, si paisible, si profonde, que cela ne se peut dire. Ma fièvre s’opiniâtre étrangement, comment va la vôtre? Ile me vient dans l’esprit que, lorsque votre anéantissement sera consommé en degré conforme par la nouvelle vie, [f°38v°] vous ne sentirez plus rien, ni ne distinguerez plus rien, et comme Dieu ne Se distingue plus dans l’unité parfaite, aussi les âmes consommées en unité en Lui ne se distinguent plus : celle des âmesf unies à Dieu ne se distinguent guère, quoique l’intimité du dedans opère une correspondance autant pure que divine. À mesure que vous perdrez toute distinction pour Dieu, vous perdrez toute distinction pour les âmes perdues en Lui, non par oubli comme des autres créatures, mais par intimité. Dieu a voulu vous la faire sentir dans les commencements, afin que vous n’en puissiez douter; et vous la connaîtrez dans la suite par la croix[137].

Il y aura quantité de croix qui nous seront communes; mais vous [f°39] remarquerez qu’elles nous uniront davantage en Dieu par une fermeté invariableg à soutenir toutes sortes de maux. Il me semble que Dieu me veut donner une génération spirituelle et bien des enfants de grâce; que Dieu me rendra féconde en Lui-même. Vousgg aurez des croix et des prisons qui nous sépareront corporellement, mais l’union en Dieu sera ferme et inviolableggg. L’onh sent la division, quoique l’on ne sente pas l’union.

J’ai fait cette nuit un songe qui marque d’étranges renversements, si l’onij pouvait s’y arrêter. À mon réveil, mes sens en étaient tout émus. Il n’arrivera que ce que le Maître voudra. Il menace bien et la tempête gronde longtemps : je ne sais quelle sera la foudre, mais [f°39v°] il me semble que tout l’enfer se bandera pour empêcher le progrès de l’intérieur et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. Cette tempête sera si forte qu’à moins d’une grande protection et fidélité, on aura peine à la soutenir. Il me semble qu’elle vous causera agitation et doute, parce que votre état ne vous ôte point toute réflexion. La tempête sera telle qu’il ne restera pas pierre sur pierre. Tous vos amis seront dissipés, et ceux qui vous resteront, vous renonceront et auront honte de vous, en sorte qu’à peine vous restera-t-il une seule personne. Ceci sera très long, et une suite et un enchaînement de croix si étranges, d’abjections, de confusions, quek vous en serez surpris. Et comme avant que la fin du monde qui est proprement le second avènement de Jésus-Christ, arrivel, il se passera d’étranges choses, à proportion de cet avènement, il en arrivera autant ici, et il semble même que dans toute la terre, il y aura troubles, guerres et renversements; et comme le Fils de Dieu, ou plutôt Ses enfants, indivisiblementm avec Lui, seront répandus par toute la terre, il faut que le Prince de ce monde remue toute la terre de divisionsn, signes et misères, [qui] o plus elles seront fortes, plus la paix sera proche. Et comme Jésus-Christ naquit dans la paix de tout le monde, il ne naîtra pour ainsi dire spirituellement quep dans la paix générale, qui sera durable pour duq temps. L’Évangile sera prêché par toute la terre, mais comme (toutes) lesr vertus du ciel seront ébranlées[138], croyez que vous le serez vous-même pour des [f°40] moments, et que le Démon attaquant les ciel de votre esprit, vous portera à vouloir tout quitter; mais Dieu, qui vous a destiné pour Lui, vous fera voir la tromperie. Je vous avertis de n’écouter votre raisonnement et vos réflexions que le moins que vous pourrez, et j’ai un fort instinct de vous dire de garder cette lettre, même de la cacheter de votre main, afin que lorsque les choses arriveront, vous voyiez qu’elles vous ont été prédites lorsqu’elles arriveront. Net dites pas que vous ne voulez point d’assurance, car il ne s’agit pas de cela, mais de la gloire de Dieu. Rien ne pourra vous en donner alors.

Je ne sais ce que j’écris. Allons, il n’est plus temps ni pour vous ni pour moi d’être malades. Levons-nous, car [f°40v°] le Prince de ce monde approche. De même qu’avant la venue de Jésus-Christ, il s’était fait quantité de meurtresu des prophètes, de guerres, que le peuple juif avait été comme anéanti, aussi la véritable piété, qui est le culte intérieur, sera presque détruite : il sera persécuté [ce culte intérieur] v, en la personne des prophètes, c’est-à-dire de ceux qui l’ont enseigné, et la désolation sera grande sur la terre. Durant ce temps, la femme sera enceinte[139], c’est-à-dire pleine de cet esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout devant elle, sans pourtant lui nuire, parce qu’elle est environnée du soleil de justice, et qu’elle a la lune sous ses pieds, qui est la mobilité et l’inconstance, et que les vertus de Dieu lui serviront de [f°41] couronne; mais il new laissera pas de se tenir toujours debout devant elle et de la persécuter de cette manière. Mais quoiqu’elle souffre longtemps de terribles douleurs de l’enfantement spirituel, qu’elle crie même par lax véhémence, Dieuxx protégera son fruit et, lorsqu’il sera véritablement produit, et non connu, il sera caché en Dieu jusqu’au jour de la manifestation, jusqu’à ce que la paix soit sur la terre. La femme sera dans le désert sans soutien humain, cachée et inconnue, l’on vomira contre elle les fleuves de la calomnie et de la persécution, mais elle sera aidée des ailes de la colombe[140]; ne touchant pas à la terre, le fleuve seray englouti, durant qu’elle demeurera intérieurement libre, [f°41v°] qu’elle volera comme la colombe et qu’elle se reposera véritablement sans crainte, sans soins et sans souci. Il est dit qu’elle y sera nourrie et non qu’elle s’y nourrira, sa perte ne lui permettant pas de faire réflexion sur ce qu’elle deviendra, etz de penser pour peu que ce soit à elle. Dieu en aura soin. Je prie Dieu, si c’est pour Sa gloire, de vous donner intelligence de ceci[141]. (1683.)

Sources et annotations :

– Archives Saint-Sulpice [A.S.-S.] ms. 2043 : «Différentes pièces pour la justification de Madame Guyon/Sa justification par elle-même/affaire de M. de Fîtes [de Filtz]/Lettre du père Richebracque», quatrième pièce, f ° 38 à f ° 42, copie de la lettre adressée par Madame Guyon au P. Lacombe -- A.S.-S., ms. 2179, pièce 7593, copie Chevreuse en deux feuillets --Deuxième lettre éditée à la fin de la Vie, «Addition de quelques lettres…» -- Phelipeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 24 -- Lettre éditée par Urbain-Levesque [UL], Correspondance de Bossuet, tome VI, app. III, 6°, 542-546.

La copie manuscrite s’avère plus proche de l’original que ce n’est le cas du texte donné à la fin de la Vie, comme le montrent les variantes ci-dessous qui soulignent cependant la fidélité de l’éditeur Poiret. Celui-ci se limite à une toilette éditoriale, probablement semblable pour les six autres lettres de la même addition.

Dans la pièce 7593, cette lettre est précédée de l’ajout suivant de la main de Chevreuse : «Nota. Cette copie a été corrigée sur l’original 26e août 1693. /Copie faite le 22e janvier 1691 d’une autre copie que l’on avait faite le 10e août de l’année 1690, sur la copie que M[onsieur] L[e] D[uc] D[e] C[hevreuse] avait faite par ordre de l’auteur sur l’original qui lui avait été donné par le même auteur avec d’autres lettres, lesquelles toutes avaient été envoyées [...] par celui à qui elles étaient écrites [il s’agit de Lacombe], lorsqu’il crut ne les devoir plus garder entre ses mains. Car l’auteur [Madame Guyon] ne les voulant pas garder non plus les remit à M. L [e] D [uc] D [e] C [hevreuse] qui, quelque temps après, renvoya celle-ci par l’ordre de l’auteur à celui pour qui elle avait été écrite...». On voit ici le jeu compliqué des précautions prises dans le cercle guyonnien pour préserver des lettres jugées significatives -- et l’on devine les tentations prophétiques auxquelles s’opposera Madame Guyon (cf. infra note 4 l’ajout contourné de Chevreuse). 

Dans sa Relation sur le Quiétisme (Sect. II, n. 16, p. 23), Bossuet déclare : «J’ai transcrit de ma main une de ses lettres au P. La Combe, duquel il faudra parler en son lieu : j’ai rendu un exemplaire d’une main bien sûre qui m’avait été donné pour le copier. Sans m’arrêter à des prédictions mêlées de vrai et de faux, qu’elle hasarde sans cesse, je remarquerai seulement qu’elle y confirme ses creuses visions sur la femme enceinte de l’Apocalypse, et que c’est peut-être pour cette raison qu’elle insère dans sa Vie cette prétendue lettre prophétique.» Levesque commente : «C’est sans doute sur cette copie faite par Bossuet sur une autre copie, et non sur l’original, que Phelipeaux, puis Deforis ont imprimé cette lettre. Pourtant il y a entre ces deux éditeurs des différences assez sensibles. D’abord Phelipeaux nous avertit qu’il ne donne pas le début de la lettre; Deforis ne semble pas avoir soupçonné l’existence de cette première partie…».

 

Variantes :

a date absente de la Vie (qui indique l’année à la fin de la lettre).

b beaucoup couverte de var. Vie (comme toutes celles données ci-après sans référence).

c puis

d quoique fort imparfaitement, mais d’une

e dire. Il omission.

f plus. /Les âmes

g inviolable

gggrâce, qu’elle me rendra féconde en ce monde; vous Phelipeaux

gggsera inviolable Phelipeaux

h On

ij si on

k croix, d’abjections, de confusions si étranges que

l monde [qui est proprement le second avènement du Fils de l’homme] arrive

m enfants, qui sont indivisiblement Vie ou plutôt ce second enfant indivisiblement Phelipeaux 

n terre par des divisions

o correction Vie

p naîtra [pour ainsi dire] spirituellement dans les âmes que

q un

r comme toutes les

s Démon, offusquant le

t prédites. Ne omission.

u un mot effacé, meurtres add. interl.

v [ce culte intérieur] addition Vie que nous adoptons.

w couronne. Cependant ce Dragon ne

x même avec la

xxlongtemps par de terribles douleurs de l’enfantement spirituel, qu’elle a crié même par la violence, Dieu Phelipeaux

y fleuve y sera

z ni

1 Matthieu, 24, 14-29.

2 Apocalypse, 12.

3 L’Esprit-Saint.

4. DU PERE LACOMBE À MADAME GUYON. 1683.

Pressentiment d’abaissements.

Je suis pressé de vous écrire que j’ai un fort pressentiment que la conduite que Dieu veut tenir sur vous, du moins pour bien des années, sera bien éloignée des pensées des hommes, tant de ceux qui raisonnent humainement, que de ceux qui passent pour fort spirituels. Tout ce qui vous est arrivé d’humiliant jusqu’ici, est une grande gloire au prix des abaissements qui vous sont préparés. Les aventures les plus étranges seront votre partage; un enchaînement de providences abjectes, crucifiantes, impénétrables, vous causera une grêle de croix. Il n’y aura point pour vous longtemps d’autre établissement que celui de votre fond perdu en Dieu avec Jésus-Christ. Ô que celui-là est bien établi, et que vous êtes en cela professe d’un grand ordre, qui est l’ordre éternel et invariable! Mais pour l’extérieur, il sera aussi incertain et flottant comme l’était celui de Jésus-Christ. Je ne dis pas ceci par un esprit de prédiction, mais par une intime conviction que j’ai que votre état présent, et les démarches que Dieu vous a fait faire jusqu’ici, en sont un présage assez sûr. Car nous voyons bien que tout va en diminuant à l’égard des hommes, et que tout manque à leurs désirs et leurs sentiments; mais rien n’échappera à l’ordre de Dieu.

O femme désolée! ce n’est rien que votre délaissement présent eu égard à celui où vous devez être réduite lorsqu’on ne saura que faire de vous, ni où vous mettre, et que ceux qui espèrent maintenant, vous voyant inflexible, se retireront en branlant la tête sur vous, et s’écrieront : «Hélas! C’est grande pitié : cette grande âme est perdue! Mais c’est à son dam puisque c’est pour s’être attachée obstinément aux illusions de son nouveau directeur». Votre état extérieur sera aussi peu compris que l’intérieur. Et comme si on savait la disposition de votre fond, on en serait effrayé, de même voyant les misères du dehors qui vous accableront, on en aura horreur. Je crois que ce sera là le désert où la femme sera nourrie de Dieu durant la persécution du Dragon; et ce sera un désert, pour le grand délaissement des créatures où elle se trouvera, et y sera nourrie de Dieu, qui sera toute sa force.

Comme votre anéantissement intérieur est extrême, il faut que l’extérieur y réponde, car ce n’est pas en vain que Dieu S’est mis en vous pour être votre force divine. Dans tout cela, je ne saurais ni craindre pour vous, parce que Jésus-Christ pourra tout en vous, ni vous plaindre, parce que tout cela vous rendra d’autant plus transformée en Jésus-Christ, et tout cela même vous sera Jésus-Christ. Venez donc, croix, abjections, opprobres, disgrâces, inondations, déluges et abîmes de misères : fondez sur la femme forte. Dieu vous portera de Ses mains.

Je comprends fort bien que c’est pour cela que Dieu vous a adressée à moi, afin que mes imprudences et la pauvreté de ma conduite contribuent à vous détruire terriblement[142], vous enfonçant d’autant plus dans la boue que plus je croirai vous en tirer. Mais je suis sûr que je ne vous tromperai jamais, car tout vous étant devenu Dieu, mes tromperies mêmes vous seraient Dieu, et une âme abandonnée au point que vous l’êtes ne peut rencontrer, quelque part qu’elle tombe, que Dieu et Son ordre. Je porte une profonde frayeur de tout ceci, et si j’osais demander quelque chose à Dieu, je Le prierais de ne pas permettre que je vous manque jamais. Offrez-moi à Lui sans réserve. Je vous sacrifie de bon cœur à Sa gloire. Ce serait grand dommage si le fond de grâce qu’Il a mis en vous était épargné. 1683.

Source :

-- Troisième lettre éditée à la fin de la Vie, «Addition de quelques lettres…», avec le résumé suivant de Poiret : «Il lui prédit les terribles croix et les délaissements tant de l’extérieur que de l’intérieur qui lui sont effectivement arrivés.»

 


 

Echanges avec Mgr d’Aranthon d’Alex

On a vu que François La Combe qui reçut l’habit des barnabites au collège de Thonon fut ordonné prêtre le 19 mai 1663 par Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève. Leurs rapports se détériorèrent.

5.  DU P. LACOMBE À MGR D’ARANTHON D’ALEX. 3 juin 1685.

Demande de servir dans son diocèse.

[Verceil], 3 juin 1685.

Monseigneur,

Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève [D1] ou dans le diocèse. Tout m’est exil, et ce lieu seulement me paraît mon pays et la Terre promise. Si Votre Grandeur avait voulu recevoir les propositions que je lui avais faites, sans y comprendre Gex, j’aurais été la trouver au sortir de Grenoble; mais, la voyant si prévenue et si portée à me donner à d’autres, lorsque je protestais ne vouloir avoir affaire qu’à elle seule, j’ai cru qu’il fallait différer jusqu’à ce que la Providence secondât mon inclination. Je ne saurais m’empêcher de témoigner en toute rencontre à Votre Grandeur combien je l’honore et combien ses intérêts me sont chers; si elle me veut donner un trou[143] à Saint-Gervais, elle verra ma fidélité malgré tout ce qu’on lui aura pu persuader du contraire, avec quelle affection j’emploierai ce qui me reste de bien et de vie pour le service de ce cher diocèse. Votre Grandeur me trouvera toujours disposée, quand il lui plaira, à tout ce qu’elle voudra ordonner.

 

Source et annotations :

-- Eclaircissemens sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève, A Chambéry, Jean Gorrin, 1699, p. 39. Cette lettre suit celle du P. Lacombe qui figure dans notre volume II : Combats, où nous avons regroupé la correspondance Lacombe

-- Seconde source : Phelippeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 15; en marge figure : «Eclairc. sur la vie d’Aranthon p. 39».

-- La lettre du P. Lacombe fut éditée d’après Phelippeaux par le bossuétiste Levesque (UL, tome VI, ap. III, 8 °, p. 549), avec l’explication suivante : «[…] D’abord bien vu par l’évêque de Genève, le P. Lacombe lui exposa un jour si clairement son quiétisme que le prélat ouvrit les yeux et frappa le religieux d’interdit : il pria ses supérieurs de le retirer du diocèse, où il lui fit défense de jamais rentrer. Mme Guyon fut également priée de se retirer. Elle partit pour Turin, et retrouva le P. Lacombe à Verceil en 1685. C’est de là qu’elle écrivit cette lettre pour obtenir l’autorisation de rentrer dans le diocèse de Genève, mais Mgr d’Arenthon ne voulut pas lui permettre de revenir.»

-- On se reportera à la section première des Eclaicissemens…, «L’intégrité de la foi : son zèle contre le quiétisme», p. 10 à 60, où dom Innocent Le Masson répond sans ménagement à «un libelle diffamatoire de la part des amis des deux personnes, […] imprimé à Genève, et de là répandu à Grenoble et par toute la France : on m’y accusait d’imposture et de calomnie, et on y relevait l’innocence et le mérite du Père la Combe et de la Dame…» (p.12; v. aussi la Préface, p. 4).

6. DU P. LACOMBE A MGR D’ARENTHON d’ALEX. 12 juin 1685.

Monseigneur,

L’évêque que je sers[144], ayant fort pressé Madame Guyon de venir dans son diocèse, l’y a accueillie avec de grandes bontés, et conférant souvent avec elle, il l’a goûtée extrêmement. Il voudrait lui associer[145] quelques personnes de naissance et de piété pour faire un établissement en forme de congrégation séculière[146] dans la ville de Bielle, auprès de la célèbre dévotion de Notre-Dame de l’Oropé; mais ni elle ni moi n’avons aucun empressement pour cela, parce qu’il nous semble que sa vocation est pour le diocèse de Genève, quoique Dieu permette qu’elle en soit éloignée pour un temps, et je suis sûr qu’elle aimerait mieux y vivre particulière[147], que d’être fondatrice en ces quartiers, hors que dans les conjonctures présentes elle ne saurait s’arrêter à Gex. Je ne m’étends pas sur nos dispositions passées ni sur toutes les providences : tout est bon dans l’ordre de Dieu qui saura en tirer Sa gloire. Mais il est bon que Votre Grandeur sache les présentes, surtout s’il y avait lieu d’avoir un petit coin pour elle dans le quartier de Saint-Gervais[148] ainsi qu’on nous en donne de grandes espérances, et que Votre Grandeur ne la jugeât pas indigne de cette grâce. Elle serait, Monseigneur, toute à vous, nonobstant les instances qu’on lui fait sincèrement de s’établir ici. On ne doit pas croire pour cela, que je veuille me procurer un poste dans ma patrie[149], Dieu qui m’a fait la grâce d’obéir à ses ordres encore pour venir ici, me la continuera par sa bonté infinie pour y demeurer, et partout ailleurs, autant qu’il lui plaira de m’y souffrir. J’oubliais, Monseigneur, de vous dire que la pieuse Dame est prête à vous obéir en toutes choses, pourvu que vous la teniez immédiatement sous votre conduite, et qu’elle n’ait à rendre compte qu’à Votre Grandeur[150] ce que je promets de ne contrarier en aucune manière, etc.

 

Éclaircissement sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève […], Chambéry, 1699, p. 38. – Phelipeaux, Relation, 1732, t. I, p. 16. Cette lettre accompagnait celle de Madame Guyon adressée de Verceil au même d’Arenthon d’Alex, le 3 juin 1685 (reproduite dans notre vol. I), où elle demande de servir dans son diocèse : «Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève […] Si elle [Votre Grandeur] me veut donner un trou à Saint-Gervais, elle verra ma fidélité…»

-- Phelipeaux joint à ces deux lettres, une abjuration «d’un élève du père la Combe et de Madame Guyon». Elle est intéressante par sa longue liste de propositions «quiétistes» : «Que les âmes qui veulent entrer dans la voie de la vie intérieure, doivent anéantir leurs puissances et s’abandonner à Dieu, se tenir en repos comme un corps mort; que c’est offenser Dieu que de vouloir agir; que l’activité naturelle est ennemie de la grâce…» (Relation, t. I, p. 18-20.)

7. DU PERE LACOMBE A D’ARENTHON d’ALEX. Juin 1685.

Monseigneur,

Votre Grandeur aura la satisfaction qu’elle a si fort désirée, de me voir hors de son diocèse, non pas par les voies que les hommes avaient tentées par leur adresse, mais par celles que la Sagesse éternelle avait choisies. J’en sors donc pour obéir à Dieu, comme j’y étais entré par Son ordre, sans avoir non plus contribué à ma sortie qu’à mon entrée. Mais, me permettez-vous bien, Monseigneur, de vous témoigner dans un profond respect, que j’en sors après avoir essuyé des traitements et inouïs et extrêmes, pour avoir livré mon âme à la mort, et sacrifié ma réputation à l’usage que vous feriez de ce que j’entreprenais sous le dernier secret pour la sanctification de la vôtre. Il y aurait trop à dire si je voulais me justifier sur cela, et surtout [sur] ce qui s’en est ensuivi, et aussi ne le prétends-je pas. Votre Grandeur l’aurait fait elle-même par sa bonté et par sa pénétration judicieuse, n’eût été qu’elle déféra trop à la passion de mes adversaires, qui s’érigent en maîtres de ce qu’ils n’ont jamais étudié, et qui condamnent les sciences mystiques dont ils ignorent les termes. Plût à mon Dieu, pour les intérêts de Sa gloire et de Ses âmes, que nous eussions autant d’accès auprès de Votre Grandeur qu’ils en ont, et qu’elle eût daigné nous accorder l’audience qu’elle leur donne : il eût été aisé de dissiper leurs nuages et de justifier le plus pur Évangile. Mais Dieu ne l’ayant pas permis, Sa cause est demeurée dans la souffrance, et un bon nombre d’âmes qui auraient dû être aidées dans les voies intérieures où Dieu les veut, sont privées de ce secours au grand et terrible jugement de ceux qui se sont déclarés les adversaires de ses plus chères princesses[151] et qui, ayant pris la clef de la science, ne sont pas entrés eux-mêmes dans le Palais intérieur et empêchent les autres d’y entrer.

Ô mon très illustre seigneur, pardonnez cette saillie à ce pauvre religieux à qui Dieu, par Sa miséricorde, a fait un peu connaître les secrets de l’intérieur. Si vous saviez les pertes inestimables qui se font dans votre diocèse, pour ne pas permettre qu’on y cultive l’esprit intérieur, et le compte formidable qu’il vous faudra rendre à Celui qui a mérité ce trésor par la perte de Son sang, vous en trembleriez de frayeur. Dieu, par un excès de Sa bonté, avait envoyé dans votre diocèse des personnes qui pouvaient enseigner les voies les plus pures de l’esprit, entre autres celle qu’il avait ôtée à la France pour la donner à notre pauvre Savoie, capable sans doute d’embaumer tous nos monastères de l’amour de Dieu le plus épuré, bien loin de les gâter, et on ne les a pas voulu souffrir. Eh bien, ils en sortent. Ce Royaume intérieur sera porté à des gens qui l’accepteront. Mais ces pertes irréparables, qui vous les réparera? Je n’en dis pas davantage parce que je n’en serai pas cru, mais le grand jour de Dieu mettra le tout en évidence. Tout ce que je puis assurer est que, comme une de ces âmes destinées à l’intime union est plus chère à Dieu que mille autres, de même qu’une Princesse est plus précieuse au souverain que mille bourgeoises, le compte qu’il faudra rendre de la perte d’une seule sera plus terrible que pour la perte de mille autres communes.

Ô mon seigneur illustrissime, que ne m’est-il permis de vous déclarer avec liberté mes sobres folies! Je conjure votre bonté de ne pas s’offenser de ma sincérité. Dieu, voyant que vous aviez essuyé tant de travaux pour le salut des âmes et fait de si grandes choses pour Sa gloire, que vous aviez si bien réformé et les prêtres et les peuples, et mis en très bon ordre l’extérieur de votre diocèse, voulait couronner tant de biens par le plus grand de tous, qui était d’y faire régner le vrai intérieur, en envoyant ici des personnes qui pouvaient enseigner les plus pures voies de l’Esprit et faire connaître la vraie perfection chrétienne. Et ces personnes, dignes de l’envie des royaumes entiers, y en auraient attiré d’autres à leur secours, pour y fait régner Dieu sur les cœurs par une mission vraiment intérieure. Par quel malheur, mon très aimable seigneur, vous laissez-vous ravir cette couronne? Ou pourquoi votre diocèse perdra-t-il un si rare don par la passion de ceux qui nous dépeignent à vos yeux comme des monstres?

Pour mon particulier, Monseigneur, vous avez étendu votre bras sur moi, me frappant d’interdiction; pour quel sujet? Vous le savez, je n’avais changé ni de mœurs ni de doctrine, quoique Madame Guyon eût quitté les Nouvelles Catholiques, et cependant avant cela, j’étais propre à diriger toutes les communautés, et après je n’ai plus été capable d’en diriger aucune. Ah! Monseigneur, vous avez frappé celui des religieux de votre diocèse, qui est, de tous, et le plus attaché à vos intérêts, et le plus soumis à vos ordres, et le plus jaloux de votre autorité. Mon cœur me rend témoignage que je voudrais perdre encore d’autres vies s’il fallait, en ayant déjà perdu une bien précieuse pour les intérêts éternels de votre âme, et pour vous faire ouvrir les yeux de l’esprit aux plus pures voies du christianisme, avant que la dernière heure ferme ceux de votre chair. C’est ce que nous avons demandé à Dieu depuis bien des années par beaucoup de vœux et de sacrifices, et que nous ne cesserons point de demander. Qui sait si nous ne serons point exaucés étant plus éloignés, n’ayant pas mérité de l’être étant auprès de vous?

 

Éclaircissement sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève. Avec de nouvelles preuves incontestables de la vérité de son zèle contre le Jansénisme et le Quiétisme, Chambéry, 1699, p. 31-36; avec des commentaires ajoutés au cours de la citation du texte de la lettre; nous respectons les passages en italiques -- Reprise (avec de très légères variations) par Phelipeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 9; il cite sa source en annotation marginale.

8 [152]. DE JEAN D’ARENTHON D’ALEX A N. 29 Juin 1683.

Un fragment de lettre indique une collaboration spirituelle active peu appréciée par l’évêque in partibus de Genève :

29 juin 1683.

... Elle donne un tour à ma disposition à son égard[D2] , qui est sans fondement. Je l’estime [D3] infiniment et par-dessus le père de Lacombe; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel et qu’elle veuille l’introduire dans tous nos monastères au préjudice de celui de leurs instituts. Cela divise et brouille les communautés les plus saintes. Je n’ai que ce grief contre elle; à cela près, je l’estime et je l’honore au-delà de l’imaginable[153].

 

Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme [de Bossuet], chapitre premier - UL, tome VII, appendice III, Témoignages concernant Mme Guyon, [pièce] A, p. 485 - A.S.-S., ms 2170, pièce 7023, 2 ff. de 36,5 cm d’un auteur anonyme donnant et commentant les témoignages concernant Mme Guyon d’Aranthon d'Alex (dont un extrait de sa lettre du 8 février 1695), de Bossuet et de Fénelon ; mais ils sont tirés de la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme, ce qui situe cette pièce à une date tardive.

 


 

II. ECRITS D’UN DIRECTEUR SPIRITUEL

 

Il s’agit deux œuvres principales, Brève instruction et De l’oraison mentale (ainsi que d’une Apologie que nous rattachons en troisième partie des prisons). Les éditions sont répertoriées dans l’article de Jean Orcibal du Dictionnaire de Spiritualité disponible en fin de ce volume[154].

Le parfum qui se dégage de la lecture des œuvres principales est celui d’une douceur et d’une sagesse associés à une subtile approche des difficultés rencontrées intérieurement : elle rend la lecture très utile même de nos jours. Certaines expressions denses traduisent une expérience mystique.

Ces écrits ne présentent pas de notable originalité — il en est de même chez madame Guyon qui n’a heureusement aucune idée qui puisse intéresser les curieux. Parfois transparaît chez Lacombe l’esprit du clerc de formation romaine[155] et le style oratoire du prédicateur. Pour ces raisons le Père Lacombe est resté méconnu, ombre de/à son illustre «dirigée».



 

UNE BREVE INSTRUCTION (1682 – 1687)

L’histoire du texte est résumée par Orcibal :

[la Brève Instruction…] circule dans le diocèse d’Annecy de 1680 à 1687 (Revue Fénelon, t. 1, 1910, p. 76), mais le général des barnabites en fait détruire les exemplaires en juillet 1682. L’ouvrage fut édité à Grenoble par A. Fremon avec la permission du théologien Rouillé et l’approbation du Parlement. Dès le début, il est en vente à Paris chez Varin (cf Bibl. nat. de Paris, ms fr. nouv. acq. 5250, f. 230r). Il est relié avec la seconde édition du Moyen court et très facile de faire oraison de Mme Guyon (Grenoble, J. Petit, 1686) et paraît seul à Paris chez Michallet en 1687 (approbation du théologal Courcier; exemplaire à la bibl. S.J. de Chantilly). Arenthon d’Alex condamna la Lettre le 4 novembre 1687 et elle fut mise à l’Index le 29 novembre 1689.

Autres éditions : «Brèves instructions pour tendre…» dans Opuscules spirituels de Mme Guyon, Cologne, 1707, 1712, 1720; Avis salutaires d’un serviteur de Dieu.., Nancy, 1734; Paris, 1890; Lettre d’un serviteur de Dieu.., Lyon-Paris, 1838. 

Nous reprenons le texte édité dans J.M.Guyon, Les Opuscules spirituels, Olms, 1978, pages 443 à 534 qui sont la reproduction anastatique de l’édition de 1720, suivant de peu le décès de madame Guyon (1647-1717). -- Autres sources : Lettre d’un serviteur de Dieu publiée séparément en 1754. Avis salutaires d’un serviteur de Dieu, etc. Pour les Maximes on peut tenir compte du ms de Lausanne TB 1136. Notre base informatisée est à la disposition des chercheurs.

NDE : Encouragement que justifie le long début de l’opuscule, ses « perles » étant assez nombreuses mais plutôt situées vers la fin  :

Lacombe est très juste et très clair mais marqué par la culture commune aux clercs de l'époque -- Lacombe est « l’ancien » né en 1640, avant Madame Guyon née en 1648. Fénelon est le cadet né en 1652 – L’ancienneté contribue à réduire l’originalité spontanée que nous admirons chez madame Guyon cet chez quelques rares spirituelles du siècle. Elles n’ont pas été marquées par l’encadrement théologique romain propre aux « sous-jésuites » barnabites !

Le vécu mystique intérieur est cependant pleinement révélé et assumé par Lacombe. Ses affirmations se révèleront parfois même beaucoup plus tranchées que chez Madame Guyon et que ne pouvait se permettre  Fénelon devenu archevêque. En ce sens Lacombe est vraiment « quiétiste » : sous influence italienne ? au moins sous celle de la Mère Bon du Dauphiné.

Son texte est le complément parfait du Moyen court ouvrant les Opuscules spirituels. Lacombe ferme les Opuscules et la symétrie est voulue au moins par l’éditeur Poiret. Insistant sur les pratiques, il apporte le complément utile à la mise en œuvre des conseils assez brefs de la « dame directrice ».

Se révèle ainsi la structure ferme du volume jugé le plus essentiel par l’éditeur Poiret, probablement avec le plein accord de madame Guyon : l’orientation et donnée par le Moyen court, le témoignage figure sous l’image des Torrents, la Règle des Associés accompagnée d’opuscules mineurs une fois donnés, s’achève le volume sur la Brève Instruction & Maximes de Lacombe, le ficèle collaborateur, couvrant 91 pages (contre 78 pour le Moyen court et 145 pour les Torrents).

Le raisonnement logique du supérieur barnabite de Thonon, formé à Rome et actif à Bologne, est impitoyablement exact. Ses déductions conduisent toutes à mettre en avant l'oraison et à interpréter en utilisant au mieux des pratiques antérieures à l’éveil mystique. Il les oriente !

L’ensemble est à lire assez lentement pour l’apprécier. J'ai commencé à « travailler » Lacombe à cause de sa proximité avec Madame Guyon et du tort qu’il est censé lui avoir causé. Je ne regrette pas le voyage qui n’est pas périphérique car le confesseur vaut par lui-même dans ses écrits, et particulèrement par ses maximes.

§

Page de titre :

 [443] BREVE INSTRUCTION pour tendre sûrement à la Perfection chrétienne. Dans une Lettre du P. François La Combe. Et ses Maximes spirituelles. Sur la copie imprimée à Grenoble chez A. Fremon, avec Aprobation et Permission.

Suit une Aprobation (par Rouffié, Docteur en Théologie et Curé de Grenoble, à Grenoble le 24 novembre 1685) et une Permission, page 444. Elles sont ici omises. Nous débutons par la Lettre, pages 445 sq.

«Lettre d’un Serviteur de Dieu, contenant une brève instruction pour tendre sûrement à la Perfection chrétienne»

Je prie le Père des lumières et l’auteur de tous dons, de m’ouvrir le trésor de son inspiration divine, et de me rendre fidèle à y puiser ce qui m’est nécessaire, pour vous aider dans le désir que vous avez conçu d’aimer Dieu parfaitement, comme il vous a ouvert le cœur par la confiance pour me demander cette instruction.

§ I. De la Conversion parfaite.

Convertissez-vous à moi, et vous verrez la différence qu’il y a entre le juste et le méchant; et entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas.[156]

C’est ce que Dieu nous dit par un prophète. La première conversion de l’homme se fait du péché à la grâce, lorsque par la pénitence il revient de son égarement, et fait un heureux retour à Dieu. Je ne vous en parle pas ici, supposant, ou que vous l’avez déjà faite, ou que par un rare bonheur elle ne vous a pas été nécessaire, si vous n’avez pas offensé Dieu mortellement depuis le baptême. La seconde se fait de la vie commune à la vie parfaite; de la tiédeur de l’esprit à la ferveur; de l’homme animal à l’homme spirituel; et de l’assujettissement à l’amour-propre au règne du pur amour.

Toute l’église gémit de ce qu’il est si peu de pénitents qui fassent constamment la première de ces conversions : mais il en est beaucoup moins qui fassent la seconde; et cette perte inestimable est vraiment digne de nos larmes.

Puisque Dieu vous appelle à la conversion parfaite, ne lui résistez plus; hâtez-vous de sortir de l’enchantement de l’amour naturel, par lequel, comme Saint-Paul l’a déclaré : Tous cherchent leurs propres intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ[157]. Sortez du monde charnel pour entrer dans le paradis spirituel et revenez de l’égarement de votre âme hors d’elle-même, et de son épanchement sur les créatures, pour entrer dans le royaume intérieur, qui selon la parole de Jésus-Christ, ne se peut trouver qu’au-dedans de nous[158]. Là vous découvrirez des merveilles [447] qui jusqu’ici vous étaient inconnues; et vous verrez avec ravissement l’extrême différence qu’il y a entre un serviteur de Dieu, qui par le renoncement de soi-même et de toutes choses demeure attaché à son Dieu par un ardent amour dans le sanctuaire de son cœur; et un homme dissipé et immortifié, qui étant tout plein de l’amour de soi-même et des créatures, vit dans un si grand oubli de Dieu, et avec si peu de connaissance et d’amour de son Bien souverain, que l’on peut comparer cet état à une espèce d’idolâtrie; à cause que le cœur mercenaire et infidèle se cherche soi-même en toutes choses; et que se mettant en la place de Dieu, il rapporte à son propre avantage ce qu’il devrait uniquement référer à la gloire de son Dieu.

Mon fils, donnez-moi votre cœur; et que vos yeux s’attachent à mes voies[159]. Le Saint-Esprit nous ouvre par ce peu de paroles l’entrée et le progrès de la vie spirituelle. L’entrée se trouve heureusement en donnant le cœur à Dieu. Le progrès s’avance en tenant les yeux attachés à ses voies.

Nous donnons notre cœur à Dieu par la résignation que nous faisons de notre liberté. Nous tenons nos yeux attachés à ses voies, premièrement par l’oraison qui nous donne la lumière nécessaire pour la découvrir, et la grâce qui nous y doit faire marcher sûrement. Deuxièmement par l’amour de la volonté de Dieu, qui nous fait soumettre d’un plein consentement à ses ordres éternels sur nous.

Voilà la clé du paradis intérieur : voilà l’abrégé [448] de la vie spirituelle, que je dois vous expliquer avec un peu plus d’étendue.

§ II. De la Donation du cœur à Dieu.

Commencez donc par donner votre cœur à Dieu, afin qu’il le rende lui-même tel qu’il le veut, et faites cette donation en cette manière. À la première communion que vous ferez, et au moment que vous aurez reçu Jésus-Christ dans votre bouche, faites-lui une résignation, un transport, un abandon de tout ce que vous êtes et de tout ce qui dépend de vous si entier, que vous ne réserviez plus aucun usage propriétaire de vous même; et si irrévocable, que vous renonciez pour jamais à tout droit et à tout désir de vous reprendre; ce qu’étant fait, vous n’userez plus de votre liberté que par soumission à l’ordre de Dieu, et avec dépendance de ses mouvements divins; et vous vous abandonnerez tellement à son aimable conduite, qu’il puisse régner souverainement sur vous, et que désormais vous ne viviez plus pour vous-même, mais uniquement pour Dieu.

Saint Ignace de Loyola nous a laissé un beau modèle de cette donation en ces termes : «Agréez, ô Seigneur, que je vous consacre ma liberté dans toute son étendue. Recevez ma mémoire, mon entendement, ma volonté, mon âme avec toutes ses puissances. Comme c’est vous qui m’avez donné tout ce que j’ai et tout ce que je possède, c’est à vous-même que je dois tout rendre sans réserve, me délaissant [449] en toutes choses à très juste disposition de votre volonté. Je ne vous demande que votre volonté : accordez-moi seulement votre grâce; cela seul suffit pour toutes richesses et pour toute prétention; mon cœur ne désire rien au-delà.»

Ça été la pratique de tous les saints, quoique tous ceux qui ont écrit des choses spirituelles ne s’en soient pas si nettement expliqués, ayant plus parlé des fruits de leur vie que de ses racines et de son principe; mais il est sûr que ça été cette donation qui les a mis en Dieu, qui les a unis intimement à lui, et qui étant soutenue par la fidélité à ne point se reprendre, les a heureusement sanctifiés.

Priez ensuite la très sacrée vierge Marie mère de Dieu de vous recevoir elle-même pour donner à son Fils, et de vous tenir sous sa protection : en sorte qu’il n’y ait rien en vous ni dans vos œuvres dont elle ne soit la maîtresse absolue. Conjurer saint Joseph d’être votre directeur dans un chemin si obscur, lui qui pour avoir été si caché en Dieu sur la terre, est dans le ciel le grand protecteur des intérieurs. Pressez votre saint ange gardien de se rendre votre guide fidèle; et engagez tous les saints pour lesquelles vous avez le plus de dévotion, de vous aider sans cesse auprès de Dieu par leurs intercessions. Unissez-vous, même dans le cœur immense de Dieu, aux personnes les plus intérieures, et aux âmes les plus parfaites qui soient sur la terre dans nos jours, pour entrer avec eux en partage du Royaume intérieur.

Marquez ce jour de votre donation à Dieu et de votre vocation à la grande Oraison, comme [450] l’un des plus heureux de votre vie, et ne manquez pas d’en faire chaque année fête secrète, mais célèbre aux yeux de Dieu et de ses Anges, dans le temple de votre cœur.

Et parce que cette résignation n’est pas sitôt parfaite (car il reste encore quelque réserve dans l’âme qu’elle ne connaît pas; et l’on se reprend souvent, même sans le connaître, croyant bien faire), il faut pour un temps renouveler à tout coup cette même donation, et la ratifier autant de fois que l’inspiration en est donnée, mais seulement par de petits actes intérieurs, se donnant et redonnant mille et mille fois à Dieu, pour qu’il se glorifie en nous selon ses aimables volontés.

On ne peut exprimer combien cette donation est excellente et nécessaire pour commencer une vie vraiment spirituelle. Comme Jésus-Christ ne fut formé dans le sein incorruptible de Marie qu’après qu’elle y eut donné son consentement, il ne peut non plus venir en nous ni y demeurer que par notre agrément; et de même que Dieu attendit l’heureux fiat de la divine Vierge pour faire en elle l’incarnation de son fils, il attend aussi avec cette grande réserve qu’il a pour la liberté de l’homme, son abandonnement total à la conduite divine, afin de faire en lui l’expression de son Fils : ce que saint Paul appelle former Jésus-Christ en nous[160].

Vous étant donc ainsi donné à Dieu, considérez-vous comme n’étant plus à vous-même, et dites avec saint Paul, Pour nous, nous ne [451] connaissons plus personne selon la chair et si nous avons connu autrefois Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus maintenant de la sorte. Et de plus, Jésus-Christ est mort pour nous afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et qui est ressuscité pour eux[161].

Dans cette disposition vous travaillerez heureusement et délicieusement à détruire en vous les restes des péché, les dérèglements de vos passions, et les imperfections les plus secrètes; et vous acquerrez en même temps les vertus chrétiennes et les plus grands dons de Dieu; par ce que demeurant en Jésus-Christ, et lui en vous, vous porterez beaucoup de fruit[162]; c’est-à-dire que lui ayant remis le soin de ce grand ouvrage, en vous donnant à lui vous avez pris le meilleur moyen d’y réussir; et vous êtes entrés dans le chemin court et royal de la perfection vous mettant en Jésus qui en est l’unique voie.

Ce n’est pas que vous soyez pour cela dispensé de travailler vous-même à vous sanctifier; bien au contraire, vous ferez plus que vous ne fîtes, et que vous ne feriez jamais vous y prenant autrement; mais agissant par le mouvement de Jésus, et par la direction de l’esprit de sa grâce, tout se fera et plus promptement et plus aisément et plus parfaitement, à cause que Jésus-Christ étant le maître de l’œuvre, le succès en sera tout divin.

Dieu nous a tellement donné en propre le franc arbitre qu’il ne le force jamais et il nous laisse conduire par ce propre mobile tant que nous voulons le tenir. Mais nous en le retenant, [452] nous en abusons à tout coup, ou résistant aux grâces que Dieu nous offre, ou perdant celles que nous avions reçues, ou par une infinité de méprises; prenant le change de notre volonté pour la sienne. Il n’y a donc rien de plus sûr que de lui rendre votre liberté puisque nous faisons en cela ce qui lui est le plus agréable et ce qui nous est le plus avantageux. Il n’y a pas de meilleur moyen de réussir dans l’entreprise de notre perfection que d’engager Dieu à y travailler en nous, avec nous et pour nous : et nous ne pouvons mieux l’y engager, qu’en lui résignant notre liberté, tant parce que c’est elle seule qui lui résiste, et que cette résistance propriétaire étant ôtée il règne sur nous avec un parfait agrément, ce qui fait toute notre perfection; qu’à cause que ce dévoilement de nous-mêmes est le sacrifice qui gagne plus son cœur, et que sans lui il estime peu tous les autres. Il ne peut qu’il ne s’applique avec un soin particulier à la sanctification d’un cœur qui s’abandonne aveuglément à lui. Peut-on risquer sa perfection en la confiant à Dieu?

§ III. Excellence de cette donation.

Le chemin est long et le travail excessif d’entreprendre d’arracher tous les vices et toutes les imperfections en détail, et de planter toutes les vertus l’une après l’autre à force de lectures, de considérations, de résolutions, d’efforts et de pratiques. Je ne sais même si quelqu’un a pu y arriver par une voie si laborieuse et si multipliée : [453] du moins il est certain qu’une longue vie à peine peut-elle suffire pour en lire ou écrire tous les préceptes que l’on en donne; comment donc suffira-t-elle pour les pratiquer avec cette application? Outre qu’il est très rare qu’on réussisse du premier coup dans chacune de ces pratiques et qu’il est peu de personnes qui soient capables de cette étude, quoique tous les chrétiens soient appelés à la perfection.

Ce n’est pas que je condamne le pieux travail de ceux qui étalent ces richesses spirituelles; Dieu m’en garde! Je confesse qu’elles sont une partie du trésor de l’Église, et qu’elles contribuent à la nourriture et à l’édification de ses enfants; mais je crois qu’il y a un sentier sûr et court, et qui deviendrait un grand chemin si on voulait y marcher et y introduire les autres, qui est de se donner dès l’abord à Jésus par une résignation entière, le conjurant de faire lui-même en nous et pour nous ce grand ouvrage, ainsi qu’il le fait dans les âmes simples et dans les pauvres d’esprit, qui ne cherchant que lui seul et ne voulant savoir que lui et le mystère de sa croix, trouvent en lui seul toutes choses.

Il n’y a, pour ainsi dire, qu’une chose à faire pour devenir saint, qui est, de se donner à Dieu, consentir qu’il le fasse, et être fidèle à le laisser faire. C’est par où il entreprend lui-même une âme qu’il veut sanctifier. «J’environne l’homme, dit-il par Sainte Catherine de Gênes[163], par diverses voies et différents moyens pour l’assujettir à ma providence; et ne trouvant rien en lui qui me soit contraire, sinon le franc arbitre que je lui ai donné, je combats [454] sans cesse contre cette même liberté par l’excès de mon amour, jusqu’à ce qu’il me la donne et m’en fasse un sacrifice et depuis que je l’ai reçue et acceptée, je réforme peu à peu cet homme par une opération secrète et inconnue et avec un soin amoureux, ne l’abandonnant jamais jusqu’à ce que je l’aie conduit à la fin que je lui ait destinée. C’est ainsi que s’en est expliquée cette excellente théologienne avec autant de profondeur que de solidité. Mais c’est cela même que Jésus-Christ nous a enseigné, lorsqu’il nous a déclaré que celui qui demeure en lui, et en qui il demeure lui-même, a la vie en soi, et porte beaucoup de fruits[164], par ce que ne pouvant rien faire sans Jésus-Christ, nous pouvons toutes choses en lui; et c’est à quoi nous exhorte le Prophète-roi, comme étant le principe et le comble toute perfection : Établissez vos cœurs dans la force du Seigneur[165]. Or ils s’y établissent par cette donation.

Prenons la chose dans sa source : cherchons d’abord le règne de Jésus en nous. Où son amour entrera, les vices et les imperfections s’anéantiront; ainsi que toutes les branches d’un arbre tombent tout à coup par terre quand on le coupe par la racine, sans qu’il soit besoin de les retrancher toutes l’une après l’autre. Or c’est l’amour qui coupe en nous le mauvais arbre, bannissant le péché avec tous ses restes; et comme pour faire croître un autre arbre jusqu’à sa perfection il n’y a qu’à planter son germe, qui ayant bien pris dans son fonds, croît et s’avance [455] tout naturellement, étendant ses branches et produisant ses fruits en leur temps; de même le règne de Jésus étant établi dans un cœur par sa résignation, toutes les vertus s’y trouvent aussi avec lui; l’usage en est donné dans le besoin; et l’âme se trouve enrichie des plus grands dons de la grâce, sans les avoir même recherchés ni connus, loin de les avoir étudiés.

Plusieurs passent longues années et consument leur vie à amasser des matériaux, de la pourpre, du lin, de l’or et des pierreries, sans jamais en venir jusqu’à la construction du tabernacle intérieur qui doit servir à Dieu de demeure, et être le lieu de ses délices. Ils s’obstinent même dans cette perte, parce qu’ils veulent toujours tenir tout entre leurs mains, au lieu de s’en fier pleinement à Dieu. Mais ceux qui font leur offrande au Seigneur avec une volonté prompte et pleine d’affection pour tout ce qui se doit faire au tabernacle du témoignage[166], par les mains d’un Moïse, (qui représente le directeur) voient bientôt ce sanctuaire achevé, et éprouvent sensiblement que Dieu y demeure et le remplit de sa Majesté.

C’est dans ce grand sens que Dieu nous demande notre cœur, comme s’il nous disait : mon fils, si vous voulez purifier votre cœur et le perfectionner, confiez-le moi, afin que je le fasse moi-même, non pourtant sans vous : autrement vous vous tourmenterez beaucoup et vous n’avancerez guère; car votre cœur sera toujours [456] impur et imparfait tant que vous voudrez le polir et épurer par vous-même, quand même je vous offrirais de très grandes grâces pour vous aider dans votre dessein; par ce que, ou vous les refuseriez pour suivre votre propre conduite; ou vous en abuseriez même après les avoir reçues, voulant en disposer vous-même au lieu de vous laisser régir par leur divin mouvement. Outre que vous ne sauriez assez distinguer mes inspirations de vos propres volontés sans une très pure lumière et un goût expérimental, que je ne donne qu’à ceux qui s’abandonnent parfaitement à moi.

§ IV. Deux règles principales de la vie spirituelle. I. Se soumettre à la volonté de Dieu. II. Faire oraison.

Il est hors de doute que la perfection chrétienne consiste à être uni à Dieu et à jouir de lui; d’où il est clair[167] que pour arriver à ce bonheur il faut tendre de toutes nos forces à cette union et à cette jouissance. Or cette union se fait par la soumission de l’âme à la volonté de Dieu; et cette jouissance s’établit par l’oraison.

Toute la vie spirituelle se réduit donc à ces deux grands points, qui sont comme les deux pôles sur lesquels roule le firmament d’infinies vertues et de toutes les saintes pratiques. I. Faire l’oraison mentale. II. Aimer la volonté de Dieu.

L’oraison doit être notre principal exercice; et la volonté de Dieu notre unique prétention. [457] Par l’oraison on découvre la volonté de Dieu et on reçoit grâce pour l’aimer; par l’amour de la volonté de Dieu on avance de plus en plus dans l’oraison et on se repose en Dieu. L’oraison est la nourriture et le principal exercice de la vie spirituelle; l’amour de la volonté de Dieu en est l’âme et le centre.

On doit réduire à l’oraison tous les autres exercices intérieurs, tels que sont : 1. Le recueillement; 2. La présence de Dieu; 3. Les inspirations; 4. L’intention dans les œuvres; 5. L’attention à la prière, et 6. La fidélité envers Dieu, comme servant de dispositions à faire oraison, ou de moyens de la soutenir et continuer.

L’oraison et si nécessaire pour vivre intérieurement que sans elle il n’est point d’intérieur puisque l’oraison et la vie intérieure même. Il n’est point de solide dévotion sans la profonde et durable oraison du cœur; et l’on ne trouvera jamais la perfection hors de la prière de l’Esprit; puisque la vraie dévotion est dans le cœur et que la perfection naît de l’Esprit; et que conséquemment quiconque ne saura pas prier de cœur et d’esprit n’aura jamais ni dévotion ni perfection.

L’homme sans oraison est selon saint Paul un homme animal, qui n’est pas capable des choses qu’enseigne l’Esprit de Dieu : elles lui paraissent une folie; et il ne les peut comprendre; parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger[168]. Or la seule oraison donne cette lumière spirituelle; ce qui a fait dire à Saint Philippe Néri [458] qu’un homme sans oraison est un animal sans raison.

Combien donc est misérable devant Dieu la vie de tant de personnes, séculiers, ecclésiastiques et religieux qui ne font point Oraison? S’ils voyaient clairement combien elle est impure devant Dieu ils en mourraient d’horreur.

On doit réduire à l’amour de la volonté de Dieu tous les exercices, soit intérieurs soit extérieurs, qui sont nécessaires pour l’accomplir, tels que sont : 1, la prière vocale qui est pour nous un ordre de Dieu. 2, la mortification qui est un excellent moyen de lui plaire. 3, la lecture spirituelle qui nous aide à connaître ces volonté. 4, l’usage des sacrements qui nous donnent grâce et force pour faire tout ce que Dieu veut de nous. 5, et toute autre pratique de piété que nous devons faire pour lui obéir.

§V. Du sujet de l’oraison.

La matière de votre oraison doit être ou un mystère de Jésus-Christ, ou quelcune de ses paroles, ou une vérité de notre foi, ou quelque pieux sujet que ce soit qui vous aura été suggéré par la lecture, ou qui vous sera donné au moment que vous voudrez faire oraison. Tout est bon, pourvu qu’il soit de Dieu et qu’il élève le cœur à Dieu; et c’est encore infiniment mieux lorsque Dieu même est le point infini et perpétuel de l’oraison aussi bien en cette vie qu’il le doit être pour l’éternité; je veux dire, lorsque sans avoir plus besoin de chercher aucune [459] considération pour s’entretenir devant Dieu, on s’occupe de lui-même par la vue amoureuse de sa présence et par telles affections qui lui plaît de faire naître dans un cœur qui s’abandonne pleinement à Lui.

Une seule demande de la prière que Notre-Seigneur nous a enseignée, un seul article du Symbole des Apôtres, un des commandements de Dieu, un passage de l’écriture Sainte, suffit abondamment pour fournir la matière d’une longue et très utile oraison tant pour ceux qui n’ont pas eu le temps de lire auparavant leur point, que pour ceux qui sans cette lecture se trouvent assez recueillis et appliqués à Dieu, ou enfin pour ceux qui ne savent pas lire.

Si un seul sujet vous arrête, en sorte que votre âme s’en trouvant nourrie, soutenue et doucement occupée, ait peine à le quitter pour en prendre un autre, ne le changez pas pour quelque prétexte que ce soit, quand même cet attrait vous durerait des mois et des années. C’est une grande méprise de croire qu’il faille changer de discours et de langage autant de fois que l’on veut parler à Dieu. L’église nous enseigne bien le contraire par les mêmes prières qu’elle nous fait répéter tous les jours, et même plusieurs fois chaque jour. Le vénérable Père Grégoire Lopez, célèbre solitaire des Indes, et un des plus grands contemplatifs que l’on ait connu, fit durant trois ans cette seule prière : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel Amen, Jésus! Et après cela il fut élevé à la plus sublime contemplation. Cela est fort ordinaire à quantité de personnes d’une rare piété. On en trouve qui durant plusieurs années demeurent [460] appliqués à une seule vérité, ou à un seul mystère, comme à la Flagellation, ou au crucifiement de Notre-Seigneur, ou à l’amour de la volonté de Dieu; et néanmoins cela produit dans leurs âmes des fruits de grâce infinis. C’est à Dieu à nous occuper devant lui de la matière qu’il nous a lui-même choisi, et qu’il fait nous être la plus utile; et il vaut mieux incomparablement nous laisser servir à son gré, ayant l’honneur de manger à sa table avec les anges, que de vouloir toujours y porter notre plat, et d’affecter à chaque repas d’avoir des mets différents.

Lorsqu’on se sent arrêter à un point, c’est signe que Dieu en a fait pour l’âme une source de grâce; et il ne faut pas le changer jusqu’à ce que cet attrait soit passé. Dieu ne veut pas de tous une même sorte d’oraison. Chacun doit être fidèle à suivre ses mouvements divins, qui se font assez sentir et distinguer à ceux qui ne s’obstinent pas dans leurs propres voies. Un bon mot bien pénétré, et souvent répété, suffit pour une longue et fervente oraison. Par exemple : O mon Dieu et mon tout! O Dieu vous m’avez aimé d’un amour éternel! O. Jésus Fils de Dieu vous êtes mort pour moi! Seigneur c’est vous qui êtes mon moi et mon Dieu! Cela seul touche plus le cœur et lui donne plus d’amour, par la grâce que Dieu répand sur cette simple et ardente prière, que ne ferait cent beaux raisonnements et autant de considérations sublimes. [461][169].

§ VI. Comment se doit faire l’oraison.

Commencez à faire oraison en cette manière. Faites d’abord un acte de foi sur la présence de Dieu, vous représentant vivement qu’étant partout par son immensité, il est en vous et vous êtes en lui; et ne doutant point qu’il ne vous entende, et qu’il ne voie les plus secrètes pensées de votre cœur. Si vous êtes devant le saint sacrement de l’hôtel, adorez Jésus-Christ, qui y est présent en propre personne; et tenez-vous paisiblement dans un profond respect devant lui, le louant de toutes vos forces et le remerciant de tous ses bienfaits.

Faites ensuite un acte de contrition pour purifier votre cœur avant que de parler à Dieu. Demandez-lui la grâce en produira qui soit bien parfait, détestant le péché avec douleur et dans l’union à la détestation même par laquelle Dieu le déteste, et à la pénitence que Jésus son Fils en a porté pour tout le monde sur la Croix. Surtout cherchez la véritable contrition en Dieu et non en vous-même; et attendez-là de sa grâce bien plus que de vos propres efforts. La plus pure contrition est celle dans laquelle on ne réfléchit point sur la contrition même ni sur la manière de l’affaire; mais par laquelle on déteste le péché dans la vue de Dieu; où l’on aime Dieu avec horreur du péché. [462]

puis vous ferez un acte de résignation à peu près en cette sorte : «Mon Dieu, me voici devant vous pour faire oraison, mais ne sachant pas la faire, et ne connaissant pas quelle est la prière que vous désirez le plus de moi, je vous prie de la faire vous-même en moi de la manière qui vous sera la plus agréable. O seigneur! Apprenez-moi à prier[170].»

Cela étend fait, donnez une entière liberté à votre cœur de s’élancer en Dieu par telles affections qui y seront suggérées, sans vous gêner en rien, ni vouloir autre chose que ce qui vous sera donné de moment en moment, ainsi que je dirai ensuite, vous proposant la vraie idée de la libre oraison d’affections. Continuez ainsi pendant tout le temps que vous voudrez employer à l’oraison. Je ne vous ai même conseillé ces trois actes, de foi, de contrition, et de résignation, que vous introduire aux aspirations, qui sont l’âme de la vraie oraison. Mais après que vous vous y serez exercé un peu de temps, ou même dès l’abord, si vous y trouvez facilité, entrez dans toute la liberté de l’oraison d’affections, donc voici la pratique autant heureuse comme elle est aisée.

Ayant pris l’heure et le lieu de votre oraison, portez-y l’âme de ses puissances vides de toutes choses, la volonté de tout désir, l’entendement de toute pensée, la mémoire de tout souvenir, vous mettant devant Dieu avec une indifférence entière pour recevoir tels actes et tels sentiments qu’il vous inspirera. Puis sentant naître dans votre cœur une aspiration simple, goûter la, taché de la pénétrer et savourer, offrez-la à Dieu, et [463] la répétée plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle passe et qu’il vous en vienne une autre[171]. Vous en ferez de même de cette seconde, et de la troisième, et d’autant d’autres qu’il vous en viendra, sans chercher aucune règle ni méthode, soit pour le commencement ou pour la suite, ou pour la fin de votre oraison : jusque-là que si une seule affection vous arrêtait avec goût et avec ferveur durant toute l’heure, elle serait très bien employée.

Parler à Dieu, et lui parler avec liberté, c’est l’essence et la solide pratique de l’oraison de ce degré, qui se fait par la parole intérieure; et tous peuvent sans danger et sans crainte commencer par là la course de la grande oraison. La prière étend essentiellement une élévation des prix à Dieu et une conversation intérieure que la créature établie avec son créateur; il est clair que pour prier véritablement il faut traiter avec lui, et que plus on s’applique immédiatement à lui, plus on le prie, et avec plus de perfection, ainsi que Jésus-Christ nous l’a appris dans la prière qu’il nous a enseignée, où il nous élève d’abord à Dieu, nous faisant adresser confidemment à lui comme à notre Père, Pater noster qui es in coelis; puis il nous fait continuer en parlant directement à lui par les demandes que nous lui devons faire.

Parler donc beaucoup avec soi-même, ou raisonner avec les créatures par beaucoup de considérations, de discours et de réflexions sur divers motifs et moyens et pratiques, n’est pas proprement faire oraison, puisque ce n’est pas prier. C’est plutôt faire ou une étude, ou une exhortation, ou un discours, quoique pieux, et à dessein [464] de s’exercer à la prière; et puisque la prière se doit faire par la direction de l’Esprit de Dieu, ce qui est incontestable, vu que c’est lui qui, selon saint Paul, doit prier en nous par des gémissements ineffables[172]; de plus, l’Esprit du Seigneur aimant la liberté, il s’ensuit clairement que l’oraison se doit faire avec cette liberté simple, qui consiste dans la dépendance de toute volonté et de toute invention de l’homme, pour se tenir dans une dépendance entière de la volonté et de l’aspiration de Dieu.

Voici un modèle de l’oraison libre d’un pénitent. Dès qu’il s’est mis devant Dieu il lui vient mouvements de dire : «O Dieu convertissez-moi afin que je me convertisse à vous! O seigneur, que je vous ai offensé! Je vous ai infiniment offensé. C’est moi, O. Jésus mon Sauveur très aimable, qui ai été la cause de votre Passion et de votre mort! Mes péchés vous on fait mourir sur la croix! Vous avez été percé pour mes iniquités, et brisé pour mes crimes. Pardonnez-moi Seigneur! Jésus pardonnez-moi! Ah que n’ai-je plus de regret de vous avoir offensé! Je m’en repens de tout mon cœur. Je m’en repens de tout mon cœur. Je m’en repens de tout mon cœur; et c’est pour l’amour de vous, ô Dieu redoutable! Que je m’en repens. C’est pour l’amour de vous, ô Jésus mon adorable Sauveur, que je déteste mes péchés. C’est principalement pour vous; c’est uniquement pour l’amour de vous. Accordez-moi, ô Dieu, le pardon de mes crimes. Je l’espère de votre bonté. Je le tiens infaillible par votre miséricorde, et par [465] les mérites de Jésus votre Fils. Je vous promets de ne plus vous offenser, si pourtant vous m’en accordez la grâce, que je vous demande très instamment, ne l’attendant que de votre bonté, etc.[173]»

Voilà une excellente prière, simple, facile, efficace, fervente, où l’on ne perd point de temps, où la parole ne manque point; où une seule affection pourrait même suffire. Enfin, où l’on prie avec d’autant plus de goût, de fruit et de grâce, que l’on y parle toujours à Dieu et dans une entière liberté d’esprit; sans aucune méthode on entre heureusement dans la règle éternelle de la volonté de Dieu, infaillible en elle-même, quoique impénétrable à l’esprit humain.

Autre exemple de l’oraison d’un cœur qui commençe à être pris de l’amour de son Dieu. Sitôt qu’il a à la liberté de répandre sa prière en sa présence, elle coule comme un torrent impétueux à peu près en cette sorte : «Que je vous aime, ô mon Dieu! ô mon Dieu, que je vous aime! Votre amour, votre amour, votre amour! Et il me suffit. Votre amour et rien plus! Faites-vous aimer de moi, ô Dieu charité! O Dieu amour! Forcez-moi de vous aimer ainsi que vous me le permettez, autant que vous me le commandez; de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit, et de toutes mes forces! O Amour, apprenez-moi à vous aimer! Donnez-vous à moi, et je ne veux plus autre chose. Que mon bien-aimé soit tout à moi et que je sois tout à lui, [466] ainsi qu’il a toujours les yeux tournés sur moi!

[…][174]… Jésus crucifié, je vous conjure par votre douloureuse mort, qu’à ma dernière heure vous daigniez recevoir mon esprit entre vos mains.»

Ô mon cher frère en Notre Seigneur. [468] l’expérience vous en apprendra infiniment plus qu’on ne pourrait vous en exprimer. Faites ainsi votre oraison par une continuelle suite d’affections libres, ou par la fréquente répétition des mêmes; et elle sera toujours excellente et d’un très grand fruit. À la fin de l’oraison rendez grâce à Dieu, en admirant son amour et sa bonté pour vous, ou par tel autre sentiment qu’il vous inspirera et qui touchera le plus votre cœur, sortant de la prière avec la même liberté que vous y êtes entré, et que vous avez taché d’y persévérer.

Toutes les prières qui sont rapportées dans l’écriture Sainte sont conçues de cette sorte. Elle s’adresse toutes à Dieu par des actes ardents d’affections ou de demandes, et toutes sont formées avec une entière liberté. La plénitude du cœur y évapore en toute simplicité une fervente prière, selon les mouvements du Saint-Esprit : ce que le Prophète-roi a voulu marquer quand il a dit : Que ma prière s’élève vers vous comme la fumée de l’encens[175]. La fumée de l’encens ne s’élève point sans feu, et elle s’élève droite en haut, et elle s’élève sans aucune règle certaine; mais à proportion de la quantité de feu, ou de l’encens, ou selon le vent qui l’agite. Voilà la claire figure de l’oraison, où le feu de la charité excitait affections et les porte droit au cœur de Dieu à la mesure des dispositions de l’âme et de l’inspiration du Saint-Esprit qui les fait naître. Mais surtout ce bel endroit de saint Paul aux Romains est la preuve incontestable [469] de cette oraison. L’esprit de Dieu, dit-il, nous soulage et nous aide dans nos faiblesses; car nous ne savons ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières pour le prier comme il faut; mais le Saint-Esprit prie lui-même pour nous par des gémissements ineffables; et celui qui pénètre le fond du cœur entend bien quel est le désir de l’Esprit qui demande pour les saints ce qui est conforme à la volonté de Dieu[176]. Enfin Jésus-Christ même a prié de la sorte[177] pour nous en donner l’exemple lorsqu’il répéta plusieurs fois la même prière. L’Église en fait de même dans ses prières publiques; et tous les Saints Pères dans leurs manuels, méditations et soliloques; enfin tous les plus sacrés monuments de l’antiquité font voir que telle a toujours été sa prière.

Mais qu’est-il besoin de s’étendre à prouver que cette manière d’oraison soit bonne et sûre, puisque tous conviennent que les affections sont ce qu’il y a de meilleur dans toute oraison de discours intérieur, et que conséquemment une oraison toute composée d’affections doit être la plus excellente dans ce genre? Et parce que ces affections sont très libres et dégagées, jusqu’à répéter souvent les mêmes, il s’ensuit qu’elle est également la plus aisée : d’où il faut encore inférer qu’il ne faut pas s’étonner si plusieurs d’entre ceux qui s’efforcent de faire autrement l’oraison, la trouve si pénible, qu’ils l’abandonnent par désespoir d’y pouvoir jamais [470] réussir; ou, s’il en est d’autres, qui y travaillent longues années avec très peu de fruit. Mais s’il voulait la faire de cette manière soumise à l’Esprit de Dieu, ils se verraient bientôt tout changés; et surtout, ils deviendraient insatiables d’oraison, au lieu qu’auparavant ils s’en faisaient un tourment. En un mot, c’est par cette enfance spirituelle[178] que l’on entre dans le Royaume intérieur.

§ VII. Défauts à éviter dans l’oraison.

Quatre manquements fort ordinaires viennent interrompre le cours de l’oraison et troubler son repos : 1. les distractions; 2. les réflexions; 3. Les efforts; 4. les indiscrétions.

1. Le meilleur moyen[179] de se défaire des distractions est de les mépriser et s’en détourner par un simple désaveu comme d’autant d’impertinences qui ne méritent pas qu’on y fasse attention. Que si on veut combattre contre elle par des actes contraires tirés avec effort, on les augmente plutôt, on les arrête et on les aigrit. C’est là se distraire encore plus, sous prétexte de ne pas se distraire, et pour chasser une distraction s’en procurer dix autres. Chercher ces actes contraires qu’on veut leur opposer, considérer comment il se doivent former, regarder si on les a bien faits; n’est autre chose que s’amasser du trouble et du tourment sous couleur de chercher la paix et le repos. ses ce seraient un travail autant inutile que fatigant de vouloir prendre et tuer toutes [471] les mouches qui nous importunent. Il faut donc simplement se détourner de ces fantômes pour retourner incessamment à Dieu; et loin d’appliquer l’esprit à ces sottises, le ramener doucement à la présence de Dieu par la pente du cœur qui ne doit chercher que lui. Ce n’est rien bien souvent que tout ce dont on s’effraie si fort; la distraction peut être dans le sens, pendant que l’oraison est toute dans l’esprit; et le démon porte à en faire grand cas, afin que l’âme y donnant toute son attention se détourne cependant de Dieu.

2. Les réflexions sont des larrons qui dérobent l’oraison à ce qui semblait s’amuser, les faisant cesser de penser de parler à Dieu pour les faire penser et parler à soi-même; ce qui est visiblement quitter l’oraison et perdre le temps.

Les réflexions volontaires se doivent éviter avec autant et plus de soin que les distractions, quoique faute de connaître le dommage qu’elles causent, on n’en est pas autant de crainte.

Or le moyen d’y réussir est de se tenir à l’oraison dans une grande simplicité; c’est-à-dire dans une pure attention à Dieu. Il y a une simplicité de foi, qui consiste à retrancher les discours et les raisonnements pour se contenter d’arrêter simplement aux vérités divines, ainsi qu’elles sont proposées par la foi, pour exercer ensuite l’amour; comme, que Dieu et mon père; que Jésus est mon sauveur. Et il y a une simplicité d’esprit qui consiste à retrancher les regards de nos actes et les retours sur nous-mêmes, afin de nous occuper de Dieu seul.

3. Il est ordinaire aux commençants de se laisser [472] aller à des efforts imparfaits, ou pour vouloir trop multiplier leurs actes et leurs affections, ne croyant jamais en avoir assez selon leur goût; ou pour exciter en eux de doux sentiments de la grâce, lorsqu’ils s’en voient privés; ou pour suivre avec trop de véhémence ceux qui leur sont donnés; ou pour vouloir les retenir et leur courir après lorsqu’ils leur sont ôtés. Tout cela est défectueux, et contraire à la santé du corps aussi bien qu’à la perfection de l’âme. Il arrive même souvent que l’on en pert l’oraison et la vie. Ayant trouvé le miel, mangez-en autant que vous en pouvez porter; de peur qu’en prenant par excès, vous ne soyez contraint de le vomir[180].

Quatre. Il y a de l’indiscrétion à vouloir faire plus d’oraison que l’on en peut porter, lorsque le goût qui s’y trouve entraîne facilement dans l’excès. Pendant que l’oraison est encore beaucoup dans le sens, et que le sens est faible, elle est pénible et souvent interrompue, et elle a besoin de beaucoup de modération; mais depuis qu’elle s’est retirée dans l’esprit, et que les sens sont devenus plus forts, tant par leur purgation que par leur séparation d’avec l’esprit, alors elle est pure, tranquille, et presque continuelle. Chacun doit ajuster son oraison à la mesure de sa grâce, sans vouloir ni l’excéder, ni lui manquer.

Ce serait aussi une indiscrétion visible que de quitter les emplois d’obligation pour faire plus d’oraison : puisque la vraie oraison consiste à faire la volonté de Dieu; ne serait-ce pas par un égarement manifeste abandonner l’oraison même, lorsque l’on penserait la faire? Une seule direction et une exacte obéissance doivent régler tout cela, et en ordonner la juste mesure.

§ VIII. Aides à l’oraison.

Six exercices intérieurs se peuvent appeler les aides de l’oraison, par ce que, ou ils la préviennent, ou ils l’accompagnent, ou ils la suivent, et qu’ils sont comme les bras et les mains, les pieds et les ailes par lesquels l’oraison embrasse toutes les actions de notre vie, et s’étend à tous les lieux, à tous les temps, et à toutes sortes de sujets?

Ces aides donc sont : Premièrement. Le recueillement; deuxièmement. La présence de Dieu; troisièmement. L’intention; quatrièmement. L’attention; cinquièmement. Les aspirations; sixièmement. Et la fidélité.

§ IX. 1. Du recueillement.

Le recueillement est une force secrète qui retire l’âme des choses extérieures pour la tenir au-dedans attentive à Dieu.

C’est par ce doux mouvement de la circonférence au centre que l’on cherche Dieu, qu’on le trouve, et qu’on en jouit. Ce que David appelle si bien dévouer toute sa force à Dieu[181] : car c’est rappeler toutes les forces d’essence extérieure et intérieure et toutes les puissances de l’âme autour de leur centre pour s’y appliquer [474] uniquement à Dieu, et le goûter et posséder chacun en sa manière.

Heureux celui qui sait ce que c’est que le sacré recueillement! La seule expérience le lui peut apprendre, lorsque l’âme se sentant prise et saisie vivement par son Époux céleste, est contrainte de s’écrier, que ses visites sont admirables, que ces parfums sont très odoriférants, que ses bras sont bien forts, et que ses brasiers sont bien doux; et que quoique le visage de son bien-aimé lui soit caché, elle sent néanmoins le poids de sa Majesté, et des fruits certains de sa présence! Rentrer ainsi dans soi-même, c’est monter à Dieu[182]; et quiconque se concentrant profondément dans son intérieur, s’outrepasse soi-même, s’élève véritablement à Dieu.

Tenez-vous donc recueilli de toutes vos forces, craignant de perdre votre trésor, en vous répandant au-dehors. Ceux qui sont toujours dissipés, ainsi qu’une maison ouverte à quiconque veut y entrer ou en sortir, ne sauraient faire oraison : leur âme infidèle se donne en proie à mille inutilités, au lieu de réserver toute sa force pour son Dieu; et il leur arrive ce que Jacob prédit à Ruben, vous vous êtes répandu comme l’eau : vous ne croîtrez point[183]. Qui ne veut faire oraison qu’à l’heure qui l’y appelle, ne la fera jamais bien, et il la perdra facilement; mais celui qui veut réussir dans ce grand exercice, doit par recueillement continuel se tenir toujours prêt à prier, et dans une disposition actuelle de faire oraison.

Hors de l’oraison il faut en conserver l’esprit, et en cueillir les fruits par un recueillement infatigable; et pour cela il est nécessaire d’aimer le silence, la retraite, l’obscurité, et la désoccupation des créatures; afin de se tenir toujours en état d’être occupé de Dieu.

§X. 2. De la présence de Dieu.

 L’exercice de la présence de Dieu est une attention amoureuse à Dieu présent. Dieu, dit saint Denis, est toujours présent à toutes choses; mais toutes choses ne lui sont pas toujours présentes. Il est toujours présent à nous par son immensité, mais nous ne lui sommes proprement présents que lorsque nous pensons à lui. Or il ne suffirait pas d’y penser seulement, si ce n’était avec religion et avec amour : car les philosophes y pensent sèchement pour en discuter, et les méchants y pensent criminellement pour lui insulter.

L’écriture Sainte nous recommande si fort cet exercice, qu’elle l’appelle le grand moyen de perfection. O vous tous qui aspirez à la perfection, pensez à votre Dieu en tout temps, en tout lieu, et dans tous vos emplois! Cherchez le Seigneur, pour qu’il soit votre force; ne cessez point de chercher sa face[184]. Que ce soit votre première pensée en vous éveillant, la plus fréquente durant la journée, et la dernière en [476] vous endormant. Renouvelez-en le souvenir à chaque moment, et ne craignez rien tant que de perdre de vue le Dieu de votre cœur. Revenant d’une compagnie, sortant d’une affaire d’application, après une longue distraction ou quelque égarement que ce soit, cherchez vitement votre Dieu dans son sanctuaire, qui est votre intérieur. Sitôt que vous rentrerez chez vous, vous l’y trouverez. Ne perdez pas vos pensées, qui sont sans nulle comparaison plus précieuses que les paroles pour lesquels on sait que nous devons rendre un compte rigoureux. Et pour ne pas perdre vos pensées, portez-les infatigablement toutes à Dieu, ou à ce que Dieu veut de vous : ce qui lui est autant agréable que de les appliquer directement à lui-même. Si nous n’avons pas le bonheur d’agir comme les saints anges sans cesser de voir la face de Dieu, agissons du moins comme des enfants affectionnés à leur père, qui après avoir obéi à ses ordres, reviennent aussitôt se présenter devant lui, pour en recevoir de nouveaux commandements.

§XI. 3. De l’intention.

L’intention et la vue et le choix de la fin pour laquelle on agit.

Il y a plusieurs bonnes intentions, mais une seule est parfaite.

Ce sont de bonnes intentions que celles que l’on se propose de servir Dieu pour la délivrance des maux, ou par l’espérance des biens, soit temporels ou éternels, pourvu que l’on ne désire rien qui ne soit digne d’être donné de Dieu et conforme à sa volonté.

Mais pour arriver plutôt à la perfection, il faut se dégager de tout propre intérêt, et par un amour généreux outrepasser tout ce qui nous regarde pour n’avoir en vue que Dieu seul; Dieu et son bon plaisir, et son amour et sa gloire. Au lieu de vous fatiguer à multiplier vos intentions, il faut au plus tôt vous accoutumer à celle-là qui est la moins embarrassante, et néanmoins la plus parfaite.

C’est là l’intention des intentions; c’est la charité généreuse; c’est la pureté de l’amour. Tout motif intéressé est imparfait, puisque l’on s’y cherche soi-même; et que l’on donne par là une sensualité à la nature, et un morceau délicat à l’amour propre. Il faut espérer les dons de Dieu et lui demander ses grâces ainsi qu’il nous le commande : mais il ne le faut faire que parce que Dieu le veut selon que l’explique saint Cyprien : et ainsi la charité s’accordant parfaitement avec l’espérance, elle veut que l’on attende de Dieu tout ce qu’il commande d’espérer de sa bonté : mais elle ne laisserait pas de l’aimer quand même elle ne devrait jamais avoir part à ces dons. L’amour d’espérance[185] est fort bon, mais il est imparfait; il fixe son regard en la divine bonté; mais il a aussi égard à [478] notre utilité; c’est-à-dire, qu’il ne nous porte pas à Dieu parce que Dieu est souverainement bon en soi-même, mais parce qu’il est souverainement bon envers nous-mêmes : où, comme vous voyez, il y a du nôtre et du nous-mêmes; et partant cet amour est vraiment amour; mais amour de convoitise et intéressé.

Marchez par la voie la plus excellente qui est celle du désintéressement. Renoncez en premier lieu à toute attention mauvaise, non seulement à celle qui serait manifestement criminelle; mais aussi à tout respect humain et à tout désir de captiver l’estime, ou de gagner les bonnes grâces de la créature, vous imprimant vivement la règle de saint Paul : Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ[186]. Après cela, accoutumez-vous dès l’abord à former les intentions les plus simples et les plus parfaites; à savoir de vouloir faire la volonté de Dieu, lui obéir, concourir à sa gloire, lui témoigner votre amour et votre fidélité : surtout cherchez tous vos motifs d’agir ou de pâtir du côté de Dieu. Reprenez souvent ces mêmes vues jusqu’à ce que vous en ayez formé l’habitude, non seulement dès le point du jour, mais encore à diverses reprises durant la journée. Puis quand vous serez tellement établi dans cette vue de Dieu en toutes choses, qu’il vous sera devenu comme naturel de tout faire et de tout souffrir pour l’amour de lui, il ne sera plus nécessaire que vous en formiez des actes si sensibles ni si fréquents : le regard amoureux et l’état habituel de vouloir être tout à Dieu, et de n’avoir plus d’autre fin, ni même d’autre objet que lui, vous suffira. Toute la prétention de l’amour est d’aimer; et l’amour se repose et se perd enfin dans son bien-aimé.

§ XII. 4. De l’attention.

L’attention est l’application de l’esprit à ce qui se fait. Il faut qu’elle soit pieuse et sainte dans la prière et dans tout ce qui regarde le service de Dieu, afin qu’il se fasse religieusement.

Or il y a de trois sortes d’attentions. La première est de penser à ce qui se dit et se fait, à dessein de s’en acquitter exactement; et elle est bonne et suffisante. La seconde est de penser au sens des paroles, à la signification mystérieuse de ce qui est représenté; et celle-ci est aussi pieuse. La troisième est de penser à Dieu, se tenant doucement appliqué à lui seul, sans chercher autre chose; et celle-ci est la plus parfaite, la plus nécessaire, et aussi la plus aisée; en sorte que tous les plus simples et idiots en sont capables.

Appliquez-vous donc directement à Dieu dans tous vos exercices de piété, pratiquant ainsi l’attention la plus facile et la plus pure; mais faites-le avec la même liberté qui se doit garder dans l’oraison; je veux dire sans vous gêner à aucune pensée déterminée; mais vous tenant seulement attentif à Dieu avec un cœur libre et vide de toute propre provision, pour laisser à Dieu la liberté de l’occuper à son gré.

Le Saint-Esprit désire tellement de nous cette [480] soumission à ses mouvements divins dans toute notre conduite intérieure, que c’est pour cet effet qu’il nous communique ses dons, ainsi que les théologiens l’avoue. Ceux donc qui s’abandonnent le plus à lui, sont plus disposés à recevoir les grâces et à en mériter l’accroissement.

Au commencement de la prière mettez-vous dans cette simple attention. Vous trouvant distrait, remettez-vous en attention par un simple retour à Dieu présent; et faites-en de même autant de fois qu’il sera nécessaire. Évitez les occasions de vous distraire, et cherchez tout ce qui est avantageux au recueillement, comme le secret, ou la sainteté du lieu où se fait la prière, selon l’exemple que Jésus-Christ nous en a donné, lorsque voulant prier avec tranquillité il renvoyait le peuple s’en allait seul sur la montagne[187], ou le soir étant venu (qui marque repos de la prière) il ne souffrait personne avec lui.

§ XIII. 5. Des aspirations.

Les aspirations sont des élancements de l’âme vers son Dieu qu’elle fait par de courtes et ferventes paroles pour lui demander quelques grâces, ou pour lui témoigner son amour.

Ces affections se peuvent former ou dans le cœur seulement, ou aussi de bouche, selon le mouvement qui en est donné.

L’usage en est d’un prix inestimable, au témoignage des Pères et sur l’expérience des âmes. Il suffit de dire qu’elles sont comme les filles, les messagères et les mères de l’amour. Elles servent à exercer l’amour, à conserver l’amour, et à augmenter l’amour. Ce sont ces filles de Jérusalem[188] que l’Amante sacrée conjure au cas qu’elles soient assez heureuses pour arriver jusqu’au trône de son Bien-aimé, de l’assurer qu’elle languit d’amour pour lui. À ces aspirations l’Époux céleste répond souvent par ses inspirations tout ardentes d’amour; la même Epouse l’avoue : Mon âme, dit-elle, s’est fondue d’amour sitôt que mon Bien-aimé m’a parlé.

C’est là, selon saint Denis, l’admirable et sacré Sagesse, par laquelle se lie l’union divine; et à l’aide de ces élancements amoureux l’amour sacré se porte droit à Dieu sans qu’il lui soit nécessaire de se préparer auparavant par aucune méditation, ni de faire précéder nulle autre recherche.

Usez fréquemment de ces traits amoureux. En tout lieu, à toute heure, en quelque état que vous soyez, lancez de ces vives étincelles vers le cœur de votre Bien-aimé. C’est ce que conseille saint François de Sales, lorsqu’il dit : «Tenez fort chères vos saintes affections; car la moindre vaut mieux que mille mondes; par exemple : O que vous êtes aimable, mon bien-aimé! O que vous êtes relevé en bonté! Par ce commerce si secret, si aisé et si prompt, vous ferez plus de progrès dans les voies de [482] Dieu, que vous ne feriez sans cela par les plus extrêmes austérités». Dans les maladies mêmes, nonobstant l’accablement du mal, on peut à tout coup s’unir à Dieu par ces courtes et excellentes prières. Le même saint ordonne à une de ses filles spirituelles : «Je sais bien, dit-il, que là, dessus le lit, vous jetez mille fois le jour votre cœur entre les mains de Dieu. Et, c’est assez.» Il lui commande de plus, d’obéir aux médecins lorsqu’ils lui défendront le jeûne, l’oraison mentale ou vocale, et même l’office; mais sans jamais omettre la jaculatoire

§ XIV. 6. De la fidélité.

Soyez fidèle jusqu’à la mort et je vous donnerai la couronne de la vie[189]. Il importe infiniment d’être fidèle dans les voies de Dieu, puisque c’est de là que dépend la couronne.

Or cette fidélité consiste, premièrement. À observer la volonté de Dieu, pour tâcher de la reconnaître, soit extérieurement, selon qu’elle nous est manifestée par la providence, ou par l’obéissance, qui sont comme les deux flambeaux qui nous la montrent; soit intérieurement, par l’inspiration divine; ainsi que le premier devoir d’un serviteur fidèle est d’être fort appliqué à apprendre les volontés de son maître. Deuxièmement. À exécuter promptement les volontés de Dieu reconnues, autant dans les petites choses que dans les grandes, et en tout généralement, sans exception quelconque; ce qui est le second point de la fidélité du bon serviteur; car, selon l’Oracle de Jésus-Christ, Celui qui est fidèle dans les petites choses, le sera aussi dans les grandes; et celui qui est injuste dans les petites choses, le sera aussi dans les grandes[190]. Ces âmes infidèles qui ne veulent éviter que les plus grands péchés, sans s’abstenir de légères fautes, sont si insupportables à Dieu, qu’il les menace de les vomir de sa bouche[191]; mais les âmes fidèles évitent avec autant de soin les fautes vénielles que les crimes, et les imperfections comme les péchés; parce qu’elles ne veulent ni offenser leur bien-aimé ni lui déplaire.

Un autre important devoir de la fidélité est de garder exactement les lois de l’amitié divine; ce qui est proprement être fidèle en fait d’amour.

Or ces sacrées lois sont ces trois principales : la souveraineté, la chasteté, et la générosité. Premièrement. Par la souveraineté de l’amour, on aime rien plus que Dieu; on aime rien autant que Dieu; et on n’aime rien que pour l’amour de Dieu; et le fidèle amateur sacrifie sans réserve non seulement tout soi-même et ce qui en dépend, mais aussi toute créature aux intérêts de son Dieu. Deuxièmement. Par la chasteté de l’amour on aime Dieu sans réserve, sans mélange, sans déguisement. Il y aurait de la réserve à ne pas assez renoncer à soi-même et à toutes choses pour l’amour de Dieu. Il y aurait du mélange à chercher ses propres avantages dans son service. Il y aurait du déguisement à protester que l’on aime Dieu de tout son cœur, et cependant vouloir encore lui déplaire ou lui résister en quelque [484] chose; sur quoi de grands maîtres spirituels nous assurent que certaines infidélités des amis de Dieu lui déplaisent plus que les crimes de ses ennemis. Cela même est tout naturel. Un manquement de correspondance d’une épouse déplaît plus à son époux que tous les outrages des serviteurs. Troisièmement. Par la générosité de l’amour, l’ami de Dieu est toujours prêt à tout faire, tout souffrir et tout perdre, plutôt que de manquer à son amitié. C’est en cela que l’amour doit être plus fort que la mort[192].

Le premier degré du divin amour est qu’il soit véritable; le second est qu’il soit fort; le troisième est qu’il soit pur. Heureux celui qui marche dans le premier, plus heureux celui qui est dans le second; mais celui qui est arrivé au troisième est sain et parfait. Un grand point de la générosité de l’amour, c’est d’être fidèle à la Croix. On ne peut exprimer combien grande est la délicatesse de l’amour céleste en ce point : être fidèle à la croix, c’est ne jamais la refuser de quelque nature qu’elle soit, ne jamais se plaindre de sa rigueur, ne pas désirer d’en être affranchi, ne pas chercher des soulagements humains ni des adoucissements naturels, porter même avec une humble résignation la privation des consolations divines; enfin, laisser faire à la croix ce qu’elle a ordre de Dieu de faire en nous, lui demandant seulement la grâce de la porter avec une entière fidélité.

§ XV. De la prière vocale.

La prière vocale est l’hommage des lèvres et le sacrifice de la bouche par lequel on doit honorer Dieu non seulement en public aux assemblées des fidèles, mais aussi en particulier, où Dieu seul et ses anges en sont les témoins.

Cette prière est surtout de saison dans le printemps de la vie spirituelle, que je dépeins ici, tout paraît riant en nouveauté de vie, et où l’âme est toute fleurie de douceur et de grâce céleste. Outre l’obligation qu’il y a de s’acquitter des prières qui sont de préceptes, il est très utile de prier vocalement, surtout pour trois grands biens, qui en reviennent à l’âme.

Le premier est de prolonger la prière et de la multiplier : car dans cet état d’enfance spirituelle, l’oraison intérieure ne pouvant pas encore durer bien des heures, en priant de bouche ont fait davantage de prières que l’on en ferait sans ce secours; et la prière vocale étant ici accompagnée de la mentale, cet enfant de grâce ayant déjà appris à ne prier guère de bouche sans qu’il prie en même temps de cœur; il se trouve qu’il gagne beaucoup d’oraison de cœur, en multipliant celle de la bouche, outre qu’il reçoit beaucoup d’affections simples qui entretiennent l’application de l’esprit. C’est par cette union de la prière du cœur et de la langue qu’il éprouve ce que David admirait, que son cœur était dans la joie et sa langue dans le tressaillement[193]. [486]

Deuxièmement. Le second est de causer de tendres sentiments de grâce. Dites-nous, ô amis de Dieu qui les avez éprouvés, dites-nous, si vous le pouvez, quel est le goût de cette manne céleste qui se recueille en cette aurore du jour de la ferveur sensible; et combien ce lait en l’enfance spirituelle vous est délicieux? Mais ces consolations divines ne s’accordent guères qu’à ceux qui prient avec abandon, et dans une parfaite liberté de cœur, pour que Dieu l’applique à ce qu’il lui plaît. Car ceux qui tiennent en captivité l’esprit de sa grâce, ne peuvent sentir ses doux écoulements. Heureux mille fois ceux qui éprouvent ce que voulait dire David dans de semblables transports! Mon cœur et ma chair tressaillent de joie pour le Dieu vivant[194] : c’est-à-dire, que l’intérieur et l’extérieur sentent, chacun en leur manière, le poids majestueux de la présence de Dieu et la douceur de son amour.

Troisièmement. Le troisième [des biens de l’oraison vocale] est d’éclairer l’âme de la lumière céleste; car en récitant la parole divine, elle reçoit grâce pour l’entendre; et c’est ici que l’intelligence lui en est donnée selon sa portée, en sorte qu’elle est autant ravie des sens admirables qu’elle y découvre, que des goûts spirituels qu’elle y trouve; et c’est alors qu’elle comprend un peu ce que veut dire ce verset du psaume : Vos paroles étant découvertes, éclairent et donnent l’intelligence aux petits[195].

Priez donc beaucoup dans ce degré, autant que vous en aurez d’attrait et de liberté. Acquittez-vous très exactement de toutes vos prières d’obligations. Usez souvent des aspirations de bouche pour exciter la dévotion du cœur. Priant vocalement, offrez à Dieu un cœur vide et dégagé de tout, afin qu’il le remplisse des sentiments qui lui seront les plus agréables. Dieu a voulu que toutes nos meilleures prières commençassent par l’appeler Notre Père céleste, afin que nous apprécions à prier en enfants. Il ne se peut dire combien cette enfance spirituelle dans tous nos exercices communique de grâces.

Dans les prières vocales qui ne sont pas d’obligation, il faut observer trois choses qui sont d’une extrême conséquence : premièrement. La première, de ne pas les multiplier en tant de sortes différentes, comme tant de Pater et d’Ave pour une dévotion, et tant pour une autre; tant de litanies, offices ou chapelets. Cela cause plutôt un accablement ennuyeux qu’aucune ferveur d’esprit, et tient l’esprit et le cœur attachés avec gêne à la prière, au lieu de les élever à Dieu. Mais il faut les réduire toutes à une ou deux espèces, comme à tel office ou au Rosaire. Il est mieux aussi de ne pas s’engager dans plusieurs Confréries; parce que se chargeant de tous leurs devoirs, on s’en embarrasse et on ne s’en acquitte pas; une bonne suffit. Les Indulgences non plus ne manquent pas à qui les fait gagner. Deuxièmement. La seconde est, que comme la prière qui n’est pas l’obligation ne se doit entreprendre que pour exciter la dévotion intérieure, dès que celle-ci est assez enflammée, il faut quitter la prière de bouche pour ne prier plus que de cœur; autrement ce [488] serait se priver de la dévotion que l’on aurait actuellement pour en chercher une autre qui n’est qu’imaginaire. Plusieurs se font ainsi un tort considérable, étouffant la ferveur de l’esprit par le bruit de la bouche, et perdant des grandes miséricordes de Dieu par la vaine appréhension de manquer à la tâche qu’ils se sont imposée. Récitant donc une prière libre, si on se sent saisi d’un doux recueillement, et que le cœur ayant envie de parler tout seul à son Dieu, ou de se reposer dans l’admiration de sa volonté, invite la bouche à se taire, il le faut faire sans hésiter; la prière de la bouche, qui aide à celle du cœur en un temps, l’empêche dans un autre; et celle-là doit diminuer à mesure que celle-ci augmente. Troisièmement. La troisième [choses à observer] est, que selon les mêmes docteurs, les oraisons vocales qui sont libres, n’étant que des moyens pour arriver à la mentale, ceux-là se trompent grandement qui pour s’acquitter chaque jour d’un certain nombre de prières de bouche qu’ils ont pris à tâche, renoncent à la seule et tranquille prière du cœur puisque c’est quitter la fin pour s’amuser autour des moyens; c’est comme s’obstiner à ronger les os lorsqu’on peut sans peine se nourrir de la chair; ou vouloir toujours souffler le feu et ne jamais jouir paisiblement de son ardeur. Dieu aime mieux un quart d’heure d’oraison intérieure que dix heures de froide et sèche prière de la langue, en laquelle on met grande confiance, et qui n’est presque rien.

§ XVI. De la prière du corps.

Qu’il me soit permis d’appeler ainsi la posture humiliante par laquelle le corps durant la prière contribue de tout ce qui peut à la rendre plus soumise, plus attentive, et plus fervente.

Outre les humiliations du corps qui sont publiques de se tenir à genoux, la tête et les mains jointes, (ce qui est commun à tous les fidèles,) les serviteurs de Dieu en pratiquent plusieurs autres dans le secret, que le Saint-Esprit leur suggère, dont ils tirentà de très grands biens.

Quelque vain spirituel aurait beau nous dire que Dieu se doit adorer en esprit et en vérité; et que conséquemment la posture du corps est fort indifférente à cet acte de religion; que des cérémonies faites dans le secret sont des niaiseries. Cela approcherait fort du sentiment de ceux, qui par l’abus de ce principe, ont retranché les cérémonies de l’Église de leurs propres assemblées. Mais l’autorité de l’Écriture, l’exemple des saints, et l’expérience des meilleures âmes nous doit convaincre que l’abaissement du corps a une force merveilleuse pour lier l’esprit; et Dieu a souvent fait connaître que cela lui plaît grandement.

Les saints patriarches et prophètes ont souvent usé de ces pieuses inventions pour s’anéantir devant Dieu, du prosternement de tout le corps, de l’abattement du visage en terre, du sac, du cilice, et de la cendre. Mais le Saint [490] des Saints, Jésus le roi de gloire, en a plus que tous consacré l’usage, passant des nuits entières en oraison dans les postures les plus humiliantes, jusqu’à se prosterner le visage en terre[196]. Que si la seule vue d’un ange renversait autrefois les prophètes[197], quiconque n’a jamais prosterné tout son corps devant Dieu, n’a jamais senti le poids de sa Majesté, qui accable ses petits serviteurs lorsqu’il daigne les visiter; et j’oserais dire que son esprit n’a jamais été abaissé par une vraie humilité.

Saint Jean Climaque a si bien écrit[198] que ceux qui n’ont pas encore acquis la vraie oraison du cœur se doivent exercer par la prière du corps afin de l’obtenir, étendant les bras, se frappant la poitrine, poussant mille soupirs, gémissant à tout coup, regardant fixement le ciel, se prosternant souvent, et se tenant infatigablement à genoux; à cause que les démons prennent occasion d’inquiéter plus malignement ceux qui priant en présence d’autres personnes, n’ont pas la liberté de faire les mêmes choses.

Adorez ainsi votre Dieu de toutes les forces de votre esprit et de votre corps, sans pourtant vous contraindre par une posture trop gênante et trop pénible, de peur que l’excès de la souffrance n’empêche le fruit de l’oraison, qui est un plus grand bien. Ayez surtout une vive confiance que la même bonté de Dieu qui pardonna au publicain pour avoir frappé deux ou trois fois sa poitrine avec une véritable repentance de ses péchés, aura pitié de vous, et vous fera de très grandes miséricordes, vous voyant mille et mille fois humilié et abaissé de toutes vos forces devant sa redoutable Majesté.

Il est temps surtout de se prosterner en terre dans le secret, lorsqu’on veut lui demander avec insistance sa conversion; quand on veut lui faire amende honorable pour des péchés énormes; ou se donner à lui par un parfait abandon; ou lui demander quelque grâce signalée pour soi-même ou pour autrui; ou s’offrir pour apporter quelques bonnes croix; ou quand devant être visité de Dieu, on sent l’accablement délicieux qui est avant-coureur de sa venue, et l’anéantissement qui en est une bien sûre marque et l’un des plus grands fruits.

§ XVII. De l’amour de la volonté de Dieu.

C’est ici le second chef de la vie spirituelle que j’ai proposé dès le commencement. Comme l’union de l’âme avec Dieu se fait par la conformité parfaite de l’âme à la volonté de Dieu, et que c’est en cela que consiste la pureté de l’amour et l’unité d’esprit avec le Seigneur : c’est le plus doux, le plus pressant, et le plus continuel attrait dont il la prévient, que de lui donner un ardent amour de sa très juste volonté. Tous ceux qui doivent arriver à cette union divine, se font de la soumission à l’ordre de Dieu, la plus chère dévotion de leur cœur; et de l’admiration [492] de sa providence, l’occupation la plus ordinaire de leur esprit.

Abandonnez-vous donc à Dieu par une entière résignation, consentant qu’il fasse en vous et de vous, tant pour le corps que pour l’âme, pour la santé ou pour la maladie, pour la vie ou pour la mort, pour le temps et pour l’éternité, ce qui lui sera le plus agréable et le plus glorieux. Pour rien au monde ne vous laissez jamais tirer de cette disposition; mais dites constamment dans tout ce qui vous peut arriver : Il est le Seigneur, qu’il fasse tout ce qui est agréable à ses yeux[199].

Adorez et aimez la justice de Dieu autant que sa miséricorde, vous soumettant aussi librement à l’une comme l’autre, puisque l’une et l’autre est également une même chose avec Dieu; et ne désirez rien plus sinon que Dieu se contente et se glorifie en vous et en toutes ses créatures à quelque condition que ce soit : parce que tout être créé doit être sacrifié à l’ordre du Créateur; et comme c’est le plus juste, c’est aussi le plus grand culte que sa créature lui puisse rendre, que de consentir à sa destruction totale pour reconnaître en périssant la souveraineté immortelle de son Dieu. C’est là la pénitence parfaite, qui tout d’un coup anéantit tous les péchés; parce que c’est la plus pure charité, avec laquelle nulle tâche ne peut subsister. C’est le plus grand sacrifice du cœur, que Dieu aime le plus, comme c’est celui qui le glorifie davantage. Si donc vous ne pouvez l’honorer par de grandes austérités, ni faire des choses extraordinaires pour sa gloire, remettez-lui votre franc arbitre qu’il vous a donné en propre; et ce don lui ravira le cœur en telle sorte, que par un contre-échange infiniment heureux, il s’obligera de se donner lui-même à vous.

Recevez tout ce qui vous arrive de moment en moment, soit de la part des hommes ou des démons, ou de toutes les causes naturelles, comme des effets sensibles de la volonté de Dieu à votre égard. Cela est si vrai et si universellement infaillible, qu’à la réserve de nos propres péchés, tout ce qui nous arrive, même par les péchés des autres, et pour nous une volonté de Dieu bien reconnue. C’est dans cette vérité que Jésus-Christ appelle sa Passion sainte causée par les plus méchants hommes, un calice que son père lui donne à boire[200]; et que David osa dire[201] que le Seigneur avait ordonné à Sémeï de le maudire. Et que tous les amis de Dieu regardent les persécutions comme des grâces signalées. Heureux mille fois celui qui a cette vue de foi et ce goût d’amour dans tous les maux de cette vie! Il voit la main de Dieu caché sous les créatures dont il se sert pour l’affliger; et il admire que Dieu se serve de la malice des hommes et des démons pour sanctifier ses Élus.

Dès qu’une âme est pénétrée du rayon intérieur, elle change bien de sentiment touchant les providences qui lui arrivent. Loin d’en juger en la manière des raisonneurs humains, comme elle tâchait de faire autrefois, elle en parle en sage enfant de Dieu; et la beauté de l’ordre de Dieu lui étant peu à peu découverte, elle en est ravie au-delà de tout ce qui s’en peut dire. Acceptons donc tout ce qui nous est donné avec une égale [494] résignation. C’est le plus grand article de la science des saints. Une sainte fort éclairée de Dieu s’en explique si bien en ces termes[202] : «Plus l’homme se conforme aux vouloirs divins, plus il s’éloigne de son imperfection, et il s’approche plus près de la perfection; de sorte que quand il ne peut plus s’écarter en rien de la divine volonté, il devient alors tout parfait, uni et transformé en Dieu. Vous voyez donc que l’âme demeurant en sa volonté déréglée est imparfaite, et qu’elle devient parfaite à mesure qu’elle s’approche de la volonté de Dieu.» Cela est autant infaillible comme il est certain que la volonté de Dieu est la règle de toute perfection; puisqu’étant une même chose avec Dieu, elle est aussi parfaite que Dieu même; et que comme le créateur donne l’être à toutes choses par sa puissance, il leur prescrit aussi leur perfection par sa volonté : c’est pourquoi le grand Apôtre nous exhorte à ne pas nous conformer à ce siècle, qui juge si mal des choses, mais à nous changer dans l’état nouveau de l’esprit, afin que nous connaissions ce que Dieu désire de nous de bon, d’agréable et de parfait[203] : comme s’il voulait dire que rien ne peut être bon, agréable et parfait, qu’autant qu’il est conforme à la volonté de Dieu, qui est la source et la règle de toute perfection.

N’agissez plus en aucune chose par nulle considération humaine, mais par la seule vue de Dieu. Ne désirez pas de plaire, et ne craignez pas non plus de déplaire aux hommes; désirez uniquement de plaire et craignez seulement de déplaire à Dieu. Comment un chrétien qui croit à la parole de Jésus-Christ, que le monde ne peut pas recevoir son esprit de vérité, parce qu’il ne le voit ni ne les connaît point; et qui a appris du grand Apôtre, que s’il cherchait à plaire aux hommes il ne serait pas serviteur de Jésus-Christ[204] : comment, dis-je, un chrétien peut-il consumer sa vie à apprendre les maximes du monde dépravé, et à étudier la complaisance humaine?

Pour vous, mon cher frère, qui aspirez à la perfection, vous n’agirez jamais par nature en aucune chose, c’est-à-dire dans la vue de votre propre goût, de votre gloire, ou de votre avantage; non pas même en des choses qui semblent permises : car cela n’est nullement permis par les lois du pur amour, qui ne cherche jamais ses propres intérêts[205], mais seulement par l’avidité insatiable de la nature, qui se cherche en tout soi-même; et il est infaillible que[206] tout ce qui ne se fait pas purement pour Dieu, passera par le feu. Mais agissez en tout par grâce, c’est-à-dire à dessein de plaire à Dieu, de concourir à sa gloire, et de vivre selon son esprit d’une manière parfaite.

Ne regardez plus dans vos actions si les hommes les estiment ou les blâment; si vous y avez du plaisir ou de la peine; si vous y gagnez ou si [496] vous y perdez : mais seulement, si elles plaisent à Jésus votre amour, pour lequel vous devez désormais faire et souffrir toutes choses.

Or il n’est pas si difficile que l’on s’imagine de connaître ses adorables volontés; car elles se connaissent par la Providence, par l’obéissance, par la Direction, par les Écritures saintes, et par la lumière intérieure, que le Saint-Esprit communique à ceux qui sont sincèrement disposés à faire la volonté de Dieu sitôt qu’ils l’auront reconnue; selon la promesse de Jésus-Christ, Si quelqu’un veut obéir à la volonté du Père, il connaîtra si cette doctrine vient de Dieu[207].

§ XVIII. De la mortification.

La mortification est, selon la règle de saint Paul, le propre exercice de la vie spirituelle. Si vous vivez selon la chair, nous dit-il, vous mourrez; mais si par l’esprit vous mortifiez les passions de la chair vous vivrez. Et ailleurs, conduisez-vous selon l’esprit, et vous n’accomplirez pas les désirs de la chair[208]. On ne peut vivre selon l’esprit sans mourir à la chair. Si quelqu’un vous apporte une autre doctrine, ne communiquez pas avec lui; car il est contraire à Jésus-Christ, qui nous a déclaré que pour le suivre il faut nécessairement nous renoncer nous même, et porter notre croix chaque jour[209]. Or nous renoncer nous-mêmes c’est ne suivre en rien nos inclinations naturelles pour suivre en tout la volonté de Dieu; et porter notre croix chaque jour, c’est persévérer constamment dans la mortification.

La pratique de la mortification chrétienne est : Premièrement. De retrancher à la nature tout plaisir inutile, tel qu’est-ce celui qu’elle veut prendre pour sa seule satisfaction; afin de lui apprendre à se contenter de ce qui est nécessaire selon l’ordre de Dieu. Deuxièmement. De l’affliger de quelques maux qu’on lui procure volontairement, pour la punir et la purifier autant que ses forces et l’obéissance le permettent. Il faut dans ces commencements porter l’austérité de la vie aussi loin qu’elle peut aller, et la continuer tant que Dieu en donne les forces. L’esprit de pénitence et de mortification, qui sont les fruits de la Croix du Sauveur, doivent nous y faire entrer, et y persévérer infatigablement, jusqu’à ce que Dieu nous en retire; ce qu’il fait par l’obéissance ou l’impuissance. De plus, c’est pour lors qu’il a d’autres desseins sur nous. Les premiers combats du chrétien se donnent par le retranchement des plaisirs, et les autres plus forts se soutiennent par la souffrance des douleurs. Il faut, dit excellemment saint Augustin, vaincre premièrement les plaisirs, avant que de pouvoir remporter la victoire sur les douleurs[210]; il faut savoir se renoncer avant que de pouvoir porter sa croix. Qui ne peut supporter une mortification, comment souffrirait-il la mort? Et qui ne peut mépriser les délices que le monde lui [498] promet, comment pourrait-il surmonter les supplices dont il le menace? Mais parce que la première de ces deux mortifications, qui consiste dans le retranchement des plaisirs, est beaucoup plus nécessaire et plus générale que l’autre, qui s’exerce par des maux volontairement infligés, quoiqu’elle soit moins connue et moins pratiquée; c’est d’elle-même que je veux vous donner plus de connaissance.

Le premier travail et de mortifier les sens : ce qui se fait en ne leur donnant que ce qui leur est nécessaire pour la conservation du corps, se contentant de la plus simple bienséance de la condition d’un chacun, et mesurant le tout au besoin et aux forces. Il faut donc retrancher toute inutilité, toute délicatesse, toute sensualité au manger et au boire, au coucher et au dormir, au linge et aux parures, à se chauffer, à se promener, parler, voir, écouter et converser. Vous ne chercherez plus à voir des objets qui repaissent de curiosité; vous ne ferez plus de cas des bijoux ni des bagatelles; vous n’entretiendrez point d’animaux pour votre seul divertissement : plus d’instruments ni de chansons, sinon pour se récréer en Dieu par des cantiques spirituels; les festins, les jeux les plus innocents, les visites et les assemblées ne seront plus pour vous, à moins que la nécessité, l’obéissance, ou la charité ne vous y engagent. Si votre cœur est pris de l’amour de Jésus et de l’estime de sa Croix, vous ne pourrez plus souffrir ni bouquets, ni fleurs, ni senteurs, ni parfum, ni poudre, ni tabac, ni autres semblables amusements. Le serviteur de Jésus-Christ a bien d’autres divertissements à chercher; et son divin Maître [mettre une note entrer l’excès] fait bien le régaler d’autres douceurs. Tant que l’homme sera attaché à ses plaisirs sensuels, il ne goûtera jamais les chastes délices de l’esprit; et une visite intérieure de Jésus réjouit plus le cœur de ses amis en un quart d’heure que tous les plaisirs de tout le monde ensemble ne sauraient faire en cent ans.

La seconde application doit être de mortifier les passions, en sorte qu’il y ait plus d’impatience, plus de colère, le, plus d’inquiétude, plus de soucis; point de désirs, point d’amour purement naturel, quoiqu’il passe pour honnête et raisonnable, ni point d’amitié qu’en Dieu et seulement pour le règne de Dieu en nous. Il faut s’entr’aimer par grâce, ainsi que les enfants de Dieu savent aimer. On ne peut plus ici souffrir d’attache à aucune créature, ni de désir d’être estimé ou aimé naturellement, ni aucune ambition, ni nulle passion pour le point d’honneur; tout cela n’étant qu’autant de dérèglements de la nature. Apprenez surtout de Jésus-Christ à être doux et humble de cœur[211] comme lui; doux envers le prochain, ainsi qu’un agneau, et humble de cœur devant Dieu, par aimer votre bassesse pour la gloire qui lui en revient.

Le troisième exercice est de mortifier l’esprit, refusant aux trois puissances de l’âme tout ce qui leur est inutile ou dangereux. Premièrement. À l’entendement toute curiosité, toute lecture et toute connaissance que Dieu ne demande pas de vous. N’ayez que du rebut pour toutes les nouvelles du siècle, et pour tous ses contes amusants, comme [500] en étant séparé de cœur; afin d’avoir une conversation continuelle dans le ciel. Surtout renoncez à votre propre jugement, qui est votre plus dangereux ennemi, et le plus difficile à dompter; tenez-le soumis au jugement de Dieu; et pour cet effet, faites-le plier sous celui des hommes, ou qui ont droit de vous commander de sa part, ou qui vous contestent quelque chose que vous ne voyez pas évidemment être contre lui. Deuxièmement. À la mémoire, tout souvenir inutile, toute recherche ce qui ne sert de rien, toute réflexion qui n’est pas nécessaire, toute pensée qui n’est pas de Dieu, ou de ce à quoi l’ordre de Dieu vous applique. Troisièmement. À la volonté tout désir, tout dessein, toute inclination et tendance, empressement, tout propriété, tout attachement à ce qui n’est pas Dieu, et toute aversion naturelle; pour ne vouloir que Dieu et son bon plaisir en toutes choses.

Mais que fais-je en proposant un petit détail de la mortification chrétienne, puisque ceux qui n’ont point le sacré recueillement n’y comprendront rien, ou jugeront tout cela impossible : et ceux qui sont vraiment recueillis en pratiquent plus que je ne leur en saurais dire, l’Esprit saint de Dieu, qui les tient serrés au dedans d’eux, ne leur permettant pas une satisfaction purement naturelle? Il faut du moins que`tous m’accordent que sans cette vigoureuse poursuite de soi-même on ne peut attendre aucune perfection; et que la grâce de Dieu est toute puissante pour faire pratiquer à l’âme même avec joie et avec un courage incroyable, ce qui paraît d’abord si insupportable à la nature.

 Ne me dites pas que l’oraison est trop rigoureuse, puisqu’elle nous engage à une vie si mortifiée. Ce n’est pas l’oraison qui nous y oblige; mais c’est elle qui nous aide à nous acquitter de ce devoir. L’oraison ne fait pas non plus naître nos peines de providence; mais elle les adoucit et les consacre. Ceux qui ne font point d’oraison, n’ont-ils donc rien à souffrir? Ou ceux qui font oraison sont-ils privés de tous plaisirs? O. Dieu! Il en faut laisser la décision à l’expérience; l’amour divin sait bien changer et de goût et de forces. Faites oraison, mon bien-aimé, et vous l’éprouverez; et vous admirerez combien l’oraison donne de grâce pour pratiquer la mortification, et combien la mortification mérite l’accroissement de l’oraison.

§ XIX. De la lecture spirituelle.

Renoncez pour jamais à toute lecture inutile, pour vous arrêter à celle qui est nécessaire à votre âme, ou vous acquitter de votre devoir selon Dieu.

Rejeter surtout les livres artificieux et humains ou l’on fait ostentation des choses divines; mais où Dieu ne répand point son onction ni son esprit. Ceux qui aiment ces sortes d’auteurs demeurent avec eux dans les ténèbres jusqu’à la fin de leur vie.

Les fruits de la lecture spirituelle sont très grands; et c’est une perte inestimable que de la [502] négliger. Il est croyable que de malheureuses chutes arrivent par cette infidélité.

Lisez beaucoup à dessein de vous occuper pieusement durant le temps que vous y employez pour vous remplir l’esprit de simplicité, et par là même en bannir les inutiles; pour recevoir des impressions de grâce, qui sont fréquentes dans ces pieuses recherches de la parole de Dieu; et pour vous servir de ce moyen de connaître Dieu et d’apprendre ses volontés. Mais lisez en telle sorte, que lisant vous fassiez oraison par une douce attention à Jésus-Christ, qui comme unique Maître et Docteur de Justice vous instruit intérieurement par lui-même, et se communique à vous comme Verbe. Il faut même, selon l’attrait, interrompre de fois à autre la lecture, afin de pousser vers le cœur de Dieu quelques aspirations, ou demeurer en repos devant lui pour l’écouter. Surtout sentant venir le doux recueillement, il faut s’y rendre; et quittant le livre, demeurer exposer à l’opération divine, regardant simplement le Crucifix écouter ce qui se dit au cœur; puis l’attrait étant passé on reprend sa lecture.

Mais entre une infinité de livres dont l’Eglise est enrichie, lesquels choisirez-vous? Ce que la divine providence fera tomber entre vos mains. Dans l’état dont je traite ici, les meilleurs sont l’Écriture Sainte, singulièrement le Nouveau Testament, ce grand livre de vie; les Vies des saints, et leurs ouvrages les plus intérieurs; l’Imitation de Jésus-Christ; lettre de Jésus à l’âme dévote par Lanpergius, l’échelle de saint Jean Climaque; la Règle spirituelle de Blosius; le Combat spirituel; la Philotée et les Entretiens de saint François de Sales; la Montée du Carmel du bienheureux Jean de la Croix; les opuscules de Saint Bonaventure sont admirables pour les religieux, surtout l’Instruction des novices : le progrès du Religieux, et les Six ailes des séraphins, dans lesquels il ne manque rien de ce qui se peut désirer, soit dans un supérieur, soit dans un inférieur.

§ XX. De l’usage du sacrement.

Comme l’on ne doit pas être bien longtemps sans aller à confesse, quelques repos de conscience que l’on sente; aussi ne faut-il pas en être si empressé qu’on veuille à tout coup s’approcher de ce sacrement. C’est avoir le cœur trop resserré que de n’oser pas communier à cause qu’on ne peut pas se confesser, quoiqu’on ne se sente coupable d’aucune faute considérable. Il faut alors chercher le remède à ces maux légers dans la communion même, qui sans doute les guérit tous dans des cœurs qui y vont avec foi et amour. Se confesser une fois ou deux la semaine peut suffire à ceux qui n’ont pas d’affection au péché véniel, et à qui par cette raison l’on permet de communier très souvent. Il ne faut pas moins éviter en ce degré la gêne et le resserrement de cœur dans cet exercice de pénitence, que dans tous les autres. Après que le cœur a été resserré par la crainte, il faut qu’il soit élargi par l’amour. La plus dure pénitence est celle de l’abandon à Dieu. [504]

Communiez souvent; et toujours avec permission. Portez à la sainte table une faim empressée de manger votre pain de chaque jour. Il est du devoir des Pères des âmes de répondre aux désirs qu’a Jésus-Christ qu’elles communient souvent à sa chair et à son sang; et pour paître fidèlement leurs Agneaux, ils doivent leur faire manger très fréquemment le pain des Anges. L’Église a assez témoigné par l’usage de ses premiers siècles, par l’Oracle de ses Conciles, et par l’organe des Pères, combien elle souhaite que ses Enfants se rendent dignes de la communion journalière par la pureté de leur vie. Le pape Innocent XI aujourd’hui séant, a fait un décret fort avantageux aux désirs des pauvres d’esprit, laissant aux directeurs le discernement nécessaire pour régler le nombre de leurs communions. Pour moi, je vous dis librement avec saint François de Sales que je ne serai jamais celui qui vous ôtera votre pain de chaque jour, tandis que vous serez bien obéissant. C’est ici la plus sûre marque pour connaître ceux qui en sont dignes.

La préparation à la sainte communion doit être ordinaire par une continuelle pureté de cœur. Qui sait bien communier à la volonté de Dieu, par le renoncement de soi-même et par son total délaissement entre ses mains, est toujours préparé pour communier au corps du Seigneur : outre cela, il n’est pas de meilleure préparation à la communion que la communion même, Jésus-Christ pouvant seul nous disposer à la recevoir dignement. Une disposition singulière est le souvenir de sa passion Sainte, qu’il nous a si fort recommandé; et l’un des plus grands fruits, est l’imitation de sa mort, crucifiant notre chair avec toutes ses passions. Je vous conjure par l’amour même qui a réduit le Sauveur dans un état si aimable, de ne vous priver jamais de la communion ni par crainte, ni par scrupule, lorsque vous aurez la commodité et la permission de la faire.

§ XXI. De la visite Jésus-Christ dans son sacrement.

Les amis de Jésus ne peut voir sans douleur qu’il soit si abandonné dans son sacrement d’amour, qu’encore que l’on croie qu’il y est toujours en propre personne, on ne daigne pas s’accommoder pour l’y aller adorer, et demeurer quelques moments auprès de lui. Il s’en plaint tendrement, vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie. Allons-y souvent; demeurons-y longtemps; et nous n’en sortons qu’avec peine. Ah, qu’il y fait bon pour ceux qui s’en approchent avec foi et avec amour! C’est là qu’il fait bon prier où Jésus est toujours en prière pour nous. C’est là qu’il fait bon nous offrir en sacrifice à Dieu le Père, où son Fils est toujours en état de victime immolée pour sa gloire. C’est là qu’il fait bon demeurer demander des miséricordes, où [506] le Sauveur est toujours assis sur son trône de grâce. O Sagesse éternelle, que les hommes sont aveugles à l’égard des inventions de votre amour!

Dérobons-nous souvent aux créatures pour aller à l’Église faire la cour à notre Roi et à notre Dieu[212]. Portons à ses pieds tous nos biens et tout nos maux, afin qu’il en dispose également pour sa gloire. Consultons ses Oracles dans nos doutes; cherchons-y la patience dans nos afflictions; attendons-y en silence et avec espérance la victoire de nos tentations; observons-y l’inspiration divine; apprenons-y à faire oraison; allons-y rallumer le flambeau de la présence de Dieu, lorsqu’il s’éteint par la multitude des occupations. C’est là qu’il faut nous relever après nos chutes, nous guérir de nos blessures, nous laver de nos tâches, nous recueillir après nos distractions, nous délassez après notre travail, nous instruire de tous nos devoirs, apprendre la science des chérubins, et imiter l’amour des séraphins. Enfin, allons-y souvent saluer, adorer, admirer, écouter et aimer Jésus roi de gloire, qui quelque caché qu’il soit, y est aussi véritablement qu’à la droite du Père; et là jouissons de lui, et laissons-lui réciproquement la liberté de jouir de nous. Ce doit être une de nos plus chères dévotions que de passer bien des heures auprès de notre aimable maître.

§ XXII. De l’usage du crucifix.

L’image de l’adorable Jésus crucifié ne nous est pas donnée pour la laisser inutile, ne la regardant qu’avec indifférence, sans daigner y toucher. Quiconque en use avec cette indévotion, ne sait pas ce qu’il perd. C’est l’image des images; car il n’est point de plus grande image ni de plus aimable que la vraie image de Dieu, telle qu’elle celle de Jésus-Christ crucifié pour nous. Tous en peuvent faire d’excellents usages, que l’amour de Jésus inspire aux cœurs qui en sont vivement épris. Il y en a deux principaux, l’un extérieur, l’autre intérieur.

À l’extérieur, ayez un crucifix dans votre chambre, ou portez en même un sur vous; et lorsque vous lisez, ou étudiez, ou priez, durant même que vous vous entretenez avec quelqu’un, lancez souvent vers lui de respectueuses et amoureuses œillades. Vous ne le regarderez jamais avec quelque sentiment de piété que Jésus-Christ ne vous regarde du ciel avec quelque nouvelle grâce. Étant seul avec l’Immense, prenez souvent ce signe de salut et de victoire entre vos mains; et vous mettant à genoux, vous prosternant, regarde-le fixement; baisez ses plaies; donnez-vous en la bénédiction, et jouez-vous innocemment avec ce précieux gage d’amour. Si vous en usez ainsi, vous sentirez bientôt ce que peut ce grand instrument de grâce, et la force qu’il a pour amollir les cœurs et tirer des yeux des sources de larmes [508] soit de douleur ou de joie. O. pauvres égarés de nos jours; c’est tout ensemble et le plus déplorable aveuglement et la plus terrible punition de votre infidélité que d’être privé et du portrait et de l’original du roi de gloire, vous obstinant à ne vouloir ni croire la vérité de l’eucharistie ni vénérer le crucifix. [Note extrait des conférences auprès des protestants], Mais si vouliez faire ce pieux usage du portrait, il vous conduirait bientôt jusqu’à l’original. O. lâches chrétiens, vous abandonnez le crucifié et vous méprisez le crucifix! Mais si vous vouliez vous servir du crucifix, il vous unirait bientôt par un ardent amour au crucifié. Dans nos tentations, dans nos obscurités, dans notre tristesse, dans nos doutes, dans nos délaissements, recourons incessamment à ce même exercice; et nous y trouverons sans faute le remède et la prompte assistance dans tous nos besoins.

Dans l’intérieur il faut nous imprimer tellement dans l’esprit l’image de Jésus crucifié, que cette image en chasse toute autre image ou mauvaise, ou inutile, dont les égarements de notre vie passée nous avaient remplis. L’image de Jésus crucifié est le balai du palais intérieur, le fouet des distractions, le fléau des démons, l’antidote des tentations, la mort de la nature, l’organe de la grâce, le signal du recueillement, la source de l’oraison, la manne de l’esprit, le caractère du nom nouveau, la force de l’attention, le but de l’intention, la porte de la contemplation. [Oratoire!]. Il n’y a pas de meilleur moyen de rappeler nos sens et notre esprit de leur dissipation que de les mener tous sur le Calvaire, et là les enchaîner au pied de la croix, et les fixer à la vue de Jésus souffrant, persévérant infatigablement dans cet exercice, jusqu’à ce qu’étant vide de tout autre chose, nous soyons plein de Jésus crucifié, et que notre âme avec ses puissances soit toute concentrée et comme toute confite dans sa Passion.

Que si après vous êtes ainsi exercé quelque temps, cette divine image même est enlevée de votre cœur, ne vous en effrayez pas, c’est Jésus lui-même qui le fait par une grande miséricorde, pour vous unir d’autant plus intimement à lui plus il se cache de vous. Il veut par là vous apprendre une autre plus excellente prière, qui se fait sans image, et qui est la vraie adoration en esprit et en vérité[213], vous introduisant dans la foi nue et dans le pur amour; afin, comme le dit si bien Albert le Grand, de vous faire passer de lui-même en lui-même, de Jésus homme en Jésus Dieu, et par les plaies de son humanité dans les profondeurs de sa Divinité[214].

 Ce passage est indispensable pour arriver à la perfection que Jésus nous a mérité, et dont il est la voie, la vérité et la vie[215]. Tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne regarde que Jésus notre voie dans les premiers pas de l’intérieur. Si vous y marchez avec courage et avec fidélité, vous pourrez passer à Jésus notre vérité dans le second état; et enfin à Jésus notre vie dans le troisième; qui sont des états cachés avec Jésus-Christ en Dieu[216], dont il faut faire plus d’expérience que d’expression.

Ne tardez plus. Ne vous lassez point de travailler à votre perfection, en la manière que [510] vous venez d’apprendre puis qu’après y avoir employé longues années, vous commencerez seulement[217] à connaître le bonheur ineffable que vous cherchiez; et croyant devoir en jouir, vous vous en trouverez infiniment éloigné. Mais ne perdez point courage. Dieu est fidèle[218] en ses promesses; et il se laisse enfin heureusement trouver et posséder à ceux qui le cherchent avec une humble persévérance. Je vous laisse dans son cœur, j’ai confiance qu’il vous a déjà reçu : et je vous recommande à la parole de sa grâce, conjurant par le prix de son sang, d’allumer de plus en plus en vous le feu de son divin Amour, dont il vous a déjà fait sentir de vives étincelles, jusqu’à ce que, selon la théologie du grand mystique saint Paul, Jésus soit premièrement formé en vous[219], et qu’ensuite vous soyez transformé en Jésus par l’esprit du Seigneur[220], en sorte que Jésus vivant en vous[221], bien plus que vous-même, il vous unisse si intimement à son Père, que vous ne soyez plus qu’un même esprit avec lui[222].

§ XXIII. Maximes importantes, pour acquérir la perfection.

Demandez à Dieu par beaucoup de prières un directeur choisi entre mille; ou bien, contentez-vous de celui que la providence vous donne, lui découvrant, ainsi qu’un enfant au Père de votre âme, tout le bien, et tout le mal que vous pouvez remarquer en vous. Ne mettez cependant ni votre attache ni votre appui, ni votre confiance en l’homme; mais en Jésus-Christ seul, votre bon Pasteur, qui connaît ses brebis, et qui leur fait entendre sa voix, et leur donne la vie éternelle : écoutez-le dans l’homme, et honorez l’homme en lui.

La cause pour laquelle il est si peu de personnes qui vivent spirituellement, est, qu’ils ne veulent point de direction ni de dépendance. Ils se conduisent en insensés, se fiant à eux-mêmes; et la propre suffisance les aveugle.

Ces cinq exercices nous doivent être chers et familiers, comme les cinq doigts de la main.

Premièrement. La présence de Dieu.

Deuxièmement. L’oraison.

Troisièmement. Les aspirations.

Quatrièmement. La mortification.

Cinquièmement. La lecture spirituelle.

Nous devrions nous souvenir de Dieu aussi souvent que nous respirons. Tâchez du moins de le faire aussi souvent que vous le pouvez. Établissez une conversation intérieure avec Dieu, et faites-en votre principale occupation.

Ne manquez non plus à votre oraison qu’à vos repas. Ne pouvant la faire à l’heure réglée, tâchez de la reprendre à une autre. Ne laissez pas mourir de faim votre âme, manque de lui donner chaque jour sa nourriture. Heureux ceux qui peuvent y donner plusieurs heures chaque jour; et plus heureux les cœurs qui ne peuvent s’en rassasier!

Sans la mortification vous ne sauriez participer aux caresses de Dieu, ni éprouver les délices [512] intérieurs des saints, ni continuer à faire oraison. Nous ne vivrons jamais à Dieu qu’autant que nous serons morts à nous-mêmes; et nous ne pouvons mourir à nous-mêmes que par une continuelle mortification.

Ayez toujours quelque aspiration prête, pour saluer Dieu et l’adorer à chaque fois que vous le découvrirez dans votre fond. Qui est l’ami qui demeure muet à la rencontre de son ami? Ou qui est l’enfant à qui la parole manque étant auprès de son père? Quiconque ne sait pas consacrer à toute heure quelque affection à son Dieu, ne sait pas encore l’aimer.

Ne passez aucun jour sans faire quelque lecture spirituelle et ne prenez jamais votre repos sans l’avoir faite. Vous connaîtrez à l’heure de la mort ce que cela vous aura valu. Portez même un bon livre avec vous; et de temps en temps, cherchez-y les volontés et les vérités de Dieu. Autant de fois que vous l’ouvrirez, vous serez embaumé de l’odeur de sa grâce.

§ XXIV. Maximes particulières, envers Dieu.

Désirez uniquement d’être à Dieu sans réserve; de l’aimer plus que vous-même; et de suivre sa volonté en toutes choses.

Ne faites jamais en la présence de Dieu ce que vous n’oseriez faire devant un homme.

Donnez-vous, et redonnez-vous sans cesse, et abandonnez-vous infiniment à Dieu; afin qu’il fasse de vous ce qu’il lui plaira.

Consultez Dieu intérieurement avant vos réponses; résolutions, et entreprises de quelque conséquence, lui faisant une courte prière pour apprendre ses volontés[223] .

Vivez intérieurement avec Dieu, comme s’il n’y avait que lui et vous dans le monde.

Rentrez à tout coup dans votre retraite intérieure par le recueillement, et aussi dans l’extérieure par la solitude, afin d’y converser avec Dieu.

Étant seul avec Dieu, on devient comme Dieu, conversant humainement avec les hommes, on devient presque démon.

Heureux celui qui par le renoncement de soi-même a trouvé la profonde paix du cœur! Dieu demeurera toujours en lui, et lui en Dieu.

Heureux celui à qui tout lieu, tout temps, tout moyen, tout emploi, tout état, sont devenus indifférents! Par ce que Dieu seul lui suffit pour toutes choses, et la génération du Verbe se fait en lui.

Heureux celui qui a le goût de l’ordre divin! Il lui suffit pour toute règle.

Heureux celui qui ne veut que ce que Dieu veut! Sa volonté s’accomplira toujours.

Heureux celui qui ne veut que Dieu, et qui n’a d’attache à aucune autre chose! Il est le maître de tout ce qui appartient à Dieu.

Heureux l’homme intérieur qui vit toujours avec Dieu, et l’humble abandonné qui lui est parfaitement soumis! C’est à lui que s’adresse ces charmantes paroles : Mon fils vous êtes [514] toujours avec moi, et je n’ai rien qui ne soit à vous[224].

Heureux celui qui est vivement persuadé qu’il n’est rien, et que Dieu est tout! Il cesse de n’être rien pour devenir tout.

§ XXV. Maximes particulières, envers le prochain.

Aimez cordialement votre prochain, le considérant comme l’ouvrage, comme les délices, et comme l’image de Dieu.

Louez peu les autres, mais blâmez-les encore moins.

Ne dites jamais du mal d’autrui, ni du bien de vous-même, sinon pour quelque nécessité ou évidente utilité.

Ne contredisez à personne; et ne contestez point sur des choses indifférentes. Cédez à tout le monde et vous remporterez toujours la victoire.

Ne portez point de jugement sur ce dont vous n’êtes point certain : délaissez toutes choses au jugement de Dieu.

Vivez détaché de tous par une sainte liberté, pour rendre à Dieu la souveraine préférence que vous lui devez. Vivez uni à tous par la charité, pour témoigner à Dieu le parfait amour que vous lui portez.

Réconciliez-vous incessamment : demandez pardon, non seulement à ceux que vous aurez offensés; mais aussi, par un excès de charité, à ceux qui vous auront offensé.

Regardez le vain point d’honneur comme de la fumée; l’estime des hommes, comme un jeu d’enfant; les dignités, comme d’horribles croix; les plaisirs de la vie et les richesses du siècle, comme des songes.

Rendez-vous tout à tous, vous conformant à la portée et à l’état de ceux avec qui vous traitez, en tout ce qui n’est point péché. C’est beaucoup gagner sur eux que de leur point donner d’occasion d’offenser Dieu par une humeur incommode, ou de ne pas les affliger manque de complaisance.

Ne vous ingérez point dans les affaires d’autrui, n’étant pas chargé de leur conduite. N’observez pas même les défauts dont vous n’êtes pas responsables. Si vous les voyez par occasion, ne vous y arrêtez pas, mais appliquez-vous à vous corriger des vôtres.

Ne soyez pas curieux des nouvelles du siècle : la passion pour les gazettes et avis, est la mort de l’oraison : les railleries et les bouffonneries sont la ruine de la dévotion; les murmures sont la peste des communautés; la médisance est la gueule de l’enfer; et les discours précipités de la table sont la source de mille maux.

 Soyez ravis d’avoir occasion de servir les pauvres et les malades; et d’assister tous vos prochains dans leurs besoins corporels ou spirituels. Mais hors de là, renoncez constamment aux visites non nécessaires, où sous prétexte de civilité les âmes reçoivent bien des blessures.

Ne croyez pas avoir fait grand progrès dans la vertu tant que vous ne pourrez pas supporter une correction sans excuse, une confusion sans trouble, une mortification sans plainte, une calomnie sans ressentiment, un commandement sans réplique. [516]

§XXVI. Maximes particulières pour vous-mêmes.

Une seule chose est à désirer, savoir d’aimer Dieu de tout notre cœur; et pour cela, nous haïr nous-mêmes de tout notre cœur; car selon la doctrine de Jésus-Christ l’amour de Dieu ne s’établit que sur la haine de nous-mêmes.

Une seule chose est à faire, savoir la volonté de Dieu.

Une seule chose est à craindre et à éviter, savoir l’offense de Dieu. Rien de souillé n’entrera dans le ciel; et ceux-là seulement verront Dieu qui auront le cœur pur[225]; et c’est à tous ceux qui veulent être sauvés, qu’il est dit soyez parfaits[226].

Il faut donc nécessairement acquérir la perfection avant que d’entrer dans la gloire du ciel, ou en cette vie, par le feu purifiant de l’amour; en l’autre, par les flammes dévorant du purgatoire. Hélas qu’il y aura à souffrir pour ceux qui remettent ce grand ouvrage jusqu’à l’autre vie! Mais le pis est que là, quoique l’on se purifie, on ne croît plus en amour; car la charité divine ne croît qu’en cette vie[227].

Cherchez la perfection de votre état, et par les voies communes, sans prétendre aux dons extraordinaires et miraculeux des grands saints. Dans quelque état que vous soyez par l’ordre de Dieu, rien ne vous empêche de devenir parfait; puisque le seul amour fait la perfection : et rien ne vous empêche d’aimer Dieu parfaitement.

Aimez à vivre caché, et à faire votre ouvrage à petit bruit. Édifiez votre prochain par vos bons exemples; mais ne désirez d’être vu que de Dieu.

Demandez à Dieu par beaucoup de prières et de travaux la vraie et pure humilité de cœur, qui est le gage certain de toute sainteté. O vertu si visible, tu n’es autre chose que l’amour, et la justice, et la vérité! Mais, O vertu si inconnue, que tu te caches de celui qui te cherche; et que celui qui te possède ne te peut jamais apercevoir! Le cerf blessé ne soupire pas avec plus d’ardeur après les eaux, qu’un cœur touché de l’amour de Dieu soupire après toi, ô vertu de Jésus-Christ, ô vertu la plus éclatante qui ait paru en Jésus-Christ, et vertu la plus impénétrable qui soit en ses amis!

Pour l’acquérir et la conserver, tenez-vous du moins caché aux yeux des hommes, tâchant de vous éteindre et de vous anéantir devant eux de tout votre possible, et ne vous produisez en rien vous-même, ni aucun de vos talents, que par un ordre de Dieu bien reconnu. Peut-être que Dieu daignera vous l’envoyer du trône de sa miséricorde; et si vous aimez les abjections qui vous arrivent par providence, ou par vos fautes, il vous fera passer de l’humiliation à l’humilité. Cette humilité n’est autre chose qu’une charité très ardente, qui fait fondre l’âme, jusqu’à ce qu’elle ne se trouve plus devant Dieu.

L’humble parle peu et se tient retiré autant qu’il le peut; il choisit toujours pour lui le plus bas, [518] le dernier et le pire. Il connaît son néant, et il l’aime pour la gloire qui revient à Dieu : les fautes mêmes considérables ne l’étonne et ne le trouble plus; il estime l’mépris; il chérit les injures; il s’accuse lui-même, se donne tort, se réjouit des outrages, et rends grâce à Dieu pour les calomnies; il ne sait ni contredire, ni contester, ni se plaindre, ni murmurer, ni juger personne, ni se fier à son jugement, ni se croire offensé, et beaucoup moins méprisé, ni se mettre en colère. Que l’humble et le superbe se considèrent dans ce miroir : l’humble ne s’y verra jamais; le superbe si reconnaîtra d’abord.

O Seigneur, s’il se pouvait faire, plutôt mourir grand pécheur que superbe! Car vous résistez aux superbes, et vous donnez votre grâce aux humbles. Ceux qui sont petits par une basse opinion d’eux-mêmes, obtiendront facilement miséricorde; mais les puissants en eux-mêmes, les fiers orgueilleux, seront tourmentés cruellement[228]. O mon Dieu que je ne vous dérobe rien; et cela me suffit!

Fuyez comme du poison toute singularité dans l’extérieur, vous comportant comme les autres en tout ce qui n’est pas contre le devoir; mais dans votre cœur, soyez tout singulier en l’amour de Jésus.

Entrer dans une si grande défiance de vous-même que vous en désespériez entièrement, étant convaincu devant Dieu par la vérité, que vous n’êtes bon à autre chose qu’à l’offenser et vous damner; mais en même temps relevez votre courage par une vive confiance en Dieu, espérant constamment qu’il fera en vous[229], et vous fera faire avec lui par sa grâce, ce que vous ne sauriez faire par tous vos efforts. Celui-là est tout-puissant qui se défie entièrement de soi-même pour se confier uniquement à Dieu.

Soyez intérieurs; car le royaume de Dieu est au-dedans de nous; et toute la gloire de la fille du roi vient du dedans d’elle[230].

Mais qu’est-ce que cette vie intérieure? C’est ce que Dieu vous fera éprouver si vous vous donnez à lui; c’est le recueillement des sens et des puissances de l’âme autour de leur centre; l’attention à Dieu présent; une conversation familière avec lui; une exacte fidélité à toutes les pratiques les plus intérieures; c’est en un mot, vivre avec Dieu en Dieu même : rien ne nous étant plus intérieur que lui, c’est le laisser régner sur nous et régner avec lui sur toutes choses.

Cette vie céleste, cette vie d’ange, se commence par le recueillement, se continue par l’attention amoureuse à Dieu, s’avance par les aspirations saintes, et se soutient par la nourriture divine de l’oraison. Mais elle aime la liberté et le délaissement entiers à l’Esprit de la grâce. Donnez, ô Jésus, qui nous avez mérité cette vie par votre mort, donnez-en la connaissance à tant de cœurs qui l’ignorent. Délivrez votre oraison des chaînes et des prisons où la volonté de l’homme la tient captive : et mettez en évidence le beau jour de l’intérieur que la raison humaine couvre de si épaisses ténèbres!

Traitez votre corps selon la nécessité, lui donnant ses besoins ou avec charité comme à un pauvre, ou avec religion comme à un membre [520] de Jésus-Christ. Si vous vous occupez plus de Dieu que du ventre et de la viande, il vous mettra bientôt dans la juste modération que vous devez garder à leur égard.

Jetez-vous enfin par un abandonnement entier entre les bras de Dieu, afin que par un continuel renoncement de vous-même vous sortiez de votre être propre et sali par les péchés, pour entrer en Dieu, qui est votre origine; pour passer de votre malice dans sa bonté, de votre égarement dans sa voie, de votre erreur dans sa vie, de votre multiplicité dans son unité, de votre néant dans son tout, et de votre misère dans sa gloire.

Si vous voulez aller sûrement à Dieu, défiez-vous beaucoup, ou du moins faites peu de cas du sensible, de l’extraordinaire, du gratuit et des lumières impétueuses; et contentez-vous de la foi et de l’abandon. La foi nous garantit de toute illusion, nous unissant à la seule vérité de Dieu; et l’abandon nous préserve de toute chute, nous attachant à la volonté de Dieu. Dans la foi il n’y a pas pas d’erreur, dans l’abandon il n’y a pas de malice : car l’erreur n’entre pas dans la vérité de Dieu, ni la malice dans sa volonté; ce n’est qu’en nous tirant de l’une ou de l’autre que nous tombons dans l’illusion ou dans le péché.

Et quand vous aurez observé fidèlement toutes ces choses, reconnaissez que vous n’êtes dans la vérité qu’un serviteur inutile[231], et que vous n’avez fait que les premiers pas de la vie spirituelle.

Soyez cependant fidèles à pratiquer ce peu que je vous ai marqué, et Dieu vous apprendra le reste, ainsi qu’il l’a appris à une infinité de saints qui ont été fidèles à marcher dans ces premiers sentiers du Paradis intérieur. Cela se peut voir en partie dans les sacrés ouvrages qu’ils nous ont laissés sur les états mystiques et les degrés les plus éminents de l’Union divine.

Après que vous aurez appris à parler à Dieu par l’ardente oraison des affections, qui vous est conseillée dans cette lettre; l’Esprit saint de Dieu vous apprendra aussi à vous taire pour l’écouter par l’humble et paisible oraison de silence et de foi; et alors vous éprouverez avec ravissement ce qu’a dit avec vérité un serviteur de Dieu très caché, mais très saint : lorsque mon souverain maître, Jésus-Christ, daigne m’honorer d’une de ses visites, il m’apprend plus de choses en une heure de temps, que tous les docteurs du monde ensemble ne sauraient m’en apprendre, quand même ils s’y emploieraient jusqu’au jour du jugement[232].

Faites-moi la charité de le prier pour moi, qui mérite un jugement rigoureux pour n’avoir point pratiqué ce que je vous écris, et que ma profession m’engage de dire à bien des gens. La vérité de Dieu est charmante par elle-même; mais elle est d’un poids accablant pour ceux qui lui sont infidèles.

Venez, ô Jésus, Réparateur du monde, réformez vous-même en nous toutes choses! L’Esprit et l’Épouse disent : Venez. Que celui qui l’entend dise aussi : Venez! [233].

Table des sections (omise).


 

 

MAXIMES SPIRITUELLES (– 1720)

«Les MAXIMES suivantes nous étant tombées entre les mains, et ayant été assurés qu’on ne devait aucunement douter qu’elles ne fussent du même Auteur… On avertit en même temps, qu’on a rimprimé [sic] en latin sous le titre de Sacra Orationis Theologia, chez Westein à Amsterdam 1711 l’ANALYSIS ORATIONIS MENTALIS DU même P. La Combe.» [Pierre Poiret].

[Maximes 1 à 20]

Ne rien dérober à Dieu, ne rien refuser à Dieu, ne rien demander à Dieu, c’est une grande perfection[234].

2. Dans le commencement de la vie spirituelle, la plus grande patience est de supporter le prochain; mais dans le progrès la plus grande patience est de se supporter soi-même; et enfin la plus grande patience est de supporter Dieu.

3. Celui qui ne se voit plus qu’avec horreur, commence d’être les délices de Dieu.

4. Plus on découvre ce que c’est qu’humilité, moins on la découvre en soi-même.

5. Quand nous souffrons avec égalité la sécheresse et la désolation, nous donnons des preuves de notre amour à Dieu; mais quand il nous visite par ces douceurs sensibles, il nous témoigne l’amour qu’il a pour nous. [524]

6. Celui qui porte avec égalité la privation des dons de Dieu et de l’estime des hommes sait jouir de son bien souverain au-delà de tout temps, et au-dessus de tout moyen.

7. Qu’on ne demande pas de plus fortes marques d’un amour de Dieu très parfait, que d’être insensibles à sa propre réputation.

8. Voulez-vous tendre de toutes vos forces à l’union divine? Tendez de toutes vos forces à votre propre destruction.

9. Soyez autant ennemi de vous-même, que vous désirez être ami de Dieu.

10. Comment donc nous est-il ordonné dans la loi de nous aimer nous-mêmes? En Dieu, et par le même amour que nous portons à Dieu; car comme c’est proprement en lui qu’est notre vraie nous-mêmes, c’est aussi en lui que doit être tout notre amour.

11. C’est un rare don que de découvrir un je-ne-sais-quoi qui est au-dessus de la grâce et de la nature. Note : considérée comme écoulement de Dieu, et différente de Dieu. Une chose qui n’est pas Dieu, mais qui ne souffre aucun milieu entre Dieu et soi. C’est une émanation pure et sans mélange d’un être créé qui tient immédiatement à l’être Incréé de qui il procède. C’est une union d’essence à essence dans laquelle la rien de tout ce qui n’est ni l’un ni l’autre de ces essences ne peut être pour y faire un entre-deux.

12. Le rayon de la créature vit du Soleil de la Divinité; mais il ne peut en être séparé; et si sa dépendance de son divin principe lui est essentielle, son union ne l’est pas moins. O merveille! La créature qui ne peut être que par la [525] puissance de Dieu, ne peut exister sans Dieu; et la racine de son être emprunté tient si étroitement au fond de tout être, que rien ne peut s’y mêler ni causer la moindre division. Cette union est commune à toutes les créatures; mais elle n’est aperçue que de ceux dont les puissances étant épurées, peuvent découvrir la noblesse de leur centre; et dont le fond affranchi des impuretés qui le couvraient, commence à retourner dans son origine.

13. La foi et la croix sont inséparables. La croix est le reliquaire de la foi, et la foi est la lumière de la croix.

14. Ce n’est que par la mort à soi-même que l’âme peut entrer dans la vérité divine, et comprendre en partie ce que c’est que la lumière qui luit dans les ténèbres.

15. Plus les ténèbres de la propre science augmentent, plus la vérité divine se manifeste au milieu d’elles.

16. Ce ne peut être que l’opération divine qui cause le vide des créatures et de nous-mêmes; car ce qui est naturel, tend toujours à nous remplir des créatures, et à nous occuper de nous-mêmes. Ce vide sans distinction est donc un très bon signe, quoiqu’au milieu des plus profondes, et j’ose dire des plus incommodes tentations.

17. Dieu se fait promettre durant la paix ce qu’il se fait payer dans la guerre : il fait faire les abandons avec joie, mais il les exige avec bien des amertumes. Vous faites bien, ô Amour! D’user de vos droits : quoique l’on souffre on ne se reprend pas; ou si on souffre pour s’être repris, le remède à ce mal est de se redonner à [526] vous avec encore plus de générosité. O mal étrange, que celui qui ne se guérit que par un plus grand mal! Faites-moi faire, Seigneur, tout ce qu’il vous plaira pourvu que je ne fasse que votre volonté.

18. Théologie de l’amour, que vous êtes cachée! O. Amour, vous salissez jusqu’à l’excès ce que vous voulez mener à la plus haute pureté. Vous profanez jusqu’à votre sanctuaire; et il n’y a pierre que vous ne renversiez et que vous ne jetiez dans la boue. Mais quelle en sera la fin? Vous le savez : il est digne d’un si grand ouvrier que son ouvrage soit secret, et qu’il l’achève lorsqu’il semble le détruire.

19. Seigneur, qui sondez le fond des cœurs, vous voyez si j’attends quelque chose de moi, ou si je voudrais vous refuser quelque chose.

20. Qu’il est rare qu’une âme sorte de tous ses intérêts, pour entrer dans les seuls intérêts de Dieu!

[Maximes 21 à 40]

21. La créature veut bien cesser d’être créature pourvu qu’elle devienne Dieu; mais où en trouvera-t-on une qui veuille bien laisser reprendre à Dieu tout ce qu’elle avait reçu de lui, sans qu’il ne lui donne plus rien; je dis tout, et tout sans réserve, jusqu’à la propre justice, qui est plus chère à l’homme que son être; jusqu’au repos en soi-même, par lequel il jouit de soi, et des dons de Dieu en soi, et dans lesquels il établit sa félicité sans s’en apercevoir? Où trouvera-t-on un abandon qui aille aussi loin que peut aller la volonté de Dieu, non seulement par goût, par lumière et par sentiments, mais réellement et par état? O, c’est un fruit du paradis, qui ne se trouve guère sur la terre! [527]

22. Dieu est infiniment plus honoré par les sacrifices de mort, que par les sacrifices de vie : par ceux-ci on le traite en grand monarque; mais par ceux-là on le traite véritablement en Dieu, perdant tout pour sa gloire. C’est pourquoi Jésus-Christ a fait beaucoup plus de sacrifices de mort que de sacrifices de vie; et je crois que nul ne gagnera le tout qu’il n’est tout perdu; comme aussi que le dernier pas pour être dans la vie, c’est la perte de toute vie : ce dernier trait du Purgatoire est inévitable, soit en cette vie, soit en l’autre.

23. Il ne faut pas que la raison prétende comprendre les pertes les plus extrêmes; parce qu’elles sont ordonnées pour nous faire perdre la raison.

24. Dieu a des moyens qui sont plus forts et plus éclatant pour sa gloire, et plus édifiant pour les âmes; mais qui ne sont pas les plus sanctifiant; car les dons de force et d’éclat satisfont beaucoup la nature, lors même qu’elle semble succomber sous le poids, et ainsi la font vivre en elle-même; mais les renversements et les morts continuelles, et l’inutilité à tout bien, crucifient proprement ce qu’il y a de plus vivant en l’âme et ce qui empêche le règne de Dieu sur elle.

25. Dans nos solennités, les uns s’efforcent de faire quelque chose pour vous, ô, mon Dieu! Et les autres attendent que vous fassiez quelque chose pour eux; mais ni l’un ni l’autre ne nous est plus permis. L’amour empêche l’un, et ne peut souffrir l’autre.

26. Il est plus difficile de mourir aux vertus qu’au vice; cependant l’un n’est pas moins nécessaire que l’autre pour arriver à la parfaite union [528]. Les attaches sont d’autant plus fortes, qu’elles sont plus spirituelles.

27. Ce qui a été un moyen de perfection pour un temps, en est un empêchement pour un autre : ce qui vous était autrefois à marcher vers Dieu, vous empêcherez maintenant d’y arriver : plus on a besoin de quantité de choses, plus haut n’est éloigné de Dieu; et plus on s’approche de Dieu, plus on est en état de se passer de tout ce qui n’est pas Dieu : mais y étant arrivé, on se sert indifféremment de toutes choses, et l’on n’a plus besoin que de lui.

28. Qui nous dira jusqu’où le divin abandon pousse une pauvre âme qui en est possédée, ou plutôt à qui pourra-t-on dire l’extrémité des sacrifices qu’il exige de ses simples victimes? Il l’élève par degrés, puis il l’enfonce dans l’abîme; et lui découvrant tous les jours de nouveaux traits, il ne cesse point qu’il ne l’ait immolée à tout ce que Dieu peut vouloir, ne donnant point d’autres bornes à sa résignation que celles que Dieu a donnée à ses décrets. Il passe plus outre, il va jusqu’à tout ce que la puissance de Dieu peut faire, et sa volonté souveraine ordonner. C’est alors que tout intérêt de la créature cesse, que tout est rendu à l’auteur de toute chose, et que Dieu règne souverainement sur son néant.

29. Dieu nous départ des dons, des grâces et des talents naturels, non pour nous en servir, mais afin que nous les lui rendions; il a plaisir à nous en revêtir, et puis à nous en dépouiller, ou à nous tenir hors d’état d’en faire usage : mais le grand usage est de lui en faire un continuel sacrifice; et c’est ce qui le glorifie le plus. [529]

 30. La foi nue est celle qui tient l’ignorance, dans l’incertitude, et dans l’oubli de toutes choses à l’égard de nous-mêmes; qui dit tout n’accepte rien, des grâces, ni nature; ni vertu, ni vice; les ténèbres nous couvrant tout à fait à nous-mêmes : mais elles nous découvrent d’autant plus la Divinité, et la grandeur de ses œuvres; et cette profonde obscurité donne un admirable discernement des esprits; elle déniche de plus l’estime et l’amour de nous-mêmes de leurs plus obstinés retranchements. Là-dessous cependant règne le pur amour : car comment une âme qui ne peut pas seulement se regarder, agirait-elle pour son propre intérêt? Ou comment pourrait-elle avoir de la complaisance à voir ce qu’elle ne voit pas? Ou elle ne voit rien, ou elle ne voit que Dieu, qui est en toutes choses : plus elle est aveuglée pour elle-même, plus elle est éclairée pour lui.

31. Il en est peu entre les hommes qui se conduisent par la raison, la plupart ne suivant que leurs sens et leurs passions : il en est beaucoup moins qui agisse par la foi lumineuse, ou par la raison illuminée par la foi : mais se trouvera-t-il quelqu’un qui n’ait plus pour guide que la foi aveugle, laquelle quoi qu’elle le mène droit à Dieu par le court sentier d’abandon, semble néanmoins le précipiter dans des abîmes, sans espérance d’en pouvoir jamais sortir. Il y en a pourtant de ses âmes, assez généreuses pour se laisser aveugler, et mener où elles ne savent pas. Plusieurs y sont appelés, mais peu y veulent entrer, et ceux qui ont le plus donné d’empire sur eux aux sens, aux passions, à la raison, et aux lumières comprises de la foi, sont ceux qui ont le plus [530] de peine à se laisser jeter dans le gouffre de la plus pauvre et plus nue foi; au lieu que les âmes simples y entrent facilement. Il en est comme de ceux qui savent bien nager ou qui attrapent quelques planches du débris d’un vaisseau; ils disputent longtemps, et combattent avec beaucoup peine avant que de se noyer : mais ceux qui ne savent point nager, et qui n’ont rien à quoi ils puissent s’arrêter, sont à l’instant submergé; et coulant sans résistance sous les eaux, ils sont d’autant plus tôt délivrés de ce supplice qu’ils ont plutôt expiré.

32. Ce n’est que présomption que la spiritualité de la plupart des spirituels. Lorsque la vérité divine se découvre par le centre, elle fait découvrir bien des larcins dans leur conduite, et elle apprend que pour s’en garantir il faut s’abandonner à Dieu sans réserve, et se laisser conduire; car tant que nous voulons faire nous-mêmes notre perfection ou celle des autres, nous ne faisons que de l‘imperfection.

33. Une âme qui doit être réduite à n’avoir d’autre appui que Dieu seul, est destinée à d’étranges maux. Combien d’agonies et combien de morts faut-il qu’elle essuie avant que d’avoir perdu toute propre vie? Elle n’aura point de purgatoire en l’autre monde, mais elle aura un terrible enfer en celui-ci; et un enfer non seulement de peine, (ce serait peu de choses,), mais aussi de tentations auxquelles elle ne discerne point sa résistance, ce qui est la croix des croix, et de toutes les souffrances la plus insupportable, et de toutes les morts la plus désespérée.

34. Toute consolation qui ne vient pas de Dieu, n’est que désolation : depuis qu’une âme à [531] appris à ne prendre de consolation qu’en Dieu seul il n’y a plus pour elle de désolation.

35. Par les alternatives intérieures d’union et de délaissement, tantôt Dieu nous fait sentir ce qu’il est, et tantôt il fait sentir ce que nous sommes. Quand il fait sentir ce que nous sommes, c’est pour nous faire haïr et mourir à nous-mêmes; et quand il fait sentir ce qu’il est, c’est pour se faire aimer, et nous élever à son union.

36. En vain l’homme s’efforce d’apprendre à l’homme ce que le Saint-Esprit seul peut lui enseigner.

37. Prendre et recevoir toutes choses non en nous-mêmes, mais en Dieu, c’est le vrai et très propre moyen de mourir à nous-mêmes et de ne vivre qu’en Dieu. Ceux qui connaissent cette pratique commencent à vivre purement. Hors de là, la nature se mêle toujours avec la grâce, et l’on se repose soi-même au lieu de ne nous permettre jamais aucun repos que dans le Bien Souverain, qui doit être le centre de tous les mouvements de notre cœur, puisqu’il est le dernier terme de toutes les démarches de l’amour.

38. Pourquoi nous plaignons-nous à enlever les divines vertus, sinon parce que nous les dérobions? Ou pourquoi en déplorons-nous la perte, sinon parce que nous croyions les posséder? Ou pourquoi la privation nous en est-elle si sensible, sinon à cause de la propriété avec laquelle nous y étions attachés?

39. Quand vous ne trouvez plus aucun bien en vous; réjouissez-vous de ce que tout est rendu à Dieu.

40. O. monstre digne de l’horreur de Dieu et [532] de toutes les créatures! Après avoir été humilié en tant de manières, je ne saurais devenir humble, et je suis tellement pétri d’orgueil, que lors même que je m’efforce de m’humilier, je me mets à faire des éloges.

[Maximes 41 à 60]

41. Il y a des Saints qui sont sanctifiés par la pratique aisée et forte de toutes les vertus; et il y a des Saints qui sont élevés à une sainteté par une privation des vertus supportée avec une parfaite résignation.

42. Si on ne va pas jusqu’à ne pouvoir plus être arrêté en aucune chose que par la seule puissance de Dieu, on n’est pas entièrement affranchi de la présomption : et si s’abandonne jusqu’à n’avoir point d’autres bornes que celles que la volonté de Dieu s’est données à soi-même, on n’est pas tout à fait dégagé de la propriété : et la présomption et la propriété ne sont qu’impuretés.

 43. Je n’ai jamais trouvé personne qui fit si bien oraison, que ceux qui la font sans jamais avoir appris à la faire. Les âmes qui n’y ont pas l’homme pour maître y ont le Saint-Esprit pour conducteur.

 44. Jamais l’oraison ne manquera à qui aura le cœur pur; et qui continuera à faire oraison, connaîtra ce que c’est que la pureté de cœur.

45. Dieu est si grand, et si indépendant, que la pureté même lui est un moyen de se glorifier.

46. Pendant que l’abandon nous réussit, nous épargne, plusieurs personnes vous le conseillent : dès qu’il nous jette en quelque confusion, les plus spirituels crient contre.

 47. On peut facilement comprendre la voie des âmes qui vont de vertus en vertus; mais qui [533] comprendra les routes de celles qui tombent de précipice en précipice et d’abîme en abîme? Ou qui pourra aider et soutenir ces amis de Dieu si cachés, à qui il est peu à peu ôté tout soutien et toute aide, et qui sont réduits autant dans l’impuissance de se reconnaître et se soutenir eux-mêmes, que dans l’ignorance de tout ce qui les conserve?

48. Qui a pu comprendre jusqu’où vont les souverains hommages qui sont dus à la volonté divine?

49.Les gens abandonnés sont conduits de précipice en précipice, et d’abîme en abîme, comme s’ils étaient perdus.

50. La simplicité de la colombe est, de ne pas juger; la prudence du serpent est, de se défier.

51. La porte par laquelle une âme sort de sa paix est la recherche de soi-même; et la porte par laquelle elle y rentre est son abandon total entre les mains de Dieu.

52. Hélas! Qu’il est dur de ne vouloir que la volonté de Dieu, et toutefois de croire n’avoir fait autre chose que ce qui est contraire à la volonté de Dieu; de ne rien souhaiter tant que de faire cette volonté, et ne pouvoir pas même la connaître; de la pouvoir montrer très assurément aux autres et de ne pas la trouver pour soi! Lorsqu’on en est tout plein et tout pénétré, on ne la connaît plus. C’est un long et rigoureux martyre que celui-ci; mais un martyre qui doit produire une paix inaltérable en cette vie, et une félicité incompréhensible en l’autre.

53. Quiconque a appris à ne chercher plus que la volonté de Dieu, trouve toujours tout ce qu’il cherche.

54. Lequel est le plus dur à une âme qui a [534] connu et aimé Dieu, de ne savoir pas si elle aime Dieu, ou d’ignorer si elle est aimée de lui?

 56. Dites-moi ce que c’est que ce qui n’est ni séparé de Dieu, ni uni à Dieu, mais qui en est inséparable?

57. Dites-moi quel est l’état d’une âme qui n’a plus ni puissance ni volonté; et ce qu’elle peut faire ou ce qu’elle ne peut pas faire?

58. Qui m’expliquera jusqu’où peut aller l’abandon d’une âme qui ne se peut plus posséder en aucune chose, et qui est vivement pénétré de la souveraineté du pouvoir et de la volonté de Dieu?

 59. Qui comprendra jusqu’où sont allés les sacrifices intérieurs de Jésus-Christ, sinon celui à qui Jésus-Christ les a manifestés?

60. Comment perdront leur propre vie ceux qui ne veulent pas perdre tous leurs biens? Ou comment se croient dépouillés de tout, ceux qui possèdent le plus grand trésor qu’il y ait sous le ciel? Mais ne me le faites pas nommer, devinez-le si vous avez la lumière : il y en a un qui est moindre que l’autre, qui se perd devant lui, mais que ceux qui doivent tout perdre ont le plus de peine à perdre. fin.


 

 


 

PRÉFACE AU CANTIQUE DE MADAME GUYON (1683 – 1684)

 

Préface écrite par le P. Lacombe, si l’on en croit le cinquième interrogatoire de Madame Guyon devant greffier :

Question : Si ledit père de La Combe n’a eu aucune part à la composition dudit livre,

Réponse : A dit qu’elle l’a composé, et ne sait pas si le père de La Combe lorsqu’il a fait la préface dudit livre y a fait quelques corrections, qu’elle se souvient bien qu’il lui fit changer une [f ° 160] phrase qu’elle avait renversée, qu’il est vrai aussi qu’elle répondante ayant écrit le texte en français qu’elle avait prise dans une ancienne Bible imprimée à Louvain, le père de La Combe en corrigea les textes après l’avoir vérifié sur d’autres interprétations…

Claude Morali, éditeur [235] des Torrents et du Cantique nous informe sur le sort des écrits de Madame Guyon :

En premier lieu aucun de ses écrits ne fut délibérément imprimé et édité à son initiative, si pourtant elle ne dédaigna jamais, bien au contraire, de communiquer par d’autres voies le fruit de ses inspirations. Ceux qui le furent le durent à des instigations étrangères dont elle affirme, au moins pour les premières, ensuite on n’en sait même rien, n’avoir fait que ne pas s’y opposer.

Le premier de ses livres, le plus répandu, «Moyen court et très facile pour l’oraison...» sort à Grenoble en 1685, sur l’intervention d’un conseiller au Parlement de ses amis, qui l’aurait vu par le hasard d’une visite chez elle, sur une table!

Le second, «Le Cantique des Cantiques interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs» paraît à Lyon en 1688 sans doute par l’entremise de l’entourage du Duc de Chevreuse.

Ce Cantique paraît avec une Préface probablement rapidement rédigée par le P. La Combe (elle est un peu terne), car sa composition date de leur séjour antérieur commun en Italie à Verceil (Vercelli) près de Turin où trois collaborateurs composèrent chacun leur écrit : Lacombe son Orationis en latin que l’on lira infra en traduction française, l’évêque Ripa son Cuore facilitata, Madame Guyon son Cantique.

 

PRÉFACE

 

Quiconque lira avec attention cette explication du sacré Cantique, surtout s’il a quelque discernement des voies intérieures, n’aura pas de peine d’avouer qu’elle a quelque chose de surprenant. Un éclaircissement, aussi aisé et aussi bien suivi d’un Livre des plus obscurs de la Sainte Écriture, ne peut être que le fruit d’une assistance particulière du Saint-Esprit, puisqu’au sentiment des Saints[236], ce Cantique ne peut être enseigné que par l’onction divine, ni appris que par l’expérience et qu’il ne s’entend point au-dehors ni ne résonne point en public et n’est entendu que de celle qui le chante et de celui pour qui il est chanté, qui sont l’Époux et l’Épouse.

Chaque lecteur trouvera, dans cet ouvrage, des traits qui mériteront son admiration et des endroits qui, n’excédant pas sa capacité, pourront l’édifier : mais ceux-là seulement y découvriront plus de beautés, qui par l’anéantissement d’eux-mêmes, et par leur élévation en Dieu seront capables de comprendre ce chant Royal de l’Epoux céleste et de son Amante; y voyant avec ravissement le juste rapport de ce qui se dit ici, avec les merveilles que Dieu opère dans les âmes les plus épurées. Car ce Cantique ne se lit avec intelligence que par ceux qui lisent ce qui s’y chante, bien plus dans le miroir de l’expérience intérieure, que dans le Livre même qu’ils ont devant les yeux. C’est par cet essai du Cantique éternel, que l’âme retournée dans son origine, commence à pénétrer sur la terre ce qu’elle ne découvrira pleinement que dans le Ciel, et c’est ce qui a été prédit par Isaïe[237] : Que le jeune Époux demeurera avec la Vierge son Épouse : que l’Epoux trouvera sa joie dans son Épouse; et que Dieu se réjouira en eux.

Si l’on demande qui est cet Époux? son Ami fidèle répondra : Que celui qui a l’Épouse est l’Époux[238]. Et si l’on veut savoir qui est le jeune Époux qui possède l’Épouse; il n’y a qu’à considérer, qui est celui, qui étant le Fils éternel de Dieu, s’est fait dans le temps le Fils de l’homme; afin d’être d’une même nature avec l’Amante, qu’il devait épouser; qui est mort pour la racheter et qui se l’est acquise au prix de son sang. Par là même on peut connaître, que l’âme pure est cette Épouse mille fois heureuse, qui en agit si familièrement avec Jésus-Christ.

Cet Époux donc et cette Épouse demeureront éternellement ensemble; puisqu’ils sont unis si intimement par le lien d’un très pur amour, qu’ils ne sont plus qu’un cœur, qu’un esprit et qu’un être. Et comme l’Épouse n’est plus capable d’autre joie que de celle qu’elle prend en son Seigneur aussi l’Épouse trouve son plaisir dans son Époux; et Dieu le Père prend aussi véritablement ses délices dans l’Époux et dans l’Épouse, puisqu’il est le centre de leur repos et le nœud de leur union. Que si Dieu se réjouit dans la vue de tous ses ouvrages[239], admirant les beautés et les perfections qu’il leur a communiquées, combien plus se plaît-il dans ce chef-d’œuvre de sa grâce et dans la noce éternelle de son Fils unique avec son Amante très pure?

L’Ami de l’Époux le reconnaîtra aisément à sa voix et l’entendant il sera rempli de joie[240], il désirera même d’avoir part au bonheur de l’Épouse; n’ignorant pas que le même avantage lui est offert, s’il veut suivre ses pas. Heureux celui qui, entendant ce chant mystique, sent que son cœur est de concert avec lui! Mais quiconque n’entend pas cette voix, ignore le vrai amour; et plein de l’amour de soi-même, et d’une attache sensuelle aux Créatures, il est incapable d’éprouver les effets ineffables de la pure Charité.

Ce Livre renferme des choses si mystérieuses qu’il ne faut pas s’étonner que l’explication en soit si relevée et qu’on n’y découvre qu’avec peine les secrets les plus profonds de l’intérieur : aussi porte-t-il avec justice le nom de Cantique des Cantiques; c’est-à-dire du plus noble et plus excellent de tous les Cantiques; étant le plus agréable pour sa matière, le plus relevé pour ses prophéties, le plus riche dans ses figures et dans ses mystères; et le plus charmant par les noms si tendres d’Époux et d’Épouse, sous lesquels sont compris les amours et les communications réciproques du Verbe et de l’Âme[241]. C’est l’éloge des éloges de Dieu, la louange de Jésus-Christ et de l’Église; le chant de l’amour sacré et l’épithalame du mariage éternel. C’est dans ces sacrés entretiens que Jésus-Christ instruit l’Âme, comme étant son Maître, qu’il la loue et la caresse en qualité d’Époux; et qu’il la purifie et perfectionne, parce qu’il est son Dieu : et sa fidèle Amante répondant parfaitement à ses desseins, reçoit assez de lumières et de grâces pour en faire part à une infinité d’autres cœurs.

Or tout cela ne se peut expliquer qu’en découvrant le secret commerce, qui se passe entre Jésus et l’Âme, qu’il veut bien prendre pour son Épouse, et en même temps les opérations mystiques par lesquelles Dieu s’applique à la purifier et à demeurer soumise à son opération divine; avec les déserts affreux et les dures épreuves, par lesquelles elle va à son anéantissement, et par là même à sa transformation en Dieu. C’est ce qui s’est fait heureusement dans cet écrit, qui nous a été donné par l’organe d’une personne de piété; laquelle paraît avoir été choisie comme une autre Sulamite, pour nous en donner cet éclaircissement. Il y a lieu d’admirer qu’elle ait pu déclarer avec tant d’ordre et de solidité les secrètes démarches des Âmes en Dieu et les raretés les plus inouïes du Royaume intérieur, tirant un sens si bien suivi et si clair d’un texte, qui paraît être sans ordre et sans liaison. D’autant plus que la diversité des personnes qui y parlent, les fréquentes interruptions et les expressions surprenantes par leur détachement, et sous une allégorie continuelle, n’avaient rien en apparence, d’où l’on pût tirer avec tant de justesse l’explication du commencement du progrès et de la consommation de la voie intérieure.

L’on a fait une infinité d’ouvrages pour interpréter ce Livre tout divin[242]. Les uns sont l’effet de l’étude, les autres sont le fruit de l’Oraison, et d’autres ont été dictés par le regorgement de la plénitude que cause l’union divine. Mais l’on distinguera celui-ci comme tout nouveau dans son genre, quoique sa vérité soit éternelle en Dieu : et l’on remarquera qu’il est si singulier qu’il peut passer pour original en cette matière, d’autant plus qu’il a été fait sans préméditation, et sans autre livre que le sacré Texte.

Que l’humble et pieux lecteur admire les profusions de la bonté divine envers les Âmes qui lui sont fidèles, n’attribuant rien à la Créature que la misère qui lui est naturelle, et qu’il glorifie le Seigneur de tout ce qu’il trouvera de solide et d’édifiant dans cet ouvrage.

Salomon par un mouvement certain du Saint Esprit, dont la foi de l’Église ne nous permet pas de douter, et avant sa chute déplorable, a chanté par ce Cantique mystérieux les chastes amours, les secrètes communications, la fidélité réciproque, l’intime union, et le sacré mariage de Jésus-Christ avec son Église. Mais cela même s’étend aussi à chaque Âme pure, comme étant un illustre membre de ce Corps mystique, dont il est le chef. En un mot il y a compris l’abrégé de tout ce que le Sauveur a fait pour l’Eglise sa principale Épouse; et aussi ce qu’il a fait pour chaque âme en particulier. Cet adorable Époux ayant fait pour chacune de ses Amantes ce qu’il a fait pour toutes en général.

Tout ce qui est compris dans ce Cantique[243] est d’autant plus véritable qu’il est plus intérieur, et d’autant plus infaillible devant Dieu qu’il paraît plus incroyable aux hommes peu éclairés; mais le plus sage des hommes, par la direction de l’Esprit saint de Dieu, a couvert la majesté de cette alliance divine de tant de figures, même très communes, et il a caché des vérités si incontestables sous tant d’énigmes qu’il est nécessaire que Dieu, qui est l’auteur de l’écorce de ces mystères, en fasse pénétrer le sens, et que celui qui a formé ce corps apprenne à y découvrir l’esprit, dont il l’a animé.

On prie ceux qui ne sont pas expérimentés dans ces voies du saint Amour de ne pas en juger par la seule lumière de la raison; puisqu’on ne peut les apprendre par nulle étude; mais seulement par l’Oraison la plus abandonnée au Saint-Esprit[244], et par le parfait renoncement de soi-même; qu’ils croient plutôt que les bontés de Dieu pour ses créatures sont infinies; surtout pour celles[245] qui renonçant à toutes choses pour l’amour de lui, le suivent à l’aveugle, partout où il veut les conduire. Les miséricordes qu’il leur fait vont aussi loin que l’amour qu’il leur porte : et puisqu’il a bien voulu donner sa vie pour elles, faut-il s’étonner s’il les gratifie de sa parfaite union, et conséquemment des caresses et faveurs qui en sont les fruits? Il ne les a créées et rachetées que pour les rendre participantes de lui-même; et c’est pour les rendre propres à son unité qu’il les fait passer par des routes impénétrables; jusqu’à ce qu’étant parfaitement purifiées, elles puissent devenir un même Esprit avec lui. Il ne serait pas Dieu s’il n’avait des moyens infinis de se communiquer à ses créatures, inconnus à tous autres qu’à ceux qui les éprouvent. Les vérités, qui se découvrent ici, sont certainement comprises dans le livre du Cantique qui est expliqué : mais ce n’est que pour ceux qui ont les yeux de la foi la plus dénuée, pour les y voir. Ces mêmes vérités se prouvent aussi très réellement dans les âmes; mais seulement en celles qui, étant mortes à elles-mêmes, ne vivent plus qu’en Dieu : et[246] qui, étant élevées au-dessus de tous sentiments, et de toutes lumières humaines, sont heureusement arrivées à celui qui est infiniment au-dessus de toute l’intelligence et de toute la pénétration de l’homme.

Quant à ceux qui auront peine à croire ces expériences mystiques, qu’ils se gardent bien de les condamner : l’humilité et la charité chrétienne leur doivent faire craindre d’être du nombre de ceux qui, comme dit[247] Saint Jude, donnent des malédictions contre les mystères divins, qu’ils ignorent. Qu’ils travaillent plutôt à en faire l’expérience, se renonçant en toutes choses, s’adonnant à l’oraison du cœur, avec une fidélité infatigable, faisant et souffrant tout pour Dieu seul, agissant en toutes choses par le chaste mouvement d’un amour désintéressé qui seul peut les conduire à lui-même, et se contentant de la foi et de l’abandon pour entrer[248] dans la suréclatante et plus que claire obscurité de la nuit ténébreuse, où Dieu s’est caché pour cette vie, afin qu’ils y soient instruits par lui-même, dans le silence et dans le plus secret du fond intérieur : ils en éprouveront même plus que Dieu n’en a fait écrire ici, car il est certain que des choses si ineffables ne se peuvent exprimer telles qu’elles sont.

Les Saints Pères donnent encore un avis très important touchant la lecture de ce Cantique du saint Amour : c’est que ceux qui ne sont pas purifiés de l’amour charnel ne doivent pas présumer[249] de manger cette viande solide, qui n’est que pour les parfaits : de peur que n’ayant ni les oreilles, ni le cœur assez chastes pour entendre parler de ces amours incorruptibles, ils ne se scandalisent de ce qui a été écrit pour les plus purs amateurs de l’amour même, qui est Dieu, et qu’ils ne se figurent la corruption de la chair et du sang, dans un Cantique amoureux où tout est esprit et vie. Prenez garde, dit saint Bernard, de vous imaginer que nous pensions qu’il y ait rien de corporel dans ce mélange du verbe et de l’Âme. Nous ne disons que ce que l’Apôtre a dit[250] : Que celui qui adhère à Dieu ne fait qu’un même esprit avec lui. Nous exprimons, comme nous pouvons, le ravissement en Dieu d’une Âme pure; ou la bienheureuse descente que Dieu fait dans cette Âme; parce que nous parlons à des personnes spirituelles. Cette union se fait donc en esprit, parce que Dieu est esprit.

Les Juifs même y apportaient déjà cette précaution : car, au rapport d’Origène et de saint Jérôme, ils ne permettaient la lecture de ce Livre sacré, qu’ils ont toujours reconnu pour l’ouvrage du Saint-Esprit, qu’aux personnes avancées en âge et d’une grande maturité d’esprit. Ce chaste et secret commerce de l’Époux et de l’Épouse n’est pas pour ceux qui sont encore enfoncés dans la boue de leurs péchés, ni même pour ceux qui gémissent dans les travaux de la pénitence, ni pour ceux qui se remuent et fatiguent encore par les bonnes activités, pour la purgation de leurs sens et pour l’acquisition des saintes vertus. Ce n’est pas qu’il n’y ait, dans ces entretiens de l’Époux et de l’Épouse, quelques instructions pour toutes sortes d’états : mais à les prendre dans toute leur étendue, et même dans la plus grande partie, c’est pour les parfaits qu’ils ont été écrits.

Ce chant céleste commence à se faire entendre dans le silence et dans le repos intérieur de l’Âme, lorsqu’étant déjà fort dégagée d’elle-même et élargie en Dieu, elle entre dans la fidélité passive et dans un plus parfait abandon, se laissent bien plus conduire à son Époux qu’elle ne se meut et conduit soi-même : ce qui est, selon l’Apôtre[251], le propre des enfants de Dieu. Cela même est assez visible dans la suite de ce même Cantique, singulièrement où l’Amante dit[252] : Que c’est le Roi qui l’a fait entrer dans ses celliers, et où elle le conjure de la tirer, afin qu’elle coure après lui.

Saint Grégoire Pape nous fait encore remarquer que, lorsque l’on entend parler dans ce Cantique de baisers, d’embrassements, de joues, de mamelles, de jambes et de cuisses, de lit et de mariage, loin d’en prendre sujet de se moquer de l’Écriture redoutable, il faut au contraire admirer la miséricorde de Dieu, qui a voulu en user envers nous avec tant de bonté que pour nous élever à l’expérience de son divin amour, il s’est abaissé jusqu’à se servir des termes et des expressions de notre amour charnel et impur, s’anéantissant jusqu’à nos façons de parler, pour porter notre intelligence jusqu’aux secrets impénétrables de la Divinité, et de son union avec les âmes pures. Nous ne devons donc chercher dans ces figures corporelles que ce qu’il y a d’intérieur, et il faut ici parler du corps, comme si l’on était hors du corps même. Ceux qui en sont fort dégagés savent par leur expérience comment la grâce de Dieu le fait en eux. Pour les autres, qu’ils se purifient avant que de vouloir entrer dans le Sanctuaire, ainsi que saint Denis le leur ordonne. Mais un ouvrage tout divin se doit laisser faire à Dieu, l’âme y contribuant seulement d’une fidèle soumission à sa conduite. Car, comment la créature pourrait-elle faire ce qu’elle ne peut même connaître et qui lui arrive, sans qu’elle puisse l’avoir prévu? Le modèle en est dans l’idée de Dieu, et l’exécution entre les mains de sa grâce. Il

demande un cœur qui se donne parfaitement à lui, sans plus se reprendre, et qui le laisse agir à son gré. L’Esprit et l’Épouse disent[253] : Venez, que celui qui l’entend dise aussi : Venez, celui qui rend témoignage de ces choses dit : Oui, je viendrai bientôt. Amen; venez, Seigneur Jésus. Un cœur souple et sans résistance, une oreille prompte et soumise, une bouche pure et simple sont le cœur, l’oreille et la bouche que l’Époux désire dans son Épouse, pour lui faire comprendre son Cantique, et pour le lui faire chanter avec lui. Heureux ceux qui le comprennent dès cette vie! ils le chanteront éternellement dans le Ciel; mais quiconque ne voudra point se dépouiller de la chanson de l’homme n’apprendra jamais le Cantique de Dieu [254].  Que celui qui a des oreilles pour l’entendre l’entende, car ces paroles sont très fidèles et très véritables.


 

 


 

ORATIONIS MENTALIS (1685) : DE L’ORAISON MENTALE traduit sous le titre VOIES DE LA VÉRITÉ (1795)

 

Ce texte rédigé en latin à Verceil lors de la collaboration entre l’évêque Ripa, madame Guyon et le P. Lacombe, que nous venons d’évoquer précédemment pour la préface au Cantique, a été traduit par le Pasteur Dutoit, le dernier éditeur de madame Guyon au XVIIIe siècle.

Nous reprenons ici la traduction éditée en 1795 dont le titre est bien adapté à son époque ! Nous l’avons comparé à sa source manuscrite TP 5140/2 de la bibliothèque universitaire de Lausanne. Les variantes sont négligeables et justifiées par un « lissage » préparant l’impression[255].


 


 

Voies de la Vérité à la Vie

VOYES/DE LA/VÉRITÉ/À LA VIE. /1795.[256]

«Exemplaire de la bibliothèque Jésuite Maison Saint-Augustin, Enghien puis Les Fontaines Chantilly avec la notation suivante : “la première partie de ce volume publié à Lausanne est la traduction d’un ouvrage du père Lacombe intitulé Analysis Orationis Mentalis (c’est le deuxième opuscule dans cet exemplaire-ci) — la deuxième partie (ici la première) est la Guide Spirituelle de Michel de Molinos. (Allenspach).”»

Avis de l’éditeur au lecteur.

Celui qui a dit : Je suis la voie, la Vérité et la vie (Jean 14 verset 6) a toujours eu des Apôtres, rendant témoignage à sa parole, instruisant les hommes par son esprit; telles sont les deux petits traités [note : le premier traduit du latin textuellement a conservé une espèce de rudesse pour n’en pas altérer le sens. Le second a déjà paru en plusieurs langues.] réunis dans cet ouvrage, qui se servent de moyens et preuves réciproques; leurs auteurs ayant été les deux témoins hérauts et martyrs de la vérité : O hommes, qui que vous soyez, goûter et voyez! (Psaume 33 verset 9 Vulgate) lisez avec un cœur simple, un esprit dégagé de préjugés, une bonne et droite volonté et vous éprouverez par une heureuse expérience, qu’en suivant ces Voies, la Vérité vous mènera à la Vie.

Voies de la vérité à la vie.

Invocation à Jésus enfant.

[invocation assez longue, omise]

 


 


 

De l’oraison mentale.

I. Ce que c’est que l’oraison et ses trois espèces.

L’oraison mentale est une application religieuse à Dieu, qui s’opère dans le cœur par le silence des lèvres. C’est ainsi que selon le sentiment des Pères, ayant fermé la porte, nous prions Dieu notre Père dans le cabinet, pendant que dans un profond silence et sans le secours des lèvres, nous présentons devant le scrutateur des cœurs, et offrons à Dieu seul nos demandes et nos supplications. Cette manière de prier est la plus excellente, et le degré le plus parfait de nos prières, par lequel nous répandons nos cœurs en sa présence.

On peut ranger sous trois classes ce qui appartient à l’oraison. Elle est ou méditative, ou affective, ou contemplative. La méditative consiste dans l’assemblage de plusieurs pensées pieuses, par lesquelles l’homme recueilli en lui-même, cherche attentivement les moyens et les raisons de s’élever à Dieu. C’est ce qui lui fait donner le nom de méditation.

L’affectif consiste dans de fréquentes, courtes et libres affections du cœur, par lesquelles on s’entretient avec Dieu, pour s’élever à son union et au divin baiser de la bouche par les mouvements ardents et enflammés du sentiment. C’est pourquoi on leur donne communément le nom d’aspirations. L’oraison contemplative est le regard fixe, simple et libre porté sur Dieu et ses divins attributs, accompagné d’une admiration religieuse; c’est-à-dire que c’est une manière d’oraison sans actes proprement dits et multipliés, employés auparavant, l’âme imposant silence aux puissances, s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse par un acte continuel de foi et d’amour, et se repose en lui par une jouissance tranquille; c’est pour cela qu’elle a retenu le nom de contemplation.

II. Cette division est légitime et fondée.

La méditation est bonne, l’aspiration vaut mieux, mais la contemplation est préférable [14] aux deux autres. La méditation est comme les dents qui broient les viandes, l’aspiration est comme le palais qui distingue leur saveur, et la contemplation est comme le goût et la douceur qui en résulte, qui restaure et fortifie, et comme il y a incontestablement différents degrés d’oraison, pour le chrétien, les uns plus avancés et plus parfait que les autres; il suit qu’on doit admettre ces trois ordres d’oraison gradués du plus bas degré, du degré moyen, et du plus haut, selon la distinction que nous venons d’en faire, et il n’est pas douteux que chacun n’ait son avantage pour tendre à la perfection chrétienne, à raison des progrès que les âmes ont fait dans la piété.

III. De la méditation. Qu’elle est bonne surtout pour les commençants.

Nous avons dit que la méditation est bonne, car qui oserait le contester, pendant que David met tout son plaisir à méditer la voie de Dieu et son commandement, Psaume 119, vs. 47, pour en pénétrer la profondeur et pour les suivre avec plus de fidélité? Ou quel fidèle pourrait blâmer la coutume des saints de la méditer jour et nuit, et de s’exercer dans ses ordonnances, afin que l’homme connaisse Dieu, qu’il se connaisse lui-même, qu’il détruise ses vices, qu’il acquière les vertus, et qu’il soit tout entier embrasé de l’amour divin? C’est la méthode qu’on d’abord suivie les saints, ç’a été leur manière d’oraison, qu’ils ont enseignée, surtout au commencement de la conversion, et qu’ils ont sagement prescrite. On doit donc l’employer, en faire cas, et la regarder comme un précieux don de Dieu.

IV. L’aspiration est préférable, surtout pour ceux qui ont fait des progrès.

Cependant l’aspiration, ou l’oraison d’affection lui est préférable; car comme elle est le fruit de la méditation, sa fin prochaine, et comme la partie la plus noble, qu’elle en est comme la graisse et la moelle (car la méditation n’en est que le prélude pour exciter le mouvement du cœur) il suit nécessairement que l’aspiration est plus parfaite que la méditation. Toutes enflammées de ses affections ardentes, elle est donc plus relevée que la première, et de là beaucoup plus avantageuse et plus utile. Car elle offre à Dieu autant d’holocaustes qu’elle pousse vers le ciel d’humbles prières et de profonds [16] soupirs du cœur; et comme tous ses efforts se portent vers Dieu, comme le feu s’élève en sa présence, souvent cette manière d’oraison consiste plus dans des gémissements que dans des discours, dans des larmes que dans des paroles.

À cela on peut ajouter que dans cette manière d’oraison, qui réunit des affections redoublées, l’homme qui prie a de tendres entretiens avec Dieu, s’élève à lui, soupire continuellement vers lui, et usant de cette liberté que donne et porte avec lui l’esprit du Seigneur, lui renvoie incessamment ces ardentes affections qu’il a reçues de l’esprit de grâce : c’est par conséquent prier d’une manière plus excellente et plus vraie que de le faire par différentes considérations et de longues méditations, soit qu’on médite seul et avec soi-même, ou avec des créatures, quelques saintes qu’on les suppose. Car l’oraison est l’adhésion affective de notre cœur à Dieu, une sorte d’entretien familier avec lui, et comme une station d’un esprit illuminé pour en jouir, autant qu’on le peut : ce qui certainement n’a pas lieu lorsque dans les saintes méditations on cherche le bien-aimé par les rues et les places de la ville, mais elle suppose qu’on l’a trouvé, qu’on le tient et qu’on savoure avec délectation le doux fruit de sa présence, et que par de fréquentes affections le cœur s’élève et s’unit enfin à lui par une intime familiarité.

Le caractère essentiel de cette oraison et sa marque singulière est donc un entretien libre et continuel avec Dieu : tels sont presque toutes les formules d’oraison que nous voyons dans nos livres sacrés, comme les psaumes, les cantiques, les lamentations des prophètes, les cris des pénitents, les louanges des saints, tous les signes de l’Église et ses oraisons, surtout cette divine oraison appelée dominicale, que Jésus-Christ nous a enseigné, qui ouvre courte préface, dans laquelle nous adorons Dieu comme notre Père, renferme six demandes libres, c’est-à-dire tout autant de succinctes affections. C’est de cette manière que les saints ont prié le plus souvent, comme il paraît par les ouvrages de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Anselme, de saint Bernard, du livre de l’Imitation de Saint Bonaventure, de leurs manuels, de leurs soliloques, de leur prière recommandable par leur utile et par leur tour, par où ils ont montré que ceux qui étaient avancés devaient ainsi former leur oraison.

Mais ces anciens anachorètes et ces sages conducteurs des armes, ont aussi souverainement recommandé d’usage fréquent de cette courte, fréquente et secrète oraison; et ils disent que c’est le vrai sacrifice, parce que le sacrifice agréable à Dieu est l’esprit brisé, c’est l’offrande salutaire, l’oblation pure, le sacrifice de justice, celui de louange, les vraies victimes, ces holocaustes offerts par des cœurs humbles et [18] contrits; c’est le vrai pédagogue, qui sert d’entrée à la contemplation : enfin cette oraison est la mère et l’origine de l’action qui nous élève à Dieu, et en priant de cette manière nous sommes éclairés pour connaître les degrés de la montée céleste.

V. La contemplation est la plus parfaite oraison.

L’oraison de contemplation est la plus parfaite des trois : elle est le fruit et la fin des deux précédentes, leur but, leur terme, leur récompense, et leur couronne : la méditation serait imparfaite et moins utile sans le terme et le repos de la contemplation; la méditation est une recherche, un travail pénible, mais on ne peut jamais trouver en elle ni une parfaite manière d’oraison ni la possession du souverain bien. Pour arriver à ce double bonheur de l’esprit, le repos, le terme, la découverte et la jouissance de Dieu comme notre dernière fin sont absolument nécessaires. Mais il faut soigneusement distinguer entre la perfection de celui qui prie et la perfection de l’oraison elle-même; car un homme parfait peut sans obstacle méditer, mais sa perfection ne consiste pas dans la méditation; puisque sans elle peut être parfait, si on a un genre de perfection plus élevée, et qu’on soit rempli de l’amour de Dieu. Et même la perfection de l’esprit exige absolument le repos, l’union, la jouissance, une charité paisible, qualité qu’une méditation agitée, altérée et toujours inquiète ne saurait jamais procurer; et si elle se trouve par hasard avec la méditation, elles ne seront point le fruit de la méditation, mais celui d’une charité parfaite, sans laquelle l’esprit n’est jamais uni à Dieu, et en vertu de laquelle il se repose et s’unit à Dieu dans la partie supérieure de l’esprit; quoique l’esprit par la volonté de Dieu ait quelquefois des entretiens avec lui comme un saint homme peut prier de bouche, et s’adresser à Dieu par des prières vocales, et cependant cette prière vocale n’est pas la perfection de cet homme, ni le moyen infaillible et immédiat de cette perfection, quoiqu’elle ait été un des moyens qui y conduisent. La méditation est donc une très bonne oraison, mais elle n’est pas une raison parfaite, ce qui est absolument conforme aux sentiments des Pères. La méditation, dit Saint-Thomas, est occupée à la recherche de la vérité, mais la contemplation se repose dans la simple vue de la vérité. C’est pourquoi lorsque l’âme fidèle, après des efforts plus ou moins longs, ou après avoir été prévenu par la grâce, (car il arrive quelquefois que le souverain arbitre de l’univers se fait trouver à ceux qui ne le cherchent pas) après, dis-je, qu’elle a trouvé son bien-aimé, qu’elle avait cherché par différents moyens et signes sensibles, ou par des actes particuliers répétés et distincts, qu’il s’est montré à elle comme son Époux, qu’il l’a introduite dans ses celliers, et lui a fait goûter de son vin précieux, qui donne le repos aux facultés de l’âme, et l’enivre de cette sainte et divine liqueur; alors le simple regard de la foi et le tendre sentiment de l’amour l’unissent à lui et elle contemple. Elle ne s’occupe plus de ces actes marqués et répétés, qui auparavant étaient tout autant d’échelons qui l’élevaient et la conduisait à lui, elle goûte et voit en silence et en repos combien le Seigneur est bon, elle n’est plus agitée de soucis et d’inquiétudes, puisqu’elle a trouvé celui qu’elle aime, elle n’a d’autre besoin que de le conserver et de ne le plus perdre, elle ne pense plus qu’à se reposer tranquillement, sous l’ombre de celui qu’elle a tant désiré, qu’à témoigner l’amour le plus généreux à celui qu’elle trouve incompréhensible, en sorte que par une foi inébranlable et un amour ardent, laissant les pénibles efforts qu’elle faisait auparavant, elle porte avec d’autant plus d’assurance son amour sur ce Dieu qui est le sien, qu’elle conçoit qu’il est au-dessus de toute compréhension, et que son intelligence surpasse toutes choses; elle se cache sous les ténèbres sacrées de la foi.

VI. Toutes les autres choses doivent lui céder, comme les moyens à la fin.

C’est cette prière de paix et de vérité, que le Seigneur avait promis par son prophète Jérémie 33 vs. 6 de révéler à ses serviteurs, et que Jésus-Christ nous a mérité par son sang. C’est, dis-je, une oraison de vérité, parce que c’est une oraison de paix, et plus elle est tranquille, plus elle est véritable. Car lorsqu’on sent la présence de Dieu, il faut lui laisser tout l’ouvrage et rester dans le sacré repos, ainsi la contemplation l’emporte d’autant plus sur la méditation et l’aspiration, qu’il est plus heureux de trouver que le chercher, goûter que de voir, d’embrasser que de soupirer, de se reposer que de courir, d’obtenir la vérité par la simple intelligence que d’aller à sa découverte par un discours laborieux. Et comme le repos est préférable au mouvement, le terme à la route, la fin au moyen, la jouissance au désir, ainsi cette espèce d’oraison simple doit succéder par une raison naturelle à toutes les autres espèces qui sont discursives; car elles sont des courses qui portent à Dieu, celle-là est une union, une jouissance et une immersion en Dieu, en qui [22] sous le voile de la foi et sur les ailes de l’amour, il y a des espaces infinis à parcourir. Et même, cette oraison dominicale dont nous avons parlé ci-dessus, toute inspiratrice qu’elle soit, malgré le degré de perfection qu’elle renferme porte ce qu’il emploie à cet état plus élevé et à cette oraison toute de feu, connu et éprouvé d’un petit nombre; elle les introduit, dis-je, en un degré éminent dans cette oraison ineffable, simple par son silence, quoique d’ailleurs plus éloquente que toutes les autres. Enfin la contemplation est une douceur aimable, un commencement de bonheur qui reçoit sa perfection dans la céleste patrie. Parole véritable! Qu’y a-t-il de plus aimable que la béatitude, qui a-t-il de plus doux que le bonheur? Et puisque la contemplation est le commencement du bonheur, ne sera-t-elle pas appelée à bon droit douceur très aimable, puisque l’âme jouit singulièrement et dans la réalité de ce souverain bien qui fait le partage des bienheureux dans le Ciel, qu’elle en jouit à la vérité, non dans la clarté de la gloire, mais sous l’obscurité de la foi? Mais Dieu soutient dans l’oraison de la méditation la faiblesse de celui qui pense, sa mémoire est d’abord remplie de sagesse, parce qu’il goûte avec délectation les biens du Seigneur et que son intelligence en pensant devient la contemplation de l’amant. Voilà comment l’oraison moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la contemplation de celui qui aime, ce qui est sortir de la méditation par la méditation même, et par elle passer à la contemplation. Presque tous les saints ont éprouvé cette dernière, et ont souhaité ardemment que chacun en fît l’expérience.

VII. Aucune de ces espèces d’oraisons n’est à rejeter.

On ne doit donc condamner aucune de ces manières d’oraison, aucune ne peut être suspectée soit d’erreur, soit du plus petit danger; et celui-là se déclarerait ennemi de Jésus-Christ et de son Église qui en interdirait une d’entre elles; destructeur de la religion, il ferait outrage à l’Esprit saint; car comme personne ne peut dire par un pieux mouvement, Seigneur, que par le Saint-Esprit, assurément quiconque dirait anathème à l’une de ces trois sortes d’oraison par lesquelles on cherche, on invoque, on aime véritablement le Seigneur, dirait certainement anathème au Seigneur Jésus, ce que personne ne peut dire en parlant par le Saint-Esprit. Tous ces genres d’oraison, étant donc sûrs et [24] approuvés, peuvent en toute sécurité être enseignés et employés. Il est donc d’un sage Théologien de les peser avec précision, et d’assigner à chacun son degré.

VIII. Il ne faut pas les employer indistinctement ni se tenir strictement à une espèce.

Aucune de ces espèces d’oraisons ne convient indistinctement à tous les fidèles, et cependant toutes peuvent convenir à chacun. Ce qu’il faut entendre de cette manière, comme dit saint Paul, que comme chacun a son propre don de Dieu, et qu’il y a des grâces différentes, il y a un même esprit qui gratifie chacun comme il lui plaît. Il suit qu’on doit conseiller à chacun le genre d’oraison auquel un habile directeur remarque qu’il est appelé.

Quoique d’après l’ordre naturel il faille commencer par la méditation, continuer par les affections, et enfin s’arrêter à la contemplation; conformément à ce qu’ont dit avec vérité les Saints Pères; qu’on ne peut parvenir autrement au genre le plus sublime de l’oraison, qu’en s’élevant insensiblement et par ordre selon ces divers degrés; il faut excepter toutefois un ordre particulier de Dieu, qui fait commencer quelques-uns par les affections, d’autres mêmes par la contemplation. Car on a observé sagement [257] que le Seigneur avait assez souvent mis tout de suite dès le commencement de sa conversion, quelques personnes dans l’oraison d’affection, sans les faire passer par la méditation et le raisonnement, et qu’alors il fallait bien se garder de s’arrêter à la méditation, mais les pousser dans l’oraison affective. Quiconque aura parcouru le sanctuaire de l’intérieur reconnaîtra facilement la vérité de cette exception à l’aide du discernement sacré. Il sera même assuré que des enfants âgés seulement de quatre ans; que de pauvres gens du peuple et des paysans ont reçu, même dès le commencement, un don éminent de contemplation et de contemplation passive. Car Dieu par sa grâce en tire plusieurs des choses sensibles et les élève au faîte de la contemplation, comme aussi par un juste jugement, il prive de la contemplation et abandonne ceux qui retournés au terrestre sont retombés. C’est donc une erreur manifeste sur les premiers principes de la Théologie mystique, de vouloir que tous suivent toujours le même mode d’oraison, ou d’ordonner que pendant toute la vie, chacun garde les règles d’oraison qu’il a reçue au commencement, ou de prétendre que les fidèles n’aient pas de conduites intérieures différentes de celle que le directeur leur aura [26] prescrit lui-même, malgré qui lui est déclaré, qu’ils sont fortement attirés à un autre état. Car comme dit l’Apôtre Qui a connu la pensée du Seigneur, qui a été son conseiller?[258] Et ne sommes nous pas avertis par les divins Oracles, Que nous ne savons pas ce que nous devons demander, mais l’Esprit demande pour nous, par des soupirs qui ne peuvent s’exprimer[259]. Comment suivrons-nous les gémissements ineffables du Saint-Esprit si nous les rejetons comme un mal? Et de plus : il ne faut pas mettre de bornes aux compassions du Seigneur, ni lui assigner ses moments à notre volonté.

Neuf. Quelques conditions requises de la part de Dieu, et de la part de l’homme.

Mais pour rendre l’objet plus clair, ramenons toute la question à ses principes.

Si nous considérons exactement ce que c’est que l’oraison, nous y découvrirons quatre choses qui constituent son essence, savoir, de de la part de l’homme qui prie, et de la part de Dieu qui règle l’oraison. De la part de l’homme, le but et la fin de l’oraison sont doubles; la première d’élever l’homme à Dieu, la seconde de l’unir à Dieu. De la part de Dieu, la première condition nécessaire, c’est que l’Esprit saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire puisque celui qui sonde les cœurs, sait ce que l’Esprit désire, parce qu’il le demande pour les saints selon Dieu[260]. La seconde, que l’homme consente, qu’il règle l’oraison selon sa volonté, puisque où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté[261].

De là il découle manifestement qu’un des plus grands obstacles à l’oraison, surtout quand elle est avancée, c’est une sorte de dureté et d’attache à son propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, le lie de chaînes, ou l’occupe de vains scrupules, lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires, ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille et très unissant. Assurément pour que deux choses auparavant très discordantes puissent s’unir, il faut qu’il s’établisse entre elles une sorte de ressemblance et de proportion; car comment pourrait-on unir autrement le mobile avec immobile, l’agitation avec le repos, le multiplié avec l’unité, le composé avec le simple, l’impur avec le pur, le contraire avec son contraire? C’est la raison pour [28] laquelle afin que notre esprit soit admis à la divine union, il faut qu’insensiblement, il ramène et rassemble toutes ses fins, à une unique fin, tous ses desseins à un unique dessein, toutes ces vues à une unique vue; enfin toute sa multiplicité, sa sollicitude, quelque pieuse qu’elle soit sur plusieurs choses, à la seule nécessaire; autrement il ne parviendra jamais à la fin qui lui est destinée; puisqu’il prendra le chemin tout contraire, comme l’a admirablement bien dit un des plus grands mystiques après les Apôtres, Denis l’Aréopagite. «Jésus lui-même concentre, réunit et perfectionne dans la vie unitive et divine nos mouvements divers et inconstants par l’amour des choses honnêtes, dirigé, et nous portant en lui.»

Merveilleuses paroles! Plus cette vie est unissante, plus elle est divine, et la vie de Jésus manifestée à nos cœurs nous élève autant à la divinité qu’elle nous met dans l’unité; d’où il arrive, que dans la proportion où quelqu’un est séparé de la communion à la vie divine, il l’est aussi de l’unité de l’Esprit.

C’est aussi le sentiment des anciens Pères que nous ne parviendrons à cette divine unité, que lorsque tout amour, tout désir, toute inclination, tout effort, toute pensée, tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu, et que cette unité qui est du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, aura été transfusé dans notre sens et dans notre esprit.

Voilà où se portaient tous les efforts des saints; voilà ce qu’ils enseignaient et où doivent tendre ceux qui désirent de bien prier? Jésus, l’objet de tous nos amours! Enseignez vous-même ceux qui craignent de voir cette brillante lumière, et qui s’ennuient de considérer ce qui par une faveur singulière de Dieu, fait le plus grand bonheur des autres. Oui, dis-je, ô Sauveur, dont la bonté surpasse tous nos désirs, qui êtes mort pour réunir en un les enfants de Dieu[262] qui étaient dispersés, enfants, dis-je, intérieurs et dociles.

C’est le Saint-Esprit qui règle l’oraison, pourvu que notre cœur préparé lui soit présenté, afin qu’il y inspire l’oraison qu’il aura voulu. Car qui sait ce que désire l’Esprit, sinon l’Esprit lui-même? Or le cœur est préparé lorsqu’il est pur, lorsqu’il est résigné, lorsqu’il est très soumis à l’ordre divin, lorsqu’il dépouille toute volonté propre, toute recherche de soi-même, pour s’abandonner entièrement à Dieu. Car c’est en vain que l’homme se lève avant la divine lumière, et si le Seigneur ne bâtit la maison, (l’oraison, cette Sion sainte) ceux qui la bâtissent y travaillent en vain[263]. C’est pourquoi il est fort [30] à craindre que l’oraison de plusieurs ne soit moins pure, moins méritoire, puisqu’ils la composent eux-mêmes avec plus de soin, qu’ils la choisissent à leur gré, lorsqu’il aurait fallu en abandonner la conduite au Saint Esprit car l’onction du Saint-Esprit enseigne toutes choses[264], mais ceux-là seulement qui ne s’arrêtent pas opiniâtrement à leurs propres inventions, obéissent docilement à son inspiration. Sans cela, on est bien éloigné de la parfaite oraison : non qu’il faille mépriser une religieuse préparation, nous sommes fort éloignés de le soutenir, mais on doit préférer la liberté du Saint-Esprit, à la propre dévotion, et on doit lui en laisser la principale conduite.

X. Qu’il faut suivre l’attrait de Dieu.

C’est pourquoi que les directeurs des âmes observent par quelle voie le Seigneur Jésus-Christ veut amener à lui une âme ce qu’ils pourront facilement connaître par l’inspiration assidue, par la douceur la facilité et le fruit qu’ils auront retirés d’un certain genre d’oraison, plutôt que des autres. Et comme ils ne doivent pas engager les fidèles qui leur sont confiés à un autre degré d’oraison, qu’ils ne voient par des indices certains qu’ils y sont divinement appelés; de même il ne convient pas de les tenir perpétuellement dans le même degré d’oraison, quand on découvre que c’est la volonté de Dieu qu’ils passent à un autre. Car il est certain qu’on doit quitter la méditation, dès que les affections se présentent fréquemment et réchauffent le cœur, et que l’âme altérée de Dieu n’a plus besoin de travaux, mais d’amour, dont son ardeur enflammée soit satisfaite ou soit heureusement allumée; de même on doit quitter les affections, dès que le silence et le repos est commandé au cœur, il ne peut l’être que par son Créateur et son tendre dominateur, lorsque que l’on éprouve le goût de la contemplation; on en pourra juger par les règles sûres et excellentes que donnent sur cette matière les Directeurs spirituels. Celui qui a obtenu la fin, ne doit donc plus s’embarrasser des moyens, ni se mettre en peine du chemin, lorsqu’il est arrivé au terme. Mais celui qui se donnera tout entier aux moyens, et voudra toujours rester dans la route, n’arrivera jamais.

XI. Les signes de l’attrait pour la contemplation et ceux qu’il faut suivre.

Il ne faut pas beaucoup de peine pour avoir un indice certain de cette vocation interne. Il est de deux sortes, et on le [32] connaît avec assez de certitude; le premier est l’impuissance de faire oraison autrement, le second la grande facilité de la faire de cette manière. C’est-à-dire, par exemple, lorsque quelqu’un est dans l’impuissance de méditer, en sorte que quelqu’effort qu’il fasse pour cela, cela soit pour lui infructueux et à dégoût, sans en éprouver aucune nourriture ni réfection; et qu’au contraire, il se sente doucement entraîné à la contemplation, et au repos en soi, en admiration et en amour de Dieu, dont il sent intimement la présence; alors il est clair qu’il faut laisser la méditation et embrasser la contemplation, alors il est commandé à cette personne de rechercher des dons plus excellents[265] et de monter plus haut; c’est-à-dire, au pied de son amour qu’elle a trouvé pour son souverain bonheur et de s’y reposer. Et personne ne doit regarder cela comme une témérité, une arrogance (comme quelques-uns le soutiennent faussement.) Ce serait bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu, puisque nous avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du Souverain Bien, ce qui ne peut pas avoir lieu sans cet intime et tranquille union. Il est même du devoir de l’homme de s’efforcer de faire choix et d’acquérir une telle vie contemplative des choses divines, comme la vie propre et naturelle de chacun de nous, et comme le bonheur de cette vie, ce qui n’a pas été inconnu au philosophe[266]. Or plus l’ami de l’Époux s’élève vers Dieu, plus il s’abaisse profondément en lui-même; car jamais l’humilité n’est séparée de la charité, et ce que la charité a élevé dans le ciel, l’humilité les a réduit au néant.

De quel danger pourrait-il être entre deux biens de choisir le meilleur, et si, comme nous l’avons établi plus haut, la méditation est bonne, si l’aspiration est meilleure, et si la contemplation l’emporte sur les deux, quel mal résultera-t-il, si on quitte la méditation pour l’aspiration, et l’aspiration pour la contemplation? Car il ne faut pas beaucoup délibérer, quand il est question de préférer une oraison plus parfaite à une qui l’est moins, celle-là étant contenue plus pleinement et plus éminemment dans la plus parfaite. Quelle est l’homme qui hésiterait longtemps entre un mauvais vin et un vin excellent, entre un pain grossier et un bon pain, entre de fausses perles et de véritables, entre de l’or épuré et un autre métal.

Une belle pièce d’or ne l’emportera-t-elle pas sur plusieurs petites pièces de cuivre; la beauté du ciel sur celle d’une plante, l’éclat du soleil sur celui d’une étincelle?

S’il est bon, s’il est religieux, s’il est [34] avantageux de mêler des raisonnements sur les choses sacrées dans la méditation, s’il est également bon de s’entretenir avec Dieu à la manière des faibles humains, pourquoi ne serait-il pas plus sûr, plus parfait d’adhérer à Dieu lui-même par un simple acte du cœur, puisque c’est un acte angélique et divin? À moins que quelqu’un ne s’avise de soutenir qu’il est saint et fort utile de parler toujours avec Dieu, mais qu’il est dangereux de l’écouter lui-même et de jouir de sa présence avec amour.

Est-il possible qu’il y ait des hommes qui donnent aux fidèles plus de crainte et d’horreur de ce sacré repos et de cet abandon paisible entre les mains de Dieu que du péché lui-même. Je leur répondrai volontiers avec mon maître : Marthe, Marthe tu te tourmentes pour beaucoup de choses, une seule est nécessaire, Marie a choisi la bonne part qu’il ne lui sera point ôtée[267]. Et quelle était cette bonne part? C’est qu’étant assise et en repos au pied du Seigneur, elle écoutait sa parole, elle se livrait entièrement à lui, regardant comme son bien d’adhérer à Dieu; il faut remarquer que non seulement elle ne fut pas blâmée par le Sauveur d’avoir choisi cette bonne part, mais qu’au contraire elle fut louée, et ce qui est encore remarquable, Marie choisit cette bonne part, non qu’elle prévînt cette lumière divine du secours divin, mais elle s’attacha sans hésiter à Dieu qui l’appelait. Chacun de nous peut donc choisir cette bonne part, surtout quand on sent dans son cœur cette force attirante et amoureuse de l’inspiration divine. Voilà, dis-je, cette bonne part, parce qu’elle est plus semblable à la vie des bienheureux, et qu’elle nous approche de Dieu, et de plus elle ne nous sera jamais ôtée. Car la contemplation de Dieu est durable pour l’autre vie, la part de Marthe lui sera ôtée, et sera changée en meilleure part, c’est-à-dire, cette méditation inquiète cessera un jour, mais la paisible contemplation de Dieu demeure éternellement.

XII. Il faut enfin écouter Dieu en silence.

Il dérive de tout ce que nous venons de dire, que nous ne devons pas beaucoup parler ou toujours parler en la présence de Dieu, mais qu’il faut quelquefois ce taire par ses ordres, afin d’entendre ce qu’il daigne dire en nous. Car certainement il veut parler de paix à son peuple[268], son royaume est pour celui qui l’écoute au-dedans, et qui lui prête avec [36] attention les oreilles du cœur. Car Dieu ne nous parlera jamais, à moins que nous ne l’écoutions intérieurement par le silence entier de notre esprit, comme il l’enseigne expressément. Écoute, mon peuple et je parlerai[269]. Écoute, dit-il, et par ce silence tranquille, tu deviendras Israël, c’est-à-dire contemplateur de Dieu; et lorsque que je t’aurai rendu témoignage de cette manière sans méthode, assez connue à ceux qui en ont l’expérience, que je suis ton Dieu, tu n’auras d’autre souci que de m’abandonner et me laisser entièrement ton méprisable néant, de l’abandonner dis-je à moi, qui suis celui qui suis. C’est ce que dit le Saint-Esprit lui-même ouvertement par Isaïe : Le seigneur me prend et me touche l’oreille les matins, afin que je l’écoute comme un maître. Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille et je ne lui ai point contredit, je ne me suis point retiré en arrière[270]. Ah! Combien de fois le Seigneur voudrait-il toucher plus efficacement l’oreille du cœur, de tous ceux qui le prient, et même dès le matin, c’est-à-dire dès le commencement de leur oraison, afin qu’il l’écoutassent comme leur maître! Mais presque tous s’y opposent, et retournent en arrière, et se livrent d’autant plus péniblement à la méditation, qu’il les incline avec plus de bonté à la contemplation par une douce quiétude et par le sacré repos de son Esprit. Faites, ô maître divin, que vos serviteurs ne contredisent plus dans la suite votre vocation interne, et qu’aucun directeur de se dégoûte de démontrer cette excellente voie, à ceux qui sont invités par le Saint-Esprit à la fournir.

XIII. Explication des divers noms qu’on donne à la contemplation.

D’après ce que nous venons de rapporter ci-dessus, il est facile de voir la raison des différents noms donnés à l’oraison de contemplation, qu’on peut seulement distinguer par les divers degrés de cette oraison, dont l’ignorance a jeté les uns dans l’étonnement, les autres dans l’erreur, ayant regardé comme une hérésie odieuse, ce qui convient incontestablement à la sacrée contemplation des choses divines.

Car d’abord on l’appelle oraison de simplicité, ou d’unité, parce qu’elle ne consiste et ne s’exécute que par de simples actes, comme de voir, de goûter, d’admirer; elle rassemble toutes ses forces dans un seul objet, pour s’enfoncer en celui qui seul est le souverainement parfait. [38]

La largeur de l’oraison, étant ramenée par là à l’unité de la pureté ou simplicité intellectuelle; car la recherche de la raison n’aurait aucun effet si elle ne conduisait à une vérité intelligible.

Alors elle prend le nom d’oraison de foi, parce que la foi est le principe de l’oraison, la mère du repos et de la contemplation, et de la divine union; elle est dans cet exil où nous sommes, un moyen immédiat, comme le disent çà et là les Saints-Pères et les Docteurs, et surtout ce grand contemplateur. Voici comment et s’exprime[271]. «Plusieurs choses viennent interrompre l’âme légère, qui s’élève à toi : ô Seigneur, que par ton ordre tout se taise chez moi, que mon âme elle-même entre en silence, qu’elle outrepasse tout, qu’elle s’élève au-dessus de tout ce qui est créé, et au-dessus d’elle-même et parvienne jusqu’à toi, et qu’elle fixe les yeux de la foi en toi seul, qui est le Créateur de toutes choses.» Voilà la grande vérité qu’il établit. Le propre de la foi, lorsqu’elle a acquis des forces, est d’étouffer le bruit des créatures, de rejeter les formes et les fantaisies, d’imposer silence à l’âme elle-même, d’outrepasser tout le créé, de fixer sur le seul Créateur de toutes choses, tous ses regards éclairés abondamment par la nuit des sacrées ténèbres avec des délices inénarrables; ce qui n’est autre chose que d’éprouver que la contemplation produit une foi éminente et insigne, puisque ce que l’esprit a cru solidement, il l’admire et le goûte dans le repos. On l’appelle aussi oraison de silence, parce qu’on n’y entend pas même le langage du cœur, qui n’a que des oreilles pour entendre son Dieu; puisque lorsque le Seigneur Dieu est entré dans son temple, toute la terre, doit être en silence en sa présence[272]; c’est-à-dire, les sens, l’imagination, la fantaisie, les fantômes internes, et l’âme elle-même doivent se taire.

Il y a encore l’oraison de recueillement, qui rassemble toutes les forces et les facultés de l’âme dans son fond ultime, comme on appelle ses servantes à la Citadelle, pour placer le cœur dans la vertu de Dieu, et que toute sa force soit réservée autant qu’il est possible pour l’embrasser et en jouir; ce qu’un grand maître en matière d’oraison a exprimé sur ce sujet, d’une manière admirable.

«Mais vous[273] lorsque vous prierez, entrez dans votre cabinet; c’est-à-dire dans l’intérieur de votre cœur, et ayant fermé la porte de vos sens, et là d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi non feinte, priez en secret votre Père en esprit et en vérité; ce [40] qu’on exécute convenablement, lorsque l’homme désoccupé et dépouillé de toutes les autres choses, et concentré entièrement lui-même, son esprit seul avec son Maître, négligeant et oubliant toutes choses, quelles qu’elles soient, découvre au pied de Jésus-Christ sans paroles, sans crainte et en confiance tous ses désirs au Seigneur son Dieu, et de cette manière se répand, s’enfonce, se dilate, s’enflamme et se débarrasse de toutes les affections de son cœur, du fond des moëlles, de toutes ses forces, avec sincérité et plénitude entre ses bras.»

On l’appelle aussi souvent oraison de la présence de Dieu, de quiétude, de repos, de paix, d’assoupissement et de sommeil, par la raison que sa naissance consiste dans une grande tranquillité, et qu’ayant trouvé son bien-aimé et le souverain bien, son âme dort à tout le reste, pendant que son cœur veille à celui seul sur lequel elle a fixé toutes les forces son esprit; c’est ce que dit saint Bernard[274], expert en ces matières : «Un Dieu tranquille rend tout tranquille, et le regarder en repos c’est être en quiétude, et ce n’est pas oisiveté de vaquer ainsi à Dieu, puisqu’il nous l’ordonne lui-même[275]; cessez et reconnaissez que je suis Dieu». C’est là le faîte de la contemplation, d’éloigner et de réprimer tout bruit externe ou interne pour vaquer à Dieu seul. De cette manière nous demeurons en repos avec une action perpétuelle, nous sommes continuellement en quiétude et nous espérons, ce qui est vivre sans travail.

Le repos est de deux espèces, l’un est une cessation de toute œuvre, tel est l’état de ceux qui dorment; l’autre est une jouissance, la fin à laquelle le travail était dirigé, et telle qu’est le repos d’un général après la victoire, tel est le repos de celui qui contemple, qui fait s’élever à Dieu au-dessus de soi-même en esprit, et se reposer en lui avec jouissance. Pourquoi ne se reposerait-il pas, puisqu’il a trouvé ce qu’il cherchait; pourquoi ne se reposerait-il pas, puisqu’il a trouvé sa dernière fin et le souverain Bien, et qu’il en jouit autant qu’il est possible dans cette vie mortelle; puisque Jésus-Christ est non seulement le chemin, mais encore la vérité et la vie; et s’il est encore chemin, il est chemin pour avancer non à lui-même, mais en lui-même, afin de s’enfoncer plus profondément dans cet océan de la Divinité, où il a déjà été reçu, puisque ce que la méditation cherche, la contemplation le possède. Et afin que vous n’entriez pas en doute sur la nature de ce repos, tel que je l’ai dépeint, écoutez ce qu’on a pensé Saint-Augustin, afin que vous ne croyiez pas que c’est une fiction illusoire d’hommes oisifs. C’est la seule, dit-il, et [42] unique contemplation de Dieu à qui sont proposés tous les mérites des justifications et l’étude de toutes les vertus. Et quoique tous ces mérites de sainteté soient bons et utiles, non seulement pour le temps présent, mais aussi procurent le don de l’éternité; cependant si on les compare aux mérites de la divine contemplation, on les regardera comme des choses, pour ainsi dire, viles et de bas prix.

XIV. Pourquoi on l’appelle Mystique, ou ténébreuse ou inconnue.

Enfin, elle est appelée ou oraison, ou théologie, ou sagesse mystique, parce que le plus souvent elle est cachée et fort occulte, même à ceux qui la possèdent, parce que plus elle est pure, plus elle est ignorée; car comme le dit cet excellent Docteur mystique[276] cette véritable lumière et connaissance des choses est inconnue assurément à ceux qui la possèdent, c’est-à-dire celle qui est appelée ignorance par rapport à Dieu, et les ténèbres qui la surpassent et qui sont couvertes de toute la lumière et qui échappe à toute science. L’ignorance d’un si grand don part de trois causes, outre que Dieu, par un effet de sa souveraine miséricorde, l’a ainsi ordonné pour que l’humilité serve de rempart à la contemplation.

Premièrement, la théologie mystique s’exerce par des actes directs et fort simples, d’où il arrive que pendant qu’il ne se replient point sur eux et sur leur principe, mais qu’ils tendent droit à l’incompréhensible, ils n’aperçoivent ni eux-mêmes ni celui qui opère; comme la lumière dans un air très pur, qui n’arrête point la vue, ne trouvant point de corps qui la borne, n’est point sensible, ce qui a donné lieu à cette maxime des anciens Pères, qui nous a été laissé par saint Antoine[277] : l’oraison n’est pas parfaite, quand le solitaire s’aperçoit encore qu’il prie, ou ce qu’il prie.

En second lieu, parce que l’acte de la pure contemplation est entièrement dégagé de toutes formes, images, fantômes, espèces sensibles ou intelligibles, comme distinctes et aperçues; ce qui n’est certainement pas la fiction des commençants, comme l’avancent les ignorants; mais un axiome indubitable de tous les anciens, tiré premièrement de l’Ecriture elle-même, comme lorsque Moïse dit au peuple : Le Seigneur vous a parlé du milieu du feu, vous avez entendu le son de ses paroles, mais vous n’avez pas vu son visage[278]; c’est-à-dire lorsque Dieu dans cette [44] vie mortelle parle à ses serviteurs du milieu du feu très pur de son amour et de son rayon mystique; (ce qui est ranimer l’esprit par l’attouchement de son excellent principe, ou par l’écoulement de sa sagesse) elle paraît n’avoir aucune forme, mais tout se passe sous l’épaisse nuée de la nudité de la foi; à quoi se rapporte ce qui est dit dans le livre des Nombres[279] : Il n’y a point d’idole en Jacob, et on ne voit point de simulacre en Israël. Le Seigneur son Dieu est avec lui, et le chant de triomphe pour la victoire de son roi est en lui. C’est-à-dire, dans ce courageux contemplatif, désigné ici par Jacob, il n’y a ni idole, ni simulacre; parce que son Seigneur Dieu est avec lui; par conséquent n’y figure ni forme de Dieu, Dieu seul, mais seulement un certain simulacre ou représentation[280]. Et Saint-Augustin expose cette vérité incontestable : tout ce qui se présente de tel, dit-il, aux spirituels qui pensent à Dieu, tout ce qui se présente de sensible sous une forme corporelle, ils le rejettent et le repoussent comme des mouches incommodes, ils l’éloignent de leurs yeux intérieurs, et ils acquiescent à la simple lumière, par le témoignage et le jugement que laquelle regardant ces images corporelles de leurs yeux internes, ils se convainquent de leur fausseté. Que peut-on dire de plus clair. Là même au témoignage d’un autre père[281]; ce cœur est pur qui présente à Dieu sa mémoire vide de toute forme et de toute espèce, prêt à recevoir tous les rayons du Soleil lui-même, qui peut l’éclairer : le poète Prudence a bien dit : «Le Dieu éternel est une chose inestimable; il n’est renfermé ni dans la pensée ni dans la vue. Il surpasse toute la conception de l’esprit humain, il ne peut tomber sous nos sens, il remplit tout en nous et hors de nous, et il se répand encore au-delà.»

C’était une chose incontestable parmi les anciens Pères du désert. La plus pure qualité de l’oraison, disaient-ils, est celle qui non seulement ne se forme aucune image de la divinité, et qui dans sa supplication ne lui donne aucune figure corporelle (ce qu’on ne peut faire sans crime), mais qui même ne reçoit dans son esprit aucun souvenir de parole, ni aucune espèce d’action ou forme de quelque caractère. Et lorsqu’ils se lamentent sur la simplicité et la grossièreté du vieillard Sérapion[282], qui trompé par l’erreur des Anthropomorphites et ramené enfin à la tradition catholique, lorsque d’abord après avoir confondu et troublé dans son oraison de ce qu’il sentait effacée dans son cœur, cette image corporelle de Dieu, qu’il avait accoutumé d’employer auparavant, se livrant tout à coup à des [46] larmes amères et de fréquents sanglots; étendu par terre, il s’écria, avec la plus grande douleur; ils m’ont ôté mon Dieu, je n’ai plus rien que je puisse tenir, et je ne sais plus qui adorer ou supplier. Ne leur arriva-t-il pas quelque chose de semblable à ce que font ceux qui sont perpétuellement arrêtés aux formes sensibles?

Enfin, cela arrive par la manifestation de Dieu dans l’âme, et l’affluence immense de la divine lumière de la pure contemplation, qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception. Et pour rendre la chose encore plus sensible, je vais employer une comparaison rebattue. Tout ce qui est contenu dans un vase est certainement moins grand que ce vase et plus ce qui est contenu dans quelque chose par là même ne peut pas contenir ce qui le contient. De même lorsque nous distinguons, examinons, comprenons notre oraison, quelque sublime qu’elle nous paraisse, elle est cependant peu avancée, faible, bornée et imparfaite, et pour parler vrai, à peine dégagé des langes du berceau, puisque tout ce qui est contenu dans notre cœur est moins grand que notre cœur. C’est pour cela que Denis dit [] : si quelqu’un ayant vu Dieu, a compris ce qu’il a vu, il ne l’a pas vu lui-même, mais quelqu’une des choses qui tombent sous les sens; mais lorsque notre oraison s’est élevée jusqu’à l’immense, alors de nécessité notre cœur en est absorbé; tout comme au sommet de la montagne de la contemplation, les ténèbres dans lesquelles Dieu était, n’entrèrent pas en Moïse, mais Moïse, au contraire, entra dans les ténèbres où Dieu était.

De même notre cœur est dans l’obligation d’entrer en silence, en quiétude, en repos, en simplicité et en unité; parce que Dieu qui est plus grand que notre cœur[283] y est lui-même entré[284]; lorsque la majesté de Dieu a rempli le temple, les prêtres n’y peuvent pas entrer ni y faire le service comme auparavant, parce que la majesté du Seigneur a rempli le temple; mais il faut laisser à cette divine majesté, et le temple dans toute son étendue, et le ministère de ce temple[285]. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende[286]. Ces paroles sont très certaines et véritables; car dans le monde intérieur, exposé aux rayons du soleil de justice, toutes choses ont leur temps, il y a temps de se taire et temps de parler, temps de guerre et temps de paix[287]. [48]

XV. De la contemplation active ou acquise, passive ou infuse; l’une et l’autre sensible ou insensible, réfléchie ou directe, aperçue ou inconnue; comment on les distingue.

Il nous reste à examiner une question sur la contemplation, question forte agitée dans notre siècle, mais ignorée dans les siècles précédents, parce qu’on n’y formait pas de doute sur la distinction qu’il fallait y apporter; savoir, y a-t-il contemplation acquise, comme on convient que Dieu en accorde une infuse selon sa volonté; et quelle différence doit-on mettre entre l’une et l’autre? Pour résoudre cette question tout à la fois brièvement, mystiquement et théologiquement, il faut avancer quelques observations propres à éclaircir les termes, à établir l’une et l’autre question d’une manière claire.

La contemplation active ou acquise est celle par laquelle l’homme tend aux choses divines, par des actes simples, unitifs, produits par son propre mouvement et dépendants de sa volonté; telles sont les actes des vertus et des dons surnaturels, quoique les habitudes en soient surnaturelles et infuses, les actes néanmoins en furent laissés à notre puissance. On appelle contemplation passive ou infuse, celle qui s’élève aux choses divines par des actes très simples et très unitifs, mais divinement infus, et qui ne sont point laissés à la volonté de l’homme; on connaît ensuite qu’ils sont infus, par leur force supérieure, par leur durée, leur pureté, leur illustration et leur excellence qui surpasse de toute manière l’activité des facultés de l’esprit fortifié même par une grâce ordinaire. Tel est, par exemple, l’entrée subite et perpétuelle[288] de la lumière divine, la sortie de l’esprit en Dieu, la révélation, la prophétie et telle autre impression des choses divines; c’est par là que la contemplation infuse est placée au nombre des grâces accordées gratuitement; car elle possède d’ailleurs en abondance cette grâce qui fait ce qui est agréable; elle est la fille d’une ardente charité, et la mère en même temps d’un souverain amour.

La première est appelée active ou acquise, (non que la grâce divine n’y concoure; puisqu’au contraire, son concours y est absolument nécessaire, autrement elle ne serait qu’une contemplation philosophique et non pas théologique); mais parce qu’elle dépend de la volonté de l’homme, et qu’elle ne sorte point des bornes de la grâce et de la coopération commune; elle [50] a son analogie dans les actes des vertus théologales, et des dons du Saint-Esprit, qui, quoiqu’ils ne puissent être produits sans le secours d’une grâce commune, laissent cependant à l’homme la liberté de les mettre en pratique lorsqu’il le veut; Dieu lui donnant alors les secours généraux de la grâce qu’il a préparée pour cela.

La seconde est appelée passive et infuse, non parce que les puissances de l’âme n’y concourent pas, comme quelques-uns l’exagèrent gratuitement, puisque au contraire elles agissent véritablement dans cette admirable contemplation, et beaucoup plus parfaitement que dans ce qui a précédé. Ainsi que dans la gloire céleste les facultés de l’esprit agissent véritablement, parfaitement même avec une lumière surabondante de gloire; mais elle s’appelle contemplation passive, parce que par la surabondance ou l’excès de la lumière divine, l’âme, à son insu, sans y penser, est entraîné aux choses divines, adhère à Dieu et lui est très étroitement attachée par l’embrassement de la droite du Très-Haut. Et comme dans cette contemplation la grâce divine en fait la partie la plus considérable, elle a pris le nom de passive dont la ressemblance peut exister dans l’acte de la révélation divine, qui malgré la coopération de l’homme, lui vient cependant tout à coup, et qu’il ne peut ensuite se procurer à volonté.

Or, l’une et l’autre contemplation peut être, en partie sensible, lorsque la surabondance de la grâce redonde sur les sens ou internes ou externes, et que le cœur et la chair tressaillent dans le Dieu vivant; ou totalement insensible, lorsque tout est entièrement caché dans le fond du sanctuaire de l’Esprit; alors elle est quelquefois ou réfléchie, ou directe, ou aperçue au moins intellectuellement par celui qui la possède, ou absolument inconnue; la première est plus courte, plus pénible et moins parfaite; la seconde est au contraire beaucoup plus facile, plus durable, plus pure et plus douce. La première est celle du contemplateur avancé, la seconde du contemplateur parfait; parfait, dis-je, en raison de l’acte contemplatif, quoique peut-être il n’ait pas atteint encore la suprême pureté du cœur. Dans la contemplation active, l’habitude en est seulement infuse; dans la passive, les actes le sont aussi.

Quant à l’active, il paraît que saint Paul l’a en vue, lorsqu’il dit[289] : Celui qui est attaché au Seigneur est un même Esprit avec lui. Car par celle-là, l’homme tend à Dieu par un simple regard, pour être rendu par cette adhésion un seul et même esprit avec lui. Quant à la passive, le même Apôtre a dit clairement[290] : Ceux qui sont conduits par l’esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. Ils sont donc plutôt [52] conduits qu’ils n’agissent, conduit qu’ils n’agissent, et comme le Père se montre à eux comme à des enfants; à l’imitation de son fils unique, ils sont conduits dans presque toutes leurs œuvres, surtout dans l’oraison par le Saint-Esprit; c’est pourquoi ils peuvent s’écrier avec raison : Seigneur vous nous donnerez la paix, car vous avez fait toutes nos œuvres[291]. Parole divinement admirable! Ce sont nos œuvres et néanmoins le Seigneur les opère en nous, en sorte qu’on peut comprendre qu’encore que ce soient nos œuvres par une véritable et réelle coopération de notre part, cependant à cause de l’écoulement d’une grâce surabondante, elles sont plutôt les œuvres de Dieu que les nôtres. Enfin, cette parole de l’ecclésiastique se rapporte à l’active [ecclésiastiques 39 versets sept] : Le juste appliquera son cœur et veillera dès le point du jour pour prier le Seigneur qui l’a créé. Est-ce qu’il n’applique pas son cœur à veiller, puisqu’il applique son esprit à contempler? Et ce qu’ajoute le Sage s’applique à la passive [ibid. verset neuf] : Car s’il plaît au souverain, il le remplira de l’Esprit d’intelligence, etc. Et si je voulais donner sur cet objet une explication plus détaillée, je couvrirai plutôt de ténèbres le rayon divin.

XVI. Il y a une contemplation infuse et passive, et comment l’esprit peut y être disposé.

De tout ce que nous venons de dire, il suit évidemment, par le témoignage et l’expérience d’un nombre presque infini de saints, et d’après le consentement unanime des Docteurs et le suffrage de l’Église, qu’il existe une contemplation infuse et passive, que Dieu accorde, par un privilège spécial, à qui il lui plaît.

Par cette contemplation l’homme pâtit les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même; car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il est changé en un autre homme, accordant à l’opération divine un consentement aussi simple que paisible, et cependant l’amour du Créateur se joue en lui selon son bon plaisir, et fait ce dont, celui qui opère, a seul l’intelligence. Il en est de ce genre, dans l’Église, un plus grand nombre qu’on ne pense communément; ce don sublime ne consistant pas seulement dans l’Eglise dans les signes merveilleux qui frappent les yeux des mortels; mais bien plus dans la déiformité de l’esprit, dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent, sous l’apparence d’une [54] pauvreté méprisée, mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

Quoique personne, par ses propres efforts, soutenus même d’une grâce ordinaire, ne puisse atteindre à cette contemplation, ni la mériter puisqu’elle est un don gratuit, ni la désirer avec inquiétude, chacun cependant peut s’y disposer de quelque manière, selon le sentiment d’un très habile Directeur[292], par ce que quoique la contemplation soit l’ouvrage de la grâce et même d’une grâce extraordinaire; cependant l’industrie de l’homme peut en faciliter les moyens, pourvu qu’il se sépare de tout ce qui n’est pas Dieu, et surtout de lui-même. Un autre Docteur, d’une grande autorité, a dit[293] : Si nous étions parfaitement morts à nous-mêmes et dégagés intérieurement de tout, nous pourrions alors goûter dans notre intérieur, les choses divines et éprouver quelque chose de la contemplation divine. Le grand obstacle qui s’y oppose, c’est que nous ne sommes pas libres des passions et de la concupiscence; et que nous ne tâchons pas d’entrer parfaitement dans la vie des saints. Assurément ceux-là ne veulent pas entièrement mourir à eux-mêmes, qui s’efforcent toujours de conduire leur oraison par le propre raisonnement, qui sont toujours intérieurement entortillés en eux-mêmes, qui ne s’abandonnent jamais à la liberté du Saint-Esprit; tous ceux enfin qui veulent être sans cesse dominateurs, inspecteurs et juges de l’opération interne qui se passe en eux, n’éprouveront jamais l’action divine. Saint Grégoire le Grand, ce disciple élevé et maître dans la contemplation dit : Par la contemplation, nous voulons pénétrer les choses divines, nous qui non seulement n’avons pas la garde notre cœur, mais même celle de notre corps, puisque souvent nous portons des regards indécents, nous nous livrons à la curiosité, nous disons des choses superflues, nous usons du sommeil et des aliments, non pour remonter notre corps, mais pour la délectation.

De tout cela, il résulte qu’il y a principalement deux choses qui disposent à cette grâce. Premièrement. L’éloignement des obstacles qui peuvent être comptés au nombre de deux; l’impureté de la vie, et deuxièmement l’opiniâtreté à s’assujettir à un genre d’oraison extraordinaire; en ramenant ensuite insensiblement l’oraison à la tranquille simplicité et au repos : il faut cependant se garder d’avoir en vue que Dieu nous accorde une sorte de contemplation singulière, à la vue de cette disposition; ce motif annoncerait la présomption et la recherche de soi-même; mais que ce soit seulement pour acquiescer à la volonté divine, et pour qu’elle trouve le cœur disposé à tout ce qui lui plaît, ce [56] qui est la marque de l’humilité et de la charité.

XVII. Combien Dieu est disposé à accorder cette contemplation, lorsqu’il trouve des cœurs purs, doux, simples et humbles.

Saint Grégoire déclare d’une manière très expresse, combien il est agréable à Dieu d’accorder indistinctement à tous les hommes cette grâce éminente de la contemplation, pourvu qu’ils recherchent la pureté de cœur et qu’ils aiment leur Roi. Car, comme ajoute ce saint homme[294], la grâce la contemplation n’est pas accordée seulement aux grands, aux hommes élevés; mais aussi aux petits, à ceux du plus bas rang; elle regarde indistinctement les grands, les petits, ceux qui sont éloignés, quelquefois ceux qui sont mariés; si donc il n’y a aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation; quiconque a un cœur peut être éclairé de la lumière de la contemplation, d’où il résulte, par la décision ce grand homme, si célèbre dans l’Église, quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de parvenir à la contemplation, et le désespoir de pouvoir y atteindre; si ceux-là seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur; ceux, au contraire, dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent certainement arriver et même dans peu à la contemplation. Denis le Chartreux[295] a dit dans les mêmes vues, pour parvenir à la Théologie mystique, il n’est pas nécessaire d’avoir un esprit subtil, d’être exercé dans les disputes des écoles, d’avoir fait des progrès dans les sciences abstraites et spéculatives; mais il faut éprouver des sentiments de pénitence, avoir un cœur pur, un amour ardent, la simplicité de l’esprit, l’élévation ou le recueillement, l’illumination du Saint-Esprit; et comme il arrive que ces qualités se trouvent plus souvent dans les idiots et dans les simples, dans les femmes et les filles, dans les gens doux et les humbles, dans ceux qui ont fait pénitence, surtout en ceux qui renoncent à leur propre volonté en toutes choses; il est certain que la contemplation de la sagesse mystique, leur est versée avec plus d’abondance qu’à ces grands génies, à ces savants qui ne se sont pas convenablement et dignement préparés à la voie unitive, par la voie purgative et illuminative; qui sont grands à leurs propres yeux, qui regardent [58] les autres comme rien, et qui par la même sont rejetés comme ineptes et indignes de cette théorie mystique.

XVIII. On prouve, par des autorités et des raisons, qu’il y a une contemplation acquise et active.

Il est certain qu’il existe une contemplation active et acquise; c’est celle par laquelle l’esprit épris d’amour pour la sagesse divine [sagesse huit verset deux], l’aime, la recherche même depuis la jeunesse de la vie spirituelle, et regarde comme un bien de s’attacher à Dieu[296]. Tous les Pères et tous les directeurs spirituels des âmes, je ne citerai pas ici les autorités, sont unanimement d’accord que l’homme, de son propre mouvement et avec le secours de la grâce, peut et doit s’élever à cette manière d’oraison dans le temps convenable, et même au commencement de la conversion, au moins de temps en temps, et par des actes non trop fréquents, en supposant qu’on y est disposé. Nous n’avanceront qu’une ou deux autorités. Premièrement. Celle de Saint Grégoire sur Job : Quiconque, dit-il, dilate son esprit par de saintes pratiques, doit encore l’élever jusqu’à la secrète recherche de la contemplation intime; et ailleurs[297]. Quelques-uns font tant de progrès dans l’amour de leur Créateur, qu’ils quittent même les bonnes œuvres pour se livrer à la douceur de la vie contemplative; et qu’ils désirent, par son moyen, de s’occuper de Dieu. Celle de saint Bernard[298] : La contemplation, dit-il, exige un cœur pur, afin de dégager des vices, elle s’élève facilement aux choses célestes, et que quelquefois elle le tienne comme suspendu en admiration, comme en extase et étonnement par certains signes. Le même nous dit avec raison[299] : Nous faisons de trois manières de grands progrès dans la grâce de la contemplation. Premièrement par la grâce. Deuxièmement par notre propre industrie, et enfin par la doctrine des autres. Il est évident cependant que la propre industrie et la doctrine des autres ne peuvent pas contribuer à la contemplation infuse. Mais est-il rien de plus formel que ces paroles de saint Denis à Timothée : Il abandonne, dit-il, le sens et l’intelligible[300], il s’exerce à considérer les objets mystiques, il emploie ses forces d’une manière inconnue, pour se joindre [60] à celui qui est au-dessus de toute science et de toute substance, pour sortir de lui-même et de tout le créé, afin de s’élever au rayon des sacrées ténèbres. Ces actes sont manifestement propres à l’homme qui se porte et qui se meut vers Dieu; le même saint Denis le dit encore ailleurs expressément[301] Il faut s’élever à l’habitude et la vertu de la contemplation, parler par le chaste regard de l’esprit. Et voici comment on s’élève à l’habitude de la contemplation par ces regards; c’est-à-dire par des actes; habitude, dis-je, acquise, puisqu’elle est l’effet de chaque regard particulier. La raison théologique donne la même instruction et la même conviction : car comme il est certain qu’il y a une manière d’oraison discursive par les actes répétés, qui produisent l’habitude qui y est conforme : il faut de même incontestablement admettre une manière d’oraison simple, par le moyen de l’intelligence du simple regard dont les actes répétés produisent l’habitude qui y est conforme, ou une sorte de facilité, quelle qu’elle soit, de parvenir à cette simple manière d’oraison, puisqu’elle se fait par une fois exquise, qui élevant l’esprit à Dieu, n’a pas besoin de discours ou de raisonnement. Car elle voit et elle sent plutôt qu’elle ne recherche ou en parle : elle admire plutôt ce qu’elle croit qu’elle ne recherche ce qu’elle doit croire, c’est ce qui a fait dire à saint Augustin [enchéri Dionne chapitre sept] : ce que croit la foi, l’espérance et la charité le demandent. N’est-ce pas par cette considération que la contemplation est définie en plusieurs endroits par les Pères, l’agréable admiration d’une vérité claire? Or, puisqu’il y a tant de vérités claires qui nous ont été révélées, tel par exemple qu’il y a un Dieu, et qu’il est souverainement aimable; pourquoi ces vérités ne produirait-elles pas sur nous une douce admiration?

Et ce sera une vraie contemplation. Ajoutons que si nous ne pouvions, par aucun effort, nous élever à la contemplation proprement dite, comment les saints Pères nous exhorteraient-ils par tant de passages à embrasser la vie contemplative? Puisqu’on ne peut pas appeler vie contemplative, celle où il n’y a pas de contemplation proprement dite[302]. La vie contemplative est particulièrement disposée à la contemplation de Dieu, d’après le témoignage du Docteur Angélique, lorsqu’il déclare : Que celui-là est beaucoup plus agréable à Dieu, qui occupe son âme à la contemplation qu’à l’action. Certainement il paraît avoir traité dans la question sur la contemplation, de la contemplation active proprement dite et avec plus d’étendue, [62] surtout lorsqu’il en parle le plus souvent d’une manière philosophique; c’est ce que n’ignorait pas le grand Théotime[303] : La soif de l’amour divin, dit-il, pousse à méditer : mais cet amour enfin établi dans nos cœurs, nous retient dans la contemplation : nous méditons pour acquérir l’amour de Dieu; et quand nous l’avons acquis, nous contemplons. C’est pourquoi la contemplation est appelée avec raison la fille de cette charité dont la méditation est la mère, de même que le regard affectif de cette même méditation. Il est donc évident que l’acte ou l’habitude font partie de la contemplation active; car on voit clairement que les moyens et la fin tendent au même but; les moyens seraient également superflus et inutiles, s’ils ne pouvaient pas conduire au but désiré. Il s’ensuit donc nécessairement que la contemplation acquise répond à la méditation qui est un moyen acquis, et que cette contemplation en est la fin naturelle, dépendant du même genre d’oraison acquise.

XIX. Continuation de la même matière.

De plus; des trois opérations de l’entendement, il est certain que la simple appréhension ou perception saisit les objets qui lui sont proportionnés, par la seule vue, c’est-à-dire sans juger ou raisonner. Si donc la plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le simple regard? Surtout puisqu’il n’exige que la foi, comme que Jésus est réellement présent dans le sacrement de l’Eucharistie.

Pourquoi, dis-je, quelqu’un se contentant de ce simple acquiescement ne demeurera-t-il pas comme saisi d’admiration, d’adoration et d’amour pour un si grand mystère, et ne le contemplera-t-il pas? C’est pour cela que les anciens ont regardé comme incontestable[304] que l’acte de la sagesse théologique, soit acquise, soit infuse, méritait à bon droit le nom de contemplation. Enfin comme je puis par de pieux efforts chercher et attirer quelques actes de foi d’espérance de charité, de même Dieu peut me verser sans que j’y pense, d’une manière marquée quelques actes de ces mêmes vertus, ainsi incontestablement chacun peut contempler de ces deux manières.

Les philosophes sont d’accord qu’il y a une contemplation naturelle de la vérité, que les sages ont beaucoup célébrée, et se [64] sont proposés comme la récompense de leurs travaux, soutenant que c’était en cela que consiste le bonheur de l’homme. Et même la contemplation de la vérité convient à l’homme selon sa nature en qualité d’être raisonnable. À cause de cela il doit faire ses efforts et chercher à obtenir sur toutes choses une telle vie contemplative des choses divines, comme saint Thomas et Javellus l’enseignent par les principes d’Aristote. Et même la plupart des grands théologiens soutiennent avec vérité que[305] la contemplation purement naturelle est possible, indépendamment de toute image; pourquoi donc tous les théologiens ne reconnaîtrait-il pas une contemplation acquise de la vérité divine éternelle? Surtout puisque le Saint-Esprit aide nos faiblesses dans son exercice, et qu’outre la force naturelle que le Créateur a donné à chacun de nous de contempler, il orne notre esprit de tant d’autres grâces surnaturelles, qui sont du genre de la grâce commune et ordinaire, qui l’élève, l’aide et le fortifie, en tant que souverain auteur de la grâce. Telles sont les trois vertus théologiques et les sept dons du Saint-Esprit, par lesquels les justes demeurent sanctifiés et disposés à la contemplation, surtout puisque la contemplation religieuse naît d’une foi exquise, soutenue par le don de l’intelligence et aidée du don de la sagesse que produit une ardente charité. À cela se joignent encore les secours ordinaires de la grâce qui y sont fort nécessaire, puisque les dispositions dont nous avons parlé les supposent pour exercer leurs actes dans le temps convenable, et que Dieu qui nous aide aime tendrement les offres toujours à ceux qui les lui demandent et les accorde à ceux qui en veulent profiter. Car comment pourrait-il arriver que celui qui nous exhorte partout et nous presse partout dans l’Écriture[306] à prier sans cesse, à s’occuper uniquement de lui, à s’attacher uniquement à lui, à marcher toujours en sa présence, à se le proposer dans toutes nos voies, et à contempler les vérités éternelles, sachant[307] que nous ne pouvons rien faire sans lui; comment[308], dis-je, nous refuserait-il les secours nécessaires pour faire ces choses? Comment donc certains docteurs nous éloignent-ils impérieusement de la contemplation, comme des rochers inaccessibles, et nous menacent-ils de trouver un précipice dans une plaine unie? Pendant que tous les autres, soit par la philosophie, soit par la théologie, prennent à témoin le ciel et la terre que c’est le port de la tranquillité et l’état du bonheur dans cette vie, auquel si tous nos [66] efforts ne tendent pas, nous nous éloignons pour notre malheur du but auquel nous devons tendre.

XX. Il est plus facile de contempler que de méditer.

Et même ce n’est pas sans une raison suffisante que j’affirmerai, qu’il est beaucoup plus facile de contempler de cette manière, c’est-à-dire activement, que de méditer, au moins pendant quelques moments entremêlés de pieux mouvements, laquelle manière d’oraison est la plus facile de toutes et de temps en temps fort utile et merveilleusement efficace. Car la contemplation n’a pas besoin comme la méditation d’un raisonnement pénible et d’un appareil étudié de plusieurs pensées, ni d’un certain ordre entre elles et de réflexions internes, car[309] c’est l’ouvrage de la méditation de fonder les choses secrètes, comme c’est celui de la contemplation d’admirer les choses claires. Or qui ne voit pas qu’il est beaucoup plus facile d’admirer ce qui est clair, que de fonder ce qui est caché?

Ensuite il est incontestablement plus facile de voir que de parler, de croire que de rechercher, d’aimer que de raisonner, de goûter, d’admirer et d’adorer que de montrer par plusieurs arguments la nécessité de ces actes. Ce qui fait que la sagesse appelle les petits, les simples et les ignorants, et ceux qui sont incapables de méditation au festin continuel de la contemplation. C’est pourquoi elle dit aux petits, venez, mangez de mes pains et buvez du vin que je vous ai versé[310]. Ceux-ci certainement[311] mangent des pains qui se livrent à de pieuses méditations, qui prennent plaisir au mets agréable des saintes aspirations; mais ceux-là boivent le vin céleste qui s’enivrent sans peine du nectar de la contemplation. O docte ignorance! Plusieurs de ces petits qui n’ont pas encore appris à parler avec ordre devant Dieu, savent cependant admirer les choses divines, désirer Dieu et le bien prier[312].

Enfin tous les hommes de quelques état, condition ou sexe qu’ils soient, sont capables d’exercer des actes de l’oraison acquise, pourvu qu’on le leur apprenne; car comme ils peuvent être exercés à la méditation, de même ils peuvent beaucoup plus facilement l’être à cette forme de contemplation. [68] qui empêche, par exemple, qu’après avoir considéré et saisi par la foi la naissance de Jésus-Christ, on ne soit tout de suite rempli d’admiration, d’amour et d’une douce délectation dans les vues de l’esprit et les mouvements du cœur, et qu’ainsi on ne soit nourri d’une véritable contemplation, comme l’a bien prouvé celui qui a écrit dernièrement avec étendue et connaissance sur l’oraison.

Au moins il faut avouer que la contemplation serait beaucoup plus facile pour plusieurs qu’elle ne l’est maintenant; si un plus grand nombre s’y adonnaient; si on n’était pas paresseux de s’occuper sérieusement et longtemps de l’oraison mentale; si on ne craignait pas de renoncer aux attraits de la chair et aux charmes trompeurs du monde; de réprimer ses passions; de pratiquer souvent les exercices internes d’une vie chrétienne; de marcher en la présence de Dieu; et comme la bonté divine nous invite à la contemplation, de nous y livrer de bon cœur et de coopérer au rayon divin. Car Jésus-Christ ne nous a pas moins mérité à tous la perfection que le salut; puisque saint Paul dit : Sans la sanctification nul ne verra Dieu[313]. Et il n’est pas moins disposé à accorder l’une à ceux qui la désirent et qui veulent marcher dans sa loi que l’autre. Et il ne dit pas moins à tous les chrétiens : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait[314]. Qu’il ne dit, si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements[315].

XXI. Cette espèce d’oraison est la meilleure pour tous, la mieux accommodée à la volonté divine et à l’état d’un chacun.

Enfin cette oraison sera la meilleure qui se fera selon le bon plaisir divin, car le but principal et perpétuel de celui qui prie, doit être de ne jamais résister au Saint-Esprit, mais de se livrer tout entier à sa conduite, comme au grand Maître de l’oraison, et d’employer toujours cette oraison qu’il croira lui être le plus agréable, et à laquelle il se sentira entraîné par une inspiration également douce et efficace : Car qui pourra connaître le conseil de Dieu? Ou qui pourra reconnaître ce que Dieu veut?[316] Personne, si ce n’est celui qui s’abandonne entièrement à Dieu, et qui se livre tout entier à l’inspiration céleste de l’oraison. Et comme celui-là doit certainement entrer dans la contemplation, qui après de long raisonnement et de fréquentes [70] aspirations, ne peut plus ou méditer, ou se livrer à des mouvements affectifs, de même il convient à chacun de se livrer aux mouvements affectifs et à la méditation lorsqu’ils se sentent libres et disposés à prier ainsi : et au contraire peu propres à la seule contemplation, quoiqu’il en ait reçu un don éminent; mais cela arrive très rarement.

Ainsi, l’ami fidèle sait se taire et parler selon la volonté de Dieu, dont il a l’expérience intérieure. Autrement si quelqu’un s’attachait à un certain genre d’oraison avec propriété, il se rechercherait lui-même et non pas Dieu uniquement : ce qui serait imparfait et contraire à l’entière résignation. Qu’on rende à chacun ce qui est à lui; si on compare oraison avec oraison, il est certain que l’aspiration est préférable à la méditation, et la contemplation à l’aspiration; mais si on compare l’oraison avec celui qui la fait, cette oraison sera la plus parfaite pour chacun, qui sera accommodée à son état ou à la nécessité, et ce qui est surtout essentiel à la volonté divine. Ainsi le lait convient proprement aux petits, comme la nourriture solide aux adultes, et la nourriture solide est aussi peu adaptée aux petits que le lait aux adultes; quoique la nourriture solide comparée au lait soit préférable. Si quelqu’un comparait l’état du mariage au célibat, ils trouveraient certainement que cet état est moins parfait que celui-ci; mais s’il comparait le célibat au mariage, ce dernier état sera préférable au premier pour ceux qui y sont appelés. Rien n’empêche, dans tous les états de la vie humaine, de tendre à la souveraine perfection et sanctification. On peut porter le même jugement des différents genres d’oraisons.

XXII. Précaution contre les censures injustes.

Que les directeurs des âmes tiennent donc ces préceptes et les enseignent avec prudence et avec sagesse, prenant garde surtout de censurer et tourmenter les autres, comme s’il fallait rejeter les témoignages de tant de saints et de savants hommes, parce qu’ils n’ont pas éprouvé ce que ceux-là ont avancé : Que chacun, selon le don qu’il a reçu, l’emploie pour le service des autres, comme bon dispensateur de la grâce de Dieu, qui a différentes formes[317]. Puis donc que la grâce de Dieu a différentes formes, assurément ceux-là s’en écartent beaucoup, qui veulent que tout le monde suive la même route, et qui pendant quarante ou cinquante ans, obligent indistinctement tous leurs dirigés [72] à tenir intérieurement la même conduite, et ne leur accordent jamais de quitter les rudiments de l’oraison[318]. Les pains des aliments célestes ne sont pas également adaptés à chacun et uniformes dans l’oraison; mais les opérations du Saint-Esprit dans l’homme[319], sont aussi diverses que l’état des hommes est différent sur la terre[320]. Cela paraît donc être le plus utile, qui réjouit le plus, selon Dieu, celui qui fait oraison, qui lui inspire plus promptement l’esprit de dévotion et élève son esprit à la confiance en Dieu.

XXIII. Ce que l’on a dit jusqu’ici de l’oraison mentale, n’est ni une fiction, ni une nouveauté, mais la véritable et ancienne doctrine.

Le peu de choses que j’ai rapportées de la sacrée oraison, quelque indigne que je sois de la nommer, je l’ai recueilli avec soin de mon mieux, des sources pures de la parole de Dieu, des écrits des Saints Pères et des plus grands Docteurs spirituels; avançant presque tout ce que j’ai dit, entremêlé de leurs propres sentences, dans le dessein que ceux qui sont médiocrement instruits des matières théologiques, puissent voir clairement, que les principes de la Théologie mystique et le commerce interne des âmes avec Dieu, sont certains, clairs et solides et aussi anciens que le monde, et que, par conséquent, ce ne sont pas des fictions inventées de nos temps, comme le pensent vainement des gens sans expérience, mais sont fondés entièrement sur le sentiment universel de tous les siècles de l’Église, sur les écrits et sur la tradition constante des Saints Pères depuis les Apôtres, et confirmé par une nuée de témoins. Il me serait facile d’avancer un plus grand nombre de témoignages, si ce petit ouvrage n’était pas une simple esquisse d’une plus grande entreprise.

XXIV. Quelques traits remarquables sur l’une et l’autre contemplation, leurs caractères, leurs avantages. Que toutes ces choses sont fondées sur le renoncement à soi-même, sur la croix et sur l’amour.

Quelqu’un peut-être désirera pour acquérir une connaissance plus complète de ces deux espèces de contemplations, que je trace avec plus de détail ce qui peut [74] les éclaircir, et que je marque en même temps la différence qu’il y a entre les deux; je m’y prêterai, quelque incapable que j’en sois, et je dirais en peu de paroles ce qui est entièrement ineffable.

Les marques de la contemplation active sont le recueillement intérieur des sens et des facultés de l’esprit, le silence, le repos et la simplicité du cœur, le regard tranquille des choses divines, la cessation du discours intérieur, qui disparaît comme dans le cœur; l’admiration qui succède à la considération, une foi vive à Dieu présent, que l’esprit seul lui suffit, l’éloignement de toute recherche, car on a trouvé le vrai bien avec Dieu, goûté intimement : une plus grande faim de l’oraison et en même temps un rassasiement, un mélange rare ou fréquent des mouvements affectifs; car cette contemplation a besoin de ces secours, comme l’aurore a son lever pour parvenir graduellement au plein jour, la réduction des exercices internes multipliés, à un seul nécessaire, l’élévation agréable de l’esprit à Dieu, la dilatation du cœur et le goût de l’éternelle vérité saisie. Les fruits de cette oraison sont l’illumination d’en haut, d’où naît le mépris de soi-même et la souveraine estime de Dieu, l’entière mortification de la chair par l’esprit, et de l’esprit par le renoncement; l’accroissement de toutes les vertus, et la purification du cœur[321]. La paix de Christ qui triomphe dans le cœur, l’aurore d’un plein jour, la connaissance de la croix de Christ et l’amour du crucifié, l’intelligence des paroles de l’Écriture Sainte, qu’on n’avait jamais eues auparavant : la découverte du grand trésor caché dans le champ de l’Église, l’adoration du Père en esprit et en vérité, qui commence presque dès lors, le repos dans l’attente des promesses[322] le septième jour que Dieu bénit et sanctifia, parce qu’il est le jour où il se reposa de toutes ses œuvres qu’il avait faites, la sainteté ne consistant pas dans l’usage des moyens ou la fatigue de l’esprit, mais dans la jouissance de la fin. D’où il reste un repos pour le peuple de Dieu, car celui qui est entré dans le repos de Dieu, se repose aussi lui-même en cessant de travailler, comme Dieu s’est reposé après ses ouvrages[323]. Heureuse les âmes qui ont appris par leur expérience cette parole de l’Apôtre : la vue de l’éternité qui soutient la patience et ranime la persévérance, est la disposition la plus prochaine à l’oraison surnaturelle[324]. C’est ainsi qu’à cette oraison acquise régulièrement, dans les hommes purifiés par le bienfait de Dieu, succède l’oraison infuse dans laquelle consiste le bonheur qu’on peut acquérir dans cette vie de la connaissance de Dieu. [76]

Les marques de la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention continuelle du même Dieu présent partout, et surtout dans le cœur, un état d’oraison perpétuelle indistinct, uniforme, très étendu; car celui qui n’a pas reçu la grâce du Paraclet, n’aura pas la permanence et la perpétuité de l’oraison; mais si un homme a le Paraclet, alors assis et se promenant, dormant et veillant, travaillant et se reposant, parlant et se taisant, il est en oraison. Une certaine immobilité divine, une impassibilité au-dessus des forces de la nature, une fermeté d’âme imperturbable, une véritable unité, en qui ni l’adversité, ni la prospérité ne produit point le changement; l’absence des formes et des fantômes, l’assujettissement de l’entendement à l’obéissance de la foi, par le moyen de laquelle toutes ses recherches se reposent enfin dans l’éternelle vérité, la perte de la volonté humaine dans le bon plaisir divin, l’affranchissement de tout mode, de tout temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception; car ici l’âme se trouve comme établie et enlevée du temps présent dans l’éternité, et contemple en elle-même Dieu d’une manière qui lui est inconnue. Les dons singuliers de Dieu sont, la continuité de l’oraison sans fatigue, un merveilleux rassasiement, avec une perpétuelle soif d’oraison, la vue et le sentiment très intime de Dieu en toutes choses, et de toute chose en Dieu; ce qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison, toutes choses me sont Dieu et Dieu m’est toutes choses. Enfin lorsque cette manière d’oraison aura été forte avancée, elle produit en l’homme la sortie de lui-même, et de toutes les créatures; ensuite il demeure libre en toutes choses, et étant heureusement mort dans le Seigneur, il rentre dans le repos de son Seigneur.

Il est surpris d’être fait une même chose avec Dieu, et cependant il ne doute pas qu’il ne soit distinct de Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus. Enfin par l’émulation de sa patrie céleste [Saint-Augustin] lorsqu’il a reçu cette joie ineffable, l’esprit humain disparaît en quelque façon et est divinisé.

Les fruits de cette contemplation sont[325] l’holocauste et l’oblation, d’une très à agréable odeur au Seigneur, vivre et ne pas vivre, opérer et ne pas opérer, car la vie, l’opération, et les sens de ce contemplateur [je dis du parfait contemplateur,] est devenu tels, qu’il est recoulé comme dans son origine, il est passé en Dieu. Alors il est élevé au [78] dessus de toutes les vertus, il a la vraie humilité du cœur, un amour très pur, qui se glorifie dans la croix de Christ et possède cette paix de Dieu qui surpasse tout entendement[326]. L’oubli des fautes commises, le vrai bonheur de cette vie, les arrhes de la vie divine, l’entrée de Dieu dans son âme par la force son amour, le repos de l’un dans l’autre et la possession réciproque, la jouissance de Dieu en Dieu même, une merveilleuse révélation des choses divines, la pénétration des mystères, l’association aux anges, l’expérience très profonde des attributs divins. Ici on fait plus d’oraison dans une heure, que dans un autre temps pendant une année entière. Ici s’opère la manifestation du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ici on trouve en Jésus-Christ la plénitude du vrai bien et la joie du Seigneur. Ici la jeunesse est renouvelée comme celle de l’aigle[327]. [] Et la nuit même devient toute lumineuse au milieu des délices[328]. ici la charité opère la mort de la nature et la vie de l’esprit, oubli de toutes les créatures et la parfaite union avec le créateur. Enfin ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, et ce qui n’est point monté dans le cœur de l’homme[329]. Voilà ce que ces parfaits amateurs de Dieu éprouvent dans ce lieu d’exil, attendant cependant la bienheureuse espérance et l’arrivée du Seigneur[330].

Or dans cette parfaite abnégation et soumission tout se consomme; et quiconque voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses, doit commencer par devenir très petit et très abject à ses propres yeux, et se renoncer toujours et en toutes choses. C’est ainsi qu’enfin par cette oraison perpétuelle et incessable, que s’accomplira en lui cette parole du prophète crie à moi et je t’exaucerai et je t’annoncerai les choses grandes et fermes que tu ignores[331].

Au reste, si vous désirez de faire oraison d’une manière profitable, renoncez-vous vous-même, et ne parlez de l’oraison qu’après avoir beaucoup souffert. Celui-là ne connaîtra jamais les sacrés secrets de l’oraison, qui n’aura pas été séparé de toutes les créatures, ou qui ne se sera pas élevé à Dieu par un vol hardi; devenu supérieur à lui-même; et celui-là ne pourra pas défendre avec succès la contemplation, surtout celle qui est plus avancée et plus secrète, qui n’aura pas en sa faveur essuyé beaucoup de croix y étant exposé, comme à la défense de l’Évangile intérieur et éternel. Car comme Jésus-Christ nous a mérité ce don précieux [80] par le sens de sa Croix, de même Dieu accorde à ses serviteurs et à ses servantes cette grâce entièrement divine de le manifester et de le défendre, presque toujours par des opprobres, des injures, au milieu des traits fréquents d’une cruelle contradiction. On passe à cette paix, par des extases de la sagesse chrétienne, et il n’y a pas de chemin pour y aller que par un ardent amour pour le crucifié dont le sang purifie des souillures du vice.

 L’amour de Christ et l’imitation du crucifié nous conduisent d’abord comme par la main à la contemplation, ensuite la contemplation elle-même élevant notre esprit à Dieu, amène l’amour de Christ à l’entière purification et à la plus sublime imitation du crucifié. [Saint-Augustin] Si on recherche cette sagesse comme il convient, elle ne peut se soustraire et se cacher à ceux qui l’aiment. De là on peut leur appliquer cette parole. Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez à la porte et on vous ouvrira[332]. L’amour demande, l’amour cherche, l’amour frappe à la porte, l’amour découvre, l’amour enfin persévère dans ce qui lui est révélé.

Que celui dont qui désir de connaître cet amour le cherchent où il et qu’ils ne cherchent pas dehors, puisqu’il est abondamment dans les cœurs. Dieu conserve cette fournaise dans les œuvres de sa chaleur[333].

Dieu répand cette charité dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous est donné[334]. C’est donc auprès de Dieu qu’il faut chercher cet amour sacré. C’est donc avec Dieu qu’il faut traiter par des exercices intérieurs, afin que par ce commerce notre esprit soit enflammé du feu divin. Lorsque quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu il le trouvera, si cependant il a cherché dans toute l’angoisse de son âme[335]. Voilà la seule chose que nous devons chercher, voilà le chemin le plus sûr de le chercher, celui qui cherche Dieu seul et qui le cherche de tout son cœur; celui qui le cherche dans toute l’angoisse son âme le trouvera certainement et sûrement. Lorsque tous nos efforts se porteront droit, d’abord et uniquement à Dieu, lorsque nous l’aurons cherché par une incessable oraison, et une solide mortification, alors enfin nous le trouverons. Que la mortification soit donc l’assaisonnement de l’oraison pour qu’elle ne devienne pas vaine, que l’oraison fortifie la mortification, pour qu’elle ne [82] défaille pas; que l’une et l’autre fraient un chemin uni pour arriver à Dieu.

La contemplation de rejette pas la mortification, mais l’augmente. La mortification n’éloigne pas de la contemplation, mais y conduit d’un pas assuré. Ainsi Jésus-Christ est le chemin qui conduit au Père. Seigneur enseignez-nous à prier. Luc 11.

 


 

III. VINGT-HUIT ANNÉES DE PRISON (1687 - 1715)

Aucun commentaire ne peut rendre compte d’une épreuve sans fin sur laquelle nous ne savons presque rien car la correspondance couvre seulement cinq années (1690-1695) et se devait d’être rassurante. La Combe suit le calvaire vécu par le quiétiste Molinos dont on ne sait rien -- les archives romaines ayant brûlées -- sinon sa remarquable attitude lors d’une célèbre « journée » d’expiation.

Soulignons le remarquable rayonnement d’un homme seul qui va réussir à rassembler autout de lui un groupe spirituel -- une « petite église » comme il nommera justement mais malencontreusement ce groupe -- au sein de la prison de Lourdes, seule « situation stable » qui succéda à plusieurs transferts. La correspondance commence trois années après son premier enfermement.

Se joindront au cercle mystique le chapelain de la prison, des notables, de simples femmes, des religieuses... Le contact avec l’extérieur sera assuré sans faille par une voie qui nous reste inconnue, jusqu’à la saisie de madame Guyon vigoureusement recherchée par la police.

Soulignons également que l’on ne peut attribuer au prisonnier aucun aveu net et clair qui eût réglé une bonne fois pour toute le « problème quiétiste ». Les accusateurs « liquidateurs » en sont réduits à présenter une lettre forgée à la prisonnière parisienne. Aucune confrontation ne pourra avoir lieu.

La lettre de Tarbes est suffisemment étrange et différente des lettres qui parvinrent à madame Guyon par une voie sûre que nous la supposons arrangée ou obtenue par épuisement ou égarement provoqué du prisonnier. Tout se dénouera par la mort d’un vieillard peut-être devenu fou à force d’épreuves subies ou bien ayant retrouvé sa liberté dans la sénilité.


 

MADAME GUYON TÉMOIGNE DANS SA VIE PAR ELLE-MEME

3.3 ARRESTATION DU PÈRE LA COMBE

1. ‘Ils firent entendre à Sa Majesté que le père La Combe était ami de Molinos …[S.M.] ordonna …que le père La Combe ne sortirait point de son couvent …Ils concertèrent de … le faire paraître réfractaire aux ordres … ils résolurent de cacher cet ordre au père La Combe.’ 2. Tromperies pour faire sortir le Père La Combe et établir des procès-verbaux. 3. Naïveté du Père toujours soucieux d’obéissance. 4. Le Père La Mothe obtient les précieuses attestations de la doctrine du Père La Combe et les fait disparaitre. 5. Le Père est arrêté le 3 octobre 1687. 6. Pressions du Père La Mothe et ‘il y eut même de mes amis assez faibles pour me conseiller de feindre de prendre sa direction.’ 7. Tous ceux qui ne la connaissent pas crient contre elle. 8. ‘Je ne faisais pas un pas, me laissant à mon Dieu.’ 9. Activité de l’écrivain Gautier. 10. Elle trouve des témoins qui connaissent la femme du faussaire ce qui peut démontrer l’innocence du Père La Combe mais le Père La Mothe, supérieur des barnabites, ‘voulait bien se mêler de livrer son religieux, mais non pas de le défendre.’ 11. ‘Un second Joseph vendu par ses frères.’ 12. ‘Ce fut sur cette lettre supposée, que l’on fit voir à Sa Majesté, que l'on donna ordre de m'emprisonner.’

 [1.] À quelques jours de là, après avoir consulté avec M. Charon[336] l’official, ils trouvèrent le moyen de perdre le père La Combe, voyant que je n’avais pas voulu m’enfuir. C’était celui qui leur avait paru le plus sûr : ils firent entendre à Sa Majesté que le père La Combe était ami de Molinos et dans ses sentiments, supposant, sur le témoignage de l’écrivain et de sa femme, qu’il avait fait des crimes qu’il ne fit jamais. Sur cela Sa Majesté, avec autant de justice que de bonté, croyant la chose véritable, ordonna avec autant de justice que de bonté, que le père La Combe ne sortirait point de son couvent, et que l’official irait s’informer de lui-même quels étaient ses sentiments et sa doctrine. Il ne se trouva jamais un ordre plus équitable que celui-là; mais il n’accommodait point les ennemis du père La Combe, qui jugèrent bien qu’il lui serait très aisé de se défendre de choses aussi fausses. Ils concertèrent entre eux un moyen d’ôter cette affaire à la connaissance des généraux et d’y intéresser Sa Majesté. Ils n’en trouvèrent point d’autre que celui de le faire paraître réfractaire aux ordres du roi, et afin de réussir, - car ils savaient bien que l’obéissance du père La Combe était telle que s ‘il savait l’ordre du roi, il n’y contreviendrait pas, et qu’ils ne viendraient point à bout de leurs desseins, - ils résolurent de cacher cet ordre au père La Combe, afin que, sortant pour quelque exercice de charité ou d’obéissance, il fût pris comme rebelle. Le père La Combe prêchait et confessait à son ordinaire, et même fit deux sermons, l’un aux Grands Cordeliers à Saint-Bonaventure, et un autre à Saint-Thomas de Villeneuve, aux Grands-Augustins, sermons qui enlevèrent tout le monde. Ils lui cachèrent, dis-je, avec soin les ordres du roi et complotèrent avec M. l’official tout ce qu’ils firent, parce qu’ils ne pouvaient rien faire en ce point qu’ils ne fussent de concert.

[2.] Quelques jours auparavant, le père La Mothe me dit que M. l’official était son intime ami et qu’il ne ferait en cette affaire que ce qu’il lui plairait; et il feignit de faire une retraite spirituelle afin de n’être point obligé de s’écarter de la maison [261] et de mieux faire réussir son affaire, et pour avoir aussi un prétexte de s’exempter de servir le père La Combe et de le mener chez Mgr l’archevêque. Un après-dîner l’on vint dire au père La Combe qu’un cheval avait passé sur le corps d’une de ses pénitentes et qu’il la fallait aller confesser. Ce père, sans tarder, va demander permission au père La Mothe d’aller confesser cette femme. On la lui donna volontiers. À peine fut-il parti que M. l’official vint, qui fit son procès-verbal comme il ne l’avait pas trouvé et qu’il était un rebelle aux ordres du roi que l’on ne lui avait pas déclarés. Ils dirent tout haut à M. l’official qu’il était chez moi, quoiqu’ils sussent bien le contraire, car il y avait plus de six semaines qu’il n’y était venu et ils firent entendre à Mgr l’archevêque qu’il était toujours chez moi. Mais comme une seule sortie par l’ordre du supérieur n’était pas suffisante à leur gré pour faire paraître le père La Combe aussi noir à Sa Majesté que l’on voulait le faire paraître, il fallut venir d’autres fois. Cependant le père La Combe résolut de ne sortir pour rien au monde. Ce qui les embarrassant un peu, ils firent venir M. l’official un matin, et sitôt qu’il fut entré, on dit au père La Combe, qui ne savait pas qu’il fût là, de venir dire la messe. Il fut surpris parce que ce n’était pas son rang, et il eut assez tôt dit la messe pour voir sortir M. l’official. Il alla trouver son supérieur et lui dit : «Mon père, est-ce qu’on veut me surprendre? Je viens de voir sortir M. Charon l’official?» Le supérieur lui dit : «C’est qu’il me voulait parler; je lui ai demandé s’il voulait vous parler, il m’a dit que non.» Cependant l’on avait ce matin dressé un second procès-verbal comme[337] le père La Combe n’y était pas, et qu’il était encore rebelle aux ordres de Sa Majesté. M. l’official vint une troisième fois; le père le vit de la fenêtre et demanda à lui parler; l’on ne voulut pas qu’il parût, disant qu’il avait des affaires avec le supérieur et qu’il ne venait pas pour lui. Il me vint trouver à son confessionnal où je l’attendais, et me dit qu’il craignait fort une surprise, que M. l’official était là, et qu’on ne voulait pas le lui laisser parler. L’on fit encore un troisième procès-verbal comme le père La Combe s’était trouvé pour la troisième fois rebelle aux ordres du roi.

[3.] Je demandai le père La Mothe et je lui dis que je le priais que l’on n’en usât pas comme cela, qu’il m’avait dit qu’il était fort ami de M. l’official et qu’assurément l’on voulait user de surprise. Il me dit assez froidement : «Il n’a pas voulu voir le père La Combe : il ne venait pas pour cela.» Je conseillai au père La Combe d’écrire à l’official et de le prier de ne lui pas refuser la grâce qui ne se refuse pas aux plus criminels, qui est de les entendre, et de lui faire la grâce de venir et de le demander. J’envoyai moi-même la lettre par une personne inconnue. M. l’official dit qu’il irait l’après-dîner sans y manquer. Le père La Combe eut quelque peine d’avoir écrit cette lettre sans la permission de son supérieur, car il ne se pouvait persuader les choses au point où elles étaient. Il le fut trouver pour le lui dire; aussitôt qu’il le sut, il envoya deux religieux à M. l’official, apparemment pour le prier du contraire, ainsi que l’événement l’a bien fait voir. Comme je passais pour aller à une maison que j’avais louée, je trouvai ces deux religieux : je me doutai du fait, car Notre Seigneur voulut que je fusse témoin de tout; je les fis suivre, et ils allaient chez M. l’official. Je ne [262] doutai plus que le père La Combe n’eût fait confidence au père La Mothe de la lettre écrite. Je fus trouver le père La Combe pour le lui demander, il me l’avoua; je lui dis que j’avais trouvé ces deux religieux en chemin et que je les avais fait suivre. Nous parlions encore lorsque le père La Mothe vint dire que M. l’official ne viendrait point, que les choses avaient changé. Le père La Combe vit bien dès lors que cette affaire serait de pure surprise.

[4.] Cependant le père La Mothe feignit de le vouloir servir. Il lui dit : «Mon père, je sais que vous avez des attestations de votre doctrine de l» Inquisition et de la Sacrée Congrégation des rites et des approbations des Cardinaux pour votre sûreté : ces pièces sont sans réplique, et puisque vous êtes approuvé de Rome, un simple official n’a rien à vous dire sur votre doctrine.» J’étais encore aux Barnabites lorsque le père La Combe fut chercher ces pièces et dresser ses mémoires. Croyant que le père La Mothe agissait d’aussi bonne foi qu’il le protestait et voyant qu’il m’assurait que M. l’official ne ferait que ce qu’il voudrait, qu’il était son ami et qu’il voulait servir le père La Combe. Ce père dans sa simplicité le crut, et lui apporta ses papiers, qui étaient sans réplique pour la doctrine; pour les mœurs, cela n’était point du ressort de l’official. Après que le père La Combe eut donné ces papiers si nécessaires, on les supprima, et le pauvre père eut beau les demander, le père La Mothe dit qu’il les avait envoyés à M. l’official; M. l’official dit qu’il ne les avait pas reçus : il n’en fut plus de mention.

[5.] Le jour de Saint-Michel, cinq jours avant la détention du père La Combe, je fus à son confessionnal. Il ne put me dire que ces paroles : «J’ai une si grande faim d’opprobres et d’ignominies, que j’en suis tout languissant. Je m’en vais dire la messe : entendez-la et me sacrifiez à Dieu comme je vais m’y immoler moi-même.» Je lui dis : «Mon père, vous en serez rassasié.» Et en effet, le troisième d’octobre 1687, veille de Saint-François son patron, comme on dînait, on le vint enlever pour le mettre aux pères de la Doctrine Chrétienne. Durant ce temps, les ennemis faisaient faussetés sur faussetés; et le provincial fit venir l’abbé[*FBUO*4] [338] qui avait été grand vicaire chez M. de Verceil, que M. de Verceil avait envoyé. Il vint exprès à Paris déposer des faussetés contre le père La Combe, mais cela fut détruit, cela ne servit que de prétexte pour le mettre à la Bastille, avec des mémoires non signés que le provincial apporta de Savoie, se vantant partout, en les apportant, qu’il avait de quoi faire mettre le père La Combe à la Bastille, et effectivement deux jours après, on le mit à la Bastille, et quoiqu’on l’ait trouvé très innocent, et qu’ils n’aient pu fonder un jugement, ils ont fait croire à Sa Majesté que c’était un esprit dangereux. C’est pourquoi sans le juger, on l’a enfermé dans une forteresse pour sa vie, à ce que l’on prétend. Et comme ses ennemis apprirent que dans la première forteresse les capitaines l’estimaient et le traitaient plus doucement, non contents d’avoir enfermé un si grand serviteur de Dieu, ils l’ont fait mettre dans un endroit où ils ont cru qu’il aurait plus à souffrir[339]. Dieu, qui voit tout, rendra à chacun selon ses œuvres. Je sais par la communication intérieure qu’il est très content et abandonné à Dieu.

[6.] Après que le père La Combe fut arrêté, le père La Mothe prit plus de soin que jamais de me porter à m’enfuir. Il le dit à tous mes amis, il me le dit à moi-même, m’assurant que si j’allais à Montargis, on ne me mettrait pas dans cette affaire, que si je n’y allais pas, on m’y mettrait. Il se mit ensuite dans l’esprit qu’afin de disposer de moi et du peu qui me reste, et pour se disculper devant les hommes d’avoir ainsi livré le père La Combe, il fallait qu’il fût mon directeur. Il me le proposait adroitement en me faisant des menaces, il ajoutait toujours : «Vous n’avez point de confiance en moi, tout Paris le sait.» J’avoue que cela me faisait compassion. Il venait de ses intimes amis me voir, qui me disaient que si je voulais bien me mettre sous la direction du [263] père La Mothe, l’on ne me ferait point d’affaire. Non content de cela, il écrivit de tous côtés et à ses frères pour me décrier dans leur esprit. Il y réussit si bien qu’ils m’écrivaient les lettres du monde les plus outrageantes, et surtout, que si je ne me mettais pas sous la direction du père La Mothe, j’étais perdue. J’ai encore les lettres. Il y a un père qui me priait de faire de nécessité vertu, que si je ne me mettais pas sous sa direction, je ne me devais attendre qu’à une entière déroute. Il y eut même de mes amis assez faibles pour me conseiller de feindre de prendre sa direction, et de le tromper. O. Dieu, vous savez combien je suis éloignée des détours, des déguisements, et des fourberies, surtout en cette matière! Je disais que je n’étais pas capable de faire une momerie de la direction et que mon fond rejetait cela d’une force effroyable.

[7.] Je portais tout avec une extrême tranquillité, sans soin ni souci de me justifier ou défendre, laissant à mon Dieu d’ordonner de moi ce qu’il lui plairait. Il augmentait ma paix à mesure que le père La Mothe prenait soin de me décrier de telle sorte que je n’osais presque paraître : chacun criait contre moi et me regardait comme une infâme. Je portais tout cela avec joie, et je vous disais, ô mon Dieu : C’est pour l’amour de vous que je souffre ces opprobres et que j’ai le visage couvert de confusion[340]. Tout le monde sans exception criait après moi, à la réserve de ceux qui me connaissaient par eux-mêmes, qui savaient combien j’étais éloignée de ces choses, mais les autres m’accusaient d’hérésie, de sacrilèges, d’infamies de toutes espèces que j’ignore même, d’hypocrisie, de malice. Lorsque j’étais à l’église, je m’entendais railler derrière moi, et une fois j’entendis des prêtres qui disaient qu’il fallait me jeter hors de l’église. Je ne puis exprimer combien j’étais contente au-dedans, me délaissant toute à Dieu sans réserve, toute prête à endurer les derniers supplices si telle était sa volonté.

[8.] Je ne faisais pas un pas, me laissant à mon Dieu. Cependant, le père La Mothe écrivit partout que je me perdais à force de solliciter pour le père La Combe. Je n’ai jamais fait ni pour lui, ni pour moi, aucune sollicitation. O mon amour, vous savez que je vous veux tout devoir, et que je n’attends rien d’aucune créature. Ce fut ce que j’écrivis au commencement à un de mes amis, qui aurait pu davantage me servir : que je le priais de ne s’en pas mêler et que je ne voulais pas qu’il fût dit, qu’autre que Dieu eut enrichi Abraham[341], c’est-à-dire que je veux tout tenir de lui. O mon amour, je ne veux point d’autre salut que celui que vous opérez vous-même. Tout perdre pour vous, m’est gain; tout gagner sans vous, me serait perte. Quoique je fusse dans un décri général, Dieu ne laissait pas de se servir de moi pour lui gagner bien des âmes; et plus la persécution augmentait, plus il m’était donné d’enfants, auxquels Notre Seigneur faisait toujours de plus grandes grâces par sa petite servante.

[9.] Il ne se passait pas un jour que je n’eusse un nouvel assaut, et souvent plusieurs par jour. L’on me venait rapporter ce que le père La Mothe disait de moi, et un chanoine de Notre-Dame me vint dire que ce qui rendait le mal qu’il disait de moi si fort croyable, était qu’il faisait semblant de m’aimer et de m’estimer. Il m’élevait jusqu’aux nues, puis il me jetait dans l’abîme. Cinq ou six jours après qu’il eut dit qu’on avait porté des mémoires horribles contre moi chez Mgr l’archevêque, une bonne fille dévote fut chez l’écrivain Gautier, et ne le trouvant pas, elle ne trouva que son petit garçon, âgé de cinq ans, qui lui dit : «Il y a bien des nouvelles, mon papa est allé chez Mgr l’archevêque porter des papiers»; ensuite de cela, j’appris qu’effectivement les mémoires dont le père La Mothe avait parlé, avaient été portés chez Mgr l’archevêque après que le père La Combe fut arrêté.

[10.] Le père La Mothe pour se disculper me dit : «Vous aviez bien raison de dire que cette femme était méchante, c’est elle qui a fait tout cela.» Mais Notre Seigneur, qui le voulait laisser sans excuse, et qui ne voulait pas que j’ignorasse que les choses venaient [264] de lui, permit que deux marchands de Dijon vinrent à Paris, et comme ils me parlaient d’une méchante femme qui s’en était fuie des Repenties de Dijon, et qui s’était venu marier à Paris, qui avait fait des vols à Lyon de l’argenterie d’une fameuse confrérie, et qu’on lui avait pensé couper le nez dans un mauvais lieu, comme j’avais ouï parler à cette femme qu’elle avait demeuré à Dijon, je me doutai que c’était elle, et d’autant plus qu’une bonne fille qui l’avait vue servir dans une maison, m’assura qu’elle y avait volé, et changé de nom et de quartier. J’eus un pressentiment que c’était elle. Je demandai à ces marchands, qui sont de très honnêtes gens et qui m’apportaient une lettre de la procureuse générale, mon amie, qui est une sainte, si voyant cette femme, ils la reconnaîtraient. Ils dirent que oui.

Comme elle gagne sa vie à coudre des gants, cette fille dévote, qui la connaissait, la fit parler à ces marchands, qui la reconnurent d’abord, et me dirent qu’ils étaient prêts de déposer que c’était elle. Je ne pouvais me porter partie, car on ne m’avait point attaquée, mais bien le père La Combe. J’envoyai au père La Mothe lui dire que j’avais trouvé un bon moyen de faire reconnaître et la malice de cette femme et l’innocence du père La Combe; qu’il y avait des marchands qui la connaissaient, et qui étaient prêts d’aller déposer contre elle à l’officialité, après quoi, il se trouverait à Dijon plus de mille témoins. Le père La Mothe me fit réponse qu’il ne voulait point se mêler de cela. Il voulait bien se mêler de livrer son religieux, mais non pas de le défendre.

[11.] Je vis par là accompli tout ce que Notre Seigneur m’avait fait connaître cinq ans auparavant et du père La Combe et de moi, et comment il serait vendu par ses frères. J’en fis même alors des vers, car il me fut donné à connaître qu’il serait un second Joseph vendu par ses frères, et la persécution du père La Mothe me fut montrée avec la même clarté que je l’ai vue effectuer. Aussi n’en pouvais-je douter, car dans tout ce qui arrivait, j’avais une certitude intérieure que c’était lui, et Dieu me faisait voir les choses en songe, comme il les faisait, avant que je les apprisse.

[12.] L’on me pressait[342] toujours pour me faire enfuir, quoique Mgr l’archevêque m’eût dit à moi-même de ne point quitter Paris, et l’on me voulait rendre criminelle et le père La Combe aussi par ma fuite. Ils ne savaient comment faire pour me faire tomber entre les mains de l’official : car si on m’accusait de crimes, il me fallait d’autres juges, et tout autre juge que l’on m’eût donné aurait vu mon innocence, et les faux témoins courraient risque. Cependant, l’on voulait me faire passer pour coupable, être maître de moi et m’enfermer, afin qu’on ne pût jamais connaître la vérité de cette affaire, et pour cela, il fallait me mettre hors d’état de pouvoir jamais faire entendre la vérité. L’on faisait toujours courir le même bruit des crimes horribles quoique M. l’official m’assurât qu’il n’en était point de mention, car il avait peur que je ne me dérobasse à sa juridiction.

Ils firent entendre à Sa Majesté que j’étais hérétique; que j’avais grand commerce avec Molinos par lettres — moi, qui ne savais pas qu’il y eût un Molinos au monde avant que la gazette me l’eût appris — que j’avais fait un livre dangereux et que pour cela il fallait que Sa Majesté donnât une lettre de cachet pour me mettre dans un couvent, afin qu’ils pussent m’interroger, mais que comme j’étais un esprit dangereux, qu’il fallait que je fusse enfermée sous la clef, sans avoir aucun commerce ni au-dehors, ni au-dedans; que j’avais fait des assemblées, ce que l’on soutint fortement, et c’était là mon plus grand crime, quoique cela fût très faux et que je n’en eusse jamais fait aucune, ni vu trois personnes ensemble; mais afin de mieux appuyer la calomnie des assemblées, l’on contrefit mon écriture, et on fit une lettre par laquelle j’écrivais que j’avais de grands desseins, mais que je craignais fort qu’ils ne fussent avortés par la détention du père La Combe; [265] que je ne tenais plus mes assemblées chez moi, que j’étais très espionnée, mais que je les ferais dans telles et telles maisons et dans telles rues, chez telles personnes, qui sont des gens que je ne connais point, et que je n’avais jamais ouï nommer. Ce fut sur cette lettre supposée que l’on fit voir à Sa Majesté, que l’on donna ordre de m’emprisonner.

3.4 INFAMIE DU P. LA MOTHE

1. Maladie. 2. Le Père La Mothe extorque une pièce qui pouvait sauver le Père La Combe. 3. Puis ‘il ne garda plus de mesures à m'insulter.’ 4. Accusations et abandon par tous. 5. ‘L’on me fit entendre qu'il fallait que je parlasse à M. le théologal. C’était un piège … deux jours après on fit entendre que j'avais  …accusé bien des personnes, et ils se servirent de cela pour exiler tous les gens qui ne leur plaisaient pas …C'est ce qui m'a été le plus douloureux.’ 6. ‘On m'apporta une lettre de cachet pour me rendre à la Visitation du faubourg Saint-Antoine.’

 [l.] On l’aurait exécuté deux mois plus tôt, mais je tombai très malade, avec des douleurs inconcevables et la fièvre. On croyait que j’avais un abcès dans la tête, car la douleur que j’y eus durant cinq semaines était à me faire perdre l’esprit; avec cela un mal de poitrine et une toux violente. Je reçus deux fois le Saint Sacrement en viatique. Sitôt que le père La Mothe sut que j’étais malade, il me vint voir. Je le reçus à mon ordinaire, c’est-à-dire de mon mieux pour l’amour de celui qui a toujours prié pour ses bourreaux; la première parole qu’il me dit fut qu’il fallait faire un testament et qu’il me le ferait faire. C’était bien plus pour cela que pour autre chose qu’il me venait voir; il me demanda ensuite si je n’avais point de papiers que je devais lui confier plus qu’à nul autre. Je lui dis que pour de testament je n’en avais point à faire, que je n’avais aucuns papiers. Il avait appris d’une personne de mes amis qui, sachant qui il était sans savoir qu’il fût l’auteur de cette affaire, lui mandait qu’elle m’envoyait des attestations de l’Inquisition pour le père La Combe, ayant appris que les siennes avaient été perdues. Cette attestation était une très bonne pièce, car ils avaient fait entendre à Sa Majesté que le père La Combe avait fui l’Inquisition.

[2.] Le père La Mothe fut fort alarmé de savoir que j’avais cette pièce; et se servant de son artifice ordinaire et de l’occasion de l’extrémité où j’étais, qui ne me donnait pas toute la liberté de mon esprit, à cause des excessives douleurs et de l’obfuscation de ma tête, il me vint trouver, contrefaisant l’affectionné et le joyeux et me disant que les affaires du père La Combe allaient très bien, il venait cependant de le faire mettre à la Bastille, qu’il était tout prêt à sortir victorieux, et qu’il en avait une extrême joie; qu’il ne leur manquait plus qu’une chose, qui était que l’on avait dit qu’il s’en était fui de l’Inquisition, qu’il avait besoin d’une attestation de l’Inquisition et que s’il l’avait, il serait délivré tout à l’heure. Il ajouta : «Je sais que vous en avez une : si vous me la donnez, cela sera fait.» Je fis d’abord difficulté de la lui donner, ayant autant de sujet que j’en avais de me défier de lui. Mais il me dit : «Quoi! vous voulez être cause de la perte du pauvre père La Combe le pouvant sauver, et vous nous causerez cette affliction faute d’une pièce que vous avez entre les mains!» Je me rendis et fis chercher cette pièce, et la lui remis entre les mains. Il la supprima aussitôt, et dit qu’elle était égarée; et quelque instance que je lui fisse de me la rendre, il ne l’a jamais voulu, car Monsieur l’ambassadeur de Savoie me fit dire de la lui envoyer et qu’il s’en ferait bien tenir compte.

[3.] Comme[343] le père La Mothe vit qu’il n’avait plus rien à craindre de ce côté-là, il ne garda plus de mesures à m’insulter toute moribonde que j’étais. Il n’y avait presque point d’heure qu’on ne me fit de nouvelles insultes. L’on me disait qu’on n’attendait plus rien sinon que je fusse guérie pour m’emprisonner. Il écrivit toujours plus fortement à ses frères contre moi, leur faisant entendre que je le persécutais. J’admirais en cela l’injustice des créatures. J’étais seule, dépourvue de tout, ne voyant personne : car depuis l’emprisonnement du père La Combe, mes amis avaient honte de moi, mes ennemis triomphaient : j’étais délaissée et opprimée généralement de tout le monde, le père La Mothe, au contraire, en crédit, applaudi de tous, faisant tout ce qu’il voulait et m’opprimant de la manière du monde la plus étrange; et il se plaint que je le maltraite lorque je suis aux portes de la mort! Il est cru, et moi qui ne dis mot, et qui garde le silence, l’on m’outrage. [266] Ses frères m’écrivirent tous de concert; (l’un que) c’était pour mes crimes que je souffrais; que je me misse sous la conduite du père La Mothe ou que je m’en repentirais, et avec cela me disait des choses très outrageantes du père La Combe. L’autre me mandait que j’étais une frénétique, qu’il me fallait lier, une léthargique, qu’il fallait éveiller. Le premier m’écrivait encore que j’étais un monstre d’orgueil et quelque chose de semblable, puisque je ne voulais pas me laisser nettoyer, conduire et corriger par le père La Mothe durant que le Saint Enfant Jésus se laissait nettoyer de ses ordures par la Sainte Vierge; l’autre m’écrivait que je voulais que l’on me crût innocente pendant que je faisais tout ce qui ressemble au péché. C’était là mon régal journalier dans l’extrémité de mes maux, et avec cela, le père La Mothe criait de toutes ses forces contre moi, disant que je le maltraitais.

Je n’apportais que la douceur à ses insultes, lui faisant même des présents. Je cherchais, comme dit le Roi-Prophète, quelqu’un qui prît part à ma douleur, mais je ne trouvais personne[344]. Mon âme demeurait abandonnée à son Dieu, qui semblait être uni avec les créatures pour la tourmenter, car outre que dans toute cette affaire je n’ai jamais eu de soutien perceptible, ni de consolation intérieure, je pouvais dire avec Jésus-Christ : Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi m’avez-vous délaissée? et avec cela, des douleurs inconcevables dans le corps. Je n’avais pas un ami, ni aucun soulagement corporel, car Notre-Seigneur permit que dans ce temps les filles qui me servaient se brouillèrent ensemble si bien qu’au lieu d’être soulagée, je n’avais que la tête étourdie de leurs querelles, cela semblait être fait pour moi, car ces querelles commencèrent avec ma maladie et finirent avec elle. Dieu permit encore qu’elles me faisaient tout de travers et loin de me soulager me faisaient bien du mal, non par faute d’affection, mais faute d’adresse. Si elles me donnaient un remède c’était à contretemps ou bien elles doublaient les doses. Si j’étais en sueur ou en frisson elles me jetaient de l’eau sans y penser et puis elles querellaient devant moi. À tout cela Notre-Seigneur me donnait toujours la même égalité et la même patience, quoique sans nul soutien intérieur perceptible ni la moindre consolation soit de la part de Dieu soit des créatures, sans savoir si j’étais agréable à Dieu et dans un décri si universel que chacun croyait rendre un service de dire le plus de mal de moi, car [4.] il n’y a crime d’infamie, d’erreur, de sortilège, de sacrilège dont on ne m’ait accusée. Il me semblait que je n’avais plus qu’une affaire, qui était d’être le reste de ma vie le jouet de la providence, ballottée continuellement, et après cela une victime éternelle de sa justice. Mon âme se trouve à tout cela sans résistance, n’ayant plus d’intérêt propre, et ne pouvant pas vouloir être autre que ce que Dieu la fera être pour le temps et pour l’éternité.

Que ceux qui liront ceci fassent une petite réflexion sur ce que c’est qu’un état de cette sorte, lorsque Dieu parut se ranger du côté des créatures, et avec cela une immobilité entière, qui ne se dément jamais. C’est bien là votre ouvrage, mon Dieu, où la créature ne peut rien!

[5.] Sitôt que je fus en état de me faire porter à la messe en chaise, l’on me fit entendre qu’il fallait que je parlasse à M. le théologal. C’était un piège concerté avec le père La Mothe et le chanoine chez qui je logeais, afin de fournir un prétexte pour m’arrêter. Je parlai avec bien de la simplicité à cet homme, qui est tout dans le parti des J [ansénistes] et que M. N... avait gagné pour me tourmenter. Nous ne parlâmes que des choses de sa portée, et qu’il approuva. Cependant deux jours après on fit entendre que j’avais déclaré beaucoup de choses et accusé bien des personnes, et ils se servirent de cela pour exiler tous les gens qui ne leur plaisaient pas. L’on en exila un grand nombre que l’on disait avoir fait avec moi des assemblées. Ce sont tous gens que je n’ai jamais vus, dont je ne sais pas le nom et qui ne me connurent jamais. C’est ce qui m’a été le plus douloureux, que l’on se soit servi de cette invention pour exiler tant de gens (267) d’honneur, quoique l’on sût bien que je ne les connaissais pas. Il y en a un qu’on a exilé parce qu’il a dit que mon petit livre était bon; il est à remarquer que l’on ne dit rien à ceux qui l’ont approuvé; que loin de condamner le livre, l’on l’a réimprimé de nouveau depuis que je suis prisonnière et affiché à l’archevêché et par tout Paris. Cependant ce livre est le prétexte que l’on a pris pour me rendre justiciable de Mgr l’archevêque. Le livre se vend et se débite, se réimprime, et moi je suis toujours prisonnière. L’on se contente dans les autres, lorsque l’on trouve quelque chose de mauvais dans des livres, de condamner les livres, et on laisse les personnes en liberté, et pour moi, c’est tout le contraire; mon livre est approuvé de nouveau et l’on me retient prisonnière.

[6.] Le même jour qu’on exila tous ces messieurs, on m’apporta une lettre de cachet pour me rendre à la Visitation du faubourg Saint-Antoine[345]. Je reçus la lettre de cachet avec une tranquillité qui surprit extrêmement celui qui me l’apporta. Il ne put s’empêcher de marquer son étonnement, ayant vu la douleur des messieurs qui n’étaient qu’exilés. Il en fut touché jusqu’aux larmes, et quoiqu’il eût ordre de m’emmener, il me laissa tout le jour sur ma bonne foi et me pria seulement de me rendre le soir à Sainte-Marie. Il vint ce jour-là quantité de mes amis me voir, je n’en parlai qu’à quelques-uns, j’avais une gaîté extraordinaire tout ce jour-là, ce qui étonna ceux qui me virent et qui savaient l’affaire. L’on me laissa à ma liberté toute la journée, et l’on eût été fort aise que j’eusse fui; mais Notre Seigneur me donnait des sentiments bien contraires. Je ne pouvais me soutenir sur mes jambes, car j’avais encore la fièvre toutes les nuits et il n’y avait pas quinze jours que j’avais reçu le bon Dieu. Je ne pouvais, dis-je, me soutenir qu’il me fallut soutenir un si rude choc. Je crus que l’on me laisserait ma fille et une fille pour me servir. Ma fille me tenait d’autant plus au cœur qu’elle m’avait plus coûté à élever, et que j’avais tâché avec le secours de la grâce de déraciner ses défauts et de la mettre dans la disposition de n’avoir aucune volonté, qui est la meilleure disposition pour une fille de son âge. Elle n’avait pas douze ans.

3.5 PREMIÈRE RÉCLUSION

1. ‘Le 29 Janvier 1688 …il me fallut aller à la Visitation. Sitôt que j'y fus, l’on me signifia que l'on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre. … l’on se servait de ma détention pour la vouloir marier par force à des gens qui qui étaient sa perte.’ 2. ‘C'est une maison où la foi est très pure et où Dieu est très bien servi; c'est pourquoi l’on ne pouvait m'y voir de bon oeil me croyant hérétique…’ 3. Son confesseur la renie par peur. 4. Elle souffre par la fille geôlière. 5. Une infidélité : ‘je voulus m’observer.’ 6. Songe d’une pluie de feu d’or. 7. Interrogatoire sur le Père La Combe par l’official et un docteur de Sorbonne. 8. Protestation écrite. 9. Interrogatoire sur le Moyen court. 10. Interrogatoire sur une lettre contrefaite à propos de supposées assemblées. 11. ‘« Vous voyez bien, Madame, qu'après une lettre comme celle-là, il y avait bien de quoi vous mettre en prison. » Je lui répondis : « Oui, Monsieur, si je l'avais écrite. »’ ‘L’on fut deux mois après la dernière interrogation sans me dire un mot, à exercer toujours la même rigueur envers moi, cette soeur me traitant plus mal que jamais.’ 12. Aucune illusion sur le but poursuivi de la faire paraître coupable à tout prix. 13. Visite mal intentionnée de l’Official seul. 14. ‘Il dressa un procès-verbal.’ / Lettre pour M. L’official, Lettre à M. L’archevêque / 15. ‘L’on me fit savoir que mon affaire allait bien et que j'allais sortir à Pâques.’

 [l.] Enfin le 29 janvier 1688, veille de Saint-François-de-Sales, il me fallut aller à la Visitation. […]

[2.] L’on[346] choisit la maison de la Visitation, rue Saint-Antoine, comme celle où je n’avais nulle habitude, et dont l’on était le plus assuré. L’on crut que l’on m’y tiendrait avec plus de rigueur que dans aucune autre, et l’on ne se trompait pas, parce que l’on savait le zèle de la mère supérieure pour exécuter les ordres du roi[347]. De plus, l’on leur avait fait de moi un si effroyable portrait qu’elles me regardaient avec horreur. C’est une maison où la foi est très pure et où Dieu est très bien servi; c’est pourquoi l’on ne pouvait m’y voir de bon œil me croyant hérétique.

L’on me choisit dans toute la maison pour geôlière celle que l’on savait qui me traiterait le plus rigoureusement. Il me fallait cette fille afin que ma croix fût complète.

[3.] Sitôt que je fus entrée, on me demanda qui était mon confesseur depuis la prison du père La Combe. Je le nommai : c’est un fort homme de bien, qui m’estime même. Cependant la frayeur avait tellement saisi tous mes amis à cause de mon emprisonnement que ce bon religieux, sans en pénétrer les conséquences, me renonça, disant qu’il ne m’avait jamais confessée, et qu’il ne me confesserait jamais. Cela fit un méchant effet; et m’ayant surprise, à ce que l’on disait, en mensonge, l’on ne doutait plus de tout le reste. Cela me fit compassion pour ce père, et admirer[348] la faiblesse humaine. Je n’en eus pas moins d’estime pour lui; cependant j’avais bien des gens qui m’avaient vue à son confessionnal et qui pouvaient servir de témoins. Je me contentai de dire : «Un tel m’a renoncé aussi, Dieu soit loué!» C’était à qui me désavouerait, chacun s’efforçait de dire qu’il ne me connaissait pas et tout le reste disait de moi des maux étranges : c’était à qui inventerait le plus d’histoires.

[7.] Sitôt après que je fus dans cette maison, M. Charon, l’official, et un docteur de Sorbonne[349], vinrent m’interroger. Ils commencèrent par me demander s’il était vrai que j’eusse suivi le père La Combe et qu’il m’eût emmenée de France avec lui. Je répondis à cela qu’il y avait dix ans qu’il était hors de France lorsque j’en sortis, et qu’ainsi je n’avais garde de l’avoir suivi. L’on me demanda s’il ne m’avait pas enseigné à faire l’oraison. Je déclarai que je l’avais faite dès ma jeunesse et qu’il ne me l’avait jamais apprise; que je ne l’avais connu que par une lettre du père La Mothe qu’il m’avait apportée en allant en Savoie, et cela dix ans avant mon départ de France. Le docteur de Sorbonne, qui agissait de bonne foi, et qui n’a jamais rien su des fourberies, car on n’a jamais voulu que je lui parlasse en particulier toute seule, dit tout haut, que ce n’était pas de quoi faire une grande connaissance. L’on me demanda si ce n’était pas lui qui avait fait le petit livre du Moyen facile[350] de [270] faire oraison, je dis que non, que je l’avais fait en son absence, sans nul dessein qu’il fût imprimé; et qu’un conseiller de Grenoble de mes amis en ayant pris le manuscrit sur ma table, le trouva utile et désira qu’il fût imprimé, (qu’) il me pria d’y faire une préface et de le diviser par espèces de chapitres; ce que je fis en une matinée. Comme ils virent que tout ce que je disais était à la décharge du père La Combe, ils ne voulurent plus m’interroger sur lui. Ils commencèrent par m’interroger sur mon livre. Ils ne m’ont jamais interrogée ni sur ma foi, ni sur mon oraison, ni sur mes mœurs.

[…]

3.7 LETTRES CONTREFAITES 

1. On l’enferme au mois de juillet dans une chambre surchauffée - malgré la mère supérieure. 2. On l’accuse de ‘choses horribles’ mais elle ne peut avoir de précision ! ‘Je lui répondis que Dieu était le témoin de tout. Il me dit que, dans ces sortes d'affaires, prendre Dieu à témoin était un crime. Je lui dis que rien au monde n'était capable de m'empêcher de recourir à Dieu.’ 3. Le tuteur intervient auprès de l’Archevêque qui l’accuse sans preuve. 4. ‘Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l'on fit voir au père de La Chaise, pour lesquelles l’on me renferma.’ 5. Témoignage de commandants favorables au Père La Combe. On le fait transférer de prison. 6. Faux témoignage demandé à une personne d’honneur. Madame de Maisonfort de Saint-Cyr parle pour elle à Madame de Maintenon, mais le roi est prévenu. 7. Maladie.  8-10. Martyrs du Saint-Esprit. 11-12. Ils renouvelleront la face de la terre.

 [4.] Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l’on fit voir au Père de la Chaise, pour lesquelles l’on me renferma. O. Dieu, vous voyez tout cela, et mon âme était contente auprès de tant de faussetés et de malices. Sitôt que je fus renfermée, l’on fit courir tout de nouveau le bruit que j’avais été convaincue de crimes et que j’en avais fait de nouveaux. Chacun se déchaîna contre moi : mes amis même s’en prenaient à moi et me blâmaient de la lettre que j’avais écrite au Père de la Chaise. L’on commençait même dans la maison à douter de moi et plus je voyais tout désespéré, plus j’étais contente, ô mon Dieu, dans votre volonté. Je disais : «O mon amour, ce sera à présent que l’on ne m’obligera plus de recourir aux créatures et que j’attends tout de [280] vous seul. Faites donc de moi, pour le temps et pour l’éternité, tout ce qu’il vous plaira. Contentez-vous de ma peine.» Le tuteur de mes enfants n’était point ferme. Il était quelquefois pour moi, mais sitôt que le père La Mothe lui avait parlé, il était contre, de sorte que son changement était continuel.

[5.] Trois jours avant que je fusse renfermée, le père La Mothe (avait) dit que l’on me renfermerait, et écrivit à ma sœur la religieuse une lettre toute passionnée contre moi et un ecclésiastique de l’archevêque en donna avis; un frère barnabite alla au collège où était ma fille qui parut fort passionné contre le Père La Combe, il disait : «Nous avons appris qu’il s’est trouvé, dans le lieu où le père La Combe est en prison, un commandant qui est de ses amis, l’on le fera bien renfermer.» Il faut savoir que lorsqu’il fut à l’île d’Oléron[351], les commandants rendirent justice à sa vertu. Sitôt qu’ils le virent, ils reconnurent que c’était un véritable serviteur de Dieu. C’est pourquoi le commandant, plein d’amour pour la vérité, écrivit à M. de Chateauneuf que ce père était un homme de Dieu et qu’il le priait de donner un peu d’adoucissement à sa prison. M. de Chateauneuf montra la lettre à Mgr l’archevêque, qui la montra au père La Mothe, et ils conclurent qu’il le fallait transférer, ce que l’on a fait, le menant dans une île déserte, où il ne peut voir ces commandants. O Dieu, rien ne vous est caché : laisserez-vous longtemps votre serviteur dans l’opprobre et dans la douleur? […]

3.8 COMMUNICATIONS ET MARTYRE

 

1. Ils voulaient tirer des rétractations pour se couvrir. 2. ‘Comment voulez-vous, dit-il, que nous la croyions innocente, moi qui sais que le père La Mothe, son propre frère, …a été obligé de porter des mémoires effroyables.’ 3. ‘Quoique le père La Combe soit en prison, nous ne laissons pas de nous communiquer en Dieu d'une manière admirable.’ 4. ‘J’éprouve deux états à présent tout ensemble : je porte Jésus-Christ crucifié et enfant.’ ‘Fait ce 21 d'août 1688, âgée de quarante ans ; de ma prison.’ 5. ‘Je sentais l'état des âmes qui m'approchaient et celui des personnes qui m'étaient données, quelque éloignées qu'elles fussent.’ 6. ‘Le 21 d'août 1688. L’on croyait que j'allais sortir de prison et tout semblait disposé pour cela …Le 22e, je fus mise à mon réveil dans un état d'agonie.’ Indifférence entière. 7.  L’épouse obtient tout de l’époux. 8. ‘M. L’official vint avec le docteur, le tuteur de mes enfants et le père La Mothe pour me parler du mariage de ma fille. / ‘L’on me dit que si je voulais y donner les mains, que l’on me donnerait ma liberté dans huit jours’ / 9. ‘Ma cousine voulut parler en ma faveur à Mme de Maintenon, mais elle la trouva si prévenue contre moi par la calomnie…’

 [1.] Quoique Mgr l’archevêque eût dit au conseiller tuteur de mes enfants que je lui avais écrit ces rétractations, et ces effroyables lettres dont j’ai parlé que l’on avait fait écrire à l’écrivain faussaire qui avait fait la première, ainsi que Notre Seigneur me le fit voir en songe, l’on ne laissait pas de me solliciter sous main d’écrire quelque chose d’approchant, me promettant une entière liberté. L’on voulait tirer de moi des rétractations que l’on n’avait jamais exigées dans les interrogations, ni juridiquement, parce que le docteur, qui est [283] honnête homme, était témoin, et qu’il n’y avait rien qui en demandât, n’ayant jamais été interrogée sur rien d’approchant; mais c’est qu’ils prétendaient, en tirant cette lettre de moi, me déclarer coupable à la postérité, et faire connaître par là qu’ils avaient eu raison de m’emprisonner, couvrant ainsi tous leurs artifices. Ils voulaient de plus un prétexte qui parût et qui convainquît que c’était avec justice qu’ils avaient fait emprisonner le Père La Combe, et voulaient par menaces et par promesses me faire écrire qu’il était un trompeur. Je répondis à cela que je ne m’ennuyais pas dans le couvent ni dans la prison, quelque rigoureuse qu’elle fût; que j’étais prête de mourir et même d’aller sur l’échafaud plutôt que d’écrire une fausseté; que l’on n’avait qu’à montrer mes interrogations; que j’avais dit la vérité ayant juré de la dire.

[2.] Comme ils virent qu’ils ne pouvaient rien tirer de moi, ils firent une lettre exécrable, où ils marquent que je m’accuse de toutes sortes de crimes, que Notre Seigneur m’a fait la grâce d’ignorer, que je reconnais que le Père La Combe m’a abusée, que je déteste l’heure que je l’ai connu; /qui est la plus maligne invention du démon, et afin que je ne sache rien de cela, et que je n’en puisse demander raison, l’on me tient enfermée sous la clef dans une chambre de ce monastère. //O Dieu, vous voyez cela et vous vous taisez, vous ne vous tairez pas toujours.

Comme le père La Mothe vit que l’on commençait à croire qu’il était l’auteur de la persécution et de ce que l’on avait enfermé le père La Combe, il fit entendre au père La Combe que je l’avais accusé, afin de se disculper dans le monde. Il dit : «J’ai prié Mgr l’Archevêque de me montrer les interrogations de mon religieux. Je voulais même poursuivre et demander raison de ce qu’il était prisonnier, mais Mgr l’Archevêque m’a dit que c’était des affaires du roi, dont je ne devais pas me mêler.» Il publia à tout le monde que j’avais pensé perdre leur maison; que j’avais voulu les rendre quiétistes, moi qui ne leur parlais jamais. Il s’avisa d’une autre ruse afin que l’on ne pût jamais faire connaître à S(a) M(ajesté) qu’il était l’auteur de nos persécutions : Il se fait consulter par Mgr l’Archevêque, comme son directeur, savoir s’il peut en conscience me donner la liberté, parce qu’il craignait que Mme de Maintenon ne parlât pour moi. Il répond d’une manière à me faire paraître coupable, et lui dans mes intérêts : «Je crois, Mgr, répondit-il par écrit dans une lettre concertée, que vous pouvez faire sortir ma sœur nonobstant tout ce qui s’est passé, et je vous réponds après avoir consulté Dieu que je n’y trouve point d’inconvénient.» Cette lettre est portée à Sa Majesté pour faire voir la probité du père La Mothe pour arrêter tout soupçon à son sujet. Cependant l’on ne laisse pas de dire ouvertement, que malgré la consultation, l’on ne croit pas en conscience que l’on puisse me mettre en liberté, et c’est sur ce pied que l’on en parle à Sa Majesté, me rendant d’autant plus criminelle, que l’on fait paraître le père La Mothe plus zélé.

Un évêque parlant un jour de moi à un des mes amis, qui tâchait de me défendre : «Comment voulez-vous, dit-il, que nous la croyions innocente, moi qui sais que le père La Mothe, son propre frère, par zèle pour le bien de l’Église et par un esprit de piété, a été obligé de porter des mémoires effroyables contre sa sœur et son religieux[352] chez Mgr l’Archevêque [353]? C’est un homme de bien, qui n’a fait cela que par zèle.» Cet évêque est intime de Mgr l’Archevêque. Un docteur de Sorbonne, qui est tout chez M. de Paris, en dit autant. […]

[3.] Quoique le père La Combe soit en prison[354], nous ne laissons pas de nous communiquer en Dieu d’une manière admirable. J’ai vu un billet de lui où il l’écrit à une personne de confiance. Bien des personnes spirituelles, auxquelles Notre Seigneur m’a unie par une espèce de maternité, éprouvent la même communication, quoique en mon absence, et trouvent en s’unissant à moi le remède à leurs maux. O. Dieu, qui avez choisi cette pauvre petite créature pour en faire le trône de vos bontés et de vos rigueurs, vous savez que j’omets quantité de choses faute de les savoir exprimer et faute de mémoire. J’ai dit ce que j’ai pu et avec une extrême sincérité et entière vérité. Quoique j’aie été obligée d’écrire le procédé de ceux qui me persécutent, je ne l’ai point fait par ressentiment, puisque je les porte dans mon cœur et que je prie pour eux, laissant [284] à Dieu le soin de me défendre et de me délivrer de leurs mains sans que je fasse un mouvement pour cela. J’ai cru, et compris, que Dieu voulait que j’écrivisse sincèrement toutes choses afin qu’il en fût glorifié, et qu’il voulait que ce qui avait été fait dans le secret contre ses serviteurs, soit un jour publié sur le toit et plus ils tâchent de se cacher aux yeux des hommes, plus Dieu manifestera toutes choses.

[4.] J’éprouve deux états à présent tout ensemble : je porte Jésus-Christ crucifié et enfant : l’un fait que les croix sont en grand nombre, très fortes, et sans relâche, y ayant peu de jours que je n’en aie plusieurs, et l’autre fait que j’ai quelque chose d’enfantin, de simple, de candide, quelque chose de si innocent qu’il me semble que si on mettait mon âme sous le pressoir, il n’en sortirait que candeur, innocence, simplicité et souffrance. O mon amour, il me semble que vous avez fait de moi un prodige devant vos yeux pour votre seule gloire. Je ne peux dire comment il se fait quelquefois que lorsque j’approche de l’image de Jésus-Christ crucifié ou enfant, je me sens sans sentir, tout à coup, renouvelée dans l’un ou l’autre de ces états, et il se fait en moi quelque chose de l’original qui se communique à moi d’une manière inexplicable que la seule expérience peut faire comprendre. Cette expérience est rare. C’est donc à vous, ô mon amour, que je rends ce que j’ai écrit pour vous.

Fait ce 21 d’août 1688, âgée de quarante ans, de ma prison, que j’aime et chéris en mon amour. Je ferai des mémoires du reste de ma vie pour obéir et pour achever un jour si l’on le juge à propos.

 [6.] Le 21 d’août 1688, l’on croyait que j’allais sortir de prison et tout semblait disposé pour cela. […]

/Un bon père Jésuite alla parler pour moi au P. de la Chaise, il lui répondit : «comment voulez-vous que je la croie innocente quand son propre frère, parlant du Père de La Combe avoue qu’elle est coupable.» C’est de cette sorte que tout le monde était prévenu et que l’on ne me pouvait servir, car il faisait croire que c’était par zèle de la religion tout ce qu’il faisait. O Dieu, vous voyez ces artifices, et vous vous taisez! vous ne vous tairez pas (5.193) toujours. //

[…]


 

Témoignages provenant de la section « 4. Les prisons, récit autobiographique » dans notre édition de la Vie par elle-même.

Ce « récit des prisons », distinct de la Vie telle qu’elle fut publiée au XVIIIe siècle fut découvert au XXe siècle. Il porte plus rarement sur Lacombe mais on ne saurait manquer le chapitre extraordinaire où l’archevêque de Paris vient présenter une fausse lettre à la prisonnière, ce qui constitue probablement un cas unique de l’abaissement d’un  archevêque -- pas n’importe lequel, celui de Paris -- devant le pouvoir politique.

Nous livrons l’intégralité des lettres concernées étonnantes par les épreuves subies ; cela donne quelque idée du sort probable du confesseur obscur abandonné par son Ordre, sur lequel on pouvait tout essayer et qui n’a rien livré. 

Nous soulignons les mises en cause de Lacombe pour faciliter la recherche d’aiguilles perdues dans la paille carcérale…

4.3  LES PREUVES ABSENTES

‘Dix mois à Vincennes entre les mains de M. de La Reynie’. On tente de se débarrasser d’elle à l’aide d’un vin empoisonné. ‘M. le Curé me dit, un jour, un mot qui me parut effroyable …qui était qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait pas de quoi me faire mourir’ ‘…leur défendant, s'il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre.’ Lettre à M. de Paris de décembre 1697. Un confesseur lui rend service.

A quelques temps de là, M. le curé, m'étant venu voir, il me dit que M. de Paris avait des preuves incontestables des crimes que j'avais commis, et qu'ainsi il ne voyait pas qu'on me rendît jamais ma liberté. […] Je lui dis que je consentirais à être renfermée si on ne formait pas de nouvelles calomnies pour en fournir le prétexte ; mais que je devais à Dieu, à la piété, à ma famille, et à moi-même de demander le Parlement où tout serait éclairci. Il me répondit qu'il le dirait à M. de Paris, que sans l'affaire de M. de Cambrai[355], je serais déjà en liberté.

[… large coupure du texte non paragraphé]

On me fit voir dans ces temps-là un livre qui me déchirait d'une manière étrange. Il était composé par un religieux de mérite[356], ami d'un prélat qui m'avait fort considérée, et qui depuis avait changé de sentiments par des raisons que j'ai dites plus haut. Ce bon religieux plus prévenu par les histoires de toute espèce que l'on faisait de moi, plus que par les discours de ce prélat, son ami, qu'il rapporte, croyait rendre un service à Dieu et à l'Eglise de donner de moi au public les idées qu'il en avait prises. J'espère que Dieu lui tiendra compte de sa bonne intention.

Mais sans entrer dans une réfutation des choses qu'il rapporte, la vérité est que le Père  La Combe n'a point demeuré avec moi à Grenoble. Il y vint deux fois en vingt-quatre heures de la part de Mgr l'évêque de Verceil pour me proposer de l'aller voir. J'ai été peu de temps à Lyon, environ douze jours chez Madame Belof, femme de mérite, connue de toute la ville pour sa vertu et sa piété, qui demeurait chez [77] M. Thomé, son père, où je ne voyais presque personne. Et je ne me suis jamais habillée en public. On peut imposer, sur de pareilles choses, aux gens qui ne m'ont point connue dans tous les temps et qui ne m'ont jamais vue.

Tout le reste de l'histoire de ce bon religieux n'est pas plus vrai puisqu'on ne m'a jamais fait sortir de nul diocèse [et] que M. de Grenoble lui-même me pria de m'établir à Grenoble. Je n'ai jamais vu à Lyon la fille de cinquante ans, ni d'un autre âge, et n'en connais aucune. M. de Genève me conta lui-même ce que le P. La Combe lui avait dit de la part de Dieu, car c'est ainsi qu'il s'en exprima deux ou trois ans avant que je fusse dans son diocèse. Et en me le contant il me dit : « Je sentais qu'il me disait vrai, et qu'il me disait des choses que Dieu seul et moi savions. » Cela ne l'empêcha pas de me le donner pour Directeur lorsqu'il m'engagea de faire l'établissement des Nouvelles Catholiques de Gex. J'ai parlé plus haut de tout cela[357].

Lorsqu'on me mit à Sainte-Marie, l'on dit à M. l'Official que j'étais toujours [78] débraillée, qu'on me voyait jusqu'au creux de l'estomac. Lorsqu'il me vit vêtue comme je suis toujours et comme je l'ai toujours été dès ma jeunesse, il demeura si surpris qu'il ne put s'empêcher de me le dire, et il le dit aussi à la Mère Eugénie[358]

J'ai marqué aussi ce qui m'avait fait sortir de Verceil et l'amitié de ce prélat pour moi. La religieuse avec laquelle ce bon religieux dit encore que j'avais commerce, et qui passe pour sainte dans l'ordre de Sainte Ursule, et qui s'appelait la Mère Bon, était morte un an auparavant que je fusse en ce pays là. Elle a fait des écrits, à la vérité, mais ils sont tout en lumière[359].

Je ne comprends pas comment ce bon religieux, si respectable d'ailleurs, a pu se résoudre à débiter tant de pauvretés sur des rapports vagues et incertains, si ce n'est qu'il a cru rendre gloire à Dieu en décriant une personne qu'on croyait si dangereuse et si capable de nuire. Je prie seulement qu'on fasse attention aux personnes que l'on a regardées comme mes amis dans tous les âges de ma vie, que j'ai vues et pratiquées un peu familièrement. [79] Il sera aisé de juger du fondement qu'on a eu à répandre tant de faussetés et tant de calomnies.

J'omets beaucoup de choses très fortes pour abréger, n'écrivant même ceci, à cause de ma faiblesse, qu'à tant de reprises, que quelquefois je n'écris par jour qu'une demi-page, et n'écris que la vérité pure, avec bien de la répugnance. Et loin d'excéder je diminue beaucoup[360]. Je crois que sans le procès que l'on avait à Rome, on ne m'aurait pas tant tourmentée : comme il me le fut dit dans la suite, après que toutes ses affaires furent finies, plus on me rendait odieuse, plus on me chargeait d'opprobres et de toutes sortes d'infamies, et plus on croyait ou, pour parler plus juste, plus on se flattait d'éblouir le public sur le procédé hautain et violent avec lequel on poussait cette affaire qui avait été portée à Rome dès le commencement. Et l'on prétendait faire retomber sur M. de Cambrai une partie de l'indignation que l'on avait prise contre moi, à cause qu'il avait paru m'estimer et qu'on le croyait de mes amis.[80]

Une grosse paysanne qui servait de servante à cette soeur qui me gardait, n'ayant aucun intérêt à me persécuter, était épouvantée de voir tout ce que l'on me faisait[361], et ne put s'empêcher de le dire à son confesseur qui prit sur cela beaucoup d'estime pour moi. Et j'en reçus, depuis, tous les services qu'il put. Comme il venait beaucoup de pauvres dans cette maison, je leur faisais donner quelques aumônes par cette soeur qui, dans la dépense qu'elle écrivait, mettait tant[362] par charité. M. de Saint-Sulpice l'ayant su, lui défendit de les mettre sur le mémoire de la dépense, et dit qu'il ne fallait pas qu'il parût que je fisse aucun bien. Cela fut rejeté sur d'autres dépenses, et je consentis que les aumônes que je faisais passassent pour être de ces soeurs, mais bien des gens ne le croyaient pas. Il venait des blessés pour être pansés chez elles. Elles ne s'y entendaient guère. Elles me priaient de le faire, et je les guérissais.

4.5  LA FAUSSE LETTRE

Ce chapitre constitue le “clou” des compte-rendus d’épreuves subies par la prisonnière -- moindres que celles subies par Lacombe ? Nous la reproduisons ici en entier (une reprise partielle infra fait partie du récit suivi des “années d’épreuves”). On en trouvera l’écho et des informations contradictoires dans l’extrait de témoignages provenant de cercles guyonniens du XVIIIe siècle.

Visite de M. de Paris avec une lettre forgée du Père La Combe. ‘S'approchant [le Curé] me dit tout bas : «On vous perdra.»’ Reproches de l’archevêque. Texte de la lettre. On la sépare de ses filles que l’on maltraitera. ‘Il y en a encore une dans la peine depuis dix ans pour avoir dit l'histoire du vin empoisonné devant le juge. [L’]autre dont l'esprit était plus faible le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d'elle contre moi. …elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son coeur.  On me mena donc seule à la Bastille.’ 

Quelques jours après cette grande lettre, M. de Paris me vint voir en grand apparat[363]. Il entra dans ma chambre avec M. le curé, qui était au désespoir de ce que j'y avais paru si insensible. Il s'assit et fit asseoir M. le curé auprès de lui. Et comme je m'étais mise à une place qui était à contre-jour, il me fit mettre au grand jour parce qu'il me voulait voir en face.

Il se contraignit d'abord pour me parler avec douceur et me dit : « Je suis venu pour vous remettre bien avec M. le curé qui se plaint fort de vous, et qui ne veut plus vous confesser ». Je lui répondis : « Monseigneur, je ne crois pas lui avoir donné sujet de se plaindre de moi et je m'y suis confessée par obéissance ».

C'était tout dire. Car je suis persuadée, sans me flatter, [108] qu'une autre que moi ne s'y serait pas confessée après avoir connu que cet homme ne travaillait qu'à ma perte. Mais, comme il était revêtu du caractère[364], je croyais me confesser à mon cher Maître en m'y confessant. Et j'ai toujours éprouvé qu'il me parlait si diversement au confessionnal de ce qu'il faisait ailleurs, que cela me confirmait la promesse de Jésus-Christ, lequel permet souvent à un mauvais prêtre de le consacrer, qu’il confesse lui-même dans un méchant et lui fait dire ce qui lui plaît. Je ne juge point de celui-ci. Je ne dis que des faits d'histoire que je jurerais sur l'Evangile.

Pour revenir à ce que je disais, M. de Paris me dit :

« Mais s'il ne vous confesse pas, personne ne voudra vous confesser ! 

- Monseigneur, lui dis-je, les jésuites me confesseraient si j'étais libre ».

Cela le mit dans une fort mauvaise humeur.

Il voulut l'obliger [M. le curé, confesseur imposé] à faire une déclaration publique que j'avais commis quantité de désordres honteux avec le P. La Combe [109] et me fit des menaces terribles si je ne déclarais pas que j'avais imposé aux gens de bien, que je les avais trompés, et que j'étais dans le désordre lorsque j'avais fait mes écrits. Enfin il me témoigna une colère que je n'aurais jamais attendue d'un homme qui m'avait autrefois paru si modéré. Il m'assura qu'il me perdrait si je ne faisais ce qu'il souhaitait.

Je lui dis que je savais tout son crédit, car il faut remarquer que M. le Curé avait pris grand soin de m’informer de sa faveur en m'apprenant le mariage de Monsieur son neveu avec la nièce de Madame de Maintenon[365], que le roi lui avait donné la chemise, ce qui ne se faisait qu'aux Princes, qu'il lui avait donné beaucoup en faveur de ce mariage, en un mot tout ce qui pouvait me donner une grande idée de la considération que cela lui donnait dans le public. Mais Dieu sait le cas que je fais des fortunes de la terre. Je lui répondis donc qu'il pouvait [110] me perdre s'il le voulait, et qu'il ne m'arriverait que ce qu'il plairait à Dieu.

Il me dit là-dessus : « J’aimerais mieux vous entendre dire : je suis au désespoir, que de vous entendre parler de la volonté [de] Dieu.

- Mais Madame, me dit M. le curé, avouez Madame que lorsque vous avez écrit vos livres, vous étiez dans le désordre !

- Je mentirais au Saint-Esprit, lui répondis-je, si j’avouais une pareille fausseté

- Nous savons ce qu'a dit la Maillard », reprit M. de Paris. (C'est cette gantière dont il a été déjà parlé du temps que je fus mise aux Filles Ste Marie). 

- « Monsieur, pouvez-vous faire fond sur une malheureuse qui a sauté les murailles de son cloître, où elle était religieuse pour mener une vie débordée dont on a des attestations ainsi que de ses vols ; qui enfin s’est mariée ; et le reste de son affreuse histoire ?

- Il me dit : Elle ira droit en paradis et vous en enfer. Nous avons la puissance de lier [111] et de délier.

- Mais, Monsieur, lui répliquai-je, que voulez-vous que je fasse ? Je ne demande qu'à vous contenter et je suis prête à tout pourvu que je ne blesse point ma conscience ».

Il me répondit qu'il voulait que j'avouasse que j'avais été toute ma vie dans le désordre ; que si je faisais cela, il me protègerait et ditait à tout le monde que j'étais convertie. Je lui fis voir l'impossibilité où j'étais d'avouer une pareille fausseté, et sur cela il tira de sa poche une lettte qu'il me dit être du P. de La Combe.

Il me la lut et me dit ensuite : « Vous voyez que le Père avoue avoir eu des libertés avec vous qui pouvaient aller jusqu'au péché ». Je n'eus ni confusion ni étonnement de cette lettre. M'étant approchée pour la considérer, je m'aperçus qu'il m'en cachait l'adresse avec soin et même l'écriture m'en parut contrefaite quoique assez ressemblante. Je lui répondis que, si le Père  avait écrit cette lettre, [112] il fallait qu'il fût devenu fou ou que la force des tourments la lui eût fait écrire.

Il me dit : « La lettre est de lui.

- Si elle est de lui, dis-je, Monsieur il n'y a qu'à me le confronter.[366] C'est le moyen de découvrir la vérité ».

M. le curé prit la parole et fit entendre qu'on ne prendrait pas cette voie parce que le Père  La Combe ne faisait que me canoniser[367], qu'on ne voulait pas mettre cette affaire en justice, mais qu'il amènerait des témoins qui feraient voir que l'on m'avait convaincue.

M. de Paris appuyant son discours, je lui dis que, cela étant ainsi, je ne lui dirais mot. Il reprit qu'on me ferait bien parler. « Non, lui dis-je, on pourra me faire endurer ce que l'on voudra, mais rien ne sera capable de me faire parler quand je ne le voudrai pas ».

Il me dit que c'était lui qui m'avait fait sortir de Vincennes. Je lui répondis que j'avais pleuré en le quittant, parce que je savais bien qu'on ne m'ôtait de ce lieu que pour me mettre dans un autre où l'on pourrait me supposer [113] des crimes. Il me dit qu'il savait bien que j'avais pleuré en le quittant, que c'étaient mes amis qui l'avaient prié de se charger de moi et que sans cela on m'aurait envoyée bien loin. A quoi je répondis qu'on m'aurait fait un fort grand plaisir.

Alors il me dit qu'il était bien las de moi. Je lui dis « Monsieur, vous pourriez vous en délivrer si vous vouliez, et, si ce n’était le profond respect que j’ai pour vous, je vous dirais que j’ai mon pasteur à qui vous pourriez me remettre ». Il parut embarrassé et il me dit qu'il ne savait que faire, et que, M. le curé ne voulant plus me confesser, il ne se trouverait personne qui se voulut charger de moi.

Et s'approchant il me dit tout bas : « On vous perdra ».

Je lui dis tout haut : « Vous avez tout pouvoirMonsieur, je suis entre vos mains. Vous avez tout crédit, je n'ai plus que la vie à perdre

- On ne veut pas vous ôter la vie, me dit-il, vous croiriez être martyre et vos amis le croiraient aussi ; il faut les détromper ».

Ensuite il m'attesta par le Dieu vivant, comme au jour du jugement, [114] de dire si je n'avais jamais eu la moindre et légère liberté avec le P. La Combe. Je lui dis, avec ma franchise et ingénuité qui ne peut mentir, que lorsqu'il arrivait de quelque voyage, après bien du temps qu'on ne l'avait vu, il m'embrassait me pressant la tête entre ses mains, qu'il le faisait avec une extrême simplicité et moi aussi. Sur cela, il me demanda si je m'en étais confessée. Je lui répondis que non et que, n'y croyant pas de mal, la pensée même ne m'en était pas venue ; qu'il ne me saluait pas moi seulement, mais toutes les personnes qui étaient présentes et de sa connaissance. « Avouez donc, dit M. le curé, que vous avez vécu dans le désordre - Je ne dirai jamais un pareil mensonge, Monsieur, lui répondis-je, et ce que je vous dis n'a rien de commun avec le désordre et en est bien éloigné. » Si ce ne sont pas les mêmes paroles, c'en est au moins la substance.

Comme je parlais [avec] beaucoup de respect à Monsieur de Paris, il me disait : « Eh! mon Dieu, Madame, pas tant [115] de respect et plus d'humilité et d'obéissance !»

Il y eut un autre endroit où se laissant aller à l'excès de sa peine, il me dit : « Je suis votre arch[evêque]. J'ai le pouvoir de vous damner, oui, je vous damne ! »

Je lui répondis en souriant : « Monsieur, j'espère que Dieu aura plus d’indulgence, et qu'il ne ratifiera pas cette sentence ».

Il me dit encore que mes filles endureraient le martyre pour moi et que c'était ainsi que je séduisais ceux qui m'avaient connue. Dans un autre endroit, en me demandant de signer que j'avais commis des crimes et d'énormes péchés, il m'allèguerait[368] l'humilité de saint François qui le disait de lui. Lorsque je disais que je n'en avais point fait, l'on m'accusait d'orgueil et d'endurcissement, et si je l'eusse avoué dans le sens de saint François, l'on m'aurait donnée au public comme reconnaissant avoir commis ces infamies.

Il me demanda encore si j'étais sûre que la grâce fût en moi ? Je dis à cela que nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine. [116] Il me reprocha l'histoire de ma Vie et voulait me faire écrire que l'envie de me faire estimer m'avait portée à écrire tous les mensonges dont elle est pleine.

Il me reprocha que je faisais prendre la meilleure viande, et examina sur le livre de la sœur ce qu'on achetait pour ma nourriture : la volaille, le vin, rien ne fut oublié. A la vérité tout y était mis avec emphase, et je me souviens d'un grand article où il y avait pour poules, pigeons et chapons, trente six sols. Le vin, qu'on avait pris pour le quinquina dont je faisais un usage presque continuel à cause de la fièvre qui me reprenait toujours, fut exagéré comme si je buvais avec excès. Mais à tout cela je n'ouvrais pas la bouche.

Enfin après bien des menaces des suites fâcheuses à quoi je me devais attendre, M. de Paris s'en alla et M. le Curé, restant, me dit : «Voilà la copie de la lettre du P. La Combe. Lisez-la avec attention, écrivez-moi, à moi, [117] et je vous servirai. » Je ne lui répondis rien, et M. de Paris l'envoya quérir pour le ramener. Voici la copie de cette lettre :

« C'est devant Dieu, Madame, que je reconnais sincèrement qu'il y a eu de l'illusion, de l'erreur et du péché dans certaines choses qui sont arrivées avec trop de liberté entre nous, et que je rejette et déteste toute maxime et toute conduite qui s'écarte des commandements de Dieu et de ceux de l'Eglise, désavouant hautement tout ce que j'ai pu faire ou dire contre ces sacrées et inviolables lois, et vous exhortant en Notre-Seigneur d'en faire de même, afin que vous et moi réparions autant qu'il est en nous le mal que peut avoir causé notre mauvais exemple, ou tout ce que nous avons écrit qui peut donner la moindre atteinte à la règle des moeurs que professe la Sainte Eglise catholique, à l'autorité de laquelle doit être soumise, sous le jugement des prélats, toute doctrine de spiritualité de quelque degré que [118] l'on prétende qu'elle soit. Encore une fois je vous conjure dans l'amour de Jésus-Christ que nous ayons recours à l'unique remède de la pénitence, et que par une vie vraiment repentante et régulière en tout point, nous effacions les fâcheuses impressions causées dans l'Eglise par nos fausses démarches. Confessons, vous et moi, humblement, nos péchés à la face du ciel et de la terre, ne rougissons que de les avoir commis et non de les avouer. Ce que je vous déclare ici vient de ma pleine franchise et liberté. Et je prie Dieu de vous inspirer les mêmes sentiments qu'il me semble recevoir de sa grâce et que je me tiens obligé d'avoir.» Fait le 27 avril 1698. Signé Dom François de La Combe, Religieux Barnabite.

Cette lettre m'ayant été lue par M. de Paris, je demandai à la voir. Il me fit grande difficulté. Enfin, la tenant toujours sans [119] vouloir me la mettre entre les mains, je vis l'écriture, un instant, qui me parut assez bien contrefaite. Je crus que c'était un coup de portée[369] de ne pas faire semblant de m'en apercevoir dans la pensée qu'ils me confronteraient au P. La Combe lorsque je serais en prison, et qu'il me serait pour lors plus avantageux d'en faire connaître la fausseté. Ce qui me porta à dire simplement que si la lettre était de lui, il fallait qu'il fût devenu fou depuis seize ans que je ne l'avais vu, ou que la question qu'il n'avait pu porter[370] lui eût fait dire une pareille chose.

Mais après qu'ils furent partis et que j'eus lu la copie que M. le curé m'avait laissée, je ne doutais point que la lettre ne fût véritablement contrefaite et que cette copie même n'en fût l'original, parce qu'on y avait corrigé un v différent de ceux du P. La Combe ; et corrigé d'une main que je reconnus, pour servir de modèle à l'écrivain, [120] lequel en contrefaisant le corps de l'écriture s'était négligé sur les v qu'il n'avait pas faits semblables à ceux du Père.

De dire tout ce qui me passa dans l'esprit au sortir de cette conversation, c'est ce qu'il ne m'est pas possible. Il est certain que le respect que je croyais devoir à un homme de ce caractère m'empêcha de lui donner un démenti en face, en lui faisant connaître que je voyais l'imposture dans toute son étendue et l'indignité du piège qui m'était tendu. Mais je ne pus me résoudre à lui donner une telle confusion, outre qu'en lui laissant supposer que je croyais la lettre véritable, je les rendais par là plus hardis de la produire au public, ce qui m'aurait donné lieu d'en faire connaître la fausseté à tout le monde, et de faire juger de la pièce par l'échantillon.

Car quoi de plus naturel, pour justifier tant de violences et pour ne laisser aux gens qui m'estimaient [121] encore aucun lieu de le faire, que de me faire mon procès sur de telles pièces et avec des témoignages si capables de les détromper ? Le public si prévenu en aurait saisi les moindres apparences, et mes amis, qu'on avait si fort au coeur, disait-on, de faire revenir de leurs préjugés, n'auraient rien eu à répliquer, et auraient dû être les premiers à me jeter la pierre, comme les ayant trompés sous un faux voile de piété : tout était fini. Et l'on n'aurait jamais pu donner assez de louanges à ceux qui auraient rendu un si grand service à l'Eglise : voilà ce que la droiture leur devait inspirer.

Mais, ce qui paraîtra peut-être incroyable, c'est qu'après avoir répandu cette prétendue lettte du P. La Combe dans tout Paris, et de là dans les provinces, comme une conviction des erreurs du quiétisme et en même temps comme une justification de la conduite que l'on tenait à mon égard en m'envoyant à la Bastille, il n'a jamais été question ni de cette lettre, ni des affaires du P. La Combe, dans tant d'interrogatoires qu'il m'a fallu souffrir. [122] Ce qui est encore une preuve bien certaine qu'on ne cherchait qu'à imposer au public et encore plus à Rome en confondant les affaires de M. de Cambrai avec les miennes, pour le rendre odieux à cette Cour, et justifier l'éclat qu'on avait fait par des vues que ne faisant rien à ce qui me regarde, je passe sous silence.

Une preuve encore que le P. La Combe n'avait pu écrire cette lettre, c'est que, dans cette conversation, l'on me fit entendre qu'il me canonisait. Quel rapport y-a-t-il à [entre] une louange si excessive, et une lettre qui suppose des crimes ! Elle n'est même pas de son style, et il est aisé d'y voir une affectation dans les termes propre à l'effet pour lequel elle était composée.

De plus le P. La Combe n'avait pu m'écrire une pareille lettre sans être le plus scélérat de tous les hommes, lui qui m'a confessée si longtemps et qui a connu jusqu'aux derniers replis de mon coeur. Mais je suis bien éloignée d'une telle pensée, l'ayant toujours estimé et regardé comme un des plus grands serviteurs que Dieu ait sur la terre. Si Dieu ne permet [123] pas que son innocence soit reconnue pendant sa vie, l'on verra avec étonnement, dans l'éternité, le poids immense de gloire réservé à ses souffrances.

Je trouvai encore le moyen d'envoyer cette copie à la même personne et la priai instamment de me la garder, car il sera toujours aisé de voir par cette copie la fausseté de l'original. Et j'ai su depuis qu'elle l'avait encore.

Ma première pensée fut de m'aller mettre à la Conciergerie et de présenter ma plainte au Parlement, attendu qu'il s'agissait de crimes. Mais, outre que je ne pouvais me tirer de cette maison qu'en impliquant autrui dans mes affaires, il me parut qu'en y étant par une lettre de cachet, je leur donnerais par cette démarche une prise sur moi dont on ne manquerait pas de me faire une nouvelle accusation, mieux fondée que les autres. Je demeurai donc en paix, en attendant ce qu'il plairait à Dieu d'en ordonner, mais comptant sur les plus grandes violences.

Je sus par cette bonne paysanne que M. de Cambrai [124] demandait sans cesse quelle mine je faisais, ce que je disais, mais Dieu ne permit pas qu'on remarquât le moindre changement ni le moindre chagrin sur mon visage ni dans mes discours. Je remarquais bien que les filles m'observaient avec attention et même paraissaient inquiètes, mais j'agissais à l'ordinaire, leur faisant les mêmes honnêtetés et gardant un profond silence. On me fit proposer adroitement de fuir pout éviter les mauvais traitements à quoi j'allais être exposée. Mais le piège était grossier, j'étais bien éloignée de le faire, car c'était donner gain de cause à mes ennemis.

Desgrez se trouvant malade, je restai trois semaines dans cette situation. Enfin, se trouvant guéri au bout de ce temps-là, il vint et me dit qu'on l'avait fort pressé de venir, et le sujet qui l'en avait empêché. Il ajouta qu'on m'accusait d'avoir commis mille crimes dans cette maison. Cette bonne paysanne se trouvant là dans ce moment, je lui demandai devant [125] lui ce que j'avais fait. « Hélas Madame, répondit-elle, rien que du bien, et aucun mal. » Je dis à Desgrez : « Vous savez ce que je vous dis en venant : qu'on ne m'amenait ici que pour me faire des suppositions ? Le voilà bien vérifié ». Il me dit tout bas et presque la larme à l'oeil : « Que vous me faites de pitié. » Il avait ordre de ne laisser aucun papier sans l'apporter[371]. M. le Curé croyait par là reprendre ses lettres, mais il ne se trouva rien. En m'envoyant quelque chose, un jour, que je l'avais prié de me faire acheter - c'étaient des livres - il se trouva dedans des imprimés exécrables. Je n'y eusse jamais pris garde si, en voulant dévider un écheveau, je n'eusse aperçu au papier quelque chose d'affreux. Je brûlai tous ces papiers. S'il fit donner cet ordre à dessein, ou si c'est par hasard, Dieu le sait mais il eut la bonté de m'assister en cela comme en tout le reste.

Il faut que je dise la disposition de mon coeur et tous les sacrifices que Dieu me fit faire dans cette maison de Vaugirard. [126] Premièrement j'y étais, malgré les bourrasques, dans une très grande tranquillité, attendant de moment à autre l'ordre de la Providence à qui je suis dévouée sans réserve. Mon coeur était dans un continuel sacrifice sans sacrifice, contente d'être la victime de la Providence.

Un jour, je ne pensais à rien, il fallut me mettre à genoux et me prosterner même, avec une certitude qu'on m'ôterait mes filles afin de me tourmenter davantage et de les tourmenter elles-mêmes pour les obliger à dire quelque chose contre moi. Je le leur dis. Elles pleurèrent amèrement et me prièrent de demander à Dieu que cela ne fût pas. Loin de le demander, j'en fis le sacrifice, ne pouvant que vouloir la volonté de Dieu.

Une autre fois, j'eus un pressentiment qu'on m'ôterait la communion. Il fallut m'y sacrifier, et consentir à ne communier qu'à la volonté de Dieu. Tout cela arriva[372].

Après que Desgrez eut fouillé partout, il me dit [127] qu'il fallait aller seule en prison sans mes filles. Je ne fis aucune résistance et ne donnais nulles marques de chagrin. Elles se désespéraient quand elles se virent arrachées de moi. Je leur dis qu'il ne fallait tenir à rien et que Dieu leur serait toute chose. Je partis de la sorte après les avoir vues faire mettre avec violence dans deux carrosses séparés afin qu'elles ne sussent l'une et l'autre où on les menait. Elles ont toujours été séparées, et ce qu'on leur a fait souffrir pour [les faire] parler contre leur maîtresse passe l'imagination, sans que Dieu ait permis que tant de tourments leur aient fait trahir la vérité. Il y en a encore une dans la peine depuis dix ans pour avoir dit l'histoire du vin empoisonné devant le juge. [L’]autre, dont l'esprit était plus faible, le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d'elle contre moi. On la mit depuis en liberté et on la rendit à ses parents. [128] Les bons traitements qu'on lui a faits et le soin que sa famille en a pris, l'ont entièrement rétablie, et elle y vit présentement paisible et servant Dieu de tout son coeur.

On me mena donc seule à la Bastille[373].

J'ai oublié de dire que, comme j'avais la fièvre double tierce, je prenais presque continuellement du quinquina. On allait quérir du vin au cabaret. De sorte que, quoiqu'en un autre temps il n'en fallût qu'une chopine par jour pour moi, tout le vin qu'il fallait pour le quinquina, joint à l'autre, [cela] en faisait beaucoup en peu de temps. On écrivit tout ce vin sur le mémoire, et montrant cet endroit à M. de Paris il semblait que j'en busse environ deux pintes par jour, parce quc l’on n'avait pas mis que c'était pour du quinquina, de sorte qu'il me reprocha que je me gorgeais de vin et de viande. J'avais encore de si grands maux d'estomac que je ne pouvais manger. Je lui répondis que [129] j'étais sûre que s'il me voyait manger, il trouverait plutôt que je mangeais trop peu que par excès. Il demanda si j'avais jeûné tout le carême. On lui dit que oui. Il fit sur cela une certaine mine dédaigneuse. Il est certain que je n'étais guère en état de le faire, vomissant presque tout ce que je mangeais. Cependant je jeûnai tout le carême avec des douleurs inexplicables. Il fallait quelquefois se lever la nuit pour me donner un peu de vin d'Alicante : je croyais aller mourir.

Après qu'on eut enlevé le vin, cette sœur dont j'ai parlé venait pour m'en parler, et d'autres de la communauté de Paris, afin que je dise quelque chose qu'elles pussent déposer contre moi parce que, le vin n'étant plus, les preuves manquaient. Mais je ne répondais rien. M. le Curé eut même la hardiesse de dire dans sa lettre et dans ses mémoires que, ne m'étant pas contentée du meilleur vin de Paris à cent écus le muid, [130] j'en envoyais encore prendre au cabaret. Ce vin était si pernicieux, qu'en ayant emporté une bouteille à la Bastille pour me justifier, et pour être un témoignage de ce qui s'était passé à Vaugirard, une demoiselle, en balayant une araignée, fit tomber cette bouteille et la cassa. L'odeur seule fit qu'elle se trouva mal, et elle fut du temps à en revenir et mourut peu après.

Je ne peux dire par le menu tout ce qu’on me fit dans cette maison ; tout ce que je peux dire, c’est que j’aurais regardé comme délice d’aller à la Bastille, si on m’y avait laissé mes filles, ou du moins une, parce que je croyais que je n’aurais à répondre qu’à M. de la Reynie, qui étant un homme droit et plein d’honneur, ne laissait craindre aucune surprise. Et comme je leur ai dit à eux-mêmes, je ne crains rien de la vérité, mais des suppositions et du mensonge.

Les interrogatoires continuent et nous livrons en entier les deux chapitre traduisant le « nadir » des épreuves -- toujours pour compenser le manque d’informations convernant directement Lacombe.

4.6 LA BASTILLE

Le 4 juin 1698. ‘on me donna une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi.’ Humidité du lieu, défaillance de 24 heures. Le ‘P. Martineau me dit : “Je n'ai de pouvoir de vous confesser qu'en cas que vous alliez mourir tout à l'heure.”  … M. d’Argenson vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. … plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures. … Après cet interrogatoire si long qu'il dura près de trois mois, et qu'on (n'] en a jamais tant fait aux plus grands criminels, on prit deux ans, apparemment pour s'informer partout.’ Elle s’occupe d’une pauvre femme qui se croit damnée et que l’on saigne à mort espérant tirer un témoignage chargeant Madame Guyon. Dureté du confesseur.

Je fus donc mise seule à la Bastille dans une chambre nue. J'y arrivai la veille de la petite fête de Dieu[374]. Je m'assis [131 d'abord à terre. M. de Loncas [du Junca]3153 me prêta une chaise et un lit de camp, jusqu'à ce que mes meubles fussent venus. Cela dura quatre ou cinq jours, après quoi je fus meublée. J'étais seule avec un contentement inexplicable. Mais cela ne dura pas, car on me donna une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi. Je sentis la peine d'être gardée à vue, non que je craignisse, mais c'est que je perdais ces heureux moments où, étant seule avec mon cher Maître, rien ne me distrayait de lui, et je ne vois pas de bonheur pareil à celui d'être seule.

Comme parmi mes meubles qui étaient à Vaugirard on m'apporta beaucoup de livres, comme l'Ecriture Sainte et d'autres bons livres, on alla dire à la Cour qu'on m'avait apporté une charretée de livres, on avait dit que c'étaient des livres [132] très mauvais, et l'on ordonna qu'on en fit un inventaire. M. du Junca les fit emporter, et ayant pris un écrivain on fit l'inventaire. L’on fut surpris de voir qu'il n'y avait que de bons livres. Il s'y en trouva un de petits emblèmes de l'amour divin[375]. On mit sur le mémoire : « Emblèmes d'amour ». Je dis à M. du Junca : « Achevez donc ce qu'il y a après. » Il avait de la peine à le faire. On porta le mémoire à M. de Paris qui, ne voyant rien moins que ce que l'on avait [fait] entendre à la Cour, n'y envoya pas le mémoire, se contentant de la persuasion où elle était que j'avais des livres abominables.

J’eus beaucoup à souffrir d'abord tant de la dureté que l'on affectait d'avoir pour moi, qu'à cause de l'humidité du lieu où il y avait longtemps que l'on n'avait fait du feu, ce qui me causa une très grande maladie et très douloureuse. Je ne pouvais m'aider dans mon lit. [133] Il me prit comme une défaillance qui dura près de vingt-quatre heures. On croyait que j'allais mourir. Je revins un peu, et je dis à M. du Junca qui était là avec le porte-clefs, que je le priais de dire à M. de Paris que j'étais innocente des choses dont on m'accusait et que je le protestais en mourant. Le porte-clefs qui était un très honnête homme, dit : «  Je le crois bien, pauvre dame.  » Je ne parlais encore de longtemps après, mais j'entendais fort bien M. du Junca lui dire : « Si vous parlez de ceci, vous n'aurez point d'autre bourreau que moi ». Dans le moment que je pus parler, je demandai à me confesser. Le P. Martinot [Martineau]3154 vint pour la première fois.

Je ne le connaissais pas. Je me confessai avec assez de peine. Lorsque j'eus commencé à le faire, il fut quérir le médecin qui était en bas. Je fus surprise de voir qu'il n'achevait pas d'entendre ma confession. Il revint avec le médecin. Il lui [134] demanda si j'allais mourir tout à l'heure. Le médecin lui répondit que non, à moins qu'il ne survînt quelques nouveaux accidents. Alors le P. Martineau me dit : «  Je n'ai de pouvoir de vous confesser qu'en cas que vous alliez mourir tout à l'heure.  » Je lui dis que, s'il me prenait quelques nouvelles syncopes, je ne serais plus en état de me confesser et qu'ainsi je mourrais sans confession. Il en avait ouï la plus grande partie. Il s'en retourna sans vouloir m'entendre, disant qu'on lui avait défendu de me confesser, et que si je mourais, comme cela ne dépendait ni de lui ni de moi, que je fusse en repos. Je ne sais si ce sont ses termes, mais c'est le sens. Et les mêmes discours m'ont été réitérés plusieurs fois. J'étais véritablement fort en repos, n'ayant rien qui me fit peine de ce côté-là et ayant mis mon sort entre les mains de Dieu.

J'avais toujours cette femme qui épiait mes paroles et toutes choses, [135] croyant faire fortune par là. Une de mes femmes m'envoya, par Desgrez, un bonnet piqué qu'elle avait fait. Cette femme le décousit. Il y avait un billet écrit de son sang, n'ayant pas d'encre, et elle me mandait, dans un petit morceau que j'y trouvai encore, qu'elle serait toujours à moi malgré ce qu'on lui pouvait faire. Elle le prit encore et donna le tout à M. du Junca.

Sitôt que je pus me tenir debout[376] dans une chaise, M. d’Argenson[377] vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. Car il faut remarquer que, ayant vu que M. de La Reynie m'avait rendu justice, on lui avait donné un autre emploi et l'on avait fait tomber le sien à celui-ci, qui était lié de toutes manières aux personnes qui me persécutaient. J'avais résolu [136] de ne rien répondre. Comme il vit en effet [que] je ne lui répondais rien, il se mit dans une furieuse colère et me dit qu'il avait ordre du roi de me faire répondre. Je crus qu'il valait mieux obéir, je répondis. Je crus que du moins, malgré ses préventions, il mettrait les choses comme je les disais. J'avais vu tant de probité et de bonne foi dans M. de La Reynie que je croyais les autres de même.

On commença, quoique je fusse très faible, un interrogatoire de huit heures sur ce que j'avais fait depuis l’âge de quinze ans jusqu'alors, qui j'avais vu, et qui m'avait servie. Ces trois articles furent le sujet de plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures. J’avoue que je manquai d'esprit dans cette occasion, Dieu le permettant sans doute de la sorte pour me faire beaucoup souffrir. Car rien ne m'a jamais tant fait souffrir que ces interrogatoires [137] où, sûre de dire la vérité, je la disais, mais je craignais de ne la pas dire assez exactement faute de mémoire. Les tours malins que l'on donnait à tout et aux réponses les plus justes, ne les rendant jamais ni dans les termes, ni dans le sens, sont des choses qui ne se peuvent exprimer. Je n'avais qu'à dire qu'ayant été interrogée par M. de La Reynie, je n'avais plus rien à répondre sur toutes ces choses, que si j'avais fait quelque chose depuis Vincennes, il n'y avait qu'à le faire voir, mais je m'avisais de cela trop tard. D'ailleurs, comme on se flatte toujours et qu'on ne croit pas la malice aussi grande qu'elle est, je me persuadais qu'on voulait s'informer à charge et à décharge, comme je le demandai d'abord, et j'étais sûre qu'une information de cette nature aurait fait paraître mon innocence à toute la terre. Mais on [138] était bien éloigné de cela.

Comme il y avait eu de fausses lettres où mon écriture était si bien contrefaite que j'aurais eu bien de la peine à la reconnaître moi-même si, outre la différence du style, on ne m'avait pas fait écrire des lieux où je n'avais jamais été et à des gens que je n'avais jamais connus, pour ne point tomber dans cette méprise, on voulut s'assurer des lieux qu'il[378] avait désignés. [Je dis] que je n'avais point changé les filles qui étaient auprès de moi, que pour les autres, ç'avait été selon l'occurrence, et que les laquais ayant toujours été mis en métiers, je ne pouvais m'en souvenir. Quelque chose d'approchant.

On en vint où l'on voulait, qui était mon veuvage. Je répondis la vérité article par article, et [au sujet] de mon voyage à Gex, de même que celui que je fis avec le Père La Combe, où j'avais pris un ancien religieux pour nous accompagner. [139] On ne voulait rien mettre de cela. On faisait toujours en sorte qu'il semblait que j'étais seule avec lui. [Dans] un [voyage] que je fis de Thonon à Genève où il n'y a que trois lieues, nous étions cinq ou six. Il ne le voulut jamais mettre de la sorte et fit écrire : « Elle a été avec lui à Genève. » Quelque chose que je pusse dire, on passait outre. On me montra un ordre du roi - faux ou vrai ? - de ne garder aucune forme de justice avec moi.

Il mit une fois, de lui-même, parlant de quelque chose qui s'était passé chez M. Fouquet, que je n'y demeurais pas encore alors. Je lui dis que je n'y avais jamais demeuré et qu'il ne fallait pas mettre cela. Il me dit : « J'ai à vous interroger demain là-dessus et je le mettrai. » Comme je ne pénétrais pas alors toute sa malignité, je le crus et signai. Le lendemain je lui dis donc de remettre que jamais je n'avais demeuré chez M. Fouquet. [140] Il n'en voulut rien faire.

Il faut savoir qu'il y avait chez M. Fouquet une des parentes de Madame sa femme qui avait été mariée à un homme qui avait deux femmes, ce qui fit grand bruit. Il fut mis en prison. Elle se blessa, et comme elle accoucha avant terme à cause d'une grande chute et qu'on plaidait, ayant affaire à un homme rusé et malin, il fallut garder l'enfant six semaines, jusqu'aux neuf mois. On le fit baptiser à St Germain et l'enfant mourut dès que le terme fut arrivé. Ils savaient cette histoire du curé. Comme on profitait de toutes ces histoires, et qu'on en grossissait les mémoires pour Rome et ceux de la Cour, ils avaient fait rouler cette affaire sur moi sans que je le susse, et, pour y donner couleur, ils avaient mis que je ne demeurais pas encore chez M. Fouquet, afin qu'il parût que j'y avais demeuré ensuite, et justement dans le temps [141] de cet accouchement. Il m'arriva plusieurs autres choses de cette nature qui marquaient la malice et la mauvaise foi de M. d’Argenson.

Il me demanda ensuite combien j'avais vu de fois M. de Cambrai. Je lui dis : « Je n'ai jamais été chez lui. Il est venu chez moi par ordre de M. de Meaux, - comme il était vrai - et jamais seul.» Lorsqu'il y vint de la part de M. de Meaux, c'était pour quelque affaire de St Cyr. Il mit que M. de Cambrai était venu trois fois chez moi, et ne voulut jamais mettre : par ordre de M. de Meaux, se fâchant même que je prononçasse son nom, comme si je l'avais profané. Lorsqu'il s'agissait de M. de Cambrai, il se mettait en fureur. Je lui dis : « Monsieur, un juge ne doit point être si partial et montrer tant de colère contre les personnes qu'il interroge ou contre ceux qu'il veut mêler dans l'interrogatoire, et tant de dévouement pour leur parti. » Il devint tout en feu, et ensuite il ne fit plus [142] le lion mais le renard.

Quelquefois il se mettait en colère contre les réponses que je lui faisais et disait qu'on me donnait des avis. On regardait partout pour voir si cela pouvait être. On mit un treillis de fil d'archal au haut de la cheminée, afin, disaient-ils, qu'on ne jetât point d'avis par là. Je lui dis, comme il était vrai, qu'on ne m'avait point donné d'avis, que j'étais gardée à vue de tous côtés et que ma tour était très haute. Il me dit : « C"est donc un ange qui vous dicte les réponses ! » Il disait cela avec tant de colère et de mépris, que des personnes équitables qui l'auraient vu, l'auraient regardé comme un homme incapable d'être juge dans une affaire où il témoignait tant de passion. Ce fut sur ce pied de prévention et de colère qu'il tourna toutes mes réponses, sans entendre que très peu comme je les disais.

Un jour, comme il s'en allait, le greffier ramassant des papiers [143] pour les remettre dans le sac, me dit tout bas : «Pauvre dame, que vous me faites pitié! » Il s'aperçut que j'étais restée près du greffier. Je parlai haut d'une chose indifférente. Il lui jeta un regard épouvantable et ne [le] quitta point qu'il ne fût sorti. Depuis ce temps-là le greffier n'osait me regarder.

J'avoue que si j'eusse pu deviner le traitement que me fit M. d’Argenson, si différent de celui de M. de La Reynie, je ne lui eusse jamais répondu. Mais la peur de faire tort à d'autres en ne répondant pas, me fit rompre un silence que j'étais résolue de garder. Je souffrais d'une oppression si étrange, faite par un juge malicieux et rusé qui avait par écrit ses matières prêtes, et qui donnait à mes réponses un tour violent, tâchant de glisser son venin ; moi, sans défense et sans conseil, observée de toutes parts, maltraitée en toutes manières, [et] qu'on tâchait d'intimider [144] de toutes façons.

Après qu'il eut mis que je ne demeurais pas alors chez M. Fouquet, M. du Junca me vint parler du curé de St Germain comme d'un homme qui était son ami et qui savait bien de mes nouvelles. Comme M. Fouquet et sa parente m'avaient confié toutes choses, je compris alors pourquoi M. d’Argenson avait fait mettre cela dans mes réponses, et j'en vis toute la malignité. Ensuite le gouverneur et M. du Junca me faisaient des mines très sévères et effrayantes, mais tout cela ne m'épouvantait pas. Le meilleur rempart est l'innocence et la confiance.

Après cet interrogatoire si long qu'il dura près de trois mois, et qu'on [n'] en a jamais tant fait aux plus grands criminels, on prit deux ans, apparemment pour s'informer partout. On demandait à cette femme que j'avais auprès de moi, si je ne parlais pas contre la religion, [145] si je ne faisais pas de crimes. Elle leur dit que j'étais bien éloignée de cela, que j'étais pleine de douceur et de patience, que je priais Dieu et lisais de bons livres, et que je la consolais ; car elle était dans un désespoir horrible dont je dirai la cause.

C'était une femme de condition, mais très pauvre, chargée de trois enfants. Elle trouvait un bourgeois de Paris, très riche, qui la voulait épouser, et qui aurait donné son bien à ses enfants et à elle, si elle n'en avait point. On lui avait fait croire qu'elle devait demeurer auprès d'une dame dans un couvent, qu'elle verrait qui il lui plairait, que ce n'était que pour trois mois et qu'elle sortirait même pour ses affaires. Cependant on la pressa de venir à la Bastille pour parler à M. du Junca.

Lorsqu'elle y fut venue, on la fit monter dans une chambre, et on l'enferma avec moi. Elle y fut quelques jours sans s'affliger, croyant qu'elle sortirait pour mettre ordre à ses affaires. Mais lorsqu'elle vit qu'on ne voulait pas la laisser sortir, ni parler [146] à personne, elle entra dans des désespoirs effroyables. Elle s'en prenait à moi et me disait ce que la fureur lui inspirait. Je l'assurai que j'avais des filles qu'on m'avait ôtées de force[379], et qui se seraient regardées comme très heureuses si elles avaient pu passer leur vie avec moi dans la prison, qu'on me la donnait de force, de même qu'on l'y retenait. Elle s'apaisait un peu. On lui promit même une très grande fortune, si elle pouvait dire quelque chose contre moi[380].

Quoiqu'elle fut Thiange du côté de sa mère, et d'une aussi bonne maison du côté de son père, cousine ou plutôt nièce à la mode de Bretagne de Madame la Maréchale de La Motte, elle avait été élevée avec si peu de religion qu'elle n'en connaissait pas les premiers principes que les enfants apprennent dans leur bas âge, ne connaissant Dieu qu'à peine. Tout lui paraissait permis. Elle n'était point capable d'être touchée d'aucun sentiment de Dieu. Et comme ce que je pouvais dire pour la consoler, dans les [147] commencements, lui était suspect à cause des mauvaises impressions qu'on lui avait données contre moi, elle croyait qu'une femme peut faire un mariage de conscience avec un homme déjà marié, qu'il suffisait de se promettre la foi l'un et l'autre pour être légitimement mariés, quoique l'homme eût une autre femme. J'eus toute la peine du monde à la désabuser là-dessus.

Elle croyait qu'il lui était permis de me prendre tout. Elle coupait mes draps et s'emparait de tout ce que j’avais à cause que j'étais là[381]. Outre mes peines, une grande maladie que j'eus ensuite des tourments de M. d'Argenson, j'étais tout le jour occupée à l'empêcher de se désespérer. Je n'osais paraître triste ni même recueillie devant elle. On aurait cru que ma tristesse était une preuve de mon crime, et le recueillement en eût été un autre très affreux. On m'observait donc en toutes manières. J'assure que ce n'était pas un petit tourment.

Cependant cette femme était quelquefois [148] touchée des bontés que j'avais pour elle et de ma douceur ; mais comme on la menait une ou deux fois la semaine, pendant plusieurs heures, en quelque lieu où on l'interrogeait avec toutes sortes de promesses, où on lui disait que j'étais une hypocrite et une hérétique, lorsqu'elle revenait de [ces] conversations, de la chambre au-dessous de la mienne, elle me regardait avec étonnement et horreur. Quand elle avait été quelques jours sans leur parler, elle prenait de l'estime pour moi, mais les désespoirs ne finissaient pas pour cela. Enfin elle tomba malade de chagrin. C'était une fièvre continue très violente et une inflammation de poitrine. Elle me parut d'abord très mal. Je priai M. du Junca de la faire confesser. Il ne le voulut point. Elle en avait cependant un extrême besoin car je la voyais frappée à mort. J'en pris plus de soin qu'une servante n'en prend de sa maîtresse. Etant seule avec elle, je fus sept nuits sans me (149) déshabiller ni me coucher. Il fallait souvent vider ses bassins. Je faisais tout de grand cœur, mais sans force. Je lui parlai de Dieu tant que je pus.

Une nuit je la trouvai très mal, je lui fis faire des actes de contrition. Elle promit à Dieu avec larmes de ne plus retomber en ses péchés si elle revenait. Elle s'imaginait que, sitôt que je n'étais plus auprès d'elle, le Diable entrait et se tenait près de son lit, de sorte qu'elle m'appelait avec un effroi horrible. J'y allais avec de l'eau bénite. Sitôt que je paraissais, elle disait : « Il disparaît ». Comme je vis l'état où elle était, je priai M. du Junca avec la dernière instance de la faire confesser. Il me dit d'un air affreux... (la réponse manque)[382]. La nuit, elle fut très mal. Je fis ce que je pus pour l'exhorter. Sur le matin, n'en pouvant plus, je me mis sur mon lit. Elle m'appela : « Madame, venez vite! » Je n'eus que le temps de descendre du lit et de prendre des mules. Elle me dit : (150) « Il n'est plus temps ; je suis à lui, cela est fait, je suis damnée. » Je fis ce que je pus pour la consoler.

Les soins que j'avais d'elle, ce que je lui disais, la dureté des autres à ne point vouloir la laisser se confesser, ne voyant point de médecin ni chirurgien qui vînt la saigner, elle eut une grande estime pour moi, et dit : « Puisque je suis damnée, il ne faut pas que je sois dans votre chambre. » Comme je fis dire qu'elle était très mal, le chirurgien vint avec M. du Junca. Elle dit : « Qu'on m'ôte d'ici : je suis damnée. » Ils croyaient avoir trouvé la pie au nid, et qu'elle voulait dire qu'on l'ôtât de ma chambre parce que je la faisais damner. C'était le contraire qu'elle disait, que, puisqu'elle était damnée, il ne fallait pas qu'elle restât dans ma chambre.

On prit des témoins de ce qu'elle disait. On fit venir le médecin à qui elle dit la même chose. On crut tirer d'elle beaucoup de choses contre moi. On la vint (151) enlever sur le soir, et on y fit aller l’aumônier de la Bastille. Elle avait demandé le curé ou le vicaire de St Côme, mais on ne le voulut pas faire venir. L’on espérait que l'aumônier en tirerait bien des choses contre moi et que le témoignage d'un mourant pourrait être d'un grand poids. Mais le transport lui prit, elle leur dit du bien de moi, ne voulut point se confesser à l'aumônier et demanda toujours son confesseur. Comme elle m'avait [confié], la3155 nuit, une partie de ses péchés, j'étais très affligée de la voir mourir sans confession, en l'état où elle était. Mais comme ils lui refusèrent son confesseur, elle acheva d'entrer dans un délire absolu. Quoique son mal fut une inflammation de poitrine où l'on ne saigne jamais du pied, l'envie qu'ils avaient de tirer quelque chose d'elle contre moi fit que, ne ménageant rien et ne songeant qu'à me faire du mal, on la saigna (152) deux fois du pied coup sur coup, ce qui la fit mourir sans lui ôter son transport.

Comme ils voulaient se servir contre moi, de façon ou d'autre de ce qu'ils prétendaient tirer de cette femme, la chose leur ayant manqué, ils dirent au P. Martineau qui venait me voir de loin à loin, dans la vue qu'il me le dirait, qu'il y avait de fortes dépositions de cette femme contre moi. Le Père qui le crut à la bonne foi et qui ne pénétrait rien au-delà, me le fit entendre, la première fois que je le vis. Je ne lui parus point étonnée, comme en effet je ne le fus point. Car n'étant plus en état d'inventer, je ne craignais rien de la vérité, mais tout du mensonge. Le Père me dit que le témoignage d'une personne mourante était bien fort.

M. d'Argenson vint encore avec un air plus sévère qu'à l'ordinaire. Il me dit que cette femme disait bien des choses contre moi, faisant (153) entendre qu'elle était encore en vie et en état de m'être confrontée. Comme je suis trop franche, je lui répondis qu'elle était morte. Il me répondit : « Comment le savez-vous ? » Je lui dis que je n'en doutais pas, quoiqu'on ne me l'eût pas dit. Comme il crut qu'on me l'avait dit, il se servit de ce qu'elle pouvait avoir déclaré, disait-il, en mourant. Je lui dis qu'elle était sortie de ma chambre le transport au cerveau. Lorsqu'il vit que je ne prenais pas le change, il rengaina cet interrogatoire et chercha autre chose à m'interroger sur cette femme, et mes réponses auraient été écrites, mais Dieu ne le permit pas.

Il semblait que Dieu se mît du parti des hommes en ce temps-là, car j'étais fort exercée au-dedans et au-dehors. Tout était contre moi : je voyais tous les hommes unis pour me tourmenter et me surprendre ; (154) tout l'artifice et la subtilité d'esprit de gens qui en ont beaucoup et qui s'étudiaient à cela ; moi, seule et sans secours, sentant la main de Dieu appesantie sur moi, qui semblait m'abandonner à moi-même et à ma propre obscurité : un délaissement entier au-dedans, sans pouvoir m'aider de mon esprit naturel dont toute la vivacité était amortie depuis si longtemps, que je cessais d'en faire usage pour me laisser conduire à un Esprit supérieur, ayant travaillé toute ma vie à soumettre mon esprit à Jésus-Christ, et ma raison à sa conduite ; mais, dans tout ce temps, je ne pouvais m'aider ni de ma raison ni d'aucun soutien intérieur, car j'étais comme ceux qui n'ont jamais éprouvé cette admirable conduite de la bonté de Dieu et qui n'ont point d'esprit naturel. Lorsque je priais, je n'avais que des réponses de mort. Il me vint dans ce temps le passage de David : « Lorsqu'ils me persécutaient, j'affligeais (155) mon âme par le jeûne »[383]. Je fis, aussi longtemps que ma santé me le permit, des jeûnes très rigoureux et des pénitences austères, mais cela me paraissait comme de la paille brûlée. Et un moment de la conduite de Dieu est mille fois d'un plus grand secours.

On me donna une autre fille qui était filleule de M. du Junca. Il lui fit comprendre même qu'il l'épouserait afin d'en tirer plus que de l'autre. Et [il] lui donnait les plus forts témoignages de passion. Comme elle n'avait que dix-neuf ans et qu'il était persuadé qu'il n'y a rien qu'on ne fasse faire à ceux dont on est aimé, il crut avoir trouvé un moyen sûr de réussir dans ses desseins et de se faire un mérite auprès des personnes qui me persécutaient. Je crois qu'il aurait eu de la considération pour moi sans cette grande envie qu'il avait de leur plaire. Il ne me le célait pas et me disait que, devant sa fortune à Messieurs de Noailles, il n'y avait rien qu'il ne fit pour eux ; qu'ils lui avaient promis qu'il serait gouverneur de la Bastille, qu'on n'avait pu se dispenser d'y mettre M. de Saint-Mars, (156) mais qu'il allait mourir, et qu'ainsi il ne reculait que pour mieux sauter. J'eus au cœur qu'il ne serait jamais gouverneur de la Bastille et, sans m'expliquer, je lui dis que souvent les plus vieux survivaient aux plus jeunes. Cependant on envoyait toujours à Rome de nouvelles informations qu'on faisait contre moi, et, pourvu que l'on pût par artifice donner quelque couleur à la calomnie, c'était assez.

D'un côté, le P. Martineau me disait les choses les plus outrées, comme si j'avais été la dernière des misérables, même des injures. Mais je voyais qu'il se faisait violence et qu'étant naturellement honnête, il ne faisait que suivre les instructions qu'on lui donnait. Deux ou trois [jours ?]3156 après m'avoir dit toutes les duretés incroyables que je recevais avec autant de douceur et de tranquillité que s'il m'avait dit les choses du monde les plus obligeantes, il me dit qu'il ne m'outrageait pas volontairement, mais qu'il était obligé d'obéir. D'un autre côté, M. du Junca, qui ne savait rien sinon qu'il me croyait une hérétique outrée (157) et une infâme, me disait toutes les duretés imaginables. Il ne pouvait accorder tant de tranquillité et de gaieté parmi tant de traverses. Il attribuait tout à mal à cause qu'on le prévenait. Ils étaient tous au désespoir de ce que je ne leur donnais point de prise par des emportements ou par quelque parole sur laquelle on pût compter pour me tourmenter de nouveau. Mais quoique mon naturel soit prompt, Dieu ne le permit pas.

Lorsque le procès à Rome fut perdu, ils en triomphaient tous, et ce fut alors que pendant plusieurs jours on ne cessa, et le P. Martineau aussi, de me faire insulte. Je demeurai toujours la même. On vint me demander ce que je croyais que M. de Cambrai ferait après cela. Je répondis : « Il se soumettra, il est trop droit pour faire autrement. » Ils croyaient sans doute que je dirais qu'on lui avait fait injustice, et qu'ayant témoigné plus de force à le soutenir que moi-même, je témoignerais un extrême chagrin et de l'emportement. Mais ils virent sur cela la même égalité que sur tout le reste. Ils demandaient à cette petite demoiselle qu'ils avaient mise auprès de moi [158] si je n'étais pas bien triste : elle répondit que non. Lorsqu'ils eurent fait tous les manèges, Monsieur du Junca vint de la part de M. de Paris me dire qu'on était quelquefois obligé par des raisons de faire des choses qu'on ne voudrait pas, et que je devrais écrire à M. de Paris une lettre d'excuses et le prier de me venir voir, et que je sortirais. Je crois qu'il parlait de bonne foi et que je serais peut-être sortie dès ce temps-là, si j'eusse fait quelques démarches. Mais j'étais si accoutumée à me voir tendre des pièges que je ne doutais pas que ce n'en fut un, et qu'on voulait me faire signer la condamnation de M. de Cambrai. Je répondis à cela que je n'avais rien à demander à M. de Paris et encore moins à lui dire, et qu'ainsi il serait fort inutile qu'il se donnât la peine de venir, que je ne désirais point sortir, que je me trouvais bien dans ma solitude. On ne m'en parla plus. J’étais bien résolue, si l'on avait voulu me faire signer cette condamnation, de dire que ce n'était pas [159] aux femmes à condamner les Evêques, que je me soumettais à la décision du Pape, comme il s'y était soumis.

On croira peut-être qu'après tant d'interrogations, et m'avoir présenté une lettre falsifiée du P. La Combe, et avoir fait tant de bruit dans le monde, on m'aura représenté[384] les lettres et interrogée sur cela. Je l'attendais, et le désirais même. Mais on ne m'en parla point du tout. Cependant on fit courir le bruit qu'on me l'avait confronté. Je l'eusse bien désiré, mais comment me confronter un homme qui ne disait que du bien de moi et qui ne pensa jamais à m'écrire les lettres qu'on lui imputait. On ne trouva pas d'autre moyen de le mettre en jeu que de m'interroger de toute ma vie, où j'avais été, qui j'avais vu, qui m'avait confessée, et choses de cette nature. Mais on ne m'en parla jamais autrement dans les interrogatoires : « Qui est-ce qui vous a accompagnée en un tel endroit ? » Je dis que c'était lui, avec un autre prêtre âgé, et que nous étions six. [160] On ne voulut mettre que lui et moi, et l'on dit qu'on aurait occasion d'en parler, et qu'on mettrait ce que je voudrais.

Sitôt que l'affaire eut été jugée à Rome, on cessa de m'interroger, mais on ne me confessa pas davantage. On me sollicitait fortement à dire que je [ne] voulais pas du P. Martineau. On me faisait entendre que c'était contre l'intention de M. de Paris qu'il ne me confessait pas et que, si je demandais l'aumônier, il me confesserait et communierait d'abord. Le P. Martineau, de son côté, m'assurait qu'on le lui avait défendu. Il est incroyable les promesses et les menaces que l'on employa pour me faire prendre [pour confesseur] l'aumônier de la Bastille, un Provençal inconnu, après avoir toujours dit que, puisque M. de Paris m'avait donné le P. Martineau, que je ne connaissais pas auparavant, il pouvait lui donner la permission de me confesser ; que je ne savais point qui était l'aumônier ; que [161] j'avais déjà éprouvé ce que c'était que l'envie d'avoir des bénéfices, et qu'il serait aisé de faire croire que j'aurais avoué à cet homme bien des choses auxquelles je ne pensais jamais ; qu'un homme d'une Compagnie célèbre avait son honneur et celui de sa Compagnie à ménager, et que je le croyais incapable d'inventer ; qu'ainsi j'irais à lui et point à d'autres, et qu'il pouvait aussi bien me confesser qu'un autre. D'ailleurs il n'avait point de bénéfice à attendre. Lorsque dans la suite il eût été déclaré confesseur des princes, l'on vint me trouver et on me dit que cela valait bien un bénéfice, qu'apparemment je le quitterais à présent. On me représenta tout le mal qu'il pourrait me faire.

Ce qui est surprenant, c'est que le P. Martineau, de son côté, me traitait durement. Cependant je ne voulus jamais le quitter, et je persévérai jusqu'au bout. Si j'avais été seule dans cette affaire, [162] mon Dieu sait bien que je n'aurais pas pris tant de précautions et que j'aurais fait ce qu'on aurait voulu ; mais lorsque je pensais que je me devais à Dieu, à la piété outragée, le Diable faisant tous ses efforts et faisant accuser les personnes d'oraison afin de les décrier, que je me devais à mes amis, et à ma famille qui était mon moindre souci, je ne voulus jamais qu'on pût dire que j'eusse avoué quelque fausseté.

Je crois qu'il ne sera pas mal à propos de faire ici une petite digression. Dès le commencement du monde, le Diable a toujours fait le singe de Dieu. Il l'a fait dans tous les temps. Et lorsque saint Pierre faisait de si grands miracles, Simon le Magicien s'efforçait de l'imiter et le surpassait même. Dans la suite, saint Clément d'Alexandrie fait voir que comme il y avait de vrais gnostiques, hommes admirables, il y en avait de faux qui faisaient des abominations. Dans le temps de sainte Thérèse, vraiment illuminée de Dieu, il s'éleva en Espagne des misérables [163] illuminés du Démon et non de Dieu[385]. Dans ce siècle où il y a des personnes simples, vraiment intérieures et d'oraison, il s'est élevé de misérables créatures, sous la conduite d'un certain père V[autier], et ailleurs d'une autre manière, afin que leurs abominations, étant découvertes, décriassent les voies du Seigneur et fissent persécuter ceux qui leur étaient les plus opposés. J'ai écrit plusieurs lettres avant que d'être mise en prison, et devant qu'on me tourmentât, qui feraient voir combien je les ai poursuivis, et mis de gens en garde contre elles. J'ai des témoins vivants de cela, et comme j'ai fait avertir de tous côtés qu'on s'en défiât, j'ai cru cette digression utile.      

4.7  L’ABIME

‘J’avais donc auprès de moi la filleule de M. du Junca, avec la promesse qu'il lui avait faite de l'épouser.’ Elle la convertit : ‘Elle comptait demeurer auprès de moi tant que j'aurais vécu, mais après qu'elle y [fut resté] trois ans, dans une même chambre, il fallut qu'elle s'en allât. Elle mourut quinze jours après. … Je restai seule un an et demi. J'eus un an la fièvre, sans en rien dire.’ Tentative de suicide d’un prisonnier : ‘Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté …sans quoi les duretés qu'on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir.’ Déposition contre elle de Davant, un prêtre. ‘Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et l'on me disait que c'était là qu'on donnait la question. D'autres fois on me montrait un cachot, je disais que je le trouvais fort joli.’ ‘Ma vie me quittait. Je tâchai de gagner mon lit pour mourir dedans.’ ‘J'avais toujours caché mon mal, si l'extrême maigreur, jointe à l'impuissance de me soutenir sur mes jambes, ne l'eût découvert. On envoya quérir le médecin qui était un très honnête homme. L’apothicaire me donna un opiat empoisonné. …Je le montrai au médecin qui me dit à l'oreille de n'en point prendre, que c'était du poison.’ ‘Je fus plus d'un an seule, car la petite demoiselle dont j'ai parlé étant morte, je priai qu'on ne m'en donnât plus, et je pris prétexte qu'elles mouraient.’

Pour revenir à la Bastille, j'avais donc auprès de moi la filleule de M. du Junca avec la promesse qu'il lui avait faite de l'épouser. Il crut tirer d'elle contre moi tout ce qu'il voudrait. On lui avait fait de moi un portrait si affreux qu'elle tremblait de venir. Elle craignait, [164] m'a-t-elle dit, que je n'allasse l'étrangler la nuit. Il lui promit qu'elle n'y serait qu'autant qu'elle s'y trouverait bien. Il l'assura néanmoins que j'étais douce et que je ne lui ferais pas de mal.

Elle vint, habillée d'une manière toute coquette, soit dans sa coiffure, soit à montrer sa gorge. Elle était fort jolie. Elle avait été élevée avec assez de crainte de Dieu. Je ne lui parlai point d'abord de cacher sa gorge ni d'ôter ses fontanges[386]. Je la laissai libre. Quelque prévenue qu'elle fut contre moi, elle n'y fut pas huit jours qu'elle prit pour moi une amitié à toute épreuve, et une confiance proportionnée. Elle voyait que je priais Dieu souvent.

Comme elle avait été longtemps en religion[387] et qu'elle savait qu'on y faisait oraison, elle me demanda comment il fallait la faire. Je lui donnai quelques endroits de la Passion à méditer. Elle en profita si bien que, d'elle-même, elle vînt à cacher sa gorge soigneusement et à se [165] coiffer modestement. Elle avait une si extrême frayeur de la mort que, lorsqu'elle me lisait quelque chose elle passait le mot de «  mort  » sans le lire, et me priait de n'en point parler. Dans les premiers jours, prévenue de ce qu'on lui avait dit, elle me tirait les cheveux en me peignant, me faisant tourner la tête par des coups de poings. Mais ensuite, quoiqu'elle fût d'une extrême promptitude, s'il avait fallu donner son sang pour moi, elle l'aurait fait. Je crois que la patience que Dieu me donna pour souffrir tout ce qu'elle me faisait, ne contribua pas peu à sa conversion.

Après avoir été un peu de temps avec moi, elle souffrait que je lui parlasse de la mort. Je voyais qu'elle se mortifiait en tout. Quand elle s'était accommodé quelque chose qui lui siérait[388] bien pour le mettre le dimanche à la messe, après s'être à moitié accommodée, elle avait mouvement de mettre [166] quelque chose de plus négligé, et le suivait. Je la voyais se défaire, elle m'avouait après que c'était cela[389]. Autant elle avait appréhendé la prison et la mort, autant elle était ravie d'y être. Elle eut mouvement de demander à Dieu de mourir auprès de moi et de ne plus retourner dans le monde. Elle le demandait malgré les répugnances de la nature qui étaient si extrêmes qu'elle s'en trouvait mal. A mesure qu'elle se surmontait de la sorte, la facilité de faire oraison lui était donnée, et son oraison devenait plus simple, avec une facilité de se recueillir.

Après qu'elle eut cassé une certaine bouteille de ce vin de Vaugirard dont j'ai parlé, elle tomba malade, elle me disait une fois comme M. de ... avait voulu d'elle des choses horribles, et la résistance qu'elle lui avait faite. Il écoutait à la porte. Il entra d'abord fort interdit. Je vis bien qu'il avait tout ouï, et j'en [167] eus de la peine. Il témoigna depuis tant d'aversion pour elle que, si elle y eût consenti, il l'aurait fait sortir dès lors. Il amena un apothicaire qui lui était dévoué, et, homme sans religion, il voulut, malgré moi, lui donner un bol lui-même, qu'il disait n'être que de la casse[390], et que cela l'empêcherait de devenir malade. Depuis qu'elle l'eut pris, il n'y eut plus d'espérance pour sa vie. Sa fièvre qui était tierce et légère, devint continue, son visage changea, et il assurait lui-même qu'elle ne reviendrait jamais.

Elle, de son côté, demandait à Dieu malgré elle de mourir de cette maladie. On la voulut faire sortir pour prendre l'air. Après qu'elle s'y fut opposée, elle ne sortit qu'à condition de revenir auprès de moi. Ils le lui promirent, sachant bien qu'elle n’en reviendrait pas. Elle me disait : « Si je croyais mourir je ne sortirais pas, afin de mourir auprès de vous. » Ils étaient au désespoir de ce que le dessein qu'ils avaient eu de la faire entrer dans leurs vues et dans leurs intérêts leur eut si mal réussi. Son extrême jeunesse leur avait fait [168] croire qu'elle succomberait à tant de promesses de fortune qu'ils lui mettaient continuellement devant les yeux, que par là elle dirait contre moi tout ce qu'ils voudraient ; mais lorsqu'ils virent le contraire et combien elle était ferme à soutenir mes intérêts, ils ne songèrent plus qu'à me l'ôter. Je lui rendis pendant quatre mois, jour et nuit, tous les services imaginables. Enfin on l'ôta pendant qu'elle était auprès de moi.

On se servait de sa confession pour lui inspirer contre moi de mauvais sentiments. Mais ce qu'elle voyait était si contraire à ce qu'on lui disait, qu'elle soutenait la vérité avec un courage qui n'était pas d'une personne de son âge. On lui disait de prendre garde que je ne la corrompisse, et comme elle sentait les miséricordes que Dieu lui avait faites depuis qu'elle était avec moi, elle pleurait amèrement l'entêtement de ces personnes. Elle comptait demeurer auprès de moi tant que j'aurais vécu, mais après qu'elle y eut resté trois ans dans une même chambre, il fallut qu'elle s'en allât. Elle mourut quinze jours après, étant devenue étique.

Je ne voulus plus personne auprès de moi. Je restai seule [169] un an et demi. J'eus un an la fièvre, sans en rien dire. Je[391] fus plus d'un an seule, car la petite demoiselle dont j'ai parlé étant morte, je priai qu'on ne m'en donnât plus, et je pris prétexte qu'elles mouraient. Je passais ainsi les jours et presque les nuits sans dormir, car je ne me couchais qu'après minuit et me levais de grand matin. Il me vint un mal aux yeux, [de sorte] que je ne pouvais ni lire ni travailler, et quoique je fusse très délaissée au-dedans, je me contentais sans contentement de la volonté de Dieu.

Sitôt que cette fille dont je viens de parler fut morte, on me le vint dire. J'ai cru devoir faire connaître les miséricordes de Dieu sur cette pauvre enfant. Dieu l'a enlevée du monde à vingt et un ans, afin qu'elle ne s'y corrompît pas dans la suite, car, comme on ne voulait plus qu'elle fût auprès de moi, elle y eut retourné.

Pour revenir à ce qui me regarde, M. d’Argenson, après avoir été deux ans sans m'interroger et m'avoir interrogée si longtemps, comme je l'ai dit, revint au bout de ce temps-là.

Il y avait, au-dessus de ma chambre, un prisonnier qu'on y avait amené. Il y avait apparence que cet homme était coupable, car il marchait jour et nuit sans cesse, sans se reposer un moment, et courait comme un forcené. Un jour de saint Barthélémy que nous nous habillions pour la messe, nous l'entendîmes tomber, et ensuite nous n'ouïmes plus rien. Après la messe on nous apporta à dîner. Je dis à cette jeune demoiselle : « Allez écouter à la porte quand on apportera à dîner là-haut, car je crains que cet homme-là ne se soit défait lui-même. » Effectivement quand on ouvrit la porte, ils firent un cri : « Allez quérir un chirurgien [170] et M. du Junca ! » Cet homme était noyé dans son sang. Il s'était ouvert le ventre. On le pansa avec tant de soin qu'il guérit au bout de huit à dix mois. On le lui recousit, et l'on prétend que c'est une des plus belles cures que l'on ait faites. S'il avait fait cela le soir, on l'aurait trouvé mort.

Il arrive souvent de semblables choses en ces lieux-là, et je n'en suis pas surprise. Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté, la conformité à Jésus-Christ souffrant, jointe à l'innocence, qui fasse vivre en paix dans un tel lieu, sans quoi les duretés qu'on y éprouve sans consolations jettent dans le désespoir. On ne vous fait savoir, en ce lieu, que ce qui peut vous affliger, et rien de ce qui peut vous faire plaisir. Vous ne voyez que des visages affreux qui ne vous traitent qu'avec les dernières duretés. Vous êtes sans défense lorsqu'on vous accuse. On fait entendre au-dehors ce qu'on veut. Dans les autres prisons vous avez du conseil, si l'on vous accuse ; vous avez des avocats pour vous défendre ; des juges qui, en examinant la vérité, s'éclairent les uns les autres. Mais là vous n'avez personne. Vous n'avez qu'un juge, qui est le plus souvent juge et partie, comme il m'est arrivé, qui vous interroge comme il lui plaît, qui écrit ce qu'il veut de vos réponses, [171] qui est dispensé de toutes les règles de la justice, et l'on n'a plus personne, après, qui le redresse. On tâche de vous persuader que vous êtes coupable, on vous fait croire qu'il y a bien des choses contre vous. Et de pauvres personnes qui ne savent ce que c'est que la confiance en Dieu, ni l'abandon à sa volonté, et qui d'ailleurs se sentent coupables, se désespèrent.

Pour revenir à M. d'Ar[genson], il revint au bout de deux ans, non plus avec cet air de fureur, mais sous la peau d'une brebis, afin de me faire tomber plus aisément dans le piège qu'il m'avait tendu. On n'a jamais fait tant d'honnêtetés et tant d'offres de services qu'il m'en fit. Cependant, comme l'on n'avait jusqu'alors rien trouvé contre moi, ils crurent avoir trouvé de quoi justifier toutes leurs violences passées par l'homme qui s'était ouvert le ventre au-dessus de ma chambre. C'était un prêtre. Je n'ai jamais su pour quelle raison il était là[392]. Tout ce que j'en sais c'est qu'il a dit m'avoir vue aux Ursulines de Thonon et que, si on voulait lui sauver la vie, il dirait contre moi tout ce qu'on voudrait. Il fallait qu'il fût en état de paraître. On lui fit son interrogatoire tel qu'on voulut, et il le signa.

Il déposa d'abord que comme j'étais fort malade, le P. La Combe m'apporta le bon Dieu, et qu'il resta sans revenir à la maison plus de trois heures. Cela pouvait être vrai [172] car il dit la messe aux religieuses et les confessa.

Il est à remarquer que jusqu'alors, dans une si grande multitude d'interrogatoires que l'on m'avait faits, on ne m'avait encore accusée de rien, et c'était seulement pour savoir ce que j'avais dit, vu, fait depuis l'âge de quinze ans, et où j'avais été. M. de la Reynie ne m'avait interrogée que sur des lettres, comme je l'ai dit ; les ecclésiastiques ne l'avaient fait que sur mes livres. Mais alors ce [furent] des accusations en forme. J'en dirai ce [dont] [je me] souviendrai.

On m'interrogea sur un cahier de l'écriture du P. La Combe que le prêtre disait avoir vu, et qu’il y avait lu cet endroit : « O heureux péché qui nous a causé de si grands avantages. » Et quelques mots encore dont je ne me souviens plus. Je dis que je n'avais aucune idée de cela, mais qu'en tout cas, c'étaient quelques écrits de piété où il avait mis ce que chante l'Eglise : « O felix culpa ». Il ne voulut jamais mettre ma réponse et dit que cela signifiait autre chose. Il mit simplement que je ne m'en souvenais pas, sans mettre « O felix culpa » qui était le sens de ces paroles.

Ensuite il me dit que le prêtre m'accusait de lui avoir écrit bien des lettres où il y avait des choses qui n'étaient pas bien. Je répondis [que]  je ne me souvenais pas de l'avoir vu, [173] je me souvenais encore moins de lui avoir écrit, et que s'il avait de mes lettres, il n'avait qu'à les produire ; que je ne renoncerais[393] jamais mon écriture. On mit ma réponse.

On me dit encore que cet homme avait déposé - car on lisait les dépositions telles qu'on les avait écrites, que j'étais une voleuse, une impie, une blasphématrice, une impudique, une personne si cruelle que je disais que « je hacherais ma fille menu comme chair à pâté - ce sont ses termes - si je croyais que Dieu le voulût, ou si je me l'étais mis dans la tête. » On ne me spécifia aucune action particulière qui eût rapport à pas un[394] de ces crimes, mais seulement ce que je viens de dire.

Cette accusation me donna une [si] sensible joie dans mon fonds que je ne la puis exprimer, me voyant comme vous, mon cher Maître, au rang des malfaiteurs. J'avais beau champ[395] pour faire voir que, quand on quitte le bien que j'ai quitté, ce n'est pas pour prendre le bien d'autrui, qu'il n'y avait point de lieux où j'eusse demeuré dont les églises ne portassent des marques de ma piété, que je n'avais en toute ma vie fait aucun serment, ce que chacun sait. [174] Pour la cruauté, jamais personne n'en fut plus éloignée, car je ne puis voir tuer un poulet. D'ailleurs M. de Paris, avec un air moqueur, m'avait dit à Vaugirard que je n'avais pas été cruelle aux hommes, quoiqu'il soit certain que c'est un chapitre sur lequel Dieu m'a fait des grâces que je n'ai pas méritées, comme on l'a pu voir dans le récit de ma Vie. Il y avait encore que j'étais une fourbe et une menteuse. A tout cela je ne répondis autre chose sinon qu'il fallait faire voir quand et comment j'avais fait ces crimes.

Ensuite il dit qu'il m'avait vue en un autre endroit chez un curé jouer aux Echets[396], je dis que je n'en avais jamais su le jeu. On dit que c'était aux jonchets[397]. On me disait un lieu pour un autre, parce que cet endroit se nommait d'une autre façon. Je dis que je n'avais pas été en ce lieu, que je m'étais arrêtée dans un autre endroit en revenant de Bourbon, mais que le curé n'y était pas, et que ce n'était pas le lieu que l'on nommait.

On dit que, ce prêtre étant venu là pour m'y voir, j'avais fait comme ne le connaissant pas, que je l'avais reçu fort mal ; et ensuite l'on me faisait [175] lui avoir dit des choses d'une confidence si étonnante que, quand j'aurais eu de pareils sentiments, ce qui ne fut jamais, je n'en aurais pas [fait] de telles à mes meilleurs amis. On me lui fit parler contre l'Etat, contre M. de M. à qui j'avais alors mille obligations, contre mes meilleurs amis. La conversation qu'on me faisait avoir eue avec lui, fut la matière de plusieurs interrogatoires. Je me défendis autant que je pus selon les choses que l'on me demandait, faisant voir le peu d'apparence que j'eusse parlé de la sorte des personnes pour lesquelles j'avais alors et conserverai toute ma vie un respect infini.

Ma trop grande franchise me fit faire une grande faute, car je tenais M. d’Argenson par un endroit sans réplique. Comme il avait fait faire lui-même à cet homme ses dépositions, et qu'il écrivait de mes réponses ce qu'il lui plaisait, il me disait à moi-même sans pudeur : « Ah! que je suis content de cet interrogatoire, il n'y a plus de refuge ni de faux-fuyant ! » enfin je ne sais quels termes qui me faisaient comprendre que je ne m'en relèverais jamais. J'avais assez des preuves de sa prévention maligne, pour lui devoir laisser [176] tout faire sans rien dire. Mais sur ce qu'il me dit, après tant d'interrogatoires, qu'il avait encore pourtant à m'interroger le lendemain sur cette prétendue conversation [qui] me chargeait, - et qui m’avait causé des peines que Dieu seul sait, car quoique je fusse résolue par la grâce de Dieu à tout événement, Dieu le permettant de la sorte, je souffris trente cinq ou quarante jours que dura cet interrogatoire des déchirements d'entrailles que je ne puis exprimer, et je fus, à la réserve de deux ou trois fois qu’on me fit prendre un peu de vin, tout ce temps-là sans manger et dormir, sans qu'il me fût possible de faire autrement, Dieu me soutenant, [tout] en appesantissant sa main sur moi, pour me faire vivre sans aliments - je dis donc à M. d’Argenson que j'étais fort surprise qu'un homme qui disait que je l'avais reçu si froidement que j'avais fait semblant de ne le pas connaître, se pusse vanter que je lui eusse fait des confidences si étranges, et [dit] des choses que je ne pensai jamais. Car je proteste devant Dieu que c'était un galimatias de doctrines si étonnant qu'après me l’avoir fait lire plusieurs fois, il me fut impossible [177] de rien comprendre, et encore moins d'en retenir le moindre sens. Je lui dis donc simplement, croyant qu'il l'écrirait, qu'il n'y avait pas d'apparence que j'eusse fait de pareilles confidences à un homme qui se plaignait de mon incivilité et de ma froideur ; d'ailleurs, que sa déposition portait qu'il ne m'avait parlé qu’une heure, que cependant deux jours ne suffiraient pas pour fournir à tant de choses sur des sujets et des matières de la nature dont étaient celles qu'on me faisait lui dire. Et lui adressant la parole, j'ajoutai : « Comment, Monsieur, une conversation d'une heure, telle que celle dont il parle dans sa déposition, peut-elle s’accorder avec tout ce qu'on veut que je lui ai dit et tant de choses que vous me dites sur (lesquelles) vous avez encore à m'interroger ? »

 Il vit d'abord sa bévue, mais il ne voulut jamais écrire ce que je disais, m'assurant que le lendemain, à la fin de son interrogatoire, il mettrait ma réflexion. Je compris qu'elle me serait encore plus avantageuse, quand on aurait ajouté huit heures à cette conversation prétendue. Le greffier dit : « J'avais déjà fait la remarque que fait Madame, mais je ne dois rien dire. » Il y avait [178] encore un grand papier pour finir l'interrogatoire commencé, mais profitant de ma simplicité il feignit une affaire chez lui, fit signer l'interrogatoire, remporta ses papiers, et ne vint point le lendemain comme il avait dit. Je vis bien ma faute et la malignité de mon juge, mais que faire sinon souffrir ce qu'on ne peut empêcher.

Je crois que ce qui porta à faire ce dernier interrogatoire où l'on voulait à quelque prix que ce fût me faire paraître criminelle, c'est que dans l'Assemblée du clergé de l'année 1700 que présidait M. l'archevêque de Sens, on avait déclaré, en condamnant le petit livre du Moyen Court et le Cantique des cantiques, qu'il n'avait jamais été question de mœurs à mon égard, que j'avais toujours témoigné une grande horreur pour toute sorte de dérèglements, ainsi qu'on l'a pu voir dans le procès-verbal de cette assemblée, fait et dressé sous les yeux de M. de Meaux, le plus zélé de mes persécuteurs[398]. Il y a de l'apparence que cette déclaration leur donna de l'inquiétude, et qu'elle les engagea à supposer le [179] malheureux prêtre dont je n'ouïs plus parler depuis lors qu’on me le confronta.

Après ce dernier interrogatoire mes peines redoublèrent. Je ne voyais que des visages affreux. On me traitait en criminelle. On me vint prendre quelques lettres de mes enfants qu'on m'avait laissées. J'en avais brûlé quelques-unes. On me menaçait de me les bien faire retrouver. Le P. Martineau redoublait ses injures et ses duretés par l'ordre qu'il en avait reçu. On ne m'envoyait quérir que rarement, par un porte-clefs, pour la messe, ou par un de même étoffe. M. du Junca ne venait plus, ce qui me consola, car, comme je l'ai dit, la main de Dieu était plus appesantie au-dedans que celle des hommes au-dehors. Ce fut alors que, voyant qu'il n'y avait point de forme de justice observée, qu'on faisait dire à un malheureux tout ce qu'on voulait, je crus que les choses n'étant fondées que sur le mensonge, on me ferait peut-être mourir. Cette pensée me donna tant de joie que je mangeai et dormis. Et lorsque je voulais me divertir, je songeais au plaisir que j'aurais de me voir sur un [180] échafaud. Je pensais que peut-être ne voudrait-on pas faire l'injustice entière, et qu'on enverrait ma grâce sur l'échafaud, et que, pour l'empêcher, je dirais au bourreau, dès que j'y serais montée, de faire son office, et que la grâce ne venant qu'après le coup donné, j'aurais le plaisir de mourir pour mon cher Maître.

J'ai bien de l'obligation à cette jeune demoiselle qui était auprès de moi, car quoiqu'elle vît que je ne mangeais pas et que je lui disais ces choses, elle témoigna toujours que j'étais gaie et contente. Il est vrai que, lorsque je voyais quelqu'un, Dieu me donnait un visage gai et content. Ils auraient voulu me voir au désespoir et me voir un chagrin mortel, mais ils ne voyaient rien de tout cela, car, quoique je souffrisse beaucoup, je n'étais point chagrine, c'était une souffrance toute intérieure qui me consumait.

Enfin après bien du temps passé, M. d’Argenson revint ; il ne fut plus question de sa conversation, on n'en voulut plus reparler. C'étaient de nouvelles choses. Cet homme avait dit que j'étais logée avec le P. La Combe dans un lieu où j'avais été. Je fis voir que je logeais à une [181] extrémité de la ville, chez un trésorier de France, et lui chez une demoiselle à l'autre extrémité. Il dit qu'il l'avait vu chez Madame Languet, veuve du Procureur général. Cela était vrai, il dit qu'il m'avait vue lui donner un bouillon. Je dis que je le faisais bien aux pauvres, que j'étais restée à le garder ce jour-là, je dis que oui, mais que Madame Languet, M[ademois]elle sa fille et la D[emois]elle y étaient aussi, que nous y accommodâmes un petit Jésus de cire cassé, que j'avais voulu lui donner de l'argent pour aller à Rome afin de solliciter un évêché in partibus pour le Père , et que je lui promettais de lui faire tous les ans trois mille livres de pension pour soutenir sa dignité. Je dis que je n'avais garde de promettre ce que je n'avais pas, car, n'ayant que deux mille huit cent livres de revenu, je ne pouvais donner mille écus, surtout étant obligée de vivre moi-même, n'ayant que faiblement ce qu'il me fallait pout cela.

Enfin après bien des discours puérils, il me dit qu'il m'amènerait l'homme pour me le confronter, que je n'allasse pas le méconnaître. Je dis que si je le connaissais, [182] je le dirais. Il m'exhorta fort à ne me mettre pas en colère contre lui, et je compris après qu'il craignait que je ne l'intimidasse. A quelques jours de là on m'amena cet homme. Il faut remarquer qu'on faisait courir le bruit à Paris qu'on me confrontait le P. La Combe, et on ne m'a jamais fait mention qu'il eût dit ou écrit quelque chose contre moi. On ne me le nommait que par incident.

On m'amena l'homme que j'eus peine à reconnaître pour un homme dont j'avais déjà désapprouvé la conduite peu réglée. Sans doute que cela lui avait été rapporté, mais comme je dis, j'en doute encore. Lorsque je le vis, je lui dis : « Comment, Monsieur, vous m'accusez d'être une voleuse, etc.? » Il dit qu'il ne l'avait pas dit. Je dis à M. d’Argenson de faire écrire qu'il se dédisait. Je dis que j'en appelais au Parlement, que je demandais que l'affaire y fût portée en l'état [où] elle était, et que je protestais de nullité contre tout ce qui se faisait. Jamais je n'ai vu fureur pareille à celle de M. d’Argenson. Il me menaça du roi. Je lui répondis que le roi ne trouverait pas mauvais que je défendisse mon innocence devant cette Cour souveraine, et qu'il était trop équitable pour cela. On commença donc [183] à lire toutes ses dépositions en sa présence. Il lut toujours dans un livre sans rien écouter, mais lorsque ce fut à l'endroit du cahier dont j'ai parlé, le prêtre dit : « Monsieur c'était : O felix culpa qu'il y avait. » Comme je gardais le silence, ne voulant plus répondre depuis ma protestation, je ne relevai rien là-dessus, mais M. d’Argenson le regardant d'un air de fureur lui dit : « Vous êtes une bête », et ne voulut point écrire ce mot : « ô felix culpa ». Lorsqu'il me demandait mes réponses, je protestais toujours de nullité, et que j'en appelais au Parlement. L’homme ne disait rien du tout. Et cependant on écrivit qu'il persistait à soutenir son dire. On me demanda si je voulais des témoins. Je dis que je dirais au Parlement mes causes de récusation et protestais toujours de nullité. Cela fini, ce prêtre signa en tremblant et pâle comme la mort. Je signai de bon coeur malgré les menaces qu'on me faisait. J'attendais de moment à autre une nouvelle scène. Car M. d'Argenson me dit : « Vous êtes lasse d'être dans  une prison honorable. Vous voulez goûter de la Conciergerie, vous en goûterez.  »

Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et [184] l'on me disait que c'était là qu'on donnait la question. D'autres fois on me montrait un cachot, je disais que je le trouvais fort joli, et que j'y demeurerais bien. On disait que l'eau y venait. Je leur disais : « Il n'y a qu'à faire un plancher vers la voûte et y mettre mon lit, une chaise, et une montée pour m'apporter à manger. J'y serai fort bien. » Ils me voyaient toujours égale malgré tant de menaces. Ils se lassèrent de me faire des visages affreux et me laissèrent en repos. M. d’Argenson ne parut plus quoique je crusse qu'il pourrait bien revenir.

Mais [l'appel au] Parlement fut un coup de foudre ; je tombai malade. Je le fus plus d'un an. Je dissimulai ma fièvre plus de huit mois. J'étais si contente d'être seule, que je n'aurais pas changé de fortune pour être reine. Je me suis vue des moments où je croyais aller mourir ainsi seule.

Un soir entre autres que j'étais dans mon cabinet, je sentis que ma vie me quittait. Je tâchai de gagner mon lit pour mourir dedans. Ce cabinet était un retranchement que j'avais fait avec des rideaux, qui me servait de retraite dans une des croisées de ma chambre. Mais je ne [185] mourus pas, Dieu me réservant à d'autres croix. J'étais ravie de mourir ainsi seule, puisqu'on ne me confessait pas, et je me faisais un sensible plaisir de mourir seule avec mon cher Maître, dans l'abandon de toutes choses. J'avais[399] toujours caché mon mal, si l'extrême maigreur, jointe à l'impuissance de me soutenir sur mes jambes, ne l'eût découvert.

On envoya quérir le médecin qui était un très honnête homme, qui me donna quelques remèdes, mais inutiles. L’apothicaire me donna un opiat empoisonné. J'ai su, depuis ma sortie, de quelle part cela venait. Je m'en défiais. Je le montrai au médecin qui me dit à l'oreille de n'en point prendre, que c'était du poison. Ce chirurgien en mit sur sa langue qui enfla d'abord. L’apothicaire, en ayant eu vent, sous prétexte de me venir voir, prit le pot sur ma table, et, le cachant sous son manteau, s'en alla et l'emporta.

Si l'on fait en lisant ceci quelque attention aux croix par lesquelles il a plu à Dieu de me faite passer, qu'on fasse aussi réflexion sur les soins de sa Providence à me délivrer de tant de dangers presque [186] inévitables.

Avant le dernier interrogatoire, je fis deux songes : le premier, que le P. La Combe me parut attaché à une croix comme je l'avais songé plus de vingt ans auparavant. Mais au lieu qu'alors il me paraissait tout brillant et éclatant, il me paraissait pour lors meurtri et livide, la tête enveloppée d'un linge. Il me semble qu'il me dit : « Je suis mort », et qu'il m'encourageait. Je lui demandai comment il se trouvait : « Les souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire qui nous est préparée. » Et il ajouta avec force : « Pour une légère souffrance, on a un poids d'une gloire immense. » Je me réveillai.

Je rêvais ensuite que je me trouvais engagée dans un chemin qui insensiblement me conduisait dans une charbonnière embrasée en ais, couverte de terre. J'avais fait bien du chemin dessus. Et j'en voyais un plus grand où les flammes paraissaient en quelques endroits. Cette longueur m'obligea à descendre. Et je trouvais en bas une rivière, de sorte que je ne descendais du feu que pour entrer dans l'eau, et ne voyant aucune issue. Il vint une dame vénérable qui me donna la main [187] et me fit entrer dans l'église Notre-Dame. Je me souvins[400] de ce passage : « ils ont passé par le feu et par l'eau ».[401]

La peine que j'avais était une femme qui venait faire ma chambre. Elle avait quelquefois aidé à l'office chez Madame de B.[402], où elle avait fait un vol. Elle me prenait tout ce que j'avais. Elle avait fait faire des clefs sur les miennes. Quelque chose que je fisse, je ne pouvais l'empêcher. Je n'osai lui rien dire, car elle était soutenue de l'aumônier. J'en dis un jour quelque chose à cet aumônier qui me dit que chacun avait ses vices, que j'avais les miens et que c'était le sien, que lorsqu'elle voulait me prendre quelque chose, je lui donnasse les dix, les vingt écus pour l'empêcher. Tout mon revenu n'y aurait pas suffi. Je ne doutais pas que ce ne fût une espionne [188] que j'avais. Il me fallut laisser tout prendre sans rien dire. D'un autre côté on ne souffrit plus que le gouverneur me vînt voir, parce qu'il paraissait avoir de la considération pour moi. Ils étaient tous surpris de ma douceur et de la patience que Dieu me donnait, et lorsque je revenais de la messe dans ma chambre, je remontais avec allégresse.

Le neveu du gouverneur me disait en me ramenant que j'étais bien différente des autres qui se désespéraient en remontant dans leurs chambres. Je lui répondis que j'y trouvais ce que j'aimais, et que les autres ne l’y trouvaient peut-être pas. Il n'était pas riche, cependant il assistait les prisonniers de tout ce qu'il pouvait et en avait compassion. Je lui dis un jour que Dieu lui donnerait une meilleure fortune assurément. Il me témoigna que ne la pouvant avoir qu'aux dépens de la vie du fils du gouverneur, il n'en souhaitait point. Ce fils est mort depuis et il est naturellement son héritier. M. du Junca me disait, pour s'excuser des peines qu'il me faisait, qu'il devait sa fortune à M. de Noailles dont son père avait été domestique, qu'il serait gouverneur de la Bastille après la mort de M. de Saint-Mars, [189] qu'il sentait déjà le sapin. Je lui dis que les jeunes gens mouraient souvent avant les plus vieux. Je ne pouvais m'ôter de l'esprit qu'il mourrait devant le gouverneur. Il est mort en effet devant lui. De quoi lui a servi le désir de fortune ? et tant de ménagement aux dépens de la charité et de la justice ?


 


 

 

«Les années d’épreuves sous le Roi Très Chrétien»

« Les années d’épreuve de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien » prennent la suite du «Crépuscule des mystiques» de l’abbé Cognet.

Nous reprenons intégralement des parties de ce dossier organisé couvrant la période vécue par madame Guyon prisonnière, car il est édité dans une collection difficilement accessible à cause de son titre généraliste et vague de “Pièces d’Archives” [403] et aussi parce qu’il trie des faits essentiels en suivant l’ordre chronologique (les parties I, II & III constitutifs du présent volume “noient” les faits dans une abondance informative).

Nos modifications sont ici très réduites et nous ne tentons pas d’éviter des “doubles” par exemple de lettres éditées intégralement dans ce même volume.

L’essentiel des interrogatoires de madame Guyon durant lesquels les dernières lettres du P. Lacombe saisies par la police peu après l’arrestation de la «dame directrice» sont largement utilisées est complété par des sections mettant en cause Lacombe. On y trouvera des lettres de Lacombe insérées ici dans leur context chronologique. Elles sont parailleurs reprises dans la troisième partie regroupant l’ensemble épistolaire issu de Lacombe.

La Combe et le procès des mœurs

Dans le cas présent, on avait saisi des lettres qui semblaient assez bien s’accorder au bruit qui courait d’une relation trop étroite entre Mme Guyon et son confesseur, le père de la Combe, que nous orthographierons dorénavant La Combe. Nous en reproduisons des extraits substantiels au début du chapitre 6, section intitulée «Des lettres compromettantes», juste avant les interrogatoires par La Reynie où elles tiennent un rôle important. Écrivant surtout en latin ou en italien, celui-ci ne parvint jamais à dominer notre langue : ses lettres décrivant leur lien spirituel dans un style hyperbolique qui s’accorde peut-être avec un lyrisme transalpin mais sûrement pas avec l’esprit clair mais sans humour d’un la Reynie. Fait beaucoup plus grave, il relatait l’éclosion d’un cercle spirituel de quiétistes parallèle au cercle parisien en termes ambigus. Car un cercle mystique s’était développé autour de lui au sein même de la prison royale de Lourdes, avec la participation du confesseur en titre du lieu, le sieur de Lasherous!

Ce qui démontre la force morale de son animateur, qui n’était pas un médiocre[404]. Loin d’être un personnage naïf et illuminé, il est considéré comme l’inspirateur de Mme Guyon par l’interrogateur habile La Reynie. Il sera invoqué comme un martyr dans des cercles guyonniens au XVIIIe siècle. Ses écrits sont raisonnables — à l’exception de la correspondance saisie où visiblement il accumule les bourdes qui feront le supplice de la prévenue lors de ses interrogatoires.

1687 : Condamnation de Molinos et arrestation du P. La Combe

Un orage de caractère plus général s’annonce : le 23 janvier, l’Avocat général Talon reproche vivement au pape Innocent XI son manque de vigueur dans la poursuite des quiétistes et le 27 août est produit le décret du Saint-Office contre Molinos. Les répercussions en France sont fâcheuses :

« Ils firent entendre à Sa Majesté que le P. La Combe était ami de Molinos, [...] sur le témoignage de l’écrivain[405] et de sa femme, qu’il avait fait des crimes. »

La Combe est interdit de sortie de son couvent sans qu’on l’avertisse, si bien que sa sortie pour une urgence permet de le faire passer pour rebelle. On lui fit remettre des papiers qui auraient permis sa défense mais on les supprima. Harlay, archevêque de Paris, interdit la prédication au Père qui passe outre (par ignorance?) et prononce un sermon aux Augustins le 15 septembre.

Le troisième d’octobre 1687 on le vint enlever pour le mettre aux pères de la Doctrine Chrétienne [de Saint-Charles]. Durant ce temps, les ennemis faisaient faussetés sur faussetés [...] pour le mettre à la Bastille [...] Sans le juger, on l’a enfermé dans une forteresse[406].

Mme Guyon reçoit une attestation en faveur de La Combe, mais très malade en novembre, elle se la laisse enlever par le P. la Mothe. Après une entrevue organisée avec l’Official,

…on fit entendre que j’avais déclaré beaucoup de choses [...]  Ils se servirent de cela pour exiler tous les gens qui ne leur plaisaient pas [...]  On m’apporta une lettre de cachet pour me rendre à la Visitation du Faubourg Saint-Antoine[407].

Le 20 novembre, la condamnation de Molinos est confirmée par le Bref Cœlestis Pastor

La séquence des pièces

Les interrogatoires eurent lieu à Vincennes : nous sont parvenus les neuf premiers comptes rendus sous greffe en ce qui concerne la seule Mme Guyon. S’y s’ajoutent quatre de l’abbé Couturier et deux de Melle Pecherard, proches arrêtés en même temps qu’elle. L’issue était de grande importance : qu’en aurait-il résulté pour Fénelon et pour les autres membres du cercle quiétiste si les espérances de voir «craquer» la Dame Directrice et d’établir ainsi le bien-fondé d’accusations de comportements immoraux, même étayées par des pièces forgées, s’étaient matérialisées par quelque reconnaissance signée de sa main? La production d’écrits par les prélats aurait été bien moindre et la querelle se serait conclue à un niveau fort médiocre, comparable à celui qui prévalut en Italie autour de la figure de Molinos en 1687, c’est-à-dire par le poids d’une condamnation établie principalement au niveau des mœurs[408].

 Nous n’aurions pas connu l’affinement mystique élaboré par Fénelon dans les textes de controverses qui couvrent la période des dernières années du siècle précédant le bref de 1699, et dont on reconnaît de nos jours que cet affinement marque le juste aboutissement d’une longue tradition mystique chrétienne[409]. Les interrogatoires constituent donc le point nodal caché de la querelle du quiétisme et qui assura son prolongement sur près de quatre années.

Nous faisons précéder leurs comptes rendus des lettres compromettantes écrites depuis la prison de Lourdes par le Père La Combe et par des membres de la «petite Église» du lieu, qui furent saisies par la police, ainsi que des extraits de l’enquête écrite[410] adressée très probablement à Mme de Maintenon. Les lettres saisies, pleines d’expression hyperbolique, seront une charge difficile à contrer. Les bourdes de La Combe et de Lasherous, aumônier de la prison devenu membre du cercle quiétiste local, seront la croix de la prévenue. À bout d’arguments, elle demandera que l’on s’adresse à eux directement pour réduire les doutes assez compréhensibles de la Reynie, homme habile, honnête, mais apparemment dénué d’humour.

L’enquête bien informée permit de préparer soigneusement les questions, ce dont témoigne le «mémoire sur le quiétisme» et le manuscrit des interrogatoires qui comporte de nombreux soulignements semblables à ceux des autres prévenus. Elle révèle l’excellente surveillance exercée sur Mme Guyon et sur toutes ses relations. On note par exemple l’importance du rôle très justement attribué à Monsieur Bertot[411] comme étant le principal spirituel «quiétiste» précédant Mme Guyon.

Quelques pièces de police établissent la situation de la prisonnière, puis nous abordons le plat de résistance : la totalité des transcriptions résumées portant sur neuf interrogatoires de la principale cible (on sait qu’ils seront suivis d’autres dont nous n’avons pas de transcriptions) : ils constituent un document fascinant sur la pratique policière, fidèlement traduite par le greffier attaché à cette importante confrontation sur ordre royal. On espérait mettre à mal l’honneur de l’accusée et ainsi précipiter la chute du cercle quiétiste. Tout dépendait donc d’une résistance qu’il fallait briser, ce qui explique le soin avec lequel ces entrevues furent préparées. Les interrogatoires préalables de membres de son entourage permirent l’élaboration des questions posées. Tous ces documents forment le cœur du ms. B.N.F., nouv. acq. fr. 5250 que nous décrivons partiellement ci-dessous en note[412].

Les interrogatoires constituent un véritable marathon. À la suite du premier, nous avons précédemment indiqué, dans l’introduction générale à la tactique inquisitoriale, comment les huit suivants constituent deux groupes, concentrés à la fin janvier et au début d’avril. Voici plus précisément, c’est-à-dire individuellement, leurs dates et une brève «signature» de leurs contenus :

– Premier interrogatoire de Mme Guyon, le 31 décembre 1695, renseignant sur les filles à son service : Marie de la Vaux [de Lavau] depuis quinze années et Françoise Marc depuis huit années.

– Interrogatoires de deux proches arrêtés à Popaincourt en même temps que Mme Guyon : l’abbé Couturier les 3, 9, 12, 17 janvier et Mlle Pecherard les 9 et 12 janvier.

Commence le premier assaut en cinq interrogatoires concentrés sur treize jours, fin janvier :

– Deuxième interrogatoire de Mme Guyon, le jeudi 19 janvier 1696, sur la «petite Église», selon l’expression malheureuse de La Combe, et sur le commentaire de l’Apocalypse.

– Troisième, le lundi 23 janvier, sur la sortie de Meaux, sur la citation de La Combe «O illustre persécutée, femme forte...» et sur une lettre de Lashérous, aumônier de la prison de Lourdes («Je ne rougirai jamais, Mme, en présence de qui que ce soit, de confesser la pureté de votre doctrine...»), ainsi que sur un portrait d’elle destinée à Jeannette, disciple du cercle de Lourdes.

– Quatrième, le jeudi 26 janvier, sur ses envois au P. La Combe de livres (Job, Benoît de Canfeld), sur Gex et Thonon, sur la servante Marie Delavau [de Lavau], sur le séjour à Turin.

– Cinquième, le samedi 28 janvier, portant sur la suite du récit des voyages.

– Sixième, le mercredi 1er février, sur le père jésuite Alleaume «qu’elle connaît depuis environ trois ou quatre années».

Après une pause d’un mois, survient le deuxième assaut en trois interrogatoires sur quatre jours. Il débute un dimanche :

– Septième interrogatoire, le dimanche 1er avril, portant sur le P. La Combe, sur «l’évangile nouveau», sur saint Michel.

– Huitième interrogatoire, dès le lendemain, sur la lettre inconsidérée de La Combe en décembre 1695 se félicitant de l’«augmentation de notre Église...».

– Enfin neuvième interrogatoire tournant à l’entretien, du mercredi 4 avril, sur les livres que possédait Mme Guyon : Amadis, des pièces de théâtre et des romans de chevalerie.

Des lettres compromettantes

Les deux lettres[413] du P. La Combe et de l’aumônier de la prison de Lourdes, de Lasherous, saisies à Popincourt, sont datées du 10 octobre et du 11 novembre 1695. Une lettre de Jeannette [Pagère], fidèle de la «petite Église», fut saisie avec elles. Une troisième lettre de La Combe, du 7 décembre, ne fut saisie que plus tardivement : elle parvint au domicile de Mme Guyon après son arrestation. Cette dernière lettre sera évoquée au septième interrogatoire. Nous donnons de ces quatre lettres des extraits révélateurs, car leur ambiguïté et leurs bourdes[414] furent à la source d’interrogations répétées… 

L’appel à la visite cachée, les termes de «petite Église» (par La Combe), de «mère des enfants de la petite Église» (par Lasherous), la reconnaissance d’envois d’argent, l’emploi du surnom de Famille désignant une fille au service de Mme Guyon, forment un ensemble -- déjà complet dès la première lettre[415] -- particulièrement difficile à défendre : la prévenue en sera réduite à renvoyer au premier auteur.

Première lettre du P. La Combe et du Sieur de Lasherous, 10 octobre

Ce 10 octobre. Je n’ai reçu la vôtre du 22e du mois passé que le 8 du présent. Un retardement considérable me faisait craindre que vous ne fussiez plus en état de nous donner de vos chères nouvelles. La divine Providence ne nous en veut pas encore priver. Qu’elle nous serait favorable, si elle nous accordait le bien et le plaisir de vous voir! Si c’est elle qui vous en a inspiré la pensée, elle saura bien en procurer l’exécution; c’est à ses soins, par-dessus tout, que j’en abandonne le succès, vous en disant ici naïvement ma pensée; je tiendrais cette entrevue pour une faveur du ciel si précieuse, si consolante pour moi, qu’après le bonheur de plaire à Dieu et de suivre en tout Sa volonté, il n’en est point que j’estimasse plus en ce monde. Toute la petite Église de ce lieu en serait ravie, la chose ne me paraît point impossible, ni même trop hardie; en prenant, comme vous feriez sans doute, les meilleures précautions, changeant de nom, marchant avec petit train comme une petite damoiselle, on ne vous soupçonnerait jamais que ce fût la personne que l’on cherche et, quand vous seriez ici, nous arrangerions les choses avec le plus de sûreté qu’il nous serait possible pour n’être pas découverts [...] Vous prendrez le carrosse de Bordeaux, de là vous viendrez à Pau, d’où il n’y a que six lieues jusques ici. Si la saison était propre, le prétexte de prendre les eaux aux fameux bains de Bagnères, qui est à trois lieues d’ici, serait fort plausible. En tout cas en attendant le temps des eaux, vous viendriez faire un tour en cette ville, puis vous retourneriez à Pau ou à Bagnères, et ainsi à diverses reprises, selon que l’on jugerait plus à propos. [...] Si vous venez, écrivez-nous en partant de Paris, en arrivant à Bordeaux et à Pau. Nous prierons Dieu cependant de vous faire suivre courageusement Son dessein, selon qu’il vous sera suggéré par Son esprit et secondé par Sa providence, et nous défendrons à Jeannette de mourir avant qu’elle vous ait vue. Quelle joie n’aurait-elle point de vous embrasser avant que de sortir de ce monde, vous étant si étroitement unie et pénétrant vivement votre état! Votre billet, quoique si court, l’a extrêmement réjouie. Elle vous est toujours plus acquise, si l’on peut dire qu’elle puisse l’être davantage [...]

 J’ai reçu la lettre de change, mais non encore le paquet des livres. Il est vrai que vous m’avez plus fait tenir d’argent depuis environ un an que les autres années; je le sens fort bien par l’abondance où vous m’avez mis, et je ne puis que me louer infiniment de vos charités. [...] Les amis et amies de ce lieu vous honorent et vous aiment constamment, principalement ceux qui sont comme les colonnes de la petite Église. Si vous veniez, vous ne prendriez qu’une fille et vous lui changeriez son nom. Je ne serais pas fâchée de revoir Famille[416]. Je salue aussi l’autre de bon cœur. Ô Dieu, faites éclore dans le temps convenable ce qui est caché depuis l’éternité dans Votre dessein; c’est là, ma très chère, que je vous suis parfaitement acquis.

[Lettre jointe de Lasherous[417] :]

 Ô illustre persécutée, femme forte, mère des enfants de la petite Église, servante du petit Maître, [...] Que je m’estimerais heureux, M [adame], d’avoir l’honneur de vous aller prendre à Paris, ou en tel endroit qu’il vous plairait me prescrire pour vous conduire ici ou ailleurs, c’est la grâce que je vous demande. [...] Je finis, M [adame], en vous proposant que je vous honore, vous estime et vous aime en Notre Seigneur Jésus-Christ plus que je ne saurais vous exprimer[418].

Deuxième lettre du P. La Combe et du Sieur de Lasherous, 11 novembre

Ce 11 novembre[419].

Je reçois la vôtre du 28 octobre à laquelle je réponds le même jour. Je le fis de même l’autre fois avec diligence et encore par l’ordinaire. Vous avez de trop bonnes raisons de ne pas vous mettre en voyage devant l’hiver, pour que nous y apportions la moindre contradiction. Quelque désir que nous ayons de vous voir, nous préférons votre conservation à la joie que nous causerait un si grand bien, remettant de plus, tous nos souhaits, entre les mains de Dieu. Il y a en ce pays des eaux de toutes sortes pour différents maux. Il y en a pour boire et pour le bain et en trois ou quatre lieux différents; celles de Bagnères, sont les plus renommées, on y vient de toutes parts et je crois qu’elles vous seraient utiles, si Dieu vous donne le mouvement d’y venir. O quelle satisfaction pour nous tous! Je ne l’espère presque plus, voyant un délai considérable pendant lequel il peut arriver quelque changement considérable, sinon par notre élargissement, du moins par notre mort. [...] Ce comble semble approcher pour notre chère Jeannette, qui s’use et s’affaiblit de plus en plus. [...] Les autres filles vous saluent avec une estime et un amour très particuliers. L’affection et le zèle de M. de Lasherous sont très grands assurément, il n’épargnerait ni sa bourse ni sa personne pour vous rendre service, mais comme sa présence est trop nécessaire et trop remarquée dans ce lieu, une longue absence causerait une admiration plus propre à éventer le mystère qu’à le bien ménager. [...] Je ne m’étends pas davantage, jusqu’à ce que nous sachions si notre nouvelle adresse réussira. Que nous dites-vous, qu’on vous a empoisonnée[420]? [...] Nous saluons tous cordialement ces bonnes filles qui sont avec vous. Dieu fait aux nôtres de très sensibles miséricordes.

[Lettre jointe de Lasherous :]

La joie de la petite société, M [adame], dans le désir ardent qu’elle avait d’avoir l’honneur de vous voir et de la consolation qu’elle attendait d’un bien si précieux, a été bien courte, mais comme uniquement la volonté de Dieu est tout le bien de la petite Église, elle seule lui suffit pour toute prétention. Je laisse au petit Maître de nous y rendre souples et parfaitement soumis. Je le ferai toujours, M [adame], à votre égard, et s’il est dans le dessein de Dieu, que vous veniez dans ce canton, je me rendrai ponctuellement dans l’endroit où vous me ferez l’honneur de me marquer, n’en déplaise au très R [évérend] et très vénérable P [ère]. Je ne rougirais jamais, m [adame], en présence de qui que ce soit, de confesser la pureté de votre doctrine, disciplines et mœurs, comme je l’ai fait en présence de notre prélat, à son retour de Paris, au sujet de l’illustre et plus qu’aimable Père. Il ne manque point ici des Égyptiens qui cherchent les petits premiers-nés des Israélites, pour les submerger. [...]

Lettre du P. La Combe du 7 décembre, saisie tardivement

  Elle fut utilisée dans la série des trois derniers interrogatoires qui furent les plus approfondis -- un mois les sépare de celle des six premiers.

Q [uis] U [t] D [eus]. Ce 7 décembre.

Je reçus hier votre lettre où étaient les anneaux. La joie en a été grande dans notre petite Église. Vous pouvez bien croire que j’en ai eu ma bonne part, d’autant plus que le temps me paraissait long depuis la réception de la précédente. Ce me sera toujours non moins un plaisir qu’un devoir, de répondre à vos bontés vraiment excessives envers moi : du moins par le commerce de lettres, autant que la divine Providence m’en fournira les moyens, comme elle a fait jusqu’à présent d’une manière admirable. Il faut qu’on soit bien acharné contre vous, pour ne vous laisser point de repos après qu’on vous a tant tourmentée et que vous avez donné une ample satisfaction à ce qu’on a exigé de vous. […] Songez donc à faire le grand voyage vers le printemps, afin que nous ayons la satisfaction de vous voir et de vous rendre quelques services. Vous ne trouverez pas ailleurs une société qui vous soit plus acquise que la nôtre. Personne ne pourrait aller d’ici pour vous conduire sans que cela fît trop d’éclat. Il faut que vous preniez quelqu’un où vous êtes. Encore craindrais-je que vous n’en fussiez plutôt embarrassée et surchargée que bien servie, comme il vous arriva autrefois. Une femme intelligente et fidèle vous suffirait, avec un garçon sur qui l’on pût s’assurer, tel qu’était Champagne. Dieu veuille vous inspirer ce qui est dans Son dessein, et vous en faciliter l’exécution.

[… à propos de la maladie] Les eaux fort minérales et détersives telles qu’il y en a en ce pays, pourraient y être un fort bon remède. […] Votre vie trop sédentaire, contribue beaucoup à ce mal. L’exercice, le changement d’air, l’agitation du voyage vous seraient utiles. Venez à l’air des montagnes, qui est vif et pénétrant.

Les jansénistes vont remonter[421], leurs adversaires seront rabaissés. Peut-être se prépare-t-on déjà à un nouveau combat. Port-Royal ressuscitera. […]

J’ai lu votre Apocalypse[422] avec beaucoup de satisfaction, nul autre de vos livres sur l’Écriture m’avait tant plu. Il y a moins à retoucher que dans les autres. Les états intérieurs sont fort bien décrits et tirés, non sans merveille, du texte sacré, où rien ne paraissait moins être compris. Si toute votre explication de l’Écriture était rassemblée en un volume, on pourrait l’appeler la bible des âmes intérieures, et plut au ciel que l’on pût tout ramasser et en faire plusieurs copies, afin qu’un si grand ouvrage ne périsse pas! Les vérités mystiques ne sont pas expliquées ailleurs avec autant de clarté et d’abondance et ce qui importe le plus, avec autant de rapport aux saintes Écritures. Mais hélas, nous sommes dans un temps, où tout ce que nous penserions entreprendre pour la vérité, est renversé et abîmé. On ne veut de nous qu’inutilité, destruction et perte. N’avez-vous pas pu recouvrer le Pentateuque[423]? Pour moi, dans le grand loisir que j’aurais, je ne puis rien faire, quoique je l’aie essayé souvent. Il m’est impossible de m’appliquer à aucun ouvrage de l’esprit, du moins de coutume, m’ayant fait violence pour m’y appliquer, ce qui me fait traîner une languissante et misérable vie, ne pouvant ni lire ni écrire, ni travailler des mains, qu’avec répugnance et amertume de cœur, et vous savez que notre état ne porte pas de nous faire violence. On tirerait aussitôt de l’eau d’un rocher.

L’ouvrage de M. Nicole[424], me fait dire de lui ce qui est dans Job : il a parlé indifféremment de choses qui surpassent excessivement toute sa science. […]

Il s’est fait une augmentation de notre Église, la rencontre de trois religieuses d’un monastère assez proche de ce lieu, étant venues aux eaux, on a eu occasion de leur parler et de voir de quelle manière est faite l’oraison que Dieu enseigne Lui-même aux âmes et l’obstacle qu’y met la méditation méthodique et gênante que les hommes suggèrent, voulant que leur étude soit une bonne règle de prier et de traiter avec Dieu. L’une de ces trois filles a été mise par le Saint-Esprit même dans son oraison. L’autre y étant appelée combattait son attrait en s’attachant obstinément aux livres, sans goût et sans succès. La troisième, tourmentée de scrupules, n’est pas encore en état d’y être introduite.

Jeannette me grondera de ce que je remplis mon papier sans vous parler d’elle, et que vous en dirai-je? Que toujours il semble que Dieu nous l’enlève et toujours elle nous est laissée. Qu’elle vous honore et vous aime parfaitement et ses compagnes de même. Elles sont toutes en fête pour leurs anneaux. Songez à m’apporter aussi quelques bijoux. Tous les amis vous saluent tant et tant. O ma très chère, pourrai-je encore vous revoir : si Dieu m’accorde un si grand bien, je chanterais de bon cœur le Nunc dimittis. Nous raconterions à loisir toutes nos aventures qui sont étranges et donc pas vue mais serait cachée à votre cœur. Etc.[425]. 

Lettre de Jeannette du 7 décembre (?)

Vive Jésus.

Madame.

Permettez qu’en ce célèbre jour, je donne un peu d’efforts au [illis.] à l’amour qui pénètre mon cœur et le fond de mon âme, en voyant vos vertus, votre ardeur, votre flamme pour le Dieu souverain, de qui le bras puissant vous fera triompher du parti de Satan. Si le ciel est d’airain, s’il vous paraît de bronze, c’est que par un chemin et d’épines et de ronces, Jésus veut éprouver votre fidélité. /[…]/Le rapport est si doux entre nos deux esprits, qu’un même sentiment les joint et les unit sans rien m’attribuer de vos voies admirables. Divines unions et grâces ineffables. /J’aperçois entre nous cet aimable rapport qui naturellement vient d’un pareil sort : la Croix ayant été souvent notre partage, nous nous comprenons bien, parlant même langage. Ah, que me reste-t-il donc, que de vous imiter, de marcher sur vos pas sans jamais m’arrêter! Priez le bon Jésus, qu’Il m’en fasse la grâce et de suivre après vous, Ses vestiges et Sa trace. Etc.[426].

Une enquête  bien organisée

La séquence des interrogatoires a été indiquée précédemment avec un très bref aperçu du contenu pour chacun d’entre eux. A son premier interrogatoire qui a lieu le 31 décembre 1695 juste après son arrestation, succèdent ceux des proches saisis dans la maison de Popaincourt. L’abbé Couturier est interrogé les 3, 9, 12 et 17 janvier, et la dame Pecherard les 9 et 12 janvier, c’est-à-dire entre les premières informations demandées à Mme Guyon et son second interrogatoire. Il faut en effet préparer des questions ; en fait elles proviendront surtout des lettres saisies. 

Sont donc combinés les renseignements tirés des proches (décevants car sans grande importance ; par ailleurs on n’obtient rien des deux « filles » fidèles au service de leur maîtresse), des deux lettres malheureuses de La Combe (fort compromettantes par l’ambigüité des termes dont en premier lieu « la petite Église… »). On n’a aucun indice d’une communication à Paris de ses interrogatoires de Tarbes. La Combe n’aurait pas été transféré à Paris avant mars 1698.

On peut alors s’attaquer à la principale animatrice du cercle quiétiste ; un répit de trois semaines environ a eu lieu depuis son premier interrogatoire, mais une série rapprochée de cinq interrogatoires, assurée par La Reynie, « de six, sept et huit heures quelquefois[427] », les 19, 23, 26 et 28 janvier 1696, enfin le 1er février, est un rude choc pour la prévenue. Ils visent à faire céder la prisonnière par épuisement ; mais elle tient bon - des informations sur cette résistance inattendue parvinrent jusqu’à la Cour, - ce qui explique probablement qu’un mois de réflexion se soit ensuite écoulé avant un deuxième et dernier assaut par le même La Reynie : trois interrogatoires ont lieu les 1, 2 et 4 avril.

Les soigneux procès-verbaux de ces neuf journées d’épreuve nous sont parvenus. La pauvre femme écrira ensuite deux lettres entre le 5 et le 12 avril, avec son sang. 

Suit une nouvelle pause d’un mois également avant d’exercer une troisième pression, cette fois par la voie religieuse ; il s’agit de la lettre du 9 juin où le docteur Pirot rejoue ainsi son ancien rôle : « Il n’y a rien de plus violent que ce qu’il me fit… ».

Ce qui suivra sera consigné par des lettres écrites par la prisonnière à sa confidente, la « petite duchesse » de Mortemart, lorsque Mme Guyon aura été transférée au « couvent » très spécial établi à Vaugirard près de la maison du maître policier.

Quant aux interrogatoires ultérieurs à la Bastille, assurés par l’inquiétant maître du lieu d’Argenson[428] qui a succédé à la Reynie en janvier 1697, et qui n’avait pas la rectitude de ce dernier, ils n’ont pas laissé d’enregistrements à notre connaissance. On sait seulement les pressions exercées : des menaces directes de passer de la Bastille – prison dure, mais dont les hôtes de marque survivaient – à la Conciergerie où la durée de vie moyenne d’un prisonnier était réduite à quelques mois[429].

1er interrogatoire, fin

[…]

Plus ledit sieur Desgretz nous a remis entre les mains en presence de la d. dame Guyon trois autres pieces ma­nuscrites qu’il nous a dit avoir esté trouvéés entre les mains de ladite dame Guyon lorsqu’il l’arresta par ordre du Roy, la premiere dattéé en teste ce dixiesme d’octobre, commen­ceant par ces mots «J’ay receu la vostre du 22e du mois passé» et finissant par ces autres mots «en Nostre Seigneur Jésus Christ plus que je ne scauroit (sic) vous exprimer» la­dite piece paroissant estre ecrite de deux differentes mains, la seconde dattée ce 11e novembre commenceant par ces mots «j’ay receu la vostre du vingt huit octobre» et finissant par ces autres mots «inuiolablement acquis et at­taché auec la grâce de mon dieu», ladite piece paroissant ainsy que la premiere ecrite de deux différentes main [sic], la troisiesme commenceant par ces mots «vive Jesus, Ma­dame permettez» et finissant par ces autres mots «et de suivre ses vestiges et sa trasse»,[430].

Ce fait touttes les susdites pieces ont esté par nous cottées paraphéés et par ladite répondante et a ledit sieur Desgrez signé la minute,

Lecture faite du present Interrogatoire la repondante a dit ses réponses contenir verité y a perseueré et a signé la minute. Signé Jeanne M. Bouvier et de la Reynie.

Les lettres saisies lors de l’arrestation de la prévenue proviennent de son ancien confesseur La Combe, ainsi que de membres de la «petite Église», le cercle spirituel qu’il a réussi à rassembler autour de lui et qui comprend notamment le Sieur de Lasherous, aumônier de la prison de Lourdes. Elles permettent à la Reynie de rentrer dans le vif du sujet. L’expression des «colonnes de la petite Église» fait l’objet d’une vive attention ainsi qu’un projet de voyage à Barèges imprudemment commenté par les correspondants de Lourdes, pour terminer enfin par quelques points accessoires : l’argent et les livres envoyés à La Combe[431].

Second interrogatoire de Mme Guyon, le 19 janvier 1696

Interrogatoire fait par nous Gabriel Nicolas de la Reynie conseiller ordinaire du roi en son Conseil d’État, de l’ordre du roi, à la dame Guyon prisonnière au château de Vincennes, auquel interrogatoire nous avons procédé ainsi qu’il ensuit :

Du jeudi dix-neuvième janvier 1696 dans le cabinet du donjon dudit château de Vincennes.

Interrogé de son nom, surnom, âge, qualité et demeure, après serment fait de dire et répondre vérité.

À dit qu’elle s’appelle Jeanne Marie Bouvier âgée[432] de quarante-sept ans ou environ veuve de Messire Jacques Guyon chevalier seigneur du Quesnoy demeurant avant sa détention et lors qu’elle a été arrêtée à Paincourt [Popaincourt] les Paris.

Avons représenté à la répondante deux pièces qui sont deux lettres missives paraphées le trente et unième décembre dernier, la première datée ce 10e d’octobre commençant par ces mots : «J’ai reçu la vostre du 22e du mois passé», et finissant par ces mots «en notre Seigneur Jésus Christ plus que je ne saurais vous exprimer», la seconde datée ce onzième de novembre, commençant par ces mots «J’ai reçu la vostre du 28e octobre» et finissant par ces autres mots «Inviolablement acquise et attachée avec la grâce de mon Dieu»[433],

Interpellée de les reconnaître, et de déclarer en quel temps elle a reçues lesdites deux lettres missives,

À dit, après les avoir vues et examinées qu’elle les a reçues quelques jours avant de quitter la maison de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois pour aller en celle de Paincourt [Popaincourt] où elle a été arrêtée.

– Par qui lesdites lettres lui ont été écrites.

A dit ce sont deux lettres qui lui ont été écrites par le père de la Combe, et qu’elle les a reçues trois semaines ou environ après la date de chacune desdites lettres.

– Si lesdites deux lettres ne sont pas écrites de deux différentes mains, et si elle connaît la personne qui a écrit les dernières parties de chacune desdites lettres.

A dit qu’elles sont écrites de [f ° 134] deux différentes mains, que la première partie de chacune desdites lettres est de l’écriture du père de la Combe, et que l’autre partie est écrite de la main d’un ecclésiastique qu’elle n’a jamais vu.

– Si elle ne sait pas que ledit ecclésiastique qui a écrit les dernières parties desdites lettres s’appelle le sieur de Lasherous et qu’il est aumônier du château de Lourdes.

A dit que oui.

Sous quelle adresse elle a reçu lesdites lettres.

A dit qu’elle les a reçues directement du bureau de la poste sous l’adresse la dame Bernard, rue Saint-Germain-l’Auxerrois où elle, répondante, demeurait.

– De quel lieu lesdites lettres lui ont été écrites.

A dit qu’elles lui ont été écrites (du château de Lourdes add.marg.) où le père de la Combe est par ordre du roi.

– Si la lettre datée ce 10e d’octobre n’est pas la réponse à une lettre qu’elle avait écrite le vingt-deux de septembre dernier[434], et sur l’avis qu’elle avait donné au dit père de la Combe qu’elle irait au lieu où il est, sous prétexte d’avoir à prendre des eaux du côté de Pau.

A dit que ladite lettre est une réponse à celle qu’elle avait écrit au père de la Combe de la date qu’il est marqué par sa réponse, que sa première pensée avait été en se retirant de se mettre dans un couvent des filles de Sainte-Marie à Bordeaux, qu’après cela lui vint dans l’esprit d’aller prendre les eaux de Barèges[435] et ensuite, ayant fait réflexion qu’on pourrait trouver quelque méchante interprétation à donner à ce voyage, elle écrivit au dit père de la Combe que la saison de l’hiver ne lui pouvait permettre de faire ce voyage.

– Ce qu’elle a entendu après les témoignages de la satisfaction que le père de La Combe prétendait avoir en la voyant, par les termes de la même lettre, qui sont au commencement de la première page de la lettre du dixième octobre «toute la petite Église de ce lieu en serait ravie».

A dit que c’est une manière de parler dont le père de La Combe a accoutumé de se servir, et qu’elle ne connaît point cette petite Église.

– Si elle ne sait pas de quelles personnes cette petite Église est composée.

[f ° 135] A dit qu’elle ne sait point qu’elle soit composée d’autres per­sonnes que d’une fille appelée Jeannette et de deux autres filles dont elle ne sait pas le nom et n’en a d’autre connaissance que celle que ledit père de La Combe lui en a donné, et le dit sieur de Lasherous, ne les ayant jamais vues.

Avons remontré à la répondante que si le père de La Combe n’avait voulu lui faire connaître que trois personnes seulement, il ne lui aurait pas écrit comme il a fait en ces termes «Toute la petite église de ce lieu en serait ravie» et il n’y aurait pas ajouté non plus ces autres termes «Les amis et amies de ce lieu vous honorent et vous aiment constamment, principalement ceux qui sont comme les colonnes de la petite Église[436]», et il ne se serait pas expliqué de cette sorte si en effet elle répondante n’avait connu les amis et les amies qu’elle avait en ce même lieu, et que ledit père de La Combe lui a désignés comme «les colonnes de la petite Église».­

A dit qu’elle ne connaît point plus particulièrement quelles personnes ledit père de La Combe a prétendu désigner par ces termes «les colonnes de la petite Église», que ledit père de La Combe lui a écrit plusieurs fois avec des sentiments d’une grande estime pour celle qui s’appelle du nom de Jeannette, qu’il [qu’elle] ne voyait pas néanmoins, et qui était d’une grande vertu et à laquelle Dieu avait donné une connaissance particulière d’elle répondante.

Lui avons remontré que si elle n’avait d’autre connaissance que celle qu’elle nous dit avoir de la petite église et de ceux qui la composent dans le lieu où le père de La Combe est actuel­lement, le sieur de Lasheroux qui a aussi écrit à elle répondante dans la même lettre du père de la Combe, datée du 10e octobre qui lui est représentée, n’aurait pas qualifié elle répondante comme il a fait du titre entre autres «de mère des Enfants de la petite Église»[437] si les enfants de cette petite Église lui avaient été inconnus et si elle n’avait pas su ce que c’était que cette petite Église.

A dit qu’elle ne peut dire autre chose sur cela que ce qu’elle nous vient de déclarer, et que c’est au père de La Combe et au sieur Lasheroux à déclarer et à dire de quelles personnes ils pré­tendent qu’est composée cette petite Église.

[f ° 136] Avons remontré à la répondante qu’il est difficile de présu­mer que le père de La Combe et le sieur de Lasheroux lui eussent écrit comme ils ont fait sur le sujet de cette petite Église, si elle répondante n’en avait pas été plus particulièrement infor­mée, et ledit père de La Combe ne se serait pas encore expliqué en ces autres termes qui sont sur la fin de la quatrième page de ladite lettre «les amis de confidence de ce lieu en attendent le succès. Nous avons recommandé la chose a Dieu dans nos saints sacrifices, et nous continuerons si le maître de la vie et de la mort n’en dispose autrement et y avons engagé toutes les bonnes âmes de ce lieu, et singulièrement, celle de l’étroite confidence[438]».

A dit que c’est ledit sieur de Lasheroux qui s’est expliqué en ces termes et que c’est à lui à dire ce qu’il a entendu en les écri­vant, et qu’à son égard d’elle répondante, elle n’entend autre chose par les termes dont s’est servi ledit sieur de Lasheroux que de bonnes âmes qui sont plus particulièrement attachées à Dieu.

– Ce qu’elle a entendu par ces autres termes de ladite lettre «nous défendrons à Jeannette de mourir avant qu’elle vous ait veue. Quelle joye n’aurait-elle point de vous embrasser avant que de sortir de ce monde, vous étant si étroitement unie, et pénétrant si vivement votre état[439].»

A dit qu’elle a entendu suivant que le père de La Combe lui a témoigné que c’est une fille, à qui Dieu a donné des vues à l’égard d’elle répondante.

– S’il n’est pas vrai qu’elle répondante a eu commerce par lettre avec ladite Jeannette.

A dit que ladite Jeannette lui écrivit il y a environ cinq ou six années, et lui marqua que Dieu lui avait donné une connaissance particulière d’elle répondante[440] -- elle lui fit réponse en ce même temps-là par un billet assez court, qu’elle se recomman­dait à ses souffrances et à ses prières et qu’elles demeureraient unies en Dieu.

Avons remontré à la répondante qu’il paraît par ces autres termes de ladite lettre du père de la Combe qu’elle a encore écrit depuis peu à ladite Jeannette : «votre billet quoique si court l’a extrêmement réjouie. Elle vous est toujours plus acquise si l’on peut dire qu’on puisse l’être davantage[441].»

[f ° 137] A dit qu’il peut bien être qu’elle a écrit un billet séparé en écrivant au père de la Combe, où elle a écrit dans la même lettre quelques lignes pour ladite Jeannette pour lui marquer qu’elle était toujours unie à elle, et ne le peut dire plus particulièrement.

– Pour quelle cause elle a jugé nécessaire en partant de Meaux de dire qu’elle avait besoin d’aller aux eaux quoique en effet elle n’eût pas l’intention d’en prendre, ainsi qu’il paraît par lesdites lettres représentées.

A dit qu’elle croyait en avoir besoin et que c’était son intention d’y aller.

Lui avons remontré que si elle avait cru avoir besoin d’aller prendre les eaux, et si en effet le voyage qu’elle prétendait faire du côté des Pyrénées avait été pour y prendre des eaux, elle n’aurait pas fait tous les projets qu’il paraît qu’elle a concertés avec le père de la Combe et le sieur de Lasherous, pour être inconnue en changeant de nom et en pratiquant tout ce qui paraît qu’on lui proposait de faire pour demeurer cachée dans le lieu où le père de la Combe a été envoyé.

A dit que son dessein était d’aller aux eaux de Bourbon[442], mais que, ayant laissé passer la saison sur l’avis qu’il lui fut donné qu’il y avait ordre d’observer quand elle passerait sur la route de Bourbon, il lui vint en pensée, ainsi qu’elle l’a ci-dessus déclaré, d’aller prendre les eaux du côté des Pyrénées[443].

– Quelle nécessité elle a cru avoir de disparaître et de se cacher sans aucune participation de sa famille et de ses propres enfants.

A dit qu’elle avait été cachée pendant plus d’une année et demie avant d’aller à Meaux et que sa conduite avait été approuvée en cela même, et qu’étant toujours accusée de dogmatiser dans l’Église de Dieu, elle avait cru que le meilleur parti qu’elle pouvait prendre était celui de demeurer cachée et inconnue.

Avons remontré à la répondante que supposé que ce parti eût été juste et raisonnable, elle devait au moins éviter d’aller au lieu où elle savait que le père de la Combe était par ordre du roi, et que le dessein de vivre inconnue et cachée dans ce même lieu ne pouvait jamais être approuvé.

[f ° 138] A dit qu’elle n’a jamais eu ce dessein, mais seulement d’y passer quinze jours et de se retirer après cela.

Avons remontré à la répondante que les deux lettres que nous lui représentons, font connaître qu’elle, aussi bien que le père de la Combe, avaient fait un autre projet.

A dit qu’elle nous a déclaré la vérité et qu’après la première pensée qui lui était venue, elle l’avait presque aussitôt rejetée et improuvée, qu’il paraît même qu’elle n’a pas eu dessein de l’exécuter, ayant fait depuis l’acquisition de la petite maison de Paincourt [Popaincourt] où elle a été arrêtée, pour y rester inconnue et cachée.

Ayant remontré à la répondante qu’il paraît que l’acquisition qu’elle faisait de ladite maison de Paincourt était pour en gratifier l’une des filles qui étaient auprès d’elle, et que d’ailleurs la maison de Paincourt lui pouvait servir à la tenir cachée jusqu’au temps qu’elle eût voulu faire le voyage proposé du côté des Pyrénées.

A dit qu’elle faisait état de prendre une contre-lettre de la fille sous le nom de laquelle l’acquisition de la maison devait être faite, et à l’égard du voyage des Pyrénées, elle avait changé de dessein ainsi qu’elle nous l’a dit, et pour preuve qu’elle n’avait aucune intention de faire le voyage des Pyrénées, le sieur de Piailliere [La Pialière] gentilhomme de Normandie dont il a été fait mention par son premier interrogatoire, peut dire qu’elle, répondante, l’avait prié de chercher en Normandie un couvent où elle pût être et demeurer inconnue.

Avons remontré à la répondante que suivant ce que le père de la Combe lui a écrit par sa lettre du 10e octobre, elle lui avait envoyé une lettre de change. Interpellée de déclarer de quelle somme était ladite lettre de change.

A dit que ladite lettre de change était de cinquante livres seulement, et qu’elle lui en a envoyé de temps en temps, et pour ses besoins seulement, et qu’elle lui a fait tenir plus d’argent cette année, ainsi qu’il est marqué par ladite lettre que les années précédentes, parce qu’il avait besoin de linge et d’être habillé.

– Quel était le paquet de livres qu’elle, répondante, avait envoyés au père de la Combe, et dont il fait mention dans ladite lettre,

A dit que c’était un livre que M. Nicole avait fait contre le livre du Moyen court et facile[444], et une Explication manuscrite de l’Apocalypse qu’elle, répondante, avait faite il y avait près de dix ans et qu’elle lui envoyait ce manuscrit afin qu’il le corrigeât, ou qu’il en fît ce qu’il voudrait, elle, répondante, n’en voulant plus garder aucun.

– Si c’est au sujet du manuscrit et Explication de l’Apocalypse que le dit père de la Combe lui a écrit par sa dite lettre du 10e d’octobre dernier : «Votre Explication de l’Apocalypse me paraît très belle, très solide, et très utile. Je ne m’étends pas davantage jusqu’à ce que je sache si notre nouvelle adresse réussira»,

A dit que c’est du manuscrit qu’elle avait envoyé audit père de la Combe qu’il lui a écrit en ces termes.

Avons remontré à la répondante qu’en envoyant comme elle a fait le manuscrit de l’Explication de l’Apocalypse de sa composition d’elle, répondante, au père de La Combe pour le corriger et le revoir, elle ne s’est pas tenue dans les termes qu’elle avait promis de se tenir après ses déclarations, et la soumission qu’elle avait témoigné vouloir rendre à ceux qui avaient examiné sa doctrine et ses livres.

A dit qu’elle avait envoyé ledit manuscrit au père de La Combe pour l’examiner, pour le corriger, même le brûler s’il le jugeait à propos et pour en faire tout ce qu’il voudrait.

Avons remontré à elle, répondante, qu’en se rapportant au père de la Combe de faire dudit manuscrit ce qu’il jugerait à propos, c’était se soumettre au père de la Combe et non à ceux qui ont eu autorité et droit de juger de sa doctrine et de lui prescrire des règles pour sa conduite.

A dit que ne voulant garder aucun des manuscrits qu’elle avait eus en son pouvoir, elle avait envoyé ce manuscrit au père de La Combe ainsi qu’elle nous l’a déclaré ci-dessus.

Ce fait, avons paraphé lesdites deux lettres missives représentées et les avons fait parapher par ladite répondante.

Lecture faite du présent interrogatoire, A dit ses réponses contenir des vérités et y a persévéré et a signé la minute.

Signé Jeanne M. Bouvier et de La Reynie.

Résumé, suggestions et notes de La Reynie

Une lettre de La Reynie à Pontchartrain[445] résume les renseignements obtenus sur Mme Guyon, sur le P. de la Combe, etc., à l’issue des interrogatoires de ses proches et de deux interrogatoires de la prévenue. Elle porte sur le projet de voyage de Mme Guyon et sur la «petite Église» que La Combe a constituée, car «il y a certainement un nombre de personnes que le père de La Combe a séduites», dont le prêtre aumônier de la prison Lasherous[446] qui y a «titre et crédit». Il suggère aussi quelques mesures à «faire du côté de Lourdes», car tout progrès de cette «secte» n’est pas à exclure -- ni peut-être une fuite hors du royaume; et il faut préparer la suite de l’enquête.

Ce 22 janvier 1696.

Monsieur,

Par deux lettres que Mme Guyon a reconnues et que le père de la Combe lui a écrites aux mois d’octobre et de novembre derniers, peu de temps avant qu’elle ait été arrêtée, et par les éclaircissements qu’elle a commencé de donner, il paraît qu’elle a conservé et entretenu un commerce particulier de lettres avec le père de la Combe, même dans les temps qu’elle rendait raison de sa doctrine, de ses écrits et de sa conduite, et qu’elle donnait par écrit et autrement des assurances de sa soumission.

Mme Guyon depuis son retour du couvent des filles de Sainte-Marie de Meaux, avait fait état de disparaître, de passer ensuite inconnue et de se retirer dans le lieu même où le père de la Combe est actuellement par ordre du roi.

La route lui avait été marquée par le père de la Combe, aussi bien que ce qu’elle ferait, étant sur les lieux, pour se dire et passer pour être parente du père de la Combe du côté de la mère qui était de Franche-Comté avec ce qu’il faudrait qu’elle fît du reste pour n’être connue que de ceux de la petite Église de Lourdes et de ceux qui sont de l’étroite confidence[447].

Il paraît, Monsieur, par ces mêmes lettres, que ce voyage a été remis jusqu’après l’hiver. Mme Guyon dit sur cela qu’après avoir fait quelque réflexion sur le dessein de ce voyage, elle l’avait abandonné, et que lorsqu’elle y avait pensé, c’était uniquement pour voir le père de la Combe et pour passer quinze jours seulement dans le lieu où il est. Cependant, Monsieur, il n’est pas impossible que le projet de ce voyage qui paraît avoir été médité et fortement désiré, n’ait toujours subsisté et [f ° 21v °] qu’il n’ait été remis à un autre temps plus convenable par des raisons particulières. Le crédit et la liberté que le père de la Combe s’est acquis cependant dans le château de Lourdes, pourraient bien aussi le faire soupçonner, aussi bien que Mme Guyon, d’avoir pensé à quelque moyen de sortir du Royaume[448].

La ville et le château de Lourdes sont situés dans le Comté de Bigorre du côté de Béarn, à huit lieues de Pau et à sept lieues de Tarbes. C’est dans cette ville et dans le château de Lourdes, où le père de La Combe est actuellement par ordre du roi, et qu’il y a certainement un nombre de personnes que le père de La Combe a séduites, qui font ensemble, selon qu’il l’a écrit, une petite Église dans ce lieu et qu’il dit être de l’étroite confidence, et il en désigne même les personnes qui sont les plus considérables, en les appelant les colonnes de la petite Église. Mme Guyon est aussi qualifiée du titre de mère de la petite Église, et il y a sur les lieux une femme, entre autres, connue à Lourdes sous le nom de Jeannette, qui a été inspirée, instruite ou dressée sur le modèle de Mme Guyon, qui, s’il peut être permis de le dire, paraît être une sainte de la petite Église. Mme Guyon ne fait même aucune difficulté de dire que Dieu a donné réciproquement à Jeannette et à elle de grandes connaissances l’une de l’autre, sans qu’elles se soient jamais vues. Le sieur de La Sherous, prêtre et aumônier du château de Lourdes, est tellement persuadé des opinions du père de la Combe et attaché de telle sorte à lui et à Mme Guyon, que lui et le père de la Combe écrivent la même chose, que leurs lettres à Mme Guyon sont en partie écrites de la main du père de la Combe, et en partie de la main du sieur de La Sherous, et ce prêtre qui est aussi de la petite Église [f°22] et de ce qu’on appelle de l’étroite confidence, en sait autant que le père de la Combe et il écrit comme lui du secret de la secte, et il assure Mme Guyon qu’il soutiendra partout sa doctrine et qu’il n’en rougira jamais.

Tout cela supposé, il semble, Monsieur, qu’il y ait dès cette heure quelque chose à faire du côté de Lourdes pour remédier au mal qui peut être déjà fait et pour en empêcher le progrès.

Il serait bon apparemment de saisir les papiers du père de La Combe et ceux du sieur de Lasherous et d’en faire autant à l’égard de Jeannette, et on trouvera entre les mains du père de La Combe le manuscrit de l’Explication de l’Apocalypse fait par Mme Guyon, qu’elle lui a envoyé pour le revoir depuis qu’elle est revenue de Meaux. Mais tout ce qu’il plaira au roi d’ordonner sur ce sujet, doit être, s’il est possible, exécuté et ménagé sur les lieux par quelque personne sage et habile, d’autant plus qu’à l’égard du château de Lourdes, le sieur de La Sherous n’y est pas seulement avec un titre et du crédit, mais encore parce que sa parenté paraît être considérable à Lourdes. D’un autre côté on croit que le Gouverneur ou Commandant du château est aussi tellement prévenu et rempli du père de la Combe, qu’on peut douter à cet égard qu’il soit autant exact qu’il pourrait être désiré[449].

Il est échappé au père de La Combe dans ses deux dernières lettres, d’y marquer des sentiments et d’y employer des expressions assez fortes pour faire juger non seulement qu’il persiste dans la doctrine condamnée, mais encore qu’il est dans des pratiques extraordinaires qu’il serait peut-être dangereux de dissimuler après les avoir découvertes, et dont le père de La Combe pourrait être aussi justement obligé de rendre raison à ceux qui auront droit de les examiner; [f ° 22v °] et si Sa Majesté jugeait cependant qu’il fût à propos d’ôter le père de La Combe du lieu où il est, peut-être serait-il bon de l’approcher à quelque distance de Paris, tant par cette considération que pour être plus sûrement et plus exactement gardé. J’ai, Monsieur, encore beaucoup de choses à éclaircir sur son sujet avec Mme Guyon et sur d’autres articles, et je serais nécessairement obligé d’y employer plus de temps que je n’avais pensé. Mme Guyon a eu, à ce qu’elle a dit, quelques accès de fièvre et elle a pris ces trois derniers jours pour faire des remèdes, mais je la dois revoir demain. Je suis, etc.[450] 

Le même La Reynie donne, dans des pièces diverses rassemblées en fin du recueil manuscrit, le résumé d’une autre lettre envoyée au même ministre; suivent des notes diverses qu’il sépare par des traits et dont nous donnons quelques extraits lorsqu’elles présentent un intérêt factuel[451] :  

Voilà la lettre que j’ai écrit le 22 janvier [sic] à M. de Pontchart [rain] :

 […]

La Reynie revient sur les deux lettres en provenance de Lourdes, pour en savoir plus sur les intermédiaires entre Paris et Lourdes. Il reprend les questions sur la secte présumée de la «petite Église» à partir des phrases malheureuses écrites par La Combe et par de Lasherous. Enfin le surnom de famille donné à Marie de Lavau lui pose toujours problème.

Troisième interrogatoire de Mme Guyon, le 23 janvier 1696

 [f ° 140] Interrogatoire fait par nous Gabriel Nicolas de la Reynie conseiller ordinaire du roi en son conseil d’État de l’ordre du roi à la dame Guyon, prisonnière au château de Vincennes, auquel interrogatoire nous avons procédé ainsi qu’il s’ensuit,

Du lundi 23e jour de janvier 1696 dans le cabinet du donjon du château de Vincennes,

Interrogé de son nom, surnom, âge, qualité et demeure, a prêté serment fait de dire et répondre vérité,

A dit qu’elle s’appelle Jeanne Marie Bouvier âgée de 47 ans, veuve de messire Jacques Guyon chevalier seigneur du Quesnoy, demeurant avant sa détention à Paincourt les Paris,

Avons remis entre les mains de la répondante deux pièces par elle paraphées et lues ce 31 décembre dernier et 19e du présent mois datées du 10 octobre et 11 novembre, qui sont deux lettres et missives qu’elle a reconnues par son dernier interrogatoire lui avoir été écrites du château de Lourdes par le père de la Combe, et par Le Sieur Lashérous prêtre aumônier dudit château. Interpellée de déclarer quelle est la nouvelle adresse sous laquelle elle a reçu les deux dernières lettres, et dont celle qui est datée du 10 octobre,

A dit que ç’a été par la voie du bureau de la poste sous l’adresse de Mme Bernard,

Quelle était l’adresse dont elle se servait auparavant,

A dit qu’elle était sous le nom de demoiselle de Beaulieu au pavillon Adam au faubourg Saint-Antoine,

Si elle a toujours adressé toutes les lettres qu’elle a écrit [es], et ce qu’elle a envoyé au père de La Combe depuis qu’il est au château de Lourdes, à monsieur de Normande chez monsieur de Colomer banquier, rue de Peyré à Toulouse, pour faire tenir à monsieur de Lasherous de Cobotte,

A dit qu’elle n’a adressé que les seules lettres de change et un paquet de livres dont elle nous a parlé par son dernier interrogatoire au sieur de Normande chez le sieur Colomer banquier, et qu’à l’égard des lettres et missives elle les a [f ° 141] toujours adressées à Tarbes à monsieur Cossiève, prêtre prébandier de l’Église Saint-Jean de Tarbes, et que ce sont les adresses qui lui ont été envoyées de ce lieu même,

Avons représenté à la répondante deux pièces paraphées et cotées 20 et 25. Interpellée de les reconnaître, et de déclarer de quelle main elles sont écrites,

A dit après les avoir tenues que ce sont les adresses qui lui ont été envoyées, dont elle vient de faire mention pour mettre sur les lettres qu’elle répondante écrivait au père de la Combe, que la pièce cotée 25 est écrite de la main de la nommée Marc qui est à son service. Et à l’égard de la pièce cotée vingtième elle est écrite de la main d’un gentilhomme appelé M. Dupuis [Dupuy] qui faisait toutes les affaires d’elle répondante, et qui recevait même sa pension avant qu’elle fut à Meaux. Et elle étant à Meaux, elle reçut une lettre par la voie de monsieur l’évêque de Meaux, par laquelle le dit sieur Dupuis lui donna avis qu’il lui avait été fait défense de se mêler à l’avenir de ses affaires, qu’il ne s’en mêlerait plus; et en effet depuis ce temps le dit sieur Dupuis ne s’en est plus mêlé,

Ce qu’elle répondante a envoyée au père de La Combe depuis qu’il est à Lourdes :

A dit qu’autant qu’elle s’en peut souvenir, elle a envoyé en divers temps, et à plusieurs fois, savoir le dictionnaire de Moreri en trois volumes. Une autre fois des oignons de fleurs et de plantes à cause que le dit père de La Combe avait soin du jardin du château de Lourdes; qu’elle lui a envoyé un surplis; deux bréviaires en quatre parties chacun; le mandement de monsieur l’archevêque de Paris[452] contre les livres compris dans le même mandement au nombre desquels est Le Moyen court et facile,

Si elle répondante a communiqué au père de La Combe les cahiers qu’elle a dit avoir remis entre les mains de monsieur l’évêque de Meaux avant de les lui remettre,

A dit que non, et qu’il lui aurait été impossible de faire, n’ayant eu que cinq semaines de temps pour les faire, et que le père de La Combe ne les a tenus ni avant ni après qu’ils ont été faits,

S’il n’est pas vrai qu’elle a informé le père de La Combe étant à Meaux de [f ° 142] tout ce qui se passait à son égard et qu’elle lui a aussi fait savoir ce qu’elle avait souffert,

A dit qu’elle ne lui a point écrit qu’elle dût aller à Meaux, et qu’elle n’était par elle-même avertie du temps qu’elle serait obligée d’y aller, qu’étant dans le couvent de Sainte-Marie à Meaux depuis le treizième[453] janvier 1695 jusqu’au treizième juillet en suivant elle n’a écrit ni reçu aucune lettre que par les mains de la supérieure du couvent suivant l’ordre qu’elle en avait reçu de M. de Meaux. Qu’il est vrai qu’étant tombée malade dans le dit couvent et se sentant assez mal, elle écrivit une lettre au père de La Combe qu’elle remit ouverte entre les mains de la supérieure, du moins à une religieuse qui avait soin de cacheter les lettres,

Si lors qu’elle fit sortir du couvent la nommée Marc pour l’envoyer à Paris, elle ne lui donna pas des lettres qu’elle avait écrites pour diriger des personnes et entr’autre pour le père de la Combe, le tout indépendamment de la supérieure du couvent,

A dit que les religieuses, et non elle répondante firent sortir du couvent ladite Marc pour faire leurs provisions et qu’elle répondante ne se souvient pas si elle écrivit ou non par ladite Marc, ni si elle écrivit par elle au père de la Combe. Et quant à ce qu’elle a souscrit dressé par M. l’évêque de Meaux, elle répondante n’en a pu donner avis audit père de la Combe que depuis sa sortie. Cela n’ayant été fait que deux jours devant sa sortie du dit couvent, mais qu’elle peut bien en avoir informé le père de La Combe par les lettres qu’elle a écrite depuis sa sortie au père de la Combe, mais qu’elle ne peut se souvenir si elle a envoyé ou non la copie de l’écrit de ce qu’elle avait souscrit et remis entre les mains de monsieur l’évêque de Meaux,

Si elle a fait connaître par cette lettre au père de la Combe, qu’elle persistait dans le sentiment qu’elle avait avant d’en avoir souffert la condamnation,

A dit que non.

A quoi donc elle répondante applique ces termes de la réponse qui lui a été faite par le dit père de la Combe, et qui sont à la fin de la troisième page de ladite lettre : «Ô illustre persécutée, femme forte, mère des enfants de la petite Église, servante du petit maître qui suivez la lumière dont je vous éclaire et le consultez dans toute entreprise[454]». Et sur quoi elle répondante est qualifiée [f ° 143] de persécutée, pourquoi femme forte, si elle répondante a fait connaître au père de La Combe qu’elle eût changé de sentiment et qu’elle se fut soumise,

A dit que ce n’est pas le père de La Combe qui lui a écrit en ces termes, mais bien le Sieur de Lasherous, auquel elle répondante n’avait point écrit, et quand elle est qualifiée du titre de persécutée, c’est que tout le monde sait bien qu’elle a été calomniée depuis plus de quatorze années, quoiqu’elle ait toujours demandé qu’on examinât sa conduite,

Pourquoi elle répondante est qualifiée de mère de la petite Église,

A dit qu’elle n’en sait pas la raison[455], et qu’il la faut demander à ceux qui l’ont écrit et qu’ils ne l’ont qualifiée de ce titre que cette fois-là qu’elle sache,

Ce que signifient ces autres termes de servante du petit maître,

A dit que c’est à cause qu’elle a toujours eu une dévotion particulière à l’Enfant Jésus, et qu’elle avait accoutumée de l’appeler son petit maître,

Qu’elle est cette doctrine dont il est fait mention sur la fin de la troisième page de la lettre représentée datée du onzième de novembre en ces termes, «Je ne rougirai jamais Madame en présence de qui que ce soit, de confesser la pureté de votre doctrine, discipline et mœurs, comme je l’ai fait en présence de notre prélat à son retour de Paris au sujet de l’illustre et plus qu’aimable père»,

A dit que c’est le sieur de Lasherous qui a écrit en ces termes, et qu’elle croit bien qu’il juge d’elle répondante (qu’il ne connaît pas) par le sentiment du père de la Combe, lequel pour marquer sa soumission à l’Église, n’a voulu écrire quoi que ce soit pour soutenir son livre depuis que ledit livre a été condamné, quoiqu’il eût été approuvé par l’Inquisition de Verceil, sur l’ordre qu’elle en avait reçu de la Sacrée Congrégation,

Avons remontré à la répondante qu’il paraît tout à fait extraordinaire de voir dans une lettre écrite en partie par le père de La Combe et en partie par le dit Sieur de Lasherous, que deux prêtres attribuent à elle répondante une doctrine et une discipline particulière; à elle remontré qu’elle doit expliquer ce que c’est, et sur quoi elle est qualifiée de mère des enfants de la petite Église, et qu’il n’est pas moins extraordinaire de voir que ces deux prêtres aux termes [f ° 144] de leur lettre professent la doctrine d’une femme, qui n’a et qui ne peut avoir aucun droit ni caractère d’enseigner aucune doctrine et discipline particulière,

A dit qu’elle ne peut entendre autre chose par ces termes de ladite lettre si ce n’est que ceux qui l’ont écrit (croient qu’elle n’a pas de mauvais sentiment) que sa foi est orthodoxe, qu’elle n’a aucun sentiment relâché, et qu’il n’y a aucune corruption dans ses mœurs, que si ils ont entendu autre chose, c’est à eux à qui il le faut demander,

Si ce n’est par ce suivant cette même doctrine particulière que le père de La Combe lui a écrit par la lettre représentée du 10e octobre «voyez donc devant Dieu ce que le cœur vous dira là-dessus» et ce qui est écrit ensuite, au sujet de Jeannette : «elle se sentit inspirée de vous demander un anneau d’or pour elle, et d’argent pour les deux confidentes.»

A dit qu’elle n’a pas de part à cela, et qu’il n’y a point de bonne pensée si elle ne nous est donnée d’en haut,

Si ce n’est pas, suivant cette même doctrine et discipline qui lui sont attribuées, et sur son propre état, que ledit père de La Combe lui a écrit par la même lettre du 10e octobre en ces termes : «Si je vous écrit quelque chose touchant votre état, ce n’est pas pour vous rassurer, l’homme est très incapable de donner des assurances à une âme à qui Dieu lui ôte tout etc., et qu’il veut dans une affreuse apparence, et même conviction de perte, et de désespoir, une ruine, et destruction entière», n’est pas compatible avec la sécurité. Je vous en dis seulement ma pensée sans la faire valoir, et sans prétendre qu’elle sert à autre chose,

A dit que le père de La Combe lui a écrit que la nommée Jeannette[456] avait de si hautes connaissances, et tenait[457] sur elle répondante qu’elle n’a pu se persuader qu’elles ne fussent bien fondées, Dieu lui faisant sentir tout le contraire, et se souvient qu’elle répondante a entendu dans le temps qu’elle a reçu ladite lettre, que le père de La Combe ne prétendait pas la rassurer parce qu’il n’y a que Dieu qui le puisse faire,

Quel est le véritable sujet qui l’oblige d’être en correspondance avec des ecclésiastiques capables de lui écrire en ces termes, et d’avoir d’aussi étranges [f ° 145] sentiments de son état,

A dit que ce qui a donné lieu à écrire dans ces termes qui touchent son état tient toujours de ce que ladite Jeannette avait fait entendre au père de la Combe, par le sieur de Lasherous, sur le sujet d’elle répondante; et sur ce qu’elle avait écrit audit père de la Combe, qu’elle ne se pouvait appuyer sur ce que ladite Jeannette avait dit sur son sujet, «que Dieu la regardait comme une personne qu’il aimait et qui lui était chère», puisqu’elle «ne trouvait rien en elle-même»[458] sur quoi elle pût appuyer, étant lors dans un état de délaissement.

Ce qu’elle a entendu par cet autre terme de ladite lettre du père de La Combe (après lui avoir demandé les trois bagues pour Jeannette dont j’ai fait mention) : «pour moi vous me donnerez ce que le cœur vous dira, je voudrais avoir le portrait que je vous rendis à Passy[459] et je vous prie de ne me le pas refuser. Venez vous-même s’il se peut, et nous aurons tout en votre personne[460]»,

A dit qu’une fille dévote qui est morte à présent ayant fait le portrait d’elle répondante en pastel, ladite fille remit ledit portrait au père de la Combe, et elle répondante ayant su que ladite fille l’avait donné au père de la Combe, elle fut quinze jours après ou environ demander ledit portrait au père de La Combe qui le lui rendit à Passy,

Si ce n’était pas la demoiselle Desgrée qui travaillait souvent chez elle répondante qui avait fait ledit portrait,

A dit qu’oui et que ladite Desgrée[461] avait même fait une copie dudit portrait, ne sait ce que l’original est devenu, mais croit en avoir brûlé la copie,

Ce qu’elle avait écrit audit père de La Combe qui a donné lieu de lui écrire de sa part en ces termes «que nous dites-vous qu’on vous a empoisonnée, est-il possible que la matière soit allée jusqu’à un tel excès, mais comment votre corps si délicat, si faible, a-t-il pu résister à la violence du poison, avez-vous su par quelle main ce crime a été commis, pauvre victime» et le reste, et si elle répondante a été effectivement empoisonnée, et en quelque temps,

A dit qu’il y a six ans que cet accident lui arriva[462] mais qu’elle [f ° 146] n’en avait point écrit jusque-là au père de la Combe, et qu’elle lui en écrivit seulement afin de consulter si les eaux des Pyrénées seraient propres à la soulager, par rapport à l’accident qui lui était arrivé, dont elle a soupçonné un laquais qui était entré à son service, et qui disparut aussitôt après, sans qu’elle l’ait revu de puis, et sans qu’elle ait cherché ni entendu quel pouvait être le motif de ce laquais, ou de ceux qui s’étaient servis de lui, et quand elle l’aurait connu, elle n’en aurait jamais parlé,

Ce qu’elle a entendu par ces autres termes de la lettre datée le onzième novembre qui sont à la fin de la troisième page de ladite lettre, «il ne manque pas ici des Égyptiens qui recherchent les petits des premiers nés des Israélites pour les submerger.»

A dit qu’elle n’a pas entendu ce que le dit sieur de Lasherous a voulu dire, et que c’est à lui qu’il en faut demander l’explication,

Ce qu’elle a aussi entendu par ces autres termes qui sont écrits sur la fin de la troisième page de la lettre datée du dixième octobre : «Ô Dieu, faites éclore dans le temps convenable ce qui est caché depuis l’éternité dans votre dessein[463]»,

A dit qu’elle a compris que le père de La Combe entendait par ces termes que Dieu fera connaître un jour l’innocence d’elle répondante, et que le père de La Combe a toujours cette pensée dans l’esprit,

Qui sont les deux personnes dont il est écrit au même endroit : «Je ne serais pas fâché de voir famille[464], je salue aussi l’autre de bon cœur» :

A dit que ce sont les deux filles qui sont à son service, et que celle qui est désignée par le nom de famille est celle qui est actuellement auprès d’elle répondante, à laquelle on donna le nom de Sainte famille dans le couvent des ursulines de Thonon en Savoie,

De quel intérêt avait le père de La Combe de savoir le nom de celui qui avait été nommé évêque de Genève qu’il a demandé par la même lettre à elle répondante,

A dit que le père de La Combe est du diocèse de Genève et qu’il y a fait des missions pendant [f ° 147] plusieurs années,

Ce fait les deux pièces ci-dessus représentées ont été paraphées de nous et de la répondante,

Lecture faite du présent interrogatoire et dit ses réponses contenir vérité, y a persévéré et a signé ainsi signé J. M. Bouvier et de la Reynie en la minute.

Quatrième interrogatoire de Mme Guyon, le 26 janvier 1696

Le long exposé par la répondante du voyage à Gex au service des Nouvelles Catholiques concorde avec le récit de la Vie qu’elle savait être entre les mains de Bossuet. Le récit du séjour italien fournit d’intéressantes indications complémentaires.

Le jeudi 26e janvier 1696 dans le donjon dudit château de Vincennes,

Interrogée de son nom, surnom, âge qualité et demeure après serment fait de dire et répondre vérité,

A dit qu’elle s’appelle Jeanne Marie Bouvier veuve de messire Jacques Guion chevalier seigneur du Quesnoy âgée de 47 ans demeurant avant sa détention à Paincourt les Paris,

Avons remontré à la répondante qu’elle a dit entre autres choses par son dernier interrogatoire que depuis quatorze années elle a été continuellement calomniée sans expliquer autrement quel en a été le sujet ou le prétexte, ce que pour un plus grand éclaircissement des faits sur lesquels elle est interrogée, elle peut dire présentement ce qui a donné lieu à ces calomnies, et faire connaître aussi particulièrement le sujet de tous les voyages qu’elle a faits depuis qu’elle s’est retirée de Montargis, qui était le lieu d’établissement et de sa demeure ordinaire,

A dit avant de répondre à ce que nous lui demandons présentement, qu’elle s’est souvenue depuis son dernier interrogatoire, sur le sujet de ce que nous lui avons demandé, qu’elle avait envoyé au père de la Combe, qu’outre ce qu’elle a déclaré, elle lui a envoyé il y a déjà plusieurs années des cahiers de philosophie et de théologie que ledit père de La Combe lui avait laissés entre les mains, et qu’elle lui envoya outre cela un livre de Job[465], et un autre livre du père Benoît de Canfeld capucin, de la Volonté de Dieu[466]; qu’elle s’en [est] aussi souvenue que pendant le temps qu’elle a été dans le couvent des filles de Sainte-Marie de Meaux, la nommée Marc[467] sa domestique, est sortie deux fois du couvent, quoiqu’elle ait dit par son précédent interrogatoire que ladite Marc n’était sortie qu’une fois, ne s’étant pas souvenue dans ce temps-là comme elle a fait depuis, que ladite Marc est sortie encore une autre fois; s’est pareillement souvenue que lorsqu’elle fut malade dans ledit couvent elle envoya aussi au père de La Combe les 34 articles qui lui furent présentés par M. l’évêque de Meaux, et au bout desquels elle a écrit et signé sa [f ° 149] soumission, de laquelle soumission, elle envoya aussi copie en même temps au père de la Combe, auquel elle écrivit, et par la réponse que le père de La Combe lui fit, il marqua à elle répondante, qu’il signerait les 34 articles de tout son cœur si on les lui présentait[468], et la copie des dix articles et soumission qu’elle envoya étaient écrits de la main de ladite Marc[469]; et répondant à ce que nous lui demandions, elle dit qu’elle ne se plaint de personne, et qu’elle n’a pas su même bien précisément quels étaient les prétextes des calomnies qu’on faisait contre elle.

Quant aux voyages qu’elle a faits, elle nous les a déclarés aussi bien que les motifs qui l’ont obligée de les faire, et que ce fut en l’année 1683, après que Dieu lui eût fait la grâce de s’employer à la conversion de plusieurs protestants de la ville de Montargis, que Dieu lui inspira aussi la pensée de s’employer à la conversion des calvinistes de Genève, et pendant qu’elle en avait l’esprit rempli, elle communiqua cette pensée à plusieurs personnes de piété qui était dispersées en plusieurs endroits du royaume, et qui étaient dans une haute estime de piété et de science, qui indépendamment les unes des autres approuvèrent toutes le dessein qu’elle avait de passer à Genève, et que le père Chaupignon[470], religieux jacobin qui était en ce même temps-là en la ville de Chartres fut inspiré en disant la messe de venir trouver elle répondante, à une petite maison où elle était retirée proche Montargis pour lui communiquer une autre pensée que ledit père Chaupignon avait pour lui-même, et y étant venu il communiqua à elle répondante, le désir qu’il avait de se retirer à la Trappe ou de passer au Japon pour la conversion des idolâtres, et sur cela elle dit audit père Chaupignon que ce n’était pas pour cela que Dieu l’avait envoyé vers elle, mais bien au contraire afin qu’il lui donne un conseil touchant son dessein de passer à Genève. Et après que ledit père Chaupignon eut prié pendant trois jours et célébré la sainte messe pour demander à Dieu la grâce de faire connaître ce qu’elle répondante devait faire, il lui dit qu’il ne voyait rien de mieux à faire que d’en parler à M. l’évêque de Genève[471], et que si M. de Genève approuvait ce dessein on pouvait assurer qu’il était dans l’ordre de Dieu, et dans ce même temps deux religieux barnabites étant arrivés dans la même maison de campagne d’elle répondante, ils lui apprirent que [f ° 150] M. l’évêque de Genève était à Paris.

Et elle l’ayant dit au père Chaupignon, il voulut bien se rendre à Paris pour conférer avec M. l’évêque de Genève, et ayant même expliqué l’état d’elle répondante, M. l’évêque de Genève lui répondit suivant que le père Chaupignon rapporta à elle répondant qu’il fallait que la dame de laquelle il lui voulait eût un grand amour de Dieu ou qu’elle fût folle[472]; que M. l’évêque de Genève ajouta à cela qu’il méditait depuis longtemps de faire un établissement de Nouvelles Catholiques dans son diocèse, après quoi elle répondante se rendit à Paris, vit diverses fois M. l’évêque de Genève, et considérant que si elle était une fois à Genève, ayant du bien pour y faire quelques dépenses, même par la distribution de remèdes dont elle avait une connaissance particulière, ce dont elle avait fait beaucoup d’expérience en les appliquant à divers pauvres dont elle avait pris soin[473], elle pourrait faire des progrès et convertir des hérétiques;

Elle[474] se disposa pour exécuter son dessein qu’elle communiqua à la sœur Garnier, supérieure de la maison des Nouvelles Catholiques de Paris qui s’offrit d’aller avec elle répondante[475], mais la sœur supérieure ne lui ayant pas voulu permettre, la sœur Garnier lui donna trois sœurs de la maison, du nombre desquelles était une jeune fille parfaitement belle, bien faite et très sage, qu’elle répondante a fait depuis religieuse au couvent de Puyberlay en Poitou, et avec les trois sœurs et deux autres filles qu’elle répondante avait, et sa propre fille qui est à présent la dame comtesse de Vaux, et qui était alors âgée de cinq ans quelques mois, fut à Lyon par la diligence, de là prit le carrosse jusqu’à Chambéry, et de Chambéry fut à Annecy, où elle trouva M. l’évêque de Genève qui lui fit entendre que le projet qu’elle avait fait de s’établir dans Genève était alors impraticable, mais que dans peu les dispositions pourraient changer, et persuada elle répondante d’aller à Gex;

Et M. l’évêque de Genève s’étant rendu à Gex quelques jours après, elle répondante lui fit connaître son état intérieur, et le pria de la vouloir conduire, mais M. de Genève lui ayant dit sur cela qu’il croyait bien qu’elle était dans une bonne voie, sans pouvoir néanmoins se charger de sa conduite, mais qui lui donnerait un homme qui serait capable de le faire et auquel [f ° 151] elle pourrait se confier comme à lui-même, qui était le père de La Combe[476] qu’elle répondante n’avait vu depuis dix ans, que ledit père de La Combe passant à Montargis pour aller à Boulogne [Bologne] en Italie, lui rendit une lettre du père de la Motte aussi barnabite[477]; que dans ce temps-là, et pendant le séjour qu’elle fit à Gex, un ecclésiastique du pays ayant fait des visites qu’elle répondante croyait trop fréquentes à la jeune sœur des Nouvelles Catholiques qu’elle avait amenée[478], elle répondante en avertit ledit ecclésiastique qui n’en fut pas content, et parce que dans le lieu particulier où elle répondante avait commencé de faire quelque sorte d’établissement à Gex, il y logeait, et elle faisait recevoir tous les pauvres enfants qui se trouvaient bien souvent affligés de différentes maladies, elle répondante jugea nécessaire de mettre sa fille en quelque autre endroit, où elle fut plus convenablement à son âge et pour son éducation;

Et ayant désiré de la mettre dans un couvent des ursulines de Thonon[479], elle se disposa à la mener elle-même, mais l’ecclésiastique auquel elle avait parlé, ne lui ayant voulu faire trouver aucun équipage, elle répondante fut obligée de s’adresser au père de la Combe, qui lui fit trouver des chevaux, et parce qu’elle ne connaissait ni les chemins ni le pays, le père de La Combe s’offrit de l’accompagner à ce voyage, ce qu’il fit, et ce voyage fut fait avec quatre[480] ou cinq chevaux sur l’un desquels un homme du pays prit devant lui la fille d’elle répondante, et elle répondante monta un autre cheval, le père de La Combe sur un autre et une fille sur le quatrième, elle répondante ayant toujours un grand laquais qui était à son service auprès d’elle, parce qu’elle ne sait pas aller à cheval; qu’étant arrivée à Thonon, elle entra au même moment avec sa fille au couvent des ursulines où elle demeura dix ou douze jours, jusqu’à ce que sa fille se fut accoutumée avec les religieuses du couvent, après quoi elle s’en revint à Gex, d’où le père de La Combe l’accompagna sur le lac jusqu’à la ville de Genève[481], où M. le Résident du roi lui ayant fait donner des chevaux, elle se rendit à Gex avec un autre ecclésiastique du pays.

Pendant six ou sept mois de séjour qu’elle fit au dit lieu de Gex, après avoir fait une dépense considérable pour l’établissement [f ° 152] nouveau qu’elle y faisait, elle fut sollicitée et pressée par l’ecclésiastique dont elle a fait mention ci-dessus, et qui n’était pas content d’elle répondante d’employer à fonder la maison des Nouvelles Catholiques à Gex le peu de bien qu’elle s’était réservée après avoir fait une donation de tout le reste à ses enfants pendant le séjour qu’elle fit à Gex en l’année 1682, à ce qu’elle croit; elle fit difficulté d’en suivre la proposition, et ledit ecclésiastique ayant obligé M. l’évêque de Genève de la presser de son côté sur le même sujet[482], et elle lui ayant fait entendre les raisons qu’elle pouvait avoir pour ne le pas faire, sitôt M. l’évêque de Genève approuva d’abord ses raisons, et depuis ledit ecclésiastique ayant encore fait changer de sentiment M. de Genève, elle répondante fut obligée de se retirer à Thonon dans le couvent des ursulines, où elle demeura environ trois années[483];

Et dès le lendemain qu’elle répondante fut arrivée, le père de la Combe, après avoir dit la messe aux ursulines, partit pour aller prêcher le carême à Oste [val d’Aoste], d’où il passa ensuite à Rome pour les affaires de sa congrégation, où il demeura encore près d’un an, et lorsque le père de La Combe revint au dit lieu de Thonon dont il était supérieur, la sœur d’elle répondante, qui était religieuse ursuline[484] du couvent de Montargis, arriva au dit lieu avec une permission de M. l’archevêque de Sens, et une lettre pour elle répondante par laquelle il l’invitait de revenir dans son diocèse, que cependant M. de Genève ayant dit au père de La Combe de porter elle répondante à donner le bien qu’elle avait réservé à la maison des Nouvelles Catholiques de Gex, et le père de La Combe s’étant excusé de l’exiger d’elle répondante, M. l’évêque de Genève lui en veut mauvais gré, et le[485] menaça de l’interdire;

Mais les persécutions de l’ecclésiastique de Gex pendant tout ce temps-là n’ayant pas cessé de la part dudit ecclésiastique de Gex nonobstant l’offre qu’elle répondante faisait de donner mille livres tournois de rente à ladite maison de Gex pendant qu’elle serait dans le pays, qu’elle a donné pendant les trois années qu’elle a demeuré à Thonon, madame de Savoie en fut enfin avertie et cette princesse ayant d’ailleurs quelque mécontentement de M. l’évêque de Genève de ce qu’il avait écrit contre elle [f ° 153] à M. le duc de Savoie avant son mariage, madame de Savoie envoya à elle répondante une lettre de cachet qui fut expédiée par M. le marquis de Saint-Thomas secrétaire d’état, avec ordre à elle répondante de se rendre à Turin, et au père de La Combe de l’y accompagner, ce qu’il fit[486], et afin qu’en exécutant cet ordre le voyage fût fait avec toute convenance possible, elle répondante désira qu’un autre religieux du même ordre du père de La Combe les accompagnât jusqu’à Turin. Le père Alexis Fau... âgé lors d’environ quarante ou quarante-cinq ans, vint à Turin avec elle répondante, sa fille et la servante qui est actuellement auprès d’elle appelée Marie de Lavau, et connue en divers endroits sous le nom de famille;

Que pendant huit ou neuf mois qu’elle demeura à Turin, elle fut toujours chez la marquise de Pruné sœur de M. le marquis de Saint-Thomas[487], que le père de La Combe s’en retourna après cela à Verceil, et madame Royale[488] ayant désiré de l’entendre prêcher en français, il y vint prêcher l’Avent à Turin, d’où M. l’évêque de Verceil[489] le rappela le quatrième dimanche de l’Avent; que pendant le séjour qu’elle répondante fit à Turin, le fils de la dame de Pruné étant revenu des études dans la maison de sa mère, elle répondante eut quelque peine, à cause de sa fille, ne croyant pas convenable qu’elle y demeurât davantage à cause du retour du fils de la maison qui était un jeune homme, et ayant proposé sa difficulté à ladite dame de Pruné, qui avait d’ailleurs quelque pensée de faire un jour le mariage de son fils avec la fille de la répondante, elle lui donna conseil de la mettre à Monfleury en Dauphiné. D’un autre côté M. l’évêque de Verceil ayant eu la pensée d’établir une congrégation, à peu près comme celle de Mme de Miramion, ladite dame de Pruné ayant représenté à elle répondante que dans la suite M. l’évêque de Verceil penserait aussi à faire le mariage de sa fille avec l’un de ses neveux, si elle la mettait dans le couvent des filles de Sainte-Marie de Turin, où M. de Verceil avait une sœur religieuse, elle répondante prit la résolution de la mener, comme elle fit, à Monfleury.

Cependant M. de Verceil ayant eu avis de sa résolution lui écrivit plusieurs fois, et lui envoya le père de La Combe à Grenoble pour la persuader [f° 154] d’aller à Verceil pour faire l’établissement de la congrégation dont elle a ci-devant parlé[490], mais s’en étant excusée, et six mois après elle répondante, voulant revenir chez ladite dame marquise de Pruné[491] à Turin, suivant qu’elle lui avait promis, elle partit pour cet effet de Grenoble; et la montagne étant dans ce temps trop difficile à passer, elle fut conseillée de s’embarquer sur le Rhône, et le sieur Lyons promoteur de M. de Grenoble avec un autre ecclésiastique de la connaissance du dit sieur Lyons s’offrirent de l’accompagner jusqu’à Marseille, où le sieur Lyons qui est du pays avait quelque consultation à faire pour sa santé. Et en partant de Grenoble le sieur comte de Tache l’ayant chargé d’un paquet pour le sieur chevalier de Moreüil, et dans ce paquet s’y étant trouvé un livre du Moyen court et facile..., lors de l’ouverture du paquet par l’aumônier de Galeve dudit sieur chevalier de Moreüil, qui était bien de septante-deux disciples de Saint-Ciran[492], le prétexte de ce livre attira un grand nombre de personnes à la maison où la répondante était logée, pour lui faire insulte, ce qui l’obligea de voir M. de Marseille et de se retirer après cela, pour continuer son chemin à Verceil où elle demeura pendant six mois.

Et ayant résolu de repasser en France, à cause du mauvais air de ce lieu, elle en partit après six mois de séjour, et M. l’évêque de Verceil lui donna un carrosse, un ecclésiastique et un gentilhomme pour l’accompagner, et parce qu’en ce même temps le général des barnabites vint à décéder, et que le père Aupois qui était premier assistant, avec l’autorité du général, avait destiné le père de La Combe pour être de la maison et famille de Paris, le dit père Aupois ordonna au dit père de La Combe d’accompagner elle répondante, comme il fit, premièrement jusqu’à Grenoble, où elle répondante prit sa fille à Monfleury, et partirent de Grenoble avec le père de La Combe par les voitures publiques jusqu’à Lyon où elle répondante remit sa fille avec sa gouvernante entre les mains du père de la Mothe pour la mettre au couvent de Malnoüe jusqu’à ce qu’elle répondante fût arrivée à Paris; qu’elle partit de Lyon avec le père de La Combe dans une voiture publique, et furent à Dijon chez la dame Languet, où elle demeura [f° 155] pendant quelque temps.

Pendant lequel le dit père de La Combe allait et venait à un lieu proche de Dijon, où l’on voulait faire un établissement d’une maison de leur ordre, et après avoir demeuré en ce lieu environ 15 jours, elle répondante revint à Paris par la voiture publique avec la fille qui l’avait toujours suivie, le père de La Combe était dans la même voiture[493], mais elle répondante pria le beau-père du sieur marquis de Montpipault de vouloir bien accompagner elle répondante jusqu’à Paris[494].

Lecture faite du présent interrogatoire a dit ces réponses contenir vérité a persévéré et a signé ainsi signé J. M. Bouvier et de la Reynie en la minut.[495].

Lettre d’envoi

Ce quatrième interrogatoire, important par son long historique, fut envoyé accompagné de la lettre qui suit. On observe une certaine discrétion de La Reynie[496]. Plus tard, lorsque la capacité de résistance de l’accusée deviendra évidente, il sera relayé par d’Argenson, interrogateur plus musclé opérant au sein de la Bastille :

M./Je vous envoie l’interrogatoire de Mme Guyon du 26 de ce mois, où elle a fait l’histoire de ses voyages avec le père de La Combe et expliqué les motifs qui l’ont engagée à les faire. L’honnêteté à l’égard de cette dame et la décence ne m’ont pas permis de l’interroger au-delà et j’ai recueilli simplement ce qu’elle a bien voulu dire sur ces points. Cependant tout adouci et accommodé que puissent être[497], il semble qu’il n’en résulte rien qui convienne aux grandes idées qu’on s’est fait de l’esprit et de la conduite de cette femme.

Je repris hier la suite de cette histoire par un autre interrogatoire que je vous enverrai incessamment M. et vous y verrez encore quelques nouvelles circonstances des voyages, vous y trouverez aussi l’histoire des livres, de la composition prétendue de Mme Guyon, qui n’augmentera pas apparemment l’estime que plusieurs personnes en ont faite jusqu’ici. Comme il n’y a rien cependant qui empêche d’entrer dans une plus grande discussion des faits sur cet article, il sera aussi sans doute beaucoup plus étendu que l’autre.

Je dois même M. vous rendre compte par avance, que Mme Guyon depuis la condamnation de ses [f ° 25v °] livres et depuis sa soumission, a non seulement envoyé au père de La Combe à Lourdes le manuscrit de l’explication de l’Apocalypse, pour le revoir et pour le corriger, mais elle a aussi donné, de plus, au père Alleaume, jésuite, les livres imprimés du Cantique des cantiques, qu’elle dit avoir composés pour les revoir et pour les corriger. Ce même interrogatoire que je vous enverrai monsieur après celui du 26, vous fera connaître d’autres circonstances du commerce que Mme Guyon a eu avec le père Alleaume. J’ai cru que je devais vous envoyer la copie des remarques et des corrections écrites de la main du père Alleaume, qu’il a faites sur le livre des Cantiques qui vous feront connaître les fautes d’expresssion et de langage et qu’il a corrigé [… illis.] qui sont au-delà de la Loire et qu’elles ne peuvent être de Paris ni de Montargis.

Je vous envoie aussi M. une lettre écrite à Mme Guyon peu de jours avant qu’elle ait été arrêtée, et comme elle contient une espèce de confession : je n’en ai fait aucun usage pour cette raison et par les autres considérations qui s’entendent par la lettre même. Je l’ai montrée à Mme Guyon avec quatre petites tresses de cheveux blonds qui étaient dans cette lettre[498]. Elle a dit à l’égard des cheveux que ce sont des cheveux qu’elle a coupés à l’une des femmes qu’elle avait auprès d’elle que c’était pour s’en servir à coiffer les figures de cire de l’enfant Jésus qu’elle a chez elle et cela peut être vrai. Du reste M. elle n’est dit qu’elle ne nommerait jamais celui qui lui a écrit cette lettre, qu’elle m’assurait qu’elle n’en a fait jamais reçu aucune autre, qu’elle ne [f ° 26] l’avait jamais vu et qu’elle ne lui avait aussi écrit qu’une seule fois, pour lui faire réponse, et pour finir tout commerce. Mais sur ce que je lui ai dit simplement que le dernier article de la lettre faisait facilement connaître celui qui l’avait écrite, elle a répliqué vivement pour empêcher qu’on ne l’attribuât mal à propos à quelqu’un, elle voulut bien dire que celui qui l’avait écrite était très proche parent de la personne dont il est fait mention à la fin de la lettre. Sa Majesté jugera s’il y a quelque autre usage à faire de cette lettre. Je suis etc. [499]. /[à] M. de Pontchartrain /29 de janvier 1696.

La Reynie l’interroge sur ses voyages «hors du royaume», puis sur les contributions des correcteurs de ses ouvrages, dont le père Alleaume[500] et le père La Combe, enfin sur divers capucins rencontrés près de Grenoble. On note l’intérêt particulier pour les années de voyage en Savoie et en Italie : les années parisiennes sont bien connues (par Mme de Maintenon, l’Official Pirot, etc.) et ne semblent pas permettre une mise en cause de la répondante sur le plan moral. Par contre le général des chartreux dom Le Masson qui s’opposa violemment à la «Dame Directrice» fut à l’origine d’insinuations sur les mœurs[501].  

Cinquième interrogatoire de Mme Guyon, le 28 janvier 1696

 [f ° 156] Cinquième interrogatoire de la dame Guyon[502].

Interrogatoire fait par nous Gabriel Nicolas de la Reynie conseiller ordinaire du roi en son conseil d’État de l’ordre du roi, à la dame Guyon prisonnière au château de Vincennes, auquel interrogatoire nous avons procédé ainsi qu’il ensuit,

Du samedi 28e janvier 1696 dans le donjon dudit château de Vincennes,

Interrogée de son nom, surnom, âge qualité et demeure, après serment fait de dire et répondre vérité,

A dit qu’elle s’appelle Jeanne Marie Bouvier veuve de messire Jacques Guyon chevalier seigneur du Quesnoy, âgée de 47 ans demeurant avant sa détention à Paincourt les Paris,

Avons remontré à la répondante qu’après avoir expliqué elle-même par son interrogatoire du 26e de ce mois les voyages qu’elle a faits depuis l’année 1681; et les motifs qui l’ont portée à sortir de son pays à l’âge de trente-deux ans, de quitter ses parents, son bien, deux de ses propres enfants, et de sortir après cela du Royaume avec la plus jeune de ses enfants, sa fille âgée en ce temps-là de cinq ans seulement, il est encore à désirer qu’elle fasse plus clairement connaître la véritable cause qui l’a obligée de passer plusieurs années de suite en Savoie et en Piémont et qu’elle explique aussi davantage s’il est possible le motif de son retour en France dans le temps précisément que le père de La Combe a obtenu de son supérieur la permission d’y venir et pourquoi aussi le père de La Combe a fait encore ce dernier voyage avec elle répondante, et l’a toujours[503] accompagnée depuis Verceil jusqu’à Paris,

A dit qu’elle a toujours espéré que son dessein pour la ville de Genève pourrait avoir quelque succès, qu’elle a fait plusieurs tentatives pour cela pendant son séjour en Savoie et en Piémont, et qu’étant une fois entre autres à Genève, elle y fut maltraitée et battue dans l’Église de Saint-Pierre, parce qu’elle avait reçu dans la maison de Gex la fille d’un ministre, et la sœur d’un seigneur de la ville; que depuis ce temps-là un ecclésiastique de Grenoble ayant eu dessein [f ° 157] d’établir un hôpital aux portes de Genève et de donner pour cet effet une somme considérable, elle répondante voulut concourir à ce même dessein, mais s’y étant trouvé de grandes difficultés ce dessein resta sans aucune exécution[504]; qu’elle répondante a demeuré cinq années à Gex, en Savoie et Piedmont, et que le père de La Combe n’a jamais demeuré trois mois de suite dans les lieux où elle a été, à la réserve de Verceil où elle a été[505] pendant quatre ou cinq mois,

Si elle répondante a passé en quelques autres lieux d’Italie,

A dit qu’étant à Marseille, ainsi qu’elle l’a déclaré par son précédent interrogatoire, elle fut à Nice, et n’ayant pu passer la montagne à cause de la neige, elle s’embarqua dans une chaloupe pour aller jusqu’à Savone[506] et la tempête les ayant portés à Gênes, elle y fut pendant deux jours seulement, et que de Gênes elle se rendit à Verceil et n’a point fait d’autre voyage; qu’à l’égard de son retour en France, sa mauvaise santé[507] causée par le mauvais air de Verceil, l’obligea de quitter ce pays-là, par le conseil même de M. l’évêque de Verceil; et à l’égard du père de la Combe, il en était parti environ à un mois avant, mais le père Arpoie qui tenait la place du général de la congrégation lui ordonna de venir prendre elle répondante à Turin ou en deçà de la montagne et de l’accompagner jusqu’à Paris[508];

En quelle année elle répondante revint en France et arriva à Paris,

A dit que ce fut en l’année 1686, et qu’elle arriva à Paris la veille de la fête de la Madeleine

En quel temps et en quel lieu le père de La Combe fut arrêté par ordre du roi,

A dit que ce fut en la maison des barnabites à Paris, croit que ce fut quatre ou cinq mois après qu’il y fût arrivé[509] et que ce fut le troisième d’octobre veille de Saint-François, ne peut néanmoins se souvenir précisément s’il fut arrêté dans la même année qu’il vînt à Paris ou l’année suivante

A quelle personne elle a communiqué son livre de «Cantique des Cantiques de Salomon interprété selon le génie mystique» pour le revoir sur l’impression [f ° 158] qui en avait été fait,

A dit qu’elle répondante ayant donné son manuscrit à un ecclésiastique pour le copier, il en retint une copie indépendamment d’elle répondante et du père de la Combe, qui était lors à Verceil[510], et elle répondante à Grenoble, que ledit ecclésiastique portant un an après sa copie qu’il fit imprimer à Lyon par le nommé Briaçon, et elle répondante en ayant eu avis aussi bien que le père de la Combe, il écrivit trois différentes lettres au dit Briaçon pour le prier de ne pas imprimer, et le dit père de la Combe, voyant qu’il ne pouvait empêcher cette impression, écrivit au dit Briaçon de suspendre la continuation de l’impression des feuilles dudit livre jusqu’à ce qu’il y eut fait une préface que le père de La Combe fit ensuite, et qui est celle qui est au commencement dudit livre[511], que sans cela elle répondante se serait contentée d’y mettre le texte qui se voit encore au dit livre; qu’elle répondante le composa pendant son séjour de Grenoble, sur ce que, en lisant l’Écriture, il lui vint plusieurs pensées qu’elle écrivit rapidement en telle sorte que ledit livre fut composé et écrit dans l’espace d’un jour et demi après avoir demandé la permission au père de La Combe d’écrire sur ce sujet les pensées qu’elle avait; et le père de La Combe étant venu ensuite à Grenoble de la part de M. l’évêque de Verceil, elle répondante lui montra ledit manuscrit en lui disant le peu de temps qu’elle y avait employé, et le père de La Combe ayant vu l’étendue du dit manuscrit lui dit sans l’examiner autrement que cela n’était bon que jeter au feu, et elle, pour obéir le jeta sur-le-champ dans le feu, mais le père de La Combe l’en retira aussitôt[512],

Avons représenté à la répondante une pièce remise en notre main avec d’autres papiers et livres suivant l’ordre du roi par M. François Desgrez, et qu’il a dit avoir été par lui trouvés parmi les livres qui étaient dans l’appartement qu’elle répondante occupait en la maison de Paincourt, lors que ses meubles ont été transportés suivant l’intention d’elle répondante, ladite pièce commençant par ces mots «voici le peu que j’ai trouvé» et finissant sur la troisième page par [f ° 159] ces autres mots : «peut commencer à rentrer et à sortir». Interpellée de la reconnaître, et de déclarer si les observations qui sont dans ladite pièce lui ont pas été renvoyées sur son livre imprimé du Cantique des Cantiques, en quel temps elle les a reçues, et par qui lesdites observations ont été faites,

A dit que depuis environ trois mois avant qu’elle ait été arrêtée, et que depuis son retour de Meaux, elle donna au père Aleaume jésuite ledit livre, le pria s’il l’avait, ne peut dire lequel des deux, de vouloir bien le revoir pour en corriger les fautes de diction, parce qu’elle répondante n’écrit pas correctement; que ce fut au pavillon Adam au faubourg Saint-Antoine, où le dit père Aleaume vint deux fois dire la messe dans ladite maison, qu’elle lui fit cette prière et que la pièce que nous lui représentons contient les observations que ledit père Aleaume fit sur ledit livre, et qu’il lui envoya, ne peut dire non plus si ledit père Aleaume porta lui-même, ou s’il envoya lesdites observations à elle répondante, ne l’ayant vu depuis son retour de Meaux, que trois fois seulement, et qu’elle l’a vu pareillement pendant les trois journées qu’elle fut chez Mme de Morstin [Morstein],[513]

Avons remontré à la répondante que les observations qui ont été faites sur le livre des Cantiques qui ne touchent que la diction seulement, et qui sont qualifiées de fautes de langage, font connaître clairement que l’auteur qui a fait ces fautes de langage n’est pas originaire des provinces qui sont en deçà de la rivière de Loire, que cet auteur n’est pas correct dans la langue française, et par conséquent que ce n’est pas elle qui a composé ce livre,

A dit que l’ecclésiastique qui a fait imprimer ledit livre à Lyon, y a fait des fautes contre la langue française et qu’elle répondante y en a fait aussi de la même qualité[514],

Si ledit père de La Combe n’a eu aucune part à la composition dudit livre,

A dit qu’elle l’a composé, et ne sait pas si le père de La Combe lorsqu’il a fait la préface dudit livre y a fait quelques corrections, qu’elle se souvient bien qu’il lui fit changer une [f ° 160] phrase qu’elle avait renversée, qu’il est vrai aussi qu’elle répondante ayant écrit le texte en français qu’elle avait prise dans une ancienne Bible imprimée à Louvain, le père de La Combe en corrigea les textes après l’avoir vérifié sur d’autres interprétations[515],

Et qu’après cela le père de La Combe écrivit aussi le texte latin qui est au dit livre du Cantique afin qu’on pût voir que la traduction française du texte était conforme à la version latine

Si le père de La Combe n’a pas aussi travaillé à la composition dudit livre de l’Explication de l’Apocalypse dont elle a envoyé en dernier lieu le manuscrit au dit père de la Combe,

A dit que non, et qu’elle ne lui a jamais communiqué jusqu’à ce qu’elle lui en a envoyé le manuscrit depuis être sortie de Meaux, et qu’elle a composé avec la même rapidité qu’elle avait fait le livre des Cantiques[516].

Si le père de La Combe n’a eu aucune part à la composition du livre qui a pour titre Moyen court et facile[517],

A dit que non, mais qu’il est bien vrai que ledit père de La Combe étant à Paris, et ayant lu ledit livre, il y fit diverses corrections qu’il écrivit de sa main sur le livre même, et qu’il le porta ensuite au sieur Coursier Théologal de Paris; qu’elle composa ledit livre[518] étant à Grenoble et qu’un conseiller de ce parlement appelé M. Girault en ayant trouvé le manuscrit sur la table d’elle répondante, il le prit, et après l’avoir communiqué à une autre personne de piété, le fit imprimer sans la participation d’elle répondante, qui néanmoins à la prière dudit sieur Girault le divisa par article, et y fit la préface qui se voit au dit livre,

Si ledit père de La Combe n’a pas aussi travaillé, et eu part à la composition du manuscrit des Torrents,

A dit que c’est le premier livre manuscrit qu’elle ait fait, et que ce fut aux ursulines de Thonon qu’elle le composa, et elle répondante en ce temps-là n’avait pas vu quatre fois le père de la Combe, mais étant à Verceil elle remit ledit manuscrit des Torrents au père de La Combe qui ne lui a pas rendu depuis[519].

[f° 161] Si les observations contenues dans la pièce que nous lui avons représentée, sur le livre des Cantiques, ne sont pas entièrement écrites de la main du dit père Aleaume[520],

A dit que oui.

Avons représenté à la répondante une autre pièce aussi à nous remise ainsi que la précédente par ledit Desgrez, sans date ni sans signature, ayant pour souscription ces mots : «à Madame de Guyon à Paris», commençant par ces mots «Dieu nous donne sa paix» et finissant par ces autres mots «des nouvelles de notre cher père». Interpellé de la reconnaître et de déclarer par qui ladite lettre lui a été écrite,

A dit que la dite lettre lui a été écrite par le frère Joseph[521], religieux capucin du couvent de Grenoble, et qu’elle l’a reçue par le sieur abbé Sautreau,

De quel couvent est le père Antoine dont il est fait mention au commencement de ladite lettre, et par lequel, elle répondante avait écrit au dit frère Joseph,

A dit qu’aux termes de la lettre même, le dit père Antoine était de famille à Grenoble, et la ville de Romans à cinq lieux de Grenoble de laquelle ledit père Antoine était, et qu’elle ne l’a jamais vu qu’une fois à Grenoble[522],

Pourquoi celui qui lui a écrit prend la qualité de l’un des enfants d’elle répondante[523] qu’il appelle sa mère,

A dit que le frère Joseph qui est déjà âgé, qui est homme de bonne famille, qui a même étudié et qui a voulu par humilité rester simple frère dans son ordre, dans lequel néanmoins ayant eu quelque peine qu’il communiqua à elle répondante, Dieu permit qu’elle ne lui fut pas inutile, et qu’à cause de cela le dit frère Joseph se disait être son enfant, et l’appelait sa mère,

Ce que c’était que le père Antoine lui avait promis de lui envoyer, et qu’il ne lui avait pas envoyé par la crainte que ce qu’il lui avait promis ne fut surpris en chemin,

A dit que ledit père Antoine lui ayant dit qu’une femme de grande piété était décédée, laquelle avait laissé de parfaitement beaux écrits, et elle répondante ayant prié de lui faire voir, ledit père Antoine devait les lui envoyer et il ne l’a pas fait, [f ° 162]

Quelles sont les sœurs dont le frère Joseph lui a fait des compliments par la dite lettre?

A dit que ce sont des filles qui ont soin à Grenoble du temporel des capucines,

Si elle connaît la personne qui est désignée par la dite lettre sous le nom de Pierrette,

A dit que oui, et que c’est une pauvre fille très simple que les autres filles qui ont soin du temporel des capucines ont retirée à cause de sa simplicité, et qu’elle vit comme une sainte,

Ce qu’elle a entendu par les termes de cette lettre au sujet de la sœur Pierrette : «elle est toute dans son rien[524]»,

A dit que c’est un langage des personnes qui aiment la vie spirituelle,

Ce qu’elle répondante a entendu par ces autres termes de la lettre représentée qui sont écrits au sujet de ladite Pierrette : «elle est souvent visitée par l’ennemi qui la bat très bien, et qui la jette par terre sans pitié, elle est toujours plus absorbée dans ses prières»,

A dit que du temps qu’elle était à Grenoble, elle a su par la dite Pierrette même, les maux que le démon lui faisait, qu’elle l’a vue une fois entre autres ayant deux dents cassées dans la bouche et la joue fort enflée, et qu’il y avait plusieurs personnes dans Grenoble qui le savaient aussi bien qu’elle répondante,

Si lors qu’elle répondante était à Grenoble elle a pareillement su ou vu elle-même suivant ce qui est écrit dans la dite lettre, qu’aussitôt que la dite Pierrette est à l’Église, elle est extatique, sans mouvement et sans connaissance,

A dit qu’elle ne l’a point vue en cet état, et n’a point su de nouvelles de ladite Pierrette que par le frère Joseph, qui lui en a écrit deux ou trois fois,

Si ce n’est parler du père de La Combe que ledit frère Joseph lui a écrit en ces termes qui finissent la dite lettre : «ne nous donnerez vous jamais des nouvelles de notre[525] cher père»,

A dit qu’oui.

Avons aussi représenté à la répondante deux autres pièces à nous remises entre les mains par ledit Desgrez, l’une commençant par ces mots «à M. de Normande», et l’autre commençant aussi par ces mots «Écoutez le son de l’horloge». Interpellée de les reconnaître et de déclarer de quelles mains elles sont écrites,

A dit après les avoir vues que [f ° 163] celle qui commence à «M. de Normande», est écrite de la main de la nommée Marc qui est à son service, et qu’elle ne connaît pas l’écriture de l’autre, qu’elle a trouvé dans un livre.

Si depuis l’année 1686 qu’elle répondante est de retour à Paris, elle y a toujours demeuré, et en quels lieux,

A dite qu’elle a fait un voyage à Bourbon il y a environ cinq ans, qu’elle a été une fois à Montargis où elle fut cinq jours seulement dans le couvent des bénédictines d’où elle sortit point[526], et où elle ne vit personne, qu’elle a été au couvent des filles de Sainte-Marie par ordre du roi, pendant huit mois et demi, il y a environ neuf ans et que ce fut quatre mois où environ après que le père de La Combe eût été[527] arrêté,

Ce fait lesdites pièces représentées ont été paraphées par nous et par la répondante,

Lecture faite du présent interrogatoire a dit ses réponses contenir vérité, y a persévéré et a signé ainsi signé J. M. Bouvier et de la Reynie en la minute.

Sixième interrogatoire de Mme Guyon, le 1er février 1696

Ce dernier interrogatoire épuise le sujet : retour sur le père Alleaume — il n’est pas un personnage négligeable — et sur ses révisions. La défense de fond des écrits et de la doctrine est solide, mais elle a contrevenu à la censure en faisant relire ses écrits.

[f ° 164] 6e interrogatoire de Mme Guyon 6[528].

Interrogatoire fait par nous Gabriel Nicolas de la Reynie Conseiller ordinaire du roi en son conseil d’État, de l’ordre du roi, à la dame Guyon prisonnière au château de Vincennes, auquel interrogatoire nous avons procédé ainsi qu’il ensuit,

Du mercredi premier jour de février 1696 dans le donjon du château de Vincennes,

Interrogée de son nom, surnom âge qualité et demeure, après serment fait de dire et répondre vérité,

A dit qu’elle s’appelle Jeanne Marie Bouvier âgée de 47 ans, veuve de messire Jacques Guyon, chevalier seigneur du Quesnoy, demeurant avant sa détention à Paincourt les Paris,

Depuis quand elle connaît le père Aleaume qu’elle nous a dit avoir fait à sa prière les corrections du livre de l’exposition mystique du Cantique des Cantiques qu’elle répondante nous a aussi dit être de sa composition,

A dit qu’elle le connaît depuis environ trois ou quatre années[529], et l’a connu par hasard étant venu dans une maison où elle était, et quelque temps après ledit père Aleaume lui apporta un livre qu’il avait traduit de l’espagnol en français et qui avait pour titre Les douleurs ignominieuses de Notre Seigneur Jésus-Christ[530],

Quels autres ouvrages d’elle répondante le père Aleaume a revu et corrigé?

A dit qu’elle ne croit point que le père Aleaume en ait revu et corrigé aucun autre à la réserve du Pentateuque[531], et ne peut dire s’il y a fait quelques corrections[532],

À quel dessein elle a donné au père Aleaume le livre du Cantique déjà imprimé et débité[533] depuis un temps considérable. Est-ce n’a pas été à dessein de le faire réimprimer à nouveau après qu’il aurait été revu et corrigé,

A dit qu’elle n’a prié le dit père Aleaume de revoir et corriger ledit livre que parce qu’il lui reprochait souvent qu’elle y avait fait des fautes de langage et qu’il y avait aussi quelques phrases renversées, et parce que le dit père Aleaume écrit exactement,

Avons remontré à la répondante que par la circonstance du temps auquel [f ° 165] elle a prié le père Aleaume de revoir et de corriger ledit livre, et par cette correction qu’il y a faite, il paraît clairement qu’elle n’a pris le soin depuis qu’elle est sortie du couvent des filles de Sainte-Marie de Meaux, que pour donner au public une nouvelle impression de ce livre[534],

A dit qu’autant qu’elle peut s’en souvenir que ç’a été avant d’aller à Meaux qu’elle a prié le dit père Aleaume de revoir et de corriger ledit livre par la raison qu’elle a dit ci-dessus,

Avons remontré à la répondante qu’avant d’aller à Meaux ledit livre avait déjà été censuré par M. l’archevêque de Paris. Et quand il serait vrai qu’elle aurait prié ledit père Alleaume de voir et de corriger ledit livre avant d’aller à Meaux, elle aurait toujours fait une faute considérable de faire revoir et corriger ledit livre depuis la censure, et qu’elle n’aurait pu en ce temps-là même le faire revoir et corriger que pour donner une nouvelle impression,

A dit qu’autant qu’elle s’en peut souvenir elle fit cette prière au père Aleaume quelques jours avant la censure de M. l’archevêque de Paris[535], et que d’ailleurs le père Aleaume n’y a fait que des corrections de langage et à quelques phrases mal disposées, et n’a pas touché à la doctrine,

Avons remontré à la répondante que les corrections du dit livre faites par le père Aleaume ne sont pas seulement des défauts de langage, et des phrases renversées, mais qu’il y a aussi corrigé d’autres fautes, même des fautes d’impression, ainsi qu’il paraît par le mémoire dudit père Aleaume que nous avons présentement remis entre les mains d’elle répondante, ce que ledit père Aleaume n’aurait pas fait si elle ne l’avait pas expressément chargé de les corriger exactement et si elle n’avait pas eu dessein d’en faire une nouvelle édition, car sans cela le père Aleaume n’aurait pas écrit comme il a fait au commencement du mémoire des corrections : «voici le peu que j’ai trouvé à redire dans l’exposition mystique du Cantique des Cantiques. Vous verrez que puis[536] que j’ai marqué [f ° 166] jusqu’aux fautes d’impression et de langage, si j’en ai oublié de plus considérable c’est manque de lumière»,

A dit qu’elle n’a rien à dire de plus sur ce sujet que ce qu’elle a dit,

Avons remontré à la répondante que la correction faite par exemple en la page quatrième de la préface du dit livre, suivant le mémoire sur cet endroit, et sur cette parole : «ne sont qu’un cœur, qu’un esprit, et qu’un être» et que ce que le père Aleaume a ajouté de lui : «que l’époux et l’épouse ne soit qu’un être, cela me paraît trop fort» qu’outre cette correction il y a d’autres endroits corrigés suivant ce mémoire qu’elle répondante peut voir. Et qu’il n’est pas nécessaire de répéter, qui méritait bien aussi d’être corrigés, et le père Aleaume en faisant ces corrections n’aurait pas écrit comme il a fait ce qu’il fallait mettre aux endroits corrigés, et substituer en la place des mots qui en devaient être retranchés si elle répondante n’avait pas eu dessein de faire réimprimer le dit livre après ses corrections suivant ce qui se pratique lorsque les livres sont réimprimés et donnés de nouveau au public

A dit qu’elle n’a rien à dire du tout, qu’elle n’a pas eu cette intention, et à l’égard de la préface du dit livre, du Cantique des Cantiques imprimé, la préface en a été faite par le père de La Combe ainsi qu’elle répondante l’a déclaré par ses précédents interrogatoires,

Avons remontré à la répondante qu’il paraît qu’elle n’a pu faire revoir et corriger ledit livre du Cantique des Cantiques pour aucun autre dessein que celui de le faire réimprimer, soit qu’elle ait fait faire revoir et corriger dans le temps des conférences qu’elle a eues avant d’aller dans le couvent de Meaux, ou qu’il ait été revu depuis la censure de M. l’archevêque de Paris, ou même depuis son retour de Meaux, et si elle répondante avait voulu en demeurer au terme de la Soumission[537] qu’elle nous a dit avoir signée, et de ce qu’elle avait promis[538], ledit livre étant déjà censuré ou en état de l’être, et elle en ayant depuis souscrit la censure, elle aurait entièrement abandonné le livre, tel qu’il était imprimé, et censuré avec toutes les fautes qui avaient donné lieu à la [f ° 167] censure, sans se mettre en aucun soin de le faire revoir et corriger,

A dit que les fautes de langage et d’impression n’ont donné aucun lieu à la censure, et qu’elle se souvient présentement que ces corrections ont été faites avant la première censure du dit livre, parce que le père Aleaume depuis avoir remis les corrections qui sont écrites dans la pièce que nous lui représentons, lui porta peu de jours après la censure de feu M. l’archevêque de Paris,

Si elle répondante a devant elle quelque exemplaire corrigé du livre du Cantique des Cantiques, sur les corrections du père Aleaume,

A dit que non, et qu’elle n’a pas même lu les observations et corrections du père Aleaume, parce que lesdites corrections lui étaient inutiles, sa manière d’écrire étant libre, et qu’elle répondante est incapable de pouvoir se servir de telles corrections, et de s’y assujettir, et tous ceux qui la connaissent savent qu’elle en est incapable[539],

Pourquoi elle répondante depuis sa sortie des filles de Sainte-Marie de Meaux a envoyé au père de La Combe le manuscrit qu’elle a dit avoir composé de l’Explication de l’Apocalypse pour le revoir et pour le corriger et donné d’un autre côté au père Aleaume le livre imprimé du Cantique des Cantiques aussi pour le revoir et pour le corriger, et pour quelle raison elle a agi ainsi, et chargé le père de La Combe de revoir le livre de l’Apocalypse, et le père Aleaume de revoir le livre des Cantiques,

A dit qu’elle n’a rien à dire sur ce sujet, et qu’elle a dit tout ce qu’elle avait à dire par ses précédentes réponses.

Ce qu’est devenu le manuscrit sur le Pentateuque qu’elle nous a dit avoir communiqué au père Aleaume,

A dit que ledit manuscrit a été remis entre les mains du sieur Tronçon [Tronson] lorsque les livres et les écrits d’elle répondante ont été examinés, ne sait ce qu’il est devenu,

Si le père Aleaume a eu la liberté de la voir pendant qu’elle demeurait cachée dans la maison de la rue Saint-Germain l’Auxerrois sous le nom de [F ° 168] Mme Bénard,

A dit que non, et qu’il était déjà exilé dans le temps[540] qu’elle demeurait,

Si elle répondante sortait pour aller à la messe la paroisse, les jours de dimanches et fêtes dans le temps qu’elle était en la maison de la rue Saint-Germain,

A dit que non, et qu’elle entendait la messe ces jours-là[541], lorsqu’on la disait dans la chapelle des orfèvres de la maison où elle était logée, parce que ces jours-là, la messe était chantée, et qu’on entendait du lieu où elle était logée, tout ce qui était chanté dans la dite chapelle,

Comment et par qui elle répondante avait fait savoir au père[542] Aleaume qu’elle était au pavillon Adam, au faubourg Saint-Antoine sous le nom de la demoiselle de Beaulieu,

A dit que ce fut par la demoiselle Van, qui demeurait dans ladite maison sous le nom de la demoiselle de Beaulieu et que ce fut par elle qu’elle écrivit un billet au dit père Aleaume pour le prier de la venir voir,

Pourquoi elle répondante, après avoir obligé l’abbé Couturier de revenir de la campagne au mois d’octobre dernier elle lui donna quelques cahiers de sa composition et pour quel usage,

A dit qu’elle lui donna quelques cahiers manuscrits qu’elle avait composés pour la justification de ses ouvrages, et qu’elle était bien aise qu’il les lût parce qu’elle y avait recueilli ce que les saints Pères ont écrit sur cette matière.

Avons remontré à la répondante qu’en cela même, elle a contrevenu à la promesse qu’elle avait faite en sortant du couvent de Sainte-Marie de Meaux,

A dit qu’elle était bien aise que l’abbé Couturier vît les sentiments des Pères de l’Église sur cette matière,

Avons remontré à la répondante qu’elle nous a ci-devant déclaré que ce qu’elle avait recueilli des Pères avait été par elle écrit et mis en cahiers pour justifier la doctrine de ses livres, et ayant donné comme elle a fait depuis son retour[543] de Meaux ce qu’elle avait fait auparavant, pour [f ° 169] justifier sa doctrine, et ses livres, ça n’a pu être par aucun autre motif, que pour justifier cette même doctrine et ses livres, et qu’en les justifiant de cette sorte, elle a agi en cela contre ce qu’elle avait consenti et souscrit, mais aussi elle a témoigné par cette conduite qu’elle persistait dans la même doctrine et dans les mêmes sentiments, parce qu’autrement elle n’aurait pas pris le soin qu’elle s’est donnée de les justifier par ces cahiers à l’abbé Couturier,

A dit qu’elle n’a prétendu justifier ses écrits et sa doctrine qu’autant que sa doctrine sera conforme à celle des saints canonisés par l’Église, qu’elle n’a fait que rapporter leurs paroles dans ses écrits, et si elle s’en est éloignée, elle a mérité justement d’être conjurée, mais si elle n’y a rien changé et si elle a rapporté seulement la doctrine des saints, ça n’a point été pour justifier sa doctrine particulière, qui lui a été seulement défendu de dogmatiser dans l’Église, et qu’elle ne l’a point fait; aussi, que ce qu’elle a écrit pour justifier ses livres a été écrit par elle répondante sur l’ordre que M. l’évêque de Meaux lui en avait donné, même de le faire avec le plus d’étendue qu’elle pourrait,

Avons remontré à la répondante qu’après la censure de ses livres et sa soumission il ne s’agissait plus de se justifier, et que de vouloir justifier après cela, c’était les soutenir et en les soutenant pour ainsi dire dogmatiser, et vouloir persuader à l’abbé Couturier que ses livres n’étaient pas justement conjurés,

A dit qu’elle n’a eu d’autres sentiments en faisant voir les cahiers au dit abbé Couturier que de lui faire connaître quelle était la doctrine des saints[544], sans aucun dessein particulier de justifier et de soutenir ses livres,

Avons représenté à la répondante trois cahiers manuscrits paraphés le douzième janvier dernier, l’un desdits cahiers coté sur la première page 62 et sur la dernière 89, le second coté sur la première page 90 et sur la dernière 113, et le troisième coté sur la première page [f ° 170] 114, et sur la dernière 145. Interpellée de les reconnaître et de déclarer s’ils ne sont pas écrits de la main de la nommée Françoise Marc, et les mêmes qu’elle répondante a donnés à lire à l’abbé Couturier depuis qu’elle est de retour de la ville de Meaux,

A dit après les avoir vus et considérés que les trois cahiers sont de sa composition, qu’ils sont écrits de la main de la nommée Françoise Marc et les mêmes qu’elle a donnés pour les lire à l’abbé Couturier, après être revenue de la ville de Meaux[545],

En quel temps elle a travaillé et composé le livre de la vie et de l’intérieur du chrétien, conforme à la vie et à l’intérieur de Jésus-Christ, tiré de la Sainte Écriture tant de l’ancien que du Nouveau Testament,

A dit qu’elle n’a point composé ni travaillé à faire aucun livre qui ait eu ce titre, qu’il est bien vrai qu’avant d’être au couvent des filles de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine de Paris, elle se mit en devoir de recueillir tous les passages de l’Écriture qui lui paraissaient les plus beaux et les plus touchants sur la même matière, mais ayant trouvé ce travail trop pénible, et n’étant pas capable d’écrire avec application, elle en abandonna le dessein, après avoir commencé de recueillir quelques passages de l’Écriture dans un certain ordre qu’elle s’était proposé de leur mettre[546],

Avons représenté à la répondante trois cahiers de grand papier, à nous remis par M. François Desgrez de l’ordre du roi, le premier coté, cahiers a : c : timbré sur le premier feuillet abandon, et sur le verso dudit premier feuillet, s’est trouvé un quart de feuille manuscrite, attaché et légèrement collé. Au dit premier feuillet, commençant par ce mot «J’avoue» et à ladite pièce après avoir été détachée ce sont trouvés au droit de ladite pièce ces mots «La vie et l’intérieur du chrétien, conforme à la vie et à l’intérieur de Jésus-Christ tiré de la Sainte Écriture, tant de l’ancien que du Nouveau Testament» et au-dessous sont écrits «mon père a fait réponse à M. de Cahade qu’il fera ce qui lui pl : [plaît]» Le deuxième cahier timbré sur la première feuille «cinquième [f ° 171] cahier prédicateurs». Et le troisième cahier coté «huitième cahier pouvoir et souveraineté»... Interpellée de les reconnaître et de déclarer si tout ce qui est écrit dans lesdits Cahiers est de son écriture et entièrement écrite sa main, et si ladite pièce attachée au premier feuillet du premier cahier représenté qui paraît être une préface, et ce qui est au dos de ladite préface est aussi écrit de sa main,

A dit après avoir vu lesdits cahiers avec ladite préface que le tout est entièrement écrit de sa main, que ce sont les cahiers dont elle a fait mention ci-dessus qui ont dû être trouvés dans la maison de Paincourt, que la préface est aussi de sa composition, et n’ayant pu continuer par la raison[547] qu’elle nous a déjà dit qu’elle ne peut s’appliquer, elle abandonna le dessein de ce livre, qu’elle se souvient cependant que tout ce qui est écrit sur les trois cahiers a été par elle écrit et recueilli en deux ou trois jours de temps,

Ce fait lesdites deux pièces ont été par nous paraphées et par la répondante,

Lecture faite du présent interrogatoire a dit ses réponses contenir vérité, y a persévéré et a signé, J. M. Bouvier et de la Reynie[548].

Septième interrogatoire de Mme Guyon, le 1er avril 1696  

L’épreuve se poursuit par une série de trois interrogatoires sur quatre jours. Les questions du septième interrogatoire portent sur la lettre du père La Combe datée du 7 décembre et arrivée tardivement au logis où eut lieu la saisie : elle n’avait donc pas été encore utilisée. On la questionne de nouveau sur «la prétendue petite Église» vue comme une secte depuis le début, puis sur deux épîtres saisies, l’une en français traduisant l’autre en latin; elles ne sont pas de sa main. A-t-elle vraiment «composé un Évangile nouveau, pour la secte de ceux qui ont pris le titre d’Enfants du petit maître»? La séance se termine sur le sieur de Lasherous.

[f ° 172] Interrogatoire[549] fait par nous, Gabriel Nicolas de La Reynie, conseiller ordinaire du roi en son conseil d’état, à Mme Guyon, prisonnière au donjon du château de Vincennes, de l’ordre de Sa Majesté, auquel interrogatoire nous avons procédé selon et ainsi qu’il ensuit.

Du dimanche 1er avril 1696, dans le donjon dudit château de Vincennes.

Interrogée de son nom, surnom, âge, qualité et demeure, après serment fait de dire et répondre vérité.

A dit qu’elle s’appelle Jeanne Marie Bouvier, âgé de 47 ans, veuve de M. Jacques Guyon, Chevalier Seigneur du Quesnoy, demeurant avant sa détention à Paincourt les Paris.

Avons représenté à la répondante, une lettre missive datée ce sept de décembre, sans signature ni souscription, commençant par ces mots : «je reçus hier votre lettre», et finissant sur la quatrième page par ces autres mots «cachée à votre cœur», ladite lettre portée du bureau de la poste à la maison du nommé Bidault, rue Saint-Germain, où elle était adressée à Mme Bernard, remise par ledit Bidault, au sieur abbé Couturier. Interpellé de la reconnaître et de déclarer si ce n’est pas la réponse du père de la Combe, à la dernière lettre qu’elle répondante lui a écrite avant d’être arrêtée.

A dit avant que de répondre sur la lettre que nous lui représentons, qu’elle ne peut se dispenser de nous dire qu’elle s’est souvenue depuis ses derniers interrogatoires, qu’il y avait un an et demi, ou deux ans, que le père Aleaume lui avait donné les observations et corrections qu’il avait faites sur le livre du Cantique des Cantiques, que nous lui avons ci-devant représenté. Et quant à la lettre que nous lui représentons à cette heure, elle répondante reconnaît que c’est la réponse à la lettre qu’elle répondante avait écrite au père de la Combe, en lui envoyant les bagues et anneaux qu’il lui avait demandés.

Avons remontré à la répondante qu’il paraît par cet réponse du père de la Combe, qu’elle a continué d’être en commerce de lettres avec lui, jusques au temps qu’elle a été arrêtée, et qu’elle faisait encore état au temps de la dernière lettre d’elle répondante, de se rendre au printemps au lieu où le père de La Combe est actuellement, et que c’est par cette même raison que le père de La Combe lui a écrit par la lettre représentée en ces termes : «Songez à faire le grand voyage» et par là qu’elle avait demandé au père de La Combe quelque personne du pays pour la conduire, il lui a fait réponse que personne ne pouvait aller du lieu où il est pour se rendre auprès d’elle, sans que cela fît trop d’éclat, ainsi qu’il lui avait marqué par d’autres lettres ci-devant représentées.

A dit qu’elle a toujours eu commerce de lettres avec le père de la Combe, qu’elle l’aurait continué si elle était restée libre, et qu’il ne lui a jamais été défendu; quant au dessein du voyage, ce que le père de La Combe lui marque par sa dernière lettre, est toujours en conséquence de la première lettre qu’elle répondante lui avait écrite sur ce sujet et quoiqu’elle répondante eut entièrement changé de volonté à cet égard, elle a cru qu’il suffisait de faire savoir au printemps le changement de son dessein.

S’il n’est pas vrai que pour se disposer à ce [f ° 173] voyage, qu’elle répondante a acquis cent livres de rentes sur l’hôtel de ville au denier quatorze au nom et au profit de la nommée Marc, l’une de ses femmes, et qu’elle a fait aussi l’acquisition de la maison de Paincourt, sous le nom de la nommée Lavau, qui est pareillement à son service, et pour les récompenser en les quittant[550], pour aller vivre cachée auprès du père de la Combe, suivant le dessein qu’elle en avait fait, et qu’elle avait aussi concerté avec le père de La Combe au terme de ses lettres ci-devant représentées et de celles que nous lui représentons encore à présent, par laquelle le père de La Combe lui écrit en ces termes : «Il faut que vous preniez quelqu’un où vous êtes encore, craindrais-je que vous n’en fussiez embarrassée et surchargée comme il vous arriva autrefois[551]». C’est-à-dire dans le temps qu’elle répondante suivait le père de La Combe au pays de Gex en Dauphiné, en Savoie et en Piémont; à quoi le père de La Combe a ajouté par la même lettre ces autres termes : «Une femme intelligente et fidèle, vous suffirait, avec un garçon sur qui l’on put s’assurer, tel qu’était Champagne.»

A dit qu’elle répondante ayant demandé au père de la Combe le sieur de Lasherous prêtre pour la conduire et pour n’être pas exposée à l’inconvénient qui arrive quand on voit une femme seule avec d’autres femmes par pays et en voyage, le père de La Combe lui a marqué par ses lettres et non seulement cet autre inconvénient d’une personne du pays et l’éclat que pourrait faire son absence, mais encore qu’il craignait qu’elle n’en fût chargée, ainsi qu’elle avait été d’un autre ecclésiastique, qui l’avait accompagnée et pour le retour duquel de Verceil en Dauphiné il lui fallut faire une dépense considérable et qu’au surplus, elle répondante n’a point suivi le père de La Combe ainsi que nous le disons. Quant aux deux acquisitions qui ont été faites au nom des deux femmes qui sont à son service, le contrat de constitution de cents livres de rentes au profit de la dame Marc, lui a été mis entre les mains par la dame Marc, pour le garder, et que le prix de l’acquisition est promesse de 1400 livres que la dame Marc a touchée du tuteur du second fils d’elle répondante, et qu’à l’égard de l’acquisition de la maison de Paincourt sous le nom de la nommée De Lavau, elle répondante a toujours prétendu qu’elle lui en donnerait une déclaration.

Quelle est cette petite Église qui a reçu une grande joie à la réception de la dernière lettre d’elle répondante, suivant la réponse du père de La Combe que nous lui représentons.

À dit qu’elle a déjà répondu sur cet article et qu’elle n’en n’a point d’autre connaissance plus particulière, et que ceux qui composent cette Église doivent être des gens qui aiment Dieu, et qu’elle répondante ne connaît point.

Avons remontré à la répondante qu’elle doit s’expliquer plus clairement et plus sincèrement qu’elle n’a fait jusqu’ici, touchant la prétendue petite Église, dont il est fait mention, non seulement dans la lettre représentée, mais encore dans les deux autres lettres précédentes du père de la Combe, qu’elle répondante a reçues depuis sa sortie des filles de Sainte-Marie de Meaux, parce qu’il paraît que cette petite Église, est une Église de secte particulière, et le Roi (qui est protecteur de la vraie et seule Église catholique), a droit et intérêt de savoir quelle est cette petite Église dans son Royaume, et quelle est la secte qui l’a établie et qui la reconnaît.

Et dit qu’elle ne croit point qu’en s’unissant [f ° 174] ensemble pour servir et aimer Dieu plus parfaitement, cela doive être appelé du nom de secte, ni même d’Église, qu’elle ne s’est point servie de ces termes de petite Église, et que c’est au père de La Combe a expliquer ce qu’il a entendu par ces termes de petite Église, qu’à son égard d’elle répondante, elle a toujours compris, comme les pécheurs se recherchent les uns les autres, les gens de bien se cherchaient de même, et que la société où ils étaient pour servir Dieu, n’était ni secte ni Église différente, et elle répondante abhorre toutes les sectes, et aimerait mieux perdre la vie que de se séparer de l’Église catholique.

Avons représenté à la répondante un feuillet de papier écrit des deux côtés, ayant pour titre à l’un des côtés ces mots : «Épître aux Enfants du petit Maître[552]» et finissant du même côté par ces autres mots «que voulez-vous d’avantage.» La dite pièce trouvée dans la maison de Paincourt avec d’autres papiers et les livres qu’elle répondante y avait. Interpellée de reconnaître la dite pièce et de déclarer de quelle main ladite pièce est écrite, ce que c’est que cette Épître pour les enfants du petit maître, aussi bien que l’Évangile nouveau[553] qui est écrit au-dessous de ladite Épître.

A dit, après avoir vu ladite pièces, qu’elle en connaît l’écriture, et que la dite pièce lui a été envoyée par une religieuse, mais qu’elle n’en peut dire ni le nom ni le couvent d’où elle est, parce qu’elle ne croit pas que la charité lui permette de nommer les personnes qui ont eu communication avec elle, ou qui lui ont découvert l’état de leur conscience, et qu’à l’égard de l’Épître et de l’Évangile, elle ne sait ce que c’est, mais qui lui paraît que ce sont tous textes de l’Écriture qui composent lesdites deux pièces.

Avons représenté à la dite répondante une autre pièce manuscrite d’un côté seulement, ayant pour titre ces mots : «Epistola sancti Michaelis arcangeli ad michelinos» et finissant par ces autres mots «manet in aeternum»[554]. Ladite pièce trouvée en ladite maison. Interpellée de la reconnaître et déclarer de quelle main elle est écrite et à quel usage cette pièce lui a été donnée. 

A dit après avoir vu ladite pièce, qu’elle en reconnaît l’écriture, et qu’elle est écrite d’une autre main que la précédente, mais qu’elle ne nommera pas non plus la personne qui l’a écrite et qu’elle fut écrite sur la table d’elle répondante au sujet de la dévotion à l’archange saint Michel, et sur ce qu’elle remarquait qu’il n’y avait que de petits enfants qui allassent en pèlerinage pour la dévotion de saint Michel.

Avons remontré à elle répondante qu’il paraît que l’Épître en français aux Enfants du petit maître, qui lui a été ci-dessus représentée est la traduction de l’Épître qui est en langue latine, écrite sur la pièce que nous lui représentons et étant de différentes personnes et en diverses mains, il paraît que ladite Épître aussi bien que l’Évangile sont à l’usage de ceux qui se disent les Enfants du petit maître.

A dit qu’elle ne peut dire comment cela été fait, mais qu’elle voudrait bien que tout le monde aimât et servît Dieu dans la simplicité suivant qu’il est porté dans lesdites pièces que nous lui représentons et dans la simplicité des petits enfants, et qu’elle ne croit pas qu’il y ait en cela aucun mal.

Si elle croit qu’il soit de la piété chrétienne et qu’il puisse être promis être quelque édification pour l’Église et pour la Religion de supposer une Épître de l’archange saint Michel, de la faire lire [f ° 175] aux simples et de la leur distribuer comme on donne à lire les Épîtres canoniques, dont il paraît qu’on a en celle-ci imité le style et rejeté l’esprit.

A dit qu’elle ne trouve dans ladite pièce qu’un esprit de simplicité et que des gens ont fait cela pour se divertir sans aucun dessein.

Si elle croit qu’il soit aussi de quelque utilité à l’Église et à la Religion, ou de quelque édification, d’avoir avec la même imitation, composé un Évangile nouveau, pour la secte de ceux qui ont pris le titre d’Enfants du petit maître.

A dit qu’il n’y a dans ladite pièce que des paroles de l’Écriture, ne sait d’où cela vient, ni si c’est la même personne qui a fait l’Épître et l’Évangile, mais qu’elle peut dire qu’il n’y a pas eu de mauvaise intention.

Si elle ne sait pas qu’on ne peut sans impiété composer et supposer un Évangile nouveau et lui donner le même titre sous lequel l’Église donne aux fidèles la vraie Écriture et la parole de Notre Seigneur.

A dit que ce que nous appelons un Évangile nouveau, est un bout de papier dans lequel on a ramassé plusieurs passages de la Sainte Écriture, qui regardent la petitesse et la simplicité, et que cela n’est pas un Évangile nouveau, puisqu’il y a rien dans ladite pièce, qui ne soit tiré de la Sainte Écriture, mais qu’elle n’y a point de part; et depuis a dit que puisqu’elle ne peut nommer les personnes qui ont part aux dites pièces, elle veut bien s’en charger, comme si elle les avait faites, et en porter la peine.

S’il n’est pas vrai que les conseils et que les préceptes qui se trouvent dans cette prétendue Épître et dans cet Évangile nouveau, sont entièrement conformes à la doctrine des livres et des écrits d’elle répondante, et qu’elle a si souvent expliquée.

A dit qu’il peut y avoir des termes en ces deux pièces représentées, qu’elle n’a pas assez examinées, mais qu’à l’égard du fond et de l’amour de la petitesse, il est conforme à ses sentiments.

S’il n’est pas vrai que les deux pièces représentées ont été faites pour servir de règle à ceux qui se disent être Enfants du petit maître et si le père La Combe de concert avec elle répondante, n’a pas composé lesdites deux pièces.

A dit que le père de La Combe n’en a jamais eu aucune connaissance et que l’épître latine fut écrite en présence d’elle répondante, et lui paraît être une saillie d’esprit, d’un jeune homme, ne sait pas néanmoins s’il avait médité auparavant ladite Épître; quant à l’Évangile elle répondante ne sait qui l’a composé.

Avons remontré à la répondante, que le soin qu’elle a pris de distribuer un grand nombre d’estampes de l’image de l’archange saint Michel, marque qu’elle a quelque dévotion particulière à ce saint archange, et qu’il est vraisemblable que par cette raison ce soit elle qui ait composé ou faite composer l’Épître latine représentée, pour ceux qui sont appelés Michelins, et qu’il paraît aussi par rapport à l’Évangile pour les Enfants du petit maître, qu’elle a réduit tous ses exercices et tout son culte extérieur à cette sorte de pratique et à tenir chez elle diverses figures de cire de l’Enfant Jésus dont on a trouvé la principale chargée d’un grand nombre de petits cœurs d’or et la niche remplie de tous les meubles d’orfèvrerie qu’elle a pu imaginer, qu’il semble que c’est à quoi elle a réduit les exercices de la religion, s’étant entièrement abstenue de ceux d’obligation pendant tout le temps (que sans aucune nécessité) [f ° 176] elle a bien voulu se tenir cachée.

A dit qu’à la vérité elle a une dévotion particulière à saint Michel, qu’elle en a distribué plusieurs estampes, mais que ce n’est point par rapport à cette dévotion que l’Épître représentée a été faite, qu’à l’égard de l’Évangile qui a pour titre «Évangile des Enfants du petit maître», ce n’est pas non plus par rapport au culte qu’il a été fait; qu’il est vrai qu’elle a deux figures de cire de l’enfant Jésus auprès de l’une desquelles il y avait un grand cœur d’or, qui était la figure du cœur de Notre Seigneur, avec la plaie, dans lequel étaient plusieurs autres petits cœurs aussi d’or, qu’elle avait tout offert au petit Jésus, que l’un de ces petits cœurs étaient le sien propre, ceux de ses Enfants, et de plusieurs autres personnes de ses amis, qu’elle voulait remplir le grand cœur d’autres petits cœurs d’or, et quand on lui a rendu le grand cœur, sans les autres petits cœurs, elle a prié l’enfant Jésus qu’il en prit autant de chair, comme on lui en avait pris d’or, et que cette dévotion lui a été inspirée à sainte Marie de Meaux, et que c’est la supérieure de la maison de Meaux, qui a pris soin, à la prière d’elle répondante, de lui faire avoir ledit grand cœur d’or, et quant à son culte, elle nous a dit par ses précédents interrogatoires, les raisons qui l’avaient empêchée de satisfaire à toutes ses obligations.

S’il n’est pas vrai que la petite Église dont le père La Combe lui a toujours écrit, est composée seulement de ceux qui se disent les Enfants du petit maître.

A dit qu’elle ne le sait pas.

Avons remontré à elle répondante, qu’elle ne peut dire comme elle fait, que cette petite Église, et que la secte des Enfants du petit maître lui soit inconnue, puisqu’on y professe non seulement sa doctrine, mais aussi parce qu’elle répondante est appelée mère des enfants de la petite Église, et que ceux mêmes qui conduisent la dite prétendue petit Église à Lourdes, le père de la Combe, et le prêtre de Lasherous qui est avec lui, ont écrit conjointement deux lettres missives à elle répondante ci-devant représentées des 10 octobre et 11 novembre derniers, par lesquelles et au sujet de la petite Église, le prêtre de Lasherous a écrit entre autres choses avec le père de La Combe touchant la doctrine d’elle répondante précisément en ces termes : «Je ne rougirai jamais, madame, en présence de qui que ce soit, de confesser la pureté de votre doctrine, discipline et mœurs, comme je l’ai fait en présence de notre prélat, de son retour de Paris, au sujet de l’illustre et plus qu’aimable père[555]» quoique au temps que ces lettres ont été écrites, la doctrine d’elle répondante aussi bien que celle des livres du père de La Combe fussent déjà juridiquement condamnées.

A dit que la doctrine du père de La Combe n’a pu être tenue pour censurée que dans le diocèse où elle l’a été en effet et que sa doctrine n’a point été condamnée, qu’au contraire elle a été approuvée par l’Inquisition de Verceil, par la Sacrée Congrégation des Rites, et qu’enfin elle n’a point été condamnée dans le diocèse où le père La Combe est actuellement. Qu’à son égard d’elle, on n’a rien trouvé dans ses écrits contre la foi, et qu’elle en a une bonne décharge[556], et que si il y a quelques termes qu’elle ait employés mal à propos et sur lesquels elle se soit trompée, c’est un effet de son ignorance, et les désavoue et les déteste de tout son cœur[557]; qu’elle est bien assurée qu’il ne se trouvera aucune erreur dans aucun de ses écrits et qu’elle n’a point eu aussi à faire aucune [f ° 177] rétractation, et qu’ainsi le père de La Combe[558] et le sieur Delasherous ont écrit en toute assurance, qu’ils ne rougiraient jamais de confesser la pureté de sa doctrine, de sa discipline et de ses mœurs, et qu’ils sont bien persuadés que sa foi est conforme à celle de l’Église, que sa discipline est bonne et qu’il n’y a rien à dire dans ses mœurs; et à l’égard de ce qu’elle est qualifiée Mère de la petite Église, n’a autre chose à dire que ce qu’elle a dit ci-devant sur cela, par ses précédents interrogatoires. Et qu’elle ne sait autre chose.

Avons remontré à la répondante que si elle n’avait pas eu une plus grande connaissance de la prétendue petite Église, le père de La Combe ne lui en aurait pas écrit comme il a fait par toutes ses lettres, et d’ailleurs par ce qui lui a été écrit touchant sa doctrine, il est évident qu’elle répondante a une doctrine et une discipline particulière, confessée au moins à Lourdes, par deux prêtres, et qu’il y a aussi d’autres personnes dans le même lieu qui suivent la même doctrine, qui sont de l’étroite confidence et qui composent la secte de la prétendue petite Église dont il s’agit et surtout le père de La Combe et le sieur de Lasherous, n’auraient pas assuré elle répondante de l’affection particulière de ceux qui composent la petite Église, principalement de ceux qui sont comme les colonnes de la petite Église, s’il n’y avait point de secte ni de petite Église et qu’après de telles explications, une dénégation constante d’elle répondante sur un fait d’ailleurs prouvé est une espèce de conviction.

A dit quant à ce que le père de La Combe et le sieur de Lasherous ont écrit de la doctrine et de la discipline d’elle répondante, ils n’ont entendu autre chose non plus qu’elle répondante, sinon que la doctrine et la discipline étaient bonnes et orthodoxes et que ces termes n’excluent point l’uniformité de la doctrine et qu’elle ne soit conforme à celle de l’Église. Qu’elle n’a jamais connu de secte particulière et que si le père de La Combe était capable d’en suivre quelqu’une, elle aurait autant d’éloignement qu’elle a d’estime pour lui, qu’il faut demander au père de La Combe et au sieur de Lasherous ce que signifient ces termes «des personnes de l’étroite confidence[559]» et ceux qui sont comme les «colonnes  de la petite Église», qu’elle répondante n’a entendu autre chose si ce n’est que les personnes désignées comme «les colonnes de la petite Église» étaient plus affermies que d’autres dans la piété et que celles de «l’étroite confidence» étaient celles auxquelles on aurait pu se confier [blanc laissé dans le ms.] Qu’elle répondante aurait été dans le lieu si elle avait fait le voyage.

Avons remontré à la répondante qu’il est vrai que les termes avec lesquels le sieur de Lasherous s’est expliqué, n’excluent point absolument, ainsi qu’elle le dit, la conformité de la doctrine d’elle répondante à celle de l’Église catholique, mais si le sieur de Lasherous n’avait eu qu’à faire entendre qu’elle répondante suivait entièrement la doctrine de l’Église, il se serait contenté de le dire ainsi et ne lui aurait pas attribué une doctrine et une discipline particulières en l’assurant qu’il ne rougirait jamais de la soutenir.

A dit que le sieur de Lasherous dit également par sa lettre qu’il ne rougirait jamais de soutenir sa doctrine, sa discipline et ses mœurs, et que si l’on prenait ce qu’il a écrit dans le sens que nous l’entendons, il s’en suivrait que le sieur de Lasherous avait entendu qu’elle avait aussi des mœurs particulières, ce qu’il n’a point prétendu apparemment, ni voulu dire que sa doctrine ni sa discipline fussent particulières non plus que les mœurs.

Avons remontré la répondante que cette réponse paraît être une pure évasion, et que le véritable sens des termes dont s’est servi le sieur de Lasherous, est qu’il soutiendra la doctrine et la discipline d’elle répondante, et qu’il assurera toujours qu’elle est de bonnes mœurs, et qu’il n’y connaît rien qui ne soit parfaitement louable.

A dit que si la doctrine d’elle répondante n’avait pas été conforme à celle de l’Église, le sieur de Lasherous n’aurait point écrit qu’il la soutiendrait partout, parce qu’il n’y a point de bonne doctrine hors celle de l’Église catholique, et que si ces termes sont susceptibles de quelque autre sens, il faut en demander l’explication au sieur de Lasherous.

Ce fait lesdites pièce représentées ont été par nous paraphées et par la dite répondante.

Lecture faite du présent interrogatoire.

A dit les réponses contenir vérité, y a persévéré et a signé la minute, signé de la Reynie.

Huitième interrogatoire de Mme Guyon, le 2 avril 1696

Les questions reprennent la lettre citée précédemment et portent sur «la secte» de Lourdes qui suivrait une doctrine hétérodoxe, sur «les trois religieuses qui ont augmenté l’église», sur les communications intérieures… La Reynie situe exactement le problème lorsqu’il est écrit : «Avons remontré à la répondante, qu’il ne s’agit pas de savoir quelle est la doctrine ni de l’examiner, mais qu’il s’agit seulement de déclarer si elle ne sait pas qu’il y a une secte et une Église particulière à Lourdes, qui suit la doctrine d’elle répondante et du père la Combe…».

[f ° 179] Interrogatoire fait par nous, Gabriel Nicolas de La Reynie, conseiller ordinaire du roi en son conseil d’état, à Mme Guyon, prisonnière au donjon du château de Vincennes, de l’ordre de Sa Majesté, auquel interrogatoire nous avons procédé selon et ainsi qu’il ensuit.

Du lundi deuxième avril 1696, dans le donjon dudit château de Vincennes.

Interrogée de son nom, surnom, âge, qualité et demeure, après serment fait de dire et répondre vérité.

A dit qu’elle s’appelle Jeanne Marie Bouvier, âgé de 47 ans, veuve de M. Jacques Guyon, Chevalier Seigneur du Quesnoy, demeurant avant sa détention à Paincourt les Paris.

Avons remis entre les mains de la répondante la lettre missive du père de la Combe, datée du 7 décembre, qui lui fut le jour d’hier représentée; et à elle remontré, qu’il n’est pas seulement prouvé par les lettres du père de La Combe et du prêtre de Lasherous qu’il y a une secte à Lourdes, appelée de l’étroite confidence et des Enfants du petit maître, mais qu’il est aussi prouvé que cette secte fait profession de suivre la doctrine et les sentiments d’elle répondante, et que c’est cette secte qui fait la prétendue petite Église. Qu’il est aussi évident que cette secte et cette Église suivent une doctrine particulière et d’autres sentiments que ceux de l’Église catholique; car si elle n’avait aucune doctrine particulière et si ceux qui composent cette Église suivaient en tout les sentiments de l’Église catholique, le père de La Combe n’aurait pas encore écrit à elle répondante en ces termes par la dernière lettre du 7 décembre : «Il s’est fait une augmentation de notre Église, par la rencontre de trois religieuses d’un monastère assez proche de ce lieu, étant venues aux eaux, on a eu occasion de leur parler et de voir de quelle manière est fait l’oraison que Dieu lui-même enseigne aux âmes, et l’obstacle qu’y met la méditation méthodique et gênante que les hommes suggèrent, voulant que leur étude soit une bonne règle de prier et de traiter avec Dieu. L’une de ces trois filles, a été mise par le Saint-Esprit même dans son oraison, l’autre y étant appelée, combattait son attrait en s’attachant obstinément aux livres, sans goût et sans succès. La troisième, combattue de scrupules, n’est pas encore en état d’y être introduite.[560]»

A dit qu’elle ne connaît point d’autre oraison que celle de remise en Dieu et de simple regard, dont parle saint François de Sales et grand nombre de saints, que si le père de La Combe a entendu autre chose par sa lettre, qu’elle répondante n’a point reçue, c’est à lui à qui il en faut demander la raison. Qu’elle ne veut pas entrer dans cette discussion et ne connaît point les trois religieuses dont il fait mention dans ladite lettre, et qu’elle déteste tout de nouveau toute secte séparée de la Religion Catholique, en quelque endroit qu’elle puisse être.

Avons remontré à la répondante, qu’il ne s’agit pas de savoir quelle est la doctrine ni de l’examiner, mais qu’il s’agit seulement de déclarer si elle ne sait pas qu’il y a une secte et une Église particulière à Lourdes[561], qui suit la doctrine d’elle répondante et du père la Combe, ainsi qu’il paraît qu’elle en a connaissance par toutes les lettres du père de La Combe et particulièrement par la dernière que nous lui représentons, par [f ° 180] laquelle le père de La Combe marque précisément en ces mots : «Il s’est fait une augmentation de notre Église» et si elle répondante n’était pas de cette Église, le père de La Combe ne l’aurait pas qualifiée comme il a fait, notre Église.

A dit que le père de La Combe ne lui a jamais écrit de la petite Église, que dans les trois dernières lettres qu’il lui a écrites, et que nous lui avons représentées, et qu’elle ne peut dire sur ce sujet que ce qu’elle nous a déjà dit plusieurs fois.

Avons remontré à la répondante, que nous ne pouvons nous dispenser de lui représenter encore qu’elle répondante ayant supprimé toutes les autres lettres du père de la Combe, il semble qu’il lui est aisé de dire comme elle dit présentement que le père de La Combe n’a écrit de la petite Église que par les trois dernières lettres qui ont été conservées.

A dit qu’elle n’a point supprimé les autres lettres du père de la Combe, et qu’on n’a qu’à l’interroger lui-même sur ce sujet, et qu’elle n’a aucune idée ni souvenir qu’il lui ait écrit dans les autres lettres de la petite Église; et n’a jamais pu entendre par là sinon que c’était un nombre de personnes qui faisaient profession d’une vie intérieure dans l’Église, et d’une piété plus solide.

Si les autres lettres sont entre les mains d’elle répondante.

Et dit que non.

Si elle nous veut déclarer entre les mains de qui elle les a mises.

A dit qu’elles sont entre les mains d’une personne de qualité, à laquelle elle les a envoyées, lorsqu’elle les a reçues[562].

Avons remontré à la répondante, que les termes de la dernière lettre du père de la Combe, non plus que ceux des deux autres qui lui ont été représentées, ne sont point équivoques, et qu’il ne lui aurait point écrit comme il a fait, si elle répondante n’avait pas été en état d’entendre ce qu’il lui écrivait au sujet de la petite Église, et il a fallu nécessairement qu’elle ait su qu’il y avait une Église, pour entendre l’augmentation qui s’y était faite en dernier lieu par les trois religieuses qui l’ont augmentée.

A dit qu’elle n’a jamais entendu autre chose que l’union de vertu de sainteté de plusieurs personnes qui se sont unies pour la pratique.

Avons remontré à la répondante, que les trois religieuses qui ont augmenté l’Église dont le père de La Combe lui a écrit, étaient, suivant sa lettre, d’un monastère assez proche de Lourdes. Ce monastère, ou cette communauté de filles religieuses, avait un pasteur et des supérieurs orthodoxes, sous la conduite desquels elles observaient les règles de l’Église et celles de leur institut; elles faisaient oraison et elles priaient ainsi qu’il leur avait été enseigné de prier, jusqu’à ce que le père de La Combe a eu occasion de leur parler, et jusqu’à ce qu’en leur enseignant à faire oraison il a fait abandonner, premièrement à l’une de ces trois religieuses, la manière de prier et de faire l’oraison qu’elles avaient apprise dans l’Église catholique sous la conduite de son pasteur et de ses supérieures légitimes; c’est de cet religieuse la première persuadée, que le père de La Combe a écrit que son Église avait été d’abord augmentée, et pour le compte qu’il a voulu rendre à elle répondant, il lui a écrit les dispositions des deux autres religieuses, même de ce qui manquait encore à l’une des deux pour être introduite dans cette Église; par où il est manifeste que cette Église du père de la Combe, et de laquelle il a écrit si souvent, [f ° 181] a une doctrine particulière et une manière de prier différente de celle de l’Église catholique, et il paraît qu’elle répondante, ne reconnaît pas la vérité, lors qu’elle persiste à dire qu’elle ne sait ce que c’est que cette Église, quoique cette même Église la reconnaisse pour mère, et qu’elle fasse profession d’exprimer sa doctrine.

Et dit qu’elle a dit la vérité, et qu’elle demande que le père de la Combe, qui est un homme de doctrine, soit entendu sur ce sujet et qu’il rende raison de ce qu’il a écrit. Elle répondante ne voulant pas s’engager dans cette discussion et qu’elle ne peut dire autre chose que ce qu’elle a dit.

Avons remontré à la répondante, qu’elle devait d’autant moins persister dans cette dénégation, qu’il paraît par les trois dernières réponses du père de la Combe, et par ce qu’elle a bien voulu reconnaître elle-même, que les sentiments du père de La Combe et ceux d’elle répondante, sont entièrement conformes; que leur doctrine qui est celle des Enfants du petit maître, sont non seulement semblables, mais encore concertées entre eux; que les livres imprimés, que les manuscrits qu’elle répondant a dit avoir faits, sont ouvrages communs d’elle et du père de la Combe, et que depuis qu’elle et le père de La Combe ont été séparés, ils n’ont cessé d’…[563] réciproquement et sur toute leur conduite, le conseil l’un de l’autre.

A dit que le dit père de la Combe, lui ayant été donné par un évêque pour son directeur, et qu’elle-même l’ayant depuis choisi pour cela, elle n’aurait jamais cessé de lui obéir et de suivre sa conduite, si elle avait été à portée de le pouvoir faire; qu’elle lui obéirait encore si elle pouvait lui demander ses avis et ses conseils, à moins qu’il ne lui fût défendu, ou que l’on lui fit voir quelques erreurs dans la doctrine du père de La Combe et dans ce dernier cas d’hérésie, elle le détesterait de tout son cœur, et qu’il y a peu d’apparence qu’une petite femme ignorante comme elle[564], se soit mêlée de donner des conseils au père de la Combe, que ce n’est que par humilité et confiance qu’il lui a écrit ce qui se trouve dans les lettres.

Avons remontré à la répondante, qu’on ne saurait douter de la vérité de ces faits, quand on ne ferait attention qu’au seul fait du manuscrit de l’explication de l’Apocalypse, qu’elle répondante a reconnu avoir envoyé au père de La Combe et que ce qu’il lui a écrit à ce sujet, par ses deux dernières lettres des 11 novembre et 7 décembre derniers, elle répondante avait montré à messieurs les évêques qui ont examiné sa doctrine et ses écrits, le manuscrit de l’explication de l’Apocalypse, et après l’avoir vu ils lui avaient défendu de le faire imprimer, même d’en faire voir le manuscrit; cependant elle n’a pas laissé depuis[565] de l’envoyer au père de la Combe, qui lui a fait réponse par sa lettre du onzième de novembre, contre le sentiment de ceux qui avaient le droit et l’autorité d’en juger et auxquels elle s’était soumise; ces termes qui sont dans la lettre du père de La Combe : «Votre explication de l’Apocalypse me paraît très belle, très solide et très utile. Je ne m’étends pas davantage, jusqu’à ce que nous sachions si notre adresse nouvelle réussira», et depuis le même père de La Combe lui a écrit par son autre lettre du 7 décembre dernier : «J’ai vu votre Apocalypse avec beaucoup de satisfaction, nul autre de vos livres sur l’Écriture ne m’avait tant plu, il y a moins à retoucher que dans les autres, les états intérieurs sont fort bien décrits et tirés, non sans merveille, du texte sacré où rien ne paraît être moins compris.»

A dit que M. l’évêque de Meaux, auquel elle a donné un des deux manuscrits qu’elle [f ° 182] avait de L’Explication de l’Apocalypse, ne lui a point défendu de le faire voir, et de lui a point dit non plus qu’il y eut rien mauvais, et quand elle a envoyé le manuscrit qui lui restait de cette Explication, ç’a été pour s’en défaire, bien aise néanmoins de le remettre entre les mains d’un homme de doctrine et savant, afin qu’il y corrigeât les fautes qu’elle y pourrait avoir faites par ignorance.

Avons remontré à la répondante qu’il n’est point extraordinaire que le père de La Combe ait voulu après cela, aussi bien que les autres sectateurs d’elle répondante, la reconnaître en qualité de mère de leur petite Église et professer sa doctrine, puisque le même père de la Combe, n’a fait aucune difficulté de lui écrire au mois de décembre 1695, au sujet de la doctrine d’elle répondante : «Si toute votre explication de l’Écriture était assemblée en un volume, on pourrait l’appeler la Bible des âmes intérieures, et plût au ciel qu’on pût tout ramasser et en faire plusieurs copies, afin qu’un si grand ouvrage ne se perdît pas. Les vérités mystiques ne sont point expliquées ailleurs avec autant de clarté et d’abondance, et ce qui importe le plus, avec autant de rapport aux saintes Écritures[566]». L’on ne doit point être surpris que le père de La Combe se soit ainsi expliqué en dernier lieu au sujet de l’explication de l’Apocalypse, puisque plusieurs années auparavant et dans un temps où la conduite du père de La Combe à l’égard d’elle répondante ne paraît pas avoir été accompagnée de toute la précaution et de toute la prudence qui pouvait être à désirer, il n’a fait aucune difficulté de mettre dans la préface qu’il a faite au livre de l’Explication du Cantique des Cantiques, qu’elle répondante a dit avoir composé, et qui a été juridiquement censuré et condamné par les grands évêques qui l’ont examiné, de dire entre autres choses d’elle répondante, dans cette préface de son livre, que «ce livre nous avait été donné par l’organe d’une personne de piété, laquelle paraissait avoir été choisie comme une autre Sulamite, pour nous donner l’éclaircissement du Cantique des Cantiques[567]». Que c’est sur ces mêmes sentiments que la secte et la petite Église, se sont formées, cette Église dans laquelle on professe la doctrine d’elle répondante, et de laquelle elle est qualifiée la mère. Mais c’est aussi ce qui doit porter elle répondante à reconnaître sincèrement la vérité, et de déclarer ce qu’elle sait à cet égard, pour ne se point exposer à la confusion de s’être efforcée en vain de couvrir par ses dénégations et par quelque ambiguïté dans ses réponses, ce que la vérité et la lumière ne peuvent manquer de découvrir.

A dit qu’elle ne loue point le père de la Combe de tout ce qu’il peut avoir écrit d’avantageux au sujet d’elle répondante, et que s’il y a quelque chose de bon dans ses livres et dans ses écrits, c’est Dieu uniquement qui lui a donné, et s’il s’y trouve quelque chose de mauvais, elle répondante reconnaît qu’il vient entièrement de sa part, et prie Dieu qu’Il veuille bien le retrancher, ayant même prié ceux qui les ont lus, de le vouloir faire; qu’elle n’a pas de doctrine particulière, et que ce que le père de La Combe a trouvé à louer dans ses écrits, lui a paru conforme à la doctrine de l’Église, laquelle est composée de deux parties (comme tout chrétien) d’intérieur et d’extérieur, et qu’à proportion qu’un chrétien est intérieur, il est plus parfait, d’autant que c’est l’intérieur qui fait agir l’extérieur, et que nos actions extérieures sont d’autant plus parfaites qu’elles procèdent d’un principe plus pur, en nous unissant à Dieu, qui nous a appris qu’il ne fallait pas honorer des lèvres seulement, mais aussi [f ° 183] en esprit et en vérité.

Si c’est d’elle-même, ou si c’est sur le témoignage du père de la Combe, ou de quelque autre, qu’elle a dit en plusieurs lieux et à diverses personnes, qu’elle avait la grâce et la vocation de l’apostolat.

A dit que, quoique qu’elle se reconnaisse très orgueilleuse, il ne lui est point arrivé néanmoins de dire rien de semblable d’elle-même en aucun lieu ni a aucune personne; qu’il est bien vrai qu’elle a fait et composé un petit écrit de l’état apostolique et des qualités que doivent avoir les personnes qui n’ont point de caractère ecclésiastique, et qui veulent aider aux autres à faire leur salut, que ces personnes doivent avoir des qualités éminentes, une grâce et une vocation particulière, ne se point chercher, ni même s’ingérer à cela, et qu’il fallait attendre que[568] la providence en fournît les sujets et les occasions.

Si elle n’a pas dit aussi qu’elle se prétendait tellement remplie de grâce, qu’elle était comme forcée d’écrire et de la répandre par ses écrits, et qu’elle a dit aussi d’elle-même qu’elle était la femme forte et autres choses de pareille nature.

A dit qu’elle a écrit dans ses Justifications, ce qui regarde les communications intérieures; qu’elle en a écrit en d’autres endroits, mais qu’elle n’en a jamais parlé à personne et n’a jamais dit ni pensé les autres choses mentionnées en cet article de son interrogatoire.

Lecture faite du présent interrogatoire.

A dit ses réponses contenir vérité, y a persévéré et a signé la minute. Signé J. M. Bouvier [et] de la Reynie[569].

Vie, 4,5 : La fausse lettre de La Combe

Quelques jours après cette grande lettre, M. de Paris me vint voir en grand apparat[570]. Il entra dans ma chambre avec M. le curé, qui était au désespoir de ce que j’y avais paru si insensible. Il s’assit et fit asseoir M. le curé auprès de lui. Et comme je m’étais mise à une place qui était à contre-jour, il me fit mettre au grand jour parce qu’il me voulait voir en face.

Il se contraignit d’abord pour me parler avec douceur et me dit : «Je suis venu pour vous remettre bien avec M. le curé qui se plaint fort de vous, et qui ne veut plus vous confesser». Je lui répondis : «Monseigneur, je ne crois pas lui avoir donné sujet de se plaindre de moi et je m’y suis confessée par obéissance».

C’était tout dire. Car je suis persuadée, sans me flatter, [108] qu’une autre que moi ne s’y serait pas confessée après avoir connu que cet homme ne travaillait qu’à ma perte. Mais, comme il était revêtu du caractère[571], je croyais me confesser à mon cher Maître en m’y confessant. Et j’ai toujours éprouvé qu’il me parlait si diversement au confessionnal de ce qu’il faisait ailleurs, que cela me confirmait la promesse de Jésus-Christ, lequel permet souvent à un mauvais prêtre de le consacrer, qu’il confesse lui-même dans un méchant et lui fait dire ce qui lui plaît. Je ne juge point de celui-ci. Je ne dis que des faits d’histoire que je jurerais sur l’Évangile.

Pour revenir à ce que je disais, M. de Paris me dit : «Mais s’il ne vous confesse pas, personne ne voudra vous confesser! - Monseigneur, lui dis-je, les jésuites me confesseraient si j’étais libre». Cela le mit dans une fort mauvaise humeur.

Il voulut m’obliger à faire une déclaration publique que j’avais commis quantité de désordres honteux avec le P. La Combe [109] et me fit des menaces terribles si je ne déclarais pas que j’avais imposé aux gens de bien, que je les avais trompés, et que j’étais dans le désordre lorsque j’avais fait mes écrits. Enfin il me témoigna une colère que je n’aurais jamais attendue d’un homme qui m’avait autrefois paru si modéré. Il m’assura qu’il me perdrait si je ne faisais ce qu’il souhaitait.

Je lui dis que je savais tout son crédit, car il faut remarquer que M. le Curé avait pris grand soin de m’informer de sa faveur en m’apprenant le mariage de Monsieur son neveu avec la nièce de Mme de Maintenon[572], que le roi lui avait donné la chemise, ce qui ne se faisait qu’aux Princes, qu’il lui avait donné beaucoup en faveur de ce mariage, en un mot tout ce qui pouvait me donner une grande idée de la considération que cela lui donnait dans le public. Mais Dieu sait le cas que je fais des fortunes de la terre. Je lui répondis donc qu’il pouvait [110] me perdre s’il le voulait, et qu’il ne m’arriverait que ce qu’il plairait à Dieu. Il me dit là-dessus : «J’aimerais mieux vous entendre dire : “Je suis au désespoir”, que de vous entendre parler de la volonté [de] Dieu. — Mais Madame, me dit M. le curé, avouez, Madame, que lorsque vous avez écrit vos livres, vous étiez dans le désordre! — Je mentirais au Saint-Esprit, lui répondis-je, si j’avouais une pareille fausseté. — Nous savons ce qu’a dit la Maillard», reprit M. de Paris. (C’est cette gantière dont il a été déjà parlé du temps que je fus mise aux Filles Ste Marie). — Monsieur, pouvez-vous faire fond sur une malheureuse qui a sauté les murailles de son cloître, où elle était religieuse, pour mener une vie débordée dont on a des attestations ainsi que de ses vols; qui enfin s’est mariée; et le reste de son affreuse histoire? — Il me dit : Elle ira droit en paradis et vous en enfer. Nous avons la puissance de lier [111] et de délier. — Mais, Monsieur, lui répliquai-je, que voulez-vous que je fasse? Je ne demande qu’à vous contenter et je suis prête à tout pourvu que je ne blesse point ma conscience». Il me répondit qu’il voulait que j’avouasse que j’avais été toute ma vie dans le désordre; que si je faisais cela, il me protégerait et dirait à tout le monde que j’étais convertie. Je lui fis voir l’impossibilité où j’étais d’avouer une pareille fausseté, et sur cela il tira de sa poche une lettre qu’il me dit être du P. de La Combe[573].

Il me la lut et me dit ensuite : «Vous voyez que le Père avoue avoir eu des libertés avec vous qui pouvaient aller jusqu’au péché». Je n’eus ni confusion ni étonnement de cette lettre. M’étant approchée pour la considérer, je m’aperçus qu’il m’en cachait l’adresse avec soin et même l’écriture m’en parut contrefaite, quoique assez ressemblante. Je lui répondis que, si le Père avait écrit cette lettre, [112] il fallait qu’il fût devenu fou ou que la force des tourments la lui eût fait écrire. Il me dit : «La lettre est de lui — Si elle est de lui, dis-je, Monsieur, il n’y a qu’à me le confronter.[574] C’est le moyen de découvrir la vérité».

M. le curé prit la parole et fit entendre qu’on ne prendrait pas cette voie parce que le Père La Combe ne faisait que me canoniser, qu’on ne voulait pas mettre cette affaire en justice, mais qu’il amènerait des témoins qui feraient voir que l’on m’avait convaincue.

M. de Paris appuyant son discours, je lui dis que, cela étant ainsi, je ne lui dirais mot. Il reprit qu’on me ferait bien parler. «Non, lui dis-je, on pourra me faire endurer ce que l’on voudra, mais rien ne sera capable de me faire parler quand je ne le voudrai pas».[575]

Il me dit que c’était lui qui m’avait fait sortir de Vincennes. Je lui répondis que j’avais pleuré en le quittant, parce que je savais bien qu’on ne m’ôtait de ce lieu que pour me mettre dans un autre où l’on pourrait me supposer [113] des crimes. Il me dit qu’il savait bien que j’avais pleuré en le quittant, que c’étaient mes amis qui l’avaient prié de se charger de moi et que sans cela on m’aurait envoyée bien loin. A quoi je répondis qu’on m’aurait fait un fort grand plaisir.

Alors il me dit qu’il était bien las de moi. Je lui dis : «Monsieur, vous pourriez vous en délivrer si vous vouliez, et, si ce n’était le profond respect que j’ai pour vous, je vous dirais que j’ai mon pasteur à qui vous pourriez me remettre». Il parut embarrassé et il me dit qu’il ne savait que faire, et que, M. le curé ne voulant plus me confesser, il ne se trouverait personne qui se voulût charger de moi. Et s’approchant, il me dit tout bas : «On vous perdra». Je lui dis tout haut : «Vous avez tout pouvoir Monsieur, je suis entre vos mains. Vous avez tout crédit, je n’ai plus que la vie à perdre. - On ne veut pas vous ôter la vie, me dit-il, vous croiriez être martyre et vos amis le croiraient aussi; il faut les détromper[576]».

Ensuite il m’attesta par le Dieu vivant, comme au jour du jugement [114] de dire si je n’avais jamais eu la moindre et légère liberté avec le P. La Combe. Je lui dis, avec ma franchise et ingénuité qui ne peut mentir, que lorsqu’il arrivait de quelque voyage, après bien du temps qu’on ne l’avait vu, il m’embrassait me pressant la tête entre ses mains, qu’il le faisait avec une extrême simplicité et moi aussi. Sur cela, il me demanda si je m’en étais confessée. Je lui répondis que non et que, n’y croyant pas de mal, la pensée même ne m’en était pas venue; qu’il ne me saluait pas moi seulement, mais toutes les personnes qui étaient présentes et de sa connaissance. «Avouez donc, dit M. le curé, que vous avez vécu dans le désordre — Je ne dirai jamais un pareil mensonge, Monsieur, lui répondis-je, et ce que je vous dis n’a rien de commun avec le désordre et en est bien éloigné.» Si ce ne sont pas les mêmes paroles, c’en est au moins la substance.

Comme je parlais [avec] beaucoup de respect à Monsieur de Paris, il me disait : «Eh! Mon Dieu, Madame, pas tant [115] de respect et plus d’humilité et d’obéissance!» Il y eut un autre endroit où se laissant aller à l’excès de sa peine, il me dit : «Je suis votre arch [evêque]. J’ai le pouvoir de vous damner, oui, je vous damne! ». Je lui répondis en souriant : «Monsieur, j’espère que Dieu aura plus d’indulgence, et qu’il ne ratifiera pas cette sentence». Il me dit encore que mes filles endureraient le martyre pour moi et que c’était ainsi que je séduisais ceux qui m’avaient connue. Dans un autre endroit, en me demandant de signer que j’avais commis des crimes et d’énormes péchés, il m’alléguerait[577] l’humilité de saint François qui le disait de lui. Lorsque je disais que je n’en avais point fait, l’on m’accusait d’orgueil et d’endurcissement, et si je l’eusse avoué dans le sens de saint François, l’on m’aurait donnée au public comme reconnaissant avoir commis ces infamies.

Il me demanda encore si j’étais sûre que la grâce fût en moi. Je dis à cela que nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. [116] Il me reprocha l’histoire de ma Vie et voulait me faire écrire que l’envie de me faire estimer m’avait portée à écrire tous les mensonges dont elle est pleine.

Il me reprocha que je faisais prendre la meilleure viande, et examina sur le livre de la sœur ce qu’on achetait pour ma nourriture : la volaille, le vin, rien ne fut oublié. A la vérité tout y était mis avec emphase, et je me souviens d’un grand article où il y avait pour poules, pigeons et chapons, trente-six sols. Le vin, qu’on avait pris pour le quinquina dont je faisais un usage presque continuel à cause de la fièvre qui me reprenait toujours, fut exagéré comme si je buvais avec excès. Mais à tout cela je n’ouvrais pas la bouche.

Enfin après bien des menaces des suites fâcheuses à quoi je me devais attendre, M. de Paris s’en alla et M. le Curé, restant, me dit : «Voilà la copie de la lettre du P. La Combe. Lisez-la avec attention, écrivez-moi, à moi, [117] et je vous servirai.» Je ne lui répondis rien, et M. de Paris l’envoya quérir pour le ramener. Voici la copie de cette lettre :

«C’est devant Dieu, Madame, que je reconnais sincèrement qu’il y a eu de l’illusion, de l’erreur et du péché dans certaines choses qui sont arrivées avec trop de liberté entre nous, et que je rejette et déteste toute maxime et toute conduite qui s’écarte des commandements de Dieu et de ceux de l’Église, désavouant hautement tout ce que j’ai pu faire ou dire contre ces sacrées et inviolables lois, et vous exhortant en Notre Seigneur d’en faire de même, afin que vous et moi réparions autant qu’il est en nous le mal que peut avoir causé notre mauvais exemple, ou tout ce que nous avons écrit qui peut donner la moindre atteinte à la règle des mœurs que professe la Sainte Église catholique, à l’autorité de laquelle doit être soumise, sous le jugement des prélats, toute doctrine de spiritualité de quelque degré que [118] l’on prétende qu’elle soit. Encore une fois je vous conjure dans l’amour de Jésus-Christ que nous ayons recours à l’unique remède de la pénitence, et que par une vie vraiment repentante et régulière en tout point, nous effacions les fâcheuses impressions causées dans l’Église par nos fausses démarches. Confessons, vous et moi, humblement, nos péchés à la face du ciel et de la terre, ne rougissons que de les avoir commis et non de les avouer. Ce que je vous déclare ici vient de ma pleine franchise et liberté. Et je prie Dieu de vous inspirer les mêmes sentiments qu’il me semble recevoir de sa grâce et que je me tiens obligé d’avoir.» Fait le 27 avril 1698. Signé Dom François de La Combe, Religieux barnabite.»

Cette lettre m’ayant été lue par M. de Paris, je demandai à la voir. Il me fit grande difficulté. Enfin, la tenant toujours sans [119] vouloir me la mettre entre les mains, je vis l’écriture, un instant, qui me parut assez bien contrefaite. Je crus que c’était un coup de portée[578] de ne pas faire semblant de m’en apercevoir dans la pensée qu’ils me confronteraient au P. La Combe lorsque je serais en prison, et qu’il me serait pour lors plus avantageux d’en faire connaître la fausseté. Ce qui me porta à dire simplement que si la lettre était de lui, il fallait qu’il fût devenu fou depuis seize ans que je ne l’avais vu, ou que la question qu’il n’avait pu porter[579] lui eût fait dire une pareille chose.

Mais après qu’ils furent partis et que j’eus lu la copie que M. le curé m’avait laissée, je ne doutais point que la lettre ne fût véritablement contrefaite et que cette copie même n’en fût l’original, parce qu’on y avait corrigé un v différent de ceux du P. La Combe; et corrigé d’une main que je reconnus, pour servir de modèle à l’écrivain, [120] lequel en contrefaisant le corps de l’écriture s’était négligé sur les v qu’il n’avait pas faits semblables à ceux du Père.

De dire tout ce qui me passa dans l’esprit au sortir de cette conversation, c’est ce qu’il ne m’est pas possible. Il est certain que le respect que je croyais devoir à un homme de ce caractère m’empêcha de lui donner un démenti en face, en lui faisant connaître que je voyais l’imposture dans toute son étendue et l’indignité du piège qui m’était tendu. Mais je ne pus me résoudre à lui donner une telle confusion, outre qu’en lui laissant supposer que je croyais la lettre véritable, je les rendais par là plus hardis de la produire au public, ce qui m’aurait donné lieu d’en faire connaître la fausseté à tout le monde, et de faire juger de la pièce par l’échantillon.

Car quoi de plus naturel, pour justifier tant de violences et pour ne laisser aux gens qui m’estimaient [121] encore aucun lieu de le faire, que de me faire mon procès sur de telles pièces et avec des témoignages si capables de les détromper? Le public si prévenu en aurait saisi les moindres apparences, et mes amis, qu’on avait si fort au cœur, disait-on, de faire revenir de leurs préjugés, n’auraient rien eu à répliquer, et auraient dû être les premiers à me jeter la pierre, comme les ayant trompés sous un faux voile de piété : tout était fini. Et l’on n’aurait jamais pu donner assez de louanges à ceux qui auraient rendu un si grand service à l’Église : voilà ce que la droiture leur devait inspirer.

Mais, ce qui paraîtra peut-être incroyable, c’est qu’après avoir répandu cette prétendue lettre du P. La Combe dans tout Paris, et de là dans les provinces, comme une conviction des erreurs du quiétisme et en même temps comme une justification de la conduite que l’on tenait à mon égard en m’envoyant à la Bastille, il n’a jamais été question ni de cette lettre, ni des affaires du P. La Combe, dans tant d’interrogatoires qu’il m’a fallu souffrir. [122] Ce qui est encore une preuve bien certaine qu’on ne cherchait qu’à imposer au public et encore plus à Rome en confondant les affaires de M. de Cambrai avec les miennes, pour le rendre odieux à cette Cour, et justifier l’éclat qu’on avait fait par des vues que ne faisant rien à ce qui me regarde, je passe sous silence.

Une preuve encore que le P. La Combe n’avait pu écrire cette lettre, c’est que, dans cette conversation, l’on me fit entendre qu’il me canonisait. Quel rapport y a t-il à [entre] une louange si excessive, et une lettre qui suppose des crimes! Elle n’est même pas de son style, et il est aisé d’y voir une affectation dans les termes propre à l’effet pour lequel elle était composée.

De plus le P. La Combe n’avait pu m’écrire une pareille lettre sans être le plus scélérat de tous les hommes, lui qui m’a confessée si longtemps et qui a connu jusqu’aux derniers replis de mon cœur. Mais je suis bien éloignée d’une telle pensée, l’ayant toujours estimé et regardé comme un des plus grands serviteurs que Dieu ait sur la terre. Si Dieu ne permet [123] pas que son innocence soit reconnue pendant sa vie, l’on verra avec étonnement, dans l’éternité, le poids immense de gloire réservé à ses souffrances.

Je trouvai encore le moyen d’envoyer cette copie à la même personne et la priai instamment de me la garder, car il sera toujours aisé de voir par cette copie la fausseté de l’original. Et j’ai su depuis qu’elle l’avait encore.

Ma première pensée fut de m’aller mettre à la Conciergerie et de présenter ma plainte au Parlement, attendu qu’il s’agissait de crimes. Mais, outre que je ne pouvais me tirer de cette maison qu’en impliquant autrui dans mes affaires, il me parut qu’en y étant par une lettre de cachet, je leur donnerais par cette démarche une prise sur moi dont on ne manquerait pas de me faire une nouvelle accusation, mieux fondée que les autres. Je demeurai donc en paix, en attendant ce qu’il plairait à Dieu d’en ordonner, mais comptant sur les plus grandes violences.

Je sus par cette bonne paysanne que M. de Cambrai [124] demandait sans cesse quelle mine je faisais, ce que je disais, mais Dieu ne permit pas qu’on remarquât le moindre changement ni le moindre chagrin sur mon visage ni dans mes discours. Je remarquais bien que les filles m’observaient avec attention et même paraissaient inquiètes, mais j’agissais à l’ordinaire, leur faisant les mêmes honnêtetés et gardant un profond silence. On me fit proposer adroitement de fuir pour éviter les mauvais traitements à quoi j’allais être exposée. Mais le piège était grossier, j’étais bien éloignée de le faire, car c’était donner gain de cause à mes ennemis.

Desgrez se trouvant malade, je restai trois semaines dans cette situation. Enfin, se trouvant guéri au bout de ce temps-là, il vint et me dit qu’on l’avait fort pressé de venir, et le sujet qui l’en avait empêché. Il ajouta qu’on m’accusait d’avoir commis mille crimes dans cette maison. Cette bonne paysanne se trouvant là dans ce moment, je lui demandai devant [125] lui ce que j’avais fait. «Hélas, Madame, répondit-elle, rien que du bien, et aucun mal.» Je dis à Desgrez : «Vous savez ce que je vous dis en venant : qu’on ne m’amenait ici que pour me faire des suppositions? Le voilà bien vérifié». Il me dit tout bas et presque la larme à l’œil : «Que vous me faites de pitié.» Il avait ordre de ne laisser aucun papier sans l’apporter[580]. M. le Curé croyait par là reprendre ses lettres, mais il ne se trouva rien. En m’envoyant quelque chose, un jour, que je l’avais prié de me faire acheter — c’étaient des livres — il se trouva dedans des imprimés exécrables. Je n’y eusse jamais pris garde si, en voulant dévider un écheveau, je n’eusse aperçu au papier quelque chose d’affreux. Je brûlai tous ces papiers. S’il fit donner cet ordre à dessein, ou si c’est par hasard, Dieu le sait, mais il eut la bonté de m’assister en cela comme en tout le reste.

Il faut que je dise la disposition de mon cœur et tous les sacrifices que Dieu me fit faire dans cette maison de Vaugirard. [126] Premièrement j’y étais, malgré les bourrasques, dans une très grande tranquillité, attendant de moment à autre l’ordre de la Providence à qui je suis dévouée sans réserve. Mon cœur était dans un continuel sacrifice sans sacrifice, contente d’être la victime de la Providence.

Un jour, je ne pensais à rien, il fallut me mettre à genoux et me prosterner même, avec une certitude qu’on m’ôterait mes filles afin de me tourmenter davantage et de les tourmenter elles-mêmes pour les obliger à dire quelque chose contre moi. Je le leur dis. Elles pleurèrent amèrement et me prièrent de demander à Dieu que cela ne fût pas. Loin de le demander, j’en fis le sacrifice, ne pouvant que vouloir la volonté de Dieu.

Une autre fois, j’eus un pressentiment qu’on m’ôterait la communion. Il fallut m’y sacrifier, et consentir à ne communier qu’à la volonté de Dieu. Tout cela arriva.

Après que Desgrez eut fouillé partout, il me dit [127] qu’il fallait aller seule en prison sans mes filles. Je ne fis aucune résistance et ne donnais nulles marques de chagrin. Elles se désespéraient quand elles se virent arrachées de moi. Je leur dis qu’il ne fallait tenir à rien et que Dieu leur serait toute chose. Je partis de la sorte après les avoir vues faire mettre avec violence dans deux carrosses séparés afin qu’elles ne sussent l’une et l’autre où on les menait. Elles ont toujours été séparées, et ce qu’on leur a fait souffrir pour [les faire] parler contre leur maîtresse passe l’imagination, sans que Dieu ait permis que tant de tourments leur aient fait trahir la vérité. Il y en a encore une dans la peine depuis dix ans pour avoir dit l’histoire du vin empoisonné devant le juge. [L’] autre, dont l’esprit était plus faible, le perdit par l’excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d’elle contre moi. On la mit depuis en liberté et on la rendit à ses parents. [128] Les bons traitements qu’on lui a faits et le soin que sa famille en a pris, l’ont entièrement rétablie, et elle y vit présentement paisible et servant Dieu de tout son cœur.

On me mena donc seule à la Bastille.

J’ai oublié de dire que, comme j’avais la fièvre double tierce, je prenais presque continuellement du quinquina. On allait quérir du vin au cabaret. De sorte que, quoiqu’en un autre temps il n’en fallût qu’une chopine par jour pour moi, tout le vin qu’il fallait pour le quinquina, joint à l’autre, [cela] en faisait beaucoup en peu de temps. On écrivit tout ce vin sur le mémoire, et montrant cet endroit à M. de Paris il semblait que j’en busse environ deux pintes par jour, parce que l’on n’avait pas mis que c’était pour du quinquina, de sorte qu’il me reprocha que je me gorgeais de vin et de viande. J’avais encore de si grands maux d’estomac que je ne pouvais manger. Je lui répondis que [129] j’étais sûre que s’il me voyait manger, il trouverait plutôt que je mangeais trop peu que par excès. Il demanda si j’avais jeûné tout le carême. On lui dit que oui. Il fit sur cela une certaine mine dédaigneuse. Il est certain que je n’étais guère en état de le faire, vomissant presque tout ce que je mangeais. Cependant je jeûnai tout le carême avec des douleurs inexplicables. Il fallait quelquefois se lever la nuit pour me donner un peu de vin d’Alicante : je croyais aller mourir.

Après qu’on eut enlevé le vin, cette sœur dont j’ai parlé venait pour m’en parler, et d’autres de la communauté de Paris, afin que je dise quelque chose qu’elles pussent déposer contre moi parce que, le vin n’étant plus, les preuves manquaient. Mais je ne répondais rien. M. le Curé eut même la hardiesse de dire dans sa lettre et dans ses mémoires que, ne m’étant pas contentée du meilleur vin de Paris à cent écus le muid, [130] j’en envoyais encore prendre au cabaret. Ce vin était si pernicieux qu’en ayant emporté une bouteille à la Bastille pour me justifier, et pour être un témoignage de ce qui s’était passé à Vaugirard, une demoiselle, en balayant une araignée, fit tomber cette bouteille et la cassa. L’odeur seule fit qu’elle se trouva mal, et elle fut du temps à en revenir et mourut peu après.

Je ne peux dire par le menu tout ce qu’on me fit dans cette maison; tout ce que je peux dire, c’est que j’aurais regardé comme délice d’aller à la Bastille, si on m’y avait laissé mes filles, ou du moins une, parce que je croyais que je n’aurais à répondre qu’à M. de la Reynie, qui étant un homme droit et plein d’honneur, ne laissait craindre aucune surprise. Et comme je leur ai dit à eux-mêmes, je ne crains rien de la vérité, mais des suppositions et du mensonge.

Le procès des mœurs (revue de détail)

Le procès[581] qui fut fait à Mme Guyon comporte deux volets, l’un lié au quiétisme en tant qu’une spiritualité condamnée en 1687, l’autre portant sur ses mœurs. Nous traitons ici ce second volet[582].

Il est nécessaire de revenir en arrière, aux années «étrangères» passées en Savoie et en Piémont. A l’automne 1683, elle se rend de Thonon à Turin qu’elle quittera le 2 avril 1684 pour Grenoble. Elle reprend dans cette ville française un apostolat :

Je ne fis aucune visite, mais je fus surprise lorsque, peu de jours après mon arrivée, il vint me voir plusieurs personnes qui faisaient profession d’être à Dieu d’une manière singulière. /Je m’aperçus aussitôt d’un don de Dieu qui m’avait été communiqué, sans que je le comprisse, du discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre. […] Je voyais clair dans le fond l’état des âmes de celles qui me parlaient, et cela avec tant de facilité, que celles qui venaient me voir étaient dans l’étonnement et se disaient les unes aux autres que je leur donnais à chacune ce qu’elles avaient besoin […], elles s’envoyaient (à moi) les unes les autres. Cela vint à tel excès que, pour l’ordinaire, depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir, j’étais occupée […]. Il leur était donné une facilité surprenante pour l’oraison… [583].

Cet apostolat s’étend à des religieux capucins et / ou bénédictins[584] :

… un frère qui s’entend très bien aux malades étant venu à la quête, et ayant su que j’étais mal, entra. Notre Seigneur […] permit que nous entrâmes dans une conversation qui réveilla en lui l’amour qu’il avait pour Dieu, et qui était, à ce qu’il dit, étouffé par ses grandes occupations. Je lui fis comprendre qu’il n’y avait aucune occupation qui pût l’empêcher ni d’aimer Dieu, ni de s’occuper de lui.[585].

Ce bon frère fit en sorte que son supérieur me vint voir pour me remercier des charités, disait-il, que je leur faisais. Notre Seigneur permit qu’il trouvât quelque chose dans ma conversation qui lui agréa. Enfin il fut achevé d’être gagné, et ce fut lui qui, étant fait visiteur à quelque temps de là, débita une si grande quantité de ces livres [il s’agit du Moyen court] qu’ils firent acheter à leurs frais…[586].

Elle fait allusion à l’ordre dont nous savons par l’intervention de leur Général qu’il s’agit des chartreux :

 Notre Seigneur me donna un très grand nombre d’enfants et trois religieux fameux d’un ordre dont j’ai été et suis encore fort persécutée. Ceux-là me sont très intimes, surtout un. Il me fit servir à un grand nombre de religieuses et de filles vertueuses…[587].

Elle rédige des Explications de l’Écriture sainte incluant une interprétation du Cantique des cantiques. Le 7 mars 1685, est publié le Moyen court, à l’initiative de M. Giraud, conseiller au Parlement. D’assez nombreuses réimpressions feront de cet ouvrage un succès de librairie tandis que le rayonnement de l’auteur atteint de nombreux chartreux et des chartreuses qu’elle visite.

La grande Chartreuse n’est guère distante «de la ville de Grenoble, d’où l’on apporte tous les jours des denrées, la charge de deux mulets, car il faut beaucoup de vivres aux religieux, qui sont au nombre de plus de soixante… » [588].  Mme Guyon rencontra dom Le Masson, peut-être pour solliciter sa permission de prendre contact avec des chartreuses. Ce dernier nous déclare :

Je n’avais pu me dispenser, six ou sept ans auparavant, de parler à la dame, qui était venue de Grenoble, monter dans un endroit de nos rochers, où elle pouvait me parler. Ceux qui m’accompagnaient peuvent être des fidèles témoins de ce que je leur dis après être sorti de la conversation de cette dame, des sentiments que j’avais conçus de ces entretiens spirituels, qui m’étaient venus tout d’abord [sic] fort suspects. [589].

Le rayonnement de l’apostolat d’une simple laïque apparaît assez dérangeant et l’évêque de Grenoble, Étienne Le Camus[590], fait prier Mme Guyon de quitter son diocèse :

 … La dame me demanda la permission de continuer ses conférences, et je la lui refusai, et je lui fis dire qu’il lui serait avantageux de se retirer du diocèse [de Grenoble]. De là, elle s’en alla dans des monastères de chartreuses, où elle se fit des disciples. /Elle était toujours accompagnée d’une jeune fille qu’elle avait gagnée… [suit un récit que nous allons reproduire ci-dessous]/Ce général [dom Le Masson], homme très savant et très sage, a été obligé de sortir de sa solitude, pour aller réparer les désordres que cette dame avait faits dans quatre couvents de chartreuses, où elle avait fait la prophétesse comme partout ailleurs.[591].

Mme Guyon visita de fait probablement le monastère de Premol, distant de trois lieues de Grenoble, qui comptait une trentaine de religieuses[592] :

 Elle vit en ce pays-là les chartreuses de Ple…. [sic; pour Prémol], à qui elle donna un commentaire sur le Cantique des cantiques et leur apprit beaucoup de choses de spiritualité, dont le père général des chartreux ne fut pas content : ce qui l’a même engagé depuis à faire d’autres commentaires sur le même cantique […] elle cessa, à cause de cela, de voir les chartreuses…[593].

Ses livres et sa doctrine pénétrèrent également à Mélan et à Salettes[594]. Cette irruption dans la vie des chartreuses irrita le Général, dont son biographe nous dit :

À peine averti, nous le voyons recourir aux grands moyens : il va se rendre lui-même sur les lieux. /Pour comprendre ce que cette démarche a de tout à fait insolite, il faut se rappeler que l’observance des «limites de chartreuse» est pour le général [...] une tradition sacro-sainte, et à laquelle on ne cite que très peu de dérogations dans toute histoire de l’ordre. Néanmoins Dom le Masson n’hésite pas à recourir à Rome pour demander les dispenses nécessaires. Le 4 avril 1690, il obtient d’Alexandre VIII un bref l’autorisant à visiter en personne les trois couvents [...] Dom Innocent agit avec vigueur. Il fait brûler sous ses yeux tous les livres qui, de près ou de loin, touchent au quiétisme; puis il rassemble les moniales en séance capitulaire, et, après avoir réfuté les doctrines guyoniennes, il expose les principes du véritable amour de Dieu d’après saint François de Sales : la première preuve en est l’obéissance à la loi de Dieu et aux Statuts de l’ordre. [...] La visite avait porté d’excellents fruits. «Les moniales furent subjuguées par la science et la vertu du révérend père» nous dit l’historien du monastère de Mélan [...] «J’ai de la joie, écrit de son côté le général à la prieure de ce monastère, d’apprendre que vous avez remis les esprits à la paix» [...] Vous savez, ajoute-t-il, qu’il y avait bien du déchet... [595].

L’irritation de Le Masson envers «cette femme que saint Jean appelle Jézabel dans son Apocalypse[596]» l’emporte :

 Je connais de quoi est capable Mme de Guyon et de nom et de doctrine, d’œuvre et même de visage, car elle a voulu me voir, et je lui ai parlé sur le bord de notre désert. [...] Mme de Maintenon a fait un bien qui est encore plus grand qu’elle ne pense en faisant écarter et resserrer cette femme... [597].

L’alarme, qui n’avait visiblement pas été dissipée par leur rencontre, provoqua finalement la rédaction par Le Masson d’une Déclaration […] à la postérité [598] :

Voici l’origine de ma descente chez les moniales […] J’ai reconnu depuis par expérience locale la grandeur du mal qui surpasse beaucoup tout ce que je pensais, et la nécessité du remède [...] sans recourir à Rome, où il faudrait décliner son nom, révéler la turpitude, etc. 

La «turpitude» ne semble pas avoir été très considérable. En 1702 :

Dom Charles le Coulteux montre que nul reproche ne fut tenu contre les communautés de Prémol et de Salettes; il précise ce qu’on put constater à Mélan : «Choses de peu d’importance», selon lui, «dont les communautés de filles ne sont jamais exemptes». Notre documentation ne nous permet guère de concilier ces jugements contrastants [entre Le Masson et Le Coulteux]…[599].

Revenons à Mme Guyon, en route pour la seconde fois vers le Piémont, cette fois-ci par mer, car nous sommes à peine sortis de l’hiver 1685. A Marseille, elle est appréciée par le célèbre mystique aveugle Malaval. Après un voyage difficile sur mer, par suite de tempête, et sur terre, par suite du mauvais accueil des Génois bombardés peu de temps auparavant [600], et d’une rencontre de voleurs, elle arrive à Gênes le 18 avril et à Verceil [Vercelli, à 70 kilomètres de Milan] le 20 avril. Elle est bien accueillie par l’évêque V. A. Ripa[601], qui fut en relation avec le remarquable cardinal quiétiste Petrucci, puis par son amie, la marquise de Prunai, proche de la Cour de Turin. Elle écrit toutefois le 3 juin 1685 à J. d’Arenthon, évêque de Genève, mais il lui refusera de s’installer dans son diocèse[602]. Enfin, après un séjour de près d’un an en Piémont [603], Mme Guyon et le P. la Combe, nommé à Paris, retournent au printemps 1686 en France, et passent une seconde fois par Grenoble :

Tous ceux que Dieu m’avait donnés la première fois que je fus à Grenoble, me vinrent voir durant ma maladie, et témoignèrent une extrême joie de me revoir. Ils me montrèrent les lettres et les rétractations de cette pauvre fille passionnée [Cateau-Barbe] [604], et je ne vis pas que personne fut resté impressionné de ses contes. Monsieur de Grenoble me témoigna plus de bonté que jamais, m’assura n’en avoir jamais rien cru, et m’offrit de rester dans son diocèse. L’on me fit encore de nouvelles instances pour me porter à rester à l’hôpital général…[605].

Ils remontent enfin vers Paris. Ils sont à Lyon le 25 mai, puis à Dijon où ils rencontrent Claude Quillot, ce qui provoquera plus tard des ennuis[606]. Le 16 juillet, Molinos est arrêté à Rome.

 J’arrivai à Paris la veille de la Madeleine 1686 [22 juillet], justement cinq ans après mon départ.

Le dossier des accusations portant sur la vie privée de Mme Guyon deviendra incontournable puis laissera longtemps planer des doutes, parce que l’autorité du Général des chartreux, dont on nous dit qu’il était crédule, leur avait donné du poids. Les calomnies ont été réfutées grâce aux travaux érudits de L. Cognet et surtout de J. Orcibal, enfin de M.-L. Gondal.

Dom Innocent Le Masson avait écrit à M. Tronson[607], le 8 novembre 1694 :

… Permettez-moi de vous témoigner la consolation que j’ai eue en voyant l’Ordonnance de Mgr votre archevêque, qui condamne et défend les livres d’une dame directrice dont la doctrine métaphysique a fait bien du tort à plusieurs bonnes âmes, et sa conduite encore plus à quelques-unes. J’ai trouvé son Cantique [608] entre les mains de nos filles chartreuses, qui leur aurait mis dans l’esprit de dangereuses rêveries si je ne leur avais retiré des mains; et même je leur en ai dressé un autre  [609], afin de leur arracher de l’esprit ce que celui de la dame y avait déjà imprimé. Je me donne l’honneur de vous l’envoyer…

Il s’agissait là d’une «compétition portant sur l’autorité spirituelle» : le Général avait de bonnes raisons pour ne pas accepter l’intervention d’une laïque chez ses dirigées quand bien même Mme Guyon se défendait d’avoir recherché extérieurement ou intérieurement une telle autorité.

Mais Dom Innocent ne s’arrête pas là. Dans une lettre[610] écrite trois jours plus tard, le 11 novembre 1694, où il informe l’abbé de La Pérouse[611] de l’envoi de son propre Cantique en réponse à celui de la Dame, il insinue des «choses terribles» [612]. Car tout procès d’Inquisition requiert que deux volets soient remplis, l’un portant sur la doctrine et l’autre portant sur les mœurs[613].

… J’ai écrit à M. Tronson une lettre de congratulation […] J’ai même donné charge à un des officiers de la Chartreuse de Paris de lui porter un de mes Cantiques, où il verra que je ne l’ai fait que pour détruire les dangereuses et méchantes rêveries de la Dame. […] C’est à moi-même, monsieur, que la patiente [il s’agit de Cateau-Barbe, fille qui fut un temps au service de Mme Guyon] l’A dit, flens et gemens [pleurant et gémissant]. Elle me l’a dit comme un enfant à son père, pour tirer de lui instruction et consolation. C’est un sujet d’affliction qui lui reste au cœur d’avoir suivi, etc. [sic]; et un des sujets de ses plus intimes actions de grâces à Dieu, c’est d’avoir été préservée du danger, qui lui paraît comme un abîme où elle devait périr, sans un secours spécial de la miséricorde de Dieu. C’était comme un pauvre agneau innocent qu’on menait, etc. [sic]. Il y a des circonstances singulières que le papier ne peut souffrir; mais je prie M. T [ronson] d’user de sa prudence en ceci : car si cette dame adroite [Mme Guyon] en avait la moindre ouverture, elle se douterait bien que c’est la patiente qui me l’a révélé, et elle envelopperait une fille angélique dans ses affaires. C’est un grand service pour le public que d’arrêter le cours du dommage que cette illuminée fera partout, si on la laisse faire... [614].

On ne perçoit pas très clairement la nature exacte du lien suggéré. En tout cas Tronson aura connaissance de ces insinuations, comme l’indique sa lettre  à l’abbé de la Pérouse du 29 janvier 1695, rendant compte de la défense de Mme Guyon à l’époque des entretiens d’Issy :

… elle donne des explications si catholiques aux difficultés qu’on lui propose, qu’il ne sera pas aisé de condamner la personne touchant la doctrine, à moins qu’on ne voie du dérèglement dans les mœurs. Le fait contenu dans le billet du Père général est terrible; mais comme on ne peut nommer personne, il ne fera pas sur les esprits toute l’impression qu’il serait à désirer […] le détail que je vous ai écrit était pris de sa Vie […] je vous prie même d’effacer dans les lettres que je vous ai écrites, que ces choses sont tirées de sa Vie [615].

Ce qu’il répète dans le post-scriptum à sa lettre adressée à Le Masson le 8 juillet 1695 :

Je n’ai pu me servir efficacement du billet que vous savez et que M. l’abbé de la Pérouse m’avait envoyé, parce que le secret [d’obligation] m’empêchant de nommer personne, ni de dire le lieu d’où il était envoyé, il n’a eu aucun effet. [616].

Le cardinal Le Camus, évêque de Grenoble, reprendra l’accusation dans une lettre adressée à l’évêque de Chartres en 1697. Cette lettre qui circula à Paris au moment des interrogatoires au donjon de Vincennes[617] a déjà été citée à propos de l’activité «missionnaire» de Mme Guyon. Nous reproduisons maintenant les accusations :

[…] Elle était toujours accompagnée d’une jeune fille qu’elle avait gagnée, et qu’elle faisait coucher avec elle [618] : cette fille est très bien faite et pleine d’esprit. Elle l’a menée à Turin, à Gênes, à MarseiIle et ailleurs, et ses parents s’étant venus plaindre à moi de l’enlèvement de leur fille, j’écrivis qu’on la renvoyât, et cela fut exécuté. Par cette fille, on a découvert d’affreux mystères. On s’est convaincu que Mme Guyon a deux manières de s’expliquer. Aux uns, elle ne débite que des maximes d’une piété solide; mais aux autres, elle dit tout ce qu’il y a de plus pernicieux dans son livre des Torrents, ainsi qu’elle en a usé à l’égard de Cateau-Barbe; c’est le nom de cette fille dont l’esprit et l’agrément lui plaisaient.

Repassant par Grenoble, elle me fit tant solliciter[619], que je ne pus lui refuser une lettre de recommandation […]

Si le bénédictin [Dom Richebracque] ne s’était pas rétracté, c’eût été une nouvelle preuve contre cette dame : mais ce père se trouva engagé à se dédire par une personne de grande qualité dont il faut taire le nom [620]. Mais il y avait déjà de quoi se convaincre assez des erreurs et de la conduite de cette femme, qu’on voyait courir de province en province avec son directeur […]

Le général des chartreux a écrit une très grande lettre à M. N. [Tronson], sur tout ce qu’il a découvert de la conduite de cette dame et de Cateau-Barbe. Ce général, homme très savant et très sage [621]

Terminons sur les suites des insinuations concernant la perturbatrice. L’enquête menée par Chevreuse conduisit à des témoignages donnant un tout autre son de cloche. S’en détache celui du bénédictin, Dom Richebracque, qui répond point par point, en prenant la défense de l’accusée, en particulier, sur la question de ses mœurs [622] : 

 … le bruit s’apaisa bientôt, parce, disait-on, que la fille [Cateau-Barbe] s’était rétractée, ayant, par les remords de sa con­science, reconnu que le seul dépit de n’avoir pas fait le voyage [en Piémont] l’avait fait parler si mal à propos. On di­sait aussi que cette fille avait eu quelque temps l’es­prit égaré. Vous voulez, monseigneur, que j’ajoute s’il ne m’est rien revenu d’ailleurs de mauvais des mœurs de la dame. Je le fais, en vous assurant que non. On di­sait au contraire beaucoup de bien de sa grande re­traite, de ses charités, de son édifiante conversa­tion, etc. Un M. Giraud [l’éditeur du Moyen court], entre les autres, conseiller, et si j’ose le dire d’un si saint homme, mon ami, homme d’une probité reconnue, et que l’on m’a mandé être mort depuis quelques mois en odeur de sainteté, ne pouvait s’en taire, et prenait généreusement son parti, quand la prudence ou la charité l’exigeaient de lui. 

On dispose également d’attestations remarquables des religieuses et de la supérieure du couvent de Meaux où Mme Guyon fut emprisonnée, de réfutations d’accusations diverses, etc.[623].

En conclusion, les deux insinuations les plus directes portant sur les mœurs les plus intimes, d’une part issue d’une dénonciation de Cateau-Barbe, reprise par Dom Le Masson, d’autre part venant des témoins de rapports paraissant trop intimes avec le P. la Combe, renforcés par une fausse lettre attribuée au P. La Combe et présentée à Mme Guyon à Vincennes, ne purent être confirmées malgré des pressions intenses. Mme de Maintenon eut communication des interrogatoires préparés soigneusement, une enquête avait été préalablement conduite sur toutes les relations de l’accusée[624]. Mme Guyon fut finalement lavée sur le chapitre des mœurs :

 «Et quand l’Assemblée du Clergé donna le 26 juillet 1700 à Bossuet l’occasion de présenter une relation de toute l’affaire, il dut reconnaître […] que pour les abominations qu’on regardait comme les suites de ces principes [quiétistes], il n’en fut jamais question, et cette personne en témoignait de l’horreur. » [625].

L’abbé Cognet, en 1967, met en cause l’évêque de Grenoble : «l’attitude prise par Le Camus demeure mystérieuse et, pour l’apprécier, il faut tenir compte des sympathies ouvertement jansénistes et de l’évidente duplicité du personnage, qui plus tard cherchera à se donner la gloire un peu facile d’avoir été l’un des premiers à détecter le quiétisme en France[626].» Deux études de Jean Orcibal confirment la réhabilitation [627]. Mme Gondal constate qu’«à mesure que les documents sortent du silence où ils ont été enfouis, la contre-accusation menée par l’accusée s’avère exacte [628].»

Lettre du cardinal Le Camus à l’évêque de Chartres

M. l’évêque de Genève avait mis Mme Guyon chez les Nouvelles Catholiques de Gex, espérant qu’elle leur ferait du bien dans leurs affaires temporelles. Mais ayant appris qu’elle et son père La Combe dogmatisaient, il les obligea de quitter son diocèse. Ils vinrent à Grenoble, où ils ne furent pas plus tôt arrivés que le P. La Combe employa tous mes amis pour obtenir la permission de confesser, de diriger et de faire des conférences; mais cela lui fut absolument refusé. En ce temps-là, j’allai faire ma visite, qui dura quatre mois[629].

Mme Guyon profita de mon absence; elle y dogmatisa, et elle fit des conférences de jour et de nuit, où bien des gens de piété se trouvaient; et surtout les novices des capucins, à qui elle faisait des aumônes, y assistaient, conduits par un frère quêteur. Par son éloquence naturelle et par le talent qu’elle a de parler de la piété d’une manière à gagner les cœurs, elle avait effectivement fait beaucoup de progrès, elle s’était attiré beaucoup de gens de distinction, des ecclésiastiques, des religieux, des conseillers du Parlement, et elle fit même imprimer sa méthode d’oraison. A mon retour, ce progrès me surprit, et je m’appliquai à y remédier. La dame me demanda la permission de continuer ses conférences, et je la lui refusai, et je lui fis dire qu’il lui serait avantageux de se retirer du diocèse. De là, elle s’en alla dans des monastères de chartreuses, où elle se fit des disciples.

Elle était toujours accompagnée d’une jeune fille qu’elle avait gagnée, et qu’elle faisait coucher avec elle : cette fille est très bien faite et pleine d’esprit. Elle l’a menée à Turin, à Gênes, à MarseiIle et ailleurs, et ses parents s’étant venus plaindre à moi de l’enlèvement de leur fille, j’écrivis qu’on la renvoyât, et cela fut exécuté. Par cette fille, on a découvert d’affreux mystères. On s’est convaincu que Mme Guyon a deux manières de s’expliquer. Aux uns, elle ne débite que des maximes d’une piété solide; mais aux autres, elle dit tout ce qu’il y a de plus pernicieux dans son livre des Torrents, ainsi qu’elle en a usé à l’égard de Cateau Barbe; c’est le nom de cette fille dont l’esprit et l’agrément lui plaisaient.

Repassant par Grenoble, elle me fit tant solliciter[630], que je ne pus lui refuser une lettre de recommandation qu’elle me demandait pour M. le Lieutenant civil, sous prétexte d’un procès par-devant ce magistrat. Il n’y avait rien que de commun dans cette lettre : je disais seulement que c’était une dame qui faisait profession de piété[631]; mais j’ai su depuis qu’elle n’avait aucun procès, et qu’elle n’avait pas rendu la lettre à M. le Lieutenant civil; mais elle prit grand soin de la montrer, croyant que cela pourrait lui donner quelque réputation et quelque appui...

Si le bénédictin[632] ne s’était pas rétracté, c’eût été une nouvelle preuve contre cette dame : mais ce père se trouva engagé à se dédire par une personne de grande qualité dont il faut taire le nom[633]. Mais il y avait déjà de quoi se convaincre assez des erreurs et de la conduite de cette femme, qu’on voyait courir de province en province avec son directeur, au lieu de s’appliquer à sa famille et à ses devoirs. L’Inquisition de Verceil voulait faire des informations contre elle et le P. de La Combe, mais Son Altesse royale [le duc de Savoie] les fit sortir de ses états, sans beaucoup de cérémonie.

Le général des chartreux a écrit une très grande lettre à M. N. [Tronson], sur tout ce qu’il a découvert de la conduite de cette dame et de Cateau Barbe. Ce général, homme très savant et très sage, a été obligé de sortir de sa solitude, pour aller réparer les désordres que cette dame avait faits dans quatre couvents de chartreuses, où elle avait fait la prophétesse comme partout ailleurs[634].

 

 

 

LETTRES DE PRISONS (1690 - 1695)

 

« Ce 20 août 1695. / Soli Deo honor et gloria.

« Ce n’est pas une petite consolation pour moi, ma très chère et toujours constamment aimée en Notre Seigneur, durant ma longue captivité, et avec ma désolation extérieure et intérieure, d’avoir encore de vos lettres; et je ne puis assez louer la divine Providence de ce qu’elle me conserve un si grand bien, malgré tout ce qui s’y est opposé. Soyez persuadée que mon cœur répond au vôtre autant qu’il en est capable. Une union liée par la croix, et sous les sûrs nuages de la foi, comme il vous souvient bien que commença la nôtre, se soutient, se raffermit, se consomme par la contradiction et par les traverses, son progrès répondant à sa naissance, afin qu’elle soit cimentée comme elle a été fondée. Je me réjouis du repos et de la paix que Dieu vous accorde présentement dans votre solitude; cela durera selon Sa volonté. L’amour d’infinie préférence que nous Lui devons nous rend indifférents pour toutes les dispositions où il Lui plaît de nous mettre; et il est certain que tout état fait notre félicité, depuis que nous ne l’établissons plus que dans le bon plaisir de Dieu que nous savons en être l’auteur. C’est ce que peut la souveraine résignation : de l’enfer elle se ferait un paradis, dès que l’ordre de Dieu l’y tiendrait. Ô la grande grâce que Dieu fait à une âme, que de la tenir dans l’amoureuse et aveugle soumission à toutes Ses volontés! Grâce des grâces, avec laquelle rien ne lui manque. Aussi, ayant ce trésor inestimable, elle ne peut rien désirer au-delà, ni craindre d’autre mal que d’en être privée.

« Vous ne l’apercevez point, dites-vous, cette parfaite résignation, vous l’avez d’autant plus, étant toute passée dans ce bienheureux état : queb votre intérieur se cache de plus en plus, jusqu’à disparaître. C’est la suite naturelle et le progrès de la voie de perte et d’anéantissement, à laquelle vous avez singulièrement été appelée. Puisque le parfait anéantissement doit réduire l’âme au pur rien, il n’y doit plus rien paraître. Tant qu’on se trouve, qu’on se voit, et qu’on remarque en soi quelque chose, soit bonne ou mauvaise, on n’est pas réduit au seul néant. »

 

Le P. Lacombe fut interné à partir de 1687 dans diverses prisons avant d’être pour longtemps un «hôte» de celle de Lourdes, lieu alors très retiré. Il fut alors capable d’établir autour de lui un cercle spirituel qui incluait même le chapelain confesseur Lasherous! ce qui suggère un rayonnement intérieur exceptionnel exercé par le prisonnier.

Il fut capable de faire parvenir des lettres à madame Guyon, alors en liberté et active à Paris -- nous ne connaissons pas l’identité de l’intermédiaire; il s’agit probablement d’une proche d’un membre de la «petite église» mystique constituée au sein de la prison. On sait combien cette appellation, très malheureuse au temps de la recherche des assemblées protestantes, causa de difficultés lors des interrogatoires de la «dame directrice» présentés supra dans notre seconde partie.

9. DU PÈRE LACOMBE AU GÉNÉRAL DES BARNABITES 1er février 1689.

Benedicite pater. Je n’ai pu répondre à la dernière lettre dont votre Paternité Révérendissime1 m’a honoré, ainsi que l’eût exigé mon devoir, à cause des multiples occupations où j’étais alors comme englouti. De plus, peu de temps après, j’ai été incarcéré à l’improviste, et traité avec tant de rigueur que toutes relations me furent interdites, aussi bien avec nos religieux qu’avec toute autre personne.

Sans doute durant les quatre mois que je fus à l’île d’Oléron, j’ai joui d’un peu de liberté, et j’en ai profité pour de là envoyer une protestation au révérend père provincial. Toutefois, la peur de causer de nouveaux désordres vu l’interdiction qu’il m’était faite d’écrire, me retint alors et m’a retenue jusqu’à ce jour. Aujourd’hui cependant, ayant trouvé le moyen de faire passer ma lettre, j’estime que je ne dois plus différer l’accomplissement d’une obligation qui est mienne, puisque la loi divine et la loi humaine me font un devoir d’obéir en tout à Votre Révérence.

Je confesse tout d’abord, et j’en demande humblement pardon, que je fus extrêmement surpris d’apprendre les prohibitions rigides qui me furent infligées par vous, dont la bonté pour moi avait toujours été si grande, et aussi de savoir quelle mauvaise impression mes adversaires vous avaient donnée à mon sujet. D’autant plus que je n’avais été prévenu par aucun avis préalable, que rien absolument ne m’avait été interdit dans le passé, et que je n’avais, de ma vie, transgressé aucun ordre d’aucun supérieur.

En me voyant donc devenu tout d’un coup tellement suspect qu’il semble que je dusse infecter quiconque aurait en moi de la confiance, et cela avant même la tragédie survenue depuis lors, je pensais que la Congrégation sans doute serait bien aise de se débarrasser de moi, et de me voir déchargé d’un fardeau dont elle-même paraissait fort incommodée. Tout cela me poussa à demander un changement de religion2, mais non certes avec la pensée d’offenser la nôtre, qui est pour moi une mère très aimée et très vénérée, non plus que votre paternité (Dieu m’en garde!), et encore moins avec la pensée de vous causer la plus petite peine. Car j’aime et révère au plus haut point et la tête, et les membres, et le corps de notre saint Ordre, et me tiens pour très heureux et très honoré d’en faire partie. Mais, dès lors que Votre Paternité fut blessée de cette demande, j’avoue que j’espère de cette clémence un pardon que j’implore avec instante soumission.

Par la suite, je sus d’où venaient ces étranges rumeurs et tous ces horribles récits qui furent répandus sur mon compte, en Italie aussi bien qu’en France. Mais Dieu en soit loué! C’est Sa gloire et Sa volonté souveraine en toutes choses que je veux servir, et de la manière qu’Il jugera plus expédiente.

J’envoie quelques détails au Révérend père Assistant, de qui Votre Paternité pourra entendre ce qui lui semblera plus à propos. Quant à moi, j’ai le devoir de ne pas vous fatiguer les yeux par la lecture de choses désagréables et tristes, d’autant plus que je tiens pour certain que diverses personnes vous ont mis au courant. Et encore que le plus grand nombre juge selon ses préjugés ou selon les apparences, je me remets de tout cela à la Providence divine, et par grâce du Seigneur, j’attends, en toute paix et tranquillité, le terme de la scène qui se déroule sous ses divins regards. Ce qui m’importe surtout, c’est que Votre Paternité me voie sous les traits où je me suis dépeint dans la protestation3 ci-jointe, que j’abandonne entre ses mains très prudentes, afin qu’il en dispose comme bon lui semblera.

De nouveau, je proteste de mon obéissance et de mon attachement indéfectible à la sainte Église et notre religion, tout prêt à me soumettre à ce que m’imposeront l’une et l’autre. C’est toujours avec leur acquiescement et leur concours que j’ai enseigné sur les choses intérieures. Il n’est personne qui puisse alléguer une prohibition quelconque par moi transgressée : je veux agir de même dans l’avenir, et avec plus encore d’attention et de diligence. Que si, plus tard, le Seigneur veut de nouveau m’honorer des saintes fonctions, ou bien au contraire si je suis destiné à mourir dans cette ignominieuse obscurité, je garderai dans mon cœur ces sentiments qui sont vraiment les miens, et me consolerai près de Sa divine Majesté, dont je préfère infiniment les adorables volontés, voire même les coups de Sa justice, à mille travaux, à mille honneurs et à mille vies.

J’ajoute que le premier qui lança la balle à Rome fut l’abbé Montani, ex-vicaire général de Monseigneur de Verceil 4, alors qu’il était au service de ce bon prélat. Cet homme, vindicatif jusqu’à l’extrême, fut chassé par l’évêque à cause de ses allures, et à cause de faiblesses trop peu en accord avec la dignité dont il était honoré. Déjà, il avait conçu contre moi une haine farouche, soit qu’il fût jaloux de la faveur et de l’honneur dont j’étais l’objet de la part de l’illustrissime prélat, soit que je l’eusse blessé, en faisant connaître confidentiellement à un prêtre tout dévoué à Monseigneur l’évêque de Verceil une censure encourue par lui. De plus, venu à Rome, il y apprit que le prélat l’avait dépeint sous ses plus vraies couleurs, en sorte que, finalement, il y déchargea sa colère à mon préjudice en me traitant de quiétiste. Et non content de cela, sachant que j’étais allé à Paris, il y écrivit sur moi en termes épouvantables à l’Eminentissime Ranuzzi 5, nonce près de Sa Majesté Très Chrétienne.

Cela, je le sais de source très sûre. Le feu mis à la mine, je devais sauter. À vrai dire, cet abbé commença de me tenir en mauvaise considération, après que les chanoines de Verceil eurent reçu certaines lettres venant de Genève, où il savait que, par la bonté du prélat, j’occupais un poste honorable.

Par la suite, mon évêque6 envoya à la cour de France d’effrayants rapports. Il est certain que si les accusations produites par lui eussent été prouvées, c’était assez pour me faire condamner comme hérétique consommé. Il y eut ensuite, à Paris, quelqu’un que je ne connais pas, mais dont j’ai bien quelque indice, qui recueillit les propositions erronées de Molinos, répandues en France et en Italie avant d’être condamnées, y joignit un billet où ces doctrines étaient dites les miennes propres, et envoya le tout à un monastère de moniales où j’étais allé deux ou trois fois appelé par l’abbesse.

Ainsi s’est répandu le bruit que j’étais un quiétiste de marque, venu tout exprès en France pour enseigner la doctrine perverse et lui donner cours dans ce royaume. Comme aucune des accusations ne pouvait être prouvée, on procéda à ex aequitate et ad cautelam7, en recourant à l’autorité souveraine du roi afin d’obvier à des désordres, lesquels, à dire vrai, étaient redoutés non sans graves apparences. Et me voilà ici!

Qu’on ait interdit mon petit livre Analysis8, je n’en suis point émerveillé. Je m’attendais à ce coup, sachant qu’on n’avait point pardonné à certain livre de l’Eminentissime Petrucci9, que je sais bien indemne pourtant de ces vilaines erreurs en ayant des preuves très certaines; ce dont je rendrais volontiers témoignage, si j’étais en état de le faire. Et puis, lorsqu’on m’a vu condamné comme quiétiste par ce tribunal, avec raison on a pu croire que j’avais publié mon opuscule dans un but pervers.

Mais Dieu le sait, telle ne fut jamais ma pensée. J’aime mieux croire que la censure visait la personne du misérable auteur, bien plus que son modeste livre. Si j’en juge ainsi, c’est d’après des cas analogues, attendu que mon ouvrage, avant d’être imprimé, fut apprécié favorablement et recommandé par tant de personnages très doctes et vraiment qualifiés, voire même par des cardinaux. Quoi qu’il en soit, que Dieu soit loué, et qu’en dispose à son gré la toute-puissance de l’Enfant-Jésus à la protection duquel je l’avais confié.

J’aurais mieux fait de faire imprimer l’écrit, plus bref, qu’avait approuvé la Congrégation de l’Index, et, en y mettant en tête la lettre de cette Congrégation qui y avait donné l’imprimatur. Mais conseillé par un religieux distingué de notre Ordre de l’augmenter, j’y ajoutais une préface avec un plus grand nombre de sentences d’auteurs sacrés, et quelques réflexions de moi. À ce qu’il me semble et à ce qu’il a semblé à l’Inquisiteur et aux Consulteurs de Verceil qui ont examiné et approuvé le tout, je n’en ai altéré nullement la substance ni changé les dogmes. Pourrais-je connaître les points qui ont mérité la censure? Ou bien faut-il perdre tout espoir d’une édition nouvelle où seraient faites les corrections nécessaires?

Je termine, tout confus d’avoir tant retenu Votre Révérence, et je me jette à ses pieds, la priant de me bénir. Dom Frère La Combe. 1er février 1689.

 

A.-S.-S., pièce 7026, donne le texte italien : « Benedicite Pater, Non potei replicare all’ultima di cui restai honorate da V.F.M.R. […] » - UL, Correspondance de Bossuet, IX, Appendice II «Lettres du P. La Combe», p. 466-471 : «Traduit sur l’original italien.» Cette pièce a été communiquée à Levesque par les archives du général des barnabites qui doit donc contenir d’autres documents en italien (et en français?) relatifs à Lacombe. Nous n’avons pas exploré cette source.

[Nous donnons dorénavant les notes à la fin des lettres à la suite des sources :]

1 «Le père Maurice Chiribaldi à qui cette lettre est adressée était né en 1619, à Porto Maurizio (diocèse de Valdinga, en Ligurie). Il avait fait profession le 10 février 1636, chez les barnabites de Monza. Après avoir gouverné la province de Piémont-France de 1656 à 1659, et celle de Tasca de 1665 à 1668, il fut à la tête de son ordre de 1686 à 1692. Il mourut à Gênes, au collège de Saint-Paul in Campetto le 12 mars 1697. C’est lui qui fonda le collège de Bourg-Saint-Andéol (1659).» [UL]

2Quitter l’ordre barnabite.

3 Une protestation longue en latin que nous omettons, est reproduite dans UL, IX, page 472 et suivantes.

4 L’évêque de Verceil était Augusto Ripa, qui gouverna son diocèse de 1680 à 1691. Sur sa collaboration avec Lacombe et Madame Guyon, v. Index, Ripa.

5 Angelo Maria Ranuzzi, Bolonais, archevêque in partibus de Damiette, puis évêque de Fano, et enfin archevêque de Bologne. Après avoir été nonce en Pologne, il fut nonce extraordinaire en France de 1683 à 1689. Créé cardinal en 1686, il mourut à Fano en 1689.

6 D’Arenthon d’Alex se borna à prier l’archevêque de Paris et le père de La Chaise d’empêcher le retour du père La Combe à Thonon, à cause de sa mauvaise doctrine. Voici la lettre assez confuse qu’il écrivait le 16 janvier 1688 au père Général des barnabites : «[...] pour le père La Combe, il n’aura rien à me reprocher, car je lui ai prédit cent fois, et par écrit et de vive voix, qu’il se perd, sans que pourtant je lui aie jamais rendu aucun mauvais office, ni auprès de ses supérieurs majeurs, ni auprès des souverains, ni des magistrats; et dans le dernier voyage qu’il fît à Rome, je lui fis encore une lettre qui contenait sept propositions sur lesquelles je le conjurai de se précautionner tandis qu’il serait dans la source [sens incertain]. Et la vérité est qu’il a été arrêté à Paris sans que j’y ai influé aucunement, n’en ayant jamais écrit, ni à la Cour, ni à Monseigneur l’archevêque, ni à qui que ce soit qu’au Révérend père Guyon Lamotte [sic] pour l’engager à retirer doucement sa sœur. Il est vrai que, depuis qu’il a été traduit à la Bastille, on m’a demandé trois choses : l’une, [s’il était vrai] que je l’eusse employé dans les missions et en la conduite de quelques monastères; l’autre, s’il était vrai que je l’eusse vu partir de mon diocèse avec regret et que je le réclamais encore; la dernière, si je ne m’étais point aperçu qu’il eût donné dans quelque désordre d’impureté. J’ai répondu sur le premier chef, qu’il était vrai, et que j’avais donné une grande confiance au père La Combe par un effet de la vénération que j’ai pour toute la Congrégation et des grandes impressions que j’avais au commencement de sa vertu; sur le second, qu’il n’était nullement vrai que je l’eusse vu partir de mon diocèse avec chagrin, ni que je le réclame avec ardeur, parce que j’avais remarqué sur la fin quelque singularité dans sa doctrine et dans sa direction; et, sur le dernier chef, j’ai répondu que je n’avais jamais découvert en sa conduite aucun vestige d’impureté, et que je me rendrai volontiers garant qu’il n’était point capable d’un si horrible égarement. Voilà, mon très Révérend père, la pure vérité en abrégé de la conduite que j’ai gardée à l’égard du père La Combe...». [UL].

7Avec équité et précaution.

8Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

9Petrucci (1636-1701), évêque de Jesi, créé cardinal en 1686 mais censuré comme quiétiste dans un climat de suspicion et de chasse au mystique. Auteur, il «domine tous les quiétistes et semi-quiétistes italiens par sa culture spirituelle…», v. DS, 12.1217-1227, art. «Petrucci». L’évêque Ripa, qui reçut à Verceil Mme Guyon et le P. Lacombe, résida à Jesi.

10. DU PERE LACOMBE. 1690 (?)

Je m’étonnais jusqu’ici pourquoi Dieu vous unissait si fort à moi et vous donnait à mon égard une dépendance incomparable, me voyant en tout si misérable, et plus qu’incapable de vous servir en rien. Maintenant j’en comprends le secret; c’est que Dieu, voulant ajouter à votre intérieur très perdu un extérieur des plus anéantis, et vous conduire par des renversements étranges et par les plus profondes abjections, il m’a choisi pour en être l’organe, comme le plus insensé et le plus malhabile de tous les hommes, qui, par son imprudence et ses pauvretés (dans la pensée néanmoins de servir Dieu et de vous servir vous-même), vous précipitera dans les états les plus misérables selon l’homme, mais les plus divins devant Dieu. Je me vois maintenant comme un démon qui n’est bon qu’à vous exercer, quoique je n’aie pas de mauvaise volonté comme le Démon, mais je serai, à votre égard, un terrible instrument de providence, très propre à vous traîner par la boue et à vous crucifier.

Je ne puis en cela plaindre ni mon sort, ni le vôtre, parce que le vôtre en sera plus divin, et le mien est de servir, en quelque office que ce soit, aux desseins de mon Maître, qui s’accompliront tous infailliblement sur vous, quoique vous soyez conduite par un aveugle; et dans tous les fossés où je vous ferai tomber, vous y trouverez indubitablement les bras de Jésus-Christ, qui vous recevront, et vous enfonceront d’autant plus dans le sein de Dieu Son Père avec Lui. Nous nous causerons l’un à l’autre beaucoup de larmes, et des maux réciproques nous feront sentir leurs contusions.

Les miennes d’hier au soir veulent recommencer, et je suis dans une douleur de mort, et de mort éternelle, que je ne puis vous celer, quoique je ne veuille pas que vous les ressentiez. En voilà assez pour le peu de temps que j’ai. L’amour vous en dira davantage. Je suis autant convaincu de votre salut que je suis persuadé de ma perte1. Et je vous justifie devant Dieu de tout mon cœur, en même temps que je me vois condamné par Son juste jugement, non pour un seul, mais pour cent sujets que je ne puis m’exprimer à moi-même : Circumdedit me felle et labore et dedit me in manu de qua non potero surgere2.

Conservez cette lettre, et ne pressez point l’Époux du ciel de me consoler, car cet état, quelque douloureux qu’il me paraisse, m’est très bon, d’autant plus qu’il est juste, et que sans doute Dieu en tirera Sa gloire. Commandez à N. de se bien porter, et d’aller demain avec vous à la messe. L’amour vous fait le même commandement. C’est maintenant que je puis commander en son seul nom, car le mien disparaît devant lui d’une distance infinie. Adieu.

 

Quatrième lettre éditée à la fin de la Vie, «Addition de quelques lettres…», avec le résumé suivant par Poiret : «Où l’on voit d’un côté la grande humilité de ce père et le mépris qu’il faisait de soi-même; et de l’autre la vérité des événements qu’il prévoyait touchant la personne de Madame Guyon.» Nous supposons cette lettre postérieure à l’arrestation du père. Nous la situons alors en 1688 lorsque Madame Guyon est internée à la Visitation de la Rue Saint-Antoine.

 

1. Perte à soi-même Poiret

2. Lam. de Jér. 3, 5 : «Il m’a environné de fiel et de peines, il m’a livré à une main de laquelle je ne pourrai jamais me relever.» Poiret

11. DU PERE LACOMBE. 8 novembre 1690.

Ce 8 novembre 1690.

Dernièrement, il me fut dit le matin que c’était ce jour-là que la volonté de Dieu me devait être manifestée; au soir je sentis par impression que je serais prisonnier jusqu’à l’an quatre-vingt-quinze, c’est-à-dire encore cinq ans, quoiqu’il me semble que ce ne doive pas être toujours dans le même lieu. Cette dernière particularité me paraît plus douteuse que l’autre. Quoi qu’il en soit, il a fallu vous mander ceci, parce que j’en étais poursuivi. C’est une prodigieuse miséricorde que Dieu me fait que de me tenir si longtemps dans cet état, libre de tout emploi, séparé des créatures et débarrassé de tout afin de ne m’occuper que de Lui. C’est là que va... a

[verso]  

... persécuteur... b

... bien dû à ma témérité et à ma folie, et qu’une conduite aussi pitoyable que la mienne l’a toujours été, devait avoir naturellement pour succès et pour terme la ruine et la perte où je suis tombé. J’en ai néanmoins de la joie, et beaucoup, avec un parfait contentement, par l’amour de l’ordre de Dieu. Cette disposition se raffermit et s’augmente en moi à proportion que mon état extérieur est plus désolant et plus désespéré selon l’homme. Pour ce qui est de mon illustre adversaire, s’il est vrai, comme il dit, qu’il a le plus contribué à me réduire où j’en suis, on peut dire qu’il m’a donné de cette sorte le coup de pistolet à la tête dont il me menaçait autrefois à Turin me... c la mort civile, et me laissant la naturelle, afin que...

 

A. S.-S., pièce 7250, autographe difficile qui se présente comme un fragment dont on peut déchiffrer les deux côtés, d’où l’interruption dans le texte; au même numéro de pièce se trouve rattachée la transcription moderne par E. Levesque.

a fin du texte porté au recto.

b fin de ligne manquante.

c manque.

12. DU PERE LACOMBE. 28 janvier 1693.

Ce 28 janvier 1693

Epouse de Jésus-Christ,

Je prends la plume sans savoir que vous dire ni de quoi vous entretenir : toutes choses sont si peu qu’on n’a ni pouvoir ni volonté même de les regarder. Dieu est tellement tout qu’Il remplit, absorbe et épuise tout et, sans qu’on n’en sache rien dire, ni même qu’on le veuille ni qu’on y pense, on en est tellement plein, sans en sentir la plénitude, qu’on n’a ni force ni vigueur pour quoi que ce soit, quoique jamais on n’ait eu plus de force et de vigueur pour être mû, pour entreprendre et pour soutenir tout ce qu’un autre nous-mêmes veut de nous. On est sans force, sans dessein, sans vue et sans désir par soi-même et de soi-même, non que l’on sente ou que l’on aperçoive ce soi-même : on n’en a pas même la moindre idée, pas plus que si jamais l’on n’avait eu de soi-même ou qu’on eût su ce que c’était. C’est une vie bien cachée aux sens et aux créatures.

Vous savez, chère amante de Jésus enfant, et l’unique délice de mon cœur, vous savez que l’esprit de l’homme, quelque grand et doué qu’il soit ou qu’il s’imagine d’être, n’est pas capable de comprendre par lui-même la millième partie de cette vie de Dieu dans l’âme. Et comment la comprendrait-on? Ce ne serait plus ce que c’est, si on le comprenait. Il faut en être compris pour en apercevoir quelque chose, et encore, quand il nous est donné, et non autrement. Depuis que mon cœur a goûté le vôtre, il ne peut plus rien goûter sur la terre : il avait encore auparavant quelque reste de sentiment pour ces âmes que Dieu Se destine pour Lui-même et qu’Il attire à Lui, mais à présent il est tellement perdu dans le vôtre que je crois qu’afin qu’il sente ou goûte quelque chose, il faut que vous le sentiez et le [f °.1 v °] goûtiez auparavant. Comprenne cela qui voudra, mais cela ne laisse pas d’être. Il est surprenant, unique attrait de mon âme sans attrait, il est surprenant comment cette âme, bâtie de cette manière, peut être, agir, paraître au-dehors, et y avoir toute sorte de mouvement, comme si rien n’était. Il n’est pas moins surprenant qu’elle parle et écrive d’elle-même et de cet état, sans y penser et sans y réfléchir : elle y est, et elle en parle sans qu’elle s’y voie ni qu’elle s’y entende. Quel profond abîme que la divinité! Jusqu’à ce qu’on y soit entièrement perdu et abîmé, mon Dieu, qu’on est quelque chose de pitoyable!

Encore un coup, chère épouse de Jésus-Christ enfant, que je goûte votre cœur! Que mon âme est perdue dans la vôtre! Oui, perdue, car elle ne s’y voit, ni ne s’y sent, et elle y est. Que de charmes sans charmes! Que d’attraits sans attraits dans tout ce qui vient de vous! J’ai lu vos Prophètes et vos Psaumes, je vois partout l’état de cette âme où Jésus-Christ S’est incarné et dont Dieu est devenu la résurrection et la vie. Il y a une si grande différence d’elle à elle, de ce qu’elle était avant cette résurrection et cette nouvelle vie, et ce qu’elle est après, que l’on voit bien que ce ne peut être que l’ouvrage de la main toute-puissante de Dieu. Vous voulez bien que je vous dise que je n’y ai rien vu que de très véritable, et que la bonté de Dieu a bien voulu faire expérimenter à un autre vous-même. Quoique tous les mystères qui y sont compris soient effectivement des mystères pour la chair et pour le sang, pour la raison et pour la science, ce ne sont que des premières vérités pour l’expérience et pour ces âmes qui, ne vivant plus en elles-mêmes, ont reçu, ou pour mieux dire, sont possédées d’une autre vie qui ne leur paraît pas distinguée de Dieu même.

Mais pourquoi vous parler de cet état, l’esprit de Dieu s’étant servi de vous pour en écrire si divinement? Est-ce pour vous réjouir, et vous faire admirer les effets de la toute-puissance de votre petit Maître? Il a fait des merveilles dans cette naissance, je suis témoin qu’Il a tellement charmé et attiré de certains cœurs qu’ils ne respirent que Jésus enfant. Remerciez-Le bien de ce qu’Il a la bonté de Se faire goûter aux cœurs de Ses créatures : elles en sont tellement charmées qu’elles ne se connaissent plus. Qu’il fait bon de L’avoir pour son petit Maître et de Lui servir de ballon pour Se divertir1 : c’est une de vos expressions qui ne se laisse pas facilement oublier. Vous avez donc été Son ballon depuis que je vous ai quittée : Il vous a fait souffrir [f. 2 r ° en travers] mille maux, ce petit Maître, Il vous a fait crier dans des douleurs horribles comme un petit enfant et, quand vous Lui disiez : «Mon petit Maître, je n’en peux plus», Il vous fortifiait pour vous faire souffrir encore davantage. Qu’Il est aimable, ce cher petit Maître! Que Ses coups sont agréables! Il est bien maître chez vous, j’en suis bien aise. Je veux bien qu’Il soit aussi bien maître ici. S’Il vous tient dans la maladie et les douleurs, Il me tient dans une santé que rien n’altère : c’est un grand embonpoint et point de douleur ni d’infirmité. Nous voulons pourtant bien être Son petit ballon dont Il puisse Se jouer et Se divertir comme Il voudra. Faites-Lui bien des amitiés pour moi. On veut être bien petit, et non pas grand, on veut toujours être votre petit frère, et non plus votre grand frère. On ne laisse pas de paraître fier, ferme et grand au-dehors, quoiqu’en dedans on aime bien à être petit, et qu’on se sente bien éloigné de vouloir être grand.

Vous ne m’aviez pas dit le nom de votre abbé2, de cet abbé que je voulais déplacer pour me mettre en sa place. Je ne pouvais souffrir qu’il fût avant moi, vous vous en souvenez bien, et cela vous faisait rire : je ne fus pas même content quand on me mit dans le même rang. Vous savez comment on trouva le secret de me contenter sans pourtant le déplacer. Je suis bien aise qu’il conserve sa place, il n’est pas mal placé selon ce que j’ai connu que vous aviez pour lui. Il sera bien des amis du petit Maître, puisqu’il l’est tant des vôtres. Je sais son nom à présent, je sais qui il est : n’est-il pas vrai que c’est celui qui est allé cet automne où vous deviez aller et où l’on vous attend ce carême?

Je n’aurais pas grande peine à faire à présent bien l’enfant. Il est bien juste qu’un Dieu enfant nous rende tous enfants. Je n’en ai point encore trouvé qui le fût tant que vous. Si nous étions ensemble, nous le deviendrions toujours de plus en plus. Que ces prudents et ces sages du siècle sont quelque chose de fade pour un cœur qui a goûté Jésus enfant! Cet enfant est d’un trop bon goût pour vouloir jamais goûter autre chose.

J’ai lu bien souvent votre lettre, et je l’ai baisée bien des fois, mais aussi il m’est arrivé bien souvent, en le faisant, de rester sans parole, sans pensée, sans mouvement, dans un si grand repos et si profond silence qu’on reste tout abîmé et tout absorbé avec un grand plaisir et bien de la douceur, sans pourtant que l’on veuille ni le plaisir ni la douceur ni quelqu’autre chose que ce soit : on ne veut rien, mais on reste immobile, dans un si grand oubli de tout, que l’on ne sait pas si l’on se souvient encore que l’on soit. Qui aurait jamais cru que l’on peut être dans une si grande séparation de soi-même, être encore dans le monde, et n’être point ni à soi, ni dans soi? [f. 2 v °] 

 Vous me dites que l’on vous persécute toujours, mais vous ne me dites pas les circonstances, ni qui en sont les auteurs. Et comment être une même chose avec Jésus enfant sans être persécuté? Ce ne serait donc pas le même Jésus enfant qui est né il n’y a pas longtemps, car d’abord on L’a vu persécuté par les grands et les puissants du siècle, pendant que d’autres voix venaient de bien loin pour Le chercher et L’adorer : il faut que la même chose arrive encore à présent, que Jésus enfant soit méprisé et méconnu des siens, pendant que des étrangers viennent de loin pour se faire un plaisir de Le voir dans Son enfance. Vous me voyez devenu bien enfant et parler bien en enfant, une autre fois nous le serons encore davantage, et cela vous fera plaisir.

Celui qui ne vous avait vu qu’une fois pendant une si longue et si dangereuse maladie, m’écrivit d’abord que vous aviez été toujours à l’extrémité depuis que je n’y étais plus, me chargeant de prier Dieu pour vous : je ne lui ai pas répondu sur cet article. S’il devenait enfant, je serais un peu plus de ses amis; je l’aime bien, mais je l’aimerais davantage. Si vous allez où l’on vous attend ce carême, et où je croyais que vous étiez allée dès cet automne, vous aurez bien de la satisfaction. Les choses vont bien, j’en suis très content, et je suis sûr que vous le serez : vous me le saurez dire à votre retour. J’espère toujours de voir cette Vie, et que votre petit Maître vous fournira quelqu’un pour l’écrire; ne me l’envoyez pas que je ne le sache auparavant, pour vous donner une adresse fidèle, parce que les messages ne viennent pas jusqu’ici. Faites bien un petit enfant de votre abbé, que j’honore bien : il me suffit que j’aie vu l’estime et l’amitié que vous aviez pour lui. Ce ne sera pas une affaire quand il deviendra tout à fait enfant, puisque le Verbe a bien voulu être enfant. Plus il a d’esprit, plus il doit être enfant : vous me disiez quelque chose de fort bon là-dessus. Eh comment pourrait-on vivre en cette saison sans être enfant? 

Voilà bien du discours pour un enfant qui ne savait pas le premier mot qu’il devait dire quand il a commencé. Je ne vous quitte point, toutes les unions que j’ai avec d’autres me paraissent plutôt des désunions que des unions, il n’y a qu’avec vous que je suis bien un. Vous auriez trop d’affaire de lire tout de suite cette lettre : elle est un peu trop longue, vous pouvez la partager en plusieurs pièces jusqu’à ce qu’il en vienne une autre. Servez-vous-en pour vous divertir et pour faire un peu l’enfant ensemble.

Quand vous ne serez plus malade, il faudra bien prendre un plus grand papier pour me répondre. Vous voyez comme je fais : quelque grand papier que je prenne, et quelque petit que soit le caractère, je ne finis que quand tout le papier est fini. Je suis bien à vous, quoique je ne sache pas encore quel nom je dois vous donner à mon égard. Je sais bien que je suis votre petit frère : c’est ainsi que vous m’avez toujours appelé. Mais pour moi, je n’ai pas encore pu vous donner aucun nom, je n’en vois point dans tout le monde qui puisse bien expliquer ce que vous m’êtes et ce que je vous suis. Je sais bien que vous êtes cette unique et l’épouse de Jésus-Christ, mais je ne saurais expliquer ce que vous m’êtes. Pour moi, je vous suis tout ce que vous voulez que je vous sois.   

– A. S.-S., pièce 7276, copie; pièce 7277 : résumé et bref commentaire de Levesque : «Il lui exprime les sentiments que Dieu lui inspire pour elle [...] Je crois que la malignité du monde trouverait un peu trop à s’égayer sur la mysticité de cette lettre» — «Lettre du P. Lacombe à Madame Guyon», Revue d’Histoire de l’Église de France, Janvier-Février 1912, p. 1-8 : «… transféré au château de Lourdes. Il y séjourna dix années. […] Il n’était pas en cellule; il pouvait descendre au jardin, où il se délassait de ses oraisons par les soins de la culture des fleurs [une prison idyllique!]. Il ne tarda pas à gagner l’aumônier, l’abbé de Lashérous, si bien que celui-ci devint un fervent disciple. Grâce à lui, plusieurs dévotes du pays furent bientôt complètement gagnées…»

 

1 Image classique de la balle livrée au jeu divin.

2 Noter la belle franchise de l’aveu qui suit.

13. AU PERE LACOMBE. 1693 (?)

Je prie Dieu, mon cher père, d’être votre consolation, votre mort et votre résurrection. Nous ne perdons pas nos amis, quoiqu’ils meurent, si nous avons la foi : ils ne font que nous devancer, lorsqu’ils sont à Dieu comme l’était notre ami. S’il a souffert quelque peine après sa mort, son resserrement en est la cause : ne s’étant jamais parfaitement abandonné à Dieu, pour mille choses, il aurait cru se perdre s’il n’avait pas tenu son âme en ses mains. Cependant je ne doute point qu’il n’ait une grande gloire, il n’a fait que nous devancer de peu de moments. Vous me direz : «Ce qui m’afflige est de voir mourir ceux qui pourraient soutenir le bien». Je vous dirai à cela que c’est le temps de la destruction, et que la colère de Dieu n’est point apaisée. Le torrent de l’iniquité est débordé partout et rien ne l’arrête : il s’enfle et se déborde de plus en plus. Et la colère du Seigneur… jusque sur les troupeaux de Sa bergerie : Il retire du monde ceux qui n’auraient pas la force d’être témoins de malheurs, et des lois que Sa justice lance sur la terre comme des flèches enflammées, Il fait entendre aux autres qu’ils ne doivent point s’opposer à Sa justice. Saint Paul, qui désirait d’être anathème pour ses frères, ne pouvait s’opposer à la colère de Dieu contre les Juifs. Il faut entrer dans Ses intérêts contre nous-mêmes : c’est L’aimer plus que nous et plus que toutes choses.

Les hommes d’à présent sont trop corrompus pour que Dieu les épargne, et les autres ne sont pas assez purifiés pour servir au dessein de Dieu sans y rien prendre. L’homme se mêle en tout, c’est ce qui fait qu’on voit si peu de fruit. Ce que je vois et entends m’afflige. On croit heureux ceux qui ont des rois protestants : ils sont libres. On en espère un sans religion pour lequel l’Angleterre et la Hollande s’intéresseront. On a des intrigues secrètes dans ces pays. Les paroles données de part et d’autre, tout menace ruine. Ô Dieu, vous savez ce que Vous voulez faire dans cette destruction générale : ceux qui demeureront le verront. Il y en a qui paraissaient du bon parti, devant d’être en place, qui se font connaître ce qu’ils sont, sitôt qu’ils sont placés. On a inséré un mot, qui ne paraît rien, dans ce qu’on a envoyé à Rome qui, dans la place où il est inséré, détruit tout ce qu’on paraît y établir. En voilà beaucoup pour une lettre. Je prie le p[etit] M[aître] de la faire arriver à bon port. Consolez-vous, cher père, en ne voulant que la volonté de Dieu : Dieu purifie par là l’écume dès lors... diminue et n’en restera guère lorsque l’écume en sera ôtée, mais ce qui restera sera pur pour le Seigneur. Je vous embrasse des bras du p[etit] M[aître].

– A. S.-S., pièce autographe.

14. DU PERE LACOMBE. 16 novembre 1693.

Ce 16 novembre 1693

J’ai reçu votre lettre avec une nouvelle et vive joie, dans un temps où il semblait que je dusse être privé pour longtemps ou pour toujours de ce commerce si doux et si avantageux pour moi. Sortant de la lire, je fus poussé à ouvrir le Nouveau Testament. J’y trouve ces paroles : Jésus-Christ habite par la foi dans vos cœurs, étant enracinés et fondés dans la charité 1. Plaise à la divine bonté que cela soit ainsi. Je n’ai point vu qu’il y eut de rupture dans le fond ni de changement quant au cœur. Comme je vous l’ai déclaré plus d’une fois, j’ai regardé cela comme un effet de la nature, laquelle, quoique domptée et bien soumise, ne laisse pas de faire quelques échappées à sa mode, surtout quand il plaît à Dieu de nous livrer à ces infirmités pour des fins qui servent à Sa gloire. Cette bourrasque que nous venons d’essuyer entre nous était nécessaire, à vous, pour rendre votre désolation plus extrême, à moi, pour être encore dépouillé de la douceur de l’avantage que je trouve dans notre union. Ce coup de retranchement fut le dernier, ce me semble, qui me disposa à ma mort mystique, laquelle s’acheva le 6 du mois passé, fête de saint Bruno. J’ai tout sujet de le croire par la manifestation intime et singulière qui m’en fut faite alors, et par les effets qui l’ont suivie et qui continuent; daignez en rendre grâces et gloire à Dieu pour moi. Dès l’entrée de ma prison, je me trouvai tout naturel et tout animal. Qu’il a fallu donner de coups! Qu’il a fallu faire avaler de poison à une si grosse et si vilaine bête pour la faire mourir. Cette mort entière et défaillance totale à soi-même et à tout le créé n’arrive pas si tôt que l’on pense. Elle n’avance qu’à proportion [f. 1 v °] des privations et des dépouillements qui la causent, et il paraît bien, par ce qui arrive à la suite, qu’elles n’étaient pas extrêmes ni complètes, lorsqu’on l’aurait pu croire.

Qu’est-ce qui vous a obligée de quitter Paris et de vous cacher ainsi? Quoi! tous vos anciens amis vous ont-ils abandonnée? Il ne vous reste plus que M. f. pour vous conserver encore une petite porte de communication. J’ai peur que cela n’aille encore plus loin. J’ai vu en songe que nous faisions voyage vous et moi dans les montagnes de Savoie, avec une demoiselle qui m’est inconnue; pendant qu’elle et moi allâmes voir l’église du village où nous devions dîner, je vis des prêtres étrangers, dont l’un me fut représenté sous le nom de Monsieur Vincent, qui disaient entre eux en parlant de vous : «Pauvre Française, devoir mourir!» J’entrai dans l’église où cette demoiselle m’apporta à déjeuner et me fit manger et boire au balustre près de l’autel. Après quoi, étant rentré dans le logis pour vous rejoindre, je vous vis couchée sur un lit, à demi nue et à demi revêtue de méchants haillons, comme de toiles grossières à la manière des plus pauvres gens : accablée de mal comme mourante, le visage si gâté, hideux et contrefait qu’il eût été impossible de vous reconnaître2. Je vous dis qu’il ne me semblait pas que vous dussiez encore mourir. Vous me répondîtes qu’il fallait mourir, non une, mais mille fois. Que vous le vouliez de tout votre cœur, puisque Dieu le voulait. Après quoi, tout disparut. Je n’en ai pas l’intelligence. Si c’est le présage d’un nouveau martyre, ce sera la matière d’une haute gloire pour Dieu et d’une inestimable couronne pour vous.

Je suis tout confus de vos nouvelles libéralités. Je ne savais [f.2r °] pas que vous eussiez mis quatre Louis dans le surplis, parce qu’on ne l’a pas encore reçu, quoi que j’aie averti depuis longtemps de le faire chercher à Toulouse. Croyez que mon cœur est fort reconnaissant et que si le vôtre ne se dément point, comme il paraît par les preuves sensibles que vous m’en donnez, le mien lui répond de son mieux. Avec le secours que vous me donnez, je m’en vais, Dieu aidant, me bien habiller et me mieux nourrir. Ne m’envoyez rien de plus d’un an.

 Quoique les espérances que l’on me donnait de ma prochaine délivrance fussent si bien fondées qu’elles ne pouvaient l’être davantage selon l’homme, néanmoins je n’ai jamais pu compter là-dessus. Si mes pressentiments ne me trompent point, je ne serai jamais rétabli parmi les barnabites, mes confrères. Il est arrivé deux obstacles à ce que l’on s’était promis en ma faveur : l’un est que le père Presset, supérieur de Tonon [Thonon]3, ayant tenu des discours séditieux (ainsi qu’on les appelle) au marquis de Sales, étant à table avec lui en présence de gens qu’il ne croyait pas suspects, tout fut rapporté à M. le Ma[récha]l de Catinat, qui en a informé le Roi; c’est la cause pourquoi on n’a pas osé demander ma liberté à Sa Majesté. Ledit père est fugitif d’état pour ce sujet. L’autre obstacle est qu’on a fait à la Cour de nouvelles plaintes de ce que, dit-on, je reçois beaucoup de lettres. Sur quoi M. le marquis de Chateauneuf a écrit une seconde lettre à notre gouverneur, après la première de même style qui vint, il y a trois ans, lui ordonnant de la part de Sa Majesté de tenir soigneusement la main à ce que je n’écrive ni ne reçoive aucune lettre. Ce que l’on a sifflé encore contre moi étant faux et visiblement controuvé4, puisque je n’ai de commerce qu’avec vous et qu’aucune de nos lettres n’est tombée entre leurs mains. Aussi ne dit-on qu’en termes vagues que je reçois beaucoup de lettres sans en indiquer aucune en particulier. Il faut que ce soit un tour que m’ont joué mes adversaires de Paris : le dessein des pères de Lescar [f. 2 v °] étant venu à leur connaissance, ils ont auparavant pris ce biais pour empêcher que je ne sois élargi, ou pour me faire tirer de ce lieu, ou les confrères qui sont proches, Dieu me témoigne tant de bontés que ceux-là ne peuvent souffrir. Il est surprenant que, sur ce second texte de reproches, on ne m’ait pas aussitôt enlevé d’ici pour me transférer en une autre prison : Dieu avait d’étranges et infinis desseins sur ma longue détention dans cette place. Par-dessus cela, le P. dom Cipry a été malade à l’extrémité : je n’ai encore pu savoir s’il est mort ou hors de danger. De plus, j’avais un petit commerce avec un confrère d’une des maisons de ces quartiers qui m’apprenait bien des choses. Mon disciple, neveu du gouverneur, s’en étant aperçu, l’a rapporté à son oncle : voilà sa reconnaissance. Sans la culture des jardins, je serais renfermé à la rigueur.

La chère sœur Septa souffre des maux de corps inconcevables avec un profond et sec délaissement intérieur. Elle est fidèle à l’abandon. Elle vous salue et embrasse de tout son cœur. Sur ce que je lui fais part de quelques-unes de vos nouvelles, elle en estime et goûte encore plus votre état, disant que plus la créature paraît créature par sa totale destruction, plus le Créateur paraît créateur. En effet, à bien concevoir la chose, rien n’est plus sanctifiant pour une âme que ce qui se fait en elle, de plus glorieux pour Dieu par la haute manifestation de Ses qualités divines, qui se fait par mille et mille dépouillements et sacrifices de la pauvre créature. Les autres amis de ce lieu sont fermes à merveille. Dieu me laisse encore ce soulagement que tout esprit loue le Seigneur. Si l’on venait à m’ôter d’ici, on vous le ferait savoir. Cependant je suis invariablement tout à vous, avec un tendre renouvellement d’estime et d’amitié. Traverses sur traverses cimentent notre union. Amen.

 

– A. S.-S., pièce 7280, autographe; pièce 7279, copie. Nous n’avons pu déterminer les personnes citées selon une orthographe probablement fautive. Le père est enfermé dans la forteresse de Lourdes, où il a cependant pu établir un cercle ami.

 

1 Éphésien, 3, 17.

2 Mort mystique ou prémonition d’épreuves à venir?

3 Les barnabites avaient une maison à Thonon, Savoie.

4 Controuver : inventer une chose fausse.

15. DU PERE LACOMBE Fin 1693.

Qui que vous soyez, vous qui m’avez fait un billet non moins édifiant qu’obligeant, sans que je puisse me figurer qui vous êtes, soyez persuadé que je réponds de tout mon cœur à l’honneur que vous me faites et à l’amitié sainte que vous me témoignez, me réjouissant avec vous du progrès que vous faites dans les voies de Dieu, ravi que je suis que Son règne paraisse en vous, et qu’Il S’y établisse dans toute l’étendue du divin conseil, par l’entière mort à vous-même et par l’absolu désintéressement du pur amour. Je n’ai que faire de vous connaître par votre nom ou par les traits de votre visage. Il me suffit de vous savoir touché de Dieu et résolu1 de Le suivre jusqu’à la consommation de Son éternel dessein. Comme tel, je vous embrasse en Lui-même et vous offre, en contre-échange de vos cordiales préventions, un cœur qui, quoique plein de misères et tout environné de ténèbres, vous est parfaitement acquis.

Mais pour ce que vous me demandez, hélas! à qui vous adressez-vous? Une roche sèche vous donnerait aussitôt des eaux. Je n’eus jamais de talent considérable pour cela, non plus que pour toute autre chose, et ce peu ou de génie ou d’envie que j’avais pour ces sortes de compositions, s’est tellement dissipé qu’il ne me reste que l’étourdissement pour tout partage, avec une impuissance entière d’entreprendre rien de semblable. Le violon et la harpe, le tambour et la flûte sont dans le silence. Tous les instruments de tels concerts sont pendus aux saules du lieu de mon exil2, où je suis de plus condamné aux mines3, étant réduit par une admirable providence à travailler à des jardins depuis le matin jusqu’au soir, n’ayant d’autre étude que de cultiver la terre, ni de plus ordinaire méditation que celle des plantes. Hors de là, tout est réduit à une espèce d’abrutissement. Priez Dieu, mon très honoré et très cher inconnu4, mais fort connu et bien-aimé du Très-Haut, qu’Il me fasse servir à Sa gloire, à laquelle il est trop juste que nous soyons sacrifiés, non par force et violemment, mais par le libre assujettissement de l’amour. Cependant je conjurerai l’amour même, par ses amabilités infinies, de vous rendre un fidèle ministre de sa parole et en tout point un homme selon son cœur, tel qu’il vous désire. Je vous envie un peu le bonheur de connaître la personne que nous connaissons5, mais ce n’est pas le seul des grands sacrifices que le saint abandon exige de ceux qui se dévouent à lui sans réserve. Vers la fin de l’an 1693 6.

– Vie, Add., Lettre 5. «Du père La Combe à Madame Guyon : Réponse du père La Combe à un billet que Madame Guyon lui avait fait parvenir dans sa prison sans se faire connaître».

 

1Madame Guyon est destinataire de la lettre, il faut donc souvent rectifier le genre masculin en féminin.

 

2Ps. 136 : «Nous avons suspendu nos instruments de musique aux saules qui sont au milieu de Babylone…»  (Sacy).

3 L’envoi au travail forcé dans les mines était l’une des peines infligées aux chrétiens sous l’Empire romain, auxquels se compare Lacombe.

4 Intermédiaire entre le père et Madame Guyon.

5 Madame Guyon.

6 Ajout de l’éditeur Poiret.

16. DU PERE LACOMBE. 10 novembre 1694.

Ce 10 novembre 1694.

Au seul Dieu soient honneur et gloire.

Je pensais avant-hier matin, à mon réveil, qu’il y avait longtemps que je n’apprenais rien de vous. Pénétré d’un vif sentiment de compassion, peu d’heures après, je reçus tout à la fois deux de vos lettres, toutes deux sans date; vous devriez toujours l’y mettre. La plus courte me paraît la première. Que devons-nous sinon bénir Dieu de la grande et admirable histoire qui s’accomplit en vous pour Sa gloire? Pendant cinq ou six jours après la réception de votre autre lettre qui nous apprenait de si terribles choses, je portais une profonde impression de votre supplice et du mien : il me paraissait tout assuré, tout réel. Dieu me faisait la grâce d’en être content, car, si l’on supposait comme preuves les crimes dont on nous accuse, mon caractère n’empêcherait pas une sanglante exécution. Puis tout cela me fut ôté, comme qui m’aurait enlevé un manteau de dessus les épaules. Il me sembla que vous et moi étions destinés pour bien d’autres choses. Ce fut aussi le pressentiment d’un [f°68v°] ecclésiastique de notre union, lequel ne s’y méprend guère. Nous attendons en paix l’accomplissement de ce qui en a été arrêté dans le ciel.

Le travail que vous avez entrepris, pour justifier les voies intérieures, est pieux et louable, mais je doute qu’il persuade ceux qui leur sont contraires. Ils ne veulent pas même lire ces sortes d’ouvrages, entêtés qu’ils sont qu’il n’y a rien de bon; ou s’ils en lisent quelque peu, c’est avec tant de préoccupation et si peu d’intelligence qu’ils ne peuvent être éclairés ni édifiés des solides et pures vérités que [de] tels livres contiennent. J’avais entrepris un ouvrage foncier sur ces matières à dessein de convaincre les doctes, et par l’autorité des plus grands auteurs, et par la théologie scolastique; j’y travaillais avec des dégoûts et amertumes intérieurs qui me faisaient assez connaître que cela ne m’était pas inspiré de Dieu. A la fin, il m’a fallu brûler ce que j’avais fait et abandonner l’entreprise. J’ai néanmoins un traité tout fait en latin, pour la confirmation et la plus ample [f°69] explication de mon livre. J’ai retouché une seconde fois le Moyen facile : il est au net, mais comment vous l’envoyer dans une si grande incertitude de votre sort? J’avais commencé à réduire en meilleur ordre votre écrit des Rivières1; il a fallu le quitter. Je me sens porté à entreprendre quelques compositions de cette nature; puis ayant un peu avancé, on me les fait abandonner. Présentement toute lettre même m’est interdite : on me veut dans une si exacte dépendance que je ne puis former aucun dessein ni disposer d’une action ou d’un quart d’heure de temps. Il faut que l’aveugle et rapide abandon entraîne tout, justement comme le torrent, qui, dans les plus violentes cataractes, ne peut ni regarder d’où il vient ni prévoir où il va. Il ne m’a pas été permis de retenir dans ma chambre ce que j’avais d’écrits; j’ai été obligé de les abandonner à un ami.

La doctrine du Saint-Esprit ne s’apprend que du Saint-Esprit même, et dans ces choses mystiques, la maxime de saint Bernard est toujours véritable, que l’homme ne peut entendre que ce dont il a l’expérience. Il est vrai que l’on peut faire voir [f°69v°] aux adversaires de cette divine science qu’il n’y a point d’erreurs ni de dangers dans les expressions qui lui sont particulières et nécessaires, s’ils veulent entendre patiemment ce qu’on leur en dit. Aussi Rome en condamnant plusieurs de ces livres ne déclare aucune de leurs propositions erronée ou hérétique, ce qu’elle n’omettrait pas, s’il y en avait. C’est seulement par manière de discipline qu’elle en défend la lecture. On dit qu’on a aussi défendu les œuvres de l’auteur du Chrétien intérieur 2. C’est aujourd’hui la mode que de très bons livres soient proscrits, et que de très méchants soient en vogue. Si, depuis sept ans, on avait trouvé quelques mauvais dogmes ou dans mes écrits ou dans mes réponses juridiques, on n’aurait pas manqué de me les produire et d’en triompher; il en est de même des vôtres. On a condamné comme hérétique, dans nos jours, une proposition qui est en termes formels dans Sainte Catherine de Gênes depuis trois cents ans, sans que l’on y ait trouvé à redire! Mais pour donner à nos contradicteurs de l’estime et du goût pour les voies intérieures, il faudrait pouvoir les engager à faire constamment oraison, et à se renoncer et poursuivre eux-mêmes. Alors la lumière naîtrait dans leurs cœurs. Ce fut la réponse que fit le savant et saint cardinal Ricci à un qui voulait disputer avec lui sur ces matières : «Allez, lui dit-il, faire oraison durant vingt ans, puis vous viendrez en raisonner avec moi». Ainsi il n’y a pas lieu de s’étonner que la doctrine mystique ait tant d’ennemis. Il faut qu’elle en ait autant que l’estime et l’amour-propre ont d’amis. Les uns se liguent contre elle pour donner un spécieux prétexte à leurs passions, les autres, par un mouvement de zèle non assez éclairé; ainsi la troupe en est grande. Je crois pourtant que plus ces pures voies sont décriées et combattues aujourd’hui, plus elles vont s’établir et régner dans une infinité de cœurs : il y va de la gloire de Dieu à s’y prendre de la sorte.

Pour ce que vous me demandez, si vous devez aller vous présenter vous-même, après avoir achevé vos Justifications, je vous dirai, 1 ° qu’encore qu’il faille communiquer toutes choses avec les gens d’union, il est néanmoins mal [f°70v°] aisé de donner un bon conseil aux âmes, qui, ne se possédant plus elles-mêmes, sont conséquemment entre les mains d’un Maître jaloux de Sa possession, et qui ne prend pas conseil de nous : ainsi, je ne puis que vous dire de faire ce qui vous sera mis dans le cœur. 2 ° Puisque vous avez promis de vous présenter, il n’y a plus à consulter là-dessus. Ce sera une action digne de vous, digne de votre bonne cause, digne de Dieu, pour la gloire de qui vous la soutiendrez, même dans les liens et jusqu’au supplice, s’il le faut. Vous étant livrée pour tous, il vous faut paraître, parler, répondre, payer pour tous. A la bonne heure, que Dieu prenne Sa cause en main et confirme dans Sa vérité et dans Son amour tous ceux qui ne rougissent point de Le confesser et de Le défendre! Pour moi, je n’ai que le silence et l’inutilité en partage. Une vie tracassière, traînante, abjecte, obscure est mon affaire. Si je pense m’en retirer pour peu que ce soit, je me trouve mal : le ver n’est bien que dans sa boue. Continuez-nous la consolation d’avoir de vos amples nouvelles. Toute la chère et constante société de ce lieu vous en prie, vous saluant de tout son cœur3.

[f°71] On dit aussi que, si l’on ne vous eût pas découverte à Versailles, j’aurais été élargi. Le P. Dom Julien4 qui vous a vue souvent, m’est venu voir avec un grand courage, il y a un mois; et je n’en apprends plus rien, ni de lui ni des autres. Vous êtes toujours mon insigne bienfaitrice. Ce que Dieu a lié tient bien fort : on n’est plus sujet à l’inconstance humaine. J’apprends que de pitoyables considérations empêchent des gens qui faisaient fort les empressés, d’avoir plus de commerce avec moi. Tout nous est fort bon, parce que tout nous est la volonté de Dieu. Je me persuadai quasi que vous étiez sortie du royaume. Dieu rend Son œuvre plus admirable en vous tenant cachée dans le lieu même où l’on vous cherche. Il saura vous couvrir de toiles d’araignées tant qu’Il ne voudra pas que vous paraissiez, et quand il faudra que vous paraissiez, Son Esprit parlera par votre bouche. Les filles extatiques, qui disent que vous êtes l’Antéchrist, sont fort habiles de croire que l’Antéchrist doive être une femme. Se trouve-t-il quelqu’un d’assez sot pour l’écouter? C’est comme les Huguenots, qui, soutenant que le pape est l’Antéchrist, sont obligés de reconnaître une centaine d’antéchrists.

[f°71v°] Je n’ai pu deviner ce que vous entendez par ce P. V.5 enfermé, si c’est votre, ou vicieux. Je sais qu’il y en a un des nôtres enfermé, mais je doute qu’il eût des pénitentes, si souvent on se venge soi-même sous couleur de la cause de Dieu, ce qui fait qu’on laisse de gros vices impunis, quand l’homme d’autorité n’est point intéressé. Adieu donc, pauvre femme, puisque vous avez aussi contrefait les pauvres; ce manteau vous a servi pour un temps, maintenant il est usé, il vous en faut un autre. La sacrée famille de ce lieu vous salue, vous honore, vous aime, vous embrasse très cordialement. Le chef, qui sert à notre commerce, est toujours obligeant et généreux, il me fait mille biens. Dieu suscite de bons consolateurs parmi nos traverses. Jeannette6, notre chère sœur et comme l’âme de notre société, souffre extraordinairement. Ô qu’elle vous aime!

 

– A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f ° 68, autographe du P. Lacombe – Fén. 1828, vol 7, lettre 50.

 

1Les Torrents.

2 Bernières (1602-1659), condamné post-mortem.

3Le P. Lacombe avait constitué un cercle spirituel. La «sacrée famille» deviendra par la suite «la petite Église», faisant l’objet principal de l’un des interrogatoires de Madame Guyon (19 janvier 1696).

4 Non identifié.

5 Le P. Vautier, dont Lacombe semble demander s’il est un proche de Madame Guyon.

6 «Madame Guyon ne fait même aucune difficulté de dire que Dieu a donné réciproquement à Jeannette et à elle de grandes connaissances l’une de l’autre, sans qu’elles se soient jamais vues.» (Lettre de La Reynie du 22 janvier 1696).

17. DU PERE LACOMBE A? Février 1695.

J’ai bien reçu votre lettre, ô personne qui m’êtes inconnue, mais comme vous dites, bien unie selon Dieu. J’en ai eu d’autant plus de joie que je ne m’attendais plus à avoir aucunes nouvelles de la Ch [ère] M [ère]. Vous pouvez encore nous en donner, ce qui ne me sera pas une petite consolation. J’avais mandé à N [otre] Ch [ère] M [ère] de ne faire qu’une enveloppe, avec l’adresse à Mgr de Cossier, sans parler du tout de l’autre ami; elles me seront rendues avec autant de sûreté.   Mais elle n’a reçu ni cette lettre-là ni quelques autres, témoin celles qui sont tombées entre vos mains. Je bénis Dieu d’en avoir sauvé quelques-unes de la trahison ou du naufrage. On ne m’avait pas encore donné l’adresse que je reçois de vous, on s’en servira tant que le ciel nous laissera encore quelque ressource. Ne peut-on point confier à l’ami Le Sieur où est renfermée l’illustre souffrante? Illustre à la vérité devant Dieu si, suivant la règle évangélique, on juge de la grandeur d’une âme par la grandeur de ses croix et de ses opprobres, portés [f.1v°] chrétiennement. Cette personne que j’honore véritablement comme ma mère en N [otre] S [eigneur] vous a pu dire quelle est notre union. Mais je ne saurais assez vous exprimer ce que je porte dans le cœur pour elle, et combien je lui suis acquis malgré les tempêtes dont nous avons été battus. Si vous trouvez quelque ouverture, faites-lui savoir ma sincère disposition à son égard; rien du monde n’est capable de l’altérer. Je m’étonnais qu’elle ne faisait aucune mention de mes réponses, quoique je les lui fisse fort régulièrement : une partie a été interceptée. L’autre vous a été heureusement rendue. Je n’ai pas envoyé le paquet qu’elle vous a fait chercher, parce que je ne voyais pas qu’elle pût le recevoir. On n’a pas reçu non plus celui qu’elle m’a envoyé par le messager de Toulouse, ainsi que les dernières lettres le portaient. Il y a à craindre qu’elle n’ait pas été servie fidèlement non plus que pour le premier surplis, dont le paquet fut perdu. Ayez la bonté de nous faire savoir ce que vous jugerez se pouvoir hasarder. De ce côté-ci, il ne s’est perdu aucune lettre. L’adresse est sûre de l’ami très fidèle et très [f.2r°] généreux.

Pour ce qui est de vous, chère personne, qui, quoique inconnue, êtes si aimante et si aimée de la pauvre persécutée, daignez me donner quelque part à votre souvenir devant Dieu, ou dans votre cœur telle place qu’il plaira de m’y donner à Celui qui le possède pour Son amour et pour Sa gloire. J’avais vu, il y a longtemps, votre caractère [écriture] sur les paquets de la ch [ère] M [ère] et dans quelques chansons; mais je ne me serais jamais imaginé que ce fût le caractère d’une femme, surtout y remarquant une si bonne orthographe, ce qui est rare pour le sexe. Il y a bien des morts à essuyer par la privation de tant de personnes que l’on verrait de si bon cœur, et pour qui l’on conçoit tant de correspondance, de par la nécessité de se trouver parmi tant de visages que l’on ne goûte point. L’amour et la volonté de Dieu rend tout supportable : plaise à Sa divine bonté de nous la faire aimer éternellement, quoi qu’il y ait à souffrir pour Lui plaire. C’est dans Son même amour que je vous embrasse cordialement.   

– A. S.-S., pièce 7383, autographe. En tête : «Du P. Lacombe à Mme de (Guyon biffé), XXX, Février 1695».

18. DU PERE LACOMBE 4 mars 1695.

Ce 4 mars 1695

J’ai reçu heureusement la vôtre dernière aussi bien que la précédente. L’incertitude où vous me mettez de pouvoir plus vous en faire tenir des miennes, fait que je ne me sens pas dans celles-ci. Nous avons suivi les différentes adresses que l’on nous a données : comme je les supposais sûres, j’écrivais plus rondement. Mais comme vous dites fort bien, tous ne sont pas capables des vérités singulières, et la préoccupation où l’on est peut donner lieu à de sinistres jugements. Nous attendrons ce qui arrivera par les ordres de la divine Providence, et ce que vous pourrez nous en apprendre. Si vous voyez la chère M[ère]1, assurez-la de la constante continuation de tout ce que je lui suis, aussi bien que de l’attachement de la petite société de ce lieu2. Le paquet de papiers qu’elle disait avoir envoyé à Toulouse ne s’y est point trouvé; il faut le faire chercher au Bureau de Paris pour Toulouse. Peut-être y trouverait-on [f.1v°] aussi le paquet du premier surplis dont on n’a jamais eu de nouvelle3. Je finis pour reprendre mon silence jusqu’à ce que je sache si l’on pourra encore vous écrire; il ne s’en perdra aucune lettre de ce côté-ci, par la protection divine et par les soins de la personne qui nous rend depuis si longtemps un si bon office.

 Depuisa que la personne préposée à Toulouse pour la réception des paquets à nous adressés, a su la remise de celui qu’on envoyait, elle a été au bureau à l’arrivée de chaque messager, mais inutilement. Si vous le jugez à propos, mad [emoise] lle ma très chère sœur en N [otre] S [eigneur] J [ésus] — C [hrist], vous en ferez faire la recherche : peut-être l’a-t-on oublié au bureau. L’adresse en est à M. de Normande chez M. de Colomès, banquier à Toulouse, pour faire tenir à M. de Lasherous4. On avait même déclaré au bureau que c’était des sermons et un livre que M. Mamelus envoie à M. de Lasherous. Le premier, qui s’est perdu aussi au Bureau de Paris, à la réserve que par oubli il y fût encore, <il> s’adressait à M. de Vergès chez M. Bousat, droguiste à…,    [f °.2 r °] pour faire tenir à M. de Lasherous de Caubotteb à Lourdes; il y avait un surplis et quatre Louis dedans. Les âmes unies de ce lieu saluent et embrassent très cordialement l’illustre souffrante et persécutée : vous êtes mise et comprise dans le ballot, ma très chère sœur en Notre Seigneur Jésus-Christ. Que le grand Maître règne en nous par amour, et c’est dans cet amour que je vous embrasse très cordialement, bien que je n’aie l’honneur et l’avantage de vous connaître.

– A. S.-S., pièce 7384, autographe, sans adresse. En tête : «Du P. Lacombe à Mme de Guyon». La seconde partie de la lettre est peu lisible, d’où nos points de suspension.

 

a Cette fin de lettre est d’une autre écriture, probablement de l’intermédiaire côté Lacombe..  

b Lecture incertaine.

 

1Madame Guyon à qui cette lettre est adressée par un intermédiaire.

2 Le groupe dévot constitué par Lacombe, «âmes unies» de la fin de la lettre.

3 Indice de l’aide envoyée par Madame Guyon, probablement sous forme de louis cousus dans le surplis.

4 «Ce prêtre [aumônier de la prison]… assure Madame Guyon qu’il soutiendra partout sa doctrine et qu’il n’en rougira jamais. Tout cela supposé, il semble, Monsieur, qu’il y ait dès cette heure quelque chose à faire du côté de Lourdes...» (lettre de La Reynie du 22 janvier 1696).

19. DU PERE LACOMBE. Mai 1695.

Au seul Dieu soit honneur et gloire.

J’ai vu l’Ordonnance du seigneur prélat dans le diocèse duquel vous êtes présentement. Je ne puis que louer et bénir Dieu avec votre cœur, qui le fait sans doute constamment, pour la nouvelle flétrissure qu’Il a permis qui nous soit arrivée par cette nouvelle condamnation de nos petits ouvrages, lesquels néanmoins ne sont pas tant de nous que de tant de graves auteurs qui ont écrit sur ces matières avec beaucoup plus d’étendue et plus de liberté. Nous ne sommes que leurs échos, qui avons tâché de répéter fidèlement les paroles que nous avions reçues d’eux.

Dans mon Analysis 1, j’ose dire qu’il n’y a rien du mien que la préface, à laquelle on ne trouva rien à redire lorsque je fus interrogé à Paris. Tout le reste est tiré de bons auteurs qui y sont cités; et si, vers la fin de 1’ouvrage, je ne les allègue pas, je ne laisse pas de rapporter leurs propres termes, comme il me serait aisé de le justifier si j’étais en liberté et que je pusse être écouté. Mais puisque les pasteurs des églises du Seigneur réprouvent ces opuscules, nous les devons nous-mêmes réprouver quant à l’usage qu’on n’en veut pas souffrir, et aussi quant aux propositions qu’ils déclareraient erronées, dès qu’on nous les montrerait en propres termes dans nos écrits. Le bien de l’union, de l’obéissance, de la charité est préférable à toute contestation, ou résistance, ou justification; outre que, dans le fond, vous et moi [f ° 127v °] trouvons, dans ce succès de nos petits traités, tout ce que nous avons prétendu, savoir : l’accomplissement de la volonté de Dieu, en cela comme dans

tout le reste. Qui ne se propose point d’autre but, n’est jamais frustré de ses espérances. Il n’arrive rien dans le monde dont Dieu ne fasse un sujet de Sa gloire. Si l’amour de cette adorable gloire fait tout notre contentement, comme nous le demandons à la divine bonté, rien ne manquera à notre satisfaction, comme rien ne saurait empêcher l’accomplissement de notre unique dessein. C’est là que se trouve l’heureuse immobilité du cœur, si combattue, et néanmoins si nécessaire en nos jours.

Je m’étonnerais qu’en épargnant tant d’écrivains qui en ont dit infiniment plus que nous, on nous eût singulièrement entrepris, n’était que les désordres qu’on a reconnus en nos jours ont donné lieu de se plus défier. Cependant j’ai devant Dieu, dans ma conscience, la consolation de ne voir, ni dans mon écrit ni dans mon opinion, les erreurs qui sont justement condamnées dans les articles de l’Ordonnance. Et si je pouvais produire ce que j’en ai écrit, on verrait que je combats directement les principales qui y sont marquées, et contre Molinos, la continuation de son acte de foi non interrompu, ce qui est d’autant plus ridicule qu’il la veut établir même dès les premiers pas de la vie intérieure, au lieu que ce privilège n’est que pour les parfaits contemplatifs gratifiés d’une contemplation infuse, et contre l’aveugle Malaval2, qui a exclu de l’objet de la [f ° 128] contemplation les attributs divins et l’humanité de Jésus-Christ, contre le sentiment de tous les anciens, et contre la définition même de la contemplation. Si je pouvais vous envoyer ces écrits que j’ai faits, je le ferais volontiers, mais je doute que vous puissiez les recevoir.

Pour ce qui est des actes, il est certain qu’il en faut faire. Qui ne ferait point d’actes, ne ferait rien, puisque ces actes sont l’action de l’âme. Mais comme il y en a de plus ou moins parfaits dans leur étendue, dans leur durée, dans leur élévation, dans le dégagement des sens, il faut, de nécessité, que ceux des personnes plus avancées ou parfaites soient plus simples et plus élevés, et conséquemment moins sensibles que les autres. Je vous ai déjà mandé que je signerais sans difficulté les articles qu’on vous a fait signer. Encore qu’il soit vrai que la théologie mystique, comme les premiers écrivains en ont averti, ne se puisse comprendre que par ceux qui ont l’expérience, et qu’en ce sens on puisse dire qu’elle est la pierre blanche, et le nom nouveau que nul ne connaît que celui qui le reçoit3, il est néanmoins certain qu’elle ne contrarie en rien la théologie commune, qui discerne très bien ce qui est erreur d’avec ce qui ne l’est pas, et qui conserve, défend, explique, propose les règles de la foi, selon la parole de Dieu ou écrite ou transmise par tradition. Je ne voudrais point de théologie mystique, si elle était contraire à la scolastique; mais pour lui être ou cachée ou supérieure en certaines choses, elle ne la contrarie pas; elle n’est même que la suite, le progrès [f ° 128v °] et le couronnement de l’autre, en ce que, sur les principes que celle-ci établit, celle-là tâche de s’élever par les degrés anagogiques jusqu’à l’union divine et à la jouissance de Dieu, telle qu’on la peut obtenir dans cette vie par un parfait amour, quoique sous le voile de la foi.

Pour nous, ma chère sœur, frappés, flétris, décriés depuis si longtemps, laissons à Dieu le soin de Sa vérité, de Son Église, des âmes où Il veut régner, et contentons-nous, pour tout bien, de l’amour de Sa volonté et de l’accomplissement de Ses plus que justes desseins. Rien ne périt pour nous, puisque rien ne périt pour Dieu. Demandons-Lui d’un même cœur le véritable amour de Sa gloire plus que de nous-mêmes, plus que de tout bien créé : vivons et mourons dans le total abandon que Son amour nous doit inspirer. Ô que cet abandon est bien exprimé dans ces beaux mots de saint Cyprien et de saint Augustin : ut totum detur Deo! que tout soit donné à Dieu, tout remis, tout délaissé, et pour le temps et pour l’éternité; que ce soit l’unique terme où tende fidèlement notre cœur! Avec cela seul, il ne lui manquera jamais rien, car c’est là la parfaite charité à laquelle rien ne manque, puisque Dieu est charité. Je Le prie d’être votre force et votre protection parmi vos traverses et vos maux de toutes sortes, jusqu’à ce qu’Il opère votre bienheureuse consommation. Tous les amis et les bonnes âmes de ce lieu vous saluent très cordialement. On a fait de cœur beaucoup de prières pour vous. Des personnes d’une vertu éprouvée se sentent unies à vous sans vous avoir vue, quelques-unes même sans avoir guère ouï parler de vous. Pour moi, je demeure constamment votre très acquis en notre Seigneur Jésus-Christ crucifié.

– A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f ° 127, en tête : «mai ou juin 1695». – Fénelon 1828, t. 7, lettre 84.

 

1 Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

2Sur le mystique aveugle de Marseille, v. Index.

3 Apocalypse, 2, 17.

 

20. DU PERE LACOMBE. 12 mai 1695.

Ce 12 mai, jour de l’Ascension, 1695.

J’ai été également surpris et réjoui, lorsqu’à l’ouverture du paquet, que mon tout-puissant Maître a conduit heureusement, j’ai reconnu votre caractère [écriture], dans un temps où il y avait si peu d’apparence que je pusse recevoir de vos nouvelles, de vous-même, ni guère par autre voie. La divine Providence se rend admirable en nous ouvrant toujours des moyens de nous communiquer nos croix et nos confusions, afin que notre union de foi et de croix ait toute l’étendue et toutes les suites que Dieu lui a destinées. Que je suis obligé, en mon particulier, à la charitable personne qui vous a permis de m’écrire! Je prie Dieu de lui en donner une immortelle couronne, et de bénir de ses plus grandes grâces la maison1 où vous êtes traitée si charitablement, pendant que d’ailleurs on vous exerce et poursuit avec tant de rigueur. Je vous croyais en repos dans une profonde retraite, et j’apprends que c’est là même que vous êtes plus tourmentée. De toutes les lettres, si bonnes, si utiles, si fidèles, que j’ai reçues de vous, nulle ne m’est si chère que la dernière, parce qu’aucune ne m’a tant fait voir jusqu’où la divine main vous immole, et quelle est la pesanteur de la croix dont elle vous a chargée. A en juger évangéliquement, et à remarquer les dispositions dans lesquelles vous la portez, assistée d’une puissante grâce qui vous rend immobile dans l’amoureuse résignation, ce n’est pas mauvais signe; au contraire, la conduite et le règne de Dieu y paraissent sensiblement. Pour peu qu’on y fît d’attention, on y découvrirait les caractères [f ° 125v °] de l’Esprit de Dieu, mais, dans le temps d’obscurcissement, de si claires et de si pures vérités sont méconnues et traitées d’erreurs. Dieu qui permit que les prêtres et les docteurs de la loi fussent aveuglés au sujet de la vie et de la doctrine de Jésus-Christ Son Fils, le permet de même à l’égard des âmes qu’Il veut rendre plus conformes à cet adorable Fils. C’est 1’amour-propre qui aveugle le cœur de l’homme; la science et l’autorité l’enflent; le désir de plaire aux puissances, de se faire un mérite auprès d’elles, de s’acquérir un nom dans le monde, détournent facilement de la droite voie et du juste jugement. Quoi qu’il en soit, vous avez appris de Dieu même à recevoir tout de Sa main et à Lui tout délaisser : avec cela, tout va très bien pour vous. Dieu laisse fort embrouiller les choses pour les démêler un jour avec plus d’éclat, ne fût-ce qu’au grand jour de Son jugement.

Pour moi, par l’intime conviction que j’ai que vous êtes à Dieu, et qu’Il habite et règne en vous, je m’estimerais heureux de vous tenir compagnie dans le supplice, en criant hautement que je tiens pour vous, persuadé que vous tenez pour Dieu. Et certes, je ne suis pas sans supplice : grâce, gloire à la divine Providence! il est assez rude et assez long, sans savoir ce qui m’en reste à essuyer. Dieu nous réserve vers la fin les choses les plus extrêmes, les plus surprenantes, les plus écrasantes.

Il me souvient de ce que vous disiez de cette année 1695, que ce serait la queue de la persécution. Il est bien vrai, car rien n’est plus malaisé à écorcher que la queue. De toutes les croix, je n’en connais pas de plus rude que [° 126] celle d’être traité comme vous l’êtes. Quand je commençai d’être interrogé et contredit avec tant de préoccupation et d’aigreur sur des vérités si claires et si importantes, j’en fus si démonté et si accablé, que rien ne me paraît plus sensible. Mais je ne comprends pas comment vous pouvez signer, pour erreurs, des dogmes qui ne sont pas certainement de vous. À moins qu’on ne vous les montre dans leurs propres termes en vos écrits ou en vos réponses, il faut constamment refuser de les avouer pour vôtres, et persister dans la soumission que vous avez tant protestée, demandant un jugement sur le tout, et vous excusant de tant de signatures. Dieu vous veut sans autre conseil que le Sien; c’est bien assez; ce qui paraît renversement et désordre à l’esprit humain, sera reconnu de Dieu pour vérité, pour justice, pour amour. Que de bon cœur je vous aiderais de tout ce qui dépendrait de moi! Mais Dieu, pour Sa gloire et pour la consommation de votre sacrifice, vous veut abandonnée des hommes, et délaissée à Lui seul. Il s’accomplit en votre personne une histoire si singulière que la divine volonté, qui l’a inventée et qui l’exécute sur son projet éternel, en tirera une gloire immense.

Nous avons reçu le paquet des écrits depuis peu de jours seulement. J’ai lu le Purgatoire 2 : il est fort bon et solide. Il y aurait quelque chose à ajouter et à expliquer. Un seul endroit doit être raccommodé; c’est où il est parlé du jugement particulier : il est certain que chaque âme le reçoit à l’heure de sa mort; mais celles qui doivent être plus sévèrement punies l’oublient aussitôt après, le souvenir leur en étant ôté pour les faire plus souffrir. Saint Clément 3 alexandrin est un excellent ouvrage; il paraît que son auteur a été singulièrement inspiré pour déterrer d’un auteur si grave et si ancien la véritable théologie mystique et l’illustre témoignage qu’elle en reçoit. [f ° 126v °] Le Job 4 est beau et plein d’une véritable et salutaire doctrine, tirée du sacré texte avec beaucoup de justesse, non sans une particulière inspiration; néanmoins il aurait besoin d’être un peu retouché.

 Toute facilité d’écrire et de lire m’est ôtée, et mon étourdissement augmente de jour en jour. Je n’attends que la mort, et elle ne vient point; ou plutôt elle vient assez cruellement chaque jour, sans nous achever par son dernier coup. Le jardinage que j’exerce depuis cinq ans m’est insupportable, et d’une amertume extrême; cependant il faut que je le continue. Le corps est fort épuisé de forces et languissant, et si la divine main le pousse plus loin que jamais, une peine intérieure, laa plus bizarre que j’aie eue de ma vie, me fait beaucoup souffrir depuis quelques mois. Tout se verra en Dieu, si nous ne pouvons plus nous voir en ce monde.

Les enfants de Dieu dans ce lieu-ci sont constants dans leurs voies. Tous ceux qui ont ouï parler de vous vous honorent et vous aiment. Le principal ami5 ne se lasse point de me continuer ses charités et ses libéralités. Le jeune ecclésiastique comprend toujours mieux les voies de Dieu. Jeannette 6 ne vit presque plus que de l’esprit, son corps étant consumé par des maux si longs et si cruels. Elle vous aime et vous est unie au-delà de ce qu’ou peut en exprimer, vous goûtant et vous estimant d’autant plus que plus on vous décrie et vous déchire. Elle vous salue et embrasse en Notre Seigneur, avec toute la cordialité dont elle est capable. Nous n’attendons que l’heure que Dieu nous l’enlève. Elle a une compagne et confidente, entre autres qui est d’une simplicité et candeur admirable. Pour moi, je vous suis acquis plus que jamaisb, mais comme cela est toujours plus intime, je le sens et l’aperçois moins, et il faut que je vous… c

– A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f ° 125. – Cor.Fénelon 1828, t. 7, lettre 82.

a et si (mot illis. raturé) (la divine main ajout interligne) le pousse plus loin que jamais. Une (mot illis. raturé) (peine intérieure ajout interl.) la

b fin de l’édition de 1828.

c fin du feuillet. 

1 Sainte Marie de Meaux.

2 Le Traité du Purgatoire de Mme Guyon. Sur le jugement particulier, I.3 : «Je ne crois pas que Dieu la juge d’un jugement particulier […] notre divin juge attendra à la fin du monde à se montrer ou favorable aux justes, ou rigoureux aux pécheurs.»

3 Le Clément de Fénelon (réédité par Dudon : Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie..., Beauchesne, 1930.)

4 L’Explication de Job par Madame Guyon.

 

 

5 Probablement Lasherous, prêtre aumônier de Lourdes, v. note à la lettre n° 271, de Lacombe, du 4 mars 1695.

6 Voir Index, Jeannette.

21. DU PERE LACOMBE 25 mai 1695.

Ce 25 mai 1695.

J’ai reçu heureusement deux de vos lettres de Meaux. Plaise au ciel que vous receviez de même mes réponses! Je ne puis assez admirer ni assez louer la divine Providence de ce qu’elle me fait savoir une bonne partie de vos croix, auxquelles il est juste que je prenne part, et parce que leur cause nous est commune et par la compassion que je dois avoir de vos maux. Vos croix extrêmes ayant opéré votre parfait anéantissement en Dieu seul selon Son dessein, feront jusqu’à votre dernière heure la couronne et le voile glorieux de ce même anéantissement. Tout ce que vous me marquez de votre état en est une preuve plus que probable. Depuis que l’on n’est plus et que l’on ne subsiste plus en soi, mais en Dieu seul, il faut de nécessité qu’on ne se trouve plus, et qu’on ne se sente plus être ce qu’on était. Dieu tirera une grande gloire d’un ouvrage si profond et si caché en Lui, lorsque, l’ayant couronné et glorifié, Il le [f ° 129v °] mettra en parfaite évidence. Cependant il faut que les plus extrêmes souffrances, et de toutes sortes, avancent, conservent et consomment cette œuvre admirable. Ces extrêmes souffrances ne sont point séparées des extrêmes humiliations. Il n’est plus question de voir ni de sentir l’abandon, dès qu’il est arrivé à son comble : on demeure abandonné sans l’abandonnement. En un mot, j’éprouve un peu que l’on est tellement tiré hors de soi-même que l’on ne se trouve plus que pour souffrir. Mais Dieu ne soutient jamais plus puissamment une âme si accablée, que quand tout soutien créé lui manque, et même tout soutien divin aperçu. Alors, la protection de Dieu est d’autant plus forte et plus étendue que le délaissement est plus désolant. Souffrons donc autant qu’il Lui plaira, sans autre appui ni confiance que Lui seul. Grâce à Son infinie bonté, tout autre soutien vous est bien retranché.

Dans les Articles1 que l’on vous a fait [F ° 130] signer, je ne vois rien à quoi je ne voulusse souscrire après les prélats et les docteurs qui les ont dressés. Je ne remarque pas qu’on ait prétendu qu’ils soient dans vos écrits, ni les erreurs qu’ils condamnent, mais ce sont des vérités orthodoxes qu’il faut absolument sauver, sans y donner aucune atteinte sous prétexte de théologie mystique; ce qui n’empêche qu’il n’y ait une autre façon de produire ces actes, laquelle, pour être plus simple, plus durable et réunie dans le regard amoureux de Dieu, ne laisse pas d’être très réelle, et de satisfaire encore plus parfaitement aux obligations communes à tous les fidèles. J’ai expliqué cette difficulté dans le Moyen court et facile que j’ai retouché2, et il y en a des passages de très graves auteurs dans mon infortunée Analysis 2 b. J’ai aussi fait un chapitre exprès dans un ouvrage latin plus ample que j’ai fait, pour prouver contre l’aveugle de Marseille3 et quelques autres l’article 244 des 34 qu’on vous a présentés; il est très solide. [f ° 130v °] Votre soumission et souscription auxdits Articles me paraît complète et édifiante. Je ne sais ce que l’on peut exiger davantage, à moins qu’on ne prétende vous faire rétracter des erreurs formelles qu’on supposerait être dans vos écrits. C’est tout ce que peut faire une femme que de se soumettre aux pasteurs de l’Église, sans qu’elle soit obligée de résoudre des difficultés scolastiques.

Depuis mon autre lettre, j’ai lu tout votre Job. Il me paraît très bon, plein d’une connaissance profonde des voies les plus intérieures, et d’un don singulier de les bien expliquer. Il n’y a que deux ou trois endroits que je voudrais tant soit peu raccommoder, et en quelques autres, ajouter quelques petits éclaircissements. Il y a bien des choses qui m’ont été gravées dans le cœur depuis ma prison et que j’ai lues avec plaisir dans votre écrit telles que je les lisais en moi-même. Je prie Dieu d’être d’autant plus votre consolation, votre fidélité, votre force, votre tout, que plus Il vous retranche tout le reste. Je ne puis travailler à aucun ouvrage de l’esprit, mais seulement à mes jardins, encore avec un extrême dégoût. La petite Église d’ici5 vous salue.

– A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f ° 129. – Fénelon 1828, tome 7, lettre 85.

 

1Les 34 articles, compromis entre Fénelon et Bossuet résumant les entretiens d’Issy, publiés dans les instructions pastorales des 16 avril, 25 avril, 21 novembre, assortis d’une condamnation des écrits de Madame Guyon ainsi que de l’Analysis du P. Lacombe.

2 Travail perdu.

 

2b Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

3Malaval.

4 Article 24 : C’en est une [d’erreur] également dangereuse d’exclure de l’état de contemplation, les attributs, les trois personnes divines et les mystères du Fils de Dieu incarné, surtout celui de la croix et de la résurrection; et toutes les choses qui ne sont vues que par la foi sont l’objet du chrétien contemplatif.

5 Le cercle spirituel animé par le P. Lacombe.

22. DU PERE LACOMBE. 3 juillet 1695.

Ce 3 juillet 1695.

Je reçois heureusement, ma très chère et toujours uniquement aimée en Notre Seigneura, toutes vos lettres de Meaux; avez-vous reçu de même mes réponses? Voici la quatrième. Je bénis Dieu d’un même cœur avec vous de tout ce qui nous arrive par Sa plus qu’aimable volonté. La grandeur de votre croix me fait juger de la grandeur de Son amour pour vous. Il faut que, par toutes sortes de souffrances, d’opprobres, de contradictions, vous ressembliez à Jésus-Christ, qui a paru comme un lépreux, frappé de Dieu, humilié et anéanti en toutes manières. Mais pour signer ou reconnaître que vous ayez jamais rejeté Sa médiation, ou nié Sa personne divine, c’est ce que vous ne devez jamais faire. Il n’est point d’autorité qui ait droit de vous y contraindre, à moins que de si exécrables erreurs ne se trouvassent en propres termes dans vos dogmes. Dieu nous garde d’être jamais intimidés jusqu’à avouer que nous ayons blasphémé contre l’adorable Sauveur, en qui nous avons toujours cru et espéré, comme fait toute l’Église, fallût-il être frappé de tous les maux et de toutes les flétrissures possibles, et dans le temps et dans l’éternité! Ne confessons jamais d’avoir douté le moins du monde de ces vérités fondamentales du christianisme, qui, par la grâce de Dieu, ont toujours fait le principal objet de notre foi, le fond de nos espérances, et le centre de notre amour. Si cela paraissait dans vos écrits, il faudrait le détester dans les formes; s’il n’a été écrit que dans votre cœur, comment présume-t-on de l’en déterrer? Ceux qui vous écrivent différemment là-dessus reçoivent sans doute de différentes relations, qui leur font changer d’avis.

Je vous compatis infiniment, mais je goûte d’autant plus votre état qu’il est plus dénué d’appui créé, et même de l’incréé en manière aperçue. Mais notre Dieu et tout-puissant maître, qui vous fait boire à longs traits le calice de la contradiction extérieure et du délaissement intérieur, vous enivrera bientôt de Ses divines consolations, et vous recevra pour jamais dans la paix et dans la joie qui ne peuvent manquer à ceux qui aiment la vérité, et qui marchent dans la justice, et qui ne respirent que l’amour. Il y a longtemps que je sais que c’est là l’esprit et la vie de votre âme que j’aime toujoursb fortement et tendrement en notre Seigneur Jésus-Christ, ce qui fait que je ne saurais craindre pour vous. Dieu est fidèle, Il n’abandonne pas à l’erreur ou à la corruption des mœurs ceux qui, par Sa grâce, n’ont d’autre volonté que la sienne, ni d’autres prétentions que de le voir régner avec une gloire immense. L’heure viendra que cette longue et effroyable tragédie prendra fin. Il y a près de huit ans que nous sommes sur le théâtre avec tant d’ignominie, sans compter les cinq ou six années précédentes de nos premiers renversements.

Toutes les lettres que je reçois de vous depuis ce temps-là m’apprennent des choses funestes selon l’homme, mais bonnes, mais avantageuses selon le dessein de Dieu. Qui sait si, un jour, après tant d’épines qui nous ont si fort piqués et déchirés, nous ne recevrons point du ciel quelques roses de paix et de repos? Du côté des hommes, je n’en vois aucune apparence. Dieu est tout-puissant. On m’a décrié de nouveau en ces quartiers sur des récits qui sont venus de loin. Je m’étonne que l’on ne m’entreprenne pas une autre fois. Quoi qu’il arrive de vous et de moi, Dieu, Sa vérité, Son règne, Sa volonté, Sa gloire subsistera toujours et triomphera en nous. Avec cela, rien ne peut nous manquer, puisque c’est là que se terminent toute notre ambition et tous nos vœux. Il se rend singulièrement admirable dans la conduite qu’Il tient sur nous et sur nos semblables. Il y paraît Dieu hautement, puissamment, terriblement. Tous les esprits L’en loueront dans l’éternité.

 Tous les amis de ce lieu vous honorent constamment, vous estiment, vous aiment, quoique je ne leur cache pas tout le mal que l’on dit de vous. Les meilleures âmes que nous y connaissions vous sont les plus unies. Pour moi, je vous suis toujours très sincèrement attaché en Notre Seigneur. Encore un peu de patience, et le souverain Juge viendra prendre notre cause en main. Par Sa miséricorde, depuis qu’Ilc nous a singulièrement appelés à Son service, nous n’avons prétendu que Son règne, ni cherché que Son amour. Quand on cherche sincèrement Dieu, on ne peut s’écarter de la vérité ni de l’amour, puisque quiconque Le cherche sans feinte Le trouve infailliblement, et que, L’ayant trouvé, on possède en Lui-même toute vérité et le parfait et immortel amour.

On salue cordialement vos filles1, et toutes ces bonnes âmes à qui Dieu donne des sentiments de compassion et de tendresse pour vous. Ô chère mère, Dieu vous a bien livrée pour tant d’autres! Ô gloire de Dieu, ô empire du Très-Haut, établissez-vous, paraissez avec éclat, n’épargnez pas ces néants où ils peuvent y servir! Ils sont à vous sans réserve, non seulement par le droit de la création, mais par l’amoureux assujettissement qu’ils vous ont mille fois voué sans bornes et sans exception.

 

– A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f ° 131, autographe et XI2, f ° 133, copie. – Fénelon 1828, t. 7, lettre 86, p. 184.

Il y a des reprises dans la lettre suivante de Lacombe, du 28 juillet, mais les deux lettres s’avèrent cependant distinctes. On est partagé entre le doute sur l’édition de 1828 (cependant très bonne pour l’époque et très exacte pour le début de cette lettre), sur l’état mental de Lacombe, peut-être déjà perturbé, mais il se peut aussi que Lacombe reprenne volontairement des fragments, compte tenu de la perte prévisible de courriers. Les répétitions ont lieu au sein même de la lettre suivante, ce qui semble malheureusement favoriser l’hypothèse d’un état mental perturbé. L’écriture est ici moins ferme que celle des lettres précédentes; plus fréquemment qu’auparavant les jambages des lettres sont inclinés tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche.

Noter la répétition de la fin de la lettre présente, dans celle du 29 juillet suivant. Cependant on ne dépend ici que de l’imprimé de 1828 pour cette fin et une confusion de cet éditeur entre deux sources est possible.

 

a «Ma très chère et toujours uniquement aimée en n.s.» biffé sur la copie, manque sur l’imprimé de 1828. 

bfin de notre source autographe, nous poursuivons à partir de la copie reprise par Fénelon 1828.

cfin de la copie, nous poursuivons à partir de l’imprimé de 1828.

 

1 Famille (Marie de Lavau) et Françoise Marc.

23. DU PERE LACOMBE. 15 juillet 1695.

Ce 15 juillet 1695.

Je viens de recevoir votre bonne lettre, ma chère et très honorée en Notre Seigneur, avec toute la joie qu’on peut avoir en apprenant de vos nouvelles et voyant ces propres caractères de la personne du monde que l’on aime le plus. Vos persécutionsa et tous vos autres maux ne font que raffermir notre union, de même que mon ignominie ne vous rebute pas. Il vient quelque ennui de vivre parmi d’inconcevables misères, mais l’esprit ne se lasse pointb de voir accomplir la volonté de Dieu, à l’empire et à la gloire de laquelle on s’est uniquement dévoué.

Je voudrais bien faire ce que vous souhaitez, touchant les écrits que j’ai. Ce me serait un véritable plaisir d’être occupé à de si belles choses, au lieu que je ne fais que me traîner sur la terre et parmi la boue, outre que la plupart du temps je ne sais que faire. Mais je ne puis souffrir aucun ouvrage de l’esprit. J’en ai un presque achevé, auquel je n’ai pu toucher depuis quatre ou cinq mois. J’essaierai néanmoins de passer la main sur les vôtres. Priez le tout-puissant Maître de m’en donner la facilité avec le discernement nécessaire. [f°146v°] Cependant on vous enverra, sous l’adresse que vous nous donnez, ce qu’il y a de prêt. Je bénis Dieu de ce qu’Il Se choisit des cœurs pour les éclairer de Ses pures vérités jusque dans des lieux et des états où il paraît moins de dispositions pour un si grand bien. Le souverain Monarque et Roi des rois ne craint point d’opposition, et ne dépend d’aucune disposition, quand Il veut signaler Ses miséricordes.

Je verrais volontiers votre Apocalypse, ne l’ayant pas lue, mais ne me l’envoyez que dans deux mois d’ici. Si je puis travailler aux autres ouvrages, je vous le ferai savoir. L’esprit humain, quoique savant, ne pouvant comprendre les pures voies de Dieu, les altère et les brouille, croyant les bien démêler et les découvrir à fond. Rien n’empêchera l’Esprit de Dieu de Se communiquer à qui il Lui plaira. Pour être éclairé par Lui, on n’a que faire de livres : il n’y a qu’à s’abandonner à Lui, Le suivre, et Lui demeurer bien soumis. Aussi, plus on Lui est assujetti en foi nue et par un pur amour, moins on a besoin de [f°147] livres. Sa divine onction enseigne tout ce qu’il nous faut savoir pour Lui plaire, et c’est tout ce qu’il nous faut savoir. Je ne doute point qu’en voulant mettre en beaux termes les ouvrages de ces grands hommes, on ne les affaiblisse et les altère, surtout si leurs traducteurs ne sont pas conduits par le même Esprit qui animait ces divines plumes. Saint François de Sales n’est pas si vieux qu’on ne l’entende fort bien, et qu’il n’ait beaucoup de netteté et de grâce. Un habile avocat de Paris, célèbre il y a environ vingt-cinq ans, avant que de composer un plaidoyer, lisait toujours quelques chapitres de saint François de Sales, pour imiter sa clarté et ce flux si aisé de son style.

Tous les enfants d’ici vous saluent très cordialement : plus que tous, les deux ecclésiastiques, et Jeannette. Celle-ci est toujours aux portes de la mort, et si [sic], elle ne saurait passer. Le règne de Dieu s’établit ici comme ailleurs, en très peu d’âmes, mais par les mêmes voies d’abandon et de perte. Tout à vous en notre Seigneur Jésus-Christ.

 

A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f ° 146, autographe. Correspondance de Fénelon, 1828, t. 7, Lettre 89, p. 193, (cette édition s’avère très fidèle, atténuant seulement les expressions trop affectueuses, ici comme dans les autres début ou fin de lettres de Lacombe). 

 

a Ma très chère et très honorée en notre Seigneur, avec toute la joie qu’on peut avoir en apprenant de vos nouvelles. Vos persécutions Fénelon, 1828, omissions.

bjamais Fénelon, 1828.

24. DU PERE LACOMBE 29 juillet 1695.

Ce 29 juillet 1695

Grâces et gloire à Dieu, ma très honorée et très chère en Notre Seigneur, sous toutes les qualités que vous n’ignorez pas. Je viens d’apprendre par votre lettre votre heureuse délivrance d’une cruelle persécution. Dieu avait daigné m’en donner un signe sensible le jour de Notre-Dame du Mont Carmel, le 16 de ce mois, lorsqu’étant à genoux devant mon feu pour apprêter mon pauvre souper, je vous vis en esprit passer devant moi vite comme un éclair, mais avec un visage gai et un air tout riant, sans que je comprisse ce que cela voulait dire, car vous ne me disiez rien, jusqu’à ce que, venant à disparaître, il me fut dit dans le cœur que vous veniez d’être mise en liberté. Je doutai néanmoins si vous n’étiez point morte. Toute la petite Église de ce lieu1 s’en réjouit avec moi et glorifie Dieu, qui tire si puissamment des plus mauvais pas ceux qu’Il a jugés d’y abandonner pour Sa gloire. Nous espérons qu’Il en fera de même des autres épreuves auxquelles Il veut encore vous livrer, afin qu’Il ne manque aucun ornement ni éclat à la couronne qu’Il vous a destinée. [f ° 1v °] Ne me diriez-vous pas quelle est cette persécution nouvelle qui vient encore fondre sur vous, ô femme très heureuse pour en avoir tant à essuyer, et de très rudes et très ignominieuses? Ce sont autant de joyaux de grand prix dont le céleste Époux vous pare et enrichit pour la noce éternelle. Quand même il faudrait sortir de ce monde comme Lui, par un infâme et très rigoureux supplice, ce serait la plus glorieuse issue des travaux de cette vie que nous puissions espérer. Mais sa seule volonté est tout notre Dieu. Elle seule nous suffit pour toute prétention à toute félicité. Vous souvient-il que, quand, à Montboneau 2, il fallut nous livrer à elle pour les plus ineffables sacrifices, elle exigea en même temps de nous que nous fussions abandonnés pour plusieurs années à l’ignominie et au supplice? Pensant quelquefois à la conduite qu’il a plu à Dieu de tenir sur nous, et qu’Il garde de même sur plusieurs autres, je Lui dis, dans ma respectueuse simplicité, qu’Il est en puissance unisseusea, mais tôt après cruel séparateur. Il faut néanmoins avouer que par la séparation même, Il unit plus fortement.

De plus, [f ° 2] je n’ai pas cru non plus qu’il faille vous envoyer si tôt les écrits que vous souhaitez, tant parce que je voudrais les retoucher et y en ajouter d’autres qui sont presque achevés, qu’à cause que, dans l’incertitude où nous sommes, étant battus d’une si longue et si furieuse tempête, nous pourrions trop exposer ces ouvrages et ne rien faire. Si vous jugez, nous différerons encore, en attendant si Dieu daignera nous accorder le repos de la paix avec ceux qu’Il a revêtus de son autorité. Je deviens de plus fort infirme, épuisé de forces et capable de très peu de chose. Il ne faut qu’un néant sans résistance à un Dieu tout-puissant pour en faire ce qui Lui plaît. La peine bizarre dont je vous touchai deux mots dans une des miennes me dure encore; je ne puis encore vous l’expliquer clairement3. Rien ne m’avait causé de peines et si extravagantes et si cruelles, quoique au fond ce ne soit qu’une bagatelle, dont autrefois je n’aurais fait que me moquer. Les misères croissant, bien loin de diminuer, il en faut éprouver de toutes sortes. Ô combien de sacrifices Dieu exige-t-Il d’une âme qu’Il a destinée pour signaler en elle les droits souverains de Sa [f ° 2v °] toute-puissante volonté!

Tous les amis et amies vous saluent très cordialement. En particulier Jeannette4, plutôt de l’autre monde que de celui-ci. Ses maux corporels sont extrêmes, sans pouvoir encore s’achever. Son esprit, tout tiré hors d’elle, trouve tout en Dieu. Il est croyable que l’Époux céleste la rend mère de plusieurs enfants de grâce; vous savez par expérience qu’il en coûte de cruelles douleurs. Recommandez-nous tous à l’immense petit Maître, comme nous vous offrons très particulièrement à Lui. Nos salutations à vos bonnes filles, Marc et Famille 5. Envoyez-nous de nouveau l’adresse pour vous écrire. Votre bon ami, l’abbé nommé à l’archevêché6, n’a t-il point été ébranlé, affaibli, ou ébloui par l’éclat de sa dignité et par l’amour de la réputation et de la paix qu’il est si doux de conserver, et si précieux de ménager avec soin dans le monde? Pour votre ancien ami, tout malheureux, tout décrié, tout ruiné, il vous est invariablement acquis, et vous honore et vous aime parfaitement en Jésus-Christ Notre Seigneur [F ° 3] purement; et que rien ne peut séparer les cœurs qu’Il a unis.

La mort subite et violente de mon évêque et principal adversaire [d’Arenthon] me paraît un peu funeste, quelque homme de bien qu’il fût d’ailleurs. Quand on est emporté si inopinément, on ne peut qu’on ne laisse à faire… b Le spirituel et pour le temporel, bien des choses préméditées.   Heureux ceux ou qui ont tout fait, ou qui n’ont rien à faire. Cette mort est arrivée à peu près dans le temps que vous aviez marqué dans votre prophétie de la chaise grise7, il y a prèsa de sept ans. Je ne sais si cela pourrait donner lieu à mon élargissement, mais je ne doute point que ce prélat n’ait le plus contribué à ma ruine selon le monde. J’ai tant de fois prié si affectueusement pour lui, surtout dans les moments de douce et sensible amour, et, dans le fond, je l’aimais comme mon père. J’adore les incompréhensibles jugements de Dieu.

Je comprends un peu ce que vous souffrez au-dedans par ma propre expérience. Ce sont des peines d’autre nature que les précédentes, et plus cruelles sans comparaison, car l’âme et le corps en sont pressés jusqu’à la [f ° 3v °] défaillance, sans consolation, sans soutien, sans savoir ce que c’est, sans comprendre à quoi il tient qu’on ne rentre dans la liberté, dans le large, dans la paix d’autrefois. Toute l’humanité est accablée et abreuvée d’une inconcevable amertume, ce qui fait qu’on ne peut comparer cet état qu’à un enfer. Mais si c’est un enfer pour le tourment qu’il souffre, c’est bien un paradis pour la souveraine résignation qui reste dans le fond. Je crois que c’est un genre de peine propre aux âmes déjà fort anéanties, et qui sert également et à annoncer de plus en plus leur anéantissement, et à se couronner pour la plus inconcevable croix; à qui ne l’a pas éprouvée aussi sans un profond anéantissement, il serait impossible d’en porter le poids. Dieu la réserve pour le temps qu’il faut. Ce que vous en éprouvez me marque d’autant plus le pur règne de Dieu en vous.

La croix intérieure du délaissement et de la générale défaillance de la nature fut celle qui mit Jésus-Christ en état de souffrir plus cruellement dans Sa passion, et qui enfin épuisa Sa vie et Le livra à la mort, non sans qu’Il en eût fait Sa respectueuse plainte à Son père. On en dit et écrit quelque chose scolastiquement, mais ce n’est presque rien au prix de [F ° 4] l’expérience. Il me semble que ce martyre intérieur sert particulièrement à ruiner, à faire fondre et disparaître ce qui reste d’être, même après la mort et la résurrection mystiques, et en même temps, les derniers appuis et effets de notre être, qui sont la raison, le conseil, la préméditation, la conduite naturelle à l’homme, choses qui coûtent infiniment à perdre, surtout dans ceux qui avaient été forts en eux-mêmes et plus habitués aux façons humaines. Il faut néanmoins en venir là, afin que Dieu soit parfaitement toutes choses en nous et qu’Il opère en nous toutes nos œuvres. La grâce qui est donnée aux âmes, en manière de ruine et de perte, trouve toujours de quoi s’occuper à ruiner et à perdre, faisant tomber l’âme de pauvreté en pauvreté, de défaillance en défaillance, et par telle conduite elle la tire tellement d’elle-même qu’il est impossible que cette âme, voulant se chercher et se regarder, se trouve plus en soi, ni autre part qu’en Dieu, qui seul est, et est Tout. Il n’y a plus de soi, ni de chez soi, pour une telle âme qu’un néant entre les mains de l’adorable Tout qui en fait ce qu’Il veut. [f ° 4v °].

Vous pouvez croire, mon unique, ma chère en Notre Seigneur, qu’il n’y a pas femme au monde à qui je voulusse plus complaire qu’à vous. Cependant il m’est impossible de travailler aux ouvrages que vous m’avez envoyés, ni aux miens propres qu’il faut que je laisse imparfaits, ne trouvant aucune ouverture intérieure pour m’y appliquer; au contraire tout m’est fermé de penser, de faire, et je demeure incapable de toute fonction de l’esprit, infiniment éloigné de toute littérature, outre que, ne pouvant encore être déchargé du soin des jardins, il m’occupe beaucoup. Au sortir de là, il faut venir m’apprêter moi-même de quoi manger. Le peu de temps qui me reste me dure beaucoup parce que je ne sais que faire. Qu’il me serait doux de pouvoir m’occuper à de si belles choses, de manier tant de pierreries, d’être parfumé de ces célestes senteurs! Mais tout m’en interdit. Parlez-en au petit Maître : demandez-Lui si ce que je vous en dis n’est pas véritable. Il a tout pouvoir entre ses mains, tout crédit auprès de l’éternel Papa8; qu’Il me livre à toutes Ses volontés! Qui sait si le temps qui n’est pas encore venu, ne viendra point [f° 5] fortement et tendrement en N.S.J.C., ce qui fait que je ne saurais craindre pour vous. Dieu est fidèle; Il n’abandonne pas à l’erreur ni à la corruption des créatures ceux qui, par Sa grâce, n’ont d’autre volonté que la Sienne, ni d’autre prétention que de Le voir régner avec une gloire immense.

L’heure viendra que cette longue et effroyable tragédie prendra fin. Il y a près de huit ans que nous sommes sur ce thrône avec tant d’ignominie, sans compter les cinq ou six années précédentes de nos premiers renversements. Toutes les lettres que je reçois de vous depuis ce temps-là m’apprennent des choses funestes selon l’homme, mais bonnes, mais avantageuses selon le dessein de Dieu. Qui sait si, un jour, après tant d’épines qui nous ont si fort piqués et déchirés, nous ne recevrons point du ciel quelques roses de paix et de repos? Du côté des hommes, je n’en vois aucune apparence. Dieu est tout-puissant. On m’a décrié de nouveau en ces quartiers sur des récits qui sont venus de loin. Je m’étonne que l’on ne m’entreprenne pas une autre fois. Quoi qu’il arrive de vous et de moi, Dieu, Sa vérité, Son règne, Sa volonté, Sa gloire subsistera toujours et triomphera en nous. Avec cela, Dieu ne peut nous manquer, puisque [f° 6] c’est là que se terminent toute notre ambition et tous nos vœux. Il se rend singulièrement admirable dans la conduite qu’Il tient sur nous et sur nos semblables. Il y paraît Dieu, hautement, puissamment, terriblement. Tous les esprits bienheureux L’en loueront dans l’éternité.

Tous les amis de ce lieu vous honorent constamment, vous estiment et vous aiment, quoique je ne leur cache pas tout le mal que l’on dit de vous. Les meilleurs âmes que nous y connaissions vous sont les plus unies. Pour moi, je vous suis toujours très sincèrement attaché en Notre Seigneur. Encore un peu de patience, et le souverain Juge viendra prendre notre coupe en main. Par Sa miséricorde, depuis qu’Il nous a singulièrement appelés à Son service, nous n’avons prétendu que Son règne, ni cherché que Son amour. Quand on cherche sincèrement Dieu, on ne peut s’écarter de la vérité, ni de l’amour, puisque quiconque Le cherche sans feinte le trouve infailliblement et que, L’ayant trouvé, on possède de Lui-même toute vérité et le parfait et immortel amour. Agréez que je vous embrasse en Jésus-Christ de toute l’affection de mon cœur. Tous les intimes en font ici de même. [f. 5 v°, en travers] Jeannette est toujours mourante et toujours vivante. Il ne lui reste guère que l’esprit; encore est-t-il hors d’elle, reçu dans le sein de Celui qui la possède.

On salue cordialement vos filles et toutes ces bonnes âmes à qui Dieu donne des sentiments de compassion et de tendresse pour vous. Ô chère mère, Dieu vous a bien livrée pour tant d’autres9. Vous souvient-il qu’à Montboneau il fallut nous livrer pour porter le supplice10? Nous ne savons encore quelle sera notre fin. Mais jusqu’ici, grâce à Dieu nous avons été assez bien pris.

Ô gloire de Dieu, Ô inspirée du Très-Haut, établissez-vous, paraissez avec éclat, n’épargnez pas ces néants où ils peuvent y servir : ils sont à vous sans réserve, non seulement par le droit de succession de Sa création, mais par l’amoureux assujettissement qu’ils vous ont mille fois voué sans bornes et sans exception11.    

 

– A. S.-S., pièce 7395, autographe de lecture délicate, sans adresse. Sur les répétitions, v. notre commentaire à la lettre précédente du 3 juillet.

 

aLecture incertaine.

 

1La «petite église» sera remarquée des enquêteurs!

2Montboneau, où eut lieu un événement inconnu, probablement d’ordre intérieur, très présent à la mémoire de Lacombe, v. ses répétitions.

3Une dépression?

4 Nous ne savons rien de plus sur cette figure de la «petite église», qui revient plusieurs fois dans les lettres de Lacombe.

5 v. l’Index sur ces deux fidèles filles de compagnie.

6 Fénelon. On devine une pointe d’amertume, mais la franchise du propos est méritoire.

7 Prophétie inconnue! (à moins qu’il ne s’agisse d’une erreur de lecture).

8 Il s’agit de Dieu le Père et non du pape!

9 Répétition du troisième paragraphe : «Tous les amis et amies vous saluent très cordialement. En particulier Jeannette» — ainsi que de la fin de la lettre précédente du 3 juillet : «On salue cordialement vos filles, et toutes ces bonnes âmes à qui Dieu donne des sentiments de compassion et de tendresse pour vous. Ô chère mère, Dieu vous a bien livrée pour tant d’autres! Ô gloire de Dieu… ».

10 Répétition du premier paragraphe : «… à toute félicité. Vous souvient-il que, quand, à Montboneau, il fallut nous livrer à elle pour les plus ineffables sacrifices, elle exigea en même temps de nous que nous fussions abandonnés pour plusieurs années à l’ignominie et au supplice? Pensant quelquefois à la conduite… ».

11 Les deux derniers paragraphes apparaîssent dans la lettre précédente du 3 juillet : il peut toutefois s’agir d’une erreur de l’imprimé de 1828 qui est la seule source pour la fin de cette précédente lettre.

25. DU PERE LACOMBE 20 août 1695.

Ce 20 août 1695. / Soli Deo honor et gloria.

Ce n’est pas une petite consolation pour moi, ma très chère et toujours constamment aimée en Notre Seigneur, duranta ma longue captivité, et avec ma désolation extérieure et intérieure, d’avoir encore de vos lettres; et je ne puis assez louer la divine Providence de ce qu’elle me conserve un si grand bien, malgré tout ce qui s’y est opposé. Soyez persuadée que mon cœur répond au vôtre autant qu’il en est capable. Une union liée par la croix, et sous les sûrs nuages de la foi, comme il vous souvient bien que commença la nôtre, se soutient, se raffermit, se consomme par la contradiction et par les traverses, son progrès répondant à sa naissance, afin qu’elle soit cimentée comme elle a été fondée. Je me réjouis du repos et de la paix que Dieu vous accorde présentement dans votre solitude; cela durera selon Sa volonté. L’amour d’infinie préférence que nous Lui devons nous rend indifférents pour toutes les dispositions où il Lui plaît de nous mettre; et il est certain que tout état fait notre félicité, depuis que nous ne l’établissons plus que dans le bon plaisir de Dieu que nous savons en être l’auteur. C’est ce que peut la souveraine résignation : de l’enfer elle se ferait un paradis, dès que l’ordre de Dieu l’y tiendrait. Ô la grande grâce que Dieu fait à une âme, que de la tenir dans l’amoureuse et aveugle soumission à toutes Ses volontés! Grâce des grâces, avec laquelle rien ne lui manque. Aussi, ayant ce trésor inestimable, elle ne peut rien désirer au-delà, ni craindre d’autre mal que d’en être privée.

Vous ne l’apercevez point, dites-vous, cette parfaite résignation, vous l’avez d’autant plus, étant toute passée dans ce bienheureux état : queb votre intérieur se cache de plus en plus, jusqu’à disparaître. C’est la suite naturelle et le progrès de la voie de perte et d’anéantissement, à laquelle vous avez singulièrement été appelée. Puisque le parfait anéantissement doit réduire l’âme au pur rien, il n’y doit plus rien paraître. Tant qu’on se trouve, qu’on se voit, et qu’on remarque en soi quelque chose, soit bonne ou mauvaise, on n’est pas réduit au seul néant. Dans le [f°148v°] vide de tout, rien ne paraît, ni bien ni mal. Que si l’on agit encore, on ne peut l’attribuer qu’à Celui qui est, et qui seul fait aussi bien toutes choses, comme Il est tout en toutes choses. Si l’on se retrouve quelquefois, ce n’est plus en soi, mais en Dieu seul, en qui tout est passé, en qui tout a été reçu. Il ne reste au néant qu’une inexplicable figure d’être, avec toute la misère qui fait son apanage, et avec la seule capacité de souffrir, et de souffrir beaucoup plus qu’on ne faisait quand on était dans son être propre.

M. l’abbé Nicole a eu un beau champ pour exercer sa bonne plume1, en écrivant contre des gens sans défense, et de qui les écrits ont été flétris par les prélats et par les docteurs. Avec de tels préjugés contre nous, comment pourrions-nous lever la tête? Quand nous aurions écrit infiniment et le plus solidement, de quoi servirait-il, sinon pour plaire à ceux qui sont déjà enseignés et persuadés par l’onction de l’Esprit? Car pour les autres, prévenus aussi puissamment qu’ils le sont, ils ne daigneraient pas seulement regarder nos défenses, ou s’ils y jetaient les yeux, ce ne serait que pour y chercher les erreurs qu’ils prétendent qui y sont. De quoi a servi tout ce que vous avez écrit avec tant de peine, faisant, comme vous dites, la concordance de vos maximes2 avec celles des bons auteurs? De quoi a servi le Saint Clément d’Alexandrie3, tout utile qu’il est dans le fond? Son auteur a lui-même souscrit contre, en rejetant, avec ceux de l’assemblée d’Issy, les traditions secrètes que reconnaît cet ancien Père de l’Église. Dans la préoccupation où l’on est, on n’écoute rien. Vous savez que la Sorbonne ne veut plus approuver aucun ouvrage mystique où il soit parlé de voie passive. De plus, tout ce qu’on soupçonnerait qui viendrait de nous, frappés et décriés comme nous le sommes, serait d’abord rejeté comme anathème. Ainsi je crois que nous devons demeurer en paix, abandonnant à Dieu le soin de Sa cause, sans plus nous tourmenter inutilement.

Voulez-vous bien que je vous dise encore que nous n’avons [f°149] que trop écrit et imprimé, quoique nous n’ayons mis au jour que de fort petits ouvrages? Jugeons-en par le succès, et par les contradictions et les flétrissures qui nous en sont arrivées. Les voies intérieures étant si fort décriées dans nos jours à cause des scandales du quiétisme, on s’en défie partout; et par une funeste méprise, on impute à la pure et parfaite oraison les désordres et les erreurs qu’on a vus naître de la corruption de ceux qui se couvraient d’un si beau manteau. Voilà, ma très chère, ce que j’en pense, outre que je me trouve encore dans la même impuissance de composer et d’écrire, étant au contraire toujours plus hébété et épuisé d’esprit et de corps. Il faudrait, de plus, beaucoup de livres pour convaincre par autorité ceux qui se sont fort préoccupés et destitués de l’expérience, qui est la maîtresse de l’Intérieur.

Je conçois plus que jamais que les livres non seulement ne sont pas nécessaires, mais même qu’ils sont peu utiles pour la vie fort intérieure, car, puisque le Saint-Esprit en est l’auteur et le maître et qu’on ne la comprend qu’autant qu’on l’éprouve, il n’y a que cela de nécessaire. Si l’on n’est pas dans les états, on ne les comprendra pas pour les lire. Si l’on y est, on a quelque plaisir de les voir bien décrits, et c’est tout, on peut même aisément s’y flatter, se brouiller, s’attribuer ce que l’on n’a pas, s’écarter de son chemin. Aussi voyons-nous que les âmes les plus simples, qui ne lisent point, marchent, avancent, arrivent plus sûrement, plus promptement, plus heureusement que celles qui lisent beaucoup. Et n’éprouvons-nous pas tous, que quand nous sommes établis dans l’intérieur, et assez persuadés et rassurés par l’expérience, nous ne goûtons plus les livres, et nous nous passerions de tous sans peine? Il n’y a que les nôtres propres, et ceux de nos amis, que nous aimons toujours à voir, et que nous souhaiterions de faire valoir, par un sentiment de nature qui n’est jamais entièrement détruit tant que nous sommes revêtus de chair. Une infinité de très grands Intérieurs ont été formés sans livres, et le même Esprit qui les a formés Lui seul, en formera dans tous les siècles une infinité d’autres. Je ne puis apprendre que de l’Esprit de Dieu ce que Dieu veut de moi en particulier.

[f°149v°] Cec me serait un sort bien doux de finir mes jours solitaires auprès de vous et de vous rendre tous les services dont je serais capable mais je ne crois pas que l’on fût d’humeur à m’y souffrir. Trop heureux que je serais de vous revoir encore une fois. Cela serait si un songe que j’ai fait depuis peu était véritable; mais hélas ce ne sont que des songes. Ceux que j’avais faits dans le commencement de notre ruine se sont terriblement accomplis. J’en ai fait un depuis que vous m’avez appris la mort de Mr de Genève, où je me voyais avec de petites bergères dans la campagne et ce prélat y survenant me demanda si j’avais des livres. N’avez-vous rien appris de particulier touchant sa mort, son testament, les dispositions du diocèse, qui l’on destine pour son successeur? Ces idées d’autrefois m’ont souvent tourmenté et me tourmentent encore.

Toute la petite Église de ce lieu se soutient, grâce à Dieu; elle n’augmente ni ne diminue. On vous y estime et honore et aime particulièrement; dès qu’on se sent uni à nous, on l’est aussi à vous. L’ecclésiastique qui, depuis sept ans, nous rend mille bons offices, ne se lasse point : il redouble plutôt ses amitiés et ses charitables soins. Il fait toute la dépense des lettres et des paquets, sans souffrir que j’y contribue d’un sou. L’autre ecclésiastique va son train. La mort le talonne et l’abandon le tient à la gorge. Jeannette vous aime inconcevablement : elle se trouve si unie à vous que rien plus, vous apercevant tout absorbée en Dieu comme une âme qui n’est plus de ce monde.

Elled a pleuré le comte Moressis, polonais, comme son cher frère, par l’intime union qu’elle a sentie pour lui. Cette bonne fille, toute fille qu’elle est, est Mère de plusieurs Enfants spirituels, dont quelques-uns lui sont manifestés. Une seconde confidente a été ajoutée à la première, toutes deux fort simples et fort bonnes. Si l’on y regardait de près, on reconnaîtrait qu’il n’est point de voie plus sûre ni plus pure dans l’Intérieur que celle qui faisant outrepasser tout intérieur de la créature, tend uniquement à ceux du Créateur, à l’accomplissement de sa volonté et à l’établissement de sa gloire, ce qui se fait plus par les extrêmes abandons.

Pour moi, je suis et serai éternellement tout à vouse, ma très chère en Jésus-Christ Notre Seigneur. Salut à vos filles Famille et Marc.

 

– A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f ° 148, autographe. – Correspondance de Fénelon, 1828, t. 7, lettre 90.

 

amoi, durant    Fénelon 1828 (Omission).

bprivée. (Vous ne l’apercevez […] état add.interligne). /Que autographe.

cCe paragraphe est omis par Fénelon 1828.

dCe paragraphe est omis par Fénelon 1828.

e éternellement à vous. Fénelon 1828 (Omission).

 

1Nicole venait de publier sa Réfutation des principales erreurs des Quiétistes.

2 Allusion aux Justifications de Mme Guyon.

3 Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, texte majeur de Fénelon, resté inédit en un seul manuscrit, A. S.-S. 2043,  «6e carton Le Gnostique», et publié seulement en 1930 par Dudon.

 

26. DU PERE LACOMBE Août? 1695.

Il paraît, par la suite de vos maux, que Dieu vous avait préparé un calice fort grand et bien rempli; il le faut boire jusqu’à la dernière goutte. Pour être dans une prison fixe1, je ne suis pas sans incertitude. Au-dedans de moi, j’ai été très souvent dans des impressions effrayantes de changements, et du dehors, je suis tous les jours à la veille de me voir ou renfermé à la rigueur ou transféré ailleurs. Quoi qu’il en soit, buvons chacun notre calice tel qu’il nous a été préparé. Hélas! qu’on souhaiterait de vivre la dernière heure qui en doit épuiser la dernière goutte!

Pourquoi tant d’habiles, sans éclairer touchant l’intérieur, n’entreprennent-t-ils pas sa défense? Quoi! personne n’ose se déclarer, non seulement contre la préoccupation, mais même contre l’imposture? Si Dieu n’en suscite pas quelqu’un, c’est qu’Il veut laisser opprimer Sa cause en apparence et pour quelque temps, afin de la rendre un jour victorieuse avec plus d’éclat. Cependant rien n’empêchera le Roi des cœurs de régner dans ceux qu’Il S’est particulièrement choisis, et de les conduire sûrement dans les voies admirables qu’Il leur a destinées. Quelqu’un de vos amis, ma très chère en N [otre] S [eigneur], aurait bientôt fait la vérification des passages asseza corrompus ou supposés dans vos livres, pour en donner le démenti au célèbre critique. Pour moi, outre que je ne trouve ni génie ni inclination, je suis de plus dans l’impuissance de faire autre chose que de traîner une très inutile et très misérable vie.

Tous les amis et amies de ce lieu vous sont toujours très constamment acquis et unis en Notre Seigneur. Je ne leur cache pas vos croix et vos persécutions, je leur communique vos lettres, du moins aux principaux et avec choix; loin que cela les rebute, ils vous aiment de plus en plus. Si l’on vous savait en repos, on vous écrirait plus ouvertement, mais l’incertitude de votre sort nous arrête un peu. Jeannette surtout vous estime, vous aime, se sent unie à vous très particulièrement. Elle vous appelle sa chère maman avec une cordiale tendresse. Elle vous aperçoit toujours plus absorbée en Dieu. Quand elle lut l’endroit de votre lettre où vous l’appelez votre sœur, elle fût attendrie jusqu’à tomber en défaillance. Il se passe des choses assez merveilleuses entre elles, et ces confidences [sic]! surtout la première. La seconde est, comme la sœur Trinson a, à l’état de perte, avec des communications divines; celle-là est d’une rare simplicité, et Dieu Se communique à elle par celle [f°1v°] qu’il lui a donnée pour mère. Jeannette a des entrailles de mère; l’union qu’elle a avec vous se fait sentir à l’égard des personnes qui vous sont unies2. Elle a pleuré le comte de Morstein, puis la désolation de sa veuve, qu’elle vous prie de saluer cordialement de sa part. Les cœurs unis en Dieu se sentent de loin. Notre chère Jeannette, que j’aime tant sans la voir, tant le Séparateur nous est cruel, mérite bien que vous lui fassiez un petit billet, et je vous en prie.

Puisque vous voulez bien me continuer vos charités, je les accepte de bon cœur et avec toute la reconnaissance dont je suis capable, mais à votre commodité. Il se passera encore quelques mois avant que je puisse la recevoir. Grâces à Dieu, avec vos puissants secours, j’ai été toujours soulagé de pourvoir du nécessaire, quoique le retranchement que vous savez dure encore. Si Dieu veut que l’on vous fasse mourir, d’où vient que la dévote prétendue ne connaisse pas par révélation le lieu où vous êtes, et que ne le dit-elle, sans qu’il soit besoin d’employer pour cela les courses des archers. Peut-être que Dieu voudra renverser l’ordre de la justice, et que les tribunaux qui la rendent en Son nom, feront mourir les gens sans forme de procès sur la seule révélation d’une personne privée.

La Garasse nous a appris que c’est M. de Châlons qui est nommé à l’archevêché de Paris. A la bonne heure, puisque tel est l’ordre du ciel! Nous verrons, pauvres victimes, de quelle manière il s’y prendra. Lorsque notre capitaine fut à Paris, l’hiver dernier, le supérieur de notre maison lui dit qu’à son retour du chapitre général, il voulait les principaux d’entre eux aller encore me demander au roi. Il est assez surprenant que, depuis si longtemps que l’on me tient ici, l’on ne remue rien sur mon compte. Allons, ma très chère de toujours, constamment aimée en Notre Seigneur, allons jusqu’au bout de la carrière qui nous a été préparée pour la finir avec la grâce du tout-puissant Maître, de la manière qu’Il l’a résolu pour Sa gloire. Envoyez-moi le livre de M. Nicole3, à toutes bonnes fins. Si la liberté de travailler était rendue, on pourrait faire quelque chose. Nous avons ici le Cantique : il n’est pas nécessaire de l’envoyer; mais joignez, s’il vous plaît, des aiguilles au paquet. On vous embrasse de toutes les forces du cœur. Au seul Dieu soit honneur et gloire.

– Folio qui précède et est accolé à la pièce 7406 : «Ce 3 septembre 1695/Au seul Dieu soit honneur et gloire…».

a Lecture incertaine.

 

 1Le P. Lacombe passa de prison en prison : la Bastille, l’île d’Oléron, l’île de Ré, la citadelle d’Amiens, le château de Lourdes à quarante-neuf ans, Vincennes à cinquante-huit ans…                        

2 Il s’agit de l’union et de la communication de la grâce de cœur à cœur.

3 Réfutation des principales erreurs des quiétistes […], 1695.

27. DU PERE LACOMBE 5 septembre 1695.

Ce 5 septembre 1695.

Au seul Dieu soit honneur et gloire.

Quoique vos lettres, ma très chère en N[otre] S[eigneur], ne m’apprennent guère que des choses qu’humainement on appelle funestes, de nouvelles persécutions, des confusions, des maux de toute sorte, je ne laisse pas d’y trouver une satisfaction d’autant plus solide que je ne la goûte qu’en Dieu, qui, par là, établit Son règne en vous et y travaille particulièrement pour Sa gloire. Dans la profonde solitude où vous êtes, le divin Époux vous possède seul, et sous l’inutilité où Il semble vous tenir, Il ne laisse pas d’opérer en vous ou par vous de très grandes choses; celle qui me semble Le glorifier davantage, est d’achever votre ruine et de consommer votre anéantissement. Dieu ne paraît point assez ce qu’Il est, s’Il ne règne sur des âmes parfaitement anéanties. Tant qu’il reste à la créature quelque état ou quelque nom, quelque grand et utile que cela paraisse, il y a encore quelque chose en elle qui affecte la divinité, qui la dispute et la partage avec Celui qui n’est pas moins l’unique que le souverain Etre. Ainsi il faut bien, comme vous dites, que les objets changent à votre égard, c’est-à-dire votre manière de les apercevoir, puisqu’à proportion que l’esprit est absorbé en Dieu, toute créature y est de même absorbée avec Lui. A son égard, Il ne peut non plus leur attribuer d’être qu’il ne peut en retenir pour soi. Je n’entreprendrais pas de rendre raison de vos dispositions; elles doivent être toujours plus incompréhensibles pour faire un avancement et une consommation de perte, mais il me semble que leur fond est ce peu que j’en dis : toujours plus de perte, toujours plus d’anéantissement, par conséquent toujours plus de progrès en Dieu, quoique non seulement cela soit imperceptible, mais qu’il paraisse même absurde et impossible.

Vous ne me nommez point celui que l’on destine pour [f.1v°] archev[êque] de Paris. Vous me consolez bien! Je croyais qu’après la mort des deux prélats qui m’étaient si contraires, vous me donneriez quelque espérance d’un prompt élargissement; or, vous me dites qu’il faut nous attendre à quelque chose de pis! Voilà de quoi nous rafraîchir après huit ans d’aussi bon exercice que nous en avons eu. Volonté de Dieu pour tout, bien souverain avec lequel rien ne manque! Vous dites que vous n’avez plus l’amour de la volonté de Dieu; si vous ne l’aviez pas, vous seriez désespérée. Qu’est-ce qui cause donc votre égalité et votre indifférence pour tout ce qui n’est point Dieu? Un si grand bien est caché à l’âme, afin qu’elle se possède avec plus de pureté. Est-ce la consommation du divin abandon que d’être toujours plus abandonné et d’apercevoir toujours moins son abandon?

 Tout ce qui paraît d’extraordinaire dans la dévote des jansénistes peut avoir le diable pour auteur : il lui est aisé de causer des maladies dans un corps et de les guérir de même pour couvrir sa supercherie. Il sait en peu de moments ce qui se passe dans des pays éloignés, ou par des récits que lui en font ses camarades démons comme lui, ou pour s’y transporter lui-même, en revenir aussitôt, ce qui est naturel aux esprits détachés de toute matière. Tant qu’il n’y a pas de claires prédictions de l’avenir, ou des miracles bien avérés, ou des effets sensibles de la grâce de Dieu, ce n’est rien d’où l’on puisse conclure en faveur de l’Esprit de Dieu. Mais ce qui me convainc de l’imposture, c’est que je sais, par ma propre expérience et par toutes les preuves que l’on peut humainement avoir, de quelle manière vous avez écrit, et que tout ce que vous écrivez est original, ne vous aidant ni d’aucun manuscrit, ni d’aucun livre, autre que le texte sacré. Ainsi j’espère que Dieu confondra cette hypocrite et séductrice; cependant Il laisse brouiller les choses pour les éclaircir avec plus de gloire dans son grand jour. Vous voyez bien, ma pauvre persécutée, qu’on est tellement prévenu contre nous qu’on ne veut écouter aucune justification. C’est pourquoi la prudence veut que nous gardions le silence, parce que les temps nous sont contraires. La cause de Dieu est bien entre Ses mains. Il est bien visible, comme vous dites, qu’Il ne veut rien de nous ou qu’Il nous a destinés à une affreuse ruine. Bien loin qu’il y ait lieu d’espérer un rétablissement, tout tend au contraire à notre entière destruction.

Ici, chez moi, l’abandon est porté toujours plus loin, la misère m’entraîne toujours plus bas. Toute force, toute conduite, tout être disparaît de plus en plus. Ce n’est presque plus qu’un désespoir. Tout ce qui rassurerait un peu est emporté, il ne reste que conviction de perte. [f.°2r°] [……]a plus effrayant à qui en éprouve une assez bonne partie et conçoit que la ruine peut aller encore plus loin, jusqu’à l’image ou à l’expérience d’un désespoir et d’une rage, qui ne paraît que damnation, tant Dieu aime achever Son œuvre dans les âmes qu’Il a destinées pour cette voie et à Se cacher d’autant plus Lui-même à elles, que plus Il les aime et les possède, et qu’elles Lui sont plus parfaitement unies. C’est dans ces mêmes âmes, où la grâce ne paraît plus, qu’elle agit plus fortement, car jamais leur renoncement ne fut plus parfait conséquemment, ni leur résignation, et de même leur amour et leur union. La même grâce se signale de plus, dans ces victimes de l’amoureuse fureur d’un Dieu, par la pure souffrance où elle les tient, sans consolation, sans assurance, sans force. La croix est générale, accompagnée d’affaiblissement dans la nature et dans toute l’âme, et de délaissement du côté de Dieu, ce qui la rend extrêmement cruelle. A en juger par ces signes, ce qui est si excessif est proche de sa fin. Mais qui peut savoir où Dieu a fixé la consommation de nos peines et des épreuves auxquelles Il a résolu de nous livrer? Qu’Il achève donc Son œuvre en vous, en moi, en tous pour Sa gloire. Je puis bien vous dire que j’ai ma bonne part à l’amertume de cœur et à la désolation, toujours plus insupportable à moi-même, et toujours plus dans l’impuissance de me soutenir ou de me conduire, aussi bien qu’avec moins d’espérance de voir aucun remède à mes maux [……]a [f.2v°] que ce peu de cervelle et de génie que j’avais, est épuisé. De plus la préoccupation est si forte aujourd’hui contre les vérités mystiques, et ceux qui les professent sont si décriés qu’on ne veut rien écouter, ni examiner, mais seulement rejeter tout ce qui en a le nom ou quelque teinture.

J’ai beaucoup d’heures où je ne sais que faire. Si je lis quelque peu, c’est fort irrégulièrement, sans dessein, sans espérance d’en profiter, sans presque comprendre, et sans retenir. Ainsi, las et dégoûté de tout, renversé, précipité, je ne m’attends qu’à me voir consumer dans une effroyable misère, plus grande en vérité que je ne puis vous la dépeindre.

Vous n’avez pas attendu que je vous demandasse un nouveau secours. Vos entrailles maternelles toujours tendres, toujours généreuses, toujours fidèles, n’ont pu différer plus longtemps de m’assister. Vous m’êtes aussi utilement que véritablement mère. Obtenez-moi de Dieu que je vous suive, que je marche fidèlement sur vos pas.

Je ne comprends pas pourquoi, après que les prélats vous ont tant examinée et ont tiré de vous la satisfaction qu’ils prétendaient, vous ayant remise en liberté, on vous veut encore renfermer. Il y a bien des ressorts dans les machines de la divine Providence. Plaise à Dieu de nous y rendre souples et parfaitement soumis. Que cela soit dans la vérité, quoique nous ne Le connaissions pas et que nous paraissions tels lorsque Son jugement mettra tout en évidence. Pour moi, ma chère mère, je vous suis invariablement acquis et attaché, avec la grâce de mon Dieu, pour jamais.    

 [f.3r°] Il est bien vrai que, pendant que le divin abandon paraît, une âme est assez heureuse puisque c’est son trésor et son vrai bonheur, l’estime et l’amour incomparable de la volonté de Dieu lui tenant lieu de tout bien; mais quand ce même abandon vient à disparaître, dès lors la pauvre âme tombe dans la plus profonde désolation, elle n’aperçoit plus ce qu’elle préférait à tout, et qui lui suffisait pour toute assurance et pour toute félicité. Il me semble qu’après que l’inexorable abandon a dépouillé l’homme de tout ce qu’il avait de plus cher, il se cache enfin lui-même et se dérobant à sa vue, le laisse sans aucune consolation. Si celle-là lui manque, il n’en peut goûter aucune autre, ayant librement donné toutes les autres par un suprême renoncement pour posséder celle-là seule. Alors cet homme totalement donné peut bien dire comme Tobie 1 : «De quelle joie puis-je être capable, puisque je ne vois plus la lumière du ciel?» Je connais une personne qui, sentant disparaître cette douce lumière de ses yeux, ne vit plus que dans l’amertume de cœur, et avec si peu d’opinion d’être en bon état, qu’il se dit à lui-même que, si Dieu lui laissait faire son propre jugement, il ne le pourrait faire qu’à sa condamnation. Laissons à Dieu et le soin de la conduite et la connaissance de Son œuvre. Il y a près de sept ans qu’une idée m’était venue que le saint abandon me jouerait à la fin ce tour si cruel, savoir qu’après avoir fait tout entreprendre, tout risquer, tout quitter, tout perdre pour le conserver et le suivre jusqu’au bout, il s’éclipserait enfin lui-même et ne me laisserait qu’une affreuse perte et l’image du désespoir. Cela commence bien à s’accomplir. Je crois bien qu’Il vous traitera encore plus durement avant que Son mystère vous soit entièrement dévoilé et que votre consommation arrive. Soyez donc, à la bonne heure, ma très chère mère en N [otre] S [eigneur], soyez la victime de toutes Ses rigueurs, pour être un jour abîmée par Lui dans les ineffables délices que Dieu a préparées à ceux qui L’aiment avec autant de pureté que de désintéressement.

Notre petite Église va toujours son train, selon qu’il plaît à Dieu de la mener. Dame raison et grondeuse réflexion y mettent quelques obstacles; Dieu les surmonte quand il Lui plaît. Il [f.°3v°] fait après cela doubler le pas pour regagner le temps perdu. Il y a plaisir à voir comment les âmes parfaitement simples se laissent conduire, même par les routes qu’elles ne comprennent pas. Les unes et les autres vous honorent singulièrement et vous saluent de toute la force de leur cœur. Jeannette est comme la mère de la famille. Elle se sent de plus en plus unie à vous avec estime de votre état, mais différemment selon qu’il plaît au grand Maître de diversifier ses dispositions, ou à proportion qu’elle a quelque sentiment ou intelligence des vôtres. Qu’à jamais Dieu reçoive toute la gloire de Ses miséricordes! Souffrez que je vous embrasse de toute l’affection de mon cœur, en vous déclarant que mon cœur est bien malade, ou plutôt cruellement mourant, sans savoir plus de quel côté se tourner. Les plus furieuses tempêtes sont pour le vôtre; le mien est aussi battu de quelques bonnes vaguesh.

– A. S.-S., pièce 7406. Inscrit en travers gauche du f ° 2r ° : «  août sans doute». Il se peut que le f ° 2 soit un fragment d’une autre lettre : «… plus effrayant […] pour jamais.»

a Le haut du feuillet manque, soit environ 9 lignes.

 

1 Paraphrase de la prière de Tobie, au chap. 3. Ce dernier, tel Job, est constant au milieu de ses misères.

28. DU PERE LACOMBE ET DU Sr DE LASHEROUS

Ce 10 octobre. Je n’ai reçu la vôtre du 22e du mois passé que le 8 du présent. Un retardement considérable me faisait craindre que vous ne fussiez plus en état de nous donner de vos chères nouvelles. La divine Providence ne nous en veut pas encore priver. Qu’elle nous serait favorable, si elle nous accordait le bien et le plaisir de vous voir! Si c’est elle qui vous en a inspiré la pensée, elle saura bien en procurer l’exécution; c’est à ses soins, par-dessus tout, que j’en abandonne le succès, vous en disant ici naïvement ma pensée; je tiendrais cette entrevue pour une faveur du ciel si précieuse, si consolante pour moi, qu’après le bonheur de plaire à Dieu et de suivre en tout Sa volonté, il n’en est point que j’estimasse plus en ce monde. Toute la petite Église de ce lieu en serait ravie, la chose ne me paraît point impossible, ni même trop hardie; en prenant, comme vous feriez sans doute, les meilleures précautions, changeant de nom, marchant avec petit train comme une petite damoiselle, on ne vous soupçonnerait jamais que ce fût la personne que l’on cherche et, quand vous seriez ici, nous arrangerions les choses avec le plus de sûreté qu’il nous serait possible pour n’être pas découverts. Il vous en souffrirait un peu plus de voyager, mais à cela près, puisque vous êtes obligée de demeurer sans commerce, il serait mieux, ce me semble, que vous fussiez éloignée, et que vous changeassiez de temps en temps de demeure dans des provinces reculées, vrai moyen de n’être pas reconnue. Votre état intérieur et extérieur est conduit de Dieu, d’une manière à ne laisser guère de lieu [248v°] à la consultation et à la prévoyance. Si néanmoins le cœur vous dit de partir, partez avec le même abandon dont vous faites profession pour toutes choses. Dieu sera le protecteur de l’entreprise qu’Il aura Lui-même excitée, et il n’en arrivera que ce que nous souhaitons uniquement pour tout succès, l’accomplissement de la très juste et plus qu’aimable Volonté. Vous prendrez le carrosse de Bordeaux, de là vous viendrez à Pau, d’où il n’y a que six lieues jusques ici. Si la saison était propre, le prétexte de prendre les eaux aux fameux bains de Bagnères, qui est à trois lieues d’ici, serait fort plausible. En tout cas en attendant le temps des eaux, vous viendriez faire un tour en cette ville, puis vous retourneriez à Pau ou à Bagnères, et ainsi à diverses reprises, selon que l’on jugerait plus à propos. De vous faire passer ici pour parente de M. Delagherous [Lasherous], il n’y a pas d’apparence, toute la parenté étant si connue dans ces quartiers qu’on en ignore aucune personne. Vous pourriez bien mieux passer pour ma parente du côté de ma mère, qui était de Lion le Sauniere [Lons-le-Saulnier] en Franche-Comté, vous faisant appeler N. Chevalier, qui était son nom de maison. Je crois que nous sommes encore plus unis et plus proches dans la vérité que ne le sont les parents et alliés selon la chair. Enfin, dès que nous vous aurions sur les lieux, nous étudierions mieux tous les moyens de vous tenir cachée, et le secret n’étant confié qu’à peu de personnes et d’une intime confidence, il y aurait tout à espérer. Voyez donc, devant Dieu, ce que le cœur [249] vous dira là-dessus. Si vous venez, écrivez-nous en partant de Paris, en arrivant à Bordeaux et à Pau. Nous prierons Dieu cependant de vous faire suivre courageusement Son dessein, selon qu’il vous sera suggéré par Son esprit et secondé par Sa providence, et nous défendrons à Jeannette de mourir avant qu’elle vous ait vue. Quelle joie n’aurait-elle point de vous embrasser avant que de sortir de ce monde, vous étant si étroitement unie et pénétrant vivement votre état! Votre billet, quoique si court, l’a extrêmement réjouie. Elle vous est toujours plus acquise, si l’on peut dire qu’elle puisse l’être davantage; pour des salutations et des embrassements, elle vous en envoie une infinité des plus tendres. Elle s’est sentie inspirée de vous demander un anneau d’or pour elle, et deux d’argent pour ses deux confidentes. Pour moi, vous me donnerez ce que le cœur vous dira, mais je voudrais avoir le portrait que je vous rendis à Passy, et je vous prie de ne pas me le refuser. Venez vous-même, s’il se peut, et nous aurons tout en votre personne.

 Si je vous écris quelque chose touchant votre état, ce n’est pas pour vous rassurer. L’homme est trop incapable de donner des assurances à une âme à qui Dieu les ôte toutes, et qu’Il veut, dans une affreuse apparence et même conviction de pente et de désespoir : une ruine et dépossession entière n’est pas compatible avec la sécurité. Je vous en dis seulement ma pensée sans la faire valoir et sans prétendre qu’elle serve à autre chose.

 J’ai reçu la lettre de change, mais non [249v°] encore le paquet des livres. Il est vrai que vous m’avez plus fait tenir d’argent depuis environ un an que les autres années; je le sens fort bien par l’abondance où vous m’avez mis, et je ne puis que me louer infiniment de vos charités. Ce que je vous ai touché du retranchement de ma pension, je dois entendre de la moitié de celle que le roi me donne et que l’on me retient encore, comme je vous l’ai mandé autre fois. Je ne suis point avide des nouvelles du siècle, moins encore voudrais-je que vous prissiez la peine de m’en écrire. J’aurais souhaité de savoir qui l’on a fait évêque de Genève, ne l’ayant pu apprendre par la gazette. Ici tout va d’un même train. J’aurais bien des choses à vous raconter si Dieu voulait que je le pusse faire un jour de bouche. Qu’Il accomplisse en cela comme dans tout le reste Son adorable volonté. Les amis et amies de ce lieu vous honorent et vous aiment constamment, principalement ceux qui sont comme les colonnes de la petite Église. Si vous veniez, vous ne prendriez qu’une fille et vous lui changeriez son nom. Je ne serais pas fâchée de revoir Famille1. Je salue aussi l’autre de bon cœur. Ô Dieu, faites éclore dans le temps convenable ce qui est caché depuis l’éternité dans Votre dessein; c’est là, ma très chère, que je vous suis parfaitement acquis.

[Lettre jointe de Lasherous :]

 Ô illustre persécutée, femme forte, mère des enfants de la petite Église, servante du petit Maître, qui suivez la lumière dont Il vous éclaire et Le consultez dans toutes vos entreprises et qui n’avez d’autre désir [250] que de Lui plaire, ni d’amour que pour Sa sainte et adorable volonté, quelle grande et favorable nouvelle nous avez-vous annoncée! Qu’elle s’exécute, si elle est dans le dessein du ciel! Les âmes de confidence de ce lieu en attendent le succès, comme une grâce et faveur du ciel; Jeannette, aussi bien qu’elles, dans les ordres de la soumission au bon plaisir de Dieu, la préféreront à tout ce que Paris et tout l’univers a de plus beau, de plus rare et de plus charmant. Et comme elle ne fait, avec l’illustre et incomparable père2, qu’un même cœur, qu’un même esprit et une même volonté, elle ratifie et souscrit à tout ce qu’il vous en écrit, elle m’a chargé de vous l’assurer et marquer. Permettez-moi de vous dire, M [adame], et il est vrai, qu’il y a deux mois que j’ai songé la nuit que j’avais été à Toulouse, pour vous y prendre et vous conduire en ce canton. Que je m’estimerais heureux, M [adame], d’avoir l’honneur de vous aller prendre à Paris, ou en tel endroit qu’il vous plairait me prescrire pour vous conduire ici ou ailleurs, c’est la grâce que je vous demande. O illustre persécutée, si vous le jugez à propos pour le présent, que votre main plus que libérale me fait l’honneur de m’offrir, tout ce que je vous demande dans les ordres de la Providence, que je puisse avoir l’honneur et le plaisir de vous voir, que je préfère à toute autre chose. Nous avons recommandé la chose à Dieu dans nos saints sacrifices et nous continuerons, si le Maître de la vie et de la mort n’en dispose autrement, et y avons engagé toutes les bonnes âmes de ce lieu et singulièrement [250v °] celles de l’étroite confidence. Tout est entre les mains de la Puissance souveraine, que tout soit pour Sa gloire et Son honneur. Je finis, M [adame], en vous proposant que je vous honore, vous estime et vous aime en Notre Seigneur Jésus-Christ plus que je ne saurais vous exprimer. Etc.

 

– B.N.F., ms. Nouv. acq. fr. 5250, copie «de la lettre écrite par le père de La Combe et par le Sr Delasherous [De Lasherous, aumônier de la prison de Lourdes] du 10 octobre 1695, de la main utilisée pour les copies fidèles des lettres de madame Guyon écrites avec son sang».

 

1 Ecrit sans majuscule! On sait combien ce nom d’une fille au service de madame Guyon, Marie de Lavau, lui occasionnera de peine lors de ses interrogatoires. Sur les deux filles au service de madame Guyon voir Index, Famille et Marc.

2 Fénelon.

29. DU PERE LACOMBE 20 octobre 1695.

Ce 20 octobre 1695.

Je redouble, vous ayant écrit par le dernier ordinaire, dans la pensée que celle-ci pourra encore vous trouver où vous êtes, quand même vous auriez résolu de partir, sur ce que je vous ai mandé par la précédente. Nous avons reçu les livres envoyés en dernier lieu. Ayant parcouru et lu en partie celui de la Réfutation1, je vois bien qu’il ne serait pas malaisé de répondre au réfutateur, autant incapable de juger à fond des voies intérieures qu’il est non seulement sans expérience, et très peu versé dans les auteurs qui en traitent, mais de plus fortement préoccupé contre elles. Les mêmes censures dont il nous a frappés, ont été lâchées contre les mystiques, presque dans tous les siècles, et l’on n’y peut guère faire que les mêmes réponses. Il faudrait de nécessité en venir aux redites, parce que ceux qui nous combattent, ou n’ont pas lu ce qu’on a répondu, ou le dissimulent. Tant d’autres écrivains ont parlé de ces choses beaucoup plus ouvertement que nous. On les laisse dans la possession où ils sont, et l’on ne s’en prend qu’à nous, parce que nous avons écrit nos livres dans un mauvais temps. Il en serait à peu près de même de tout ce que nous pourrions écrire pour nous expliquer ou pour nous justifier.

1 L’ouvrage de Nicole dont il est parlé dans sa lettre précédente, Réfutation des principales erreurs des Quiétistes.

Tout serait rejeté avec un implacable mépris par un effet de la prévention où l’on est, et plus encore par l’impression que fait dans les esprits la condamnation de nos livres par les évêques. Nos adversaires sont forts par ce seul endroit de cette autorité, pour laisser aucun lieu à notre justification, d’autant plus que dans ce jugement public que l’on a rendu, on n’a point eu d’égard aux éclaircissements que nous avons fournis dans nos interrogatoires; il me souvient de leur en avoir donné de très formels, touchant les principaux chefs qu’on nous impute. On prétend que nos écrits contiennent les principales erreurs des quiétistes, et il n’y en a pas une en termes précis de celles que le Saint-Siège a censurées sous le nom de Molinos, leur auteur; la congrégation de Rome qui examine les livres l’a reconnu et déclaré, par sa lettre à l’inquisiteur [f°150v°] de Verceil touchant mon Analysis1b; je ne trouve pas non plus qu’il y en ait dans les vôtres. Mais on tire des conséquences outrées, souvent même cruelles et absurdes, des termes énoncés avec candeur et simplicité sans aucun venin. Que ferions-nous à cela, sinon demeurer abandonnés à la disposition divine pour ce regard aussi bien que pour tout le reste?

Le seul nom d’abandon choque étrangement ces messieurs; ils le déchirent à belles dents sans considérer que c’est la gloire de Dieu, la perfection et le bonheur de l’homme, puisque, si on le prend dans son vrai sens, ce n’est autre chose que la plus haute pratique du renoncement évangélique et de la résignation chrétienne. C’est la pure et entière soumission de notre cœur à son Dieu, et l’amoureux empire de notre créateur sur nous. Tant qu’il plaît à Dieu de laisser une si bonne cause dans l’obscurcissement ou dans l’oppression, qui pourra l’en tirer? S’Il veut un jour lui donner son éclat et sa liberté dans le monde, Il en trouvera bien les moyens. En tout cas, ce sera la profonde matière de Son dernier jugement. Et durant le cours des siècles qui restent, le tout-puissant Maître des cœurs saura bien S’assujettir par un parfait amour ceux qu’Il a destinés pour servir singulièrement à Sa gloire par leur aveugle et totale soumission à Sa volonté. Présentement, qui nous écouterait, si nous voulions parler? Qui lirait nos écrits? Ceux qui n’en auraient pas besoin, étant assez persuadés par l’onction de l’Esprit. Dans les ouvrages que j’ai tout prêts, il y a, ce me semble, de quoi donner satisfaction sur ces matières à tout esprit raisonnable, mais comment les produire? Ceux qui ont les clefs de la science et de la juridiction ne pourraient pas même les souffrir dans les conjonctures présentes. Vous voyez que ceux qui entendent bien les divines voies dans les âmes et qui sont élevés en dignité2, n’osent ni en écrire ni en parler. Comment recevrait-on les cris d’un prisonnier flétri, décrié, proscrit? Dieu pourra susciter quelqu’un pour écrire utilement sur ces hautes vérités. Pour nous, je ne vois pas que nous y puissions rien, à moins qu’Il ne change la face des choses présentes. Demeurons devant Lui en abandon, en amour, en délaissement absolu, ce qui est une continuelle prière, [f ° 151] afin qu’il Lui plaise de regarder d’un œil favorable ceux qui n’ont d’autre prétention que de Le voir régner parfaitement sur eux, et s’il se pouvait, sur tous les cœurs.

Pour mon particulier, je ne trouve point en moi d’ouverture ni de pouvoir pour entreprendre aucun ouvrage de l’esprit; Dieu ne me paraît vouloir de moi que mon entière destruction, puisqu’Il me tient dans l’impuissance de rien écrire, ni même d’achever de petits ouvrages fort avancés, outre que je connais et sens, plus que jamais, l’incapacité et la petitesse naturelle de mon génie. Ma témérité a été bien punie par la condamnation de mon petit ouvrage, quoique je crusse l’avoir mis à couvert de toutes les foudres des tribunaux, l’ayant appuyé de tant d’autorités qu’il n’y a presque rien du mien que leur arrangement, et muni de toutes les approbations en pareil cas requises. Le saint Enfant Jésus, à qui je l’avais dévoué, fera voir, lorsqu’Il jugera le monde, ce qu’il y a de Sa vérité dans ce livre, et ce que j’y ai mêlé de mes imaginations; et le juste discernement qu’Il en fera me sera plus cher qu’une gloire immortelle d’avoir bien rencontré. J’en dis de même de vos traités. Demeurons cependant sincèrement soumis aux ordonnances de Ses Églises, et de leurs pasteurs qu’Il a revêtus de Son autorité.

Il y a dans les voies intérieures, et dans les conduites plus particulières de Dieu dans les âmes, des choses qui ne se devraient point divulguer ni guère écrire, comme saint Denis en avertit dès le commencement. Elles se doivent laisser à la tradition secrète, et à l’expérience des âmes que Dieu y fait marcher. Les savants, qui n’ont pas ces secrets rayons, s’effaroucheront toujours au simple récit de telles merveilles, et se récrieront comme contre autant d’erreurs. Bien des auteurs mystiques, qui, pour avoir paru en un temps où l’on ne regardait pas de si près, jouissent de leur ancienne possession, seraient rejetés aujourd’hui avec la même rigueur que l’ont été tous les modernes, à cause que l’on impute à leurs principes les désordres et les abus que l’on a découverts.

Il me faudrait beaucoup de livres pour convaincre par de puissantes autorités ceux que l’illustration intérieure ne persuade pas; ici l’on en

 

manque. Gloire soit à Dieu pour tous Ses desseins et Ses dispositions, que je préfère infiniment à tout autre bonheur imaginable.

 

– A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f ° 150, autographe. Ajout d’une autre main au verso du dernier feuillet : «+ Si vous envoyez aucun autre paquet, mettez s’il vous plaît, à Mr de Normande pour faire tenir à Mr de Lasherous». – Fénelon 1828, t. 7, lettre 92.

 

Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

2Fénelon probablement, encore « prudent » à l’époque.

30. DU PERE LACOMBE ET DU Sr DE LASHEROUS 11 novembre 1695.

Ce 11 novembre.

Je reçois la vôtre du 28 octobre à laquelle je réponds le même jour. Je le fis de même l’autre fois avec diligence et encore par l’ordinaire. Vous avez de trop bonnes raisons de ne pas vous mettre en voyage devant l’hiver, pour que nous y apportions la moindre contradiction. Quelque désir que nous ayons de vous voir, nous préférons votre conservation, à la joie que nous causerait un si grand bien, remettant de plus, tous nos souhaits, entre les mains de Dieu. Il y a en ce pays des eaux de toutes sortes pour différents maux. Il y en a pour boire et pour le bain et en trois ou quatre lieux différents; celles de Bagnères, sont les plus renommées, on y vient de toutes parts et je crois qu’elles vous seraient utiles, si Dieu vous donne le mouvement d’y venir. O quelle satisfaction pour nous tous! Je ne l’espère presque plus, voyant un délai considérable pendant lequel il peut arriver quelque changement considérable, sinon par notre élargissement, du moins par notre mort. Vos infirmités sont extrêmes et par leur excès et par leur durée. Bonnes et fortes croix pour l’assaisonnement des autres dispositions. La même toute-puissante main qui vous frappe, vous soutient et vous conserve jusqu’au comble des souffrances et des épreuves qu’elle vous a destinées. Ce comble semble approcher pour notre chère Jeanette, qui s’use et s’affaiblit de plus en plus. Nous n’osons presque plus lui donner de remèdes, de crainte qu’elle ne puisse pas les supporter. Elle vous embrasse de tout son cœur, sensible à vos maux et tendrement compatissant. Vous courez grande fortune de ne vous voir l’une et l’autre, qu’en l’autre [251v °] monde. J’en dis de même de vous et de moi. Les autres filles vous saluent avec une estime et un amour très particuliers. L’affection et le zèle de M. de Lasherous sont très grands assurément, il n’épargnerait ni sa bourse ni sa personne pour vous rendre service, mais comme sa présence est trop nécessaire et trop remarquée dans ce lieu, une longue absence causerait une admiration plus propre à éventer le mystère qu’à le bien ménager. Pour moi, je vous suis toujours également acquis en Notre Seigneur. Votre Explication de l’Apocalypse me paraît très belle, très solide et très utile. Je ne m’étends pas davantage, jusqu’à ce que nous sachions si notre nouvelle adresse réussira.

Que nous dites-vous, qu’on vous a empoisonnée[635]? Est-il possible que la malice soit allée jusques à un tel excès, mais comment votre corps si délicat et si faible a-t-il pu résister à la violence du poison? Avez-vous su par quelles mains ce crime a été commis? Pauvre victime, il faut bien que vous souffriez toutes sortes de maux. La gloire de Dieu paraîtra hautement en vous. Nous saluons tous cordialement ces bonnes filles qui sont avec vous. Dieu fait aux nôtres de très sensibles miséricordes.

[Lettre jointe de Lasherous :]

La joie de la petite société, M [adame], dans le désir ardent qu’elle avait d’avoir l’honneur de vous voir et de la consolation qu’elle attendait d’un bien si précieux, a été bien courte, mais comme uniquement la volonté de Dieu est tout le bien de la petite Église, elle seule lui suffit pour toute prétention. Je laisse au petit Maître de nous y rendre souples et parfaitement soumis. Je le ferai toujours, [252] M[adame], à votre égard, et s’il est dans le dessein de Dieu, que vous veniez dans ce canton, je me rendrai ponctuellement dans l’endroit où vous me ferez l’honneur de me marquer, n’en déplaise au très R[évérend] et très vénérable P[ère]. Je ne rougirais jamais, m [adame], en présence de qui que ce soit, de confesser la pureté de votre doctrine, disciplines et mœurs, comme je l’ai fait en présence de notre prélat, à son retour de Paris, au sujet de l’illustre et plus qu’aimable Père. Il ne manque point ici des Égyptiens qui cherchent les petits premiers-nés des Israélites, pour les submerger. Je consultai un fameux médecin, au sujet de vos incommodités, qui m’a assuré que les eaux de Lautaret se boivent pour vos maux, — qui sont à quatre lieues de cette ville et pour y aller, il y faut passer nécessairement, feront des effets merveilleux. Il m’a demandé si je savais de quel poison vous aviez été empoisonnée, je lui dis que non, il m’a prié de vous le demander, que si vous ne le saviez, du moins de savoir les symptômes que le poison vous cause dans le commencement, parce que par les symptômes il connaîtra le poison. Il m’a protesté qu’il avait des remèdes, singulièrement pour cela, admirables. La petite société m’a recommandé par exprès de vous assurer de leurs regretsa très humbles, toute vous honore parfaitement et vous salue de toute la force de leur cœur et je vous suis invariablement acquise et attachée avec la grâce de mon Dieu.

 

– B.N.F., Nouv. acq. fr., ms. 5250, f ° 251-252 v °. Cette lettre fait suite au projet de voyage de madame Guyon à Lourdes. En tête, addition marginale : «Copie de la lettre écrite par le P. de la Combe et par le Sr de Lasherous, du 11 novembre 1695.»

a lecture incertaine.

 

31. DU PÈRE LACOMBE ET DE JEANNETTE. 7 décembre 1695.

Q [uis] U [t] D [eus][636]. Ce 7 décembre.

Je reçus hier votre lettre où étaient les anneaux. La joie en a été grande dans notre petite Église. Vous pouvez bien croire que j’en ai eu ma bonne part, d’autant plus que le temps me paraissait long depuis la réception de la précédente. Ce me sera toujours non moins un plaisir, qu’un devoir, de répondre à vos bontés vraiment excessives, envers moi : du moins par le commerce de lettres, autant que la divine Providence m’en fournira les moyens, comme elle a fait jusqu’à présent d’une manière admirable. Il faut qu’on soit bien acharné contre vous, pour ne vous laisser point de repos après qu’on vous a tant tourmentée et que vous avez donné une ample satisfaction à ce qu’on a exigé de vous. C’est que le tout petit et très grand Maître n’a pas encore achevé Son œuvre en vous, ni comblé la mesure de vos souffrances. Cependant Il vous protège sensiblement, vous tenant cachée avec Lui dans le sein de Son Père, malgré toutes les poursuites de vos adversaires. Songez donc à faire le grand voyage vers le printemps, afin que nous ayons la satisfaction de vous voir et de vous rendre quelques services. Vous ne trouverez pas ailleurs une société qui vous soit plus acquise que la nôtre. Personne ne pourrait aller d’ici pour vous conduire sans que cela fit trop [253v°] d’éclat. Il faut que vous preniez quelqu’un où vous êtes. Encore craindrais-je que vous n’en fussiez plutôt embarrassée et surchargée que bien servie, comme il vous arriva autrefois. Une femme intelligente et fidèle vous suffirait, avec un garçon sur qui l’on pût s’assurer, tel qu’était Champagne. Dieu veuille vous inspirer ce qui est dans Son dessein, et vous en faciliter l’exécution.

Je ne conçois pas comment vous pouvez vivre avec les glaires que vous avez dans le corps. C’est la pituite ou l’humeur aqueuse mêlée avec le sang qui se glace dans vos veines, et cela empêchant la circulation du sang, il est inconcevable que vous n’en mouriez pas dans peu d’heures. Je me figure que cette glaire, vient à la surface des vaisseaux, et que le sang a encore quelque passage libre par le milieu, sans quoi vous ne vivriez pas. Les eaux fort minérales et détersivesa, telles qu’il y en a en ce pays, pourraient y être un fort bon remède. Vous devriez, ce me semble, [prendre] un peu de liqueur fort agissante et cordiale, du meilleur vin, d’eau clairette, de Roffolis, d’eau de canelle et de tout ce qui peut le plus donner de mouvement au sang et le réchauffer, afin qu’il ne se fige pas dans les vaisseaux. Votre vie trop sédentaire, contribue beaucoup à ce mal. L’exercice, le changement d’air, [254] l’agitation du voyage vous seraient utiles. Venez à l’air des montagnes, qui est vif et pénétrant.

Les jansénistes vont remonter, leurs adversaires seront rabaissés. Peut-être se prépare-t-on déjà à un nouveau combat. Port-Royal ressuscitera. O vicissitude des choses, mais qui pourra arrêter les desseins d’un Dieu, ou empêcher qu’Il ne tire Sa gloire de tout ce qu’il a résolu de faire ou de permettre? C’est là le souverain plaisir et l’unique prétention des cœurs qui lui sont bien soumis, et c’est pour cette raison que leur abandon leur suffit pour tout. Abandon sacré et très ferme, qui est la plus tranquille, la plus parfaite et la plus heureuse disposition de l’âme.

J’ai lu votre Apocalypse avec beaucoup de satisfaction, nul autre de vos livres sur l’Écriture m’avait tant plu. Il y a moins à retoucher que dans les autres. Les états intérieurs sont fort bien décrits et tirés, non sans merveille, du texte sacré, où rien ne paraissait moins être compris. Si toute votre explication de l’Écriture était rassemblée en un volume, on pourrait l’appeler la bible des âmes intérieures, et plût au ciel que l’on pût tout ramasser et en faire plusieurs copies, afin qu’un si grand ouvrage ne périsse pas! Les vérités mystiques ne sont pas expliquées ailleurs avec autant de clarté et d’abondance et ce qui importe le plus, avec autant de rapport [254v °] aux saintes Écritures. Mais hélas, nous sommes dans un temps, où tout ce que nous penserions entreprendre pour la vérité, est renversé et abîmé. On ne veut de nous qu’inutilité, destruction et perte. N’avez-vous pas pu recouvrer le Pentateuque[637]? Pour moi, dans le grand loisir que j’aurais, je ne puis rien faire, quoique je l’ai essayé souvent. Il m’est impossible de m’appliquer à aucun ouvrage de l’esprit, du moins de coutume, m’ayant fait violence pour m’y appliquer, ce qui me fait traîner une languissante et misérable vie, ne pouvant ni lire ni écrire, ni travailler des mains, qu’avec répugnance et amertume de cœur, et vous savez que notre état ne porte pas de nous faire violence. On tirerait aussitôt de l’eau d’un rocher[638].

L’ouvrage de M. Nicole, me fait dire de lui, ce qui est dans Job : il a parlé indifféremment de choses qui surpassent excessivement toute sa science. Il serait aisé de leur réfuter et faire voir que son raisonnement fait pitié à ceux qui s’entendent un peu aux choses mystiques. Il ne comprend pas même en certains endroits, l’état de la question et le sens des termes. Il prend pour des péchés ce que l’on ne blâme que comme des imperfections, et sur cette [cela] il tire d’absurdes conséquences, dont il triomphe. Il s’imagine qu’à cause qu’on pratique l’oraison de simple [255] regard, on ne fait jamais aucun acte distinct, comme si le Saint Esprit à qui l’on tâche de se soumettre, ne portait pas l’âme à faire bien chaque chose en son temps. Il combat les mystiques par des raisonnements contraires à l’expérience intérieure auxquels on a répondu si souvent. Il accuse de nouveauté une spiritualité qui est le témoignage de tous les siècles, et que l’Église même a autorisée, en recevant avec estime les écrits des saints comme de sainte Thérèse et de saint François de Sales, qui dans un de ses entretiens, déclare qu’il a remarqué que l’oraison de la plupart des filles de la Visitation, se termine à une oraison de simple remise en Dieu. Qu’est-ce autre chose, que le simple regard? Il n’allègue ni ne refuse pas un seul passage de mon Analysis, cependant on le met au rang des livres qui contiennent, dit-on, les principales erreurs des quiétistes. S’il en eut remarqué quelques-unes, il ne me l’aurait pas pardonné. Avec cela, il sera applaudi par la foule. Mais Dieu prendra la défense de la vérité et étendra Son règne intérieur malgré la contradiction des hommes. Il y a certaines opinions de Malaval, que je n’ai pu approuver et contre lesquelles j’ai écrit expressément.

Il s’est fait une augmentation de notre Église, la rencontre de trois religieuses d’un monastère assez proche [255v °] de ce lieu, étant venues aux eaux, on a eu occasion de leur parler et de voir de quelle manière est faite l’oraison que Dieu enseigne Lui-même aux âmes et l’obstacle qu’y met la méditation méthodique et gênante que les hommes suggèrent, voulant que leur étude soit une bonne règle de prier et de traiter avec Dieu. L’une de ces trois filles a été mise par le Saint-Esprit même dans son oraison. L’autre y étant appelée, combattait son attrait en s’attachant obstinément aux livres, sans goût et sans succès. La troisième, tourmentée de scrupules, n’est pas encore en état d’y être introduite.

Jeannette me grondera de ce que je remplis mon papier sans vous parler d’elle, et que vous en dirai-je? Que toujours il semble que Dieu nous l’enlève et toujours elle nous est laissée. Qu’elle vous honore et vous aime parfaitement et ses compagnes de même. Elles sont toutes en fête pour leurs anneaux. Songez à m’apporter aussi quelques bijoux. Tous les amis vous saluent tant et tant. O ma très chère, pourrai-je encore vous revoir : si Dieu m’accorde un si grand bien, je chanterais de bon cœur le Nunc dimittis. Nous raconterions à loisir toutes nos aventures qui sont étranges et donc pas vue mais serait cachée à votre cœura. Etc.

– B.N.F., ms. 5250, copie, f ° 253-255 v °.

a manquent des mots ?

[De Jeannette :]

Vive Jésus.

Madame.

Permettez qu’en ce célèbre jour, je donne un peu d’efforts au... a à l’amour qui pénètre mon cœur et le fond de mon âme, en voyant vos vertus, votre ardeur, votre flamme pour le Dieu souverain, de qui le bras puissant vous fera triompher du parti de Satan. Si le ciel est d’airain, s’il vous paraît de bronze, c’est que par un chemin et d’épines et de ronces, Jésus veut éprouver votre fidélité.

Qu’il vous est glorieux d’aimer la vérité, votre intrépidité, votre rare constance vous sont des boucliers de très forte défense. Jouissez, jouissez d’une profonde paix, tandis que l’on vous veut accabler sous le faix. Le Seigneur aura soin de rompre vos chaînes, Il en dissipera la douleur et la peine. Brisons sur ce sujet, parlons de vos bontés : je les sens tous les jours, et vos honnêtetés m’obligent d’avouer que vous êtes charmante, quoique je tiens à honneur d’être votre servante, pressée à vous obéir, à vous ouvrir mon cœur, que vous avez comblé de grâce et de faveurs. Vous ne doutez jamais de ma reconnaissance, de ma fidélité, de ma persévérance.

Le rapport est si doux entre nos deux esprits, qu’un même sentiment les joint et les unit sans rien m’attribuer de vos voies admirables. Divines unions et grâces ineffables.

J’aperçois entre nous cet aimable rapport qui naturellement vient d’un pareilb sort : la Croix ayant été souvent notre partage, nous nous comprenons bien, parlant même langage. Ah, que me reste-t-il donc, que de vous imiter, de [256v °] marcher sur vos pas sans jamais m’arrêter! Priez le bon Jésus, qu’Il m’en fasse la grâce et de suivre après vous, Ses vestiges et Sa trace. Etc.

 

– B.N.F., ms. 5250, copie, f ° 256. Jeannette appartient à la «petite Église», le groupe réuni autour de Lacombe à Lourdes.

a mot illisible.

b d’un (semblable ajout interligne) pareil

 

32. LETTRE FORGEE ATTRIBUÉE AU P. LA COMBE 27 avril 1698.

Ce 27 avril 1698 

Au seul Dieu soit honneur et gloire.

C’est devant Dieu Madame, que je reconnais sincèrement qu’il y a eu de l’illusion, de l’erreur et du péché dans certaines choses qui sont arrivées avec trop de liberté entre nous, et que je rejette et déteste toute maxime et toute conduite qui s’écarte des commandements de Dieu ou de ceux de l’Église, désavouant hautement tout ce que j’ai pu faire contre ces saintes et inviolables lois, et vous exhortant en Notre Seigneur d’en faire de même, afin que vous et moi réparions, autant qu’il est en nous, le mal que peut avoir causé notre mauvais exemple, ou tout ce que nous avons écrit qui peut donner atteinte à la règle des mœurs que propose la sainte Église Catholique, à l’autorité de laquelle doit être soumise, sous le jugement de ses prélats, toute doctrine et spiritualité, de quelque degré que l’on prétende qu’elle soit. Encore une fois, je vous conjure, dans l’amour de Jésus-Christ, que nous ayons recours à l’unique remède de la pénitence, et que par une vie vraiment repentante et régulière en tout point, nous effacions les fâcheuses impressions causées dans l’Église par nos fausses démarches. Confessons, vous et moi, humblement nos péchés à la face du ciel et de la terre; ne rougissons que de les avoir commis et non de les avouer. Ce que je vous déclare ici vient de ma pure franchise et liberté, et je prie Dieu de vous inspirer les mêmes sentiments qu’il me semble recevoir de sa grâce, et que je me tiens obligé d’avoir. Fait ce 27 avr[il] 1698.

Dom François La Combe

Religieux barnabite

 

A. S.-S. pièce 7246. Au dessus de cette lettre est écrit : «... pour madame guyon»; annotation d’une autre main : «l’original a été montré à Mr. Le nonce à Paris» — A. S.-S. pièces 7588, 7589, 7591 - Cor. Fénelon 1828, tome 9, lettre 391, p. 36, avec l’annotation : «Cette lettre a été publiée par D. Deforis, dans les œuvres de Bossuet, 1788, tome XIV, p.185 […]»

Madame Guyon présente cette lettre dans sa Vie 4.5 comme suit : «Enfin après bien des menaces des suites fâcheuses à quoi je me devais attendre, M. de Paris s’en alla et M. le Curé, restant, me dit : «Voilà la copie de la lettre du P. La Combe. Lisez-la avec attention, écrivez-moi, à moi, et je vous servirai.» Je ne lui répondis rien, et M. de Paris l’envoya quérir pour le ramener. Voici la copie de cette lettre : [suit la copie exactement conforme à la pièce 7246 ci-dessus; elle poursuit ensuite son récit :] «Cette lettre m’ayant été lue par M. de Paris, je demandai à la voir. Il me fit grande difficulté. Enfin, la tenant toujours sans vouloir me la mettre entre les mains, je vis l’écriture, un instant, qui me parut assez bien contrefaite. Je crus que c’était un coup de portée [de grande portée] de ne pas faire semblant de m’en apercevoir dans la pensée qu’ils me confronteraient au P. La Combe lorsque je serais en prison, et qu’il me serait pour lors plus avantageux d’en faire connaître la fausseté. Ce qui me porta à dire simplement que si la lettre était de lui, il fallait qu’il fût devenu fou depuis seize ans que je ne l’avais vu, ou que la question qu’il n’avait pu porter lui eût fait dire une pareille chose.»

L’édition de 1828 porte l’annotation suivante : «M. le cardinal de Bausset rapporte que cette lettre du P. Lacombe fut portée par le cardinal de Noailles et M. de la Chétardie, curé de Saint-Sulpice, à Mme Guyon, détenue alors à Vaugirard; qu’après en avoir entendu lecture, Mme Guyon répondit tranquillement qu’il fallait que le P. Lacombe fût devenu fou; qu’on insista vainement pour obtenir de cette dame un aveu conforme à celui du P. Lacombe, et qu’on s’aperçut bientôt après que ce père avait perdu totalement l’usage de la raison. On fut obligé de le transférer à Charenton, où il mourut l’année suivante, en état de démence absolue [en fait Lacombe mourut plus tardivement, en 1715]. (Hist. de Fénelon, liv. III, n. 50.) […]».

La lettre est aujourd’hui reconnue fausse.

33. DU P. LA COMBE A L’ÉVÊQUE DE TARBES. 9 janvier 1698.

A Monseigneur l’illustrissime et révérendissime Evêque de Tarbes.

Comme l’on n’a pas jugé à propos de m’entendre ici avant que d’envoyer à Votre Grandeur les écrits que l’on m’a trouvés et les nouveaux chefs d’accusation dressés contre moi, j’ai cru que la justice me permettait et qu’il était même de mon devoir de vous faire, Monseigneur, avec un profond respect les déclarations et protestations suivantes, comme à mon évêque diocésain et mon juge naturel et légitime depuis dix ans qu’il y a que je suis retenu dans votre diocèse.

Entre ces écrits, il y en a cinq qui ne sont pas de moi et auxquels je n’eus jamais de part savoir l’Explication de l’Apocalypse 1, le traité sur saint Clément d’Alexandrie2 et trois ouvrages de feue Mère Bon de l’Incarnation, religieuse ursuline de Saint Marcellin en Dauphiné3. L’un est intitulé Jésus bon-pasteur, un autre est du pur amour, un autre Catéchisme spirituel 4, quoique ce dernier soit écrit de ma main à cause que je lui ai donné quelque ordre et la distinction des chapitres [f ° 2], car il n’y en avait point dans l’original.

Parmi ceux qui sont de ma façon, on retrouvera le Moyen court et facile pour faire oraison, que j’avais corrigé, réformé et plus expliqué sur celui de Mme Guyon5, quatre ou cinq ans avant que Messeigneurs les Archevêques de Paris et l’évêque de Meaux eussent censuré le livre de ladite Dame.

Il y a une ébauche d’un livret intitulé Règle des Associés à l’Enfance de Jésus, livret qui devait être tout autre que celui qui a été imprimé sous le même titre6, et que Monseigneur l’évêque de Meaux a frappé de sa censure, quoique celui-là dût être formé sur le même dessein; je l’avais commencé étant à Verceil, en Piémont, il y a quatorze ans, avant presque que l’autre eût paru, et depuis je n’y ai plus touché.

Ces écrits, avec ceux des Remarques spirituelles et morales, me furent envoyés de Paris par un de mes confrères qui mourut peu après, dès qu’on supposa avec fondement que j’étais ici confiné pour le reste de mes jours. J’ai fait les autres en différents lieux et en divers temps de ma prison, à dessein de m’édifier et de m’occuper dans une si longue et si profonde solitude.

Si j’ai tenu ces écrits cachés pendant quelque temps, ç’a été par la crainte de les perdre dès qu’ils seraient tombés en d’autres mains, y ayant encore quelque attache et y trouvant de la consolation, et non que je crusse qu’il y eût rien de mauvais. Présentement je bénis Dieu de bon cœur de ce que, par une singulière providence, ils sont remis à votre Grandeur. Et pour ne rien soustraire à sa censure, je lui soumets encore les deux ouvrages ci-joints, les seuls qui me restaient et qu’on n’avait pas su trouver en fouillant ma chambre : l’un est l’Analysis 7 de nouvelle façon8, qui est celui dont j’avais eu l’honneur de parler à votre Grandeur dès que j’eus l’avantage de la voir; l’autre expose mes véritables sentiments touchant le pur et parfait amour de Dieu, je veux dire sincèrement, tel que je les ai compris et professés.

J’abandonne très librement tout ce que j’ai écrit au jugement de votre Grandeur et à celui de tout autre prélat et docteur orthodoxe qui pourrait être commis pour l’examiner, aimant mieux que l’on jette tout au feu que d’y souffrir quelque erreur et le moindre danger d’infection.

Pour ce qui regarde mes mœurs, j’avoue à ma confusion que j’ai très mal fait que de m’ingérer à donner ici quelques avis spirituels dans le peu d’occasions que j’en ai eues, quoiqu’à peu de personnes, mais aussi à quelques-unes de l’autre sexe. Ce malheur m’était déjà arrivé lorsque vous m’en fîtes, Monseigneur, une très juste et très sage défense. J’en demande très humblement pardon à votre Grandeur, comme encore d’y avoir depuis donné quelque atteinte. J’accepte de tout mon cœur telle punition qu’il lui plaira de m’imposer pour ce chef, aussi bien que pour mes autres transgressions, si celle d’une très étroite réclusion, où je suis rentré après une prison d’onze ans, ne paraît pas suffisante.

J’ai dit que de bonnes et saintes âmes étaient quelquefois livrées par un secret jugement de Dieu à l’esprit de blasphème, ce qui a scandalisé quelques personnes; cependant plusieurs graves auteurs l’ont écrit, entre autres saint Jean Climaque 8a. On convient que ces horribles paroles sont formées par le démon, qui remue les organes de la personne qui les souffre malgré elle. Je n’ai jamais conseillé de consentir à cet état, ni d’y entrer, ni pris aucune part à cette terrible épreuve, de laquelle même je me défendis lorsqu’elle me fut intérieurement proposée, il y a quinze ou seize ans, aimant mieux être sacrifié à toute autre peine qu’à la moindre ombre d’un mépris de la divine Majesté. Ayant ici connu deux personnes livrées à cette affreuse humiliation, je les ai consolées et aidées sans y participer.

J’ai dit que de bonnes et saintes âmes sont quelquefois livrées à des peines d’impureté soit à un esprit8b, ou à un état qui leur en fait souffrir de cruels effets, sans que l’on puisse pénétrer comment cela se fait. Je ne l’ai pas avancé de mon chef, j’ai trouvé en divers pays des directeurs qui disent l’avoir reconnu; mais je n’en ai jamais donné de sûreté, ni aucune certitude, comme l’ont fait quelques-uns et principalement Molinos. Au contraire, je disais que ces terribles épreuves, supposé qu’il y eût du dessein de Dieu, devaient faire perdre toute assurance et toute confiance en la propre justice. Je n’ai jamais prétendu non plus en faire une règle générale ou un moyen nécessaire. Bien loin de là, j’ai toujours cru que le cas était très rare, posé qu’il y en eût, et j’avoue de bonne foi qu’après les divines lois et Écritures desquelles cette maxime s’écarte, rien ne me la rendit plus suspecte que d’apprendre qu’en divers lieux, plusieurs personnes s’y laissaient entraîner. Ainsi je n’ai pas cru que la pente que j’avais à croire qu’il peut en cela y avoir du dessein de Dieu et une humiliation sans péché, fût contraire à la profession de foi catholique que j’ai toujours très sincèrement faite, et que constamment je préfère à tout, puisque je n’attribuais cela qu’à une volonté de Dieu extraordinaire et du tout impénétrable, qui cause un moins cruel qu’incompréhensible martyre aux âmes qui y sont abandonnées. C’est ainsi que j’en raisonnais.

Dieu me sera témoin que je n’ai jamais fait d’assemblée pour parler de ce point, que, de ma vie, je n’en ai conféré qu’avec très peu de personnes, et que même je n’en ai pas touché un mot à qui que ce soit jusqu’à ce que j’ai été prévenu, excepté seulement que j’en écrivis une fois à un grand personnage en Italie pour lui demander conseil. Sa réponse fut négative et très orthodoxe. Ainsi, sans des avances qui m’ont été faites, je n’en aurais pas ouvert la bouche, comme effectivement je n’en ai pas parlé à qui ne m’en a pas donné d’ouverture.

Bien loin d’affecter d’être chef de secte, comme on me l’impute9, Dieu sait que je n’ai jamais cherché à y engager personne, que je voudrais avoir tout le monde acquis à Jésus-Christ par amour et soumis à l’Église, son Épouse. Non seulement je n’ai ni relation ni commerce de lettres, mais je bénis Dieu de me voir toujours plus en état de n’en avoir pas du tout, et qu’une étroite prison me rempare contre ma fragilité et contre les surprises de l’ennemi, promettant de plus de n’avoir jamais de tel commerce, à moins qu’on ne me le permît, quand même j’en trouverais les moyens.

Je ne sais si l’on peut me convaincre d’avoir donné dans aucune des erreurs de Molinos, que celle dont j’ai parlé. Pour moi, je ne l’ai pas reconnu, et pour ce qui est de celle-là, je la rejette et déteste véritablement, aussi bien que toutes les autres, reconnaissant enfin clairement l’abus de ces pernicieuses conséquences, grâce à Jésus-Christ.

Je n’ai pas compris, et l’on ne m’a pas fait connaître qu’il y eût dans mon livre d’Analysis ou dans autre quelconque de mes écrits aucune des erreurs des nouveaux mystiques, quoiqu’on mêle mon nom avec les leurs, en censurant leurs maximes que j’ai toujours rejetées et expressément réfutées, il y a plus de dix ans, comme on le pourra voir dans ma seconde Analyse, que j’ai prié qu’on remît à votre Grandeur. J’ai bien mérité cette confusion par ma très imprudente et vraiment folle conduite en beaucoup de rencontres. Je souscris volontiers à la condamnation qui a été faite de mon livre.

J’ai soutenu avec saint Jean Climaque10 et avec d’autres grands auteurs, la permanence et la durée ordinaire de l’oraison dans les âmes qui la possèdent fort élevée et parfaite. Mais je n’ai pas décidé si cela se fait par un même acte physiquement continu, ou seulement par une continuité équivalente, qui consiste dans une suite très facile de plusieurs actes dont l’interruption n’est presque pas aperçue, ce qui me paraît plus vraisemblable.

Je suis tombé dans des misères et des excès de la nature de ceux dont j’ai parlé ci-dessus. Je l’avoue avec repentance et avec larmes; mais à même temps que je confesse mon iniquité contre moi-même, je me crois obligé d’ajouter que je mentirais, si je disais que c’eût été à dessein de séduire personne ou seulement de me satisfaire, absit10b, ou par les mêmes principes qu’on le fait dans le désordre du monde. On peut voir dans mes écrits : je dépeins naïvement mon intérieur, n’écrivant que pour moi-même l’estime, l’amour, l’attachement et la souveraine préférence que Dieu m’a donnée pour Sa volonté et pour Ses lois. Me voir après cela livrer et précipiter par entraînement de folie et de fureur à des choses qu’elle défend, sans perdre le désir de lui être conforme en tout, et n’y être tombé qu’après les consentements réitérés qu’il a exigés de moi plusieurs fois pour tous ses plus étranges desseins sur moi, m’en faisant en même temps prévoir et accepter les plus terribles suites, c’est ce que je n’ai jamais pu comprendre moi-même, bien loin que je présume de le faire comprendre et approuver aux autres.

Mon Dieu, sous les yeux de qui j’ai écrit ceci, sait combien de prières je lui ai adressées et combien de larmes j’ai versées en sa présence pour le conjurer de me délivrer d’une telle misère, ou bien de me la changer contre toutes les autres peines, et de me couvrir de tous opprobres plutôt que de permettre que je me séduisisse moi-même, que j’en trompasse d’autres par des endroits si glissants et si dangereux. Il est vrai qu’en même temps, je m’abandonnais pour cela même à cette tout absolue et toute puissante volonté, supposé qu’il y allât de sa gloire, ne pouvant Lui refuser rien de tout ce à quoi Il lui eût plu de me sacrifier, soit pour le temps ou pour l’éternité. Il est bien certain qu’on en excepte toujours le péché, puisque c’est pour ne déplaire pas à Dieu, même par une imperfection ou par la moindre propriété et recherche de soi-même, qu’on en vient jusque-là, selon qu’on s’y sent porté par la plus haute résignation, que pour cet effet l’on appelle l’extrême abandon. Voilà très sincèrement comme cela m’est arrivé et comme la vérité me le ferait protester en confession et sur l’échafaud ou au lit de la mort.

Grâce à Dieu, j’en suis bien revenu depuis un temps considérable. Je me trouve affranchi de cette peine et plus éclairé touchant ces illusions, espérant de la divine bonté que par les mérites de Jésus-Christ mon Sauveur, elle me fera la grâce de finir mes jours dans sa paix par la pénitence.

 Après ce que je viens d’exposer, j’accepte par avance et promets de suivre en tous points ce que l’on m’ordonnera touchant les dogmes et les mœurs, suppliant en même temps que, sans épargner ma personne selon que l’on me trouvera coupable, on veuille épargner le nom et la réputation du corps dont je suis membre11 et duquel j’ai été la croix et l’opprobre depuis si longtemps, comme aussi les personnes qui pourraient être intéressées dans ma cause, promettant, avec l’assistance de mon Dieu, d’user à l’avenir de tant de retenue et de précaution, que l’on n’aura plus aucun sujet de se plaindre de moi.

J’ai cru que votre Grandeur ne désagréerait pas la liberté que j’ai prise de lui faire cette très humble remontrance et sincère protestation, et abandonnant le tout à sa bonté pastorale et à son équité, je la supplie de souffrir que je me jette à ses pieds pour lui demander sa sainte bénédiction.

Signé dom François La Combe. À Lourdes, le 9e de l’an 1698.

 

A.S.-S. ms. 2179 p.7590 et p.7592 copie - UL, Correspondance de Bossuet, IX, Appendice II «Lettres du P. La Combe», p. 480-488. (les p. 472-480 reproduisent le texte latin qui accompagne cette lettre) avec l’annotation : «Une copie dans le recueil de Ledieu et une autre de la main de M. Bourbon, secrétaire de M. Tronson. Publiée par Phélippeaux dans sa Relation, t. II, p. 48, avec la date du 5 janvier 1698. Cette déclaration parvint aux agents de Bossuet à Rome le 20 mars 1698…»

 

1 L’Apocalypse de S. Jean Apôtre avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, tome VIII de l’éd. intitulée Le Nouveau Testament… par P. Poiret, «A Cologne», 1713.

2De Fénelon, publié seulement en 1930 par Dudon.

3 Sur la mère Bon (1636 - 1680), vue en rêve par Madame Guyon, v. sa présentation en fin de volume.

4 Catéchisme spirituel pour les personnes qui désirent vivre chrétiennement […] en manuscrit aux A. S.-S., ms. 2056. Ce texte suit immédiatement deux copies des Torrents de Madame Guyon dans le recueil constitué vers 1700.

5 Perdu.

6 Imprimé à Lyon en 1685 et condamné par le saint Office le 29 novembre 1689. Edité par Poiret : Les Opuscules spirituels de Mme J.-M. B. de La Mothe Guion […] A Cologne [Amsterdam], 1720, «Règle des Associés à l’enfance de Jésus», p. 349-404.

7Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

8 Perdu. (DS, art. «La Combe»).

8a Voir J. Climaque, L’Échelle Sainte, Degré XXIII.

8b Sens : «… soit dans (un état) d’esprit, ou en un état qui…»

9 «La petite église», expression très malheureuse employée par Lacombe pour désigner le cercle spirituel réuni autour de lui.

10 Jean Climaque auteur de L’Échelle Sainte, lue probablement dans la traduction d’Arnauld d’Andilly, de 1652, prenant la suite de celle de René Gaultier, de 1603. (A. Villard, «L’Échelle Sainte», La Solitude et les solitaires de Port-Royal, p. 143 sq.)

10 b absit : Dieu m’en garde!

11 L’ordre barnabite. Ce qui précède et suit («la croix et l’opprobre») font douter de la liberté extérieure et / ou intérieure qui accompagnait cette lettre-déposition.

 

SEPT LETTRES EDITEES AVEC LA VIE en 5.4 figurent en Correspondance II Années de combat : I en n8 supra, II en 9, III en 10, IV en 14, V en 19. VI & VII hors Lacombe.

 

 

 


 


 

APOLOGIE du P. La Combe par lui-même

 

 REVUE FÉNELON, Première année. No 2. Septembre 1910, «Une Apologie du P. La Combe par lui-même», Présentation par Charles Urbain, 68-72. Suivi du texte : 73-87, puis, No 3. Décembre 1910, 139-164.  Slatkine reprints, Genève, 1971.

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UNE APOLOGIE DU P. LA COMBE PAR LUI-MÊME

[Présentation par Charles Urbain]

Craignant de voir s’éterniser et peut-être échouer la campagne engagée contre Fénelon, Bossuet fit passer la controverse du quiétisme du terrain des idées sur celui des faits. Il voulait établir (avec combien de justice, est-il besoin de le dire) que les sentiments de Fénelon conduisaient aux pratiques abominables de Molinos, et pour cela, il devait faire voir que le P. La Combe s’était rendu coupable de ces horreurs et que Mme Guyon, dont l’archevêque de Cambrai défendait la doctrine, avait été la complice du barnabite, son directeur. Une telle démonstration, à n’en pas douter, découragerait les partisans de Fénelon, achèverait de tourner contre lui l’opinion publique, triompherait des hésitations de la Cour de Rome et amènerait l’écrasement de l’archevêque de Cambrai [1].

Or le P. La Combe, depuis plus de dix ans, languissait dans la prison où on l’avait jeté sans débats contradictoires et malgré ses appels à Rome [2].

 

(1) Il y a lieu de se demander si c’est Bossuet qui eut le premier l’idée de cette tactique, où si elle lui fut suggérée par La Reynie, le lieutenant de police. Quoi qu’il en soit, une chose sûre, c’est la longue collaboration de l’évêque de Meaux et de La Reynie. Voir à la Bibliothèque nationale les papiers de ce policier, n. a fr. 5250, en particulier F ° 101 & 118.

(2) «Il a été jugé par M. Chéron [l’Official de Paris], sans aucune formalité, dit-on, convaincu d’opiniâtreté, trop attaché aux intérêts du Pape, ne parlant que de Rome, à la censure de qui il soumet ses livres; et condamné à une peine perpétuelle. Il a rappelé au Pape de la sentence; mais le voilà renfermé par provision pour le reste de ses jours» [Nouvelles ecclésiastiques, février 1688, publié par M. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IX, p. 40].

70[639]                

De la forteresse de Lourdes, on le transféra à Vincennes; on tira de lui [nous ne savons par quels moyens] une lettre, du 25 avril 1698, dans laquelle il reconnaissait qu’il y avait eu entre Mme Guyon et lui, “de l’illusion, de l’erreur et du PECHE”, et à cette lettre on donnait pour commentaire des paroles envenimées [1]. Peu de temps après, on faisait comparer en chaire par le P. La Rue Fénelon à Abélard [2], sans se demander si le public n’allait pas pousser la comparaison jusqu’au bout et assimiler Mme Guyon à Héloïse. Enfin Bossuet publiait sa fameuse Relation sur le quiétisme, où il ne craignait pas d’appeler Fénelon le Montan d’une nouvelle Priscille!

Il importe de le remarquer : on avait transféré le P. La Combe du fond de la France à Vincennes dans l’intention de le confronter avec Mme Guyon [3]. Après la lettre du P. La Combe, la confrontation s’imposait, d’autant plus que Mme Guyon niait l’authenticité de cette

 

(1) On en peut juger par ce qu’écrit à l’archevêque de Paris Mme de Maintenon, que le P. La Combe dit avoir passé quinze nuits» avec Mme Guyon (Lettre du 9 septembre 1698, édit. Lavallée, t. IV, p. 252).

(2) Lettre de Bossuet à La Loubère, du 1er juin 1698.

(3) «Le P. La Combe, directeur de Mme Guyon, est à Vincennes, où on le doit interroger et confronter avec cette Dame. On a sa Déclaration, où il avoue tontes les pratiques de Molinos par inspiration. Il ne reste plus qu’à faire voir la liaison avec M. de Cambrai» (Bossuet à son neveu, 28 avril 1698). «J’espère que les interrogations qu’on fera au P. La Combe et sa confrontation pourront découvrir quelque mystère» (Lettre de l’abbé Phelipeaux à Bossuet, du 27 mai 1698).

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lettre, à moins que son ancien directeur ne fût devenu fou. Et pourtant la confrontation n’eut pas lieu et on continua non seulement à faire état de la lettre, mais encore à retenir captifs le P. La Combe et Mme Guyon : et ce n’est pas le moindre des sujets d’étonnement que présente cette étrange affaire (1).

En quelques lignes hautaines, autorisant les plus odieux soupçons, sans qu’aucun arrêt ou aucun débat contradictoire eût permis d’y donner un fondement juridique, l’auteur de la Relation sur le quiétisme en appelait, sur Mme Guyon et son ancien directeur, au témoignage de l’évêque de Genève. «Ce Père La Combe est l’auteur de l’Analyse condamnée à Rome, et depuis par plusieurs évêques. Les circonstances de sa liaison avec cette femme ont été connues du défunt évêque de Genève de sainte mémoire, Jean d’Aranthon, et l’histoire en est devenue publique dans la vie de ce saint évêque, que le docte et pieux Général des Chartreux a mise au jour. Le temps est venu où Dieu veut que cette union soit entièrement découverte : je n’en dirai rien davantage... (2).»

 

(1) Le P. La Combe mourut en 1715, âgé de soixante-douze ans [en fait 75 ans NDE] , à l’hôpital de Charenton, où il avait été transporté du château de Vincennes [donc encore emprisonné dans son grand âge, tandis que madame Guyon était sortie de prison en 1703 : différence d’origine, peut-être intervention de ses amies NDE] le 29 juin 1712, parce qu’il était atteint de folie furieuse (V. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IX, p. 99).

(2) Bossuet, Relation sur le quiétisme, section IV, n. 19. L’historien de M. d’Aranthon d’Alex remercia Bossuet de l’honneur qu’il lui faisait de l’associer à son œuvre (Lettre du 11 juillet 1698, dans les Œuvres de Bossuet). Il est intéressant de noter que, vers la même époque (15 août 1698), Dom Le Masson envoyait au frère, aux sœurs et aux neveux de Bossuet un diplôme qui les rendait participants aux prières et aux bonnes œuvres des Chartreux (Ce diplôme se trouve à la Bibliothèque Nationale, Pièces originales, 426). Pareille faveur avait été faite à Bossuet lui-même le 14 août (Bulletin d’hist. ecclés. des diocèses (le Valence, Gap, etc., mai 189o). Cf. Bulletin du Bibliophile, juin-juillet 1910, p. 320.

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Il paraît que le récit du Général des Chartreux fut contesté clans un écrit qu’il qualifie de libelle diffamatoire, imprimé à Genève. «On m’y accusait, dit-il, d’imposture et de calomnie, et on y relevait l’innocence et le mérite du P. La Combe et de la Dame, non seulement jusqu’à condamner le procédé que le roi et les évêques ont si sagement observé contre leurs personnes, mais même on en venait jusqu’à assurer que ces deux personnes seraient mises un jour sur les autels (1).» Ce résumé de l’apologie des deux prisonniers est-il fidèle? Je l’ignore, n’ayant pu découvrir un exemplaire de l’ouvrage. En revanche, j’ai reconnu parmi les manuscrits de la bibliothèque de la Sorbonne (no 802) une apologie du P. La Combe par lui-même.

Peut-être trouvera-t-on quelque intérêt â la lire; il sera du moins équitable de faire une fois entendre la voix d’un accusé sur le compte duquel nous n’avons guère d’autres renseignements que les imputations de ses adversaires. Est-ce à dire que nous entreprenons de justifier le P. La Combe et que nous nous portons garant de la vérité de son plaidoyer? Pas le moins du monde. Nous désirons seulement qu’on fasse la part de l’exagération dans les griefs articulés contre lui, et surtout que le jugement qu’on portera sur lui et sur Mme Guyon ne repose pas uniquement sur le crédit de ses accusateurs.

Charles URBAIN.

(1) (D. Innocent Le Masson), Éclaircissements sur la Vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, Chambéry, 1699, in-8.

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Réponse à ce qui est dit du Père La Combe et d’une Dame dans la Vie de Mre Jean d’Aranton, évêque de Genève

Un auteur s’expose étrangement au danger de calomnier, quand il écrit sur des mémoires peu fidèles, ou qu’il avance comme certains des faits qui n’ont pour fondement que des bruits confus ou des préventions désavantageuses qu’il faudrait examiner à fond avant que de les débiter au public comme autant de vérités; par une telle précipitation, on ne manque pas de s’attirer la confusion d’être convaincu de faux par les hommes ou déjà bien informés des choses, ou pouvant l’être à la suite; et, ce qui est pis, d’en souffrir la pleine conviction pour jamais au jugement de Dieu.

C’est l’écueil où est malheureusement tombé l’écrivain de la vie du feu évêque de Genève, de sainte mémoire, dans le chapitre 4 du livre 3e de son histoire (2), où il a jugé de faire mon portrait de la manière que tout le monde y peut voir. C’est dommage que le récit de tant de belles actions, si digne de paraître au jour, ait été interrompu et obscurci par ce fâcheux endroit; je dis fâcheux, non pas tant pour moi, à qui Dieu fait la miséricorde de l’en bénir de très bon cœur, le priant de joindre sa grâce à cette humiliation, afin qu’elle me rende véritablement humble, que pour l’historien que cent et cent personnes encore vivantes condamneront sur plusieurs faits dont elles sont témoins, et qui verra lui-même un jour, ne fût-ce qu’à celui de sa mort, combien de faussetés il a reçues et publiées comme des «vérités incontestables et dans une matière aussi diffamante que celle d’erreur et de secte touchant la religion, et de corruption dans les mœurs.

J’ai aussi bonne opinion de la sainteté du vénérable Jean d’Aranton d’Alex, et autant de vénération pour sa mémoire qu’on en puisse guère avoir, fondé bien autant, pour le moins, sur le plan qu’il donne lui-même de son intérieur dans ce qu’il en a écrit, que sur ses rares talents et ses vertus

 

(1) Lyon, 1697, in-8. Jean d’Arantlion d’Alex fut évêque de Genève, de 166 o à 1695.

(2) Pages 261 et suivantes.

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éclatantes (1). Je suis même bien aise que l’écrivain de la vie d’un si digne prélat m’ait fait servir de marchepied pour rehausser son trône, et qu’il établisse une partie de sa gloire sur les débris de ma réputation; qu’il ait transmis à la postérité mon nom couronné de l’infamie qu’il mérite, remède salutaire pour guérir mon orgueil en le punissant, s’il plaît à Dieu d’y joindre le baume de sa grâce; et qu’il ait joint un tableau si affreux à tant d’autres aventures qui me couvrent d’ignominie. Dieu, qui sonde les cœurs, voit que, par sa miséricorde, le mien est sans aversion et sans aigreur, et que je lui offre d’instantes prières pour le T. R. P. (car quoiqu’il n’ait pas mis son nom à la tête du livre, il a bien voulu qu’on connût qu’il en est l’auteur), qui a cru me devoir si peu épargner, et qui s’est persuadé qu’il rendait service à Dieu en me décriant sans ressource.

S’il avait été bien informé de ce qui s’est passé entre le très illustre prélat et moi et du reste de ma conduite, qu’il prétend rapporter avec une entière assurance, il ne se serait pas mépris jusqu’à avancer autant de faussetés qu’on en peut compter dans le dénombrement que j’en vais faire. Après avoir attesté le jugement de Dieu que je ne dirai rien qui ne soit véritable, je rapporterai ce que j’ai su, vu, touché ou fait, s’agissant de ce qui me regarde, au lieu que mon Censeur n’a pu écrire que ce qu’on lui est allé conter dans sa solitude : ce qui a imposé à sa bonne foi sur plusieurs chefs.

Je ne lui compte pas pour une méprise de m’appeler le directeur de la Dame, parce que tout le monde a eu lieu de le croire sur ce qui en paraissait; cependant la vérité est que je n’en avais guère que le nom. J’étais si prévenu d’estime pour cette personne, et non sans fondement, ayant su sa vie très régulière, et vu dans elle des preuves sensibles d’une rare vertu, avec une connaissance des voies de l’Esprit bien au-dessus de ce que j’en avais compris jusqu’alors, avant que les choses fussent brouillées comme elles l’ont été depuis,

 

(1) La réputation de sainteté de ce personnage ne doit pas faire oublier la dureté avec laquelle il traita la M. de Chaugy, visitandine, jadis secrétaire de Mme de Chantal, ni la part qu’il prit aux tracasseries auxquelles fut en butte cette vénérable religieuse (Voir Semant, Vie de la Mère M. de Chaugy, Orange, 1839, in-12.)

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que je lui déférais extrêmement, jusques à respecter des pensées que j’aurais dû combattre, si j’eusse suivi les miennes, en bien des rencontres, et consenti à des démarches peu régulières qui ont mal édifié le public, en quoi je reconnais que j’ai eu grand tort. Je devais me servir de l’autorité que me donnait mon caractère, et seconder la confiance que la Dame avait prise en moi.

Ire FAUSSETÉ. – Mais c’est la première et principale fausseté du récit en question, que de dire que j’ai dogmatisé. On sait combien ce terme est odieux en fait de religion, et il faut, pour en remplir le sens, chercher à détacher des âmes de l’Église pour en former une secte, et enseigner une doctrine certainement contraire à la foi catholique. C’est ce que (grâces à Dieu) je n’ai point fait, ni n’ai su que la Dame ait fait tant que j’ai été auprès d’elle. C’est s’y prendre cruellement que de faire passer pour ennemis déclarés de l’Église des personnes qui ne s’en sont jamais séparées, et qui ne cherchent qu’à vivre et mourir dans l’obéissance qu’ils lui doivent. De mon côté, j’en suis sûr; de la part de la Dame, si j’avais su qu’elle ne fût pas soumise, je l’aurais abandonnée dès l’heure même; elle m’a toujours donné des preuves de sa dépendance des supérieurs, de son attachement à l’Église.

J’ai bronché touchant un point dont j’ai fait une confession publique et en même temps un désaveu solennel. Mais, comme je n’ai jamais prétendu en avoir moi-même aucune certitude, loin d’en donner, et que j’ai seulement dit ce que plusieurs en pensaient (ce n’est pas ici le lieu d’en faire une plus ample déduction; j’en ai rendu compte à mes supérieurs), aussi n’y a-t-il pas lieu de croire que cela emporte une séparation de l’Église, malheur que j’ai toujours abhorré. Ma conscience m’en rend témoignage, quoi qu’en pensent les hommes; je n’ai parlé de ce dogme, que je reconnais sincèrement pernicieux, qu’à deux personnes en Italie, et à une seule en toute la Savoie, pendant douze ou treize ans que j’y ai été dans toute la liberté de servir les âmes, et ce ne fut que sur la fin du long séjour que j’y fis; encore fus-je prévenu par ces mêmes personnes, qui en voulurent savoir mon sentiment une fois ou deux en passant, sans quoi je n’en aurais jamais parlé. Je m’en accuse au public comme j’ai fait dans ma confession sacramentale : Dieu sait que je ne mens point.

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Si j’eusse eu dessein d’en parler seulement, je n’en manquais pas d’occasions, ayant eu tant d’emplois pour le service des âmes, deçà et delà les monts. S’il y avait eu en Savoie le désordre que le T. R. P. prétend, il aurait bientôt paru; de telles nouveautés ne demeurent pas longtemps cachées. Dans ces pays-là, on ne m’en a fait aucun reproche; l’évêque dont il a écrit la vie savait à fond tout ce qui se passait dans son diocèse, si jamais évêque l’a su, parce qu’il y donnait une singulière application. Il avoue cependant dans sa lettre pastorale (1) touchant les erreurs et les désordres du temps, qu’il n’en avait pas encore vu, par la grâce de Dieu, des exemples parmi ceux qui professent la foi orthodoxe dans son diocèse (2).

Ce saint prélat a censuré un livre qui a pour titre : Lettre d’un serviteur de Dieu (3). Il est de moi, et n’est pas plus gros qu’un almanach; il traite en substance de la libre oraison d’affection dégagée des méthodes ordinaires (4). Comme quelques-uns ne le goûtèrent pas, je l’envoyai à Paris pour être examiné; deux célèbres docteurs, à qui il fut présenté, n’y trouvèrent à redire que la rudesse du style et l’inégalité des matières : le R. P. de La Motte (5) en peut rendre

 

(1) Lettre pastorale de Mgr l’Illustrissime et Révérendissime Evèque et Prince de Genève à MM. les Curés de son diocèse, qui contient les précautions qu’ils doivent prendre pour empêcher que les ouailles qui leur sont commises ne donnent dans les égarements du quiétisme (Datée d’Annecy, 4 novembre 687. Réimprimée dans sa Vie, pages 583 et suivantes.)

(2) Page 591 du livre de la Vie du prélat (Note de La Combe).

(3) Lettre d’un serviteur de Dieu à une personne qui aspire à la perfection religieuse. Cet opuscule a été mis à l’Index le 29 novembre 1689. L’exemplaire de la Bibliothèque Nationale est intitulé : Lettre d’un serviteur de Dieu contenant une brève instruction pour tendre screment à la perfection chrétienne. Paris, Warin, s. d., in-32. Imprimé à Grenoble chez Frémont (1686), avec approbation de Rouffié, docteur en théologie et curé de Grenoble, datée du 4 novembre, 1685. D 18245.

(4) Le ms. donne à tort : oraison d’affections dégagées des méthodes ordinaires.

(5) Dominique de La Motte, barnabite, frère de Mme Guyon et prédicateur renommé. Il fut visiteur de son Ordre et mourut en 1704 (Voir le Mercure de novembre 1704).

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témoignage. Le défunt évêque me fit l’honneur de me dire qu’il était convenu avec un théologien de notre Ordre qu’il n’y avait rien dans ce livret qui ne fût soutenable, et qu’entre autres, les maximes qui sont à la fin, étaient fort bonnes; et d’effet, il en souffrit dans le diocèse et jusque dans les monastères pendant sept ans. S’il l’eût cru si mauvais, lui qui avait tant de lumières et tant de zèle, eût-il pu le tolérer si longtemps? Enfin, ayant appris que j’étais emprisonné, il le déclara suspect avec quelques autres dont je parlerai. Il ne condamna point mon Analyse (1), quoiqu’il eût déjà vu la bulle d’Innocent Xl contre les erreurs de Molinos; s’il y en eût remarqué quelqu’une, il ne l’aurait pas épargné. L’Analyse fut imprimée en pays d’Inquisition (2) avec toutes les approbations et permissions requises; ce n’était pas en vouloir faire un livre de cabale. Je n’avance ceci que pour faire voir que je n’avais aucune intention de dogmatiser. Hors de là, j’ai souscrit volontiers à la condamnation du livre dès qu’on l’a exigé de moi.

Pour les autres, que j’aurais dû faire supprimer si j’avais été plus éclairé et plus prudent, quoique je n’en sois pas l’auteur, ou pour la Règle des associés (3), à laquelle j’ai eu quelque part, j’ose protester devant Dieu que mon dessein ne fut jamais d’y insérer ni d’y souffrir rien de contraire à la foi ou aux mœurs catholiques. Ce n’a été que par mon ignorance et par mon inconsidération qu’il s’y est trouvé (le quoi donner lieu à la censure qui en a été faite et à laquelle je me soumets véritablement. Le Moyen court (4) fut imprimé à Grenoble la première fois lorsque j’étais à Verceil, sans que j’y eusse aucune part, et à mon insu. Le Cantique (5) le

 

(1) Orationis mentalis Analysis, deque variis ejusdem speciebus Judicium. Cet ouvrage a été mis à l’Index le 9 septembre 1688. 

(2) A Verceil, en 1686.

(3) La Règle des associés à l’Enfance de Jésus, modèle de perfection pour tous les états fut condamnée à Rome le 29 novembre 1689. Ce livre passe pour l’œuvre de M. de Bernières.

(4) Moyen court et très facile pour l’oraison, que tous peuvent pratiquer très aisément, arriver par là en peu de temps à une haute perfection. Cet opuscule de Mme Guyon fut condamné à Rome le 29 novembre 1689. Il avait été imprimé d’abord à Grenoble, puis à Lyon, en 1686.

(5) Le Cantique des cantiques de Salomon interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs, imprimé à Lyon, en 1688.

 

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fut à Lyon depuis mon emprisonnement. Je méditais la correction de certains endroits, sur ce qu’un docteur de Lyon m’en avait écrit, lorsque je fus arrêté. La Règle des associés, dont j’avais le manuscrit, me fut demandée lorsque j’étais en Piémont. Je fus surpris que peu de temps après on me le montrât imprimé, car on m’avait caché ce dessein.

Tant qu’on est dans les dispositions de simplicité et de soumission, on n’est point dogmatiseur. Il arrive à de grands hommes, même élevés aux plus hautes dignités, que leurs livres soient défendus, sans que pour cela on les prive de leur rang. Tant qu’on vit dans l’obéissance à l’Église, on ne peut sans injustice être traité de partisan de l’erreur; si l’on tombe comme homme fragile, on se relève comme fidèle, en obéissant aux pasteurs qui tendent leurs mains secourables.

Qui a donc pu révéler à cet habile écrivain que j’ai voulu répandre partout la fausse et pernicieuse doctrine du quiétisme? Ou a-t-il pu le lire dans mon cœur? Pour moi, je n’y aperçus jamais un tel dessein : j’eusse plutôt souffert le plus cruel supplice, non une, mais dix et cent fois, que d’arracher une seule âme du sein de l’Église, que Dieu m’a toujours fait la miséricorde d’aimer extrêmement. Quand ces petits livres parurent, Molinos n’était pas encore condamné (1), le quiétisme n’était pas découvert, on ne croyait que suivre les sentiments des spirituels et des mystiques approuvés ou tolérés; des docteurs, des curés, des grands vicaires, des Inquisiteurs avaient approuvé ces petits ouvrages, de grands évêques les souffraient. Depuis qu’ils ont été condamnés, on les abandonne; ce n’est pas vouloir se séparer de l’Église ni chercher à en détacher d’autres. Enfin, pour exposer simplement la vraie situation de mon cœur, c’est que Dieu, mon souverain juge, sait que le crime d’infidélité et de secte n’y eut jamais d’entrée, non adhaesit mihi cor pravum (2). Quand même ce malheur me serait arrivé, de quoi Dieu me veuille préserver pendant que je suis encore en vie, capable de retour, de pénitence, de réparation du scandale

 

(1) Il le fut seulement le 28 août 1687, par l’Inquisition de Rome.

(2) Psalm C, 4.

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et de toute satisfaction requise, y a-t-il de la justice, pour ne pas parler de la charité, à me dépeindre dans un livre comme un empoisonneur d’âmes, un chef de parti, un égaré sans espérance de conversion? Le livre demeure sans aucun correctif, quoique la grâce de Dieu puisse apporter tout remède à mes maux, même avec plus d’avantage, et me conduire à une heureuse éternité. Cet auteur ayant fait un horrible portrait d’un homme encore vivant, le laisse là pour jamais, comme s’il n’y avait plus de pénitence pour lui, ni d’apparence qu’il voulût y avoir recours. Quiconque lira cet endroit du livre, aura lieu de croire, s’il n’est bien informé d’ailleurs, qu’il n’y en a point eu. Si cela est conforme aux règles de la prudence chrétienne, je le laisse discerner à tout bon juge, pendant que j’ai une ferme espérance que Dieu me fera miséricorde, et que je lui demande tous les jours la conservation et l’accroissement de la douce confiance dont il me console. Ego autem semper sperabo, et ad j iciam super omnem laudem tuam, Deus meus (1).

IIe FAUSSETÉ. – Ce ne fut point moi qui attirai la Dame à Thonon (2); j’aurais, au contraire, souhaité qu’elle fût demeurée dans la maison de la Propagation, qui comptait si fort sur elle, et à laquelle elle avait déjà fait de grands biens. Mais y ayant été six mois et ne voyant point de jour d’entrer dans Genève comme on l’avait espéré, ne sentant point non plus de vocation pour cet institut, elle me déclara qu’elle ne pouvait se résoudre d’y finir ses jours. Pouvais-je l’y contraindre ! Est-ce à l’homme à donner une vocation à qui ne l’a pas? Une mésintelligence qui survint dans la maison acheva de la déterminer. Je consentis donc qu’elle se retirât dans un couvent d’ursulines à Thonon, jusques à ce que Dieu en disposât autrement. Je n’ai pas laissé de sentir une amère douleur quand j’ai réfléchi sur la nature de cette action étrange par elle-même et sur les grands biens temporels et spirituels que la Dame aurait pu faire dans cette communauté naissante.

 

(1) Psalm. LXX, 14.

(2) D. Le Masson (p. 262) avait dit que le P. La Combe, résidant alors à Thonon, avait attiré dans cette ville Mme Guyon, qui, en quittant. Paris, était allée habiter dans une communauté naissante do la Propagation de la foi, à Gex.

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Je fus aussitôt en faire excuse à l’évêque, qui, me faisant l’honneur de me serrer la main, me dit : «Père, prenez garde; on vous mettra tout dessus, on ne s’en prendra qu’à vous.» Dans ce temps-là, la Dame était déjà sortie de Gex; je n’eus autre chose à répondre à ce grand prélat, sinon qu’il n’était pas en mon pouvoir de donner une vocation qu’elle me protestait n’avoir pas, et que je prévoyais assez que j’aurais beaucoup à souffrir pour ce changement. J’aurais toujours été fort aise qu’elle eût pris le parti d’y retourner, mais je ne crus pas l’y devoir contraindre.

Environ deux ans après, nous essayâmes de renouer (1). N’étant qu’à trois lieues d’Annecy, j’écrivis au prélat, le suppliant de trouver bon que nous eussions l’honneur de l’aller voir et de conférer avec lui il nous fut refusé. On tenta la même chose une autre fois. Un gentilhomme français demeurant auprès de l’évêque de Verceil en écrivit à M. de Montoux, prévôt (2) de la cathédrale, pour sonder le prélat; la réponse fut si ambiguë et si sèche qu’on n’y vit aucun jour. Je laissais à la Dame son entière liberté, ou pour s’en retourner dans son pays, ou pour prendre telle résolution qu’elle verrait à propos; elle n’en disconviendra pas. Sa répugnance était de reprendre chez elle ce qu’elle avait quitté pour Dieu, et ne se sentant point déterminée à un autre genre de vie, elle demeurait ainsi en suspens en attendant ce que la divine providence en ordonnerait.

IIIe FAUSSETÉ. – La Dame m’avait connu sans doute avant qu’elle allât en Savoie. Je l’avais vue en passant par la ville d’où elle est native (3) pour m’en aller en Italie, oit l’obéissance m’appelait. Mais il est faux qu’elle prit le prétexte de demeurer à la Propagation de Gex pour venir s’établir auprès de moi : on l’a cru sans fondement, et ce qu’on en a assuré est un jugement téméraire.

Je vais dire la véritable histoire, après avoir remarqué qu’on s’est aussi trompé quand on a supposé qu’elle avait pour directeur un régulier de la maison de notre Ordre (4) en cette

 

(1) Avec l’évêque de Genève.

(2) Dans les diocèses de Savoie, on appelle prévôt le doyen du

chapitre.

(3) Montargis.

(4) Les Barnabites.

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même ville. Elle s’y confessait, à la vérité, assez souvent; mais son directeur était M. Bertaud, prêtre séculier assez connu, qui faisait sa résidence et dirigeait dans la célèbre abbaye de Montmartre (1). Le régulier ne sut jamais rien du dessein de la Dame, qu’après que tout le monde en eut vu l’exécution.

Au bout de dix ans depuis notre entrevue, sans avoir reçu qu’une lettre ou deux d’elle pendant que j’étais en Italie, et n’en ayant eu aucune nouvelle depuis cinq ans, elle me manda qu’elle se croyait inspirée de Dieu d’aller à Genève finir ses jours dans le service des pauvres et des nouveaux convertis, me priant de lui en dire ma pensée. Je lui répondis qu’il fallait consulter son directeur sur une affaire de si grande conséquence. Elle le fit; la réponse fut affirmative. Il ajouta qu’il croyait bien que Dieu voulait quelque chose d’elle, et approuva son dessein de se défaire de ses grands biens, en se réservant une pension, pour se dévouer entièrement à Dieu. J’entrai dans la même pensée, non sans admirer jusqu’à l’étonnement une telle résolution qui n’aurait jamais pu me venir dans l’esprit, loin que je la lui eusse inspirée, comme on l’a cru.

On parlait alors si fort de rétablir l’évêque dans Genève avec la liberté de conscience, qu’on n’en doutait presque plus. Comme j’en fis mon compliment, ainsi que tous les autres, à ce digne prélat, il me fit l’honneur de l’écouter avec joie, et de me dire qu’un ministre de la Cour de France lui en avait donné par une lettre de si grandes espérances, qu’il n’avait point feint de l’en féliciter par avance. C’était ce qui flattait la dévotion de cette Dame, son zèle pour la foi et sa charité pour les pauvres tous ceux qui l’ont connue dans sa patrie savent combien elle s’y est distinguée par ces pieux endroits (2).

 

(1) «Où il est mort le 27 avril 1683» (Note du manuscrit). Bertaud ou Bertot, célèbre directeur. On a imprimé : Le Directeur mystique ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de M. de Bernières et directeur de Mme Guyon, Cologne, 1726, 4 vol. in-I2.

(2) D. Le Masson reconnaît (p. 263) qu’aux Ursulines de Thonon, Mme Guyon se conduisit «d’une manière qui paraissait fort exemplaire», et faisait beaucoup de bien aux pauvres.  

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Dans ce temps, l’évêque ayant eu lieu de la voir à Paris, la partie fut liée avec lui et avec les Dames de la Propagation qu’on espérait faire entrer dans Genève sitôt qu’elle serait ouverte à la religion catholique. Mais comme bientôt après on ne vit plus de jour à un si grand bien, la Dame voyant sa principale intention frustrée, ne se sentant point appelée à l’institut de la Propagation, s’étonnant de plus qu’on voulût la charger entièrement de la maison de Gex pour en être supérieure, sans avoir fait aucun essai ni serment, ni vœu qui l’engageât à cette congrégation, elle crut devoir s’en retirer. Voilà comment arriva cette séparation.

Ve FAUSSETÉ (1). Il est si peu vrai que nous eussions, comme dit l’auteur, de grandes correspondances avec la religieuse de Dauphiné (2), qu’elle était morte avant que la Dame vînt en Savoie; jamais elle n’avait ouï parler d’elle. Les historiens mal informés débitent ainsi assez de grossiers mensonges pour autant d’importantes vérités. Un frère de la religieuse me donna la nouvelle de sa mort arrivée depuis quelques mois, en passant à Rumilly (3), où j’avais une station, et, au bout de ma carrière, l’évêque me manda d’aller incessamment à Gex voir la Dame, qui devait y arriver au premier jour.

Pour moi, j’ai vu une fois la même religieuse de l’aveu de mon directeur, sur le bruit qui s’était répandu de sa rare piété et de ses profondes connaissances touchant les voies intérieures. Je lui ai écrit, je crois, deux fois en ma vie, et j’en ai eu autant de réponses; voilà tout. Elle a toujours été tenue pour une religieuse fort exemplaire, jusqu’à répandre une odeur de sainteté attestée par des grâces singulières que Dieu lui a faites. On l’a toujours vue très soumise à ses supérieurs. Toute contrefaite qu’elle était de corps, on ne laissa pas de la faire supérieure de son monastère pendant plusieurs années. Dans quelques traverses qu’on lui suscita,

 

(1) La «quatrième fausseté» manque au manuscrit.

(2) D. Le Masson avait raconté (page 264) que Mme Guyon avait eu des rapports fréquents avec une religieuse quiétiste de Grenoble, qui a laissé des écrits.

[il s’agit de la Mère Bon, voir notice fin de volume NDE]

(3) Rumilly, aujourd’hui chef-lieu de canton de l’arrondissement d’Annecy.

 

M. l’archevêque de Vienne (1), son diocésain, pria M. de Grenoble (2) de l’examiner; il le fit, et ayant approuvé son esprit et sa conduite, il la rétablit avec avantage. Enfin les Ursulines de Paris ont fait imprimer sa vie, comme d’une personne de qui la mémoire est en vénération. Il n’y a pas lieu de rougir pour l’avoir connue. Pour ce qui est de ses écrits, je ne dois pas en faire ici la discussion; ils sont en certains endroits fort mystiques, c’est assez pour qu’ils ne soient pas du goût de tout le monde, surtout depuis que les temps sont devenus brouillés et suspects comme nous le voyons.

VIe FAUSSETÉ.   Il n’est point vrai non plus que nous eussions de grandes communications avec une Dame de Piémont (3). Celle de France (4) n’avait reçu d’elle aucune lettre ni ne la connaissait pas même, jusqu’à ce qu’au bout de douze ans, elle fut pressée par elle, sur ce qui s’en disait d’édifiant, d’aller demeurer chez elle à Turin (5), ayant pour cet effet obtenu en même temps un ordre de notre Père Provincial pour m’y faire aller. Tout cela fut ménagé à notre insu, et je n’en fus pas peu surpris. Tout à coup un autre commandement me vint de la part du Père Général de passer en Piémont pour le service de l’évêque de Verceil (6), comme je dirai ci-après.

VIIe FAUSSETÉ.  C’est pure calomnie que d’imputer à la Dame d’avoir débité de mauvaises maximes dans le couvent des Ursulines où elle était logée dans l’appartement des pensionnaires, où elle ne voyait guère que la religieuse qu’on

 

(1) Henri de Villars, archevêque de Vienne en Dauphiné, de 1662 à 1693.

(2) Le cardinal Ëtienne Le Camus, évêque de Grenoble, de 1671 à 1707.

(3) D. Le Masson, p. 264.

(4) Mme Guyon.

(5) C’est la duchesse de Savoie qui demanda à Mme Guyon de venir s’installer à Turin. Pendant les huit ou neuf mois qu’elle résida dans celte ville, Mme Guyon demeura chez Mme de Pruney, sœur du marquis de Saint-Thomas, secrétaire d’État.

(6) L’évêque de Verceil, de 1679 à 1691, fut Victor Augustin Ripa.

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avait donnée pour maîtresse à sa fille, et quelquefois la Supérieure. Ses livres n’étaient pas encore faits. La plupart du temps, elle était malade. Si on lui demandait quelque avis, ce qui n’arrivait que très rarement, elle répondait suivant les maximes communes. Je savais à fond ce qui s’y passait, par la confiance qu’avaient en moi la Supérieure et la Maîtresse des pensionnaires. Il ne s’y passa rien de suspect, ni qui donnât le moindre sujet de plainte pendant qu’elle y fut; non, bien assurément. L’Évêque qui vint sur les lieux un an après que la Dame s’y était retirée, et qui ne manqua pas de bien sonder toutes choses, y aurait bien remédié; il la laissa comme il l’avait trouvée.

VIIIe FAUSSETÉ. — C’est à faux qu’on accuse la Dame d’avoir fait dans ce monastère un renversement qu’on aurait peine à croire. Je sais de toute humaine certitude qu’elle en est innocente comme un enfant qui est à naître. Elle n’y était plus quand la chose dont on veut parler arriva; elle n’y avait contribué en façon du monde. Une religieuse en avait engagé une autre en quelque extravagance depuis notre départ de Savoie; c’était tout. On m’en manda quelque chose à Verceil, où j’étais depuis quelque temps. Repassant à Thonon deux ans après, on m’y parla assez confidemment de tout; je n’y découvris rien de plus; on ne se plaignit point du tout de la Dame, et on ne l’aurait pu faire avec vérité.

Ici, je cherche la vérité et la prudence d’un écrivain qui publie à toute la terre un accident qu’on n’a pu savoir que par voie de confession ou de direction, c’est-à-dire sous les plus inviolables secrets. Ce qu’on a cru peut-être lui pouvoir confier, n’était pas afin qu’il en fit le sujet d’une honteuse flétrissure pour ce monastère. On n’y lira jamais la Vie du saint évêque, qu’on ne rougisse et frémisse d’y voir cette communauté expressément nommée, couverte d’une telle confusion dans un petit lieu où se connaît tout; tant de filles innocentes sont enveloppées dans le blâme qu’on donne à tout le corps. Cela est capable d’ébranler la confiance qu’elles devaient avoir à leurs Supérieurs.

IXe FAUSSETÉ. — «Le mal se communiquait de telle sorte, continue le T. R. P., que notre évêque fut obligé de prier la Dame de se retirer de son diocèse.» C’est ce qui ne fut jamais.

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On souhaitait, au contraire, qu’elle y demeurât, dans l’espérance que, dès que je serais sorti, elle retournerait à Gex. J’ai admiré la patience et la modération du saint évêque en ce point comme en plusieurs autres; car il se possédait extrêmement. Quoiqu’il fût si peu satisfait de nous à cause de la rupture de Gex, il nous souffrait néanmoins comme si rien n’était arrivé. Il permit que la Dame demeurât près de deux ans dans un monastère qui lui était totalement soumis (1), ce qu’il aurait pu empêcher après qu’elle lui avait manqué dans une affaire de telle conséquence. Là, il lui rendit visite; il agréa que la sœur de la Dame (2), qui l’était venue voir de France, y demeurât un temps considérable auprès d’elle. Enfin on avait si peu fait entendre à la même personne que l’évêque voulait qu’elle sortît du diocèse, qu’elle ne prit la résolution de le faire que sur la lettre de là dame de Piémont dont j’ai parlé ci-dessus et sur ce qu’elle vit que l’on m’envoyait à Verceil. Tout le monde s’attendait à nous voir séparés; moi aussi, qui, grâce à Dieu, m’y résolvais sans peine, niais qui n’eus pas assez de fermeté pour lui refuser de la conduire jusques à Turin, où la Dame l’attendait. Toute la modération que nous y apportâmes fut de prier un de mes confrères, homme d’honneur et de probité (3), de nous accompagner avec la fille de la Dame et sa fille de chambre (4). Voilà comment elle sortit du diocèse, et nullement par la voie que l’on a fait entendre à notre auteur.

Xe FAUSSETÉ.     Pour suivre notre histoire mieux qu’il ne fait, en ayant été si mal informé, il faut remarquer que la Dame n’alla point alors à Grenoble s’établir, comme il dit (5). Elle n’y fut qu’environ un an après, ayant passé ce temps à Turin.

 

(1) Les Ursulines de Thonon.

(2) Cette sœur de Mme Guyon appartenait aux Ursulines de Montargis.

(3) Le P. Alexis Faveras, quarante-cinq ans.

(4) Marie Delavau, connue en différents endroits sous le nom de «Famille».

(5) Vie de Messire d’Aranthon, p. 264 et 265,

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XIe FAUSSETÉ. -- Je ne la suivis pas non plus à Grenoble, ainsi qu’il le suppose, à moins que je ne fusse en deux lieux tout à la fois, puisque je fus envoyé à Verceil.

XIIe FAUSSETÉ. -- Si c’est avoir demeuré longtemps à Grenoble auprès d’elle que d’y avoir séjourné une fois quatre ou cinq jours et, plus d’un an après, encore peu de jours, deux autres religieux de notre Ordre y étant avec moi, le T. R. P. a raison. Mais jamais je n’y demeurai ce qui s’appelle en bon français longtemps, puisque à peine le séjour que j’y ai fait, en trois ou quatre fois que j’y ai été, peut arriver à un mois en tout.

XIIIe FAUSSETÉ. – Il n’est pas non plus vrai que j’ai cherché à répandre «dans Grenoble, la doctrine de l’oraison de quiétude (1)» Je ne m’y mêlai en façon du monde de direction; j’y parlai à très peu de gens, n’y paraissant que comme étranger et en passant. Personne n’a eu lieu de s’y plaindre de moi, et je n’ai point su qu’on en ait formé de plaintes. J’eus l’honneur de faire la révérence à M. de Grenoble deux fois. Il me reçut avec toute honnêteté, sans me témoigner rien d’approchant de ce qu’on a voulu dire (2). L’auteur, pour être si proche de Grenoble, était peu informé de ce qui s’y passait sur mon compte.

Que l’évêque de Genève eût désiré de me voir hors de son diocèse, je n’en doute point; j’avais su de bonne part qu’il avait pressé le R. P. Provincial de m’en retirer. Celui-ci s’en excusa pour lors. Quelque temps après, le P. Général, par un excès d’honnêteté, me proposa si je voulais aller servir l’évêque de Verceil en qualité de son confesseur et d’examinateur pour les besoins de son clergé; je lui répondis que je n’avais point d’autre parti à prendre que celui de l’obéissance. Mon censeur m’impute plus d’une fois des démarches

 

(1) Ibid., p. 265.

(2) Voici, en effet, ce qu’écrivait l’évêque de Grenoble à M. d’Aranthon d’Alex, le 18 avril 1685 : «Son directeur (de Mme Guyon) me paraît fort sage et fort posé, et je ne doute pas qu’il n’arrête cette attache sensible que cette Darne a pour lui et à laquelle les dévotes sont sujettes si on ne les réprime. Elle a besoin d’être beaucoup humiliée et tenue dans le rabaissement; je ne sais si elle le pourrait supporter, cela lui serait très avantageux» (Lettres du cardinal Le Camus, édit. Ingold, p. 445).

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et des établissements médités de mon chef. Tl se trompe; il ne blesse pas moins la charité que la vérité : depuis longtemps, je ne me remuais que par l’ordre de mes supérieurs. Tout après, je reçus mon obédience pour Verceil. De pénétrer si c’était un jeu joué de concert avec le grand évêque, c’est ce que je n’entreprends pas : il me souvient trop que j’ai pris Dieu à témoin que je n’avancerais rien que de certain. Tout ce que je puis dire, c’est que ce digne prélat n’en voulait pas tant à ma doctrine qu’à ma mauvaise conduite (1), laquelle je ne puis ni ne veux excuser; et que, comme je le plaignais et le justifiais moi-même au sujet de la malheureuse affaire de Gex, je l’aimais véritablement et l’honorais dans mon âme, et rendant justice à son mérite, j’avais un profond respect pour lui, rien n’a été plus humiliant ni plus affligeant pour moi que de m’être vu brouillé avec cet admirable évêque, mon diocésain, de qui j’avais reçu les ordres sacrés, qui m’avait en cent rencontres fait tant d’honnêteté, accordé si obligeamment tout ce que je lui avais demandé, et qui avait eu des égards singuliers pour moi plus qu’indigne de paraître seulement devant lui.

C’est l’un des endroits de ma misérable vie qui m’incommode le plus, jusqu’à m’écraser et m’anéantir quand j’y fais réflexion. Je lui dois cette confession et satisfaction pour tout ce qu’il y a eu de ma faute. Il ne condamnait point les voies intérieures, non pas même les plus mystiques, étant lui-même et savant et intérieur : je sais ce qu’il m’en a dit confidemment et très judicieusement. Il blâmait seulement qu’on voulût les rendre communes, ou aller plus loin que ne fait la grâce, ou qu’on n’y apportât pas assez de discernement, ou qu’on en parlât indiscrètement en public, avec danger de scandaliser les uns et de précipiter les autres. Les abus et les désordres que l’on découvrit depuis l’obligèrent â faire son excellente lettre pastorale sur ces matières.

(A suivre.)

(1) Il ne s’agit pas ici, comme on, pourrait le croire de prime abord, d’inconduite, d’immoralité, mais de démarches inopportunes, ou de la mauvaise direction donnée aux âmes par le P. La Combe.

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UNE APOLOGIE DU P. LA COMBE PAR LUI-MÊME

(suite : Première année. N° 3. Décembre 1910).

XIVe FAUSSETÉ. -- A lire ce qui est dit de la manière dont on prétend que la Dame s’habillait (2), il semble que rien n’est plus vrai. On allègue «des témoins oculaires très dignes de foi», des «auditeurs de l’un et de l’autre sexe et de toutes sortes d’états»; cela convainc et enlève les esprits sans résistance. Cependant rien ne m’a plus l’air d’une insigne fausseté.

J’étais avec cette personne à Lyon, où l’on dit que cela est arrivé. L’historien a ignoré cette circonstance, car il dira plus bas que «sachant qu’elle était à paris, j’allai l’y rejoindre. Nous ne fûmes que peu de jours dans cette ville, où nous passions pour venir ensemble à Paris. Il n’y eut jamais ni auditeurs assemblés ni conférence concertée, excepté une seule que j’eus avec un homme d’épée fort savant, en présence de la Dame et de notre hôtesse seulement. Je suis sût qu’il n’y eut que très peu de personnes qui y vinssent : deux

 

(2) «On ne parlait que d’oraison, que de mort intérieure et on poussait la mortification jusqu’à la destruction de tout l’humain. Enfin on s’était tellement apprivoisé avec cette Dame, que des témoins oculaires très dignes de foi assurent qu’elle s’habillait en présence de ses auditeurs, de l’un et de l’autre sexe et de toute sorte d’états, ayant la gorge découverte, en disant cependant ces belles choses. Le lecteur ne s’étonnera pas de ce que j’en viens à ce détail : l’affaire a eu trop de suites et est de trop grande importance pour ne pas s’en expliquer plus ouvertement, afin qu’on se garde de semblables pièges» (Vie de Messire Jean d’Aranthon, p. 265).

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ecclésiastiques, dont l’un était frère de la dame chez qui nous logions, deux capucins, deux autres religieux, deux Dames de la Propagation, deux demoiselles qui y vinrent une fois ou deux séparément; voilà tout ce que j’en pourrais compter. Ce n’étaient que des simples visites. La dame qui nous reçut chez elle avait fait un renoncement si parfait à la vie mondaine et était d’une dévotion si exacte et si fervente, qu’elle n’eût jamais souffert une telle immodestie si elle l’eût le moins du monde aperçue. Et pouvait-elle l’ignorer, couchant dans une chambre tout joignant celle de la Dame, et la voyant dès le matin et presque à toute heure de la journée? Ne m’en eût-elle point averti? Ne l’aurait-elle point dit au R. P. de La Motte, frère de la Dame, lequel y logea avec nous en revenant du Chapitre général? Ni sa fille de chambre fort vertueuse, ni personne ne me l’aurait appris durant tout le temps que j’ai été auprès d’elle? Jamais je n’en ouïs parler jusques à la lecture de ce livre.

Ceux qui la connaissent savent qu’elle a un tout autre air. M. l’abbé de La Pérouse (1) l’ayant vue à Paris, quoique fort prévenu contre elle, lui avoua ingénument qu’elle n’avait point la mine d’être celle que l’on disait. Elle a trop d’avantage de naissance, d’éducation, d’honneur et de retenue pour paraître en public avec tant d’indécence, même devant des hommes, comme dit le livre. Ce ne pouvait être que des ecclésiastiques, car il n’en parut pas d’autres. C’est de quoi des prostituées auraient trop de honte. Il ne me paraît pas possible que j’eusse pu l’ignorer, si elle l’avait fait aussi librement et ordinairement comme on l’a supposé. Tant

 

(1) François de Bertrand de La Pérouse, d’une famille savoyarde alliée à celle de saint François de Sales, étudia à Saint-Sulpice et fut reçu docteur de Paris en 1665. A la Faculté de théologie, il se signala par l’ardeur de ses sentiments ultramontains, qui éclatèrent surtout dans sa tentative et sa mineure ordinaire. Il fut doyen de la collégiale de Chambéry. Après la révocation de l’édit de Nantes, il prêcha en différents diocèses de France. Il mourut en 1695 (Jos. Grandet, Les saints Prêtres français du XVIIe siècle, édit. G. Letourneau, Paris et Angers, 2 vol. in-8, t. I [1897], p. 339; Picot, Essai sur l’influence de la religion en France au XVIIe siècle, Paris, 1824, 2 vol. in-8, t. II, p. 3/12; G. Hermant, Mémoires, éd. Gazier, Paris, 1904-19[o, 6 vol. in-8, t. IV, p. 200 et 383; t. V, p. 4.73 et 474).

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d’autres faits de cette histoire visiblement faux sont des préjugés pour celui-ci. Quant à ceux que l’on prétend s’être passés loin de moi ou à mon insu, je n’en veux rien dire, de peur de blesser mon serment; mais pour celui-là, qu’on veut être certain, quoique, étant sur les lieux et dans le même logis, je n’en aie pas eu le moindre vent, et dont je vois le récit accompagné de fausses circonstances, je puis le rejeter sans crainte.

Je remarquerai ici en passant que ce qu’il relève si fort de la «destruction de tout l’humain», peut avoir un très bon sens, dans lequel le même saint évêque de qui il écrit la vie s’est servi plus d’une fois des mêmes termes dans des avis spirituels rapportés dans le livre.

S’il était nécessaire que l’auteur en vînt jusqu’au détail qu’il fait, j’en laisse le discernement au lecteur judicieux, pendant que je me persuade que plusieurs n’approuveront pas qu’un religieux solitaire entreprenne d’en faire plus que tant de grands prélats que le Saint-Esprit a établis pour gouverner l’Église de Dieu, et que le Saint-Siège même, qui, condamnant les erreurs, laisse à part la vie et les mœurs de ceux qui les ont forgées ou qui les fomentent, comme on l’a vu de nos jours. On peut remarquer dans plusieurs Ordonnances et Instructions pastorales d’évêques zélés pour la foi, pour les mœurs, pour la discipline de l’Église, la modération avec laquelle ils épargnent les personnes. En convainquant leurs égarements et les condamnant comme ils le méritent, ils couvrent du manteau de la charité les misères du prochain, en même temps qu’avec une vigueur apostolique ils prennent la défense de la vérité. L’écrivain de la vie du saint évêque de Genève aurait pu imiter la prudente et charitable retenue qu’il a lui-même gardée dans sa Lettre pastorale, quoique si fort intéressé dans l’histoire de la Dame et de moi. Quoiqu’il y déclare nos livres suspects, il n’y donne néanmoins aucune atteinte au nom ni de l’un ni de l’autre. Son historien a cru devoir prendre une autre route et s’est fait un mérite de ne point nous ménager, sinon quand il dit : «Mais j’arrête ici ma plume » (I), façon de

(1) «On traitait la raison comme devant être morte, puisque, sans cela, on aurait encore eu quelque chose de l’humain. Mais j’arrête ici ma plume. Cependant les effets de ces pernicieuses doctrines font penser que le démon ne pourrait pas trouver de moyen plus subtil et plus malin que celui-ci pour séduire les personnes les plus désireuses du bien» (Vie de Messire d’Aranthon, p. 266).

 

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parler qui en donne plus à entendre qu’on n’en pourrait dire avec quelque fondement, qui vous ouvre une large entrée à tout jugement téméraire, et qui, comme je crois, ne serait pas autorisée de tout bon casuiste, d’autant plus qu’il parait par les étranges méprises que j’ai rapportées et par celles que j’y vais joindre combien il a été facile à les croire et prompt à les écrire. Des confidences (1) qui se firent à Grenoble, je ne dirai rien, pour ne rien avancer d’incertain, parce que, dans le temps dont il parle, j’étais à Verceil.

XVe FAUSSETÉ. -- — “Le P. La Combe, dit-il, avait été interdit dans le diocèse de Genève” (2). Si c’est être interdit que d’y prêcher et confesser jusqu’au jour que j’en sortis, il a raison. Tout le Chablais, dont Thonon est la capitale, sait que je le fis jusques à la fin. Pour dire tout ce qu’il y eut de changement, c’est qu’au retour d’un voyage que je fis à Rome, je fus remettre aux pieds de l’évêque tous les pouvoirs qu’il m’avait donnés par le passé, le suppliant d’en user comme il lui plairait. Il eut la bonté de me dire qu’il n’exceptait que les religieuses (3), et que, pour les séculiers, il me laissait mes anciennes approbations aussi amples qu’il avait daigné me les donner.

 

(1) Il faut sans doute ici comprendre : conférences.

(2) Ibid., p. 267.

(3) Cette exception suffit à expliquer le terme équivoque d’interdiction dont s’est servi le P. La Combe dans une lettre à l’évêque de Genève. Le P. Innocent Le Masson rapporte une grande partie de cette lettre, sans en donner la date,     et il en abuse un peu pour prouver que le P. La Combe avait été interdit : «Pour mon particulier, Monseigneur, vous avez étendu votre bras sur moi, me frappant d’interdiction, pour quel sujet, vous le savez. Je n’avais changé ni de mœurs ni de doctrine, quoique Mme Guyon eût quitté les Nouvelles catholiques (la maison de la Propagation de la foi, de Gex); et cependant, avant cela, j’étais propre à diriger toutes les communautés, et après je n’ai plus été capable d’en diriger aucune» (Lettre publiée par D. Le Masson dans ses Eclaircissements sur la Vie de Messire J. d’Aranthon d’Alex, Chambéry, 1699, in-12, p. 18 et 29).

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Je prêchai cette année-là le carême et presque tout l’annuel dans l’église paroissiale de Thonon : si cela se peut accorder avec une interdiction, j’étais interdit. Pour ce qui est des religieuses, il ne laissa pas, nonobstant sa défense, de me permettre d’en confesser, de saines et de malades, même de la Visitation et du monastère de Rumilly, dont sa nièce et son élève très chère était supérieure. On comprend assez si cela marque qu’on soit suspect autant qu’on a voulu me dépeindre.

XVIe FAUSSETÉ. «Monseigneur de Grenoble, poursuit-il, lui refusa la permission de prêcher et de confesser dans son diocèse (1).» Qui a pu donner à ce R. P. tant de mensonges si mal conçus? Je n’eus jamais la pensée de demander, ni moi-même, ni par tierce personne, une telle permission. Je le dois bien savoir : quelle apparence qu’un homme qui ne fait que passer dans une ville, s’avise de vouloir y prêcher et confesser? Notre Ordre n’a aucune maison ni dans Grenoble, ni dans tout le diocèse. Un an avant que la Dame vînt en ce pays-là, un frère que j’avais à Montmélian m’avait engagé d’y prêcher un jour pour avoir ensuite le carême. J’en fus demander la permission â Monsieur de Grenoble, qui était alors en visite dans le décanat de Savoie (2). Il me l’accorda avec tant d’honnêteté qu’il aurait voulu y être pour m’entendre. Je n’y prêchai pas cependant, parce qu’A mon arrivée, je trouvai qu’un jésuite m’avait prévenu; c’est là tout ce que j’ai jamais demandé à ce digne prélat, pour un jour seulement.

XVIIe FAUSSETÉ. -- «Cela (continue-t-il) joint à ce que cet illustre prélat avait dit à la Dame sur cette société scandaleuse l’obligea à s’éloigner promptement (3).» Cela qu’il suppose étant chimérique, comme je viens de le montrer, il ne pouvait m’obliger à rien. Il est aussi faux qu’il y ait eu de société scandaleuse à Grenoble, qu’il l’est que j’y aie fait

 

(1) Vie de Mre d’Aranthon, p. 267.

(2) 11 n’y avait point alors d’archevêché à Chambéry; cette ville et la région voisine relevaient de l’évêque de Grenoble.

(3) Vie de Mre d’Aranthon, p. 267.

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un séjour considérable. Et enfin il ne fallait pas d’antre motif pour m’éloigner promptement de Grenoble, où je ne faisais que passer, que celui d’obéir à mes supérieurs qui m’envoyaient à Verceil. Le T. R. P. me dépeint comme un volontaire et vagabond, qui cherchait à s’établir où l’Ordre n’a point de résidence.

XVIIIe FAUSSETÉ. -- Sur ce pied, il ajoute que j’allai à Verceil, ville de Piémont, où l’on disait que je devais être coadjuteur de l’évêque (1). C’est ce qu’il n’aurait pas dit, s’il eût su qu’on ne fait point de coadjuteur en Italie, et qu’y ayant demeuré plus de trois ans en d’autres temps, et à Bologne, qui en est le centre, et à Rome, la capitale, je pouvais ne pas l’ignorer. Je sais bien aussi qu’une telle prétention n’entra jamais dans mon cœur; c’est du livre de mon censeur que j’en ai appris la nouvelle.

XIXe FAUSSETÉ. -- Il soutient sur ses conjectures que, parce que la Dame alla à Verceil m’y trouver, «la liaison était si grande que l’un ne savait se passer de l’autre». Je puis répondre de mon cœur, qui n’y avait pas même pensé. Elle me manda par une lettre qu’elle songeait à y venir, supposant que l’évêque n’en serait pas fâché. Je lui répondis de ne le pas faire encore, voulant gagner temps et éluder le coup. Elle se trouva partie avant que la lettre arrivât à Grenoble. Surpris autant qu’on le peut être de la voir en Piémont sans que j’eusse eu le moindre vent de son voyage, je n’eus pas le temps de me reconnaître, que l’évêque la prit sous sa protection, la logea chez une baronne, sa nièce, en prit de grands soins et souhaita qu’on fît une fondation de Dames sans vœux et sans clôture à la rigueur, comme il y en a tant en France. Des dames piémontaises y voulaient entrer. On avait choisi Bielle, ville du diocèse, pour y faire cet établissement. L’Évêque fit des avances jusqu’à louer une maison et en payer le premier terme de ses propres deniers. Mais, quand il fut question d’avoir le consentement des parents de la Dame pour lui faire toucher sa pension, ou pour lui compter un fond de 20000 lt dont elle pouvait disposer, on répondit que le Roi n’y consentirait jamais pour une fondation hors du royaume. Ainsi toutes les mesures qu’on avait prises furent inutiles.

(1) Ibid.

XXe FAUSSETÉ. -- On dit, s’il en faut croire l’auteur, «que S. A. R. le duc de Savoie ayant eu des plaintes de leur conduite par l’Inquisiteur, voulut les faire arrêter; mais qu’il se contenta de leur faire dire de se retirer». Il continue d’avancer ce qu’on lui a faussement supposé. Est-il de la prudence d’un homme de son caractère d’écrire ainsi sur des on-dit et d’adopter dans un livre des bruits incertains quoique très diffamants? Je lui déclare sous les yeux de la Vérité même que [dans] tout ce qu’il dit sur cet article, il n’y a rien de véritable.

Ce n’est point le style de l’Inquisition de s’adresser-au Prince quand elle croit les gens suspects en ce qui regarde son tribunal. Elle a tout pouvoir d’arrêter et de saisir sur le champ, aussi bien un régulier que tout autre. Si l’Inquisiteur de Verceil eût vu qu’il y eût lieu, il n’aurait point laissé, ni pour le Prince, ni pour l’Evêque que je servais, de faire son devoir, quand même ces puissances auraient voulu me protéger. L’Inquisiteur, dans ce même temps, permit l’impression de mon livre, après en avoir envoyé le manuscrit à Rome; ce qu’il n’aurait pas fait, s’il eût eu sujet de se plaindre de moi. J’étais en bonne intelligence avec lui et avec son vicaire, aussi bien qu’avec mon évêque. Dans ce même temps, je fus deux fois â Turin, je parus en cour. Deux des principaux ministres me faisaient l’honneur de me voir de bon œil; on m’accorda une charge d’officier de guerre pour un de mes frères. M. l’Archevêque me permettait de voir les religieuses, grâce singulière pour les réguliers en Italie, de prêcher à la Visitation, où l’on prêche assez souvent en français, d’y entendre les confessions extraordinaires. L’évêque que je servais, était neveu du chancelier de la couronne, lequel m’honorait de sa bienveillance; tout cela n’est guère compatible avec ce que le T. R. P. s’est laissé dire et a bien voulu autoriser en l’imprimant, afin qu’on le crût jusques à la fin du monde.

La véritable cause de notre sortie de Piémont fut celle que

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je rapporte ici en toute sincérité. Les parents de la Dame avaient toujours souhaité de la faire revenir; plusieurs tentatives pour cette fin ayant été inutiles par la raison que j’ai dite ci-dessus, qu’elle ne pouvait se résoudre à reprendre ce qu’elle avait quitté pour Dieu, non pas même retourner en sa patrie, ils employèrent les plus puissants moyens. On s’adressa à l’ambassadeur du Roi auprès de Son Altesse Royale de Savoie, afin de faire agir à Rome et de presser le Supérieur général de notre Ordre de me commander d’aller à Paris et d’y conduire la Darne. L’ambassadeur recommanda l’affaire au résident de Savoie auprès de Sa Sainteté. Ils eurent bientôt ce qu’ils souhaitaient. M. l’ambassadeur en ayant reçu le premier la nouvelle, me la manda par un de ses gens exprès à Verceil. Peu de jours après, mon obédience vint du Père Général avec une lettre à l’Evêque pour le supplier de m’accorder un congé. J’étais mieux alors dans l’esprit de mon prélat que je ne l’avais été depuis deux ans que je le servais. Il eut la bonté de me dire que si un tel ordre ne fût venu que de la part de mes supérieurs, il en aurait bien empêché [l’effet], ayant assez de crédit et d’amis en Cour de Rome pour cela; mais que, puisque les ministres des couronnes s’en mêlaient, il ne voulait rien tenter, de peur de n’y pas réussir. Pour moi, je ne songeai qu’à obéir.

Il y avait deux ans qu’on me demandait à Paris. Le P. Provincial m’avait commandé de m’y rendre; je ne le pus, parce que le P. Général m’avait auparavant engagé à l’évêque de Verceil. Il fallut enfin y venir, tout conspirant alors à l’exécution de ce projet. Ce sont là les véritables dénouements de ce voyage et de mon retour en France, après quinze ans, y ayant autrefois demeuré un temps considérable. Dieu ne me reprochera pas d’y être venu dogmatiser ou pour semer rien de mauvais; il sait la droiture de mes intentions, quoi que le monde ait pu penser de contraire à la protestation que j’en fais. Je ne suis venu que pour suivre en obéissant les ordres de la divine providence.

XXIe FAUSSETÉ. -- Notre auteur continue de se tromper dans sa chronologie, quand il dit que la Dame, partie de Verceil, «revint à Grenoble, où elle voulait faire des conférences à des religieuses». Sortant de Verceil, nous allâmes à Paris. Il se méprend aussi dans ce qu’il prétend «qui se passa à Annecy entre l’Evêque et moi, quand cette Dame fut partie de Thonon pour aller à Grenoble»; l’affaire était arrivée un an avant qu’elle partît de Paris pour aller à Gex. Si mal il a été informé des faits qu’il avance comme incontestables! On ne verra guère de récits où il y ait plus de faussetés. La plupart se peuvent convaincre juridiquement, si l’on en venait aux preuves. En voici d’autres bien insignes.

XXIIe FAUSSETÉ. — «Le P. La Combe avait dessein de répandre sa doctrine dans Turin, et il y avait fait quelque séjour, pensant y faire des conquêtes, mais il n’y gagna qu’une Dame, et l’appréhension qu’il eut de l’Inquisition rompit tous ses desseins (1).»

Peut-on avancer tant de choses en l’air ? La justice chrétienne permet-elle d’imputer ainsi au prochain des intentions si criminelles sans fondement? Je n’avais pas alors ce qui peut s’appeler une ombre ou la plus légère idée de tout ce qui a pu m’être imputé ou qui m’est arrivé depuis. Je ne songeais qu’à travailler à ma conversion par les meilleures voies. Comment a-t-on pu connaître un si pernicieux dessein qu’on dit que j’avais, dans un temps où il n’y eut pas la moindre plainte contre moi, ni plus de douze ans après?

XXIIIe FAUSSETÉ. -- C’était l’an 1674, qu’une charge que j’avais dans la religion m’obligeait de résider à Turin. Aucun supérieur, ni séculier ni régulier, ne se plaignit de moi; je vivais presque sans commerce au dehors. La Dame qu’il dit que je gagnai, ne demeurait pas même à Turin : elle en était à deux journées loin avec ses enfants. II y a eu connaissance et amitié spirituelle entre nous; mais jamais je ne l’ai dirigée ni entendue en confession, qu’une seule fois qu’il me souvienne, environ vingt ans après ce temps-là.

XXIVe FAUSSETÉ. -- De craindre l’Inquisition, il n’y en avait sujet. Je revenais de Rome, où j’aurais été bien éclairé et relevé, si j’eusse bronché, y ayant demeuré quinze mois à enseigner la théologie à nos religieux. De tout le temps que je fus à Turin et de neuf ou dix ans après, on n’eut nulle part aucune défiance de ma doctrine, ni de mes mœurs. Laissons à part ce qui m’est arrivé depuis; il est constant

 

(1) ibid., p. 268.

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que jusqu’alors ma réputation était sans atteinte. Ce n’en était pas une légère preuve que je fusse neuf ans consécutifs en charge dans la religion, même supérieur d’une maison de noviciat et d’étude pendant six ans. Comment les supérieurs majeurs auraient-ils pu ignorer ce qu’a prétendu bien savoir le T. R. P. de mes desseins corrompus et de ma doctrine envenimée dès ce temps-là? Les évêques de Turin, de Genève, de Verceil, d’Aoste, qui m’ont honoré de divers emplois dans leurs diocèses pendant un si long temps, n’ont pu découvrir mon poison, et un solitaire l’a senti du lieu de sa retraite.

J’ai déjà fait remarquer que le feu évêque de Genève m’a laissé prêcher et confesser jusqu’au jour que je sortis de son diocèse. Mon égarement pouvait-il s’être dérobé à son extrême vigilance? Il n’avait donc rien paru jusqu’alors qui lui donnât lieu de me juger digne d’interdiction ou suspect dans ma doctrine. Ce qu’on en a dit n’est donc que l’effet de la téméraire présomption d’avoir lu dans mon cœur. Cette preuve me suffirait quand je n’en aurais pas d’autres. Un pasteur aussi éclairé et aussi zélé qu’était celui de qui notre écrivain fait l’histoire ne pouvait souffrir dans les fonctions sacrées un homme perdu de doctrine et de réputation depuis huit ans, ni l’ignorer si cela eût été vrai. Les provinces entières du Piémont et de la Savoie me sont témoins de ce que j’avance. Je rougirais de rapporter les sentiments avantageux qu’avait de moi le très illustre évêque jusqu’à l’affaire que je raconterai. Et même, un an après, il m’établit directeur de la Communauté de la Propagation à Gex : tant le T. R. P. a ignoré ce qui se passait à mon égard pendant un si long espace de temps!

XXVe FAUSSETÉ. -- Il continue à dire que je «vins ensuite à Thonon, où je fus employé à faire des missions, que je semais secrètement ma doctrine, qui n’était guère différente, dans le fond, de celle de Molinos». Qui sème sa doctrine particulière est un hérétique, car l’Église n’a partout qu’une doctrine répandue unanimement par tous ses différents ouvriers. Si l’on m’a convaincu de ce crime, ou si l’on en a seulement découvert quelque trace pendant huit ou neuf ans que j’ai eu tous les pouvoirs des missionnaires, comment un si grand évêque l’a-t-il pu souffrir? Je reviens à ma preuve démonstrative : comment a-t-il pu m’employer à une mission dans Annecy, où est sa cathédrale, assistant lui-même à tous mes sermons? Que si l’on n’en a eu aucune preuve, d’où l’a pu déterrer celui qui me l’impose si hardiment i Je n’appelle ici que le bon sens pour juge, et pour témoin tout le diocèse, où l’on sait que jusques à mon départ, je continuai dans mes emplois ordinaires, sans que jamais je fusse repris pour mauvaise doctrine ou pour crime, ni par l’Évêque, ni par mes supérieurs. Pour ce qui me peut être arrivé depuis en France, je n’en parle point ici; je suis en état de rendre compte à mes juges; je réponds seulement à ce que l’auteur prétend sans fondement que j’aie fait en Savoie.

Comment donc répandais-je la méchante doctrine de Molinos (avec qui il faut remarquer que je n’eus jamais aucun commerce)? Était-ce en prêchant? on ne s’en est jamais plaint en aucun lieu. Je prêchai un carême devant feu M. d’Aoste, de notre Ordre (1); il eut la patience d’entendre tous mes sermons. Son exactitude était si grande que, dès qu’un prédicateur s’écartait tant soit peu, il le relevait ou l’expliquait en plein auditoire. Grâce à Dieu, il n’eut rien à me reprocher. Je faisais aussi des entretiens sur l’oraison aux Filles de Sainte-Marie (2); on n’y trouva rien à redire. Dix-huit mois après, ayant eu l’honneur de le revoir, il voulut de moi un sermon au même monastère. Je le fis de matières fort intérieures; au sortir de là, il me dit : «Je vous écoutais avec grande attention; si vous eussiez dit quelque chose de travers, je vous allais bien relever.»

C’était donc dans la confession ou dans des conférences que je séduisais les âmes? Cela eût-il pu durer si longtemps lorsqu’on s’en fût aperçu l D’autant plus que, comme il est dit dans la même Vie de l’Évêque, il avait partout des censeurs et des correcteurs, qui, veillant aussi bien sur les réguliers que sur les autres, déterraient tout pour lui en faire leur

 

(1) Albert Bally ou Bayly, mort au mois d’avril 1691.

(2) Ou Visitandines.

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rapport chaque mois (1). Enfin, quatre ans après ma sortie du diocèse, il déclara lui-même dans sa Lettre pastorale, comme je l’ai déjà remarqué (mais il est nécessaire de le redire ici), qu’il n’avait point encore vu d’exemple de séduction dans son diocèse parmi ceux qui professent la foi orthodoxe; m’accusera-t-on encore de l’avoir reniée ou d’avoir ouvertement apostasié?

Un an seulement avant mon départ du diocèse, sur ce que j’appris que l’on avait semé quelques bruits sourds contre moi, je fus à Rome m’exposer à la censure du P. Général et savoir si on lui avait porté quelque plainte contre moi; il me dit qu’il n’y avait qu’un confrère qui avait écrit quelque chose. La Lettre du serviteur de Dieu y fut examinée. On n’y trouva point d’erreurs; il me blâma seulement de ce que je n’y avais point mis mon nom, comme on le veut absolument en Italie suivant le décret du dernier concile, et de n’en avoir pas demandé l’approbation. Pour marquer qu’on me tenait fort suspect, il me continua supérieur du même lieu de noviciat et d’études di je l’avais déjà été cinq ans.

J’ai déjà dit le jugement que porta sur cette Lettre le très digne évêque que je révère et aime à tel point, que, persuadé de sa gloire, je l’invoque tous les jours dans le secret de mon cœur. Je lui avais donné avis de mon voyage à Rome, afin que, s’il avait quelque chose à me reprocher, il pût le faire pendant que j’y serais auprès de mes supérieurs. Il m’honora d’une réponse dans laquelle il me reprenait de rendre l’oraison de repos ou de contemplation trop commune et de donner trop d’assurances aux âmes que je dirigeais. Il avait raison : je me suis bien reconnu coupable de ces deux manquements. Il parait qu’il était informé de tout à fond; s’il eût découvert quelque chose de pis dans ma direction, sa conscience aurait-elle pu lui permettre de le dissimuler? Ce que son historien m’oppose offense le prélat dont il fait l’éloge.

Dans tout le temps que j’ai été employé aux missions, je prêchais la doctrine de l’Église; je conseillais l’oraison mentale et la vie intérieure selon que je trouvais les cœurs disposés. Les R. R. P. P. de l’Oratoire, qui ont un collège à Runilly, pourraient m’en rendre témoignage, ayant eu la

 

(1) Vie de Messine J. d’Aranthon, p. 180.

bonté de me loger chez eux pendant deux carêmes consécutifs que y prêchai, et de me permettre de confesser dans leur église. Ils me virent aussi servir à une mission qui se fit un peu après dans la même ville.

XXVIe FAUSSETÉ. — Je n’enseignais pas autre chose à deux ecclésiastiques qui prenaient direction de moi. Le saint évêque les sonda à fond; et bien loin qu’il trouvât en eux rien de mauvais, il les employa tous deux en même temps au service des âmes, l’un dans la ville même de Thonon, l’autre dans une paroisse considérable de la campagne : ce sont des faits connus dans tout le pays. Des religieux que j’avais élevés dans le noviciat pourraient bien avoir confiance en moi. On sait dans la Congrégation quelle a toujours été leur intégrité dans la foi et dans les mœurs, et leur obéissance aux supérieurs; ce qui est bien éloigné du détestable terme de parti dont mon correcteur veut que j’aie rempli le sens, si prompt et si facile il est (pour ne rien dire de plus fort, mais qui ne serait pas moins juste) à condamner aujourd’hui de révolte et de secte un homme qui, dans le temps dont il parle, n’en était point soupçonné, qui n’avait été appelé devant aucun tribunal pour ce fait ni pour autre quelconque, qui n’a point été déclaré tel depuis par tout ce qu’il a eu de supérieurs et de juges, et qui, Dieu aidant, ne le sera jamais, puisqu’il lui fait la miséricorde de préférer sa soumission â l’Église et son union à tous les avantages possibles de ce monde.

XXVIIe FAUSSETÉ. -- Il dit (1) que j’avais «ébranlé tout un monastère de filles». On ne se croira pas obligé d’ajouter foi au témoignage que je rends que ce monastère dont il entend parler a toujours été des plus réguliers et des plus édifiants du diocèse, et que de tout le temps qu’il y a eu quelque direction, il n’y est arrivé ni trouble ni division, ni scandale; outre que je sais dans ma conscience de n’y avoir dit ni fait, soit en secret ou en pleine assemblée, rien de contraire aux lois de l’Église et aux saintes constitutions et maximes de leurs fondateurs. Mais j’ai su d’une personne qui l’avait appris de la bouche même du saint évêque,

 

(1) Ibid., p. 268.

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qu’ayant lui-même examiné ces filles, et en général et en particulier, il n’y avait trouvé rien de gâté, et que, pour ce sujet, il était sur le point de m’y rétablir comme auparavant, n’eût été qu’un religieux l’en détourna, lui alléguant que, selon toute apparence, dans six mois, je serais tout à fait fou. Depuis ce temps-là, je n’ai pu faire aucun mal à ce monastère, n’y ayant eu aucun commerce, non pas même par une seule lettre. Cela arriva la dernière année de mon séjour en Savoie (1683).

Si le Très R. P. n’eût parlé que comme ce religieux, je n’aurais aucun sujet de m’en plaindre, persuadé que j’ai toujours été fou. Mes extravagantes démarches m’en convainquent tristement; une prison de bientôt douze ans, avec une si complète ignominie, doit bien me l’avoir appris, outre tant de nouvelles épreuves que j’en fais assez souvent. Mais c’est une bizarre espèce de folie qui me laisse faire des sottises manque de sens et qui n’empêche pas que je ne les reconnaisse aussitôt que je les ai faites. La lumière ne me vient qu’après coup. Je fais des faux pas en insensé, et tôt après il faut que je les paye comme si j’étais sage, bien plus sans comparaison pour les cuisants reproches que j’en sens dans mon âme que par les punitions que je me suis attirées du dehors. C’est mon véritable portrait, que personne ne pourrait mieux faire que moi.

J’avais omis l’endroit où l’auteur dit qu’il «passe sous silence pour de bonnes raisons des choses considérables arrivées au voyage que fit la Dame passant à Marseille pour aller en Piémont (1)». J’ai bien su qu’on avait cru comme indubitable que j’avais été à Marseille avec elle, et que l’évêque de cette ville s’était plaint de nous; mais jamais je ne lus à Marseille, ni n’ai mis le pied dans la Provence. J’étais à Verceil (ce fut l’an 1685) quand ce voyage se fit (2). Notre écrivain a lui-même dit ci-dessus que ce fut là que la Dame me vint joindre. J’ai de plus vu de mes yeux une lettre du même évêque en réponse à une que la Dame lui avait écrite sur ce qu’on lui avait donné quelque mauvaise opinion d’elle,

 

(1) Ibid., p. 267.

(2) Dans son voyage de Grenoble à Marseille, où elle voulait s’embarquer pour l’Italie, Mine Guyon fut accompagnée par M. Lyons, promoteur de l’évêché de Grenoble, et par n autre ecclésiastique de sa connaissance, mais non par le P. La Combe.

où il ne lui reprochait rien du tout, témoignait d’être satisfait et la traitait avec toute sorte d’honnêteté. S’il y a eu quelque autre chose, je ne l’ai point su.

Venons maintenant à ma célèbre aventure, ou, si l’on veut, mon fanatisme avec l’illustre évêque (1). Le T. R. P. l’a si peu sue et la rapporte si mal, que, dans tout ce paragraphe, il n’y a pas deux ou trois lignes de justes en tout point, et outre cela, il contient six faussetés. J’y étais, moi, et non celui qui l’a publiée; j’en vais faire le véritable récit sans m’épargner, et d’un bout à l’autre tout comme l’affaire est arrivée. Aussi cette insigne action mérite d’avoir lieu dans l’histoire.

Une religieuse que je ne pouvais pas croire qui fût facilement trompée, parce qu’elle avait grand intérieur et le témoignage des vertus, me dit que Dieu lui avait fait connaître qu’il voulait que j’allasse dire de sa part quelque chose à l’Évêque. Je dirai plus bas que c’était moi qui ai toujours été trop crédule par la légèreté naturelle de mon esprit et par la prévention que Dieu ne laissait pas tromper facilement les âmes qui agissent de bonne foi et qui ont beaucoup d’oraison. Au lieu de rejeter cela d’abord, j’y déférai simplement. M’étant ensuite jeté devant Dieu auprès du Saint Sacrement, je m’offrais à lui pour l’exécution d’une chose si étrange, aussi bien que pour toute autre qu’il lui plairait d’exiger de moi, quoi qu’il m’en pût arriver, le priant de me faire connaître son dessein et d’agréer ce sacrifice de ma foi et de ma soumission. Je communiquai l’affaire à une religieuse d’un autre monastère, à laquelle Dieu avait fait des grâces particulières dès son bas âge. Elle fut du même avis que la première. En troisième lieu, j’en fis faire instances à Dieu par une ancienne religieuse, sainte fille, en un mot, selon les règles de l’Évangile; je savais à fond toute sa vie. Elle entra dans le même sentiment. C’en était déjà trop pour enlever un cœur faible comme le mien, mais un cœur qui avait conçu tant d’amour pour la volonté de Dieu, par sa pure et très gratuite miséricorde, que j’aurais plutôt voulu m’exposer à tout autre danger qu’à celui de lui rien refuser. Nous fîmes nous quatre une neuvaine, en conjurant tous les jours et presque à toute heure, la divine bonté de nous

 

(1) Vie de Messire J. d’Aranthon, p. 268 et 269.

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éclairer, au bout de laquelle nous étant trouvés confirmés dans la même pensée, je partis pour l’aller exécuter.

XXVIIIe FAUSSETÉ. -- Ce ne fut donc point pour m’être laissé aller à la ferveur de l’esprit qui me possédait selon le T. R. P. (on sait ce que veulent dire ces termes), que j’entrepris une telle affaire, beaucoup moins espérant d’inspirer à l’1vêque quelque chose de ma doctrine, ainsi qu’il ose le dire comme s’il avait pénétré mon intention. Le dessein n’en vint pas de moi, comme je viens de l’exposer; j’y songeais comme à m’aller faire Turc, lorsque la proposition m’en fut faite. Une ferveur de faux esprit a bien le temps de se dissiper en quinze jours; car, outre la neuvaine, je mis deux jours à aller à Annecy, et là, je fus encore jusques au troisième jour sans avoir audience. Le premier jour, je ne me présentai pas; le second se trouva le jour des dépêches du prélat. Au troisième, fête de la sainte Trinité, je lui parlai. J’eus ainsi le temps de dire trois fois la messe à l’autel de saint François de Sales, mon apôtre : je le priai autant que je pus de m’aider de ses intercessions dans un pas si périlleux. Ce fut là que, faisant mon action de grâces devant sa relique, je conçus ma harangue. Quel fut l’esprit qui l’arrangea dans mon cerveau, je ne le sais pas avec une entière certitude; y réfléchissant depuis, je me suis condamné moi-même de pure illusion.

Le long du chemin, ayant du temps pour rêver là-dessus, et n’étant pas si privé de sens que je ne visse assez le danger que je courais, je me disais à moi-même : Que vas-tu faire? Si le prélat ne te reçoit pas bien, te voilà perdu. Quelle assurance as-tu que Dieu veuille cela de toi? Ces bonnes âmes sur lesquelles tu as compté peuvent s’être trompées et toi aussi. — J’en conviens, me répondais-je; mais, ô mon Dieu, c’est à vous seul que je me fie, persuadé que ne cherchant qu’à faire votre volonté dans ce que j’entreprends, vous m’en détournerez si elle ne s’y trouve pas.

Priant un matin avec instance devant une Notre-Dame-de-Lorette qu’il y a au collège, il me fut mis dans le cœur qu’il fallait que ce jour je sentisse ma faiblesse, et que le lendemain je serais revêtu de force. Là même, je me vis en esprit couvert d’un grand manteau rouge de la façon d’une chape, qui marquât assez bien la confusion qui m’était préparée, quoique je ne le comprisse pas pour lors. Tout ce, four-là, je tremblai de peur comme un scélérat qui s’attend à l’heure de son supplice, sans que cela fût capable de me faire changer ni confier mon dessein à personne, quoique j’eusse là d’intimes amis selon Dieu. Le lendemain, je me sentis tout le jour une fermeté si grande avec une égalité telle que ce que je fis ne rue coAta point et ce que me dit le prélat ne m’intimida nullement.

L’ayant prié d’entrer dans son cabinet, je me jetai à ses pieds pour les baiser; il ne le voulut pas, et, par grande humilité se baissant, il mettait la main sur son pied, afin que je la baisasse et non le soulier. Je lui dis cire je ne lui parlerais point qu’il ne me l’eut permis. 11 se rendit. Je me levai debout et me couvris sottement sans attendre qu’il me le dit, m’étant imaginé qu’il le fallait ainsi pour mieux remplir le personnage que je devais faire. Je l’avais prié de ne me pas interrompre; il m’écouta avec une admirable modération. Voici en substance ce que je lui dis durant l’espace d’un bien court Miserere.

«Monseigneur, je suis envoyé vers vous de la part de Dieu, pour vous faire connaître un défaut subtil et secret qui est en vous et qui lui déplaît : c’est celui de la propre suffisance. Les personnes élevées en dignités et douées de grands talents ont bien de la peine à le reconnaître; il peut néanmoins aller jusqu’à mettre le salut en danger. Il n’y a guère que deux moyens pour en être délivré. L’un est cruel, c’est une chute grossière qui fait ouvrir les yeux à l’âme humiliée pour découvrir sa présomption qui y a donné lieu; l’autre est la révélation divine; c’est le plus doux. Dieu l’a choisi pour vous. On est persuadé qu’il vous aime et qu’il veut vous faire des grâces particulières; on lui a fait d’instantes prières peur votre sanctification.»

Sitôt que j’eus dit, je me jetai de nouveau it genoux. 11 protesta qu’il voulait faire de tout son cœur ce que Dieu exigerait de lui. Je lui dis qu’il ne devait pas s’effrayer pour cela, que j’avais confiance que Dieu lui inspirerait ce qu’il demandait de lui.

J’avoue présentement que si j’eusse connu la grandeur de sa grâce, que M. Vincent (1) reconnut par lumière divine dès

(1) Saint Vincent de Paul.

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le jeune âge du prélat, lui prédisant même ce qu’il devait être un jour, èt que si j’eusse été bien persuadé de sa profonde humilité comme on l’est aujourd’hui, je me serais peut-être bien gardé de lui faire un tel compliment. Il y a apparence que Dieu voulut de lui cette humiliation et pour moi l’ignominie qui m’en devait arriver.

XXIXe FAUSSETÉ. -- Qu’on remarque qu’il est faux que je lui disse nettement qu’il était prédestiné, quoiqu’on soit assez persuadé que je ne me serais pas trompé; mais je n’ai garde de m’en faire honneur aux dépens de la vérité. Je ne lui dis rien non plus de ce qu’on a conté au T. R. P. II n’est pas vrai que je voulusse lui donner d’autres avis ni que je lui aie débité d’autre doctrine.

XXXe FAUSSETÉ. -- Le prélat me demanda si l’on ne le soupçonnait point de mauvaise doctrine. Je lui répondis que non, n’en ayant pas eu le moindre vent depuis tant de temps que j’étais dans le diocèse. Il me dit si je voulais bien lui donner par écrit ce que je lui avais dit de bouche. Monseigneur, lui dis je, si Votre Grandeur me l’ordonne, je le ferai pour lui obéir et par abandon à Dieu. Ce ne fut donc pas une hardiesse qui dît le surprendre, comme l’auteur du récit me le reproche, supposé que le Prélat me crût sincère, je ne pénétrai pas sa pensée, mais la mienne fut celle que je viens de dire, de quelque mauvais biais qu’on ait pris mon action.

Dès le soir du même jour, je lui portai mon écrit conçu dans les mêmes termes, après avoir recommandé la chose à Dieu très instamment. J’y mis cette inscription vraiment hardie, et que je crois même téméraire, ayant agi en tout cela sans certitude, en simple et nue foi et abandon : flaec dicit Deus, et non homo; pour dire que je ne cache pas mon faible dans cette histoire. Il me demanda quel signe j’avais eu pour croire que c’était là la volonté et la parole de Dieu. Monseigneur, lui répondis je, si V. G. n’a rien senti dans l’âme, elle peut croire que cela ne vient pas de Dieu. Mais si vous avez été ému dans votre fond, il y a lieu de croire que c’est lui qui a parlé. Il avoua qu’il avait bien senti quelque chose, ajoutant néanmoins que cela ne suffisait pas pour persuader un fait si surprenant.

Le lendemain au matin, j’eus l’honneur de le voir pour la troisième fois avant que de partir pour m’en retourner au lieu de ma résidence. Ce fut alors qu’il me dit qu’il avait communiqué la chose à des personnnes habiles, de qui le sentiment était qu’il ne devait point y ajouter foi, et que si je suivais de telles routes, il m’interdirait. Je n’eus à lui répondre sinon qu’il ferait tout ce qui lui plairait et que je lui obéirais de bon cœur en tout. Il me laissa cependant tous les mêmes pouvoirs que j’avais; il m’offrit même de me rendre le billet que je lui avais fait, me demandant plus d’une fois si je le voulais. Monseigneur, lui dis-je, V. G. peut en user selon que Dieu l’inspirera. Si elle juge de me le rendre, je le reprendrai, sinon je le laisse à sa disposition; mon unique vue était de marquer â mon Dieu un entier délaissement et d’attendre de la main de sa providence tout ce qui m’en pourrait arriver. Car d’ailleurs je voyais assez combien il m’importait de ravoir ce billet. Je n’avais qu’à prendre au mot le Prélat et y joindre mes prières; il n’eût pu me le refuser après me l’avoir lui-même offert.

XXXIe FAUSSETÉ. -- S’il y avait eu des erreurs dans cet écrit, ou s’il en parut dans mon entretien, comme l’auteur le prétend, j’en laisse juger tout homme équitable et savant sur ce que je viens d’exposer sincèrement. Je ne pouvais m’être mépris que quant au fait., jugeant que le Prélat eût un défaut que je dois croire qu’il n’avait pas, mais quant au dogme où sont ces erreurs Ce grand évêque ne m’en a repris jamais. S’il en eût découvert, n’était-il pas obligé de m’interdire à l’heure même, de me faire éloigner ou mettre en prison ! L’Évêque est juge naturel, légitime, immédiat en ce qui regarde la doctrine; son panégyriste ne prend pas garde que, me noircissant de ce crime, il fait tomber une partie du blâme sur ce saint homme, puisqu’il est constant qu’il ne m’interdit en rien pour lors, non pas même pour les religieuses, qu’il ne me reprocha aucune erreur ni ne m’en fit rien dire par personne.

Un an après, il me sut en mission à Rumilly avec mes confrères; il nous fit l’honneur d’y venir, il entendit nos sermons. Ce libre usage du sacré ministère dura autant de temps que je fus encore dans le diocèse. Je prêchai depuis un second carême à Rumilly, un à Thonon, un à la cité d’Aoste. Je fus employé encore pendant deux ans pour la direction dans des monastères de tilles à Annecy, à Thonont à

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Rumilly, à Seyssel, à Évian. En vérité, un évêque qui aurait une si molle indulgence pour un homme qui lui aurait débité des erreurs en face et les lui aurait même donnés par écrit, s’oublierait furieusement et ferait bien mal l’office de grand pasteur d’un grand troupeau. Et quelle eût été mon extravagance, si, ayant découvert des nouveautés suspectes à publier, j’eusse commencé par les porter à mon évêque et les lui laisser écrites de ma main? C’est un excès de folie où il est malaisé de se précipiter tant qu’il reste encore quelque lueur de bon sens

XXXIIe FAUSSETÉ. -- Notre écrivain a pensé prévenir ces justes reproches quand il a dit : L’Evêque engagea les confrères de cet illuminé de le reléguer hors de son diocèse, en sorte n’y remît jamais les pieds. Je fus si bien relégué dès lors hors du diocèse, et il est si vrai que je n’y remis jamais les pieds, que j’y demeurai encore plus de trois ans dans la charge et dans les fonctions dont j’ai parlé ci-dessus. L’affaire que je viens de raconter arriva l’an 168o, le 16 de juin, et je ne quittai le pays que l’an 1683, au mois d’octobre. On verra encore d’autres preuves de cette méprise qui saute aux yeux dans ce qui me reste à dire. Ce n’est pas un fait secret : tout le diocèse en est témoin et les livres des actes de notre Congrégation en feraient foi.

Comme j’avais dit à l’Évêque que nous étions quatre personnes qui avions eu la même pensée après l’avoir fort rerommandée à Dieu sous un entier secret, sans pourtant lui nommer les autres, de quoi même il eut la discrétion de ne me pas presser, ce fut peut-être ce qui le porta à divulguer lui-même mon action, crainte que, si elle venait à être sue d’ailleurs, cela ne donnât atteinte à sa dignité. Pour moi, je n’avais garde de l’éventer. A peine fus-je parti, qu’on la sut, et comme elle fut bientôt répandue partout, bientôt l’on dit partout, de l’air qu’on a accoutumé dans de telles circonstances : «Le P. La Combe est un illuminé, un visionnaire. Hélas! on l’estimait, il paraissait avec quelque distinction, et aujourd’hui c’en est fait, il est devenu fou, il est perdu.» Chacun en dit ce qu’il lui plaît, et moi, je nie vis couvert d’une assez bonne confusion, grâces au Ciel, pour servir d’emplâtre à mon orgueil et pour le salaire de mon coup d’essai de fanatisme, Aussi depuis en ai-je fait d’autres in — signes. Je n’aurais jamais ni écrit ni raconté tout le détail de cette affaire si ce que le T. R. P. en a voulu écrire ne m’y eût obligé. Encore remets je ce récit entre les sacrées mains de mon illustre prélat pour en disposer comme il verra à propos.

XXXIIIe FAUSSETÉ. – Il n’y a rien de vrai de ce que l’auteur donne pour certain : I° que l’Évêque me dit ces paroles : «Je pourrais à présent vous perdre»; 2 ° que mes confrères vinrent se jeter à ses pieds pour le prier de leur remettre cet écrit; 3 ° qu’il le brûla en leur présence : trois faussetés que je range sous l’article d’une seule. Ce n’est pas qu’il vaille la peine de les séparer : je le vais prouver en bonne forme, outre que quelques-uns des Pères qui composaient alors la communauté du collège d’Annecy, encore vivants, peuvent en déposer.

Mon grand prélat partit, la même semaine, le lendemain de la Fête-Dieu, pour son second voyage de Paris. Je me donnai l’honneur de lui écrire, le suppliant de ne me pas savoir mauvais gré de ce qui était arrivé, puisque je ne l’avais cru faire que pour le bien de son âme et pour obéir à Dieu; qu’au reste, je lui renouvelais très sincèrement les humbles protestations de mes respects et de mes obéissances. Il m’honora d’une réponse, dont la première partie était pleine de sentiments d’humilité, de sagesse et d’une très édifiante piété pour ce qui le regardait lui-même, m’exposant de quelle manière il faisait un saint usage de cette aventure. L’autre partie de la lettre était pour mon compte, y reprenant son rang après s’être abaissé comme particulier. Il m’y donnait de très sages avis pour ma conduite; il m’apprenait qu’il avait communiqué l’affaire à Paris à de très habiles gens, qu’on lui avait répondu qu’il ne fallait pas condamner facilement de telles démarches, mais qu’il fallait s’en défier. Il leur avait montré mon billet sans doute, car il l’avait si bien porté à Paris, qu’il m’assurait dans la même lettre que c’était là qu’il l’avait déchiré pour s’épargner le chagrin de le faire voir à mes supérieurs de Paris. Comment donc pouvait-il l’avoir» brûlé en présence de nos Pères d’Annecy? En faut-il plutôt croire à son historien qu’à lui-même? La précieuse lettre était toute écrite de sa main. Je l’ai gardée plus de

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seize ans. Un ecclésiastique de Tarbes (1) l’a lue, qui en rendrait témoignage. Je la brûlai il n’y a pas bien longtemps. Eût-il plu à Dieu que je l’eusse conservée ! Mes tristes aventures ne me laissent pas prendre les mêmes mesures que si on était en liberté. Voilà comment on se trompe en déférant aux ouï-dire et qu’ensuite on en impose au public, puis on est applaudi comme si on avait dit merveilles.

XXXIVe FAUSSETÉ. -- Ce ne fut donc point de la manière que prétend l’auteur que je sortis du diocèse, ni je n’allai point de là trouver la Dame à Grenoble, puisqu’elle ne vint même à Gex qu’un an après (i68i). L’Evêque, dans ce voyage, eut occasion de la voir et de lier avec elle et avec les autres Dames de la Propagation le dessein de l’établissement; et comme il eut lieu de parler de moi, il eut la bonté de lui dire qu’il voulait renouer avec moi, et qu’elle en serait comme le lien. Et d’effet, elle ne fut pas plus tôt arrivée au pays qu’il me manda de l’aller voir, et m’ordonna de prendre soin de toute la troupe, avec plein pouvoir de les confesser et diriger toutes; comme aussi, de mon côté, aussitôt que je sus le Prélat de retour dans son diocèse, je fus lui rendre tous mes devoirs et protester de mon entière soumission. Tout se passait ensuite en bonne intelligence jusqu’à la rupture de la Dame avec la Communauté de Gex, comme je l’ai raconté.

XXXVe FAUSSETÉ. -- Je ne fus point non plus trouver la Dame à Grenoble en sortant du diocèse, comme il l’a cru, puisque nous allâmes ensemble à Turin, et je ne la suivis point à Paris sachant qu’elle y était, l’y ayant conduite moi-même par ordre de mon Supérieur; ce qui n’arriva que six ans après l’affaire que j’eus avec l’Évêque (2).

XXXVIe FAUSSETÉ. -- Enfin il conclut sa relation par ce cruel endroit : «Ils ont tous deux dogmatisé à Paris et y ont fait ce qui est connu de tout le monde (3).» C’est autoriser tout ce qui s’en est dit en public, dès qu’on s’en tient à ce qu’on

 

(1) Lourdes, où fut détenu le P. La Combe, est dans le diocèse de Tarbes

(2) Mme Guyon rentra à Paris le 21 juillet 1686.

(3) Vie de Messire d’Aranthon, p. 270.

prétend être connu de tout le monde : procédé qui n’est jamais juste, à moins que les preuves n’en soient et claires et publiques. Rien n’est plus glissant pour précipiter son jugement et sa plume, et par là même porter l’inconsidération et [l’im] prudence jusques à blesser également la vérité, la justice et la charité, comme on peut dire qu’il est arrivé en notre cas.

Comment tout le monde a-t-il su depuis longtemps, comme suppose l’auteur, de qui le livre est de l’an 1697 (1), ce que les juges devant qui nous avons paru tous deux n’ont pu découvrir certainement jusqu’à l’an i 698, qu’ils ont su ce que j’ai bien voulu moi-même déclarer sans y être contraint par les voies juridiques, dans une matière où les moindres excès sont des crimes; quoique c’en fût déjà un assez grand que d’avoir donné lieu de nous en soupçonner par notre peu de conduite (2). Avant ce temps-là, il n’y avait ni conviction ni confession sur quoi on pût appuyer un jugement dans les formes. Des évêques qui ont censuré les erreurs du temps n’avaient cru nous pouvoir encore regarder que comme suspects; aucun ne nous avait condamnés ouvertement. Leur zèle a été accompagné d’une judicieuse modération : toute la condamnation était tombée sur nos livres; pour les personnes, pour soupçonnées qu’elles fussent quant aux mœurs, on n’avait pu avoir encore aucune preuve suffisante pour en juger. Des magistrats qui y ont été employés, les commissaires des prélats, avec leur vigilance et leur exactitude, n’ont pas trouvé de quoi prononcer sur ce chef, et, s’il en faut croire le T. R. P., tout le monde

 

(1) Le manuscrit donne la date 1687, évidemment fautive.

(2) Encore une fois, il ne s’agit pas d’immoralité, ruais de démarches inconsidérées ou imprudentes. On voit que le P. La Combe se les reproche comme un crime. Voilà ce qui doit servir de règle pour expliquer sa lettre du 25 avril 1698, dont on a tant abusé contre Mme Guyon, et par suite contre Fénelon lui-même; et encore, pour cela, s’en est-on tenu à la première phrase, sans voir qu’elle devait s’interpréter par cc qui suit : «Encore une fois, je vous conjure dans l’amour de Jésus-Christ, que nous ayons recours à l’unique remède de la pénitence, et que, par une vie vraiment repentante et régulière en tout point, nous effacions les fâcheuses impressions causées dans l’Église par nos fausses démarches.»

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a connu ce que nous avons fait. Quoi? sinon d’étranges excès, des crimes qu’il suppose de notoriété publique. Parmi une infinité de témoins, il était bien aisé d’en trouver deux : ils ne se trouvèrent pas, depuis bientôt onze ans que je suis prisonnier, et un historien trouve tout le monde pour garant de ce qu’il avance.

Je ne prétends pas passer pour innocent, m’étant déclaré moi-même coupable; mais comme ce n’est que depuis peu, je demande si un historien en a pu savoir plus que mes juges P et quel est cc tout le monde qui a connu ce qu’ils n’ont pu convaincre? Ce n’est pas à moi à suggérer les réflexions qui viennent naturellement sur un tel procédé.

Il excède d’autant plus que c’est dans Paris qu’il nous fait plus criminels que par ailleurs, et c’est où, pendant quinze mois seulement que j’y ai été en liberté, nous avons donné moins de sujet de le croire. Il ne s’est pas trouvé encore deux personnes qui se soient plaintes de mes mœurs ou de m’avoir ouï débiter des maximes séduisantes dans Paris, pour en pouvoir déposer avec certitude. Je n’y ai fait ni semé aucun écrit autre que des sermons auxquels on ne trouva point à redire. Si j’y avais fait autant de mal que mon censeur prétend, on n’aurait pas été onze ans sans en déterrer quelque chose, avec des preuves convaincantes.

J’avoue qu’en province, à l’occasion de quelques voyages non nécessaires, où même il nous est échappé de donner dans des imprudences grossières, sans que toutefois il ait rien paru d’immodeste (1), on a lieu de nous soupçonner, mais non de nous convaincre; beaucoup moins à Paris, où, vivant séparés et fort éloignés l’un de l’autre, nous gardions beaucoup plus de mesures. Et à ouïr dire le T. R. P., c’est â Paris où nous avons fait des monstres et des meurtres, en un mot ce que tout le monde a connu.

S’il veut adopter tout ce qui s’est dit dans le monde sur mon compte, il n’y a guère de crimes qu’il ne me doive imputer, car je n’ai pas été épargné (que mon Dieu et mon Sauveur veuille en tirer sa gloire en m’accordant la grâce de le bien souffrir pour son amour!) jusques à être accusé de

 

(1) Preuve nouvelle que les aveux de La Combe n’ont pas porté sur des actes d’immoralité dont Mme Guyon eût été la complice.

 

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faire la fausse monnaie, d’être enchanteur, magicien. On m’a attribué les plus exécrables blasphèmes, on m’a fait auteur des erreurs de Molinos, on a voulu que je les eusse apportées d’Italie et semées à Paris, où jamais je n’en eus seulement une copie. Le cardinal Cibo les avait marquées en premier lieu dans sa lettre circulaire aux évêques, avant même que je vinsse en France. On m’a fait élève et partisan de Molinos, avec qui je n’eus jamais de commerce, ne l’ayant pas même voulu voir quand je fus à Rome au temps qu’il était encore en grande réputation. Enfin on me tient encore pour fauteur de diverses erreurs en fait d’oraison et de contemplation, contre lesquelles je me suis toujours déclaré et de vive voix et par écrit quand je l’ai pu.

Dès que le manteau de la réputation d’un homme commence à se découdre ou à être déchiré, chacun se croit en droit d’en emporter sa pièce, et aussi bientôt il n’en reste plus rien; plusieurs même s’en prennent ensuite à la peau et en arrachent des morceaux sans pitié, et c’est ce qu’il faut remettre au jugement de Dieu, où tout sera mis en parfaite évidence pour jamais.

C’est là que j’ai confiance que cet écrit confronté avec celui que je viens de réfuter soutiendra l’éclat et la force de l’éternelle vérité, parce que je n’y ai rien avancé que de véritable autant qu’humainement on peut en être certain. Que deviendra donc celui de son adversaire?

On aura peine à m’en croire. Comment un si grand personnage, dira-t-on, a-t-il pu écrire tant de faussetés, trente-six, en une assez courte relation, en lui faisant grâce encore de deux ou trois. Hélas! tout homme est menteur, et particulièrement en ce sens que, sans le vouloir même, il débite des mensonges par trop de crédulité et de promptitude (1).

 

(1) Le P. La Combe n’est pas le seul à faire peu de cas de l’autorité historique de D. Le Masson. À propos d’une controverse que le général des Chartreux soutint contre l’abbé de Rancé, le savant abbé Goujet écrit : «Jamais homme ne fut plus crédule que ce bon Général, et plus facile à adopter tout ce qu’on lui disait au désavantage de ceux qu’il croyait avoir raison de ne point aimer. Sa Vie de M. d’Aranthon d’Alex, en particulier, est pleine de pareils traits» (Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques du XVIIIe siècle, Paris, 1736, 3 vol. in-8, t. 1, p. 462.) Ce jugement est de tout point conforme à celui de l’abbé de La Bletterie, de l’Académie des Inscriptions, dans ses Lettres à un ami au sujet de la Relation du quiétisme (1733).

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Des gens dignes de foi ne laissent pas d’être trompés; étant trompés, ils en trompent d’autres aussi dignes de foi, et la tromperie transmise de l’un â l’autre devient d’autant plus difficile à découvrir que plus de personnes graves se sont laissé surprendre. Dans mon fait, sachant les choses d’original, je vois clairement combien l’on s’y est mépris, et je ne puis que dire avec l’Apôtre que je dois me déclarer pour la vérité, loin de l’abandonner : la vérité est toujours la plus forte, elle subsistera éternellement.

Que si cet écrit venait à être vu de cc personnage vraiment grand et par son rang et par son mérite, et qu’il trouvât que j’eusse tant soit peu rais le pied hors du respect que je lui dois, qu’il soit persuadé que, me jetant à ses pieds, je lui en demande très humblement pardon. Je n’ai pu appeler les choses que par leur nom, sans avoir la moindre pensée de m’écarter de mon devoir. Pour ce qui est de la charité chrétienne, bien loin que je veuille la blesser, j’en sens au contraire un doux redoublement pour cet habile écrivain qui a fait mon tableau d’une manière qui m’est plus utile que s’il m’avait donné de grandes louanges. Seulement je le prie, et toute autre personne aussi qui pourrait lire cet écrit après le sien, de ne me pas croire aussi corrompu et rebelle à la vérité comme il m’a dépeint, puisque je déclare et proteste devant mon Seigneur et mon Dieu, Jésus-Christ, mon souverain Juge, que je suis par sa grâce catholique romain, que je n’ai jamais eu dessein de me séparer de l’Église, ni d’en détacher personne, que je désire être tel jusqu’à mon dernier soupir, et que, pour les excès que je puis avoir commis soit en fait de dogme, soit touchant les mœurs, il n’est point de jugement, de peines, de correction que je n’accepte de tout néon cœur de la part de tout prélat ou supérieur à qui il appartient de me juger, aimant mieux que l’on m’impute tout autre crime due celui de manquer de soumission à l’Église, épouse de Jésus-Christ et notre aimable mère.

 

 


 

Dernière trace

RAPPORT DE M. D’ARGENSON SUR LE PERE LACOMBE. 1715?

Le P. de la Combe, barnabite, âgé de soixante-douze ans, est entré à l’hôpital de Charenton le 29 juin 1712, par lettre de cachet expédiée par Mgr le C[omte] de Pontchartrain, du 18 du même mois.

Il a été transféré du château de Vincennes en cette maison. La détention de madame Guyon a été la principale cause de son malheur. Sa raison avait paru alternativement altérée et rétablie, ce qui avait fait soupçonner, avec assez d’apparence, qu’il y avait dans sa folie plus d’affectation que de vérité. Cependant, lorsqu’il a été tiré de Vincennes, il y avait plus d’un an que l’alternative de son extravagance continuait sans interruption; d’ailleurs il ne mangeait presque point, et il se fâchait quand on lui présentait d’autres aliments que des légumes, des fruits et du poisson, dont il n’usait que fort rarement; il excommuniait, il damnait tous ceux qui l’approchaient, il parlait sans ordre et sans suite, quoique d’ailleurs sa santé parût très bonne. Ainsi, ses désordres passés ou présents n’ayant pas permis de le rendre libre, ni de l’exposer aux yeux du public pour l’honneur de son institut, ni pour l’intérêt de la religion qu’il a scandalisée en tant de manières, le roi a bien voulu qu’il passât dans cet hôpital, où il paraît encore plus extravagant qu’à Vincennes. Il dit que les prêtres l’ont diffamé, que ceux qui approchent de lui ont dessein de le séduire, que sainte Marie Égyptienne était une garce, que saint François de Paule était un corrupteur de femmes et saint François d’Assise un sorcier, que madame Guyon est une véritable sainte, mais que la plupart des autres saints sont damnés, qu’il dit toutes ces choses de la part de Dieu, et que c’est le Saint-Esprit qui les lui a révélées.

En 1713. Sa folie est toujours la même et paraît se tourner en imbécillité : il dit pourtant encore que tous les prêtres sont des femmes, et il ajoute que Constantinople n’est qu’à trois lieues d’ici. Ainsi l’on n’a pu faire aucun usage de la décision qu’il plut à M. de Pontchartrain, qui fut qu’il fallait tâcher de le convertir, le dérangement de son esprit le rendant incapable de repentir et de correction.

Il est mort à Charenton, sans se reconnaître ni vouloir se confesser, et lorsque le prêtre s’approchait de lui, il le repoussait avec de grands cris, en disant que c’était une femme. En l’année 1715 1.

– Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IX, p. 98-99.

 

1. [nous ne résistons pas à citer cette note de Ravaisson, digne de son siècle :] «Les principaux acteurs de cette triste comédie quittèrent la scène de ce monde presque en même temps : Fénelon était mort dès 1712 [en 1715], et madame Guyon, vieille et infirme, traîna jusqu’en 1717. Certes nous n’avons pas cherché à atténuer la gravité de leurs erreurs, mais il est impossible de ne pas estimer que le châtiment fut excessif, surtout à l’égard du P. de la Combe, ce pauvre moine qui resta vingt-huit années en prison pour avoir appliqué dans toute leur rigueur les pieuses rêveries de sainte Thérèse et de saint François de Sales.»

 


 

 

Madame Guyon se souvient

 

Lettre 406 [640]. Au baron de Metternich.

[…]

Rien n’égale ma pauvreté :

Je m’y complais, Seigneur, content de tes richesses.

Possède seul l’honneur, les biens, la sainteté :

Je ne veux rien pour moi que mes faiblesses.

Ô mon Dieu, disait un grand serviteur de Dieu, plutôt pécheur que superbe13. La faiblesse est le partage de l’homme : combien lui est-il quelquefois avantageux d’être faible! Mais l’orgueil est l’apanage du diable. Le diable a soin de faire paraître ses assujettis sans aucun défaut, quoique leur cœur soit diabolique; mais Dieu couvre les siens de défauts apparents, quoique leur cœur soit plein d’innocence et qu’il soit le trône de la majesté de Dieu. 

 

13 Brève Instruction du P. Lacombe, dans les Opuscules spirituels tome II, p. 518 : «Ô Seigneur, s’il se pouvait faire, plutôt mourir grand pécheur que superbe


 


 

Témoignages de Dupuy

34. De Dupuy au marquis de Fénelon. 8 février 1733.

Le 8 février 1733.

J’ai à répondre à deux de vos lettres, mon cher marquis [A5]  : je le ferai du mieux qu’il me sera possible, et autant que la mémoire me le pourra fournir après tant d’années. […]

Pour ce que vous me demandez de la lettre à M. de Tarbes7, j’ai bien ouï dire qu’il y en avait eu une en même temps que celle qu’on attribue8 du P. Lacombe à Mme Guyon; mais je ne l’ai jamais vue. Il y a bien de l’apparence, si elle existe, qu’elle vient de la même boutique que la dernière, qui est certainement très fausse, non seulement par le style, qui ne ressemble en rien à celui du P. Lacombe, mais par le caractère de l’écriture, dont Mme Guyon reconnut la fausseté dans le moment qu’on la lui montra, car elle était fort mal contrefaite; mais parce qu’il n’était pas possible que ce père eût pu lui écrire une pareille lettre, elle en ayant plusieurs de lui en original qui font voir l’idée qu’il avait de sa vertu, de sa piété, de son amour pour la croix et pour les souffrances, et des grands desseins de Dieu sur son âme par la grandeur de ces mêmes souffrances. La même bouche ne souffle point le froid et le chaud avec cet excès en même temps : aussi en fut-elle si peu effrayée, quand on lui montra cette lettre, qu’elle répondit sans chaleur à M. l’archevêque de Paris et au curé de Saint-Sulpice de ce temps-là, qu’il fallait, si la lettre était du P. Lacombe, ou qu’il fût devenu fou, ou qu’on la lui eût fait écrire à force de tourments9. Elle ne voulut pas parler de la fausseté, qui lui sauta d’abord aux yeux, par l’espérance d’une procédure juridique où elle espérait de la faire connaître telle qu’elle était; et elle se contenta de leur dire qu’elle les priait de le lui confronter, et qu’elle était bien sûre qu’il désavouerait cette lettre. En effet, c’était le droit du jeu que d’en venir à une confrontation; mais on était bien éloigné de la faire. Il y a lieu de croire, ou que ces deux messieurs étaient trompés les premiers à cette lettre prétendue qu’ils produisaient, ou que, s’ils la connaissaient pour ce qu’elle était, ils voulurent voir ce qu’elle produirait, supposé que l’impression qu’on leur avait donnée de l’un et de l’autre eût quelque fondement, ce qu’ils auraient pu découvrir par une première surprise. Quoi qu’il en soit, cette lettre à M. de Tarbes, du même temps que l’autre, ne peut venir que du même endroit. Une autre réflexion qui me vient en écrivant ceci, c’est que le P. Lacombe, à qui la tête tourna vers ces temps-là, par l’excès des souffrances d’une si longue prison sans aucun commerce, et par les tourments qu’on lui fit pour en tirer quelque chose contre Mme Guyon, aurait bien pu succomber à la persécution et écrire ce qu’on lui aurait dicté : mais la lettre est fausse de tout point, et soit fausseté ou folie, l’on n’a jamais osé la confronter. […]

 

7Lettre du 9 janvier 1698, qui ne présente pas de faits objectivement condamnables, mais le père, soumis à une forte pression et probablement dépressif, s’accuse volontiers «d’illusion» et même d’être «tombé dans des misères et des excès de la nature.» Éditée dans notre vol. II : Combats.

35. De Dupuy au marquis de Fénelon. 4 mars 1733.

Le 4 mars 1733.

Je commence cette lettre, mon cher marquis, que je ne prétends finir qu’à plusieurs reprises, ,, ,car je suis fort faible, relevant à peine d’un rhume fâcheux avec de la fièvre, que les trois quarts de Paris essuient [...] 1

Je vous envoie plusieurs copies de lettres que j’ai trouvées chez le fils du Tuteur2, qui vous donneront des éclaircissements sur plusieurs questions que vous me faites au sujet du libelle3 dont vous me parlez. Je vous ai déjà envoyé copie de celles du cardinal Le Camus [...] 4

Il m’est encore tombé trois lettres du P. Lacombe, dont je vous envoie les copies à telle fin que de raison : vous jugerez, par le tout, si cet homme si décrié méritait l’horrible persécution qu’il a soufferte, et celle que souffre encore sa mémoire par toutes les horreurs qui sont répandues dans le libelle en question, sans qu’on lui ait jamais dit plus haut que son nom, qu’il ait subi aucun interrogatoire que sur son Analyse approuvée à Rome par l’Inquisition, qu’il y ait eu autre information, nul corps de délit, ni de confrontation. Dieu soit béni! Il sait pourquoi Il permet le mal qu’on fait à Ses serviteurs, et ce qu’Il leur prépare dans l’autre monde. Je ne puis que je ne vous marque mon indignation contre la malignité de ces faiseurs de libelles. Il semble que l’enfer soit déchaîné. Dieu surtout.

Je vous embrasse, mon cher marquis, de tout mon cœur. Ce que vous me dites de la santé de Mme de Fénelon me donne de l’inquiétude pour elle et pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

– Lettre 669 du tome septième de la Correspondance de Fénelon de 1829, tome onzième, p.81 ss[A6] .

 

1 Nous nous limitons à quelques extraits de cette lettre.

2 Le duc de Chaulnes, fils du duc de Chevreuse.

3 La Relation de l’abbé Phelippeaux.

4 Suit un commentaire des copies de la lettre de Madame Guyon à Mme de Beauvilliers avec la lettre fausse de Lacombe, de trois lettres de Lacombe, de la protestation du 15 avril 95 etc.


 

 


 

ETUDE [en cours] :

Choix orienté vers une lecture « spirituelle »

Cette étude annoncée ici en est au stade préliminaire où nous avons rassemblé un choix de matériaux à élaborer :

Madame Guyon sous-estime ce qui arrivera au P. Lacombe :

36. [DE MADAME GUYON] AU PERE LACOMBE 1683.

[…] Il n’y a rien à espérer de moi ni par moi, du moins de longtemps. Mon sort est l’ignominie et l’infamie, et le délaissement le plus étrange. Ô vous [P. Lacombe en état mystique de lumière] qui êtes soutenu de lumières, vous avez un lieu de refuge; vous n’êtes pas à plaindre quand vous seriez réduit à une prison perpétuelle! Mais pour moi, Dieu ne veut pas que je retourne encore chez nous, pour me rendre vagabonde, la plus délaissée et abandonnée qui fut jamais, et décriée partout. Ô Dieu, les renards ont des tanières[641], mais je n’aurai point de refuge! Ceci vous paraîtra une imagination, mais quoique je n’en sache pas le temps, cela arrivera très assurément, et alors vous vous souviendrez que je vous l’ai dit. 1683.

Union éclaircie et complète en Dieu. Lacombe perd ses lumières : « À mesure que vous perdrez toute distinction pour Dieu, vous perdrez toute distinction pour les âmes perdues en Lui, non par oubli comme des autres créatures, mais par intimité. » :

37. [DE MADAME GUYON] AU PERE LACOMBE. 28 février (?) 1683.

Le songe «scandaleux» de la lune sous les pieds. Prévision de persécutions qui ne détruiront pas l’union spirituelle.

Ce 28 février 1683[642].

Il me semble que jusqu’ici l’union qui est entre nous avait été couverte de beaucoup de nuages, mais à présent, cela est tellement éclairci que je ne peux plus vous distinguer ni de Dieu ni de moi; et la même impuissance que j’éprouve depuis longtemps de me tourner vers Dieu à cause de l’immobilité, je l’éprouve un peu à votre égard, quoique imparfaitement, quoique d’unemanière si pure, si insensible, si paisible, si profonde, que cela ne se peut dire. Ma fièvre s’opiniâtre étrangement, comment va la vôtre? Il me vient dans l’esprit que, lorsque votre anéantissement sera consommé en degré conforme par la nouvelle vie, [f ° 38v °] vous ne sentirez plus rien, ni ne distinguerez plus rien, et comme Dieu ne Se distingue plus dans l’unité parfaite, aussi les âmes consommées en unité en Lui ne se distinguent plus : celle des âmes unies à Dieu ne se distinguent guère, quoique l’intimité du dedans opère une correspondance autant pure que divine. À mesure que vous perdrez toute distinction pour Dieu, vous perdrez toute distinction pour les âmes perdues en Lui, non par oubli comme des autres créatures, mais par intimité. Dieu a voulu vous la faire sentir dans les commencements, afin que vous n’en puissiez douter; et vous la connaîtrez dans la suite par la croix. / Il y aura quantité de croix qui nous seront communes; mais vous remarquerez qu’elles nous uniront davantage en Dieu par une fermeté invariable à soutenir toutes sortes de maux. [… ]

Fragilité ressentie par le P. Lacombe :

38. DU PERE LACOMBE À MADAME GUYON. 1683.

Je comprends fort bien que c’est pour cela que Dieu vous a adressée à moi, afin que mes imprudences et la pauvreté de ma conduite contribuent à vous détruire terriblement[643], vous enfonçant d’autant plus dans la boue que plus je croirai vous en tirer. Mais je suis sûr que je ne vous tromperai jamais, car tout vous étant devenu Dieu, mes tromperies mêmes vous seraient Dieu, et une âme abandonnée au point que vous l’êtes ne peut rencontrer, quelque part qu’elle tombe, que Dieu et Son ordre. Je porte une profonde frayeur de tout ceci, et si j’osais demander quelque chose à Dieu, je Le prierais de ne pas permettre que je vous manque jamais. Offrez-moi à Lui sans réserve. Je vous sacrifie de bon cœur à Sa gloire. Ce serait grand dommage si le fond de grâce qu’Il a mis en vous était épargné. 1683

– Troisième lettre éditée à la fin de la Vie, «Addition de quelques lettres…», avec le résumé suivant de Poiret : «Il lui prédit les terribles croix et les délaissements tant de l’extérieur que de l’intérieur qui lui sont effectivement arrivés.»

Prise de risque excessive par manque total de modération et de prudence :

39. DU PERE LACOMBE A D’ARENTHON d’ALEX. Juin 1685.

[…] Si vous saviez les pertes inestimables qui se font dans votre diocèse, pour ne pas permettre qu’on y cultive l’esprit intérieur, et le compte formidable qu’il vous faudra rendre à Celui qui a mérité ce trésor par la perte de Son sang, vous en trembleriez de frayeur. Dieu, par un excès de Sa bonté, avait envoyé dans votre diocèse des personnes qui pouvaient enseigner les voies les plus pures de l’esprit, entre autres celle qu’il avait ôtée à la France pour la donner à notre pauvre Savoie, capable sans doute d’embaumer tous nos monastères de l’amour de Dieu le plus épuré, bien loin de les gâter, et on ne les a pas voulu souffrir. Eh bien, ils en sortent. Ce Royaume intérieur sera porté à des gens qui l’accepteront. […]

A la décharge de Lacombe dans la suite de la même lettre :

Pour mon particulier, Monseigneur, vous avez étendu votre bras sur moi, me frappant d’interdiction; pour quel sujet? Vous le savez, je n’avais changé ni de mœurs ni de doctrine, quoique Madame Guyon eût quitté les Nouvelles Catholiques, et cependant avant cela, j’étais propre à diriger toutes les communautés, et après je n’ai plus été capable d’en diriger aucune. […]

Ce qui provoque la réaction suivante très compréhensible de l’évêque :

40 [644]. DE JEAN D’ARENTHON D’ALEX A N. 29 Juin 1683.

... Elle donne un tour à ma disposition à son égard[D7] , qui est sans fondement. Je l’estime [D8] infiniment et par-dessus le père de Lacombe; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel […] Je n’ai que ce grief contre elle; à cela près, je l’estime et je l’honore au-delà de l’imaginable

«LETTRE D’UN SERVITEUR DE DIEU, CONTENANT UNE BREVE INSTRUCTION POUR TENDRE SUREMENT A LA PERFECTION CHRETIENNE»

§ I. De la Conversion parfaite.

[…] Mon fils, donnez-moi votre cœur; et que vos yeux s’attachent à mes voies[645]. Le Saint-Esprit nous ouvre par ce peu de paroles l’entrée et le progrès de la vie spirituelle. L’entrée se trouve heureusement en donnant le cœur à Dieu. Le progrès s’avance en tenant les yeux attachés à ses voies.

Nous donnons notre cœur à Dieu par la résignation que nous faisons de notre liberté. Nous tenons nos yeux attachés à ses voies, premièrement par l’oraison qui nous donne la lumière nécessaire pour la découvrir, et la grâce qui nous y doit faire marcher sûrement. Deuxièmement par l’amour de la volonté de Dieu, qui nous fait soumettre d’un plein consentement à ses ordres éternels sur nous.

Voilà la clé du paradis intérieur : voilà l’abrégé [448] de la vie spirituelle, que je dois vous expliquer avec un peu plus d’étendue.

§ II. De la Donation du cœur à Dieu.

Commencez donc par donner votre cœur à Dieu, afin qu’il le rende lui-même tel qu’il le veut, et faites cette donation en cette manière.

[…] Marquez ce jour de votre donation à Dieu et de votre vocation à la grande Oraison, comme [450] l’un des plus heureux de votre vie, et ne manquez pas d’en faire chaque année fête secrète, mais célèbre aux yeux de Dieu et de ses Anges, dans le temple de votre cœur.

[…] Dieu nous a tellement donné en propre le franc arbitre qu’il ne le force jamais et il nous laisse conduire par ce propre mobile tant que nous voulons le tenir. Mais nous en le retenant, [452] nous en abusons à tout coup, ou résistant aux grâces que Dieu nous offre, ou perdant celles que nous avions reçues, ou par une infinité de méprises; prenant le change de notre volonté pour la sienne. Il n’y a donc rien de plus sûr que de lui rendre votre liberté puisque nous faisons en cela ce qui lui est le plus agréable et ce qui nous est le plus avantageux. Il n’y a pas de meilleur moyen de réussir dans l’entreprise de notre perfection que d’engager Dieu à y travailler en nous, avec nous et pour nous : et nous ne pouvons mieux l’y engager, qu’en lui résignant notre liberté, tant parce que c’est elle seule qui lui résiste, et que cette résistance propriétaire étant ôtée il règne sur nous avec un parfait agrément, ce qui fait toute notre perfection.[…]

§ III. Excellence de cette donation.

[…] Il n’y a, pour ainsi dire, qu’une chose à faire pour devenir saint, qui est, de se donner à Dieu, consentir qu’il le fasse, et être fidèle à le laisser faire. C’est par où il entreprend lui-même une âme qu’il veut sanctifier. «J’environne l’homme, dit-il par Sainte Catherine de Gênes[646], par diverses voies et différents moyens pour l’assujettir à ma providence; et ne trouvant rien en lui qui me soit contraire, sinon le franc arbitre que je lui ai donné, je combats [454] sans cesse contre cette même liberté par l’excès de mon amour, jusqu’à ce qu’il me la donne et m’en fasse un sacrifice et depuis que je l’ai reçue et acceptée, je réforme peu à peu cet homme par une opération secrète et inconnue et avec un soin amoureux, ne l’abandonnant jamais jusqu’à ce que je l’aie conduit à la fin que je lui ait destinée.

[…] Prenons la chose dans sa source : cherchons d’abord le règne de Jésus en nous. Où son amour entrera, les vices et les imperfections s’anéantiront; ainsi que toutes les branches d’un arbre tombent tout à coup par terre quand on le coupe par la racine, sans qu’il soit besoin de les retrancher toutes l’une après l’autre. Or c’est l’amour qui coupe en nous le mauvais arbre, bannissant le péché avec tous ses restes;

[…] Plusieurs passent longues années et consument leur vie à amasser des matériaux, de la pourpre, du lin, de l’or et des pierreries, sans jamais en venir jusqu’à la construction du tabernacle intérieur qui doit servir à Dieu de demeure, et être le lieu de ses délices. Ils s’obstinent même dans cette perte, parce qu’ils veulent toujours tenir tout entre leurs mains, au lieu de s’en fier pleinement à Dieu.

[…] C’est dans ce grand sens que Dieu nous demande notre cœur, comme s’il nous disait : mon fils, si vous voulez purifier votre cœur et le perfectionner, confiez-le moi, afin que je le fasse moi-même, non pourtant sans vous : autrement vous vous tourmenterez beaucoup et vous n’avancerez guère; car votre cœur sera toujours [456] impur et imparfait tant que vous voudrez le polir et épurer par vous-même, quand même je vous offrirais de très grandes grâces pour vous aider dans votre dessein; par ce que, ou vous les refuseriez pour suivre votre propre conduite; ou vous en abuseriez même après les avoir reçues, voulant en disposer vous-même au lieu de vous laisser régir par leur divin mouvement. Outre que vous ne sauriez assez distinguer mes inspirations de vos propres volontés sans une très pure lumière et un goût expérimental, que je ne donne qu’à ceux qui s’abandonnent parfaitement à moi.

Grande clarté d’esprit de Lacombe :

§ IV. Deux règles principales de la vie spirituelle. I. Se soumettre à la volonté de Dieu. II. Faire oraison.

Il est hors de doute que la perfection chrétienne consiste à être uni à Dieu et à jouir de lui; d’où il est clair[647] que pour arriver à ce bonheur il faut tendre de toutes nos forces à cette union et à cette jouissance. Or cette union se fait par la soumission de l’âme à la volonté de Dieu; et cette jouissance s’établit par l’oraison.

Toute la vie spirituelle se réduit donc à ces deux grands points, qui sont comme les deux pôles sur lesquels roule le firmament d’infinies vertues et de toutes les saintes pratiques. I. Faire l’oraison mentale. II. Aimer la volonté de Dieu.

L’oraison doit être notre principal exercice; et la volonté de Dieu notre unique prétention. [457] Par l’oraison on découvre la volonté de Dieu et on reçoit grâce pour l’aimer; par l’amour de la volonté de Dieu on avance de plus en plus dans l’oraison et on se repose en Dieu. L’oraison est la nourriture et le principal exercice de la vie spirituelle; l’amour de la volonté de Dieu en est l’âme et le centre.[…]

§V. Du sujet de l’oraison.

Si un seul sujet vous arrête, en sorte que votre âme s’en trouvant nourrie, soutenue et doucement occupée, ait peine à le quitter pour en prendre un autre, ne le changez pas pour quelque prétexte que ce soit, quand même cet attrait vous durerait des mois et des années. C’est une grande méprise de croire qu’il faille changer de discours et de langage autant de fois que l’on veut parler à Dieu. L’église nous enseigne bien le contraire par les mêmes prières qu’elle nous fait répéter tous les jours, et même plusieurs fois chaque jour. Le vénérable Père Grégoire Lopez, célèbre solitaire des Indes, et un des plus grands contemplatifs que l’on ait connu, fit durant trois ans cette seule prière : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel Amen, Jésus! Et après cela il fut élevé à la plus sublime contemplation. […] Lorsqu’on se sent arrêter à un point, c’est signe que Dieu en a fait pour l’âme une source de grâce; et il ne faut pas le changer jusqu’à ce que cet attrait soit passé. Dieu ne veut pas de tous une même sorte d’oraison.

Du pas à pas pour les débuts :

§X. 2. De la présence de Dieu.

 L’exercice de la présence de Dieu est une attention amoureuse à Dieu présent. Dieu, dit saint Denis, est toujours présent à toutes choses; mais toutes choses ne lui sont pas toujours présentes. Il est toujours présent à nous par son immensité, mais nous ne lui sommes proprement présents que lorsque nous pensons à lui. Or il ne suffirait pas d’y penser seulement, si ce n’était avec religion et avec amour : car les philosophes y pensent sèchement pour en discuter, et les méchants y pensent criminellement pour lui insulter. […]

§XI. 3. De l’intention.

[…] Mais pour arriver plutôt à la perfection, il faut se dégager de tout propre intérêt, et par un amour généreux outrepasser tout ce qui nous regarde pour n’avoir en vue que Dieu seul; Dieu et son bon plaisir, et son amour et sa gloire. Au lieu de vous fatiguer à multiplier vos intentions, il faut au plus tôt vous accoutumer à celle-là qui est la moins embarrassante, et néanmoins la plus parfaite.

C’est là l’intention des intentions; c’est la charité généreuse; c’est la pureté de l’amour. Tout motif intéressé est imparfait, puisque l’on s’y cherche soi-même; et que l’on donne par là une sensualité à la nature, et un morceau délicat à l’amour propre. […]

§ XVII. De l’amour de la volonté de Dieu.

Abandonnez-vous donc à Dieu par une entière résignation, consentant qu’il fasse en vous et de vous, tant pour le corps que pour l’âme, pour la santé ou pour la maladie, pour la vie ou pour la mort, pour le temps et pour l’éternité, ce qui lui sera le plus agréable et le plus glorieux. Pour rien au monde ne vous laissez jamais tirer de cette disposition; mais dites constamment dans tout ce qui vous peut arriver : Il est le Seigneur, qu’il fasse tout ce qui est agréable à ses yeux[648].

Adorez et aimez la justice de Dieu autant que sa miséricorde, vous soumettant aussi librement à l’une comme l’autre, puisque l’une et l’autre est également une même chose avec Dieu; et ne désirez rien plus sinon que Dieu se contente et se glorifie en vous et en toutes ses créatures à quelque condition que ce soit : parce que tout être créé doit être sacrifié à l’ordre du Créateur; et comme c’est le plus juste, c’est aussi le plus grand culte que sa créature lui puisse rendre, que de consentir à sa destruction totale pour reconnaître en périssant la souveraineté immortelle de son Dieu. […]

§ XXIII. Maximes importantes, pour acquérir la perfection.

[…] Ces cinq exercices nous doivent être chers et familiers, comme les cinq doigts de la main.

Premièrement. La présence de Dieu.

Deuxièmement. L’oraison.

Troisièmement. Les aspirations.

Quatrièmement. La mortification.

Cinquièmement. La lecture spirituelle. […]

§ XXIV. Maximes particulières, envers Dieu.

[…] Donnez-vous, et redonnez-vous sans cesse, et abandonnez-vous infiniment à Dieu; afin qu’il fasse de vous ce qu’il lui plaira.

Consultez Dieu intérieurement avant vos réponses; résolutions, et entreprises de quelque conséquence, lui faisant une courte prière pour apprendre ses volontés[649] .

Vivez intérieurement avec Dieu, comme s’il n’y avait que lui et vous dans le monde. […]

§ XXV. Maximes particulières, envers le prochain.

Aimez cordialement votre prochain, le considérant comme l’ouvrage, comme les délices, et comme l’image de Dieu.

Louez peu les autres, mais blâmez-les encore moins.

Ne dites jamais du mal d’autrui, ni du bien de vous-même, sinon pour quelque nécessité ou évidente utilité.

Ne contredisez à personne; et ne contestez point sur des choses indifférentes. Cédez à tout le monde et vous remporterez toujours la victoire.

Ne portez point de jugement sur ce dont vous n’êtes point certain : délaissez toutes choses au jugement de Dieu.

Vivez détaché de tous par une sainte liberté, pour rendre à Dieu la souveraine préférence que vous lui devez. Vivez uni à tous par la charité, pour témoigner à Dieu le parfait amour que vous lui portez. […]

§XXVI. Maximes particulières pour vous-mêmes.

[…] Fuyez comme du poison toute singularité dans l’extérieur, vous comportant comme les autres en tout ce qui n’est pas contre le devoir; mais dans votre cœur, soyez tout singulier en l’amour de Jésus.

Entrer dans une si grande défiance de vous-même que vous en désespériez entièrement, étant convaincu devant Dieu par la vérité, que vous n’êtes bon à autre chose qu’à l’offenser et vous damner; mais en même temps relevez votre courage par une vive confiance en Dieu, espérant constamment qu’il fera en vous[650], et vous fera faire avec lui par sa grâce, ce que vous ne sauriez faire par tous vos efforts. Celui-là est tout-puissant qui se défie entièrement de soi-même pour se confier uniquement à Dieu.

Soyez intérieurs; car le royaume de Dieu est au-dedans de nous; et toute la gloire de la fille du roi vient du dedans d’elle[651].

Mais qu’est-ce que cette vie intérieure? C’est ce que Dieu vous fera éprouver si vous vous donnez à lui; c’est le recueillement des sens et des puissances de l’âme autour de leur centre; l’attention à Dieu présent; une conversation familière avec lui; une exacte fidélité à toutes les pratiques les plus intérieures; c’est en un mot, vivre avec Dieu en Dieu même : rien ne nous étant plus intérieur que lui, c’est le laisser régner sur nous et régner avec lui sur toutes choses. […]

MAXIMES SPIRITUELLES (– 1720)

2. Dans le commencement de la vie spirituelle, la plus grande patience est de supporter le prochain; mais dans le progrès la plus grande patience est de se supporter soi-même; et enfin la plus grande patience est de supporter Dieu.

Excessif comme lui-même :

23. Il ne faut pas que la raison prétende comprendre les pertes les plus extrêmes; parce qu’elles sont ordonnées pour nous faire perdre la raison.

41. Il y a des Saints qui sont sanctifiés par la pratique aisée et forte de toutes les vertus; et il y a des Saints qui sont élevés à une sainteté par une privation des vertus supportée avec une parfaite résignation.

Voies de la Vérité à la Vie

I. Ce que c’est que l’oraison et ses trois espèces.

L’oraison mentale est une application religieuse à Dieu, qui s’opère dans le cœur par le silence des lèvres. C’est ainsi que selon le sentiment des Pères, ayant fermé la porte, nous prions Dieu notre Père dans le cabinet, pendant que dans un profond silence et sans le secours des lèvres, nous présentons devant le scrutateur des cœurs, et offrons à Dieu seul nos demandes et nos supplications. […]

VIII. Il ne faut pas les employer indistinctement ni se tenir strictement à une espèce.

[…] Quoique d’après l’ordre naturel il faille commencer par la méditation, continuer par les affections, et enfin s’arrêter à la contemplation; conformément à ce qu’ont dit avec vérité les Saints Pères; qu’on ne peut parvenir autrement au genre le plus sublime de l’oraison, qu’en s’élevant insensiblement et par ordre selon ces divers degrés; il faut excepter toutefois un ordre particulier de Dieu, qui fait commencer quelques-uns par les affections, d’autres mêmes par la contemplation. Car on a observé sagement [652] que le Seigneur avait assez souvent mis tout de suite dès le commencement de sa conversion, quelques personnes dans l’oraison d’affection, sans les faire passer par la méditation et le raisonnement, et qu’alors il fallait bien se garder de s’arrêter à la méditation, mais les pousser dans l’oraison affective. Quiconque aura parcouru le sanctuaire de l’intérieur reconnaîtra facilement la vérité de cette exception à l’aide du discernement sacré. Il sera même assuré que des enfants âgés seulement de quatre ans; que de pauvres gens du peuple et des paysans ont reçu, même dès le commencement, un don éminent de contemplation et de contemplation passive. […]

Neuf. Quelques conditions requises de la part de Dieu, et de la part de l’homme.

[…] un des plus grands obstacles à l’oraison, surtout quand elle est avancée, c’est une sorte de dureté et d’attache à son propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, le lie de chaînes, ou l’occupe de vains scrupules, lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires, ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille et très unissant. Assurément pour que deux choses auparavant très discordantes puissent s’unir, il faut qu’il s’établisse entre elles une sorte de ressemblance et de proportion; car comment pourrait-on unir autrement le mobile avec immobile, l’agitation avec le repos, le multiplié avec l’unité, le composé avec le simple, l’impur avec le pur, le contraire avec son contraire? C’est la raison pour [28] laquelle afin que notre esprit soit admis à la divine union, il faut qu’insensiblement, il ramène et rassemble toutes ses fins, à une unique fin, tous ses desseins à un unique dessein, toutes ces vues à une unique vue; enfin toute sa multiplicité, sa sollicitude, quelque pieuse qu’elle soit sur plusieurs choses, à la seule nécessaire; autrement il ne parviendra jamais à la fin qui lui est destinée; puisqu’il prendra le chemin tout contraire, comme l’a admirablement bien dit un des plus grands mystiques après les Apôtres, Denis l’Aréopagite. «Jésus lui-même concentre, réunit et perfectionne dans la vie unitive et divine nos mouvements divers et inconstants par l’amour des choses honnêtes, dirigé, et nous portant en lui.»

Merveilleuses paroles! Plus cette vie est unissante, plus elle est divine, et la vie de Jésus manifestée à nos cœurs nous élève autant à la divinité qu’elle nous met dans l’unité; d’où il arrive, que dans la proportion où quelqu’un est séparé de la communion à la vie divine, il l’est aussi de l’unité de l’Esprit.

C’est aussi le sentiment des anciens Pères que nous ne parviendrons à cette divine unité, que lorsque tout amour, tout désir, toute inclination, tout effort, toute pensée, tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu, et que cette unité qui est du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, aura été transfusé dans notre sens et dans notre esprit. […]

XII. Il faut enfin écouter Dieu en silence.

Il dérive de tout ce que nous venons de dire, que nous ne devons pas beaucoup parler ou toujours parler en la présence de Dieu, mais qu’il faut quelquefois ce taire par ses ordres, afin d’entendre ce qu’il daigne dire en nous. […]

XIII. Explication des divers noms qu’on donne à la contemplation.

[…] On l’appelle aussi souvent oraison de la présence de Dieu, de quiétude, de repos, de paix, d’assoupissement et de sommeil, par la raison que sa naissance consiste dans une grande tranquillité, et qu’ayant trouvé son bien-aimé et le souverain bien, son âme dort à tout le reste, pendant que son cœur veille à celui seul sur lequel elle a fixé toutes les forces son esprit; c’est ce que dit saint Bernard[653], expert en ces matières : «Un Dieu tranquille rend tout tranquille, et le regarder en repos c’est être en quiétude, et ce n’est pas oisiveté de vaquer ainsi à Dieu, puisqu’il nous l’ordonne lui-même[654]; cessez et reconnaissez que je suis Dieu». C’est là le faîte de la contemplation, d’éloigner et de réprimer tout bruit externe ou interne pour vaquer à Dieu seul. De cette manière nous demeurons en repos avec une action perpétuelle, nous sommes continuellement en quiétude et nous espérons, ce qui est vivre sans travail. […]

XIV. Pourquoi on l’appelle Mystique, ou ténébreuse ou inconnue.

Enfin, elle est appelée ou oraison, ou théologie, ou sagesse mystique, parce que le plus souvent elle est cachée et fort occulte, même à ceux qui la possèdent, parce que plus elle est pure, plus elle est ignorée; car comme le dit cet excellent Docteur mystique[655] cette véritable lumière et connaissance des choses est inconnue assurément à ceux qui la possèdent, c’est-à-dire celle qui est appelée ignorance par rapport à Dieu, et les ténèbres qui la surpassent et qui sont couvertes de toute la lumière et qui échappe à toute science. L’ignorance d’un si grand don part de trois causes, outre que Dieu, par un effet de sa souveraine miséricorde, l’a ainsi ordonné pour que l’humilité serve de rempart à la contemplation.

Premièrement, la théologie mystique s’exerce par des actes directs et fort simples, d’où il arrive que pendant qu’il ne se replient point sur eux et sur leur principe, mais qu’ils tendent droit à l’incompréhensible, ils n’aperçoivent ni eux-mêmes ni celui qui opère; comme la lumière dans un air très pur, qui n’arrête point la vue, ne trouvant point de corps qui la borne, n’est point sensible, ce qui a donné lieu à cette maxime des anciens Pères, qui nous a été laissé par saint Antoine[656] : l’oraison n’est pas parfaite, quand le solitaire s’aperçoit encore qu’il prie, ou ce qu’il prie.

En second lieu, parce que l’acte de la pure contemplation est entièrement dégagé de toutes formes, images, fantômes, espèces sensibles ou intelligibles, comme distinctes et aperçues; ce qui n’est certainement pas la fiction des commençants, comme l’avancent les ignorants; mais un axiome indubitable de tous les anciens, tiré premièrement de l’Ecriture elle-même, comme lorsque Moïse dit au peuple : Le Seigneur vous a parlé du milieu du feu, vous avez entendu le son de ses paroles, mais vous n’avez pas vu son visage[657]; c’est-à-dire lorsque Dieu dans cette [44] vie mortelle parle à ses serviteurs du milieu du feu très pur de son amour et de son rayon mystique; (ce qui est ranimer l’esprit par l’attouchement de son excellent principe, ou par l’écoulement de sa sagesse) elle paraît n’avoir aucune forme, mais tout se passe sous l’épaisse nuée de la nudité de la foi; à quoi se rapporte ce qui est dit dans le livre des Nombres[658] : Il n’y a point d’idole en Jacob, et on ne voit point de simulacre en Israël. Le Seigneur son Dieu est avec lui, et le chant de triomphe pour la victoire de son roi est en lui. C’est-à-dire, dans ce courageux contemplatif, désigné ici par Jacob, il n’y a ni idole, ni simulacre; parce que son Seigneur Dieu est avec lui; par conséquent n’y figure ni forme de Dieu, Dieu seul, mais seulement un certain simulacre ou représentation[659]. Et Saint-Augustin expose cette vérité incontestable : tout ce qui se présente de tel, dit-il, aux spirituels qui pensent à Dieu, tout ce qui se présente de sensible sous une forme corporelle, ils le rejettent et le repoussent comme des mouches incommodes, ils l’éloignent de leurs yeux intérieurs, et ils acquiescent à la simple lumière, par le témoignage et le jugement que laquelle regardant ces images corporelles de leurs yeux internes, ils se convainquent de leur fausseté. Que peut-on dire de plus clair. Là même au témoignage d’un autre père[660]; ce cœur est pur qui présente à Dieu sa mémoire vide de toute forme et de toute espèce, prêt à recevoir tous les rayons du Soleil lui-même, qui peut l’éclairer : le poète Prudence a bien dit : «Le Dieu éternel est une chose inestimable; il n’est renfermé ni dans la pensée ni dans la vue. Il surpasse toute la conception de l’esprit humain, il ne peut tomber sous nos sens, il remplit tout en nous et hors de nous, et il se répand encore au-delà.»

C’était une chose incontestable parmi les anciens Pères du désert. La plus pure qualité de l’oraison, disaient-ils, est celle qui non seulement ne se forme aucune image de la divinité, et qui dans sa supplication ne lui donne aucune figure corporelle (ce qu’on ne peut faire sans crime), mais qui même ne reçoit dans son esprit aucun souvenir de parole, ni aucune espèce d’action ou forme de quelque caractère.

[…] Et pour rendre la chose encore plus sensible, je vais employer une comparaison rebattue. Tout ce qui est contenu dans un vase est certainement moins grand que ce vase et plus ce qui est contenu dans quelque chose par là même ne peut pas contenir ce qui le contient. De même lorsque nous distinguons, examinons, comprenons notre oraison, quelque sublime qu’elle nous paraisse, elle est cependant peu avancée, faible, bornée et imparfaite, et pour parler vrai, à peine dégagé des langes du berceau, puisque tout ce qui est contenu dans notre cœur est moins grand que notre cœur. […]

XVI. Il y a une contemplation infuse et passive, et comment l’esprit peut y être disposé.

De tout ce que nous venons de dire, il suit évidemment, par le témoignage et l’expérience d’un nombre presque infini de saints, et d’après le consentement unanime des Docteurs et le suffrage de l’Église, qu’il existe une contemplation infuse et passive, que Dieu accorde, par un privilège spécial, à qui il lui plaît.

Par cette contemplation l’homme pâtit les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même; car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il est changé en un autre homme, accordant à l’opération divine un consentement aussi simple que paisible, et cependant l’amour du Créateur se joue en lui selon son bon plaisir, et fait ce dont, celui qui opère, a seul l’intelligence. Il en est de ce genre, dans l’Église, un plus grand nombre qu’on ne pense communément; ce don sublime ne consistant pas seulement dans l’Eglise dans les signes merveilleux qui frappent les yeux des mortels; mais bien plus dans la déiformité de l’esprit, dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent, sous l’apparence d’une [54] pauvreté méprisée, mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu. […]

XXIV. Quelques traits remarquables sur l’une et l’autre contemplation, leurs caractères, leurs avantages. Que toutes ces choses sont fondées sur le renoncement à soi-même, sur la croix et sur l’amour.

Quelqu’un peut-être désirera pour acquérir une connaissance plus complète de ces deux espèces de contemplations, que je trace avec plus de détail ce qui peut [74] les éclaircir, et que je marque en même temps la différence qu’il y a entre les deux; je m’y prêterai, quelque incapable que j’en sois, et je dirais en peu de paroles ce qui est entièrement ineffable.

Les marques de la contemplation active sont le recueillement intérieur des sens et des facultés de l’esprit, le silence, le repos et la simplicité du cœur, le regard tranquille des choses divines, la cessation du discours intérieur, qui disparaît comme dans le cœur; l’admiration qui succède à la considération, une foi vive à Dieu présent, que l’esprit seul lui suffit, l’éloignement de toute recherche, car on a trouvé le vrai bien avec Dieu, goûté intimement : une plus grande faim de l’oraison et en même temps un rassasiement, un mélange rare ou fréquent des mouvements affectifs; car cette contemplation a besoin de ces secours, comme l’aurore a son lever pour parvenir graduellement au plein jour, la réduction des exercices internes multipliés, à un seul nécessaire, l’élévation agréable de l’esprit à Dieu, la dilatation du cœur et le goût de l’éternelle vérité saisie. Les fruits de cette oraison sont l’illumination d’en haut, d’où naît le mépris de soi-même et la souveraine estime de Dieu, l’entière mortification de la chair par l’esprit, et de l’esprit par le renoncement; l’accroissement de toutes les vertus, et la purification du cœur[661]. La paix de Christ qui triomphe dans le cœur, l’aurore d’un plein jour, la connaissance de la croix de Christ et l’amour du crucifié, l’intelligence des paroles de l’Écriture Sainte, qu’on n’avait jamais eues auparavant : la découverte du grand trésor caché dans le champ de l’Église, l’adoration du Père en esprit et en vérité, qui commence presque dès lors, le repos dans l’attente des promesses[662] le septième jour que Dieu bénit et sanctifia, parce qu’il est le jour où il se reposa de toutes ses œuvres qu’il avait faites, la sainteté ne consistant pas dans l’usage des moyens ou la fatigue de l’esprit, mais dans la jouissance de la fin. D’où il reste un repos pour le peuple de Dieu, car celui qui est entré dans le repos de Dieu, se repose aussi lui-même en cessant de travailler, comme Dieu s’est reposé après ses ouvrages[663]. Heureuse les âmes qui ont appris par leur expérience cette parole de l’Apôtre : la vue de l’éternité qui soutient la patience et ranime la persévérance, est la disposition la plus prochaine à l’oraison surnaturelle[664]. C’est ainsi qu’à cette oraison acquise régulièrement, dans les hommes purifiés par le bienfait de Dieu, succède l’oraison infuse dans laquelle consiste le bonheur qu’on peut acquérir dans cette vie de la connaissance de Dieu. [76]

Les marques de la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention continuelle du même Dieu présent partout, et surtout dans le cœur, un état d’oraison perpétuelle indistinct, uniforme, très étendu; car celui qui n’a pas reçu la grâce du Paraclet, n’aura pas la permanence et la perpétuité de l’oraison; mais si un homme a le Paraclet, alors assis et se promenant, dormant et veillant, travaillant et se reposant, parlant et se taisant, il est en oraison. Une certaine immobilité divine, une impassibilité au-dessus des forces de la nature, une fermeté d’âme imperturbable, une véritable unité, en qui ni l’adversité, ni la prospérité ne produit point le changement; l’absence des formes et des fantômes, l’assujettissement de l’entendement à l’obéissance de la foi, par le moyen de laquelle toutes ses recherches se reposent enfin dans l’éternelle vérité, la perte de la volonté humaine dans le bon plaisir divin, l’affranchissement de tout mode, de tout temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception; car ici l’âme se trouve comme établie et enlevée du temps présent dans l’éternité, et contemple en elle-même Dieu d’une manière qui lui est inconnue. Les dons singuliers de Dieu sont, la continuité de l’oraison sans fatigue, un merveilleux rassasiement, avec une perpétuelle soif d’oraison, la vue et le sentiment très intime de Dieu en toutes choses, et de toute chose en Dieu; ce qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison, toutes choses me sont Dieu et Dieu m’est toutes choses. Enfin lorsque cette manière d’oraison aura été forte avancée, elle produit en l’homme la sortie de lui-même, et de toutes les créatures; ensuite il demeure libre en toutes choses, et étant heureusement mort dans le Seigneur, il rentre dans le repos de son Seigneur.

Il est surpris d’être fait une même chose avec Dieu, et cependant il ne doute pas qu’il ne soit distinct de Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus. Enfin par l’émulation de sa patrie céleste [Saint-Augustin] lorsqu’il a reçu cette joie ineffable, l’esprit humain disparaît en quelque façon et est divinisé. […]

MADAME GUYON TÉMOIGNE DANS SA VIE PAR ELLE-MEME

3.3 ARRESTATION DU PÈRE LA COMBE

[1.] À quelques jours de là, après avoir consulté avec M. Charon[665] l’official, ils trouvèrent le moyen de perdre le père La Combe, voyant que je n’avais pas voulu m’enfuir. C’était celui qui leur avait paru le plus sûr : ils firent entendre à Sa Majesté que le père La Combe était ami de Molinos et dans ses sentiments, supposant, sur le témoignage de l’écrivain et de sa femme, qu’il avait fait des crimes qu’il ne fit jamais. Sur cela Sa Majesté, avec autant de justice que de bonté, croyant la chose véritable, ordonna avec autant de justice que de bonté, que le père La Combe ne sortirait point de son couvent, et que l’official irait s’informer de lui-même quels étaient ses sentiments et sa doctrine. Il ne se trouva jamais un ordre plus équitable que celui-là; mais il n’accommodait point les ennemis du père La Combe, qui jugèrent bien qu’il lui serait très aisé de se défendre de choses aussi fausses. Ils concertèrent entre eux un moyen d’ôter cette affaire à la connaissance des généraux et d’y intéresser Sa Majesté. Ils n’en trouvèrent point d’autre que celui de le faire paraître réfractaire aux ordres du roi, et afin de réussir, - car ils savaient bien que l’obéissance du père La Combe était telle que s ‘il savait l’ordre du roi, il n’y contreviendrait pas, et qu’ils ne viendraient point à bout de leurs desseins, - ils résolurent de cacher cet ordre au père La Combe, afin que, sortant pour quelque exercice de charité ou d’obéissance, il fût pris comme rebelle. […]

3.7 LETTRES CONTREFAITES 

[4.] Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l’on fit voir au Père de la Chaise, pour lesquelles l’on me renferma. […]

[5.] Trois jours avant que je fusse renfermée, le père La Mothe (avait) dit que l’on me renfermerait, et écrivit à ma sœur la religieuse une lettre toute passionnée contre moi et un ecclésiastique de l’archevêque en donna avis; un frère barnabite alla au collège où était ma fille qui parut fort passionné contre le Père La Combe, il disait : «Nous avons appris qu’il s’est trouvé, dans le lieu où le père La Combe est en prison, un commandant qui est de ses amis, l’on le fera bien renfermer.» Il faut savoir que lorsqu’il fut à l’île d’Oléron[666], les commandants rendirent justice à sa vertu. Sitôt qu’ils le virent, ils reconnurent que c’était un véritable serviteur de Dieu. C’est pourquoi le commandant, plein d’amour pour la vérité, écrivit à M. de Chateauneuf que ce père était un homme de Dieu et qu’il le priait de donner un peu d’adoucissement à sa prison. M. de Chateauneuf montra la lettre à Mgr l’archevêque, qui la montra au père La Mothe, et ils conclurent qu’il le fallait transférer, ce que l’on a fait, le menant dans une île déserte, où il ne peut voir ces commandants.

3.8 COMMUNICATIONS ET MARTYRE

[…] Ils voulaient de plus un prétexte qui parût et qui convainquît que c’était avec justice qu’ils avaient fait emprisonner le Père La Combe, et voulaient par menaces et par promesses me faire écrire qu’il était un trompeur. […] Comme le père La Mothe vit que l’on commençait à croire qu’il était l’auteur de la persécution et de ce que l’on avait enfermé le père La Combe, il fit entendre au père La Combe que je l’avais accusé, afin de se disculper dans le monde. […][3.] Quoique le père La Combe soit en prison[667], nous ne laissons pas de nous communiquer en Dieu d’une manière admirable. J’ai vu un billet de lui où il l’écrit à une personne de confiance. […]

4. Les prisons, récit autobiographique [de ce qui arriva à madame Guyon mais concerne aussi le P. Lacombe]

4.5  LA FAUSSE LETTRE

Quelques jours après cette grande lettre, M. de Paris me vint voir en grand apparat[668]. Il entra dans ma chambre avec M. le curé […]

Il voulut l'obliger [M. le curé, confesseur imposé] à faire une déclaration publique que j'avais commis quantité de désordres honteux avec le P. La Combe [109] et me fit des menaces terribles si je ne déclarais pas que j'avais imposé aux gens de bien, que je les avais trompés, et que j'étais dans le désordre lorsque j'avais fait mes écrits. Enfin il me témoigna une colère que je n'aurais jamais attendue d'un homme qui m'avait autrefois paru si modéré. Il m'assura qu'il me perdrait si je ne faisais ce qu'il souhaitait.

Je lui dis que je savais tout son crédit, car il faut remarquer que M. le Curé avait pris grand soin de m’informer de sa faveur en m'apprenant le mariage de Monsieur son neveu avec la nièce de Madame de Maintenon[669], que le roi lui avait donné la chemise, ce qui ne se faisait qu'aux Princes, qu'il lui avait donné beaucoup en faveur de ce mariage, en un mot tout ce qui pouvait me donner une grande idée de la considération que cela lui donnait dans le public. Mais Dieu sait le cas que je fais des fortunes de la terre. Je lui répondis donc qu'il pouvait [110] me perdre s'il le voulait, et qu'il ne m'arriverait que ce qu'il plairait à Dieu.

Il me dit là-dessus : « J’aimerais mieux vous entendre dire : je suis au désespoir, que de vous entendre parler de la volonté [de] Dieu.

- Mais Madame, me dit M. le curé, avouez Madame que lorsque vous avez écrit vos livres, vous étiez dans le désordre !

- Je mentirais au Saint-Esprit, lui répondis-je, si j’avouais une pareille fausseté

- Nous savons ce qu'a dit la Maillard », reprit M. de Paris. (C'est cette gantière dont il a été déjà parlé du temps que je fus mise aux Filles Ste Marie). 

- « Monsieur, pouvez-vous faire fond sur une malheureuse qui a sauté les murailles de son cloître, où elle était religieuse pour mener une vie débordée dont on a des attestations ainsi que de ses vols ; qui enfin s’est mariée ; et le reste de son affreuse histoire ?

- Il me dit : Elle ira droit en paradis et vous en enfer. Nous avons la puissance de lier [111] et de délier.

- Mais,Monsieur, lui répliquai-je, que voulez-vous que je fasse ? Je ne demande qu'à vous contenter et je suis prête à tout pourvu que je ne blesse point ma conscience ».

Il me répondit qu'il voulait que j'avouasse que j'avais été toute ma vie dans le désordre ; que si je faisais cela, il me protègerait et ditait à tout le monde que j'étais convertie. Je lui fis voir l'impossibilité où j'étais d'avouer une pareille fausseté, et sur cela il tira de sa poche une lettte qu'il me dit être du P. de La Combe.

Il me la lut et me dit ensuite : « Vous voyez que le Père avoue avoir eu des libertés avec vous qui pouvaient aller jusqu'au péché ». Je n'eus ni confusion ni étonnement de cette lettre. M'étant approchée pour la considérer, je m'aperçus qu'il m'en cachait l'adresse avec soin et même l'écriture m'en parut contrefaite quoique assez ressemblante. Je lui répondis que, si le Père  avait écrit cette lettre, [112] il fallait qu'il fût devenu fou ou que la force des tourments la lui eût fait écrire.

Il me dit : « La lettre est de lui.

- Si elle est de lui, dis-je, Monsieur il n'y a qu'à me le confronter.[670] C'est le moyen de découvrir la vérité ».

M. le curé prit la parole et fit entendre qu'on ne prendrait pas cette voie parce que le Père  La Combe ne faisait que me canoniser, qu'on ne voulait pas mettre cette affaire en justice, mais qu'il amènerait des témoins qui feraient voir que l'on m'avait convaincue.

M. de Paris appuyant son discours, je lui dis que, cela étant ainsi, je ne lui dirais mot. Il reprit qu'on me ferait bien parler. « Non, lui dis-je, on pourra me faire endurer ce que l'on voudra, mais rien ne sera capable de me faire parler quand je ne le voudrai pas ».

Il me dit que c'était lui qui m'avait fait sortir de Vincennes. Je lui répondis que j'avais pleuré en le quittant, parce que je savais bien qu'on ne m'ôtait de ce lieu que pour me mettre dans un autre où l'on pourrait me supposer [113] des crimes. Il me dit qu'il savait bien que j'avais pleuré en le quittant, que c'étaient mes amis qui l'avaient prié de se charger de moi et que sans cela on m'aurait envoyée bien loin. A quoi je répondis qu'on m'aurait fait un fort grand plaisir.

Alors il me dit qu'il était bien las de moi. Je lui dis « Monsieur, vous pourriez vous en délivrer si vous vouliez, et, si ce n’était le profond respect que j’ai pour vous, je vous dirais que j’ai mon pasteur à qui vous pourriez me remettre ». Il parut embarrassé et il me dit qu'il ne savait que faire, et que, M. le curé ne voulant plus me confesser, il ne se trouverait personne qui se voulut charger de moi.

Et s'approchant il me dit tout bas : « On vous perdra ».

Je lui dis tout haut : « Vous avez tout pouvoirMonsieur, je suis entre vos mains. Vous avez tout crédit, je n'ai plus que la vie à perdre

- On ne veut pas vous ôter la vie, me dit-il, vous croiriez être martyre et vos amis le croiraient aussi ; il faut les détromper ».

Ensuite il m'attesta par le Dieu vivant, comme au jour du jugement, [114] de dire si je n'avais jamais eu la moindre et légère liberté avec le P. La Combe. Je lui dis, avec ma franchise et ingénuité qui ne peut mentir, que lorsqu'il arrivait de quelque voyage, après bien du temps qu'on ne l'avait vu, il m'embrassait me pressant la tête entre ses mains, qu'il le faisait avec une extrême simplicité et moi aussi. Sur cela, il me demanda si je m'en étais confessée. Je lui répondis que non et que, n'y croyant pas de mal, la pensée même ne m'en était pas venue ; qu'il ne me saluait pas moi seulement, mais toutes les personnes qui étaient présentes et de sa connaissance. « Avouez donc, dit M. le curé, que vous avez vécu dans le désordre - Je ne dirai jamais un pareil mensonge, Monsieur, lui répondis-je, et ce que je vous dis n'a rien de commun avec le désordre et en est bien éloigné. » Si ce ne sont pas les mêmes paroles, c'en est au moins la substance.

Comme je parlais [avec] beaucoup de respect à Monsieur de Paris, il me disait : « Eh! mon Dieu, Madame, pas tant [115] de respect et plus d'humilité et d'obéissance !»

Il y eut un autre endroit où se laissant aller à l'excès de sa peine, il me dit : « Je suis votre arch[evêque]. J'ai le pouvoir de vous damner, oui, je vous damne ! »

Je lui répondis en souriant : « Monsieur, j'espère que Dieu aura plus d’indulgence, et qu'il ne ratifiera pas cette sentence ».

Il me dit encore que mes filles endureraient le martyre pour moi et que c'était ainsi que je séduisais ceux qui m'avaient connue. Dans un autre endroit, en me demandant de signer que j'avais commis des crimes et d'énormes péchés, il m'allèguerait[671] l'humilité de saint François qui le disait de lui. Lorsque je disais que je n'en avais point fait, l'on m'accusait d'orgueil et d'endurcissement, et si je l'eusse avoué dans le sens de saint François, l'on m'aurait donnée au public comme reconnaissant avoir commis ces infamies.

Il me demanda encore si j'étais sûre que la grâce fût en moi ? Je dis à cela que nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine. [116] Il me reprocha l'histoire de ma Vie et voulait me faire écrire que l'envie de me faire estimer m'avait portée à écrire tous les mensonges dont elle est pleine.

Il me reprocha que je faisais prendre la meilleure viande, et examina sur le livre de la sœur ce qu'on achetait pour ma nourriture : la volaille, le vin, rien ne fut oublié. A la vérité tout y était mis avec emphase, et je me souviens d'un grand article où il y avait pour poules, pigeons et chapons, trente six sols. Le vin, qu'on avait pris pour le quinquina dont je faisais un usage presque continuel à cause de la fièvre qui me reprenait toujours, fut exagéré comme si je buvais avec excès. Mais à tout cela je n'ouvrais pas la bouche.

Enfin après bien des menaces des suites fâcheuses à quoi je me devais attendre, M. de Paris s'en alla et M. le Curé, restant, me dit : «Voilà la copie de la lettre du P. La Combe. Lisez-la avec attention, écrivez-moi, à moi, [117] et je vous servirai. » Je ne lui répondis rien, et M. de Paris l'envoya quérir pour le ramener. Voici la copie de cette lettre :

« C'est devant Dieu, Madame, que je reconnais sincèrement qu'il y a eu de l'illusion, de l'erreur et du péché dans certaines choses qui sont arrivées avec trop de liberté entre nous, et que je rejette et déteste toute maxime et toute conduite qui s'écarte des commandements de Dieu et de ceux de l'Eglise, désavouant hautement tout ce que j'ai pu faire ou dire contre ces sacrées et inviolables lois, et vous exhortant en Notre-Seigneur d'en faire de même, afin que vous et moi réparions autant qu'il est en nous le mal que peut avoir causé notre mauvais exemple, ou tout ce que nous avons écrit qui peut donner la moindre atteinte à la règle des moeurs que professe la Sainte Eglise catholique, à l'autorité de laquelle doit être soumise, sous le jugement des prélats, toute doctrine de spiritualité de quelque degré que [118] l'on prétende qu'elle soit. Encore une fois je vous conjure dans l'amour de Jésus-Christ que nous ayons recours à l'unique remède de la pénitence, et que par une vie vraiment repentante et régulière en tout point, nous effacions les fâcheuses impressions causées dans l'Eglise par nos fausses démarches. Confessons, vous et moi, humblement, nos péchés à la face du ciel et de la terre, ne rougissons que de les avoir commis et non de les avouer. Ce que je vous déclare ici vient de ma pleine franchise et liberté. Et je prie Dieu de vous inspirer les mêmes sentiments qu'il me semble recevoir de sa grâce et que je me tiens obligé d'avoir.» Fait le 27 avril 1698. Signé Dom François de La Combe, Religieux Barnabite.

Cette lettre m'ayant été lue par M. de Paris, je demandai à la voir. Il me fit grande difficulté. Enfin, la tenant toujours sans [119] vouloir me la mettre entre les mains, je vis l'écriture, un instant, qui me parut assez bien contrefaite. Je crus que c'était un coup de portée[672] de ne pas faire semblant de m'en apercevoir dans la pensée qu'ils me confronteraient au P. La Combe lorsque je serais en prison, et qu'il me serait pour lors plus avantageux d'en faire connaître la fausseté. Ce qui me porta à dire simplement que si la lettre était de lui, il fallait qu'il fût devenu fou depuis seize ans que je ne l'avais vu, ou que la question qu'il n'avait pu porter[673] lui eût fait dire une pareille chose.

Mais après qu'ils furent partis et que j'eus lu la copie que M. le curé m'avait laissée, je ne doutais point que la lettre ne fût véritablement contrefaite et que cette copie même n'en fût l'original, parce qu'on y avait corrigé un v différent de ceux du P. La Combe ; et corrigé d'une main que je reconnus, pour servir de modèle à l'écrivain, [120] lequel en contrefaisant le corps de l'écriture s'était négligé sur les v qu'il n'avait pas faits semblables à ceux du Père.

De dire tout ce qui me passa dans l'esprit au sortir de cette conversation, c'est ce qu'il ne m'est pas possible. Il est certain que le respect que je croyais devoir à un homme de ce caractère m'empêcha de lui donner un démenti en face, en lui faisant connaître que je voyais l'imposture dans toute son étendue et l'indignité du piège qui m'était tendu. Mais je ne pus me résoudre à lui donner une telle confusion, outre qu'en lui laissant supposer que je croyais la lettre véritable, je les rendais par là plus hardis de la produire au public, ce qui m'aurait donné lieu d'en faire connaître la fausseté à tout le monde, et de faire juger de la pièce par l'échantillon.

Car quoi de plus naturel, pour justifier tant de violences et pour ne laisser aux gens qui m'estimaient [121] encore aucun lieu de le faire, que de me faire mon procès sur de telles pièces et avec des témoignages si capables de les détromper ? Le public si prévenu en aurait saisi les moindres apparences, et mes amis, qu'on avait si fort au coeur, disait-on, de faire revenir de leurs préjugés, n'auraient rien eu à répliquer, et auraient dû être les premiers à me jeter la pierre, comme les ayant trompés sous un faux voile de piété : tout était fini. Et l'on n'aurait jamais pu donner assez de louanges à ceux qui auraient rendu un si grand service à l'Eglise : voilà ce que la droiture leur devait inspirer.

Mais, ce qui paraîtra peut-être incroyable, c'est qu'après avoir répandu cette prétendue lettte du P. La Combe dans tout Paris, et de là dans les provinces, comme une conviction des erreurs du quiétisme et en même temps comme une justification de la conduite que l'on tenait à mon égard en m'envoyant à la Bastille, il n'a jamais été question ni de cette lettre, ni des affaires du P. La Combe, dans tant d'interrogatoires qu'il m'a fallu souffrir. [122] Ce qui est encore une preuve bien certaine qu'on ne cherchait qu'à imposer au public et encore plus à Rome en confondant les affaires de M. de Cambrai avec les miennes, pour le rendre odieux à cette Cour, et justifier l'éclat qu'on avait fait par des vues que ne faisant rien à ce qui me regarde, je passe sous silence.

Une preuve encore que le P. La Combe n'avait pu écrire cette lettre, c'est que, dans cette conversation, l'on me fit entendre qu'il me canonisait. Quel rapport y-a-t-il à [entre] une louange si excessive, et une lettre qui suppose des crimes ! Elle n'est même pas de son style, et il est aisé d'y voir une affectation dans les termes propre à l'effet pour lequel elle était composée.

De plus le P. La Combe n'avait pu m'écrire une pareille lettre sans être le plus scélérat de tous les hommes, lui qui m'a confessée si longtemps et qui a connu jusqu'aux derniers replis de mon coeur. Mais je suis bien éloignée d'une telle pensée, l'ayant toujours estimé et regardé comme un des plus grands serviteurs que Dieu ait sur la terre. Si Dieu ne permet [123] pas que son innocence soit reconnue pendant sa vie, l'on verra avec étonnement, dans l'éternité, le poids immense de gloire réservé à ses souffrances. […]

4.6 LA BASTILLE

[…] Sitôt que je pus me tenir debout[674] dans une chaise, M. d’Argenson [675] vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. Car il faut remarquer que, ayant vu que M. de La Reynie m'avait rendu justice, on lui avait donné un autre emploi et l'on avait fait tomber le sien à celui-ci, qui était lié de toutes manières aux personnes qui me persécutaient. J'avais résolu [136] de ne rien répondre. Comme il vit en effet [que] je ne lui répondais rien, il se mit dans une furieuse colère et me dit qu'il avait ordre du roi de me faire répondre. Je crus qu'il valait mieux obéir, je répondis. Je crus que du moins, malgré ses préventions, il mettrait les choses comme je les disais. J'avais vu tant de probité et de bonne foi dans M. de La Reynie que je croyais les autres de même.

On commença, quoique je fusse très faible, un interrogatoire de huit heures sur ce que j'avais fait depuis l’âge de quinze ans jusqu'alors, qui j'avais vu, et qui m'avait servie. Ces trois articles furent le sujet de plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures.

[…]On en vint où l'on voulait, qui était mon veuvage. Je répondis la vérité article par article, et [au sujet] de mon voyage à Gex, de même que celui que je fis avec le Père La Combe, où j'avais pris un ancien religieux pour nous accompagner. [139] On ne voulait rien mettre de cela. On faisait toujours en sorte qu'il semblait que j'étais seule avec lui. [Dans] un [voyage] que je fis de Thonon à Genève où il n'y a que trois lieues, nous étions cinq ou six. Il ne le voulut jamais mettre de la sorte et fit écrire : « Elle a été avec lui à Genève. » Quelque chose que je pusse dire, on passait outre. On me montra un ordre du roi - faux ou vrai ? - de ne garder aucune forme de justice avec moi. […]

On croira peut-être qu'après tant d'interrogations, et m'avoir présenté une lettre falsifiée du P. La Combe, et avoir fait tant de bruit dans le monde, on m'aura représenté[676] les lettres et interrogée sur cela. Je l'attendais, et le désirais même. Mais on ne m'en parla point du tout. Cependant on fit courir le bruit qu'on me l'avait confronté. […]

4.7  L’ABIME

[…] Enfin après bien du temps passé, M. d’Argenson revint ; il ne fut plus question de sa conversation, on n'en voulut plus reparler. C'étaient de nouvelles choses. Cet homme avait dit que j'étais logée avec le P. La Combe dans un lieu où j'avais été. Je fis voir que je logeais à une [181] extrémité de la ville, chez un trésorier de France, et lui chez une demoiselle à l'autre extrémité. Il dit qu'il l'avait vu chez Madame Languet, veuve du Procureur général. Cela était vrai, il dit qu'il m'avait vue lui donner un bouillon. Je dis que je le faisais bien aux pauvres, que j'étais restée à le garder ce jour-là, je dis que oui, mais que Madame Languet, M[ademois]elle sa fille et la D[emois]elle y étaient aussi, que nous y accommodâmes un petit Jésus de cire cassé, que j'avais voulu lui donner de l'argent pour aller à Rome afin de solliciter un évêché in partibus pour le Père , et que je lui promettais de lui faire tous les ans trois mille livres de pension pour soutenir sa dignité. Je dis que je n'avais garde de promettre ce que je n'avais pas, car, n'ayant que deux mille huit cent livres de revenu, je ne pouvais donner mille écus, surtout étant obligée de vivre moi-même, n'ayant que faiblement ce qu'il me fallait pout cela.

Enfin après bien des discours puérils, il me dit qu'il m'amènerait l'homme pour me le confronter, que je n'allasse pas le méconnaître. Je dis que si je le connaissais, [182] je le dirais. Il m'exhorta fort à ne me mettre pas en colère contre lui, et je compris après qu'il craignait que je ne l'intimidasse. A quelques jours de là on m'amena cet homme. Il faut remarquer qu'on faisait courir le bruit à Paris qu'on me confrontait le P. La Combe, et on ne m'a jamais fait mention qu'il eût dit ou écrit quelque chose contre moi. On ne me le nommait que par incident. […]

Avant le dernier interrogatoire, je fis deux songes : le premier, que le P. La Combe me parut attaché à une croix comme je l'avais songé plus de vingt ans auparavant. Mais au lieu qu'alors il me paraissait tout brillant et éclatant, il me paraissait pour lors meurtri et livide, la tête enveloppée d'un linge. Il me semble qu'il me dit : « Je suis mort », et qu'il m'encourageait. Je lui demandai comment il se trouvait : « Les souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire qui nous est préparée. » Et il ajouta avec force : « Pour une légère souffrance, on a un poids d'une gloire immense. » Je me réveillai. […]

«LES ANNEES D’EPREUVES SOUS LE ROI TRES CHRETIEN»

Première lettre du P. La Combe et du Sieur de Lasherous, 10 octobre

[…] je tiendrais cette entrevue pour une faveur du ciel si précieuse, si consolante pour moi, qu’après le bonheur de plaire à Dieu et de suivre en tout Sa volonté, il n’en est point que j’estimasse plus en ce monde. Toute la petite Église de ce lieu en serait ravie, la chose ne me paraît point impossible, ni même trop hardie; en prenant, comme vous feriez sans doute, les meilleures précautions, changeant de nom, marchant avec petit train comme une petite damoiselle, on ne vous soupçonnerait jamais que ce fût la personne que l’on cherche et, quand vous seriez ici, nous arrangerions les choses avec le plus de sûreté qu’il nous serait possible pour n’être pas découverts [...] Vous prendrez le carrosse de Bordeaux, de là vous viendrez à Pau, d’où il n’y a que six lieues jusques ici. Si la saison était propre, le prétexte de prendre les eaux aux fameux bains de Bagnères, qui est à trois lieues d’ici, serait fort plausible. En tout cas en attendant le temps des eaux, vous viendriez faire un tour en cette ville, puis vous retourneriez à Pau ou à Bagnères, et ainsi à diverses reprises, selon que l’on jugerait plus à propos. [...] Si vous venez, écrivez-nous en partant de Paris, en arrivant à Bordeaux et à Pau. Nous prierons Dieu cependant de vous faire suivre courageusement Son dessein, selon qu’il vous sera suggéré par Son esprit et secondé par Sa providence, et nous défendrons à Jeannette de mourir avant qu’elle vous ait vue. Quelle joie n’aurait-elle point de vous embrasser avant que de sortir de ce monde, vous étant si étroitement unie et pénétrant vivement votre état! Votre billet, quoique si court, l’a extrêmement réjouie. Elle vous est toujours plus acquise, si l’on peut dire qu’elle puisse l’être davantage [...]

 J’ai reçu la lettre de change, mais non encore le paquet des livres. Il est vrai que vous m’avez plus fait tenir d’argent depuis environ un an que les autres années; je le sens fort bien par l’abondance où vous m’avez mis, et je ne puis que me louer infiniment de vos charités. [...] Les amis et amies de ce lieu vous honorent et vous aiment constamment, principalement ceux qui sont comme les colonnes de la petite Église. Si vous veniez, vous ne prendriez qu’une fille et vous lui changeriez son nom. Je ne serais pas fâchée de revoir Famille[677]. Je salue aussi l’autre de bon cœur. Ô Dieu, faites éclore dans le temps convenable ce qui est caché depuis l’éternité dans Votre dessein; c’est là, ma très chère, que je vous suis parfaitement acquis.

[Lettre jointe de Lasherous :]

 Ô illustre persécutée, femme forte, mère des enfants de la petite Église, servante du petit Maître, [...] Que je m’estimerais heureux, M [adame], d’avoir l’honneur de vous aller prendre à Paris, ou en tel endroit qu’il vous plairait me prescrire pour vous conduire ici ou ailleurs, c’est la grâce que je vous demande. [...] Je finis, M [adame], en vous proposant que je vous honore, vous estime et vous aime en Notre Seigneur Jésus-Christ plus que je ne saurais vous exprimer.[678].

Lettre du P. La Combe du 7 décembre, saisie tardivement

[…] Si toute votre explication de l’Écriture était rassemblée en un volume, on pourrait l’appeler la bible des âmes intérieures, et plut au ciel que l’on pût tout ramasser et en faire plusieurs copies, afin qu’un si grand ouvrage ne périsse pas! Les vérités mystiques ne sont pas expliquées ailleurs avec autant de clarté et d’abondance et ce qui importe le plus, avec autant de rapport aux saintes Écritures. Mais hélas, nous sommes dans un temps, où tout ce que nous penserions entreprendre pour la vérité, est renversé et abîmé. On ne veut de nous qu’inutilité, destruction et perte. N’avez-vous pas pu recouvrer le Pentateuque[679]? Pour moi, dans le grand loisir que j’aurais, je ne puis rien faire, quoique je l’aie essayé souvent. Il m’est impossible de m’appliquer à aucun ouvrage de l’esprit, du moins de coutume, m’ayant fait violence pour m’y appliquer, ce qui me fait traîner une languissante et misérable vie, ne pouvant ni lire ni écrire, ni travailler des mains, qu’avec répugnance et amertume de cœur, et vous savez que notre état ne porte pas de nous faire violence. On tirerait aussitôt de l’eau d’un rocher.

L’ouvrage de M. Nicole[680], me fait dire de lui ce qui est dans Job : il a parlé indifféremment de choses qui surpassent excessivement toute sa science. […]

Il s’est fait une augmentation de notre Église, la rencontre de trois religieuses d’un monastère assez proche de ce lieu, étant venues aux eaux, on a eu occasion de leur parler et de voir de quelle manière est faite l’oraison que Dieu enseigne Lui-même aux âmes et l’obstacle qu’y met la méditation méthodique et gênante que les hommes suggèrent, voulant que leur étude soit une bonne règle de prier et de traiter avec Dieu. L’une de ces trois filles a été mise par le Saint-Esprit même dans son oraison. L’autre y étant appelée combattait son attrait en s’attachant obstinément aux livres, sans goût et sans succès. La troisième, tourmentée de scrupules, n’est pas encore en état d’y être introduite. […]

Lettre de Jeannette du 7 décembre (?)

[…] Le rapport est si doux entre nos deux esprits, qu’un même sentiment les joint et les unit sans rien m’attribuer de vos voies admirables. Divines unions et grâces ineffables. /J’aperçois entre nous cet aimable rapport qui naturellement vient d’un pareil sort : la Croix ayant été souvent notre partage, nous nous comprenons bien, parlant même langage. […]

Second interrogatoire de Mme Guyon, le 19 janvier 1696

Où Madame Guyon est acculée :

[…] Lui avons remontré que si elle n’avait d’autre connaissance que celle qu’elle nous dit avoir de la petite église et de ceux qui la composent dans le lieu où le père de La Combe est actuel­lement, le sieur de Lasheroux qui a aussi écrit à elle répondante dans la même lettre du père de la Combe, datée du 10e octobre qui lui est représentée, n’aurait pas qualifié elle répondante comme il a fait du titre entre autres «de mère des Enfants de la petite Église»[681] si les enfants de cette petite Église lui avaient été inconnus et si elle n’avait pas su ce que c’était que cette petite Église. […]

A dit qu’elle ne peut dire autre chose sur cela que ce qu’elle nous vient de déclarer, et que c’est au père de La Combe et au sieur Lasheroux à déclarer et à dire de quelles personnes ils pré­tendent qu’est composée cette petite Église.

[…]

– S’il n’est pas vrai qu’elle répondante a eu commerce par lettre avec ladite Jeannette.

A dit que ladite Jeannette lui écrivit il y a environ cinq ou six années, et lui marqua que Dieu lui avait donné une connaissance particulière d’elle répondante[682] — elle lui fit réponse en ce même temps-là par un billet assez court, qu’elle se recomman­dait à ses souffrances et à ses prières et qu’elles demeureraient unies en Dieu.

Avons remontré à la répondante qu’il paraît par ces autres termes de ladite lettre du père de la Combe qu’elle a encore écrit depuis peu à ladite Jeannette : «votre billet quoique si court l’a extrêmement réjouie. Elle vous est toujours plus acquise si l’on peut dire qu’on puisse l’être davantage[683].»

[f ° 137] A dit qu’il peut bien être qu’elle a écrit un billet séparé en écrivant au père de la Combe, où elle a écrit dans la même lettre quelques lignes pour ladite Jeannette pour lui marquer qu’elle était toujours unie à elle, et ne le peut dire plus particulièrement.

– Pour quelle cause elle a jugé nécessaire en partant de Meaux de dire qu’elle avait besoin d’aller aux eaux quoique en effet elle n’eût pas l’intention d’en prendre, ainsi qu’il paraît par lesdites lettres représentées.

A dit qu’elle croyait en avoir besoin et que c’était son intention d’y aller.

Lui avons remontré que si elle avait cru avoir besoin d’aller prendre les eaux, et si en effet le voyage qu’elle prétendait faire du côté des Pyrénées avait été pour y prendre des eaux, elle n’aurait pas fait tous les projets qu’il paraît qu’elle a concertés avec le père de la Combe et le sieur de Lasherous, pour être inconnue en changeant de nom et en pratiquant tout ce qui paraît qu’on lui proposait de faire pour demeurer cachée dans le lieu où le père de la Combe a été envoyé.

A dit que son dessein était d’aller aux eaux de Bourbon[684], mais que, ayant laissé passer la saison sur l’avis qu’il lui fut donné qu’il y avait ordre d’observer quand elle passerait sur la route de Bourbon, il lui vint en pensée, ainsi qu’elle l’a ci-dessus déclaré, d’aller prendre les eaux du côté des Pyrénées[685]. […]

Résumé, suggestions et notes de La Reynie

[…] La route lui avait été marquée par le père de la Combe, aussi bien que ce qu’elle ferait, étant sur les lieux, pour se dire et passer pour être parente du père de la Combe du côté de la mère qui était de Franche-Comté avec ce qu’il faudrait qu’elle fît du reste pour n’être connue que de ceux de la petite Église de Lourdes et de ceux qui sont de l’étroite confidence[686].

Il paraît, Monsieur, par ces mêmes lettres, que ce voyage a été remis jusqu’après l’hiver. Mme Guyon dit sur cela qu’après avoir fait quelque réflexion sur le dessein de ce voyage, elle l’avait abandonné, et que lorsqu’elle y avait pensé, c’était uniquement pour voir le père de la Combe et pour passer quinze jours seulement dans le lieu où il est. Cependant, Monsieur, il n’est pas impossible que le projet de ce voyage qui paraît avoir été médité et fortement désiré, n’ait toujours subsisté et [f ° 21v °] qu’il n’ait été remis à un autre temps plus convenable par des raisons particulières. Le crédit et la liberté que le père de la Combe s’est acquis cependant dans le château de Lourdes, pourraient bien aussi le faire soupçonner, aussi bien que Mme Guyon, d’avoir pensé à quelque moyen de sortir du Royaume[687].

La ville et le château de Lourdes sont situés dans le Comté de Bigorre du côté de Béarn, à huit lieues de Pau et à sept lieues de Tarbes. C’est dans cette ville et dans le château de Lourdes, où le père de La Combe est actuellement par ordre du roi, et qu’il y a certainement un nombre de personnes que le père de La Combe a séduites, qui font ensemble, selon qu’il l’a écrit, une petite Église dans ce lieu et qu’il dit être de l’étroite confidence, et il en désigne même les personnes qui sont les plus considérables, en les appelant les colonnes de la petite Église. Mme Guyon est aussi qualifiée du titre de mère de la petite Église, et il y a sur les lieux une femme, entre autres, connue à Lourdes sous le nom de Jeannette, qui a été inspirée, instruite ou dressée sur le modèle de Mme Guyon, qui, s’il peut être permis de le dire, paraît être une sainte de la petite Église. Mme Guyon ne fait même aucune difficulté de dire que Dieu a donné réciproquement à Jeannette et à elle de grandes connaissances l’une de l’autre, sans qu’elles se soient jamais vues. Le sieur de La Sherous, prêtre et aumônier du château de Lourdes, est tellement persuadé des opinions du père de la Combe et attaché de telle sorte à lui et à Mme Guyon, que lui et le père de la Combe écrivent la même chose, que leurs lettres à Mme Guyon sont en partie écrites de la main du père de la Combe, et en partie de la main du sieur de La Sherous, et ce prêtre qui est aussi de la petite Église [f ° 22] et de ce qu’on appelle de l’étroite confidence, en sait autant que le père de la Combe et il écrit comme lui du secret de la secte, et il assure Mme Guyon qu’il soutiendra partout sa doctrine et qu’il n’en rougira jamais.

Tout cela supposé, il semble, Monsieur, qu’il y ait dès cette heure quelque chose à faire du côté de Lourdes pour remédier au mal qui peut être déjà fait et pour en empêcher le progrès.

Il serait bon apparemment de saisir les papiers du père de La Combe et ceux du sieur de Lasherous et d’en faire autant à l’égard de Jeannette, et on trouvera entre les mains du père de La Combe le manuscrit de l’Explication de l’Apocalypse fait par Mme Guyon, qu’elle lui a envoyé pour le revoir depuis qu’elle est revenue de Meaux. Mais tout ce qu’il plaira au roi d’ordonner sur ce sujet, doit être, s’il est possible, exécuté et ménagé sur les lieux par quelque personne sage et habile, d’autant plus qu’à l’égard du château de Lourdes, le sieur de La Sherous n’y est pas seulement avec un titre et du crédit, mais encore parce que sa parenté paraît être considérable à Lourdes. D’un autre côté on croit que le Gouverneur ou Commandant du château est aussi tellement prévenu et rempli du père de la Combe, qu’on peut douter à cet égard qu’il soit autant exact qu’il pourrait être désiré[688]. […]

Troisième interrogatoire de Mme Guyon, le 23 janvier 1696

[…] Avons remontré à la répondante qu’il paraît tout à fait extraordinaire de voir dans une lettre écrite en partie par le père de La Combe et en partie par le dit Sieur de Lasherous, que deux prêtres attribuent à elle répondante une doctrine et une discipline particulière; à elle remontré qu’elle doit expliquer ce que c’est, et sur quoi elle est qualifiée de mère des enfants de la petite Église, et qu’il n’est pas moins extraordinaire de voir que ces deux prêtres aux termes [f ° 144] de leur lettre professent la doctrine d’une femme, qui n’a et qui ne peut avoir aucun droit ni caractère d’enseigner aucune doctrine et discipline particulière,

A dit qu’elle ne peut entendre autre chose par ces termes de ladite lettre si ce n’est que ceux qui l’ont écrit (croient qu’elle n’a pas de mauvais sentiment) que sa foi est orthodoxe, qu’elle n’a aucun sentiment relâché, et qu’il n’y a aucune corruption dans ses mœurs, que si ils ont entendu autre chose, c’est à eux à qui il le faut demander, […]

Quatrième interrogatoire de Mme Guyon, le 26 janvier 1696

Le récit du séjour italien fournit d’intéressantes indications complémentaires.

[…]

Et dès le lendemain qu’elle répondante fut arrivée, le père de la Combe, après avoir dit la messe aux ursulines, partit pour aller prêcher le carême à Oste [val d’Aoste], d’où il passa ensuite à Rome pour les affaires de sa congrégation, où il demeura encore près d’un an, et lorsque le père de La Combe revint au dit lieu de Thonon dont il était supérieur, la sœur d’elle répondante, qui était religieuse ursuline[689] du couvent de Montargis, arriva au dit lieu avec une permission de M. l’archevêque de Sens, et une lettre pour elle répondante par laquelle il l’invitait de revenir dans son diocèse, que cependant M. de Genève ayant dit au père de La Combe de porter elle répondante à donner le bien qu’elle avait réservé à la maison des Nouvelles Catholiques de Gex, et le père de La Combe s’étant excusé de l’exiger d’elle répondante, M. l’évêque de Genève lui en veut mauvais gré, et le[690] menaça de l’interdire; Mais les persécutions de l’ecclésiastique de Gex pendant tout ce temps-là n’ayant pas cessé de la part dudit ecclésiastique de Gex nonobstant l’offre qu’elle répondante faisait de donner mille livres tournois de rente à ladite maison de Gex pendant qu’elle serait dans le pays, qu’elle a donné pendant les trois années qu’elle a demeuré à Thonon, madame de Savoie en fut enfin avertie et cette princesse ayant d’ailleurs quelque mécontentement de M. l’évêque de Genève de ce qu’il avait écrit contre elle [f ° 153] à M. le duc de Savoie avant son mariage, madame de Savoie envoya à elle répondante une lettre de cachet qui fut expédiée par M. le marquis de Saint-Thomas secrétaire d’état, avec ordre à elle répondante de se rendre à Turin, et au père de La Combe de l’y accompagner, ce qu’il fit[691], et afin qu’en exécutant cet ordre le voyage fût fait avec toute convenance possible, elle répondante désira qu’un autre religieux du même ordre du père de La Combe les accompagnât jusqu’à Turin. Le père Alexis Fau... âgé lors d’environ quarante ou quarante-cinq ans, vint à Turin avec elle répondante, sa fille et la servante qui est actuellement auprès d’elle appelée Marie de Lavau, et connue en divers endroits sous le nom de famille;

Que pendant huit ou neuf mois qu’elle demeura à Turin, elle fut toujours chez la marquise de Pruné sœur de M. le marquis de Saint-Thomas[692], que le père de La Combe s’en retourna après cela à Verceil, et madame Royale[693] ayant désiré de l’entendre prêcher en français, il y vint prêcher l’Avent à Turin, d’où M. l’évêque de Verceil[694] le rappela le quatrième dimanche de l’Avent; que pendant le séjour qu’elle répondante fit à Turin, le fils de la dame de Pruné étant revenu des études dans la maison de sa mère, elle répondante eut quelque peine, à cause de sa fille, ne croyant pas convenable qu’elle y demeurât davantage à cause du retour du fils de la maison qui était un jeune homme, et ayant proposé sa difficulté à ladite dame de Pruné, qui avait d’ailleurs quelque pensée de faire un jour le mariage de son fils avec la fille de la répondante, elle lui donna conseil de la mettre à Monfleury en Dauphiné. D’un autre côté M. l’évêque de Verceil ayant eu la pensée d’établir une congrégation, à peu près comme celle de Mme de Miramion, ladite dame de Pruné ayant représenté à elle répondante que dans la suite M. l’évêque de Verceil penserait aussi à faire le mariage de sa fille avec l’un de ses neveux, si elle la mettait dans le couvent des filles de Sainte-Marie de Turin, où M. de Verceil avait une sœur religieuse, elle répondante prit la résolution de la mener, comme elle fit, à Monfleury.

Cependant M. de Verceil ayant eu avis de sa résolution lui écrivit plusieurs fois, et lui envoya le père de La Combe à Grenoble pour la persuader [f ° 154] d’aller à Verceil pour faire l’établissement de la congrégation dont elle a ci-devant parlé[695], mais s’en étant excusée, et six mois après elle répondante, voulant revenir chez ladite dame marquise de Pruné[696] à Turin, suivant qu’elle lui avait promis, elle partit pour cet effet de Grenoble; et la montagne étant dans ce temps trop difficile à passer, elle fut conseillée de s’embarquer sur le Rhône, et le sieur Lyons promoteur de M. de Grenoble avec un autre ecclésiastique de la connaissance du dit sieur Lyons s’offrirent de l’accompagner jusqu’à Marseille, où le sieur Lyons qui est du pays avait quelque consultation à faire pour sa santé. Et en partant de Grenoble le sieur comte de Tache l’ayant chargé d’un paquet pour le sieur chevalier de Moreüil, et dans ce paquet s’y étant trouvé un livre du Moyen court et facile..., lors de l’ouverture du paquet par l’aumônier de Galeve dudit sieur chevalier de Moreüil, qui était bien de septante-deux disciples de Saint-Ciran[697], le prétexte de ce livre attira un grand nombre de personnes à la maison où la répondante était logée, pour lui faire insulte, ce qui l’obligea de voir M. de Marseille et de se retirer après cela, pour continuer son chemin à Verceil où elle demeura pendant six mois.

Et ayant résolu de repasser en France, à cause du mauvais air de ce lieu, elle en partit après six mois de séjour, et M. l’évêque de Verceil lui donna un carrosse, un ecclésiastique et un gentilhomme pour l’accompagner, et parce qu’en ce même temps le général des barnabites vint à décéder, et que le père Aupois qui était premier assistant, avec l’autorité du général, avait destiné le père de La Combe pour être de la maison et famille de Paris, le dit père Aupois ordonna au dit père de La Combe d’accompagner elle répondante, comme il fit, premièrement jusqu’à Grenoble, où elle répondante prit sa fille à Monfleury, et partirent de Grenoble avec le père de La Combe par les voitures publiques jusqu’à Lyon où elle répondante remit sa fille avec sa gouvernante entre les mains du père de la Mothe pour la mettre au couvent de Malnoüe jusqu’à ce qu’elle répondante fût arrivée à Paris; qu’elle partit de Lyon avec le père de La Combe dans une voiture publique, et furent à Dijon chez la dame Languet, où elle demeura [F ° 155] pendant quelque temps.

Pendant lequel le dit père de La Combe allait et venait à un lieu proche de Dijon, où l’on voulait faire un établissement d’une maison de leur ordre, et après avoir demeuré en ce lieu environ 15 jours, elle répondante revint à Paris par la voiture publique avec la fille qui l’avait toujours suivie, le père de La Combe était dans la même voiture[698], mais elle répondante pria le beau-père du sieur marquis de Montpipault de vouloir bien accompagner elle répondante jusqu’à Paris[699].

Lecture faite du présent interrogatoire a dit ces réponses contenir vérité a persévéré et a signé ainsi signé J. M. Bouvier et de la Reynie en la minute.[700].

Cinquième interrogatoire de Mme Guyon, le 28 janvier 1696

[…] A quelle personne elle a communiqué son livre de «Cantique des Cantiques de Salomon interprété selon le génie mystique» pour le revoir sur l’impression [f ° 158] qui en avait été fait,

A dit qu’elle répondante ayant donné son manuscrit à un ecclésiastique pour le copier, il en retint une copie indépendamment d’elle répondante et du père de la Combe, qui était lors à Verceil[701], et elle répondante à Grenoble, que ledit ecclésiastique portant un an après sa copie qu’il fit imprimer à Lyon par le nommé Briaçon, et elle répondante en ayant eu avis aussi bien que le père de la Combe, il écrivit trois différentes lettres au dit Briaçon pour le prier de ne pas imprimer, et le dit père de la Combe, voyant qu’il ne pouvait empêcher cette impression, écrivit au dit Briaçon de suspendre la continuation de l’impression des feuilles dudit livre jusqu’à ce qu’il y eut fait une préface que le père de La Combe fit ensuite, et qui est celle qui est au commencement dudit livre[702], que sans cela elle répondante se serait contentée d’y mettre le texte qui se voit encore au dit livre; qu’elle répondante le composa pendant son séjour de Grenoble, sur ce que, en lisant l’Écriture, il lui vint plusieurs pensées qu’elle écrivit rapidement en telle sorte que ledit livre fut composé et écrit dans l’espace d’un jour et demi après avoir demandé la permission au père de La Combe d’écrire sur ce sujet les pensées qu’elle avait; et le père de La Combe étant venu ensuite à Grenoble de la part de M. l’évêque de Verceil, elle répondante lui montra ledit manuscrit en lui disant le peu de temps qu’elle y avait employé, et le père de La Combe ayant vu l’étendue du dit manuscrit lui dit sans l’examiner autrement que cela n’était bon que jeter au feu, et elle, pour obéir le jeta sur-le-champ dans le feu, mais le père de La Combe l’en retira aussitôt[703], […]

Si ledit père de La Combe n’a eu aucune part à la composition dudit livre,

A dit qu’elle l’a composé, et ne sait pas si le père de La Combe lorsqu’il a fait la préface dudit livre y a fait quelques corrections, qu’elle se souvient bien qu’il lui fit changer une [f ° 160] phrase qu’elle avait renversée, qu’il est vrai aussi qu’elle répondante ayant écrit le texte en français qu’elle avait prise dans une ancienne Bible imprimée à Louvain, le père de La Combe en corrigea les textes après l’avoir vérifié sur d’autres interprétations[704],

Et qu’après cela le père de La Combe écrivit aussi le texte latin qui est au dit livre du Cantique afin qu’on pût voir que la traduction française du texte était conforme à la version latine

Si le père de La Combe n’a pas aussi travaillé à la composition dudit livre de l’Explication de l’Apocalypse dont elle a envoyé en dernier lieu le manuscrit au dit père de la Combe,

A dit que non, et qu’elle ne lui a jamais communiqué jusqu’à ce qu’elle lui en a envoyé le manuscrit depuis être sortie de Meaux, et qu’elle a composé avec la même rapidité qu’elle avait fait le livre des Cantiques[705].

Si le père de La Combe n’a eu aucune part à la composition du livre qui a pour titre Moyen court et facile[706],

A dit que non, mais qu’il est bien vrai que ledit père de La Combe étant à Paris, et ayant lu ledit livre, il y fit diverses corrections qu’il écrivit de sa main sur le livre même, et qu’il le porta ensuite au sieur Coursier Théologal de Paris; qu’elle composa ledit livre[707] étant à Grenoble et qu’un conseiller de ce parlement appelé M. Girault en ayant trouvé le manuscrit sur la table d’elle répondante, il le prit, et après l’avoir communiqué à une autre personne de piété, le fit imprimer sans la participation d’elle répondante, qui néanmoins à la prière dudit sieur Girault le divisa par article, et y fit la préface qui se voit au dit livre, […]

Septième interrogatoire de Mme Guyon, le 1er avril 1696  

[…] Avons remontré à la répondante qu’il paraît par cet réponse du père de la Combe, qu’elle a continué d’être en commerce de lettres avec lui, jusques au temps qu’elle a été arrêtée, et qu’elle faisait encore état au temps de la dernière lettre d’elle répondante, de se rendre au printemps au lieu où le père de La Combe est actuellement, et que c’est par cette même raison que le père de La Combe lui a écrit par la lettre représentée en ces termes : «Songez à faire le grand voyage» et par là qu’elle avait demandé au père de La Combe quelque personne du pays pour la conduire, il lui a fait réponse que personne ne pouvait aller du lieu où il est pour se rendre auprès d’elle, sans que cela fît trop d’éclat, ainsi qu’il lui avait marqué par d’autres lettres ci-devant représentées.

A dit qu’elle a toujours eu commerce de lettres avec le père de la Combe, qu’elle l’aurait continué si elle était restée libre, et qu’il ne lui a jamais été défendu; quant au dessein du voyage, ce que le père de La Combe lui marque par sa dernière lettre, est toujours en conséquence de la première lettre qu’elle répondante lui avait écrite sur ce sujet et quoiqu’elle répondante eut entièrement changé de volonté à cet égard, elle a cru qu’il suffisait de faire savoir au printemps le changement de son dessein. […]

Huitième interrogatoire de Mme Guyon, le 2 avril 1696

[…] Avons remontré à la répondante, qu’elle devait d’autant moins persister dans cette dénégation, qu’il paraît par les trois dernières réponses du père de la Combe, et par ce qu’elle a bien voulu reconnaître elle-même, que les sentiments du père de La Combe et ceux d’elle répondante, sont entièrement conformes; que leur doctrine qui est celle des Enfants du petit maître, sont non seulement semblables, mais encore concertées entre eux; que les livres imprimés, que les manuscrits qu’elle répondant a dit avoir faits, sont ouvrages communs d’elle et du père de la Combe, et que depuis qu’elle et le père de La Combe ont été séparés, ils n’ont cessé d’…[708] réciproquement et sur toute leur conduite, le conseil l’un de l’autre.

A dit que le dit père de la Combe, lui ayant été donné par un évêque pour son directeur, et qu’elle-même l’ayant depuis choisi pour cela, elle n’aurait jamais cessé de lui obéir et de suivre sa conduite, si elle avait été à portée de le pouvoir faire; qu’elle lui obéirait encore si elle pouvait lui demander ses avis et ses conseils, à moins qu’il ne lui fût défendu, ou que l’on lui fit voir quelques erreurs dans la doctrine du père de La Combe et dans ce dernier cas d’hérésie, elle le détesterait de tout son cœur, et qu’il y a peu d’apparence qu’une petite femme ignorante comme elle[709], se soit mêlée de donner des conseils au père de la Combe, que ce n’est que par humilité et confiance qu’il lui a écrit ce qui se trouve dans les lettres. […]

Vie, 4,5 : La fausse lettre de La Combe

Nous ne reprenons pas sauf quelques précisions :

[…] Il me dit : «La lettre est de lui — Si elle est de lui, dis-je, Monsieur, il n’y a qu’à me le confronter.[710] C’est le moyen de découvrir la vérité». […]

Le procès des mœurs (revue de détail)

 […] En conclusion, les deux insinuations les plus directes portant sur les mœurs les plus intimes, d’une part issue d’une dénonciation de Cateau-Barbe, reprise par Dom Le Masson, d’autre part venant des témoins de rapports paraissant trop intimes avec le P. la Combe, renforcés par une fausse lettre attribuée au P. La Combe et présentée à Mme Guyon à Vincennes, ne purent être confirmées malgré des pressions intenses. Mme de Maintenon eut communication des interrogatoires préparés soigneusement, une enquête avait été préalablement conduite sur toutes les relations de l’accusée[711]. Mme Guyon fut finalement lavée sur le chapitre des mœurs : «Et quand l’Assemblée du Clergé donna le 26 juillet 1700 à Bossuet l’occasion de présenter une relation de toute l’affaire, il dut reconnaître […] que pour les abominations qu’on regardait comme les suites de ces principes [quiétistes], il n’en fut jamais question, et cette personne en témoignait de l’horreur. » [712].

L’abbé Cognet, en 1967, met en cause l’évêque de Grenoble : «l’attitude prise par Le Camus demeure mystérieuse et, pour l’apprécier, il faut tenir compte des sympathies ouvertement jansénistes et de l’évidente duplicité du personnage, qui plus tard cherchera à se donner la gloire un peu facile d’avoir été l’un des premiers à détecter le quiétisme en France[713].» Deux études de Jean Orcibal confirment la réhabilitation [714]. Mme Gondal constate qu’«à mesure que les documents sortent du silence où ils ont été enfouis, la contre-accusation menée par l’accusée s’avère exacte [715].»

LETTRES DE PRISONS (1690 - 1695)

41. DU PÈRE LACOMBE AU GÉNÉRAL DES BARNABITES 1er février 1689.

[…] peu de temps après, j’ai été incarcéré à l’improviste, et traité avec tant de rigueur que toutes relations me furent interdites, aussi bien avec nos religieux qu’avec toute autre personne.

Sans doute durant les quatre mois que je fus à l’île d’Oléron, j’ai joui d’un peu de liberté, et j’en ai profité pour de là envoyer une protestation au révérend père provincial. Toutefois, la peur de causer de nouveaux désordres vu l’interdiction qu’il m’était faite d’écrire, me retint alors et m’a retenue jusqu’à ce jour. Aujourd’hui cependant, ayant trouvé le moyen de faire passer ma lettre, j’estime que je ne dois plus différer l’accomplissement d’une obligation qui est mienne, puisque la loi divine et la loi humaine me font un devoir d’obéir en tout à Votre Révérence.

Je confesse tout d’abord, et j’en demande humblement pardon, que je fus extrêmement surpris d’apprendre les prohibitions rigides qui me furent infligées par vous, dont la bonté pour moi avait toujours été si grande, et aussi de savoir quelle mauvaise impression mes adversaires vous avaient donnée à mon sujet. D’autant plus que je n’avais été prévenu par aucun avis préalable, que rien absolument ne m’avait été interdit dans le passé, et que je n’avais, de ma vie, transgressé aucun ordre d’aucun supérieur.

En me voyant donc devenu tout d’un coup tellement suspect qu’il semble que je dusse infecter quiconque aurait en moi de la confiance, et cela avant même la tragédie survenue depuis lors, je pensais que la Congrégation sans doute serait bien aise de se débarrasser de moi, et de me voir déchargé d’un fardeau dont elle-même paraissait fort incommodée. Tout cela me poussa à demander un changement de religion2, mais non certes avec la pensée d’offenser la nôtre, qui est pour moi une mère très aimée et très vénérée, non plus que votre paternité (Dieu m’en garde!), et encore moins avec la pensée de vous causer la plus petite peine. Car j’aime et révère au plus haut point et la tête, et les membres, et le corps de notre saint Ordre, et me tiens pour très heureux et très honoré d’en faire partie. Mais, dès lors que Votre Paternité fut blessée de cette demande, j’avoue que j’espère de cette clémence un pardon que j’implore avec instante soumission.

Par la suite, je sus d’où venaient ces étranges rumeurs et tous ces horribles récits qui furent répandus sur mon compte, en Italie aussi bien qu’en France.

[…] Par la suite, mon évêque6 envoya à la cour de France d’effrayants rapports. Il est certain que si les accusations produites par lui eussent été prouvées, c’était assez pour me faire condamner comme hérétique consommé.

[…] Qu’on ait interdit mon petit livre Analysis8, je n’en suis point émerveillé. Je m’attendais à ce coup, sachant qu’on n’avait point pardonné à certain livre de l’Eminentissime Petrucci9, que je sais bien indemne pourtant de ces vilaines erreurs en ayant des preuves très certaines; ce dont je rendrais volontiers témoignage, si j’étais en état de le faire. Et puis, lorsqu’on m’a vu condamné comme quiétiste par ce tribunal, avec raison on a pu croire que j’avais publié mon opuscule dans un but pervers. […]

42. DU PERE LACOMBE. 1690 (?)

Je m’étonnais jusqu’ici pourquoi Dieu vous unissait si fort à moi et vous donnait à mon égard une dépendance incomparable, me voyant en tout si misérable, et plus qu’incapable de vous servir en rien. Maintenant j’en comprends le secret; c’est que Dieu, voulant ajouter à votre intérieur très perdu un extérieur des plus anéantis, et vous conduire par des renversements étranges et par les plus profondes abjections, il m’a choisi pour en être l’organe, comme le plus insensé et le plus malhabile de tous les hommes… […]

43. DU PERE LACOMBE. 8 novembre 1690.

[verso]   

... persécuteur... b

... bien dû à ma témérité et à ma folie, et qu’une conduite aussi pitoyable que la mienne l’a toujours été, devait avoir naturellement pour succès et pour terme la ruine et la perte où je suis tombé. J’en ai néanmoins de la joie, et beaucoup, avec un parfait contentement, par l’amour de l’ordre de Dieu. Cette disposition se raffermit et s’augmente en moi à proportion que mon état extérieur est plus désolant et plus désespéré selon l’homme. Pour ce qui est de mon illustre adversaire, s’il est vrai, comme il dit, qu’il a le plus contribué à me réduire où j’en suis, on peut dire qu’il m’a donné de cette sorte le coup de pistolet à la tête dont il me menaçait autrefois à Turin me... c la mort civile, et me laissant la naturelle, afin que...

 

A. S.-S., pièce 7250, autographe difficile qui se présente comme un fragment dont on peut déchiffrer les deux côtés, d’où l’interruption dans le texte; au même numéro de pièce se trouve rattachée la transcription moderne par E. Levesque.

a fin du texte porté au recto.

b fin de ligne manquante.

c manque.

44. DU PERE LACOMBE. 28 janvier 1693.

Je prends la plume sans savoir que vous dire ni de quoi vous entretenir : toutes choses sont si peu qu’on n’a ni pouvoir ni volonté même de les regarder. Dieu est tellement tout qu’Il remplit, absorbe et épuise tout et, sans qu’on n’en sache rien dire, ni même qu’on le veuille ni qu’on y pense, on en est tellement plein, sans en sentir la plénitude, qu’on n’a ni force ni vigueur pour quoi que ce soit, quoique jamais on n’ait eu plus de force et de vigueur pour être mû, pour entreprendre et pour soutenir tout ce qu’un autre nous-mêmes veut de nous. On est sans force, sans dessein, sans vue et sans désir par soi-même et de soi-même, non que l’on sente ou que l’on aperçoive ce soi-même : on n’en a pas même la moindre idée, pas plus que si jamais l’on n’avait eu de soi-même ou qu’on eût su ce que c’était. C’est une vie bien cachée aux sens et aux créatures.

Vous savez, chère amante de Jésus enfant, et l’unique délice de mon cœur, vous savez que l’esprit de l’homme, quelque grand et doué qu’il soit ou qu’il s’imagine d’être, n’est pas capable de comprendre par lui-même la millième partie de cette vie de Dieu dans l’âme. Et comment la comprendrait-on? Ce ne serait plus ce que c’est, si on le comprenait. Il faut en être compris pour en apercevoir quelque chose, et encore, quand il nous est donné, et non autrement. […]

Vous ne m’aviez pas dit le nom de votre abbé, de cet abbé que je voulais déplacer pour me mettre en sa place. Je ne pouvais souffrir qu’il fût avant moi, vous vous en souvenez bien, et cela vous faisait rire : je ne fus pas même content quand on me mit dans le même rang. Vous savez comment on trouva le secret de me contenter sans pourtant le déplacer. Je suis bien aise qu’il conserve sa place, il n’est pas mal placé selon ce que j’ai connu que vous aviez pour lui. Il sera bien des amis du petit Maître, puisqu’il l’est tant des vôtres. […]

J’espère toujours de voir cette Vie, et que votre petit Maître vous fournira quelqu’un pour l’écrire; ne me l’envoyez pas que je ne le sache auparavant, pour vous donner une adresse fidèle, parce que les messages ne viennent pas jusqu’ici. Faites bien un petit enfant de votre abbé, que j’honore bien : il me suffit que j’aie vu l’estime et l’amitié que vous aviez pour lui. Ce ne sera pas une affaire quand il deviendra tout à fait enfant, puisque le Verbe a bien voulu être enfant. […]

Juste :

résumé et bref commentaire de Levesque : «Il lui exprime les sentiments que Dieu lui inspire pour elle [...] Je crois que la malignité du monde trouverait un peu trop à s’égayer sur la mysticité de cette lettre»

exemple tiré de cette lettre : Encore un coup, chère épouse de Jésus-Christ enfant, que je goûte votre cœur! Que mon âme est perdue dans la vôtre! Oui, perdue, car elle ne s’y voit, ni ne s’y sent, et elle y est. Que de charmes sans charmes! Que d’attraits sans attraits dans tout ce qui vient de vous! J’ai lu vos Prophètes et vos Psaumes, je vois partout l’état de cette âme où Jésus-Christ S’est incarné et dont Dieu est devenu la résurrection et la vie.

45. AU PERE LACOMBE. 1693 (?)

Je prie Dieu, mon cher père, d’être votre consolation, votre mort et votre résurrection. Nous ne perdons pas nos amis, quoiqu’ils meurent, si nous avons la foi : ils ne font que nous devancer, lorsqu’ils sont à Dieu comme l’était notre ami. […]

En voilà beaucoup pour une lettre. Je prie le p[etit] M[aître] de la faire arriver à bon port. Consolez-vous, cher père, en ne voulant que la volonté de Dieu : Dieu purifie par là l’écume dès lors... diminue et n’en restera guère lorsque l’écume en sera ôtée, mais ce qui restera sera pur pour le Seigneur. Je vous embrasse des bras du p[etit] M[aître].

46. DU PERE LACOMBE. 16 novembre 1693.

[…] Cette bourrasque que nous venons d’essuyer entre nous était nécessaire, à vous, pour rendre votre désolation plus extrême, à moi, pour être encore dépouillé de la douceur de l’avantage que je trouve dans notre union. Ce coup de retranchement fut le dernier, ce me semble, qui me disposa à ma mort mystique, laquelle s’acheva le 6 du mois passé, fête de saint Bruno. J’ai tout sujet de le croire par la manifestation intime et singulière qui m’en fut faite alors, et par les effets qui l’ont suivie et qui continuent; daignez en rendre grâces et gloire à Dieu pour moi. Dès l’entrée de ma prison, je me trouvai tout naturel et tout animal. Qu’il a fallu donner de coups! Qu’il a fallu faire avaler de poison à une si grosse et si vilaine bête pour la faire mourir. Cette mort entière et défaillance totale à soi-même et à tout le créé n’arrive pas si tôt que l’on pense. Elle n’avance qu’à proportion [f. 1 v °] des privations et des dépouillements qui la causent, et il paraît bien, par ce qui arrive à la suite, qu’elles n’étaient pas extrêmes ni complètes, lorsqu’on l’aurait pu croire.

Qu’est-ce qui vous a obligée de quitter Paris et de vous cacher ainsi? Quoi! tous vos anciens amis vous ont-ils abandonnée? […]

Si mes pressentiments ne me trompent point, je ne serai jamais rétabli parmi les barnabites, mes confrères. Il est arrivé deux obstacles à ce que l’on s’était promis en ma faveur : l’un est que le père Presset, supérieur de Tonon [Thonon]3, ayant tenu des discours séditieux (ainsi qu’on les appelle) au marquis de Sales, étant à table avec lui en présence de gens qu’il ne croyait pas suspects, tout fut rapporté à M. le Ma[récha]l de Catinat, qui en a informé le Roi; c’est la cause pourquoi on n’a pas osé demander ma liberté à Sa Majesté. Ledit père est fugitif d’état pour ce sujet. L’autre obstacle est qu’on a fait à la Cour de nouvelles plaintes de ce que, dit-on, je reçois beaucoup de lettres. Sur quoi M. le marquis de Chateauneuf a écrit une seconde lettre à notre gouverneur, après la première de même style qui vint, il y a trois ans, lui ordonnant de la part de Sa Majesté de tenir soigneusement la main à ce que je n’écrive ni ne reçoive aucune lettre. Ce que l’on a sifflé encore contre moi étant faux et visiblement controuvé4, puisque je n’ai de commerce qu’avec vous et qu’aucune de nos lettres n’est tombée entre leurs mains. […]

De plus, j’avais un petit commerce avec un confrère d’une des maisons de ces quartiers qui m’apprenait bien des choses. Mon disciple, neveu du gouverneur, s’en étant aperçu, l’a rapporté à son oncle : voilà sa reconnaissance. Sans la culture des jardins, je serais renfermé à la rigueur. […]

47. DU PERE LACOMBE Fin 1693.

[…] [Mme Guyon lui a demandé d’écrire] Tous les instruments de tels concerts sont pendus aux saules du lieu de mon exil, où je suis de plus condamné aux mines, étant réduit par une admirable providence à travailler à des jardins depuis le matin jusqu’au soir, n’ayant d’autre étude que de cultiver la terre, ni de plus ordinaire méditation que celle des plantes. Hors de là, tout est réduit à une espèce d’abrutissement. Priez Dieu, mon très honoré et très cher inconnu […]

48. DU PERE LACOMBE. 10 novembre 1694.

[…] Le travail que vous avez entrepris, pour justifier les voies intérieures, est pieux et louable, mais je doute qu’il persuade ceux qui leur sont contraires. Ils ne veulent pas même lire ces sortes d’ouvrages, entêtés qu’ils sont qu’il n’y a rien de bon; ou s’ils en lisent quelque peu, c’est avec tant de préoccupation et si peu d’intelligence qu’ils ne peuvent être éclairés ni édifiés des solides et pures vérités que [de] tels livres contiennent. J’avais entrepris un ouvrage foncier sur ces matières à dessein de convaincre les doctes, et par l’autorité des plus grands auteurs,

1Les Torrents.

et par la théologie scolastique; j’y travaillais avec des dégoûts et amertumes intérieurs qui me faisaient assez connaître que cela ne m’était pas inspiré de Dieu. A la fin, il m’a fallu brûler ce que j’avais fait et abandonner l’entreprise. J’ai néanmoins un traité tout fait en latin, pour la confirmation et la plus ample [F ° 69] explication de mon livre. J’ai retouché une seconde fois le Moyen facile : il est au net, mais comment vous l’envoyer dans une si grande incertitude de votre sort? J’avais commencé à réduire en meilleur ordre votre écrit des Rivières1; il a fallu le quitter. Je me sens porté à entreprendre quelques compositions de cette nature; puis ayant un peu avancé, on me les fait abandonner. Présentement toute lettre même m’est interdite : on me veut dans une si exacte dépendance que je ne puis former aucun dessein ni disposer d’une action ou d’un quart d’heure de temps. Il faut que l’aveugle et rapide abandon entraîne tout, justement comme le torrent, qui, dans les plus violentes cataractes, ne peut ni regarder d’où il vient ni prévoir où il va. Il ne m’a pas été permis de retenir dans ma chambre ce que j’avais d’écrits; j’ai été obligé de les abandonner à un ami.

La doctrine du Saint-Esprit ne s’apprend que du Saint-Esprit même, et dans ces choses mystiques, la maxime de saint Bernard est toujours véritable, que l’homme ne peut entendre que ce dont il a l’expérience. Il est vrai que l’on peut faire voir [f ° 69v °] aux adversaires de cette divine science qu’il n’y a point d’erreurs ni de dangers dans les expressions qui lui sont particulières et nécessaires, s’ils veulent entendre patiemment ce qu’on leur en dit. […]

Mais pour donner à nos contradicteurs de l’estime et du goût pour les voies intérieures, il faudrait pouvoir les engager à faire constamment oraison, et à se renoncer et poursuivre eux-mêmes. Alors la lumière naîtrait dans leurs cœurs. Ce fut la réponse que fit le savant et saint cardinal Ricci à un qui voulait disputer avec lui sur ces matières : «Allez, lui dit-il, faire oraison durant vingt ans, puis vous viendrez en raisonner avec moi». Ainsi il n’y a pas lieu de s’étonner que la doctrine mystique ait tant d’ennemis. Il faut qu’elle en ait autant que l’estime et l’amour-propre ont d’amis. […]

Pour ce que vous me demandez, si vous devez aller vous présenter vous-même, après avoir achevé vos Justifications, je vous dirai, 1 ° qu’encore qu’il faille communiquer toutes choses avec les gens d’union, il est néanmoins mal [f ° 70v °] aisé de donner un bon conseil aux âmes, qui, ne se possédant plus elles-mêmes, sont conséquemment entre les mains d’un Maître jaloux de Sa possession, et qui ne prend pas conseil de nous : ainsi, je ne puis que vous dire de faire ce qui vous sera mis dans le cœur. 2 ° Puisque vous avez promis de vous présenter, il n’y a plus à consulter là-dessus. Ce sera une action digne de vous, digne de votre bonne cause, digne de Dieu, pour la gloire de qui vous la soutiendrez, même dans les liens et jusqu’au supplice, s’il le faut. Vous étant livrée pour tous, il vous faut paraître, parler, répondre, payer pour tous. A la bonne heure, que Dieu prenne Sa cause en main et confirme dans Sa vérité et dans Son amour tous ceux qui ne rougissent point de Le confesser et de Le défendre! Pour moi, je n’ai que le silence et l’inutilité en partage. Une vie tracassière, traînante, abjecte, obscure est mon affaire. Si je pense m’en retirer pour peu que ce soit, je me trouve mal : le ver n’est bien que dans sa boue. Continuez-nous la consolation d’avoir de vos amples nouvelles. Toute la chère et constante société de ce lieu vous en prie, vous saluant de tout son cœur. […]

49. DU PERE LACOMBE. Mai 1695.

Au seul Dieu soit honneur et gloire.

Sur leurs écrits :

J’ai vu l’Ordonnance du seigneur prélat dans le diocèse duquel vous êtes présentement. Je ne puis que louer et bénir Dieu avec votre cœur, qui le fait sans doute constamment, pour la nouvelle flétrissure qu’Il a permis qui nous soit arrivée par cette nouvelle condamnation de nos petits ouvrages, lesquels néanmoins ne sont pas tant de nous que de tant de graves auteurs qui ont écrit sur ces matières avec beaucoup plus d’étendue et plus de liberté. Nous ne sommes que leurs échos, qui avons tâché de répéter fidèlement les paroles que nous avions reçues d’eux.

Dans mon Analysis 1, j’ose dire qu’il n’y a rien du mien que la préface, à laquelle on ne trouva rien à redire lorsque je fus interrogé à Paris. Tout le reste est tiré de bons auteurs qui y sont cités; et si, vers la fin de 1’ouvrage, je ne les allègue pas, je ne laisse pas de rapporter leurs propres termes, comme il me serait aisé de le justifier si j’étais en liberté et que je pusse être écouté. […]

Je m’étonnerais qu’en épargnant tant d’écrivains qui en ont dit infiniment plus que nous, on nous eût singulièrement entrepris, n’était que les désordres qu’on a reconnus en nos jours ont donné lieu de se plus défier. Cependant j’ai devant Dieu, dans ma conscience, la consolation de ne voir, ni dans mon écrit ni dans mon opinion, les erreurs qui sont justement condamnées dans les articles de l’Ordonnance. Et si je pouvais produire ce que j’en ai écrit, on verrait que je combats directement les principales qui y sont marquées, et contre Molinos, la continuation de son acte de foi non interrompu, ce qui est d’autant plus ridicule qu’il la veut établir même dès les premiers pas de la vie intérieure, au lieu que ce privilège n’est que pour les parfaits contemplatifs gratifiés d’une contemplation infuse, et contre l’aveugle Malaval2, qui a exclu de l’objet de la [f ° 128] contemplation les attributs divins et l’humanité de Jésus-Christ, contre le sentiment de tous les anciens, et contre la définition même de la contemplation. […]

Pour nous, ma chère sœur, frappés, flétris, décriés depuis si longtemps, laissons à Dieu le soin de Sa vérité, de Son Église, des âmes où Il veut régner, et contentons-nous, pour tout bien, de l’amour de Sa volonté et de l’accomplissement de Ses plus que justes desseins. Rien ne périt pour nous, puisque rien ne périt pour Dieu. Demandons-Lui d’un même cœur le véritable amour de Sa gloire plus que de nous-mêmes, plus que de tout bien créé : vivons et mourons dans le total abandon que Son amour nous doit inspirer. Ô que cet abandon est bien exprimé dans ces beaux mots de saint Cyprien et de saint Augustin : ut totum detur Deo! que tout soit donné à Dieu, tout remis, tout délaissé, et pour le temps et pour l’éternité; que ce soit l’unique terme où tende fidèlement notre cœur! Avec cela seul, il ne lui manquera jamais rien, car c’est là la parfaite charité à laquelle rien ne manque, puisque Dieu est charité. Je Le prie d’être votre force et votre protection parmi vos traverses et vos maux de toutes sortes, jusqu’à ce qu’Il opère votre bienheureuse consommation. Tous les amis et les bonnes âmes de ce lieu vous saluent très cordialement. On a fait de cœur beaucoup de prières pour vous. Des personnes d’une vertu éprouvée se sentent unies à vous sans vous avoir vue, quelques-unes même sans avoir guère ouï parler de vous. Pour moi, je demeure constamment votre très acquis en notre Seigneur Jésus-Christ crucifié.

50. DU PERE LACOMBE. 12 mai 1695.

[…] Je vous croyais en repos dans une profonde retraite, et j’apprends que c’est là même que vous êtes plus tourmentée. De toutes les lettres, si bonnes, si utiles, si fidèles, que j’ai reçues de vous, nulle ne m’est si chère que la dernière, parce qu’aucune ne m’a tant fait voir jusqu’où la divine main vous immole, et quelle est la pesanteur de la croix dont elle vous a chargée. A en juger évangéliquement, et à remarquer les dispositions dans lesquelles vous la portez, assistée d’une puissante grâce qui vous rend immobile dans l’amoureuse résignation, ce n’est pas mauvais signe; au contraire, la conduite et le règne de Dieu y paraissent sensiblement. Pour peu qu’on y fît d’attention, on y découvrirait les caractères [f ° 125v °] de l’Esprit de Dieu, mais, dans le temps d’obscurcissement, de si claires et de si pures vérités sont méconnues et traitées d’erreurs. Dieu qui permit que les prêtres et les docteurs de la loi fussent aveuglés au sujet de la vie et de la doctrine de Jésus-Christ Son Fils, le permet de même à l’égard des âmes qu’Il veut rendre plus conformes à cet adorable Fils. C’est 1’amour-propre qui aveugle le cœur de l’homme; la science et l’autorité l’enflent; le désir de plaire aux puissances, de se faire un mérite auprès d’elles, de s’acquérir un nom dans le monde, détournent facilement de la droite voie et du juste jugement. […]

Quand je commençai d’être interrogé et contredit avec tant de préoccupation et d’aigreur sur des vérités si claires et si importantes, j’en fus si démonté et si accablé, que rien ne me paraît plus sensible. Mais je ne comprends pas comment vous pouvez signer, pour erreurs, des dogmes qui ne sont pas certainement de vous. À moins qu’on ne vous les montre dans leurs propres termes en vos écrits ou en vos réponses, il faut constamment refuser de les avouer pour vôtres, et persister dans la soumission que vous avez tant protestée, demandant un jugement sur le tout, et vous excusant de tant de signatures. Dieu vous veut sans autre conseil que le Sien; c’est bien assez; ce qui paraît renversement et désordre à l’esprit humain, sera reconnu de Dieu pour vérité, pour justice, pour amour. Que de bon cœur je vous aiderais de tout ce qui dépendrait de moi! Mais Dieu, pour Sa gloire et pour la consommation de votre sacrifice, vous veut abandonnée des hommes, et délaissée à Lui seul. Il s’accomplit en votre personne une histoire si singulière que la divine volonté, qui l’a inventée et qui l’exécute sur son projet éternel, en tirera une gloire immense. […]

Toute facilité d’écrire et de lire m’est ôtée, et mon étourdissement augmente de jour en jour. Je n’attends que la mort, et elle ne vient point; ou plutôt elle vient assez cruellement chaque jour, sans nous achever par son dernier coup. Le jardinage que j’exerce depuis cinq ans m’est insupportable, et d’une amertume extrême; cependant il faut que je le continue. Le corps est fort épuisé de forces et languissant, et si la divine main le pousse plus loin que jamais, une peine intérieure, laa plus bizarre que j’aie eue de ma vie, me fait beaucoup souffrir depuis quelques mois. Tout se verra en Dieu, si nous ne pouvons plus nous voir en ce monde.

Les enfants de Dieu dans ce lieu-ci sont constants dans leurs voies. Tous ceux qui ont ouï parler de vous vous honorent et vous aiment. Le principal ami5 ne se lasse point de me continuer ses charités et ses libéralités. Le jeune ecclésiastique comprend toujours mieux les voies de Dieu. Jeannette 6 ne vit presque plus que de l’esprit, son corps étant consumé par des maux si longs et si cruels. Elle vous aime et vous est unie au-delà de ce qu’ou peut en exprimer, vous goûtant et vous estimant d’autant plus que plus on vous décrie et vous déchire. Elle vous salue et embrasse en Notre Seigneur, avec toute la cordialité dont elle est capable. Nous n’attendons que l’heure que Dieu nous l’enlève. Elle a une compagne et confidente, entre autres qui est d’une simplicité et candeur admirable. Pour moi, je vous suis acquis plus que jamaisb, mais comme cela est toujours plus intime, je le sens et l’aperçois moins […]

51. DU PERE LACOMBE 25 mai 1695.

[…] Depuis mon autre lettre, j’ai lu tout votre Job. Il me paraît très bon, plein d’une connaissance profonde des voies les plus intérieures, et d’un don singulier de les bien expliquer. Il n’y a que deux ou trois endroits que je voudrais tant soit peu raccommoder, et en quelques autres, ajouter quelques petits éclaircissements. Il y a bien des choses qui m’ont été gravées dans le cœur depuis ma prison et que j’ai lues avec plaisir dans votre écrit telles que je les lisais en moi-même. […]

52. DU PERE LACOMBE. 3 juillet 1695.

[…] L’heure viendra que cette longue et effroyable tragédie prendra fin. Il y a près de huit ans que nous sommes sur le théâtre avec tant d’ignominie, sans compter les cinq ou six années précédentes de nos premiers renversements.

Toutes les lettres que je reçois de vous depuis ce temps-là m’apprennent des choses funestes selon l’homme, mais bonnes, mais avantageuses selon le dessein de Dieu. Qui sait si, un jour, après tant d’épines qui nous ont si fort piqués et déchirés, nous ne recevrons point du ciel quelques roses de paix et de repos? Du côté des hommes, je n’en vois aucune apparence. Dieu est tout-puissant. On m’a décrié de nouveau en ces quartiers sur des récits qui sont venus de loin. Je m’étonne que l’on ne m’entreprenne pas une autre fois. Quoi qu’il arrive de vous et de moi, Dieu, Sa vérité, Son règne, Sa volonté, Sa gloire subsistera toujours et triomphera en nous. Avec cela, rien ne peut nous manquer, puisque c’est là que se terminent toute notre ambition et tous nos vœux. Il se rend singulièrement admirable dans la conduite qu’Il tient sur nous et sur nos semblables. Il y paraît Dieu hautement, puissamment, terriblement. Tous les esprits L’en loueront dans l’éternité.

 Tous les amis de ce lieu vous honorent constamment, vous estiment, vous aiment, quoique je ne leur cache pas tout le mal que l’on dit de vous. Les meilleures âmes que nous y connaissions vous sont les plus unies.[…]

53. DU PERE LACOMBE. 15 juillet 1695.

[…] Je voudrais bien faire ce que vous souhaitez, touchant les écrits que j’ai. Ce me serait un véritable plaisir d’être occupé à de si belles choses, au lieu que je ne fais que me traîner sur la terre et parmi la boue, outre que la plupart du temps je ne sais que faire. Mais je ne puis souffrir aucun ouvrage de l’esprit. J’en ai un presque achevé, auquel je n’ai pu toucher depuis quatre ou cinq mois. J’essaierai néanmoins de passer la main sur les vôtres. Priez le tout-puissant Maître de m’en donner la facilité avec le discernement nécessaire.

[…] Rien n’empêchera l’Esprit de Dieu de Se communiquer à qui il Lui plaira. Pour être éclairé par Lui, on n’a que faire de livres : il n’y a qu’à s’abandonner à Lui, Le suivre, et Lui demeurer bien soumis. Aussi, plus on Lui est assujetti en foi nue et par un pur amour, moins on a besoin de [F ° 147] livres. Sa divine onction enseigne tout ce qu’il nous faut savoir pour Lui plaire, et c’est tout ce qu’il nous faut savoir. Je ne doute point qu’en voulant mettre en beaux termes les ouvrages de ces grands hommes, on ne les affaiblisse et les altère, surtout si leurs traducteurs ne sont pas conduits par le même Esprit qui animait ces divines plumes. Saint François de Sales n’est pas si vieux qu’on ne l’entende fort bien, et qu’il n’ait beaucoup de netteté et de grâce.

[…] Tous les enfants d’ici vous saluent très cordialement : plus que tous, les deux ecclésiastiques, et Jeannette. […]

54. DU PERE LACOMBE 29 juillet 1695.

[…] Il ne faut qu’un néant sans résistance à un Dieu tout-puissant pour en faire ce qui Lui plaît. La peine bizarre dont je vous touchai deux mots dans une des miennes me dure encore; je ne puis encore vous l’expliquer clairement3. Rien ne m’avait causé de peines et si extravagantes et si cruelles, quoique au fond ce ne soit qu’une bagatelle, dont autrefois je n’aurais fait que me moquer. Les misères croissant, bien loin de diminuer, il en faut éprouver de toutes sortes. […]

Tous les amis et amies vous saluent très cordialement. En particulier Jeannette4, plutôt de l’autre monde que de celui-ci. Ses maux corporels sont extrêmes, sans pouvoir encore s’achever. Son esprit, tout tiré hors d’elle, trouve tout en Dieu. Il est croyable que l’Époux céleste la rend mère de plusieurs enfants de grâce; vous savez par expérience qu’il en coûte de cruelles douleurs. Recommandez-nous tous à l’immense petit Maître, comme nous vous offrons très particulièrement à Lui. Nos salutations à vos bonnes filles, Marc et Famille 5. […]

Il me semble que ce martyre intérieur sert particulièrement à ruiner, à faire fondre et disparaître ce qui reste d’être, même après la mort et la résurrection mystiques, et en même temps, les derniers appuis et effets de notre être, qui sont la raison, le conseil, la préméditation, la conduite naturelle à l’homme, choses qui coûtent infiniment à perdre, surtout dans ceux qui avaient été forts en eux-mêmes et plus habitués aux façons humaines. Il faut néanmoins en venir là, afin que Dieu soit parfaitement toutes choses en nous et qu’Il opère en nous toutes nos œuvres. […]

L’heure viendra que cette longue et effroyable tragédie prendra fin. Il y a près de huit ans que nous sommes sur ce thrône avec tant d’ignominie, sans compter les cinq ou six années précédentes de nos premiers renversements. Toutes les lettres que je reçois de vous depuis ce temps-là m’apprennent des choses funestes selon l’homme, mais bonnes, mais avantageuses selon le dessein de Dieu. Qui sait si, un jour, après tant d’épines qui nous ont si fort piqués et déchirés, nous ne recevrons point du ciel quelques roses de paix et de repos? Du côté des hommes, je n’en vois aucune apparence. Dieu est tout-puissant. On m’a décrié de nouveau en ces quartiers sur des récits qui sont venus de loin. Je m’étonne que l’on ne m’entreprenne pas une autre fois. Quoi qu’il arrive de vous et de moi, Dieu, Sa vérité, Son règne, Sa volonté, Sa gloire subsistera toujours et triomphera en nous. Avec cela, Dieu ne peut nous manquer, puisque [f° 6] c’est là que se terminent toute notre ambition et tous nos vœux. Il se rend singulièrement admirable dans la conduite qu’Il tient sur nous et sur nos semblables. Il y paraît Dieu, hautement, puissamment, terriblement. Tous les esprits bienheureux L’en loueront dans l’éternité.

Tous les amis de ce lieu vous honorent constamment, vous estiment et vous aiment, quoique je ne leur cache pas tout le mal que l’on dit de vous. Les meilleurs âmes que nous y connaissions vous sont les plus unies. Pour moi, je vous suis toujours très sincèrement attaché en Notre Seigneur. Encore un peu de patience, et le souverain Juge viendra prendre notre coupe en main. Par Sa miséricorde, depuis qu’Il nous a singulièrement appelés à Son service, nous n’avons prétendu que Son règne, ni cherché que Son amour. Quand on cherche sincèrement Dieu, on ne peut s’écarter de la vérité, ni de l’amour, puisque quiconque Le cherche sans feinte le trouve infailliblement et que, L’ayant trouvé, on possède de Lui-même toute vérité et le parfait et immortel amour. Agréez que je vous embrasse en Jésus-Christ de toute l’affection de mon cœur. Tous les intimes en font ici de même. [f. 5 v°, en travers] Jeannette est toujours mourante et toujours vivante. Il ne lui reste guère que l’esprit; encore est-t-il hors d’elle, reçu dans le sein de Celui qui la possède.

On salue cordialement vos filles et toutes ces bonnes âmes à qui Dieu donne des sentiments de compassion et de tendresse pour vous. Ô chère mère, Dieu vous a bien livrée pour tant d’autres9. Vous souvient-il qu’à Montboneau il fallut nous livrer pour porter le supplice10? […]

10 Répétition du premier paragraphe : «… à toute félicité. Vous souvient-il que, quand, à Montboneau, il fallut nous livrer à elle pour les plus ineffables sacrifices, elle exigea en même temps de nous que nous fussions abandonnés pour plusieurs années à l’ignominie et au supplice? Pensant quelquefois à la conduite… ».

55. DU PERE LACOMBE 20 août 1695.

[…] Soyez persuadée que mon cœur répond au vôtre autant qu’il en est capable. Une union liée par la croix, et sous les sûrs nuages de la foi, comme il vous souvient bien que commença la nôtre, se soutient, se raffermit, se consomme par la contradiction et par les traverses, son progrès répondant à sa naissance, afin qu’elle soit cimentée comme elle a été fondée. […]

Vous ne l’apercevez point, dites-vous, cette parfaite résignation, vous l’avez d’autant plus, étant toute passée dans ce bienheureux état : queb votre intérieur se cache de plus en plus, jusqu’à disparaître. C’est la suite naturelle et le progrès de la voie de perte et d’anéantissement, à laquelle vous avez singulièrement été appelée. Puisque le parfait anéantissement doit réduire l’âme au pur rien, il n’y doit plus rien paraître. Tant qu’on se trouve, qu’on se voit, et qu’on remarque en soi quelque chose, soit bonne ou mauvaise, on n’est pas réduit au seul néant. Dans le [f ° 148v °] vide de tout, rien ne paraît, ni bien ni mal. Que si l’on agit encore, on ne peut l’attribuer qu’à Celui qui est, et qui seul fait aussi bien toutes choses, comme Il est tout en toutes choses. Si l’on se retrouve quelquefois, ce n’est plus en soi, mais en Dieu seul, en qui tout est passé, en qui tout a été reçu. Il ne reste au néant qu’une inexplicable figure d’être, avec toute la misère qui fait son apanage, et avec la seule capacité de souffrir, et de souffrir beaucoup plus qu’on ne faisait quand on était dans son être propre. […]

Voulez-vous bien que je vous dise encore que nous n’avons [F ° 149] que trop écrit et imprimé, quoique nous n’ayons mis au jour que de fort petits ouvrages? Jugeons-en par le succès, et par les contradictions et les flétrissures qui nous en sont arrivées. Les voies intérieures étant si fort décriées dans nos jours à cause des scandales du quiétisme, on s’en défie partout; […]

Je conçois plus que jamais que les livres non seulement ne sont pas nécessaires, mais même qu’ils sont peu utiles pour la vie fort intérieure, car, puisque le Saint-Esprit en est l’auteur et le maître et qu’on ne la comprend qu’autant qu’on l’éprouve, il n’y a que cela de nécessaire. Si l’on n’est pas dans les états, on ne les comprendra pas pour les lire. Si l’on y est, on a quelque plaisir de les voir bien décrits, et c’est tout, on peut même aisément s’y flatter, se brouiller, s’attribuer ce que l’on n’a pas, s’écarter de son chemin. Aussi voyons-nous que les âmes les plus simples, qui ne lisent point, marchent, avancent, arrivent plus sûrement, plus promptement, plus heureusement que celles qui lisent beaucoup. Et n’éprouvons-nous pas tous, que quand nous sommes établis dans l’intérieur, et assez persuadés et rassurés par l’expérience, nous ne goûtons plus les livres, et nous nous passerions de tous sans peine? Il n’y a que les nôtres propres, et ceux de nos amis, que nous aimons toujours à voir, et que nous souhaiterions de faire valoir, par un sentiment de nature qui n’est jamais entièrement détruit tant que nous sommes revêtus de chair. Une infinité de très grands Intérieurs ont été formés sans livres, et le même Esprit qui les a formés Lui seul, en formera dans tous les siècles une infinité d’autres. Je ne puis apprendre que de l’Esprit de Dieu ce que Dieu veut de moi en particulier. […]

Toute la petite Église de ce lieu se soutient, grâce à Dieu; elle n’augmente ni ne diminue. On vous y estime et honore et aime particulièrement; dès qu’on se sent uni à nous, on l’est aussi à vous. L’ecclésiastique qui, depuis sept ans, nous rend mille bons offices, ne se lasse point : il redouble plutôt ses amitiés et ses charitables soins. Il fait toute la dépense des lettres et des paquets, sans souffrir que j’y contribue d’un sou. L’autre ecclésiastique va son train. La mort le talonne et l’abandon le tient à la gorge. Jeannette vous aime inconcevablement : elle se trouve si unie à vous que rien plus, vous apercevant tout absorbée en Dieu comme une âme qui n’est plus de ce monde.

Elled a pleuré le comte Moressis, polonais, comme son cher frère, par l’intime union qu’elle a sentie pour lui. Cette bonne fille, toute fille qu’elle est, est Mère de plusieurs Enfants spirituels, dont quelques-uns lui sont manifestés. Une seconde confidente a été ajoutée à la première, toutes deux fort simples et fort bonnes. Si l’on y regardait de près, on reconnaîtrait qu’il n’est point de voie plus sûre ni plus pure dans l’Intérieur que celle qui faisant outrepasser tout intérieur de la créature, tend uniquement à ceux du Créateur, à l’accomplissement de sa volonté et à l’établissement de sa gloire, ce qui se fait plus par les extrêmes abandons.

Pour moi, je suis et serai éternellement tout à vouse, ma très chère en Jésus-Christ Notre Seigneur. Salut à vos filles Famille et Marc.

56. DU PERE LACOMBE 5 septembre 1695.

[…] Ici, chez moi, l’abandon est porté toujours plus loin, la misère m’entraîne toujours plus bas. Toute force, toute conduite, tout être disparaît de plus en plus. Ce n’est presque plus qu’un désespoir. Tout ce qui rassurerait un peu est emporté, il ne reste que conviction de perte. […]

La croix est générale, accompagnée d’affaiblissement dans la nature et dans toute l’âme, et de délaissement du côté de Dieu, ce qui la rend extrêmement cruelle. A en juger par ces signes, ce qui est si excessif est proche de sa fin. Mais qui peut savoir où Dieu a fixé la consommation de nos peines et des épreuves auxquelles Il a résolu de nous livrer?[…]

J’ai beaucoup d’heures où je ne sais que faire. Si je lis quelque peu, c’est fort irrégulièrement, sans dessein, sans espérance d’en profiter, sans presque comprendre, et sans retenir. Ainsi, las et dégoûté de tout, renversé, précipité, je ne m’attends qu’à me voir consumer dans une effroyable misère, plus grande en vérité que je ne puis vous la dépeindre. […]

Il y a près de sept ans qu’une idée m’était venue que le saint abandon me jouerait à la fin ce tour si cruel, savoir qu’après avoir fait tout entreprendre, tout risquer, tout quitter, tout perdre pour le conserver et le suivre jusqu’au bout, il s’éclipserait enfin lui-même et ne me laisserait qu’une affreuse perte et l’image du désespoir. Cela commence bien à s’accomplir. […]

Notre petite Église va toujours son train, selon qu’il plaît à Dieu de la mener. Dame raison et grondeuse réflexion y mettent quelques obstacles; Dieu les surmonte quand il Lui plaît. Il [f.3v °] fait après cela doubler le pas pour regagner le temps perdu. Il y a plaisir à voir comment les âmes parfaitement simples se laissent conduire, même par les routes qu’elles ne comprennent pas. Les unes et les autres vous honorent singulièrement et vous saluent de toute la force de leur cœur. Jeannette est comme la mère de la famille. […]

57. DU PERE LACOMBE 20 octobre 1695.

[…] Le seul nom d’abandon choque étrangement ces messieurs; ils le déchirent à belles dents sans considérer que c’est la gloire de Dieu, la perfection et le bonheur de l’homme, puisque, si on le prend dans son vrai sens, ce n’est autre chose que la plus haute pratique du renoncement évangélique et de la résignation chrétienne. C’est la pure et entière soumission de notre cœur à son Dieu, et l’amoureux empire de notre créateur sur nous.[…]

58. DU PÈRE LACOMBE ET DE JEANNETTE. 7 décembre 1695.

[…] Il s’est fait une augmentation de notre Église, la rencontre de trois religieuses d’un monastère assez proche [255v °] de ce lieu, étant venues aux eaux, on a eu occasion de leur parler et de voir de quelle manière est faite l’oraison que Dieu enseigne Lui-même aux âmes et l’obstacle qu’y met la méditation méthodique et gênante que les hommes suggèrent, voulant que leur étude soit une bonne règle de prier et de traiter avec Dieu. L’une de ces trois filles a été mise par le Saint-Esprit même dans son oraison. L’autre y étant appelée, combattait son attrait en s’attachant obstinément aux livres, sans goût et sans succès. La troisième, tourmentée de scrupules, n’est pas encore en état d’y être introduite.

Jeannette me grondera de ce que je remplis mon papier sans vous parler d’elle, et que vous en dirai-je? Que toujours il semble que Dieu nous l’enlève et toujours elle nous est laissée. […]

59. DU P. LA COMBE A L’ÉVÊQUE DE TARBES. 9 janvier 1698.

[…] J’ai dit que de bonnes et saintes âmes sont quelquefois livrées à des peines d’impureté soit à un esprit8b, ou à un état qui leur en fait souffrir de cruels effets, sans que l’on puisse pénétrer comment cela se fait. Je ne l’ai pas avancé de mon chef, j’ai trouvé en divers pays des directeurs qui disent l’avoir reconnu; mais je n’en ai jamais donné de sûreté, ni aucune certitude, comme l’ont fait quelques-uns et principalement Molinos. Au contraire, je disais que ces terribles épreuves, supposé qu’il y eût du dessein de Dieu, devaient faire perdre toute assurance et toute confiance en la propre justice. Je n’ai jamais prétendu non plus en faire une règle générale ou un moyen nécessaire.[…]

RAPPORT DE M. D’ARGENSON SUR LE PERE LACOMBE. 1715?

[…] Sa raison avait paru alternativement altérée et rétablie, ce qui avait fait soupçonner, avec assez d’apparence, qu’il y avait dans sa folie plus d’affectation que de vérité. Cependant, lorsqu’il a été tiré de Vincennes, il y avait plus d’un an que l’alternative de son extravagance continuait sans interruption; d’ailleurs il ne mangeait presque point, et il se fâchait quand on lui présentait d’autres aliments que des légumes, des fruits et du poisson, dont il n’usait que fort rarement; il excommuniait, il damnait tous ceux qui l’approchaient, il parlait sans ordre et sans suite, quoique d’ailleurs sa santé parût très bonne. Ainsi, ses désordres passés ou présents n’ayant pas permis de le rendre libre, ni de l’exposer aux yeux du public pour l’honneur de son institut, ni pour l’intérêt de la religion qu’il a scandalisée en tant de manières, le roi a bien voulu qu’il passât dans cet hôpital, où il paraît encore plus extravagant qu’à Vincennes. […]

TÉMOIGNAGES DE DUPUY

60. De Dupuy au marquis de Fénelon. 8 février 1733.

Pour ce que vous me demandez de la lettre à M. de Tarbes7, j’ai bien ouï dire qu’il y en avait eu une en même temps que celle qu’on attribue8 du P. Lacombe à Mme Guyon; mais je ne l’ai jamais vue. Il y a bien de l’apparence, si elle existe, qu’elle vient de la même boutique que la dernière, qui est certainement très fausse, non seulement par le style, qui ne ressemble en rien à celui du P. Lacombe, mais par le caractère de l’écriture, dont Mme Guyon reconnut la fausseté dans le moment qu’on la lui montra, car elle était fort mal contrefaite; […]  Elle ne voulut pas parler de la fausseté, qui lui sauta d’abord aux yeux, par l’espérance d’une procédure juridique où elle espérait de la faire connaître telle qu’elle était; et elle se contenta de leur dire qu’elle les priait de le lui confronter, et qu’elle était bien sûre qu’il désavouerait cette lettre. En effet, c’était le droit du jeu que d’en venir à une confrontation; mais on était bien éloigné de la faire. Il y a lieu de croire, ou que ces deux messieurs étaient trompés les premiers à cette lettre prétendue qu’ils produisaient, ou que, s’ils la connaissaient pour ce qu’elle était, ils voulurent voir ce qu’elle produirait, supposé que l’impression qu’on leur avait donnée de l’un et de l’autre eût quelque fondement, ce qu’ils auraient pu découvrir par une première surprise. Quoi qu’il en soit, cette lettre à M. de Tarbes, du même temps que l’autre, ne peut venir que du même endroit. Une autre réflexion qui me vient en écrivant ceci, c’est que le P. Lacombe, à qui la tête tourna vers ces temps-là, par l’excès des souffrances d’une si longue prison sans aucun commerce, et par les tourments qu’on lui fit pour en tirer quelque chose contre Mme Guyon, aurait bien pu succomber à la persécution et écrire ce qu’on lui aurait dicté : mais la lettre est fausse de tout point, et soit fausseté ou folie, l’on n’a jamais osé la confronter. […]

61. De Dupuy au marquis de Fénelon. 4 mars 1733.

[…] Il m’est encore tombé trois lettres du P. Lacombe, dont je vous envoie les copies à telle fin que de raison : vous jugerez, par le tout, si cet homme si décrié méritait l’horrible persécution qu’il a soufferte, et celle que souffre encore sa mémoire par toutes les horreurs qui sont répandues dans le libelle en question, sans qu’on lui ait jamais dit plus haut que son nom, qu’il ait subi aucun interrogatoire que sur son Analyse approuvée à Rome par l’Inquisition, qu’il y ait eu autre information, nul corps de délit, ni de confrontation.[…]


 


 

 

 

SOURCES ASSOCIEES

 

Nous plaçons ici des textes qui ne rentrent pas dans la présentation chronologique propre aux trois parties précédentes.

La séquence débute sur l’étude maîtresse de Jean Orcibal que nous avons largement utilisée. Elle parut dans le Dictionnaire de Spiritualité.

 


 


 

«La Combe» étudié par Jean Orcibal

 

DICTIONNAIRE DE SPIRITUALITÉ ASCÉTIQUE ET MYSTIQUE

FASCICULES LIX-LX, BEAUCHESNE, PARIS, 1975

[col.35] 

LA COMBE (François), barnabite, 1640-1715. 1. Vie. -- 2. Œuvres. -- 3. Spiritualité.

1. Vie.

1.1 Avant le procès.

-- Né à Thonon (Savoie) en 1640, François La Combe reçut l’habit des barnabites au collège de cette ville qui était tenu par ces religieux (1655); il fut sans doute profès le 9 juillet 1656. Sous-diacre le 17 décembre 1661, il est ordonné prêtre le 19 mai 1663 par Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève. Au collège d’Annecy, il enseigna avec grand succès la grammaire, la rhétorique, la philosophie et la théologie (ses Disputationes sabbatinae furent particulièrement remarquées); il prêcha et collabora aux missions du Chablais. A la fin de 1667, il fut appelé au collège Saint-Éloi de Paris avec le titre de consulteur du provincial. En 1669 et 1670, il prit une part notable aux missions du diocèse d’Autun. Il fut ensuite envoyé enseigner la théologie à Bologne (7 septembre 1671), où on le chargea aussi des exercices spirituels. De Bologne, La Combe passa à Rome, également en qualité de lecteur (12 septembre 1672-6 mars 1674). Le 18 avril 1674, il fut, avec le titre de vice-provincial, chargé de la visite des collèges de Savoie, mais la maladie le contraignit à se retirer à Thonon le 27 mars 1675.

Nommé supérieur de la maison d’études et du noviciat de Thonon (1677-1683), La Combe s’en absenta souvent pour prêcher, diriger des religieuses, etc. Il jouissait alors d’une excellente réputation. Il ne semble pas [col.36] avoir à ce moment-là subi l’influence de Mme Guyon, dont il n’aurait reçu que deux lettres avant 1680, ou de Molinos qu’il ne rencontra jamais. A Rome, c’était au contraire le jésuite Honoré Fabri qui le regardait comme son disciple. Il est en revanche certain que La Combe doit beaucoup à Marie de l’Incarnation Bon, supérieure des ursulines de Saint-Marcellin en Dauphiné (1636-1680; DS, t. 1, col. 1762). Bien que La Combe dise ne l’avoir vue qu’une fois, il était déjà assez attaché aux idées mystiques d’abandon et de total délaissement à Dieu pour s’être laissé entraîner par trois religieuses à ce qu’il appellera «un coup de fanatisme» (16 juin 1680) : il assura à Arenthon d’Alex qu’il était envoyé par Dieu pour le guérir de sa «propre suffisance». La Combe y perdit l’estime qu’on avait pour lui en Savoie et un religieux assura même à l’évêque que «dans six mois il serait fou». C’est cependant à La Combe qu’Arenthon d’Alex confie Mme Guyon l’année suivante lorsqu’elle vient à Gex avec le projet de fonder une maison de Nouvelles Catholiques.

Dès lors, la vie de La Combe est étroitement mêlée à celle de Mme Guyon (cf DS, t. 6, col. 1313 svv). Nous n’en mentionnons que les événements qui sont particuliers à La Combe. Après avoir prêché le carême 1682 à Aoste, il fait le voyage de Rome pour se disculper d’une dénonciation portée contre sa spiritualité; c’est peut-être alors qu’il consulta le futur cardinal Petrucci sur les «violences diaboliques». Il prêche à Thonon pour l’Assomption 1682. En 1683, le [général des barnabites envoie La Combe à Verceil où l’évêque V. A. Ripa demandait un directeur. En octobre 1683, avec la permission de son provincial, il accompagne Mme Guyon dans son voyage d’Annecy à Turin. En avril 1684, craignant qu’elle ne le rejoigne, il la persuade de regagner Paris et l’accompagne jusqu’à Grenoble. Étienne Le Camus (DS, t. 9, ci-dessous) écrit à Arenthon qu’il lui paraît fort sage et fort posé a. Mais le 20 avril 1685 Mme Guyon arrivait à Verceil où elle demeura jusqu’en avril 1686, date à laquelle, La Combe ayant été nommé à Paris, elle l’accompagne. Les deux voyageurs arrivèrent dans la capitale le 21 juillet 1686.

Au collège Saint-Éloi, on reprocha à La Combe de voir trop souvent Mme Guyon, mais le succès de ses nombreuses prédications lui fit peut-être encore plus de tort (cf La Bruyère, Les caractères, De quelques usages 22) : au moment des procès de Molinos et de Petrucci, il prêchait sur l’oraison; il ignorait sans doute que Louis xiv écrivait au cardinal d’Estrées alors à Rome qu’il était prêt à empêcher «l’introduction de sectes nouvelles» (11 septembre 1687) et que La Combe était dénoncé par certains confrères. Qu’il ait ou non bravé une interdiction de prêcher signifiée par l’archevêque Harlay, il fut le 3 octobre envoyé chez les Pères de la Doctrine chrétienne par une lettre de cachet.

1.2. Procès et prisons.

-- Le 29 octobre, l’official Chéron et le docteur Edme Pirot furent chargés d’interroger le barnabite; d’après le secrétaire de l’archevêque, L. Legendre (Mémoires, Paris, 1863, p. 194), ils n’obtinrent que de simples indices sur lesquels «il y aurait de l’injustice à croire que La Combe s’est livré aux abominations de Molinos». L’enquête du nonce A. Ranuzzi n’était pas plus défavorable (Correspondance, éd. B. Neveu, t. 2, Rome, 1973, p. 173-174, 194) et Arenthon reconnaissait lui-même le 16 janvier 1688 n’avoir «jamais découvert en sa conduite aucun vestige d’impureté a. C’est La Combe qui aggravait son cas par un [col.37] appel à Rome. Or, Louis xiv faisait alors arrêter pour quiétisme des docteurs connus comme ultramontains, et un projet du manifeste lancé le 6 septembre 1688 par le roi contre Innocent xx mentionnera comme un titre de gloire l’arrestation de La Combe, venu infester le royaume.

Enfermé à la Bastille le 29 novembre 1687, le barnabite fut transféré le 27 février 1688 à l’île d’Oléron, puis à l’île de Ré, à la citadelle d’Amiens et enfin, avant le 1 er février 1689, au château de Lourdes.

Ce jour-là, le prisonnier envoyait deux lettres, l’une pour son supérieur général M. Giribaldi, l’autre pour le chapitre de son ordre; il n’y reconnaît que des imprudences, aucune accusation grave n’ayant été prouvée; il proteste contre la procédure, qui n’a rien de canonique; il défend son enseignement spirituel (son Orationis mentalis analysis a été mise à l’Index le 9 septembre 1688) et il rappelle qu’il a prouvé depuis longtemps sa soumission à Rome. Le 7 mai 1689, le général lui répondait que la congrégation interviendrait en sa faveur dès qu’elle le pourrait sans risquer d’aggraver son sort.

La captivité de La Combe à Lourdes n’est guère connue que par ses lettres à Mme Guyon; elles couvrent la période fin 1690 — décembre 1695.

Trois lettres saisies chez Mme Guyon lors de son arrestation (éd. dans Urbain-Levesque, cité infra, t. 8, p. 442-455) font connaître la composition d’une «petite église' qui entourait La Combe à Lourdes : J. Lashérous prébendier de la collégiale, J.-L. BurIotte aumônier de la citadelle, quelques femmes dont la principale est Jeannette de Pagès Pradère «toujours mourante; Ah! qu’elle vous aime!» (ces lettres sont datées des 10 oct., 11 nov. et 7 déc. 1695). Dès janvier 1696, l’enquêteur La Reynie invita la Cour à «s’assurer plus particulièrement de La Combe et de Lashérous D; or rien ne semble avoir été fait. Les plus compromis par ces lettres seront ceux qui chargeront le plus La Combe lors de l’information de l’official de Tarbes.

Nous perdons de vue La Combe jusqu’au 9 janvier 1698, date à laquelle il adresse à l’évêque de Tarbes Fr. de Poudenx une défense de sa doctrine et de sa conduite (dans Urbain-Levesque, t. 9, p. 480-486); en ce qui concerne les «épreuves» contre la pureté, on y relève quelques incohérences et contradictions. On conserve aussi un Extrait de l’information faite par M. B. de Poudenx, official, «en la ville de Lorde le 23 avril 1698» (Bibl. Vaticane, Ottob. lat. 3164, f. 134141). L’information ne fait entendre la voix de l’accusé qu’à travers celle du vicaire général Cl. Dupont qui l’avait entretenu le 5 mars. La Combe lui aurait avoué que «depuis qu’il était à Lourdes, il était tombé dans les misères humaines s dont il avait «eu le pressentiment» quinze ans plus tôt. Ses réflexions à leur sujet offrent autant de contradictions que sa lettre du 9 janvier. Cette dernière pièce avait déjà été utilisée par Bossuet, qui l’envoya à Rome dès le 3 mars, pour établir la liaison entre La Combe, Mme Guyon et Fénelon. Elle arrivait fort à propos, les examinateurs romains des Maximes des saints se trouvant définitivement divisés par moitié. Seule l’insistance sur les mobiles cachés de Fénelon pouvait empêcher un accommodement. Le 15 avril l’examinateur Granelli invoquait la lettre du 9 janvier au Saint-Office. Les semaines suivantes, l’agent de Bossuet réclamait «la preuve de la liaison du P. La Combe avec M. de Cambrai par actes authentiques o. Elle ne vint jamais, puisque les deux hommes n’avaient eu aucun rapport, [col.38] même indirect (cf RHEF, t. 3, 1912, p. 76) et il devint d’autant plus nécessaire de noircir Mme Guyon.

On y parvint sans peine en utilisant la lettre du 25 avril 1698 adressée à Mme Guyon que l’archevêque de Paris Noailles obtint de La Combe, transféré depuis peu au donjon de Vincennes (dans Urbain-Levesque, t. 9, p. 487-488).

Durant l’été, La Combe rédigea une réfutation de la Vie de Messire d’Aranthon, par Innocent Le Masson (DS, t. 9, infra); elle a été éditée dans la Revue Fénelon (t. 1, 1910-1911). L’accusation n’y put rien glaner de nouveau touchant les relations entre lui et Mme Guyon. On fut donc forcé de recourir à nouveau aux témoins de Lourdes : Jeannette de Pagès Pradère ajouta complaisamment le 2 août 1698 que la confidence de La Combe relative aux «quinze nuits s, dont elle avait déjà parlé dans sa déposition du 23 avril, visait bien Mme Guyon. Mais Mme de Maintenon s’étonnait le 9 septembre 1698 qu’on n’osât pas confronter les deux complices. Noailles envoya ce «recolement D à Rome. La Combe était ramené à Tarbes, puis transféré à Vincennes (fin 1698). Des expressions ambigués de Bossuet et de Tronson ne prouvent pas qu’il ait jamais été confronté à Mme Guyon. La victoire acquise, Bossuet se rétracta d’ailleurs dans la relation qu’il fit le 22 juillet 1700 à l’Assemblée du clergé.

Désormais La Combe disparaît de la scène; il vit à Vincennes et sombre de plus en plus dans la folie. Le 29 mars 1701, le supérieur général des barnabites le considère comme incurable. Il fut transféré le 29 juin 1712 à Charenton, hospice d’aliénés, où il continua à exposer ses révélations, dont l’une était que «Mme Guyon était une sainte, mais que la plupart des autres saints sont damnés a. Il mourut le 29 juin 1715 (Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. 9, Paris, 1877, p. 99)

2. Œuvres.  

La Combe n’a publié que deux petits volumes. 1 ° Le premier est anonyme : Lettre d’un serviteur de Dieu contenant une brève instruction pour tendre sûrement à la Perfection chrétienne.

Elle circule dans le diocèse d’Annecy de 1680 à 1687 (Revue Fénelon, t. 1, 1910, p. 76), mais le général des barnabites en fait détruire les exemplaires en juillet 1682. L’ouvrage fut édité à Grenoble par A. Fremon avec la permission du théologien Rouillé et l’approbation du Parlement. Dès le début, il est en vente à Paris chez Varin (cf Bibl. nat. de Paris, ms fr. noue. acq. 5250, f. 230r). Il est relié avec la seconde édition du Moyen court et très facile de faire oraison de Mme Guyon (Grenoble, J. Petit, 1686) et paraît seul à Paris chez Michallet en 1687 (approbation du théologal Courcier; exemplaire à la bibl. S.J. de Chantilly). Arenthon d’Alex condamna la Lettre le 4 novembre 1687 et elle fut mise à l’Index le 29 novembre 1689.

Autres éditions : Brèves instructions pour tendre.., dans Opuscules spirituels de Mme Guyon, Cologne, 1707, 1712, 1720; . 4vis salutaires d’un serviteur de Dieu…, Nancy, 1734; Paris, 1890; Lettre d’un serviteur de Dieu.., Lyon-Paris, 1838.

2 ° Orationis mentalis analysis, ouvrage signé, Verceil, 1686 (138 p. in-80); épargnée par Mgr d’Arenthon, elle fut mise à l’Index le 9 septembre 1688. P. Poiret la réédite (Amsterdam, 1711, dans sa Sacra orationis theologia). Une traduction anonyme parut sous le titre de Voyes de la vérité à la vie en 1795 (à Lausanne?) qui recouvre également une traduction de la Guide spirituelle de M. de Molinos.

3. L’Apologie du P. La Combe contre les assertions d’Innocent Le Masson (dans sa vie de Mgr d’Arenthon, Lyon, 1697) a été publiée par Ch. Urbain dans la Revue Fénelon (t. 1, 19101911, p. 69-87, 139-164).

4. Les principales lettres de La Combe sont éditées dans la Correspondance de Bossuet (éd. Ch. Urbain et E. Levesque, t. 8, Paris, 1914, p. 442-445; 1. 9, 1915, p. 391-392, 466-488), dans [col.39] les Œuvres complètes de Fénelon (t. 9, Paris, 1851, p. 38-40, 62-73), et dans RHEF, t. 3, 1912, p. 72-77 (lettre du 18 janvier 1693).

On saisit à Lourdes en 1698 le Moyen court et facile «corrigé, réformé et plus expliqué sur celui de Mme Guyon» (écrit vers 1689) et une ébauche de la Règle des associés à l’enfance de Jésus, livret qui devait être tout autre que celui qui a été imprimé sous le même titre; La Combe l’avait commencé à Verceil (cf Urbain-Levesque, t. 9, p. 481). Ces deux manuscrits sont perdus, ainsi que l’Analysis corrigée dont La Combe parle dans ses lettres à Mme Guyon.

Quoiqu’il affirme n’être pour rien dans l’impression des ouvrages de Mme Guyon, celle-ci lui attribue la préface du Cantique des cantiques (Paris, Bibl. nat., ms franç., nouv. acq. 5250, f. 157 svv). [NDE voir notre reprise suite à la reconnaissance par Lacombe dans son Apologie].

3. Spiritualité.

La Brève instruction commence par proclamer la nécessité de la seconde conversion, qui fait passer de l’activité mercenaire au pur amour. Pour cela, La Combe prescrit une donation, habilement placée sous le patronage d’Ignace de Loyola, qui ne demandera ensuite que des ratifications «par de petits actes intérieurs ». Dieu ne contraint jamais notre liberté, mais, si nous la lui résignons, nous gagnerons son cœur et progresserons plus vite. Cet abandon permettra de vaincre beaucoup plus aisément les imperfections en en coupant les racines. Ceux qui «laisseront faire Dieu „ recevront de lui des inspirations reconnaissables à «un goût expérimental ».

Mais puisque la perfection chrétienne n’est autre chose que l’union à Dieu par la soumission de la volonté à la sienne, et qu’on découvre celle-ci dans l’oraison, tout le livre de La Combe défend la nécessité de cette dernière. Dieu seul est l’objet de l’oraison et la meilleure est celle où l’on s’occupe de lui « par la vue amoureuse de sa présence et par l’affection qu’il fait naître ». C’est lui qui en choisira la matière, et des oraisons jaculatoires telles que « Mon Dieu, mon tout» valent mieux que «cent beaux raisonnements et considérations sublimes».

On commencera par un acte de foi, on continuera par un acte de contrition et enfin un acte de résignation conduira à une aspiration sainte qui pourra durer l’heure entière. Les considérations où l’on raisonne avec les créatures ne sont pas prière; la véritable oraison est un gémissement ineffable de l’Esprit du Seigneur. Les défauts à éviter dans l’oraison sont les distractions (à mépriser plus qu’à combattre), les réflexions volontaires (qui sont pires), la multiplication des actes, la recherche indiscrète des doux sentiments de la grâce. Inversement six exercices préparent à l’oraison, comme le recueillement qui consiste en une désoccupation des créatures et en une introversion, mais qu’on ne peut connaître que par expérience; le sixième exercice, qui consiste en la fidélité à la volonté de Dieu montrée extérieurement ou intérieurement, est décrit en termes très canfieldiens.

La Combe assigne ensuite une place à la prière vocale, à la lecture spirituelle et à l’usage des sacrements. On n’y relève aucune singularité. C’est pour lui l’occasion de revenir à l’oraison telle qu’il l’enseigne. «Il faut s’abandonner e à la volonté de Dieu «par une entière résignation... pour la vie et pour la mort, pour le temps et pour l’éternité». «C’est le plus grand culte que sa créature puisse rendre à Dieu, que de consentir à sa destruction totale, pour reconnaître en périssant la Souveraineté immortelle de son Dieu» (p. 93 svv). Si l’on trouve inquiétantes ces phrases d’inspiration condrénienne, on sera rassuré par l’idée de l’échange [col.40] des cœurs et par la précision qu’à la réserve de nos propres péchés, tout ce qui nous arrive est pour nous une volonté de Dieu. La Combe invoque Catherine de Gênes et résume ensuite Benoît de Canfield : identique à Lui, la volonté de Dieu est la règle de toute perfection (p. 101).

Cela entraîne des exigences sévères quant à la mortification dont les principes sont exposés selon saint Paul et dont les pratiques sont longuement énumérées : retranchement des plaisirs, souffrances, mortification des sens, des passions, de l’esprit (selon les trois puissances). Tout cela serait impossible sans l’oraison qui en donne la grâce, la force et le goût. A la suite du Traité de la Passion de Canfield, La Combe souhaite que «notre âme avec ses puissances soit toute concentrée et comme toute confite dans la Passion ». Mais il revient aux rhéno-flamands en ajoutant que, si cette image (la Passion) nous est ôtée, c’est pour nous introduire par la foi nue d’images dans le pur amour. Jésus notre voie conduit en effet à Jésus notre vérité et notre vie, «qui sont des états cachés avec Jésus-Christ en Dieu dont il faut faire plus d’expérience que d’expression» (p. 128).

L’ouvrage se termine par quatre séries de maximes qui reprennent souvent des réflexions éparses dans le cours de l’ouvrage.

Bien que ce petit livre contienne des imprudences (p. 26, 94, 128, 143 svv), il a pu circuler jusqu’à la bulle contre Molinos : des docteurs parisiens ne lui auraient reproché que «la rudesse du style et l’inégalité des matières» et Arenthon aurait reconnu que «les maximes à la fin du livre sont fort bonnes» (Revue Fénelon, t. 1, p. 76 svv). P. Dudon (cité infra, p. 204 svv) porte le même jugement sur la seconde partie, mais la première lui paraît favoriser le quiétisme en opposant la voie ascétique longue et pénible à la voie courte et facile que caractérisent l’abandon et l’oraison affective.

Plus technique, l’Analysis orationis mentalis commence par une élévation, assez bérullienne de ton, à l’Enfant-Jésus véritable adorateur, qui semble faire consister l’adoration dans la seule contemplation (p. 6). La Combe définit l’oraison mentale une «pieuse application à Dieu par le cœur, en silence» et il proclame que la méditation (intellectuelle) est bonne, l’aspiration (affective) meilleure, la contemplation excellente. Il s’attache surtout à démontrer la supériorité de la contemplation, «simple vue de la vérité» et par là angélique, sur la méditation qui n’en est que la recherche; il utilise Thomas d’Aquin (Somme 2. 2be, q. 180 a. 3), mais aussi le pseudo-Denys, Grégoire le Grand, Richard de Saint-Victor, saint Bernard, Tauler. On se prépare au don de la contemplation en réduisant le multiple à l’unité (Denys est ici invoqué) et en particulier en détruisant toute volonté propre.

Après avoir expliqué (n. 13-14) les divers noms donnés à la contemplation, La Combe traite de la contemplation acquise (n. 15, 18-20). En celle-ci, l’homme tend vers le divin par des actes simples et unitifs, qui demeurent en son pouvoir, quoique les habitus en soient infus. Au contraire, la contemplation infuse dépasse les forces humaines (grâce gratis data) et ses actes eux-mêmes sont infus. Cependant, La Combe ne met guère entre les deux contemplations qu’une différence de degré : l’acquise exige, en effet, une grâce sans laquelle elle ne serait qu’une contemplation philosophique, et l’infuse suppose le concours des puissances de l’âme; c’est seulement parce que la [col.41] grâce y tient la place la plus importante et y conduit l’âme qu’elle mérite le nom de passive. La Combe montre qu’il existe un consentement très simple et très tranquille qui permet cette passivité à des âmes plus nombreuses qu’on ne le croit souvent. Si l’on ne peut mériter cette grâce de la contemplation infuse, on peut cependant s’y disposer. A fortiori, des actes répétés engendrent l’habitus de la contemplation acquise (cf le ch. 3 de la Hiérarchie céleste de Denys) : elle est la fille de cette charité dont la méditation est la mère.

L’analyse de ses deux opuscules prouve que La Combe ne se flattait pas en prétendant en mai 1695 avoir combattu «Molinos... et la continuation de son acte de foi non interrompu... qu’il veut établir même dès les premiers pas de la vie contemplative» et «l’aveugle Malaval qui a exclu de l’objet de la contemplation les attributs divins et l’humanité de Jésus-Christ... ». Plus prudent que Mme Guyon, il s’abstenait de rien dire de l’état apostolique au sujet duquel celle-ci avait exposé ses vues les plus audacieuses. En outre, il faisait de ses ouvrages un centon des autorités les plus respectées. Ce manque d’originalité et cette prudence expliquent que, malgré les atouts que sa vie donnait à ses adversaires, les idées de La Combe n’ont pas été attaquées avec précision. La Réfutation des principales erreurs des quiétistes de Nicole (1695) se contente à son égard d’une condamnation globale. Dans son Instruction pastorale de novembre 1695 où il dénonce une soixantaine de propositions, Godet des Marais n’en cite qu’une seule de l’Analysis (p. 42). Quant à l’Instruction sur les états d’oraison de Bossuet (éd. Lachat, t. 18, p. 441), elle ne lui reproche que de ne pas considérer le Pater comme la forme d’oraison la plus parfaite.

Pourtant, l’Analysis assimile perfection et contemplation (p. 117), elle caractérise la contemplation acquise par une industrie dans laquelle elle voit une disposition à l’infuse (p. 93, 101), et elle y applique beaucoup de textes où il est question de vie contemplative (p. 105, 109) et parfois de prière. Il est d’ailleurs visible que La Combe donne souvent le nom de contemplation à ce qui n’est qu’oraison affective (p. 113, 125). Mais aussi sa vivacité polémique (p. 10, 38, 74) était faite pour attirer une censure. Il est pourtant remarquable que celle-ci ne soit intervenue que lorsque les condamnations de Molinos et de Petrucci eurent entraîné la mise à l’Index d’un grand nombre d’ouvrages spirituels publiés longtemps auparavant.

Sources manuscrites.

 Lettres aux Archives romaines des barnabites (cf Premoli et Boffito, cités infra), à la Bibl. nat. de Paris (nouv. acq. fr. 5250 et 16316, f. 72-80, avec passages soulignés par Bossuet), et aux Archives de Saint-Sulpice à Paris (fonds Fénelon, n. 7250-7406, passim; 7569). – Pièces de procédure : Bibl. Vaticane, ms Ottob. lat. 3164, n. 30, f. 134141.

Sources éditées. — Archives de la Bastille, éd. Ravaisson, citée supra, t. 9, p. 40-99. — H. Mauparty, Histoire du quillotisme, Zell, 1703. — Relation de l’origine du quiétisme, s. 1, 1732 (par Phélipeaux). — Les Correspondances de Bossuet, Fénelon, Tronson, Mme de Maintenon (éd. Langlois) et du nonce Ranuzzi (t. 2, cité supra, passim).

Études. — P. Dudon, La Combe et Molinos, dans Recherches de science religieuse, t. 10, 1920, p. 183-211. — O. Premoli, Storia dei Barnabiti nei Seicento, t. 2, Rome, 1922. — G. Boffito, Scrittori Barnabiti, t. 2, Florence, 1933, p. 305-311 (voir aussi p. 336-337, et t. 3, 1934, p. 220). — Sur le séjour de La Combe à Lourdes, J.-Fr. Boulet, Traditions et réformes reli [col.42] gieuses dans les Pyrénées, Pau, 1974, p. 308-312. — Voir surtout A. M. Bianchi, Fr. La Combe, un barnabite sacrificato, thèse, Gênes, 1972.

Sur la spiritualité de La Combe, cf la lettre à lui adressée par le jésuite Honoré Fabri (Arch. de Saint-Sulpice, ms 2043, 1); H. Delacroix, Etudes d’histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, 1908, p. 193, 256 svv; – J. Le Brun, La spiritualité de Bossuet, Paris, 1973, table ; DS, t. 1, col. 31-33, 48-49; t. 4, col. 675-676; t. 6, col. 13061336, passim.

Jean ORCIBAL.


 

 

 


 

Le P. Lacombe cité dans le « Supplément à la Vie de madame Guyon »

 

Le « Supplément à la vie de Madame Guyon écrite par elle-même », manuscrit de Lausanne TP1155 repris par l’addition Add. A24 d’Oxford qui s’avère secondaire, lui-même intitulé « Supplément à la vie de M[me] de Guyon suivi d’observations sur sa lettre à M. de Fénelon touchant Mme de Maintenon », livrent des informations précieuses qui ont constitué la plus grande partie du chapitre « 5. Compléments biographiques » dans notre édition de la Vie par elle-même. Nous avons pris le manuscrit de Lausanne (L) pour leçon, tout en suivant partiellement le découpage en paragraphes de celui d’Oxford (Osup)[716].

On y trouve l‘atmosphère propre aux cercles dévôts et isolés des guyoniens du XVIIIe siècle mais aussi un éclairage précis sur ‘notre mère’. Voici le passage qui concerne Lacombe :

[…]

Nous ne suivrons pas La Beaumelle dans tous les traits qu’il laisse contre Madame Guyon et Fénelon : cela nous mènerait trop loin. Nous en choisirons quelques-uns des plus qualifiés ; nous ne nous arrêterons pas non plus aux railleries, aux saillies indécentes, qu’il se permet sur la doctrine intérieure. Il était de son ordre de tenir ce langage, fruit de l’ignorance et de la malignité ; semblable à ces religieux contre lesquels il crie avec raison, qui abusaient des termes mystiques pris dans un sens criminel pour se livrer à toutes sortes de désordres, il tombe lui-même, si ce n’est de fait du moins en paroles, dans la même abomination. Quand est-ce que ceux qui n’entendent rien aux choses s’abstiendront de juger et cesseront de jeter du ridicule sur les choses les plus saintes ! quand est-ce que ceux qui ne voient goutte aux marches de la grâce, ne les toiseront plus par une raison aveugle ! [30]

Mais ce qui mérite surtout l’indignation des honnêtes gens, c’est la recension maligne qu’il fait de ce prétendu billet du Père La Combe, pour lors, selon lui, enfermé à Vincennes, et des familiarités qu’il rappelait à Madame Guyon etc. D’abord il paraît qu’il renverse l’ordre des temps. Le Père La Combe n’était pas à Vincennes dans le temps de la dernière persécution de Madame Guyon : on l’avait exilé dans une île déserte, où il était fort maltraité dès l’an 1687[717]. Il avance comme garant de ce prétendu billet les mémoires de l’évêque d’Agen, qu’on sait être fort suspects, mémoires manuscrits, mémoires d’un ennemi de Fénelon.  Si ce billet avait existé, ou si, ayant existé, son authenticité avait été reconnue, Bossuet l’aurait connu, en aurait tiré parti contre Madame Guyon. Avait-il besoin d’autre chose pour la perdre ? Etait-il nécessaire de la forcer à signer de fausses déclarations[718] ? Sans doute ce billet aurait été produit dans les conférences et aurait fondé une condamnation.

[31] Cependant ses mœurs ne purent être entamées, la conférence  d’Issy où Bossuet tenait la plume lui expédia en 1700 un témoignage en déclarant : que pour les abominations qu’on regardait comme les suites de ses principes, il n’en fut jamais question, elle en avait toujours témoigné de l’horreur. Or si ce billet avait existé, cette assemblée l’aurait-elle pu supprimer, l’aurait-elle voulu ? Bossuet, si acharné contre elle et intéressé à sa perte, l’aurait-il permis ? Ce Bossuet qui était l’âme de cette conférence, c’est lui-même qui expédie la déclaration d’innocence, ce même Bossuet qui lui avait donné précédemment un acte pareil[719].

Supposons plus, supposons que ce billet ait existé, mais qu’on n’ait pas eu de preuves de son authenticité, il aurait au moins laissé la chose dans le doute, et par conséquent on ne lui aurait pas donné un acte authentique de son innocence ; mais ce qui paraît inconcevable dans La Beaumelle et qui montre ses perpétuelles contradictions, c’est qu’il s’annonce ainsi en parlant de ce qu’il appelle [32] “quiétisme” : On verra l’innocence opprimée, un roi vigilant surpris, un fantôme d’hérésie poursuivi avec acharnement etc.[720] et ailleurs : les mœurs de M. de Cambrai demeurèrent sans tache dans une querelle où ses adversaires disaient sans cesse que les mœurs étaient perdues. Celles mêmes de Madame Guyon furent dans la suite vengées par le témoignage solennel d’une Assemblée du clergé[721]. Voilà La Beaumelle ; pour disculper Mme de Maintenon. Rien ne lui coûte, les contradictions ne l’effraient point. Il suppose des déclarations portées contre Madame Guyon d’une vie licencieuse ; il attribue à ces déclarations son emprisonnement, puis un peu loin de là, il avance des faits qui détruisent cette odieuse imputation. Téméraire écrivain, est-ce ainsi qu’on calomnie ?

On ne peut retenir son indignation quand on l’entend débiter d’un ton cavalier[722] qu’une religieuse de Saint-Cyr remit à M. de Chartres un manuscrit relié qui renfermait des choses qui firent frissonner Mme de Maintenon. [33] L’ouvrage était donc bien mauvais[723], comment n’en fit-on pas usage ? Comment ne charge

t-il pas le tableau ? C’est ainsi que sur des mémoires manuscrits qui n’ont aucune autorité, où l’on a lu ce qu’on a voulu, on veut ternir les réputations les plus intactes. Quand est-ce que ceux qui se mêlent d’écrire l’histoire connaîtrons le respect que l’on doit à la vérité ?

Je ne m’arrêterai pas aux calomnies qu’il débite contre le Père La Combe, qu’il accuse d’avoir été débauché dans sa jeunesse, pendant qu’il était en odeur de sainteté partout où il demeurait, pendant que ce qui faisait son crime c’était la régularité de sa vie par son contraste avec celle de plusieurs de ses confrères. Que dirons-nous encore des conventicules qu’il accuse Madame Guyon de tenir, où selon lui elle prêchait des journées presque entières. C’était l’accusation de la Gautier, de la sœur Rose et de toute cette troupe de faussaires qui contrefaisait les écritures, qui allait de confesseur en confesseur pour attaquer Madame Guyon. En vérité un auteur qui puise dans de telles sources mérite le mépris des honnêtes gens et [34] l’animadversion publique.

[…]

 

 

 


 

 

 

Un renseignement sur le sort du confesseur.

 

Lacombe est prisonnier depuis quelques mois chez les « pères de la Doctrine » et ne sera jamais délivré tandis que madame Guyon subit un premier bref enfermement : «Enfin le 29 janvier 1688, veille de Saint-François-de-Sales, il me fallut aller à la Visitation» (Vie 3.5.1).

En témoigne le récit de « l’Abbé Pirot, Docteur de la Maison et Société de Sorbonne et chancelier de l’Église de Notre-Dame de Paris» que l’on trouve dans les Papiers du P. Léonard, L 22, n° 11, f ° 2 :

Cette Dame fut mise aux filles de la Visitation de Sainte Marie de la rue saint Antoine, dans le temps que le P. de Lacombe était aux pères de la Doctrine chrétienne [nos italiques]. Elle y fut interrogée à la grille neuf ou dix séances par Mr Chéron, Mr Pirot présent…

Le même Pirot reprendra du service commandé : il s’occupera durement de Madame Guyon en 1696, lors de sa seconde période de prison beaucoup plus longue mais non définitive.

Nous supposons que ses amis les puissants ducs de Chevreuse et Beauvilliers et peut-être même l’archevêque Fénelon furent capables d’exercer quelque influence en faveur de leur amie ? Et tentèrent-ils quelque action en faveur de l’obscur prisonnier de Lourdes ?

 


 


 

Un résumé (tendancieux) de la doctrine du P. Lacombe

Doctrine enseignée par le père François de La Combe, barnabite, à ses plus illustres pénitentes[724].

Première proposition. La contemplation en oraison de repos consiste à se mettre en la présence de Dieu avec un acte de foi obscure, pure et amoureuse, et puis sans aller plus avant, sans admettre aucun discours, [aucune] espèce, aucune pensée, demeurer ainsi oisif. Et c’est offenser Dieu et une irrévérence contre Dieu de changer ce premier acte, qui est d’un si grand mérite qu’il ne contient pas seulement en soi les actes de toutes les vertus ensemble, mais il les surpasse de beaucoup, et l’on est réputé, tout le temps de sa vie, dans la persévérance, pourvu qu’on ne le rétracte jamais par un acte contraire. Ainsi il n’est pas nécessaire de le renouveler jamais.

2e. La science et la doctrine théologique et sacrée empêchent et répugnent à la contemplation à laquelle les docteurs ne peuvent juger, mais les vrais contemplatifs. [f ° 1v °]

3e. Sans la contemplation, on ne peut avancer un pas dans la perfection par la voie de la méditation.

4e. Il n’y a que la Divinité sur laquelle on puisse parfaitement contempler; et les images de l’Incarnation, vie et Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, ne sont pas des sujets de contemplation : au contraire ils l’empêchent, et ainsi on s’en tient éloigné, et ne les regarder qu’en passant.

5e. La pénitence corporelle et l’austérité de la vie ne convient pas aux contemplatifs; au contraire, on commence bien mieux par la vie contemplative que par la purgation, et par conséquent les contemplatifs ne doivent pas seulement fuir et rejeter les pénitences, les affections de dévotion sensible, la tendresse de cœur, les larmes et les consolations spirituelles, mais même ils les doivent mépriser, comme répugnantes à la contemplation.

6e. La vraie et parfaite contemplation doit seulement [se] former de l’Essence de Dieu, sans s’arrêter aux Personnes ni aux attributs, car un simple acte de foi est plus parfait que n’est celui qui connaît les Personnes [F ° 9] divines et les attributs, et même ce que Jésus-Christ Lui-même nous a enseigné, puisque ce second acte est un empêchement à la vraie et parfaite contemplation de Dieu.

7e. Dans la contemplation même acquise, l’âme s’unit immédiatement à Dieu; ainsi on n’a pas besoin de fantasmes, d’images et autres espèces, de quelque sorte qu’elles puissent être.

8e. Tous les contemplatifs, dans l’acte de leur contemplation, souffrent des peines et angoisses si grandes que non seulement elles égalent les peines des martyrs, mais même les surpassent. Pendant le sacrifice de la messe, et pendant les fêtes des saints, il vaut mieux s’appliquer à un seul acte de foi ou contemplation qu’au mystère du même sacrifice, ou à considérer les actions ou les pratiques des mêmes sujets.

9e. La lecture des livres spirituels, les prédications, les oraisons, l’invocation [F ° 2] des saints ou autres choses semblables sont des empêchements à la contemplation et à l’oraison d’affection, laquelle ne doit être prévenue d’aucune préparation.

10e. Le sacrement de pénitence avant la communion n’est pas pour les âmes intérieures et contemplatives, mais seulement pour les extérieures et méditatives.

11e. La méditation ne regarde pas Dieu avec la lumière de la foi simple simplement, mais avec la lumière de la nature, et de là vient qu’on n’a point de mérite devant Dieu.

12e. Non seulement les images intérieures et mentales sont très préjudiciables aux contemplatifs, mais même encore on les doit fuir et ôter de devant soi, quoiqu’elles représentent Jésus-Christ, la Vierge ou quelque autre saint, afin de mieux vaquer à la contemplation. [f ° 3]

13e. Celui qui s’est une fois appliqué à la contemplation ne doit pas retourner à la méditation, parce que ce serait passer du plus au moins parfait.

14e. Si, durant le temps de la contemplation, il vient des pensées sales et déshonnêtes, il ne faut pas apporter aucune diligence à les rejeter, ni même recourir aux bonnes pensées pour les chasser. Au contraire, il faut se réjouir d’en être tourmenté.

15e. Tous les actes intérieurs de notre affection intérieure, quand ils seraient formés de notre foi, ne plaisent pas à Dieu supposé qu’ils ne soient pas infusés du Saint-Esprit. Car on suppose qu’ils soient [sont] formés par nous-mêmes, et non pas comme des dons du Saint-Esprit, que nous devons patiemment attendre, et même être toujours joyeux quand ils ne viendraient pas. [f ° 3v °]

16e. Ceux qui sont dans l’acte de la contemplation ou oraison de repos, soit qu’ils soient personnes religieux ou religieuses, enfants de famille ou autres dépendant d’autrui, ne doivent pas, pendant ce temps-là, obéir, pratiquer leurs règles, ni exécuter aucun ordre, ni commandement de leur supérieur, crainte de se distraire ou détourner de leur contemplation.

17e. Les contemplatifs doivent être tellement dépouillés de l’affection de toutes choses, qu’ils rejettent d’eux-mêmes et qu’ils méprisent les dons et les faveurs de Dieu jusqu’à se détacher de la vertu même. De plus, pour se détacher davantage de toutes choses, et pour mieux se vaincre soi-même, ils doivent faire encore ce qu’ils ont fui et quitté dans le passé pour acquérir la pureté, ils doivent encore faire ce qui répugne à la modestie et à [F ° 4] l’honnêteté, pourvu que ce ne soit rien contre les préceptes du Décalogue.

18e. Les contemplatifs sont quelquefois sujets à des violences par lesquelles ils sont privés de l’usage du libre arbitre, de sorte que, quoiqu’ils pèchent extérieurement et grièvement, néanmoins ils ne commettent aucun péché intérieurement; et ils ne doivent pas même se confesser de ce qu’ils ont fait dans ces violences, ce qui se prouve par l’exemple de Job, car, quoiqu’il [in] juriât son prochain et qu’il blasphémât contre Dieu avec impiété, il ne péchait pas, parce qu’il faisait cela par la violence du démon. Et la théologie scolastique et morale ne peuvent pas juger de ces violences, et il n’y a que l’Esprit surnaturel, qui ne se trouve qu’en très peu. C’est pourquoi, en ceci, il ne faut pas juger de [f ° 4v °] l’intérieur par l’extérieur, mais de l’extérieur par l’intérieur.

Voilàa la seule instruction que le père de la Combe donnait aux âmes les plus épurées.

 

A. S.-S., ms. 2043, fond Fénelon, «Pièces concernant le père Lacombe», troisième pièce. Sa formulation, excessive dans la forme pour l’époque, ferait penser à un ensemble de propositions destiné à condamner la mystique «quiétiste» de Lacombe?

aCette dernière phrase, de la même écriture large, ronde et appliquée, que le texte qui précède, en est séparé par un trait horizontal.

 

 


 

 

Mère Bon (1636-1680) contemplative ursuline influente sur le P. Lacombe.

Nous relevons ici le texte du volume en développement[725] qui aborde successivement la Mère Bon suivie du P. La Combe :

La Mère Marie Bon («en religion une troisième Marie de l’Incarnation!) n’a pas été reconnue à sa valeur et fut suspectée de quiétisme, malgré le livre du P. Maillard[726] puis l’appréciation de Bremond selon laquelle elle serait «la vivante réalisation de ce que les théoriciens de la mystique ont décrit de plus sublime.»[727].

Elle naît d’un père avocat au Parlement de Grenoble et perd sa mère à l’âge de deux ans. «Les religieuses ne voulaient pas la recevoir à cause de sa petite taille et de ses infirmités [728] ». Elle entre cependant en religion à vingt et un ans, le 20 décembre 1657, éprouve des résistances et des troubles intérieurs, mais une vision du Crucifié en 1661 semble clore cette période; elle obtient de Dieu de cacher toute manifestation de Ses grâces tandis qu’elle enseigne les filles selon la vocation des ursulines. Les religieuses «attribuaient ses faiblesses à la continuelle attention qu’elle apportait aux opérations de Dieu dans son cœur. Mais elle dit à l’une de ces religieuses, que son mal venait au contraire de ce qu’elle ne s’appliquait pas assez à Dieu. Elle ajouta qu’elle puisait ses forces dans la contemplation [54]». Elle a la vision d’«une personne renfermée dans un globe de cristal», ce qui lui est expliqué ainsi : Vous êtes dans Moi, Je vous environne de tous côtés : tout ce qui vous vient de la part des créatures passe par Moi [66].

 Alors qu’elle était accoutumée «de former des intentions très pures au commencement de ses actions [86] [… Dieu] lui montra qu’il y avait quelque amour propre […] la satisfaction d’être assurée qu’elle faisait ses actions pour Dieu. Afin de détruire ce défaut […] elle devait regarder Dieu seul, Lui abandonner ses propres intentions […] Le voir opérant dans elle comme dans un néant qui ne peut produire aucune chose; qu’Il régnait ainsi dans l’âme, laquelle n’usait alors de sa liberté que selon les mouvements de la grâce, lui disant :Sacrifiez-moi le désir que vous sentez [101] d’avoir de l’humilité, pour vous rendre conforme à ma volonté et ne considérez pas cette vertu en vous, parce que vous la perdrez lors que vous croirez la posséder […] vous devez suivre seulement la lumière que Je répands dans votre esprit, comme les Israélites suivaient l’Ange.”» 

Vers 1664, Courbon, vicaire de l’archevêque de Vienne, lui commande d’écrire : elle adresse à son directeur l’exposé suivant :

Mon âme se trouve dans un simple regard de Dieu, ou pour mieux dire, dans une simple attention à la parole de Dieu dans mon [124] cœur, se tenant dans un profond respect et dans un silence semblable à celui que l’Amante Madeleine gardait aux pieds de son Sauveur. Car c’est ainsi qu’Il me l’a fait voir Lui-même…

Il n’y a de ma part […] que l’acquiescement […] Tout ce qui n’est pas Dieu […] empêche le cours de [125] Sa grâce : laquelle exige de couler continuellement dans l’âme […] Et de même que l’eau d’une vive source court promptement, lors qu’ayant été retenue elle trouve un passage libre […] ainsi cette grâce ayant arrêté son cours par l’infidélité de l’âme […] se répand à la même vitesse, quand cette âme retourne à sa première fidélité. C’est ce qui m’arrive quelquefois…

Son père est assassiné le 21 septembre 1664. A l’époque elle traverse une nuit spirituelle :

Lorsque vous êtes fortement poussée à vous jeter par la fenêtre, vous n’y consentez pas, car vous vous retirez promptement : sachez qu’il en est de même de vos autres tentations [163]. Elle reconnut que son amour propre lui faisait craindre de devenir folle…

Elle s’applique au soulagement des âmes du Purgatoire et Dieu lui révèle les secrets des consciences :

 Je m’étonnais de ce qu’Il voulait se servir de moi pour sauver les âmes […] Il m’a témoigné que cela Lui déplaisait. […] Ne sais-tu pas que tu es un néant et que c’est pour cela que Je t’ai choisie? [245]

Au parloir où elle est souvent placée par ordre, malgré ses infirmités, les personnes accourent de tous côtés :

Elle disait avec une sainte liberté […] aux gens de qualité et aux autres, les défauts […] Ils n’avaient aucun repos de conscience qu’ils n’eussent exécuté ce qu’elle [250] les avait priés de faire. Il n’était pas nécessaire que chacun lui dit ses dispositions intérieures, [251] pour lui déclarer son état : les lumières de la grâce les lui faisaient voir aussitôt qu’on commençait à lui parler.

Ceci risque d’attirer des jalousies : un Traité de l’oraison la fait imputer d’hérésie. Mais une traduction italienne est approuvée. Elle dirige une comtesse piémontaise, qui fonde un couvent à Turin d’ursulines (madame Guyon sera en relation avec une comtesse et son couvent lors de son séjour turinois). Elle est deux fois supérieure — précédant une persécution qui dure sept ans :

 [Une nouvelle supérieure] lui ordonna de la lui demander [il s’agit de la communion], comme les novices le pratiquent, toutes les fois qu’elle voudrait s’approcher des saints mystères […] elle se soumit volontiers […] elle prenait le temps des assemblées de la Communauté et se mettait à genoux devant la Supérieure [279].

Cette persécution s’acheva dix-huit mois avant sa mort à l’âge de quarante cinq ans. Elle fut influente sur le Père La Combe et peut-être par voie mystique sur madame Guyon :

Il se présenta à moi à quelque temps de là, la nuit en songe, une petite religieuse fort contrefaite, qui me paraissait pourtant et morte et bienheureuse. Elle me dit : «Ma sœur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève.» Elle me dit encore quelque chose dont je ne me souviens plus. J’en fus extrêmement consolée, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire. Selon le portrait de la mère Bon, que j’ai vu depuis, j’ai connu que c’était elle; et le temps que je la vis se rapporte assez à celui de sa mort. [729]

Son Catéchisme spirituel se trouve relié avec deux copies (sur trois reconnues) des Torrents de madame Guyon[730]. Il s’agit d’un «catéchisme» tout mystique qui comporte un dialogue sur les thèmes : Dieu seul, chemin désintéressé, adhérence à la grâce.

D. Que peut faire l’âme ainsi dénuée de tout plaisir, jugement volontaire et intérêts propres? – M. Elle n’a jamais fait de si bonnes affaires qu’elle en fait pour lors, parce que jouissant de [662] Dieu d’une manière inconnue aux sens, elle opère par Lui, et Il opère en elle, de sorte que Ses opérations sont toutes saintes et d’un mérite très grand. C’est pour lors […] qu’elle peut être appelée spirituelle; parce qu’elle n’est plus que pour adhérer à l’esprit de la grâce […] pour lors elle peut dire avec vérité les paroles de St Paul : «je vis en moi mais non plus moi, mais l’esprit de Jésus-Christ vit en moi».

[668] M. L’anéantissement doit détruire toute présomption et donner la gloire à Dieu de toutes ses bonnes œuvres. Il faut de plus retrancher les paroles, je ne suis rien, je suis un grand pécheur et je ne fais que du mal, d’autres semblables, lesquelles ordinairement ne sont que compliment de l’amour propre.

[676] D. Ce que c’est qu’adhérer simplement à Dieu? – M. Adhérer simplement à Dieu, c’est se soumettre à Sa volonté, sans raisonnement, par la connaissance qu’Il en donne; ne pas prendre conseil avec soi-même pour savoir si on doit se soumettre ou non; et enfin faire la volonté de Dieu intérieurement et extérieurement sans perdre la vue de Dieu pour la faire, et sans s’occuper l’esprit…

D. Pourquoi il faut ainsi nous détruire nous-mêmes pour agir simplement? – M. Cette simplicité pour être parfaite demande ces anéantissements parce que son occupation est de regarder Dieu en tout temps et en tout lieu comme son unique objet et sa fin dernière sans permettre même à l’âme qui la pratique de considérer distinctement ce qu’elle fait en cette pratique et ce qu’elle y acquiert, non pas même de voir si Dieu est son unique objet par une application particulière, [678] de sorte que l’on pourrait dire de l’âme qui agit simplement qu’elle agit purement, parce qu’elle est toute perdue en Dieu et n’agit que par Lui, c’est pour lors qu’elle est, parce qu’elle cesse d’être à elle-même pour être à Dieu.

M. [682] Le chemin que je veux vous montrer et que je souhaite que vous marchiez à grands pas, porte le nom de la Voie ou Chemin Désintéressé… – D. Ayez la bonté de me conduire à cette porte. – M. Cette porte n’est autre que l’humble prière [… 683] qui se fait dans le cœur par adhérence aux mouvements de l’esprit de la grâce, lequel donne à un cœur qui lui est soumis, ce qu’il doit demander et la manière…

L’analyse des difficultés rencontrées au début de l’oraison met en garde contre l’activité subtile qui cherche à contrôler l’entendement et à éviter un vide nécessaire à l’opération divine :

D. S’il arrivait des bonnes pensées dans l’imagination […] faudrait-il les détruire? – M. Il n’y a pas de nécessité de détruire les pensées qui occupent l’imagination : il se peut même faire que l’imagination étant ainsi occupée sans que l’âme ait pris aucun soin, donnera à la volonté une plus grande facilité pour faire sa prière. [692]

D. Quelle différence mettez-vous entre la considération et la pensée qui vient de l’imagination? – M. Ce qui fait cette différence, est que la volonté se porte délibérément à faire que l’entendement soit occupé dans une pensée ou sujet pour le considérer […] Si bien que [693] toute l’âme, ou du moins ses trois puissances, se trouvent toutes occupées et remplies de telle sorte qu’il n’y reste point de vide pour recevoir l’opération de Dieu, [mais] au contraire une opposition générale par l’attachement volontaire qu’elles ont au sujet qui les occupe. Cette opposition n’est pas dans la pensée qui se présente à l’imagination, parce que l’âme ne l’ayant pas choisie elle n’y a pas de volonté, ni par conséquent de propriété et d’attachement, et venant à s’en apercevoir, elle s’en défait ordinairement comme d’un sujet qui vient la séparer de celui qu’elle s’est choisi et auquel elle veut se tenir…

Elle insiste sur le libre don de Dieu à tous, montrant le même optimisme que madame Guyon dans son Moyen court :

[700]M. Ceux qui disent que l’oraison est un don de Dieu, disent le vrai. Mais lorsqu’ils ajoutent qu’il ne le donne pas à tous, ils se trompent […] Il ne tient qu’à l’âme de faire oraison […] un peu d’amour pour Dieu ou pour elle-même la ferait profiter de l’esprit de prière et d’oraison qui est en elle […] on viendrait à connaître par expérience qu’il n’est pas difficile de suivre les divins mouvements pour prier.

Elle analyse tbien la sécheresse causée par l’amour de la propre perfection :

La privation des effets sensibles de la grâce [a lieu] pour retrancher les dérèglements de l’amour propre […] il faut qu’elles [les âmes] se perdent si bien en Dieu qu’elles ne voient que Lui et non plus elles-mêmes…

 [723] D. Il faut donc préférer l’attrait qui unit l’âme à Dieu à tous ceux que l’on a pour la pratique de la vertu? – M. Oui, il le faut […] Combien de personnes s’éloignent de la perfection par le défaut de fidélité [724] sans néanmoins en manquer aux autres attraits qu’elles ont pour la pratique des vertus […] de sorte que regardant les dispositions que la présence de Dieu lui communique comme moyen de se rendre plus parfaite, elle s’y attache et s’en sert par intérêt propre et ne craint point de perdre la vue de Dieu pour celle qu’elle prend plaisir d’avoir en Ses dons; de sorte que si la divine Bonté ne retirait pas Ses dons pour la remettre en son devoir, elle resterait dans son aveuglement. […] Pour tout avoir, il ne faut rien avoir… 

Un acquiescement de volonté en silence à celle de Dieu par lequel l’esprit [739] agit ou n’agit pas suivant ce que cette divine Volonté ordonne, et cet acquiescement produit sans bruit [… la] pure foi.

[745] Dieu est ce grand miroir […] dans la glace duquel l’âme chrétienne aperçoit ses défauts et la fidélité qu’elle a à s’y regarder, lui mérite la grâce de les détruire; c’est là que les imperfections lui paraissent telles qu’elles sont, l’amour propre n’ayant moyen de les couvrir du manteau de déguisement. L’âme qui veille à Dieu, Il a Lui-même la bonté de veiller pour elle sur elle-même; de sorte qu’elle pourrait dire qu’elle se voit par les yeux de Dieu et non point autrement.

Lorsque le chemin est engagé profondément :

[763] L’âme qui est à Dieu par l’abandon ou donation qu’elle lui fait d’elle-même et de tout ce qui la touche, demeure en repos et en silence auprès de Lui sans souci, sans dessein, sans volonté, éloignée de toute inquiétude parce qu’elle ne veut que la volonté de Dieu à laquelle elle adhère simplement, bien que l’amour-propre et la conduite humaine s’y oppose…

Reprise de la voie : connaissance de soi, élans d’amour, consentement à la purgation, transformation en Dieu et possession par Lui :

[ 781] Par la connaissance de soi-même on se voit inhabile à la pratique du bien sans le secours de la grâce…

[793] l’âme dans cette vie de Dieu reçoit de sa bonté un nombre infini de bons sentiments qu’elle rend en même temps à son bienfaiteur […] mais comme elle n’a pas encore la pureté d’amour qui lui est nécessaire, elle reste dans ses élans et transports d’amour, par l’ardeur desquels elle se purifie et dépouille des sentiments naturels, des désirs des choses créées, des attachements qu’elle y a…

 [794] Ces transports et élans amoureux doivent être modérés en sorte qu’ils ne paraissent pas à l’extérieur […] cette grâce demande que celles qui l’ont reçue commencent à mener une vie cachée […] et pour cet effet elle doit taire tous ses bons sentiments, ne pas parler de Dieu ni de la vertu quelque bonne intention qui la pousse.

[802] L’occupation de l’âme dans cet état n’est autre qu’une cessation de toute occupation pour se laisser occuper de Dieu seul, un anéantissement continuel de ses puissances intérieures pour se [803] perdre en lui et en être possédé; son oraison peut être appelée un silence intérieur par lequel elle prie […] contemplation infuse de la part de Dieu et passive de la sienne pour le recevoir. 

 [831] Aimer Dieu par lui-même c’est avoir anéanti toutes ses propres opérations excepté celle de la simple attention à Dieu par la foi et la simple adhérence […] il lui semble toutefois souvent qu’elle est sans amour parce qu’elle n’a plus de sentiment sensible ni d’affection dans le cœur qui l’en assure : comment pourrait-elle en avoir puisque pour aimer purement il faut de nécessité n’être plus.

[832] La vertu de simplicité […] est une émanation de l’être simple de Dieu […] elle fait que l’âme quitte la multiplicité pour se tenir dans l’unité, qu’elle quitte toutes pensées et même les lumières surnaturelles et les grâces reçues pour ne voir que Dieu.

D. L’âme n’acquiert-elle point d’autre bien…? – M. La connaissance expérimentale d’elle-même, par laquelle elle est en état de ne se fier plus à elle-même, et de ne s’attribuer jamais la gloire du bien qu’elle fera, mais à Dieu qu’elle voit en être l’auteur.


 

 

 


 

Vittorio Augustin Ripa (-1691) évêque ‘quiétiste’ 

Cet ancien gouverneur de Jesi[731] (auparavant à Bénévent et à Fermo), de Verceil de 1679 à sa mort, « était lié au cardinal Petrucci (1636-1701) par une étroite amitié. Il entretenait avec lui une correspondance assidue[732] ». Après Molinos, Petrucci est la figure d’envergure du quiétisme italien dont les écrits sont les plus remarquables.

Le Général des barnabites envoie La Combe à Verceil où Ripa demandait un directeur : en octobre 1683, avec la permission de son provincial, le P. Lacombe accompagne madame Guyon dans son voyage d'Annecy à Turin.[733] Il jouissait de la confiance de Ripa « au point de devenir son confesseur, d’être chargé d’enseigner les cas de conscience aux prêtres du diocèse, et même de l’accompagner dans ses visites pastorales[734] ».

Lacombe aurait-il été « converti » par Ripa à Verceil[735] ? Lors de sa formation romaine antérieure, avait-il déjà rencontré Molinos qui occupait une place privilégiée à Romen et/ou Petrucci ?

Cela expliquerait les deux voyages de madame Guyon traversant courageusement les Alpes par le val d’Aoste ou la mer Méditerranée. Leur activité commune à Verceil[736] incluant un apostolat dont il nous reste une trace trilingue, signes tangibles d’une forte activité commune concertée dans ces années qui précèdent la chute de Molinos (1687). En effet à Verceil madame Guyon rédigea son commentaire de l’Apocalypse, La Combe son Orationis mentalis analysis, l’évêque Ripa l’Orazione del cuore facilitata.

A l'oraison, surtout à l'oraison contemplative, Ripa attribue la capacité de faire avancer l'âme avec facilité dans la voie de la sanctification ; mais la méditation et la pénitence ne sont pas omises, ni la prière vocale […] Cette situation existentielle de « fiente sono, niente posso, niente voglio » invite l'âme à « Odia il niente, ama el tutto, che è Dio solo, se non vuoi essere tutto del niente e fiente del tutto » (p. 151 : « Déteste le rien, aime le tout qui est Dieu seul si tu ne veux pas être le tout du rien et le rien du tout »). Toutefois, Dieu semble inconnaissable ; l'âme amoureuse doit croire plus que voir, sans aucun soutien, et doit par conséquent se nourrir d'un amour qui soit un pur amour[737]. Dans cet itinéraire de ténèbre obscure, il y a renversement des plans par rapport au schéma traditionnel ; ici, c'est la mystique qui ouvre la voie à l'ascèse et provoque la conversion profonde du cœur. Mais[738] bien des pages offrent un enseignement solide s'il est bien compris ; ainsi : « Le plus grand secret de la vie spirituelle consiste à se rendre de plus en plus passif, sous la volonté de Dieu, consentant volontiers à ses opérations avec une indifférence totale et une résignation très patiente, heureux que Dieu dispose de nous comme bon lui semble. Celui qui laisse Dieu faire ce qu'il veut, comment pourrait-il ne pas se sentir toujours bien ? » (p. 253). L'ouvrage ne fut pas mis à l'Index. Il est difficile de dire qui, de La Combe, Mme Guyon ou Ripa, influença les autres. Ce qui est certain, c'est qu'ils étaient en communion spirituelle dans des préoccupations et une ambiance diffuse favorables à ce qu'on a appelé le quiétisme, et que Verceil fut un lieu à travers lequel le quiétisme italien passa en France et, inversement, le « préquiétisme » français put arriver en Italie[739] ».


 

Fin

Table des matières

FRANÇOIS LACOMBE MYSTIQUE ET MARTYR.. 5

Table des sources 7

I. UN SAVOYARD ACTIF (1640 - 1687) 9

UN RELIGIEUX PLEIN D’AVENIR    1640-1681. 11

1.18 LE P. LA COMBE -- PROMPTITUDES ET CHARITÉ  13

MADAME GUYON TEMOIGNE DE LEUR RENCONTRE ET DE LEUR ACTION COMMUNE (1681-1686) 23

1.27 LA FIN DE LA NUIT —  LE PÈRE LA COMBE.. 23

2.2 COMMUNICATION ET PRÉSAGES. 28

2.3 ÉTAT APOSTOLIQUE —À THONON.. 35

2.5 COMBATS. 39

2.6 REFUS DU SUPERIORAT, DÉPART DU P. LA COMBE.. 42

2.7 PERSÉCUTIONS. LES DEUX GOUTTES D’EAU.. 48

2.9 L’ÉTAT FIXE N’EXCLUT PAS DES SOUCIS. 57

2.11 LES TORRENTS. UNION AU P. LA COMBE. 60

2.12 POUVOIR SUR LES ÂMES. 64

2.13 LA COMMUNICATION INTÉRIEURE.. 67

2.14 AUX PORTES DE LA MORT.. 74

2.15 EN PIÉMONT.. 79

2.17 COMMUNICATION CONSCIENTE.. 86

2.22 COMMUNICATIONS ET SOUFFRANCE POUR LE P. LA COMBE   91

2.24 SÉJOUR A VERCEIL.. 94

2.25 TURIN, GRENOBLE.. 101

Ici commence la troisième partie de la Vie par elle-même : “ 3. Depuis son retour en France, jusqu’à peu d’années avant sa mort.”. 105

3.1 INTRIGUES A PARIS. 105

3.2 INTRIGUES, SUITE.. 116

PREMIERS ÉCHANGES ÉPISTOLAIRES (1683, 1685) 123

Echanges avec Madame Guyon. 123

2. [DE MADAME GUYON] AU PERE LACOMBE 1683. 123

3. [DE MADAME GUYON] AU PERE LACOMBE. 28 février (?) 1683. 125

4. DU PERE LACOMBE À MADAME GUYON. 1683. 131

Echanges avec Mgr d’Aranthon d’Alex. 133

36.  DU P. LACOMBE À MGR D’ARANTHON D’ALEX. 3 juin 1685. 133

5. DU P. LACOMBE A MGR D’ARENTHON d’ALEX. 12 juin 1685. 134

6. DU PERE LACOMBE A D’ARENTHON d’ALEX. Juin 1685. 136

35 . DE JEAN D’ARENTHON D’ALEX A N. 29 Juin 1683. 138

II. ECRITS D’UN DIRECTEUR SPIRITUEL. 141

UNE BREVE INSTRUCTION (1682 – 1687) 143

L’histoire du texte est résumée par Orcibal : 143

Nous reprenons le texte édité dans J.M.Guyon, Les Opuscules spirituels, Olms, 1978, pages 443 à 534 qui sont la reproduction anastatique de l’édition de 1720, suivant de peu le décès de madame Guyon (1647-1717). -- Autres sources : Lettre d’un serviteur de Dieu publiée séparément en 1754. Avis salutaires d’un serviteur de Dieu, etc. Pour les Maximes on peut tenir compte du ms de Lausanne TB 1136. Notre base informatisée est à la disposition des chercheurs. 143

Page de titre : 145

«Lettre d’un Serviteur de Dieu, contenant une brève instruction pour tendre sûrement à la Perfection chrétienne» 145

§ I. De la Conversion parfaite. 145

§ II. De la Donation du cœur à Dieu. 147

§ III. Excellence de cette donation. 150

§ IV. Deux règles principales de la vie spirituelle. I. Se soumettre à la volonté de Dieu. II. Faire oraison. 152

§V. Du sujet de l’oraison. 154

§ VI. Comment se doit faire l’oraison. 156

§ VII. Défauts à éviter dans l’oraison. 161

§ VIII. Aides à l’oraison. 163

§ IX. 1. Du recueillement. 163

§X. 2. De la présence de Dieu. 164

§XI. 3. De l’intention. 165

§ XII. 4. De l’attention. 167

§ XIII. 5. Des aspirations. 168

§ XIV. 6. De la fidélité. 169

§ XV. De la prière vocale. 171

§ XVI. De la prière du corps. 173

§ XVII. De l’amour de la volonté de Dieu. 175

§ XVIII. De la mortification. 178

§ XIX. De la lecture spirituelle. 182

§ XX. De l’usage du sacrement. 183

§ XXI. De la visite Jésus-Christ dans son sacrement. 184

§ XXII. De l’usage du crucifix. 185

§ XXIII. Maximes importantes, pour acquérir la perfection. 188

§ XXIV. Maximes particulières, envers Dieu. 189

§ XXV. Maximes particulières, envers le prochain. 191

§XXVI. Maximes particulières pour vous-mêmes. 192

Table des sections (omise). 196

MAXIMES SPIRITUELLES (– 1720) 197

[Maximes 1 à 20] 197

[Maximes 41 à 60] 203

PRÉFACE AU CANTIQUE DE MADAME GUYON (1683 – 1684) 207

ORATIONIS MENTALIS (1685) : DE L’ORAISON MENTALE traduit sous le titre VOIES DE LA VÉRITÉ (1795) 217

Voies de la Vérité à la Vie. 219

Avis de l’éditeur au lecteur. 219

Invocation à Jésus enfant. 219

De l’oraison mentale. 221

I. Ce que c’est que l’oraison et ses trois espèces. 221

II. Cette division est légitime et fondée. 221

III. De la méditation. Qu’elle est bonne surtout pour les commençants. 222

IV. L’aspiration est préférable, surtout pour ceux qui ont fait des progrès. 222

V. La contemplation est la plus parfaite oraison. 224

VI. Toutes les autres choses doivent lui céder, comme les moyens à la fin. 225

VII. Aucune de ces espèces d’oraisons n’est à rejeter. 226

VIII. Il ne faut pas les employer indistinctement ni se tenir strictement à une espèce. 227

Neuf. Quelques conditions requises de la part de Dieu, et de la part de l’homme. 228

X. Qu’il faut suivre l’attrait de Dieu. 230

XI. Les signes de l’attrait pour la contemplation et ceux qu’il faut suivre. 231

XII. Il faut enfin écouter Dieu en silence. 233

XIII. Explication des divers noms qu’on donne à la contemplation. 234

XIV. Pourquoi on l’appelle Mystique, ou ténébreuse ou inconnue. 237

XV. De la contemplation active ou acquise, passive ou infuse; l’une et l’autre sensible ou insensible, réfléchie ou directe, aperçue ou inconnue; comment on les distingue. 240

XVI. Il y a une contemplation infuse et passive, et comment l’esprit peut y être disposé. 243

XVII. Combien Dieu est disposé à accorder cette contemplation, lorsqu’il trouve des cœurs purs, doux, simples et humbles. 245

XVIII. On prouve, par des autorités et des raisons, qu’il y a une contemplation acquise et active. 246

XIX. Continuation de la même matière. 249

XX. Il est plus facile de contempler que de méditer. 251

XXI. Cette espèce d’oraison est la meilleure pour tous, la mieux accommodée à la volonté divine et à l’état d’un chacun. 252

XXII. Précaution contre les censures injustes. 253

XXIII. Ce que l’on a dit jusqu’ici de l’oraison mentale, n’est ni une fiction, ni une nouveauté, mais la véritable et ancienne doctrine. 254

XXIV. Quelques traits remarquables sur l’une et l’autre contemplation, leurs caractères, leurs avantages. Que toutes ces choses sont fondées sur le renoncement à soi-même, sur la croix et sur l’amour. 255

III. VINGT-HUIT ANNÉES DE PRISON (1687 - 1715) 261

MADAME GUYON TÉMOIGNE DANS SA VIE PAR ELLE-MEME   263

3.3 ARRESTATION DU PÈRE LA COMBE.. 263

3.4 INFAMIE DU P. LA MOTHE.. 271

3.5 PREMIÈRE RÉCLUSION.. 275

3.7 LETTRES CONTREFAITES. 277

3.8 COMMUNICATIONS ET MARTYRE.. 279

Témoignages provenant de la section « 4. Les prisons, récit autobiographique » dans notre édition de la Vie par elle-même. 283

4.3  LES PREUVES ABSENTES. 283

4.5  LA FAUSSE LETTRE.. 287

Les interrogatoires continuent et nous livrons en entier les deux chapitre traduisant le « nadir » des épreuves -- toujours pour compenser le manque d’informations convernant directement Lacombe. 300

4.6 LA BASTILLE.. 300

4.7  L’ABIME.. 313

«Les années d’épreuves sous le Roi Très Chrétien» 329

La Combe et le procès des mœurs. 329

1687 : Condamnation de Molinos et arrestation du P. La Combe. 330

La séquence des pièces. 332

Des lettres compromettantes. 336

Première lettre du P. La Combe et du Sieur de Lasherous, 10 octobre. 337

Deuxième lettre du P. La Combe et du Sieur de Lasherous, 11 novembre  338

Lettre du P. La Combe du 7 décembre, saisie tardivement 340

Lettre de Jeannette du 7 décembre (?) 342

Une enquête  bien organisée. 343

1er interrogatoire, fin. 345

Second interrogatoire de Mme Guyon, le 19 janvier 1696. 346

Résumé, suggestions et notes de La Reynie 355

Troisième interrogatoire de Mme Guyon, le 23 janvier 1696. 359

Quatrième interrogatoire de Mme Guyon, le 26 janvier 1696. 367

Lettre d’envoi 376

Cinquième interrogatoire de Mme Guyon, le 28 janvier 1696. 379

Sixième interrogatoire de Mme Guyon, le 1er février 1696. 388

Septième interrogatoire de Mme Guyon, le 1er avril 1696. 396

Huitième interrogatoire de Mme Guyon, le 2 avril 1696. 407

Vie, 4,5 : La fausse lettre de La Combe 414

Le procès des mœurs (revue de détail) 425

Lettre du cardinal Le Camus à l’évêque de Chartres 439

LETTRES DE PRISONS (1690 - 1695) 441

7. DU PÈRE LACOMBE AU GÉNÉRAL DES BARNABITES 1er février 1689. 442

8. DU PERE LACOMBE. 1690 (?) 447

9. DU PERE LACOMBE. 8 novembre 1690. 448

10. DU PERE LACOMBE. 28 janvier 1693. 449

11. AU PERE LACOMBE. 1693 (?) 454

12. DU PERE LACOMBE. 16 novembre 1693. 455

13. DU PERE LACOMBE Fin 1693. 458

14. DU PERE LACOMBE. 10 novembre 1694. 460

15. DU PERE LACOMBE A? Février 1695. 464

16. DU PERE LACOMBE 4 mars 1695. 465

17. DU PERE LACOMBE. Mai 1695. 466

18. DU PERE LACOMBE. 12 mai 1695. 469

19. DU PERE LACOMBE 25 mai 1695. 472

20. DU PERE LACOMBE. 3 juillet 1695. 475

21. DU PERE LACOMBE. 15 juillet 1695. 477

22. DU PERE LACOMBE 29 juillet 1695. 479

23. DU PERE LACOMBE 20 août 1695. 485

24. DU PERE LACOMBE Août? 1695. 489

25. DU PERE LACOMBE 5 septembre 1695. 491

26. DU PERE LACOMBE ET DU Sr DE LASHEROUS. 496

27. DU PERE LACOMBE 20 octobre 1695. 499

28. DU PERE LACOMBE ET DU Sr DE LASHEROUS 11 novembre 1695. 502

[Lettre jointe de Lasherous :] 504

29. DU PÈRE LACOMBE ET DE JEANNETTE. 7 décembre 1695. 505

[De Jeannette :] 508

31. DU P. LA COMBE A L’ÉVÊQUE DE TARBES. 9 janvier 1698. 511

APOLOGIE du P. La Combe par lui-même. 519

[Présentation par Charles Urbain] 519

Réponse à ce qui est dit du Père La Combe et d’une Dame dans la Vie de Mre Jean d’Aranton, évêque de Genève. 522

Ire FAUSSETÉ.. 524

IIe FAUSSETÉ. 528

IIIe FAUSSETÉ. 529

Ve FAUSSETÉ.. 531

VIe FAUSSETÉ. 532

VIIe FAUSSETÉ. 532

VIIIe FAUSSETÉ. 533

IXe FAUSSETÉ. 534

Xe FAUSSETÉ. 534

XIIe FAUSSETÉ. 535

XIIIe FAUSSETÉ.. 535

XIVe FAUSSETÉ.. 537

XVe FAUSSETÉ.. 540

XVIe FAUSSETÉ. 541

XVIIe FAUSSETÉ. 541

XVIIIe FAUSSETÉ. -- 541

XIXe FAUSSETÉ. -- 542

XXe FAUSSETÉ. 542

XXIe FAUSSETÉ. 544

XXIIe FAUSSETÉ. 544

XXIIIe FAUSSETÉ. 545

XXIVe FAUSSETÉ. 545

XXVe FAUSSETÉ. 546

XXVIe FAUSSETÉ. 548

XXVIIe FAUSSETÉ. 549

XXVIIIe FAUSSETÉ. 551

XXIXe FAUSSETÉ. 553

XXXe FAUSSETÉ. 553

XXXIe FAUSSETÉ. 554

XXXIIe FAUSSETÉ. 555

XXXIIIe FAUSSETÉ. 556

XXXIVe FAUSSETÉ. 557

XXXVe FAUSSETÉ. 557

XXXVIe FAUSSETÉ. 558

Dernière trace. 563

RAPPORT DE M. D’ARGENSON SUR LE PERE LACOMBE. 1715?  563

Madame Guyon se souvient 565

Lettre 406 . Au baron de Metternich. 565

Témoignages de Dupuy. 567

32. De Dupuy au marquis de Fénelon. 8 février 1733. 567

33. De Dupuy au marquis de Fénelon. 4 mars 1733. 568

ETUDE [en cours] : 571

Choix orienté vers une lecture « spirituelle » 571

SOURCES ASSOCIEES.. 621

«La Combe» étudié par Jean Orcibal 623

1. Vie. 623

1.1 Avant le procès. 623

1.2. Procès et prisons. 625

2. Œuvres. 627

3. Spiritualité. 629

Sources manuscrites. 632

Études. 633

Le P. Lacombe cité dans le « Supplément à la Vie de madame Guyon » 635

Un renseignement sur le sort du confesseur. 639

Un résumé (tendancieux) de la doctrine du P. Lacombe. 641

Mère Bon (1636-1680) contemplative ursuline influente sur le P. Lacombe. 645

Vittorio Augustin Ripa (-1691) évêque ‘quiétiste’ 653

Fin. 655

Styles utilisés sous Word. 663

 


 

 

Styles utilisés sous Word

Normal c.11 i.simple

Notes c.10 i.10

Citation c.11 i.11 -5 mm

Titres 1 2 3


 

 

 



[1] Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique [désormais cité par numéro de fascicule et de colonne, ici « DS 9.32 » : il s’agit du fascicule imprimé « 9 » sur sa tranche et « LIX-LX Labadie-Leduc » en page de couverture], Beauchesne, Paris, 1975, article « LA COMBE (FrançoIs), barnabite, 1640-1715. 1. Vie. -- 2. Œuvres. -- 3. Spiritualité. »

[2] En DS, 9.32 : « Etudes : P. Dudon, La Combe et Molinos, dans Recherches de science religieuse, t. 10, 1920, p. 183-211. - O. Premoli, Storia dei Barnabiti nef Seicento, t. 2, Rome, 1922. - G. Boffito, Scrittori Barnabiti, t. 2, Florence, 1933, p. 305-311 (voir aussi p. 336-337, et t. 3, 1934, p. 220). - Sur le séjour de La Combe à Lourdes, J.-Fr. Boulet, Traditions et réformes religieuses dans les Pyrénées.., Pau, 1974, p. 308-312. - Voir surtout A. M. Bianchi, Fr. La Combe, un barnabite sacrificato, thèse, Gênes, 1972 / Sur la spiritualité de La Combe, cf la lettre à lui adressée par le jésuite Honoré Fabri (Arch. de Saint-Sulpice, ms 2043, 1); H. Delacroix, Etudes d’histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, 1908, p. 193, 256 svv; – J. Le Brun, La spiritualité de Bossuet, Paris, 1973, table ; DS, t. 1, col. 31-33, 48-49; t. 4, col. 675-676; t. 6, col. 13061336, passim.

 

[3] Citation de la Contribution d’Orcibal. Elle est reproduite en entier à la fin du présent volume, section « Sources associées ».

[4] Résumé tel que nous l’avons établi dans notre édition de la Vie par elle-même avant que notre intérêt ne se focalise sur le P. Lacombe. Seul le début du chapitre sera ici cité, § 1-2. -- Nous « situerons » contextuellement tous nos extraits en les faisant précéder de résumés couvrant les chapitres auxquels ils appartiennent.

[5] Les titres de chapitres sont nôtres. Ici, précédé de « 1.18 » : première partie de la Vie par elle-même, chapitre 18.

[6] Paragraphe numéroté par le premier éditeur Poiret.

[7] Cette information nous permet de dater cette première rencontre entre la jeune madame Guyon et le Père Lacombe aux mois de mai-juin 1671 (dans le chapitre Vie 1.15  la variole est datée du 4 octobre 1670. Madame Guyon perdant alors une partie de sa beauté à « 22 ans et quelques mois », c’est l’une des rares dates « marquantes » qu’elle cite dans sa Vie. Elle citera celle de l’enfermement de La Combe…).

[8] Pagination du manuscrit-source d’Oxford.

[9] L’effet de « présence de Dieu sur mon visage » signalé précédemment est probable et bien reconnu des mystiques ; mais madame Guyon savait-elle à l’époque « qu’il serait à Dieu » ?

[10] La suite du chapitre revient sur les difficultés rencontrées au logis, « les croix dans l’économie admirable que Vous y gardez », « la charité que Notre-Seigneur m’avait donnée pour les pauvres » […].  Le chapitre suivant 1.19 traite de la recontre décisive avec Monsieur Bertot (1620-1681). Il sera son directeur durant dix ans. Puis Madame Guyon se tournera sans tarder vers le Grand Carme Maur de l’Enfant-Jésus et vers  le Père La Combe.

[11] Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par D. Tronc, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 2005.

[12] CG 1, 51-74, 21 lettres préservées du P. Maur. - Maur de l’Enfant-Jésus, Ecrits de la maturité 1664-1689, coll. « Sources mystiques », Toulouse, Editions du Carmel, 2007, Entrée à la Divine Sagesse, Editions du Carmel, coll. « Sources mystiques », Toulouse, 2008.

[13] Information intéressante à confirmer.

[14] Elle est écrite à Rome avant l’année 1683, date du seul échange épistolaire direct entre La Combe et Guyon qui nous soit parvenu (avant 1687, ils sont en relation directe et en nombreux déplacements peu favorables à la conservation de lettres ; après leurs arrestations – qui furent presque simultanées : 3 octobre 1687 pour La Combe, 29 janvier 1688 pour Guyon -- seules les lettres de La Combe pouvaient survivre hors de prison et nous ne possédons aucune lettre de celle-ci qui lui seraient parvenues).

[15] [CG 2], Pièce 1, p.51, reprise intégrale.

Nous résumons également dans la présente note la source et les explications données en petits caractères à la suite du texte de la lettre en [CG 2] :

« A.S.-S., fonds Fénelon, ms. 2043, copie intitulée : « Pièces concernant le père Lacombe » : 

La première de ces pièces est une lettre de Lacombe au père Fabry, en latin, paginée 1 à 47, que nous ne reproduisons pas. La seconde pièce est la lettre en français qui figure ici. La troisième pièce, « Doctrine du P. Lacombe », est une copie également soignée, mais d’une autre main et de format différent. La quatrième et dernière pièce, de loin la plus importante, « Le Gnostique de Clément d’Alexandrie / mss. Original » est l’œuvre de Fénelon (édité pour la première fois par Dudon, Beauchesne, 1930 ; repris avec corrections par nous-même : « La tradition secrète des mystiques ou le Gnostique de Clément d’Alexandrie », Arfuyen, 2006).

On devine une circulation d'opuscules et lettres divers au sein du cercle guyonnien, qui joignent ainsi dans le même ensemble manuscrit les deux compagnons auxquels se confia « notre mère » : l’ainé de sept années Lacombe et le cadet de quatre années Fénelon.

 

[16] Contraction d’Isaie, 14, 13-14 : …in caelum conscendam super astra […] ascendam super altitudinem nubium ero similis Altissimo. [Vulgata, Gryson] Je monterai au ciel au-dessus des astres […] Je me placerai au-dessus des nuées les plus élevées, et je serai semblable au Très-Haut. [Sacy].

[17] Matt., 20, 16 : sic erunt novissimi primi et primi novissimi. Multi enim sunt vocati, pauci autem electi . [Vulgate]. Ainsi les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers, parce qu’il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. [Sacy].

[18] Baruch, 4, 26 : Mes enfants les plus tendres ont marché en des chemins âpres ; ils ont été emmenés comme un troupeau exposé en proie à ses ennemis. [Sacy].

[19] Tout ce développement digne d’un prêche baroque justifie les interprétations critiques qui ne manqueront pas.

L’on ne peut exclure des dérapages au sein de cercles quiétistes italiens et français (dont au sein du cercle animé par Rouxel près de Dijon ?).

Mais Madame Guyon et La Combe et leurs proches s’inscrivent -- ce que nous avons tendance à oublier à cause du retentissement de la « querelle du quiétisme », phénomène local amplifié à la Cour du puissant Monarque -- dans un mouvement global très large « où les thèmes mille fois répétés semblent prendre le pas sur le contact avec l’expérience vécue » (J. Le Brun, La spiritualité de Bossuet, Klincksieck, 1972, 444).

[20] Baruch, 4, 1-2 (contracté) : C’est ici le livre des commandements de Dieu, et la loi qui subsiste éternellement. [Tous ceux qui la gardent arriveront à la vie, et ceux qui l’abandonnent tomberont dans la mort.] Convertissez-vous, ô Jacob, et embrassez cette loi ; marchez dans sa voie à l’éclat qui en rejaillit, et à la lueur de sa lumière. [Sacy].

[21] Nous n’avons pas vu la lettre. A chercher dans les écrits d’Aranthon d’Alex ?

[22] Expériences mystiques en Occident. Une école du cœur. (Tome IV à paraître).

[23] tristesse profonde.

[24] Ps.30, 13.

[25] Nous n’avons pas cette lettre mais Bertot, sur le thème de « si le grain ne meurt… » l’assure de même vigoureusement : « J’ai de la consolation que vous vous portez mieux ... le grain étant pourri il germera, et ce que je vous pourrais dire arrivera ; mais ce ne sera jamais que vous ne soyez pourrie ! Vous  m’entendez , car je ne parle point de la pourriture corporelle. / Lisez et relisez ceci; et sachez que jamais vous ne le mettrez en pratique de manière que votre esprit en soit content. Quand cela sera, votre pourriture sera achevée et elle commencera à germer. Je ne sais si vous comprendrez ce dernier. » DM, vol. 2, lettre 59 (Jacques Bertot Directeur Mystique, 2005, p. 264).

[26] La Mère Bon était effectivement physiquement contrefaite et elle rentra difficilement dans sa communauté religieuse. Le rêve fut-il provoqué par une conversation qui aurait eu lieu entre La Combe et Guyon avant la rédaction de cette fraction de la Vie par elle-même, ou bien s’agit-il d’un rêve mystique ? De tels rêves existent et se situent plus profondément que ceux des couches psychologiques étudiées par Freud puis par Jung.

L’injonction d’aller « à Genève » peut avoir été mal interprétée en étant comprise au sens littéral (et suivie) de se rendre à Gex chez les « Nouvelles Catholiques », renforçant ainsi l’adhésion à une entreprise suggérée à la jeune veuve fort riche. Elle ne fut pas une réussite. Illustration du danger lié à l’interprétation de rêves même s’ils sont « vrais » !

[27] Genève est célèbre pour Calvin et pour sa défense opiniâtre face aux tentatives savoyardes du début du siècle. C’est encore une bien petite république si l’on compare le dénombrement (en 1770) des habitants de la « ...ville et république de Genève : 40 000 » à celui de la Confédération Helvétique d’un « ...total général de 1 841 531 [sic]. » Expilly, Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, Paris, 1762. 

[28] Inspiratrice du P. La Combe comme nous l’avons signalé précédemment. Auteure d’un Catéchisme spirituel pour les personnes qui désirent vivre chrétiennement. Ce témoignage d’une expérience profonde suit immédiatement deux copies des Torrents de Madame Guyon dans le recueil A.S.S. ms. 2056 constitué à St Sulpice vers 1700 ce qui est sûrement voulu. Le texte intéressant reste à éditer.

 

[29] La Combe « est ordonné prêtre le 19 mai 1663 par Jean d'Arenthon d'Alex, évêque de Genève » (Orcibal).

[30] Lettre de madame Guyon son frère. 1681. [CG I], Lettre 65, p.186.

[31] On consultera nos résumés des chapitres concernés de la Vie par elle-même, groupés pages 1071-1102 et donc d’accès malaisé, ici redistribués en tête de lettres.

[32] Gex est situé tout près de Genève. L’histoire de cette petite cité est tributaire des affrontements religieux encore frais dans les mémoires du temps de Madame Guyon (consulter l’article de Wikipedia traitant d’une histoire complexe).

[33] « / » et « // » encadrent les ajouts propres au premier jet du manuscrit de St-Brieuc, repris en italiques (Vie par elle-même, « Nos principes d’édition », 98).

[34] L’oeuvre de conversion de petites filles protestantes enlevées à leurs familles sera rapidement mal perçue par Madame Guyon.

[35] Ps. 39, 8-9.

[36] en a à faire.

[37] « Peut-être "oracles ". - Cette variante de sens possible, supprimée par Poiret dans ses errata, a été maintenue dans l'édition de 1791 par Dutoit. Le manuscrit d'Oxford porte clairement : “miracles”, mot qui se retrouvera un peu plus loin dans le même contexte, 2.12.3, relève Bruno – il s’agit bien de miracle lié à l’efficace mystique ; l’interprétation ‘oracles’ vient de tendances prophétiques actives autour de Poiret (il s’agit des illuminés cévenols) et plus encore de Dutoit (mais rejetées par Madame Guyon dans sa correspondance avec des disciples étrangers, sur le sujet précis des cévenols).

[38] Matth. 13, 52.

[39] Référence au manuscrit de Saint-Brieuc en plusieurs fascicules paginés.

[40] Ps. 86, 1. Elle est fondée sur les saintes montagnes.

[41] Sens incertain : rejoindre ou (plus probable) convertir.

[42] Filiation « fondée » par le P. Chrysostome de Saint-Lô, passant par Bernières, Bertot, Guyon : D. Tronc, « Une filiation mystique : Chrysostome de Saint-Lô, Jean de Bernières, Jacques Bertot, Jeanne-Marie Guyon », XVIIe siècle, PUF, n°1-2003, 95-116.

[43] Voici quelques extraits de ses lettres (Papiers du P. Léonard, aux Archives Nationales, L 22, n°15, f° 10 ss.) :

(1) à son demi-frère P. de la Motte : « J'ai toujours cru, et le crois encore, que la grâce d'une femme chrétienne est d'être cachée dans son ménage et d'observer [veiller à] ses enfants chrétiennement. J'en ai que j'aime avec une tendresse que je ne veux pas dire ; je sais la nécessité qu'ils ont d'être bien élevés. Cependant je les quitte, et pourquoi ? pour suivre la volonté de Dieu, qui m'est marquée par ceux qui me tiennent la place de Dieu. » (Elle avait consulté Bertot et Dom Claude Martin)

(2) En réponse au même : « Toute la première page est de vous sans vous... Mgr de Genève m'a procuré l'avantage de voir le R. P. de La Combe... Je vous prie de me faire avancer ma pension... L'on me menace de m'ôter ma fille. L'on dit que l'on fera ce que l'on pourra contre moi, et l'on craint que je donne mon bien. ...l'on peut me compter comme n'étant plus. Pour la vocation, si elle est de Dieu, il saura bien la soutenir, et si elle n'est pas de lui, elle se détruira d'elle-même. » (f° 13)

(3) au même : « …puisque ma belle-mère n'en veut point, il faut faire comme si j'étais morte et élire un tuteur à mes enfants. Ils ont assez de ce que je leur laisse pour en faire les frais ; si j'étais morte, il faudrait bien en user ainsi. Je renonce de bon cœur à tous mes droits et avantages, et quand je serais réduite à aller mendier mon pain, je ne changerai point de résolution. Je suis bien aise que M. H[uguet] et mes autres parents se déclarent aussi contre moi ; j'aurais de l'appui si cela n'était pas, et je suis bien aise de n'en avoir qu'en Dieu seul. Je ne suis assurément point femme à visions, mais je suis disposée à faire la volonté de Dieu au péril de ma vie. Vos appréhensions ne me troublent point, parce que je ne cherche ni ma propre gloire ni mes avantages. Dieu sera toujours mon Dieu, et c'est assez pour moi. Je suis en lui sans réserve toute à vous. »

(4) à son fils aîné : « Je ne vous eusse jamais quitté pour rien moins que pour Dieu » (f° 14 v°. )

(5) à son fils cadet : « Mon cher enfant, je ne vous oublierai jamais devant Dieu, pour qui seul je vous ai quitté » (f°15) – En tout ceci Madame Guyon ne fait que suivre des exemples illustres.

[44] Adjectif à valeur dépréciative. – Parallèle avec le jeune fils de Marie Guyard-Martin. Ce dernier « encouragé » par des proches opposés à l’entrée de la veuve au couvent des ursulines de Tours sous le nom de Marie de l’Incarnation est acteur de la scène qui figure dans la Vie publiée par lui-même devenu dom Claude Martin (Livre second, chapitre I, 181). Publiée en 1677, donc avant le séjour à Gex de 1681-1682, cette Vie fut très probablement lue par la jeune veuve Guyon dont on sait qu’elle prit conseil de dom Claude avant la décision de se rendre à Gex.

[45] « …il m'est de conséquence que ma famille ne sache pas surtout le vœu de pauvreté que j'ai fait, parce qu'ils disputeraient mon testament où je donne et récompense les personnes qui me servent depuis si longtemps. Je l'avais fait avant de faire les voeux, mais comme c'était en pays étranger, j'ai été obligée de le renouveler ici. Ce sont des dettes que de récompenser des filles qu'il y a quatorze ou quinze ans qui me servent.

J'avais fait cinq voeux en ce pays-là. Le premier de chasteté que j'avais déjà fait si tôt que je fus veuve, celui de pauvreté, c'est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens, je n'ai jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième d'une obéissance aveugle à l'extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d'une totale dépendance de la grâce. Le quatrième d'un attachement inviolable à la Ste Eglise ma mère, non seulement dans ses décisions générales où tout catholique est obligé de se soumettre, mais dans ses inclinations, et de procurer le salut de mes frères dans ce même esprit. Le cinquième était un culte particulier à l'enfance de Jésus-Christ plus intérieur qu'extérieur; et quoique mon âme ne fut plus en état d'avoir besoin de ces voeux, Notre S[ei]g[neu]r me les fit faire extérieurement et me donna en même temps au-dedans l'effet réel de ces mêmes vœux.

Depuis ce temps il n'est pas en mon pouvoir de garder de l'argent. Je vis avec une entière pauvreté. J'ai eu une obéissance d'enfant qui ne me coûte rien, parce que je ne trouve pas même en ma volonté un premier mouvement de résistance. Je peux dire le même sur tout le reste. Sur l'enfance, elle me fut communiquée d'une manière très parfaite… » (Lettre au duc de Chevreuse, 11 septembre 1694.).

[46] Proclamait.

[47] Matth. 26, 31 et Luc 22, 31-32.

[48] La baronne de Chantal fondatrice des Visitandines, Marie Martin-Guyard devenue Marie de l’Incarnation. -- J’imagine des échanges sur leurs souvenirs de jeunesses. Il pouvait avoir lieu dans les années 1690 entre madame Guyon et Fénelon sur le sujet de la vocation. La première regrettant son engagement de jeune veuve auprès des religieuses chargées d’éduquer des filles retirées à leurs familles en « Nouvelles Catholiques », le second se souvenant de sa période « missionnaire » auprès des protestants de Saintonge proche de la Rochelle en 1685-1686. Ses méthodes douces -- pour l’époque ! car à la vue de dragonnades, il propose d’envoyer des protestants en Nouvelle-France et non aux galères à Marseille -- ne furent guère effectives et donc peu appréciées (v. Correspondance de Fénelon, tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts, par Jean Orcibal, Chapitre VI, « Fénelon et les protestants »).

[49] Signature ou simple approbation ? V. glossaire, signer.

[50] « de » exprime le propos, cf. le latin de = « au sujet de ».

[51] Enthousiasmé.

[52] Ps. 44, 14.

[53] Suspendre (sens du latin chrétien) ; infra « interdit » sentence ecclésiastique défendant la célébration des offices.

[54] Cf. Vie 2.4.2.

[55] Rares apercus sur la vie intérieure de la mystique, prolixe quant aux vécus ordinaires mais discrète sur toute expérience intime. -- Détails concernant les conditions de toute vie mystique dont les acquiescements requis. Nous ne coupons pas ces développements assez amples qui s’écartent des « aventures » de Lacombe mais qui justifient l’attitude envers le confesseur qui va devenir dirigé mystique, un cas fréquemment rencontré  (Catherine de Gênes et Marabotto...).

[56] Le thème de la souplesse est abordé dans la correspondance, où Madame Guyon a recours aux analogies universelles offertes par les éléments air, glaise, eau : « plus sa volonté est souple sous la main de Dieu, plus elle [l’âme] perd toute consistance propre pour prendre à chaque instant la figure qu’il plaît à Dieu de lui donner. Il n’y a que l’eau qui puisse être de cette sorte. Tout ce qui fait un corps conserve toujours une forme, et par conséquent une opposition à être faite ce qu’on veut. L’eau prend la forme de tous les vases où on la met, elle prend toutes les couleurs. Notre volonté doit être de même à l’égard de Dieu. Jusqu’à ce qu’elle en soit venue là, elle n’est pas entièrement propre au dessein de Dieu. » Lettre au duc de Chevreuse, le 5 décembre 1692

[57] Les Torrents établissent nettement la différence entre ces deux voies illustrées dans ce célèbre rêve des deux gouttes ; la goutte pure représente le chemin sans appuis, dit de foi nue ; la goutte bourbeuse représente le chemin s’aidant d’appuis visibles.  Madame Guyon est une mystique sobre, adepte de la foi nue, peu sensible à l’éclat des lumières, qui va tenter d’orienter le Père La Combe en ce sens, avant d’autres : « Ce n'est point sur les choses extraordinaires qu'il faut juger des gens. Il y a une impression du fond, qui est très sûre, et qui porte grâce avec soi ; et c'est par celle-là qu'il faut juger, mais nullement par les choses extraordinaires, qui sont fautives, et qui peuvent arriver aux âmes communes. Croyez-moi : au nom de Dieu, ne donnez point là-dedans ; allez par la foi pure et nue. Lorsque je dis ou écris les choses, je ne les dis point par vue prophétique ; mais je les dis comme un enfant qui dit ce qu'il pense, sans qu'il n’en reste rien après. » Lettre au duc de Chevreuse, 20  janvier 1693 ; « Notre conduite n’est pas de suivre des mouvements extraordinaires mais la conduite de la providence qu’on suit pas à pas. Lorsqu’on est pressé de se déterminer et qu’on n’a pas le temps de demander conseil, alors en se recueillant intérieurement, suivre son mouvement à la bonne heure, ou bien aller son chemin lorsque rien n’arrête, mais aller par des enthousiasmes, c’est le moyen de s’égarer. »  Lettre à la petite duchesse [de Mortemart], août 1697.

[58] Au sujet de.

[59] Probablement repris dans les opuscules réunis sous le titre de Discours Spirituels, qui aborde fréquemment l’esprit intérieur de foi : « foi de confiance qui produit un abandon entier » (V. éd. Dutoit : tome I, pp. 366, 429-433 ; tome II, 110-114, 159-164, 304-306, 332-335). “C’est apparemment celui qui est dans le I. Tome des Discours spirituels et chrétiens, le discours LXII [pp. 421-440]. Voir aussi dans le II. Tome les discours XIV à XVII [pp. 96-114]” indique plus largement en note Poiret.

[60] Madame Guyon spécifie la date au cas où.

[61] …et enfonce le clou ! Mais l’évêque in partibus ne devait pas bénéficier des richesses de Genève.

[62] Anacoluthe que l’on ne peut résoudre.

[63] Insistance de clerc.

[64] Lacombe enseigna la théologie à Bologne puis passa à Rome en qualité de lecteur (1672-1674).

[65] Frénésie, « maladie qui cause une perpétuelle rêverie avec fièvre » Furetière.

[66] tourments

[67] allusion à la menace du mariage de sa fille avec le neveu au mœurs dissolues de l’archevêque de Paris Harlay ? (cette rédaction précède la libération de Madame Guyon dont on espérait obtenir l’autorisation).

[68] V. la variante P pour son ajout.

[69] Dépasser.

[70] Passage souvent cité parce que traitant de l’écriture - avec ceux de Vie 2.21.3, 8, 9.  L’écrit ne remplace pas la communication silencieuse, éventuellement il est un moyen d’union à l’occasion d’un anniversaire. A l’expression inconsidérée d‘écriture automatique’ faut-il substituer ‘écriture inspirée’ comme il peut arriver à des poètes ? Il ne s’agit évidemment pas d’une technique libératrice mais de ne pas interférer avec le flux qui se produit dans un état interdisant de toute façon le fonctionnement cérébral analytique.

[71] “en 1683. C’est le Traité intitulé les Torrens, qui a été imprimé deux fois en Hollande dans les Opuscules spirituels de Mad[ame] Guion, au Tom. I l’an 1704, et plus complet au tome II. 1712.” P

[72] Cf. « simplicité = humilité » dans un contexte religieux.

[73] V. Poiret : « témoignage », « c'est-à-dire marque sensible, preuve etraison perceptible », par exemple la guérison.

[74] « C'est-à-dire marques sensibles, preuves et raisons perceptibles.” P

[75] : dans l’obéissance (v. variante).

[76] V. variante Poiret : « c'est-à-dire autrement que pour avancer sa mort mystique. » Pmystique ».

[77] La « grande maladie » accompagne la transformation vers la vie apostolique. Le « retour en enfance » qui l’accompagne souligne le contraste entre l’intensité de l’expérience et la fragilité de la nature.

[78] Délire.

[79] De capax, qui peut comprendre.

[80] Peines.

[81] Délire, perturbation d’esprit lié à la fièvre.

[82] Songes parallèles à celui de la chambre située au sommet du mont Liban. Vie 2.16.7

[83] = près de  (qui, au XVIIe s. a les deux sens confondus : sur le point de et disposé à, notre « prêt à »).

[84] Le 2 février.

[85] Lundi gras = veille du mardi gras qui précède le mercredi des Cendres, ouverture du temps de carême (en général au mois de février).

[86] Apoc. 12, 1 et 6.

[87] Ce qui s’est vérifié et est tout à fait exceptionnel chez les mystiques.

[88] Voir ci-dessus § 2.1.9 Poiret

[89] Aucune a le sens positif de « quelque », nié par « non » : archaïsme.

[90] faire aller dans une retraite

[91] Vittorio Augustin Ripa, évêque (1679 – 1691), qui avait pleine confiance dans le P. La Combe, « son confesseur, le chargeant d’enseigner les cas de conscience aux prêtres du diocèse ... Le fruit de cette association spirituelle fut la parution à Verceil en 1686 de trois ouvrages spirituels. La Combe fit imprimer son Orationis mentalis analysis ... et Mme Guyon son Explication de l’Apocalypse, tous deux avec l’approbation de Mgr Ripa, qui lui-même publiait l’édition présumée de l’Orazione del cuore facilitata da Mons. Ripa ... il y a renversement des plans par rapport au schéma traditionnel ; ici c’est la mystique qui ouvre la voie à l’ascèse et provoque la conversion profonde du cœur. » V. DS tome 13 col. 682 à 684. Mgr Ripa avait séjourné à Jesi, où Petrucci était évêque : on trouve ainsi un lien entre ‘quiétistes’ italiens et français. - On note cette deuxième expérience heureuse acquise ainsi par Madame Guyon après celle du premier séjour à  Grenoble, l’année précédente. La troisième expérience à Paris sera plus douloureuse.

[92] Chanoine du chapitre d’une cathédrale chargé d’enseigner la théologie.

[93] A opposer à une lettre de patente. Les lettres de cachet sont closes et authentifiées par l’apposition du cachet personnel du Prince.

[94] V. le déplacement opéré par P.

[95] Ce voyage écourté n’empêchera pas une communauté guyonnienne de s’établir durablement à Lausanne puis des érudits originaires de cette ville de témoigner en sa faveur (v. Index des lieux et notre préface).

[96] V. variante Poiret : « elle fit tout cela à notre insu et (comme elle l"a dit depuis) une force supérieure… »

[97] Au nord-est de Turin, à une soixantaine de kilomètres.

[98] d’Aranthon d’Alex ou Arenthon d’Alex (Jean d’), v. notice Dict. Hist. Géogr. Eccl.

[99] Armand-Jacques Guyon, v. Index des noms.

[100] Parmi les tuteurs se trouve Denis Huguet, cousin germain du mari de Madame Guyon, v. Index des noms.

[101] Turin est à 65 kms de Verceil (Vercelli) et à 70 kms de Biella, résidence même de Mgr Ripa qui n’était ainsi éloigné que de 40 km environ de son évêché de Verceil. Madame Guyon a demeuré une petite année dans le diocèse de l’évêque qu’elle quitta au printemps 1686. (J. Orcibal, Etudes d’Histoire et de Littérature Religieuses, Klincksieck, 1997, “Le cardinal Le Camus…”, 804 - et sur l’évêque v. DS tome 13 col. 683.)

[102] Déplacé par P en 2.15.5 à la suite de 2.15.4 : « …vous me l’ôtiez ».

[103] Paula, dont le palais patricien à Rome se transformait en une sorte de monastère, rejoignit Jérôme à Salamine ou à Antioche en 385, accompagnée d’un groupe de vierges.

[104] Madame Guyon en doute rassemble ici des expériences accumulées au fil des ans pour confirmer l’incroyable à toute pensée cartésienne : déjà la sienne, aujourd’hui la nôtre. Seule une forte et précise intuition confirmée après coup ne peut être facilement invalidée. Le reste demeure ‘enfermé en nous’ et peut et doit être mis en doute par autrui -- ce qui inclut les expériences fondamentales d’Amour reçu, de perception de beauté… Madame Guyon pose des expériences qu’elle pense être vérifiées sans proposer de descriptions intimes.

[105] « Jeanne-Marie Guyon, née le 21mars 1676.

[106] « Nous savons par un prêtre de Besançon, Rouxel, qui alla la voir à Grenoble, qu’elle y logeait chez « Mme Galle, veuve d’un trésorier âgée de plus de quatre-vingt ans... qu"elle appelait sa mère... qui avait même caractère et même doctrine » et dut mourir vers 1688 (A.S.S. n°7569, f. 2 v°, cf. 7570, f. 4 v°) » Jean Orcibal, Etudes…, op. cit., p. 802, n. 20.

[107] Luc 22,15.

[108] Jean 19, 30.

[109] Luc 23, 46.

[110] Voir la lettre de 1683 (IV) du Père La Combe qui éclaircit admirablement ce passage.

[111] « Après la mort du général des Barnabites, le vicaire général Maurice Arpaud refusa le 4 septembre 1685 au P. de la Motte, supérieur de leur maison de Paris ...de lui envoyer le P. La Combe que M. de Verceil entendait garder. Mais Denis Huguet [tuteur] annonça alors au P. Arpaud que "le roi y mettrait la main" ...De fait, l"ambassadeur de France intervint et le P. Arpaud dut prier l "évêque de Verceuil de laisser partir le P. La Combe... » ORCIBAL, Etudes, “Le Cardinal Le Camus”, p. 804, note 34.

[112] Luc 2, 51.

[113] Act. 20, 23 P

[114] Le chapitre général avait été convoqué le 30 avril 1686. ORCIBAL, Etudes, “Le Cardinal Le Camus”, p. 805 note 36.

[115] Ici se place un ajout important de P, v. deuxième variante qui suit.

[116] « Après ce second séjour à Grenoble qu"il faut sans doute dater d"avril-mai 1686, elle passait par Lyon (elle y obtenait le 25 mai deux approbations pour le Moyen Court), par Chalon-sur-Saône où elle connut le chanoine Bernard qui la recommanda au curé de Dijon Cl. Quillot ; elle se trouvait le 2 juillet dans cette ville où elle resta quinze jours et regagnait Paris le 21 juillet 1686. » ORCIBAL, Etudes, “Le Cardinal Le Camus”, p. 805.

[117] Actes 20, 23.

[118] Vocabulaire de l’escrime : attaque où entre de la traîtrise (1640).

[119] « Il n’y a nulle difficulté à concevoir les communications intérieure des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchie en Dieu … L’on dit que le fer frappé de l"aimant attire comme l’aimant même ; une âme désappropriée …attire les autres âmes à lui [à Dieu par intermédiaire, comme celui des pièces secondaires de fer formant une chaîne accrochée à un aimant primaire] sans qu’elle y ait de part mais c’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu pénètre par elle les autres coeurs. » Lettre à la petite duchesse,  fin 1697.

[120] Jean 1.

[121] Voir variante B : « distinct et l’aperçu ».

[122] V. les raisons avancées dans P.

[123] « par réflexion, et comme si on portait l’état de Jésus-Christ. Les mystiques distinguent trois états ; de conformité, d’uniformité, et de déiformité ou de transformation.Voyez le Livret de l’Abrégé de la Perfection Chrétienne.” P

[124] Il s’agit de la duchesse de Charost qu’elle avait déjà rencontrée lors de la jeunesse et d’une retraite avec Bertot.

[125] Michel de Molinos, (1628-1696) le quiétiste espagnol, auteur de la Guia, dont le succès fut grand. V. Index des nom, Molinos.

[126] Créer une dette de gratitude.

[127] Changement de temps assez fréquent chez Madame Guyon.

[128] Ps. 54, 13.

[129] Marie de Miramion, laïque, (1629-1696). Supérieure des Filles de la Providence, elle accueillera Madame Guyon à sa sortie de prison en septembre 1688.

[130] aurait dû

[131] contrariété.

[132] ayant convenu d’une heure.

[133] [CG II], lettre 2, p. 55. – Nous reproduisons les notes et la spécification de source donnée en fin du texte de la lettre.

[134] Bien fausse prévision. A l’âge de quarante ans madame Guyon n’a pas encore connue de prison.

[135] Matthieu 8, 20.

[136] « a » : = variante éditée en [CG II]. Nous les donnons pour monter combien elles sont nombreuses. Puis nous les omettrons lorsqu’il ne s’agira plus des deux seules lettres adressées par une Madame Guyon incertaine en opinion comme en écriture. On se reportera à notre édition [CG I & II] de la Correspondance de madame Guyon.

[137] [note 1 de l’éd. [CG II] : ] Ici commence le texte de la lettre donné par la relation de Phelipeaux. « Tout ce début, quoique signalé par Phelipeaux, manque à Deforis.

Deforis place la note suivante, qu’il rapporterait de Bossuet lui-même : « Dans sa Vie, p. 503 [de l'édition Poiret consultée par Deforis], elle vit qu’elle était cette femme. Cela arriva en 1683. La lettre au P. La Combe est rapportée à la page 489 : elle ne suit pas les jours, mais les années. Elle parle de ce qui lui arriva le jour de la Purification, le P. La Combe étant alors avec elle : elle avait eu vingt-deux jours de fièvre continue, et, le jour de la Purification, elle était retombée plus dangereusement que jamais. Lui lisant cette lettre et lui parlant de cette femme délaissée, elle n’hésita point de dire qu’elle l’était : elle détermina le temps de l’accomplissement de sa prédiction au siècle qui court, sans déterminer si ce serait à la fin de celui-ci, ou au commencement de l’autre. Mme la duchesse de Chevreuse m’a dit que la paix et le commencement du changement arriveraient en 1695. M. de Chevreuse n’en est pas disconvenu ».

« À propos de cette note, il faut remarquer que si, comme le dit Bossuet, Mme Guyon raconte dans cette lettre ce qui lui arriva le jour de la Purification (2 février), comme cette dame dit expressément qu’elle écrit le jour même qu’elle a eu son songe, la lettre serait faussement datée, dans les éditions, du 28 février. La Vie imprimée n’indique pour la date ni le jour ni le mois, mais seulement l’année 1683.

« Mme Guyon a expliqué ailleurs (Vie, t. II, p. 149) sa vision, sans dire qu’elle se produisit le jour de la Purification : « Une nuit que j’étais fort éveillée, Vous me montrâtes à moi-même sous la figure, - qui dit figure ne dit pas la réalité : le serpent d’airain, qui était la figure de Jésus-Christ, n’était pas Jésus-Christ, - vous me montrâtes, dis-je, à moi-même sous la figure de cette femme de l’Apocalypse [...] J’écrivis tout cela au P. La Combe... »  [Urbain Levesque, Correspondance de Bossuet, v. notre éd. de la Vie par elle-même, « Bibliographies », 1115].

 

[138] Matthieu, 24, 14-29.

[139] Apocalypse, 12.

[140] L’Esprit-Saint.

[141] Cette lettre est suivie d’un ajout de Chevreuse après séparation par un trait horizontal d’une ligne : “Sur le dos de cette lettre, il y avait écrit de la main de la même personne : ‘Cette lettre doit ce me semble être conservée, parce que la plus grande partie de ce qu’elle contient est déjà arrivé, et que le reste arrivera. Vous ferez pourtant ce qu’il vous plaira.’ Elle le mandait à Mme la D [uchesse] de Cha [rost], il y a un an et demi [trait d’une ligne]/Jusques ici tout est copié mot à mot et même la rature ainsi qu’on l’a trouvée dans la copie faite sur l’original dont il est parlé dans le titre [trait d’une ligne]/Le 19e d’août 1691 j’ai appris de la personne qui a écrit la lettre ci-dessus en 1683, qu’elle n’eut aucune connaissance du contenu que dans le moment qu’elle l’écrivit dans le milieu de sa maladie de plusieurs mois après le songe dont il y est parlé. Cela se fit par un mouvement non prémédité. Le contenu de la lettre lui fut mis dans l’esprit à mesure qu’elle l’écrivait. Il ne fit proprement que passer par sa tête et par son esprit sans s’y arrêter. Tout ce qu’elle en peut dire maintenant, c’est que pour ce qui regarde les guerres et ensuite la paix générale, cela doit être pris à la lettre des guerres et paix extérieures dans l’Europe. Une partie est déjà assurément arrivé. Elle ne doute pas que le reste n’arrive de même.”

 

[142] Allusion aux souffrances subies par Madame Guyon portant spirituellement le père La Combe (Vie, 2.22).

[143] « Trou » désigne dès le XVIe siècle une petite localité à l’écart (1525), puis une maison, une retraite où l’on s’isole (1592) (Dict. Rey). – Saint-Gervais, quartier de la ville de Genève.

[144] «C’est l’évêque de Verceil dont il parle.» Éclaircissement sur la vie […]. Il s’agit de l’évêque Ripa, qui collabora avec Lacombe et Madame Guyon.

[145] Nous faisons suivre ici par la note 1 de [CG II] ce qui permettra de retrouver l’ordre des notes de l’édition de référence (égalemnt par économie d’effort !), puis le fil du texte principal reprend par : « quelques personnes… ». On retrouvera souvent dans ce dossier Lacombe une telle alternance du texte principal avec ses notes reprises de l’édition d’origine.

[146] Vie, 2.24.3 : “Il voulait tous nous unir et faire une petite congrégation.” (v. la suite du récit).

[147] À l’état laïque. Madame Guyon refusa précédemment de devenir supérieure des Nouvelles Catholiques de Gex.

[148] La ville de Saint-Gervais-les-Bains, près de Sallanches, dans la vallée de Chamonix, qui certes devait être à l’époque un “trou” — lequel signifie pour Madame Guyon : «  Une maison, une retraite où l’on s’isole (1592)” (Rey).

[149] Le P. Lacombe est né en 1640 à Thonon.

[150] V. l’expérience de démêlés avec un ecclésiastique qui fit entendre à M. de Genève “qu’il fallait, pour m’assurer à cette maison [des Nouvelles Catholiques, à Gex], m’obliger d’y donner le peu de fonds que je m’étais réservée, et de m’y engager en me faisant supérieure.”  (Vie, 2.6.1).

[151] Les âmes mystiques?

 

[152] Pièce 67 page 188 de notre édition [CG I]. Les points de suspension sans crochets de sa première ligne proviennent de l’édition originale, indiquant qu’il s’agit d’un fragment, cf. la note « 2 » ici reproduite en pleine page.

[153] Ce fragment a été imprimé tout d’abord en 1698 dans la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme de Bossuet (chapitre premier) : «Je la connus au commencement de l’année 1689 […] J’étais alors prévenu contre elle sur ce que j’avais ouï dire de ses voyages. Voici ce qui contribua à effacer mes impressions. Je lus une lettre de feu M. de Genève, datée du 29 juin 1683…»

-- «Phelippeaux n’en a cité (t. I, p. 8) que la fin. On ne sait à qui s’adressait l’évêque de Genève. C’est, semble-t-il, à une personne étonnée de la conduite de M. d’Arenthon, qui paraissait contradictoire. En effet, après avoir donné des marques de son estime pour Mme Guyon et l’avoir reçue dans son diocèse, il l’avait ensuite priée de s’en retirer.» (Urbain-Lévesque, note, t. VII ?, p.485)

-- «En 1685, au sortir de Verceil, Mme Guyon et le P. Lacombe essayèrent de rentrer dans le diocèse de Genève et informèrent l’un et l’autre le prélat de leur désir. M. d’Arenthon s’y opposa avec plus d’énergie. Comme le bruit s’était répandu, au commencement de 1688, que le P. Lacombe allait être renvoyé à Thonon, l’évêque de Genève demandait à son correspondant de Paris d’intervenir auprès de l’archevêque et du P. de La Chaise. «Vous verrez, disait-il, par ma dernière lettre circulaire (Lettre pastorale du 4 novembre 1687) les précautions que j’ai été forcé de prendre pour arrêter le progrès de sa mauvaise doctrine dans le diocèse. Si ce Père paraît ici, la moitié du Chablais est perdue» (UL, note, t. VII, p. 149).  Mais selon la Vie de Mgr J. d’Arenthon d’Alex par dom Innocent Le Masson : «[Madame Guyon] lui paraissait d’une grande piété […] Elle s’offrit à quitter Paris et sa famille […] L’évêque n’eut point de peine à y consentir; car l’action était héroïque par elle-même […] elle s’en alla à Gex […] y passa deux années et demie, faisant de grandes libéralités aux pauvres…» (rééd. 1895, p. 251) Cela se passait en 1680… Voir Orcibal, Le Cardinal Le Camus…, op. cit.

 

 

[154] Y Ajouter : les Maximes associées à la Brève Instruction ;  la préface au Cantique de Madame Guyon.

Nous avons omis « la Règle des associés, à laquelle j’ai eu quelque part » selon le témoignage de Lacombe rapporté dans son Apologie, « Iere fausseté ». Cette Règle des associés à l’Enfance de Jésus figure dans les Opuscules spirituels, 358-404. Elle passe pour l’œuvre de M. de Bernières » selon la note d’Urbain, l’éditeur de l’Apologie.  En fait Guyon, Lacombe, Bernières partagent tous les mêmes vues. Ledébut § I et II, 358-362, est remarquable. La suite est plus dévotionnelle. Nous ne reproduisons pas cette Règle dont le style est fort guyonnien, en son début fort proche du Moyen court : « Nous avons tous été engagés dans le grand ordre chrétien par le baptême qui nous rend enfants de Dieu… Sa règle toute d’amour peut donc être observée de toutes sortes de personnes… Tous y trouveront leur perfection et leur couronne : les gens mariés, ceux qui gardent le célibat… »

[155] La reprise de la distinction entre oraison acquise et passive en est un exemple.

[156] Malach. 3 vs.18. [Nous reprenons la référence telle qu’elle est fournie par l’édition Poiret – en omettons le latin qu’il cite en note ; nous agirons de même pour toute la suite].

[157] Phil. 2. vs. 21.

[158] Luc 17. vs. 21.

[159] Prov. 23. vs. 26.

[160] Gal.4. vs. 19.

[161] 2 Corinth.5. vs. 15,16.

[162] Jean 15. vs. 5

[163] En ses Dialogues. Liv.3 ; Chap.1. [Poiret P].

[164] Jean 15. vs. 5.

[165] Ps. 47. vs.14.

[166] Prov. 23. vs. 26.

[167] Poiret réfère ici à St Thomas.

[168] I. Corinth. 2. vs.14.

[169]

Il propose un manuel de prière vers « la grande oraison » en n'hésitant pas à couvrir des aspects concrets et des pratiques dévotionnelles issues du Moyen Age (usages du crucifix, approches à la Monbaer – mais sans oublier Tauler et Ruusbroec). C’est le résultat d’une longue expérience de pasteur des âmes.

L’équipe s’est partagée le travail : Madame Guyon donne les directions intérieures mystiques, Lacombe approfondit les moyens dévotionnels concrets en cours d’usage utilisant son expérience de confesseur.

 

[170] Luc 11. vs.1.

[171] « Méthode aspirative » propre aux Grands carmes, dont un mystique Directoire des novices témoigne de l’influence de Jean de Saint-Samson puis de Maur de l’Enfant-Jésus, tous deux très appréciés en écrit puis par relation avec Madame Guyon. -- Voir des « modèles de l’oraison libre » donnés infra, très proches de ceux donnés dans l’édition de 1650 de la Méthode claire et facile pour bien faire l’Oraison, Quatrième volume du Traité de la Conduite Spirituelle des novices, œuvre collective dirigée par Marc de la Nativité, un des disciples de Jean de Saint-Samson, dont la composition fut ordonnée au Chapitre provincial de 1629. Il est probable que le cercle guyonnien eut connaissance de cette Méthode. C’est le seul Directoire d’orientation mystique que nous ayons rencontré pour le siècle et sa réédition est programmée en collaboration avec les Grands Carmes.

[172] Romains 3. vs. 26.

[173] Le Directoire des Novices cité abonde en exemples proposés à de jeunes novices en panne d’inspiration ! Exemples fréquents de ce que nous ne pouvons plus entendre aujourd'hui d’une « réparation » ; Elle est commune à tous les spirituels de la fin du Grand siècle. Lacombe suit fidèlement le formatage théologique d'époque. Sur un dépassement du thème voir Mère Mectilde, florilège mystique (à paraître).

[174] Les pages 466 – 467 ici omises sont des exemples d’aspirations très semblables à ce qui précède. Culpabilité.

[175] Ps. 140 vs. 2.

[176] Rom. 8. vs. 26-27.

[177] Matth. 26. vs. 44.

[178] Matth. 18. vs. 3.

[179] Style de catéchisme de ce texte probablement influencé par le catéchisme de la mère Bon, texte qui suit celui des Torrents dans le manuscrit de Saint-Sulpice. Faire la comparaison. Notez la fine observation qui suit de l'oraison et les mouches empruntées à Thérèse.

 

[180] Prov. 25 vs. 16.

[181] Ps. 58 vs. 10.

[182] Alb. Magn. L. De adherendo Deo, ch.7. [P.]

[183] Gen. 49, 4.

[184] Ps. 104, vs. 4.

[185] « Ceci n'a point de lien quand l'objet de l'espérance est l'amour pur, ou quand on espère de parvenir un jour à l'amour pur » (saint François de Sales. Amour de Dieu livre 2 chapitre 17.)

[186] Gal. I, vs. 10.

[187] Matth. 14, vs.23.

[188] Cant 5, vs.8 puis vs.6.

[189] Apoc. 2, vs. 10.

[190] Luc 16, vs. 10.

[191] Apoc. 3, vs. 16.

[192] Cant. 8, vs . 6.

[193] Ps. 15, vs. 9.

[194] Ps. 83, vs. 2.

[195] Ps. 118, vs. 130.

[196] Matth. 26, vs. 39.

[197] Daniel 8, vs. 18.

[198] Scala gradu. 15.

[199] I Rois 3, vs. 18.

[200] Jean 18, vs. 11.

[201] II Rois 16, vs. 11.

[202] Ste Catherine de Gênes, en sa vie, ch.31. [P].

[203] Rom. 12, vs. 2.

[204] Joan. 14, vs. 17 puis Gal. I, vs. 10.

[205] I cor. 13, vs. 5.

[206] Henricus Suso, De nov. rup. Cap.2. [P].

[207] Jean 7, vs. 17.

[208] Rom. 8, vs. 13 puis Galat. 5, vs. 16.24

[209] Luc 9, vs. 23.

[210] Serm. De Sanctis [P].

[211] Matth. 11, vs.29.

[212] Ps. 43, vs. 5.

[213] Jean 14, vs. 23.

[214] Lib. De adherendo Deo. [P].

[215] Jean 14, vs. 6.

[216] Col. 3, vs. 3.

[217] Eccli. 18, vs. 6.

[218] Heb. 10, vs. 24.

[219] Gal. 4, vs. 19.

[220] II Cor., 3, vs.18.

[221] Gal., 2, vs. 20.

[222] I Cor., 6, vs. 17.

[223] Juste, même si l’on remplace Dieu par l’énergie qui nous anime, qui n’est pas la nôtre mais qui vient du plus vaste de l’immense univers.

[224] Luc 15, vs. 31.

[225] Apoc. 21, vs. 27 puis Matth. 5, vs. 8.

[226] Matth. 5, vs. 48.

[227] S. Aug. Enchir. 6.110.

[228] Jaq. 4, vs. 6. puis Sag. 6, vs.7.

[229] Heb. 13, vs. 21.

[230] Luc 17, vs. 21. puis Ps. 44, vs.14.

[231] Luc 17, vs. 10.

[232] Laicus ad Taulerum in Vita. C. 3.

[233] Apoc. 22, vs. 17. – Voir aussi Ruusbroec dans les Noces [NDE].

[234] Déterminément, par principe du propre et pour le propre. [NDE].

[235]Madame Guyon, Les Torrents et Commentaire au Cantique des cantiques de Salomon, 1683-1684, texte établi, présenté et annoté par Claude Morali, Jerome Millon, 1992. Citation p. 60.

[236] St Bernard Sur le Cantique.

[237] Isaïe 62. verset 5.

[238] Jean 3. verset 29.

[239] Psaume 103. verset 29.

[240] Jean 3. verset 29.

[241] St Sernard. Sermon 7 Sur le Cantique.

[242] Denis le Chartreux.

[243] St Bonaventure au Miroir des Novices p. 1, chap.12.

[244] Denis le Chartreux, Livre 3 De la Contemplation, chap.15.

[245] Mathieu 19. verset 27.

[246] St Denys l'Aréopagyte, Théologie mystique.

[247] Jude verset 10.

[248] St Denis au même endroit.

[249] Hébreux 5. verset 4.

[250] Cor. 6.1.

[251] Romains 8. verset 14.

[252] Cantique 2. verset 4.

[253] Apocalypse 21. verset 17. 20.

[254] Apocalypse 21. verset 6.

[255] Quelques variantes seraient à relever dont au tout début : « L’oraison mentale est une application religieuse [de l’esprit biffé] à Dieu, qui s’exécute dans le coeur par le silence des lèvres » , « X. Qu’il faut suivre l’attrait [de Dieu ajout], XIV. Surtout parce qu’on l’appelle mystique ou ténèbre ou inconnue [devenu : Pourquoi on l’appelle Mystique, ou ténébreuse ou inconnue].

[256] A 342 réf bibl. Les Fontaines, Chantilly

[257] Baltasar Alvarez

[258] Romain 2 vs. 34.

[259]  Romain 8 vs. 25.

[260] Romain 8 vs. 26.

[261] II Cor. 3 vs. 17.

[262] Jean 11 vs. 52.

[263] Psaume 127 vs. 1.

[264] I Jean 2 vs. 27.

[265] I Cor. 12 vs. 31.

[266] Aristote 10. Éthique.

[267] Luc 10 vs. 41-42.

[268] Psaume 85 vs. 9.

[269] Psaume 50 vs. 7.

[270] Isaïe 50 vs. 4-5.

[271]  Saint Augustin, méditation, chapitre 35.

[272] Habacuc vs. 20.

[273]  Albert le Grand De Adh. Deo cap.I.

[274] Saint Bernard Sermon 33 in cant.

[275]  Psaume 46 vs. 11.

[276] Denys.

[277]  Cassien collection 9 chapitre 30.

[278] Deutéronome 4 vs. 12.

[279] Nombres chapitre 23 vs. 21.

[280] In Joan. tractat. 102.

[281] Marc Hermite.

[282] Cassien, Coll. 10 c.4 & ch. 2.

[283] I Jean 3 vs. 20.

[284] II Chronique 7 vs. 2.

[285] Apocalypse 2 vs. 7.

[286] Apocalypse 22 vs. 6.

[287] Ecclésiaste 3. 

[288] Denis le Chartreux, De la contemplation. Livre 1.

[289]  I Corinthiens 6 vs. 17.

[290] Romains 8 vs. 14.

[291] Isaïe 26 vs. 12]

[292] Saint Bonaventure.

[293] Kempis, livre 1 chapitre 11 article 3.

[294]  St. Grégoire homélie 17 in Ézékiel.

[295] De contemplatione Lib. 3.5.10.

[296] Psaume 73 vs. 28.

[297] In Reg. 14.

[298] De contemplation lib.2do. art. 6.

[299] Ex Richard Victorin.

[300] Chap. I Théologie mysti. St Augustin Saint-Thomas ; Saint Bonaventure ;  et d'autres.

[301] Hiérarchie Céleste, chapitre 3 sur la Sa.

[302] Saint Thomas.

[303] Saint François de Sales, Amour divin. Livre 6 chap. 3.

[304] Denis le chartreux. De la contemplation. I livre1 art. 3.

[305] Suarez de Tolède. Grégoire de Valence.

[306] Luc 18. Vs. 1 ; I Thessa. 5 vs. 17 ; Psaume 15 vs. 8 et 45 ; vs. 11 et 72 vs. 28 Vulg.

[307] Proverbes 3 vs. 6.

[308] I Jean 5 vs. 15.

[309] Hugo Victorin.

[310] Proverbes 9 vs. 5.

[311] Saint François de Sales. Amour divin, livre 6, chap. 6.

[312]  Emmanuel Cardin de Sauréa, Opuscules. 13 c.17.

[313] Hébreux 13 vs. 14.

[314] Mathieu 5 vs. 48.

[315] Matthieu 19, vs. 17.

[316] Sapience 9 vs. 13.

[317] I Pierre 4 vs. 10.

[318] St Jean Climaque.

[319] Harphius.

[320] Bonaventure.

[321] Col. 3 vs. 15.

[322] Gen. 2 vs. 2.

[323] Hebreux 4 vs. 9-10.

[324] Denis le chartreux.

[325] Lévitique 1 vs. 17.

[326] Philip. 4 vs. 7.

[327] Psaume 103 vs. 6. 139 vs. 13.

[328] Harphius liv. I.

[329] I Cor. 3 vs. 9.

[330] Tite 2 vs. 13.

[331] Jeremie 33 vs. 3.

[332] Matthieu 7 vs. 7.

[333] Ecclésiastiques 43 vs. 3.

[334] Rom. 5 vs. 5.

[335]  Deutéronome 4 vs. 29.

[336] « Nicolas Chéron, prêtre du diocèse de Bourges, venu dans celui de Paris, où il fut nommé, le 11 juillet 1680, vice-official, puis official.

[337] « comme (= comment)… » développe « procès-verbal ».

[338] V. Vie 2.24.7.

[339] Le P. La Combe fut interné à Oléron, puis au château de Lourdes (et à Vincennes ?).

[340] Ps. 43, 16-22.

[341] Genèse 14, 23.

[342] V. l’ajout de P.

[343] V. l’ajout de P.

[344] Ps. 68, 25.

[345] Il ne reste rien du couvent mais on peut visiter la chapelle. V. Index des lieux

[346] La phrase qui précède “tout ceci … deviendraient” serait-elle un ajout écrit postérieurement ? cependant la copie O n’en porte pas trace ce qui rend la supposition hasardeuse.

[347] Louise Eugénie de Fontaine (1608-1694). Convertie au catholicisme, elle fit profession à la Visitation en 1630 dont elle fut à plusieurs reprises supérieure. Quand Mgr de Péréfixe voulut changer les dispositions des Soeurs de Port-Royal de Paris touchant le formulaire, il envoya dans cette maison, à titre de supérieure, la mère Eugénie accompagnée de six de ses visitandines.

[348] m’étonner de.

[349] Il s’agit de M. Pirot (1631-1713) comme l’indique la variante du ms. B, Vie 3.8.8. Sa réputation le fit choisir de bonne heure par l'archevêque de Harlay pour examinateur des livres et des thèses mais versatile. V. Index des noms.

[350] Moyen court et très facile de faire oraison.

[351] v. Index des lieux.

[352] “Le Père La Combe.” P

[353] « Harlay de Champvallon (François II de), 1625 – 1695 V. Index des noms. Louis XIV lui donna l’achevêché de Paris en 1671 alors qu"il était archevêque de Rouen en succession de son oncle.

[354] Depuis le 3 octobre 1687.

[355] Il s’agit de « l’affaire des Maximes des Saints. La Relation sur le quiétisme, de Bossuet, avait été distribuée le 26 juin et faisait grand bruit. Devant la résistance de Fénelon à des rétractations orales, et sous la pression de Bossuet, Louis XIV écrivit au Pape, le 26 juillet, pour lui demander de se prononcer. Le 3 août, Fénelon était exilé de la cour. » GONDAL, Marie-Louise, Madame Guyon, Récits de captivité…, op. cit.,  note 2 – Madame Guyon fait allusion au comportement tout d’abord hésitant de Fénelon et évoque les peines extrêmes du Père La Combe : « Vous ne sauriez croire combien je suis touchée de l’état de N.[Fénelon]. J’ai toujours cru que le livre serait condamné par le crédit des gens, mais Dieu voulant l’auteur pour lui et détaché de tout, il ne l’épargnera pas. C’est la conduite ordinaire de Dieu de joindre les épreuves intérieures aux extérieures; c’est ce qui rend les commencements bien glissants et qui affermit dans la suite. Ce que le Père  La Combe  a souffert pendant plusieurs années de sa prison des peines intérieures, passe ce qui s’en peut dire. La moindre petite chose qu’on fait pour se tirer d’affaire, ne réussis pas, au contraire gâte tout, redouble les peines intérieures, affaiblit et déroute tout. Je voudrais de tout mon cœur porter ses peines avec les miennes. » A la petite duchesse,  mai 1697. « Dieu ne lui a jamais manqué. Qu’il ne lui manque pas, il s’en trouvera bien, et cet état bien porté lui causera des biens infinis. Il faut un courage sans courage, et se renoncer soi-même véritablement. S’il croit, en quittant tout, trouver son repos, il n’en trouvera aucun. …Qu’il entre tout de bon dans la carrière comme soldat du Seigneur tout-puissant ; que l’aridité des déserts ne le décourage point…» Lettre à la petite duchesse, décembre 1697.

[356] Vie de Messire Jean d’Arenthon d’Alex, Evêque et prince de Genève…[par Dom Innocent Le Masson], 1697, Lyon, complété par l’Eclaicissements sur la vie de Messire Jean d’Arenthon d’Alex, Evêque et prince de Genève, avec de nouvelles preuves incontestables de la vérité de son zèle contre le Jansénisme et le Quiétisme, 1699, Chambéry.  

[357] Vie 2.3.5-6 p.000.

[358] Supérieure de la Visitation Sainte-Marie.

[359] « …la mère Bon était morte un an avant que je fusse en ce pays-là, elle a fait des écrits à la vérité, mais ils sont tout en lumière. » Lettre à la petite duchesse, avril 1698 qui sert probablement d’aide-mémoire à la rédactrice.

[360] « Je sais de bonne part qu'on a assuré les filles avec lesquelles je demeure, que lorsque je mourrai, l'on confisquera ce que j'ai en leur faveur. Le projet est tel qu'on n'appellera ni prêtre ni personne, si l'on n'avait pas le temps de faire venir N. S'il vient, il prétend déclarer que j'aurais avoué quantité de choses. On fera tout fermer de la part de M. d[e] P[aris] sous prétexte d'examiner si je n'aurai point fait quelques nouveaux écrits. S'il y en a ou si l'on y en trouve, je passerai pour relapse, et sur ce pied tout sera confisqué ; elles ont dit : «  mais si elle a fait quelque testament ? - S'il est ici, a-t-on répondu, il sera supprimé. S'il est fait avant ces affaires-ci il ne peut être valable, parce qu'il faut le renouveler tous les ans. » Lettre à la petite duchesse, avril 1698.

[361] « La rage de N. contre moi passe ce qui s’en peut dire, jusqu’à faire entendre que c’est une vraie excommunication, que je suis hérétique, retranchée de l’Eglise. Il défend que s’il me prend quelque mal subit comme apoplexie et le reste, de faire venir de prêtre, et qu’il vaut mieux me laisser mourir sans sacrements. Ils croient que personne ne saura ce qu’ils font. » Lettre à la petite duchesse, septembre 1697.

[362] Le montant correspondant.

[363] Les juges romains réclamaient « la preuve de la liaison du P. La Combe avec M. de Cambrai par actes authentiques. » On chercha cette preuve dans une liaison entre Madame Guyon et le Père La Combe. Marie-Louise Gondal, Madame Guyon, Récits de captivité…, op. cit.,  note 1 – Nous avons le récit, parallèle au récit que l’on va lire, de cette confrontation à l’archevêque dans une des toutes dernières lettres précédant l’isolement de cinq ans à la Bastille, ce qui justifie le long extrait suivant :

« …il me dit avec finesse : « La lettre est de lui.  - Je lui répondis : si cette lettre est de lui, il est fou, ou il faut que la violence des tourments la lui ait fait écrire. C'est tout ce que je pouvais dire à un archevêque que je ne puis démentir en face sans rougir moi-même … Gardez bien ce papier; c'est l'original de la lettre qu'il a fait écrire. Il y a un v à la douzième ligue, au commencement, qui en fait voir la fausseté ... Gardez bien la lettre que j'écris aussi; car si on me renferme, comme on m'en a menacée, au moins cette lettre toute entière vous certifiera de la fausseté des accusations ; car j'ai bien peur qu'ils n'en viennent pas par voie de confrontation avec le Père : ils ne veulent rien faire en justice. [NDE : effectivement elle n’eut pas lieu]. Le curé doit amener ici des témoins, pour dire qu'on m'a convaincue. Pourquoi, si cela est, n'aller pas en justice? Qu'un curé, qui me confesse, m'amène des témoins en lieu où je suis enfermée par son ordre, entre les mains de filles dont ils font la fortune pour leurs calomnies ! Je lui dis, à M. l'archevêque, que je ne leur dirais mot - il dit qu'on me ferait bien parler - mais je lui dis qu'on pourrait me faire endurer ce qu'on voudrait, mais que rien ne serait capable de me faire parler quand je ne le voudrais pas - il me dit qu'il m'avait fait sortir de Vincennes - je lui répondis que j'avais pleuré en sortant de Vincennes…  - il me dit qu'il était bien las de moi - je lui dis : Monseigneur, vous pourriez vous en délivrer, si vous vouliez … -il me dit qu'il ne savait que faire, que M. le curé ne voulant plus me confesser, il ne se trouvait personne qui le voulut faire. Je lui dis que je n'avois donné aucun sujet de cela à M. le curé; mais que, parmi tous les Jésuites de son diocèse, il s’en trouverait peut-être quelqu'un qui voulût me confesser ... – il me dit assez bas : on vous perdra. Je répondis fort haut : Vous avez tout pouvoir, Monseigneur ; vous avez tout crédit : je suis entre vos mains, qu'on fasse tout ce qu'on voudra ; je n'ai plus que la vie à perdre. - On ne veut pas vous ôter la vie, vous vous croiriez martyre, et vos amis le croiraient aussi … Il n'est pas possible, après de si grandes noirceurs, que Dieu ne prenne notre cause en main. Je l'espère d'autant plus, que les choses paraissent désespérées, envenimées, et pleines de malice … ce que j'écris est véritable. Peut-être ne pourrai-je vous faire savoir le reste de ce qui se passera ; cette lettre sera peut-être la dernière que je vous écrirai de ma vie : mais tenez ceci aussi vrai que si je l'écrivais au lit de la mort. Lettre à la petite duchesse, 3 mai 1698.  

[364] Marque sacrée.

[365] Adrien-Maurice de Noailles, comte d'Ayen, neveu de l'archevêque de Paris, épousa Françoise d'Aubigné, nièce de Mme de Maintenon. 

[366] « J'ai toujours connu beaucoup de bien dans le Père  La Combe, mais je ne réponds pas depuis douze à treize ans que je ne l'ai vu [le Père fut arrêté le 3 octobre 1687]. Je ne puis croire ce qu'on lui impute, et  à moins que cela ne soit plus clair que le soleil, je n'en croirai jamais rien, sachant les ruses et les artifices dont on se sert et jusqu'où va la malice. Ne m'accuse-t-on pas ici de faire des choses que je ne pourrrais exécuter, quand je serais assez malheureuse pour le vouloir ? A ceux qui me voient ici on dit que c'est des crimes du temps passé, à ceux qui savent ma vie passée, ce sont des crimes d'à présent. Dieu sur tout. » Lettre à la petite duchesse, 3 mai 1698.

[367] Aveu de la fidélité et de la solidité du prisonnier.

[368] Il m’alléguait.

[369] De grande portée. (Utile lors de la confrontation pour provoquer un coup de théâtre ; par ailleurs il était difficile d’accuser un archevêque de mensonge – dont il n’était pas forcément coupable, la lettre pouvant lui avoir été remise entre ses mains innocentes…)

[370] supporter (porter sa croix).

[371] Il s'agit donc d'une nouvelle saisie des papiers de Mme Guyon.

[372] Les dernières lettres qui nous sont parvenues de Vaugirard sont des instructions intéressant la vie intérieure : « Pour vos défauts, quoique M de Cambrai vous en reprenne avec âpreté et humeur comme c’est là sa manière, ne laissez pas de les croire en vous, mais ne vous en tourmentez pas pour cela … Ne laissez pas d’en porter l’humiliation en paix. Ne souhaitons jamais qu’on nous croie meilleur que nous ne sommes. Pour la lumière présente qui nous est donnée, lorsqu’elle vous porte à quelque chose de bon de soi ou qui va contre votre naturel, suivez-la sans examen, car ces sortes de lumières et de grâces perdent lorsqu’on veut les examiner. Allez simplement. Plus vous irez simplement, plus vous irez bien … Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi, car j’ai vu que ceux qui n’étaient pas disposés ne l’avaient pas. Si Jésus-Christ a voulu cette disposition en ceux qui l’approchaient, combien plus doit-elle être en nous ! Car il avait le pouvoir suprême en lui-même. Lettre de septembre 1697 « Pour nous, ma très ch(ère) avec laquelle j’ai tant d’union, il faut que vous soyez un ver de terre que chacun foule aux pieds, et c’est par là que vous deviendrez conforme à notre cher et divin petit Maître. Ne soyons rien afin qu’il soit tout, mais rien devant lui, devant les yeux des hommes, et à nos propres yeux. » Autre lettre de septembre 1697 : « Il faut vouloir le plus parfait pour vous, mais supporter les autres dans leurs faiblesses et imperfections. Il vaut mieux les tenir liés par un fil que de les laisser échapper tout à fait. Ma consolation est que dès qu’on goûte l’amour-propre, on cesse de me goûter. » Lettre à la même, novembre 1697.

[373] Pontchartrain à M. de Noailles, archevêque de Paris, 31 mai 1698 : “Je vous envoie des ordres pour faire conduire Madame Guyon, avec une de ses deux servantes, à la Bastille, et l’autre à Vincennes … de mettre la maîtresse et sa servante dans des chambres séparées.” Ravaisson, IX, p.65 ; « Du mercredi 4 juin [1698], à dix heures du matin, M. Desgrez a mené ici une prisonnière, Madame Guyon, sans aucune fille avec elle, l"ayant amenée d"une communauté des environs de Paris, laquelle j"ai reçue et mise seule dans la deuxième chambre de la tour du Trésor, M. Desgrez lui ayant fait porter deux charretées de meubles. Du dimanche soir 8, j'"ai donné une femme de chambre à Madame Guyon, par l'approbation de M. l'archevêque de Paris, en ayant reçu l"ordre de la cour. » Journal de M. Du Junca, Ravaisson, IX, p.67.

[374] Le 4 juin 1698.

[375] Madame Guyon écrira des poèmes qui seront édités sous le titre : L’âme amante de son Dieu représentés dans les emblèmes de Hermannus Hugo et dans ceux d’Othon Vaenius sur l’amour divin.

[376] En équilibre.

[377] « René de Voyer d'Argenson (1652-1721) avait succédé à La Reynie dans la fonction de lieutenant-général de police. Saint-Simon dit de lui : « Avec une figure effrayante qui retraçait celle des trois juges des enfers, il s'égayait de tout avec supériorité d'esprit. (Il avait) un discernement exquis pour appesantir et alléger sa main, penchant toujours aux partis les plus doux, avec l'art de faire trembler les plus innocents devant lui. » C'est bien ainsi que Mme Guyon le dépeint. GONDAL, Marie-Louise, Madame Guyon, Récits de captivité…, op. cit.,  note 5 – G. DETHAN, Paris au temps de Louis XIV 1660-1715, Hachette, 1990, p. 130 à 136 le décrit par contre favorablement comme une  « curieuse et attachante figure ». Mais la gravure en pleine page 132 de son livre confirmerait au physique le portrait d’un juge des enfers ! Son action fut efficace et il apparaît comme un bon administrateur, sensible à la misère du peuple, modéré dans l"application de l"édit de Nantes comme dans la recherche des livres défendus, ce qui lui vaut la réprimande de Pontchartrain : « Vous n’avez pas encore fait une grande découverte d’en avoir saisi douze exemplaires [des Nouvelles lettres sur le Quiétisme de Fénelon] pendant qu’on les distribue par milliers »…

[378] D’Argenson.

[379] Pontchartrain à M. de Saint-Mars, 3 avril 1699 : « Pour Madame de Vaux [Marie de Lavau, ou Devaux, « Manon autrement [appelée] Famille »], il est inutile qu"elle la voie de près ni de loin. » Ravaisson, IX p.90.

[380] Du même au même, le 30 décembre 1699 : « Le roi a accordé 900 livres de gratification à la fille qui sert Madame Guyon ; l"intention de S.M. n"est point de retenir cette fille de force, elle pourra sortir quand il lui plaira. » Ravaisson, IX, p.92.

[381] C'est-à-dire la prison.

[382] Indication portée entre parenthèses dans la copie.

[383] Ps 35, 13.

[384] C'est-à-dire présenté à nouveau.

[385] Allusion à certains alumbrados.

[386] Coiffure.

[387] Etant jeune, on doit sans doute comprendre : « pensionnaire dans une maison religieuse. »

[388] Emploi régulier du conditionnel potentiel.

[389] Retour à la simplicité par mortification.

[390] Casse : purgatif, mot utilisé par Molière.

[391] La suite de ce paragraphe constitue une addition placée par le copiste à la page [187] du manuscrit (à la suite de : « ils ont passé par le feu et par l"eau »).

[392] Pontchartrain à M. d’Argenson, 15 octobre 1700 : “M. le Cardinal de Noailles ayant dit au roi que le prêtre de Franche-Comté [François Davant] qui était venu à Paris pour l’affaire du quiétisme, le voyant partir pour Rome [le pape était mort et les cardinaux venaient de partir pour entrer en conclave], était dans la volonté de s’en retourner chez lui, S. M. m’a ordonné de vous écrire … de le confronter à Madame Guyon pour acquérir la preuve des choses…” ; Nous avons trouvé de Davant, la “Jérusalem Céleste”, B.N.F. ms. Fr. 13 925, très long texte calligraphié avec un soin remarquable mais maniaque, dont le contenu est ésotérique et symbolique ; il est  difficile d’y percevoir quelque orientation d’ensemble. Il est précédé d’une lettre du 23 mars 1698 de La Reynie qui associe à son nom celui de Mme Guyon.

[393] Désavouerais.

[394] Quelque.

[395] C'est-à-dire « le champ libre ».

[396] Des noms de lieux sont, ici, mal compris par les détracteurs. Serait-ce les Echelles en Savoie ? ou bien : Echets pour échecs (v. Glossaire).

[397] Jeu de patience traditionnel qui se joue avec des bâtonnets.

[398] « En date du 20 juillet 1700 : « pour les abominations qu'on regardait comme les suites de ces principes, il n'en fut jamais question, et cette personne (Mme Guyon) en témoignait de l'horreur.» Il semble que l'on ait pensé, malgré cela, que le procès n'était pas fini puisque le procès-verbal de cette assemblée mentionne la confrontation (les 15 et 20 octobre 1700) de Mme Guyon avec « un prêtre accusé de quiétisme », sans en dire d'ailleurs le résultat ! Il semble, en revanche, que personne n'ait estimé nécessaire de redresser le tort public fait à Mme Guyon...» GONDAL, Marie-Louise, Madame Guyon, Récits de captivité…, op. cit.,  note 12.

[399] J’aurais.

[400] D’après le Ps 66, 12.

[401] Ici le copiste avait placé deux ajouts de Madame Guyon, comme le signale Madame Gondal ; nous avons replacé dans son contexte évident, à la page 000 correspondant à [169] du manuscrit, le premier court ajout. Le déplacement du suivant, qui est long - il s’agit du prochain paragraphe : « La peine … justice ? » - serait arbitraire.

[402] « Mme de Bernaville (?) épouse du commandant de la Bastille.

[403] Les années d’épreuve de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Documents biographiques rassemblés et présentés chronologiquement par D. Tronc. Etude par Arlette Lebigre. Paris, Honoré Champion, coll. « Pièces d’Archives », 2009, 488 p. [mise en ordre chronologique de pièces de procès incluant les interrogatoires et des témoignages issus de la Vie et de la Correspondance] -- L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet Fénelon, Desclée, 1958.

[404] Avant qu’une dépression ne l’envahisse, contre laquelle luttait déjà sa correspondante ; quand on connaît le traitement administré à la dame relativement protégée par sa célébrité et par son origine, par un passé proche où elle faisait partie des petits dîners de Mme de Maintenon, on imagine facilement, parmi des causes probables de dépression ou peut-être de folie, le traitement extrême administré à un prêtre obscur abandonné par son ordre.

[405] Le faussaire Gautier. Le couple est connu du père La Mothe (Vie, 3.3.9), actif ensuite (Vie, 3.5.13).

[406]Vie, 3.3.5. – Le pauvre barnabite âgé alors de quarante-sept ans passera de prison en prison : la Bastille, l’île d’Oléron, l’île de Ré, la citadelle d’Amiens ; à quarante-neuf ans il est à Lourdes. Il sera transféré à Vincennes, âgé de cinquante-huit ans, à l’époque de la préparation des interrogatoires de sa dirigée ; il mourra le 29 juin 1715 à Charenton, atteint de folie ou bien sénile, on ne sait, à l’âge de soixante-quinze ans. Nous donnons infra la seule pièce qui témoigne de cette triste fin.

[407]Vie, 3.4. - Une lettre de cachet était libellée comme suit : « Monsieur le Gouverneur, envoyant en mon château de la Bastille le sieur X... mon intention est que vous ayez à l’y recevoir et retenir en toute sûreté, jusqu’à nouvel ordre de moi... ». Suivaient la signature du roi et le contreseing du ministre. Il n’y avait pas besoin de « raison » autre que la volonté royale mais elle seule avait ce privilège.

[408] Molinos fut longtemps considéré comme moralement fautif et par voie de conséquence sa Guide fut négligée. L’approche au niveau des mœurs s’explique dautant plus que les propositions touchant à la doctrine et retenues dans le bref de condamnation de 1687 ne s’y retrouvent pas (Pacho, Dict. Spir. 12.2789/805, & J.-I. Tellechea Idigoras, éditeur de la Guia espiritual, 1976).

[409] Les travaux de Bremond, Gouhier, Goré, Le Brun, etc., explorent et complètent le massif enfoui dans les trois premiers volumes de l’édition de référence des Œuvres de Fénelon (Gaume, 1850-1852).

[410] CG II, pièce 504, « mémoire sur le quiétisme ».

[411] Jacques Bertot (1620-1681), confesseur du couvent des bénédictines de Caen fondé par la sœur de M. de Bernières, puis confesseur du couvent de Montmartre à Paris. Son rayonnement déborda sur un cercle laïc qui fut animé ensuite par Mme Guyon. Nous avons publié un choix de ses œuvres. 

[412]La liste descriptive des pièces figurant dans ce ms. 5250 est donné par Griselle dans la Revue Fénelon [Griselle RF] pages 58 à 66 : il reproduit exactement la première pièce du dossier qui est une table des matières de l’ensemble.

Au f°84, la 30e pièce (que nous n’aurons pas l’occasion de citer) contient un intéressant témoignage sur la communication silencieuse : « ...Quelques-uns [des quiétistes italiens] avaient dit qu’ils se communiquaient réciproquement, dans leur secte, la grâce, en appliquant l’un à l’autre la région du cœur et à nu. » [accompagné d’une annotation marginale, probablement en vue de préparer les interrogatoires : « Rapport au sentiment de Mme Guyon qui communique la grâce dont elle est remplie, en se tenant en silence auprès d’elle. »] On touche ici au cœur du problème posé par les affirmations de cette dernière, même s’il n’est que rarement évoqué, par suite de son caractère assez incroyable, dans l’immense littérature née de la querelle. Nous avons pris le risque d’ouvrir le volume sur ce point incontournable qui demeure à la base d’une gêne (car il faut prendre parti pour ou contre une telle possibilité), même chez des sympathisants.

Suit un long mémoire de La Reynie juqu’au f°126 (nous avons cité la lettre du 22 janvier 1696). Au f°130 commencent les comptes rendus des neuf interrogatoires qui eurent lieu à Vincennes.

Suivent ensuite des interrogatoires concernant l’abbé Couturier et la dame Pescherard.

La cinquième liasse contient au f°214 un petit paquet de cheveux (tresses de cheveux, dont il est fait mention dans la lettre à M. de Pontchartrain le 29 de janvier 1696) et 12 pièces : au f°216, une liste d’écrits avec quelques extraits de lettres, des papiers de la 2e cassette sans serrure qui a été trouvée sous le lit, enfin une liste de livres dont le Don Quichotte, Molière…

 

[413] Reproduites ici, incomplètes : on les retrouvera complètes infra dans le dossier des lettres de Lacombe.

[414] Ce terme fort convient au manque de précaution prise en une époque fort policée pour des lettres écrites de prison, même si le canal de transmission paraissait sûr à l’auteur. Il le fut, mais tel n’était pas le cas de la situation d’une destinataire recherchée par toutes les polices du Royaume. Le style emphatique utilisé, en partie imputable aux italianismes de La Combe, est également douteux, tout particulièrement aux yeux d’un enquêteur froid, peu habitué aux excès de fidèles confondant quelque peu la grâce avec son porteur, et tout dévoué à la recherche de sectes attentant à la sécurité de l’État (même s’il ne prend pas au sérieux la secte attribuée à la répondante).

[415] S’ajouteront : « la petite société », les « Égyptiens qui cherchent les petits premiers-nés des Israélites, pour les submerger » (Lasherous, lettre suivante), la critique des jansénistes et tout particulièrement de Nicole (troisième lettre), la redoutable « augmentation de notre église » par la rencontre de trois religieuses…

[416] Ecrit sans majuscule dans l’original ! Ce surnom d’une fille au service de Mme Guyon, Marie de Lavau, occasionnera des difficultés lors des interrogatoires qui ne seront levées que tardivement lorsque la nature de surnom sera enfin explicitée.

[417] Prêtre et aumônier du château de Lourdes (Lettre de La Reynie du 22 janvier 1696).

[418] CG II, 348.

[419] CG II, 356.

[420] CG II, 346 : Lettre à Chevreuse du 4 octobre 1695 : « …Il semble que Dieu ait étendu le règne de l’ennemi. J’ai pensé mourir. Je suis mieux, quoiqu’avec un rhumatisme et la fièvre. J’ai souffert des maux inexplicables depuis quinze jours. » Mais les lettres suivantes du même mois font seulement allusion à une fièvre et à des rhumatismes. L’épisode du vin empoisonné est postérieur (v. son récit dans la lettre 413 à la « petite duchesse » de juillet 1697). Il pourrait par contre s’agir d’une première tentative d’empoisonnement, que l’on peut supposer connue avec beaucoup de retard à Lourdes, rapportée en Vie, 3.11.9, variante Poiret, que Cognet, Crépuscule, p. 225, note 2, situe vers mai-juin 1694. Il y aura enfin, à la Bastille, la proposition d’un opiat empoisonné, rapporté en Vie, 4.7 (« Je le montrai au médecin qui me dit à l’oreille de n’en point prendre »). Certaines des craintes de Mme Guyon étaient peut-être infondées, compte tenu de la fréquence des empoisonnements naturels.

[421] Une épine de plus pour les interrogatoires de Mme Guyon : « M. de la Reynie ne me fut contraire que lorsqu’il eut vu cet endroit : « Les jansénistes sont sur le pinacle, ils ne gardent plus de mesure avec moi », (CG II, lettre 389 à la petite duchesse de mars 1697).

[422] Le Nouveau Testament … avec des explications…, tome VIII, 1713.

[423] Les livres de l’Ancien Testament avec des explications… , tomes I et II, 1714.

[424] Réfutation des principales erreurs des quiétistes…, Paris, 1695.

[425] CG II, 361, Lettre dont la fin bizarre dût rendre la Reynie perplexe. Elle est regroupée avec la suivante de Jeannette Pagère dans la copie qui nous en a été faite, B.N.F. ms. 5250.

[426] CG II, 361 du 7 décembre 1695 – La partie longue issue de La Combe qui précède cette lettre issue de Jeannette ne fut pas saisie (la copie qui nous est parvenue regroupe probablement les deux lettres).

[427] Vie, 1.4.

[428] René de Voyer d'Argenson (1652-1721) avait succédé à La Reynie en janvier 1697 dans la fonction de lieutenant-général de police : « Mardi 22 [janvier 1697], à Versailles. - M. de la Reinie vend sa charge de lieutenant de police de Paris 50,000 écus ; c'est M. d'Argenson, le maître des requêtes, qui l'achète, et le roi lui donne un brevet de retenue de 100,000 francs. » (Journal de Dangeau). Saint-Simon dit de lui : « Avec une figure effrayante qui retraçait celle des trois juges des enfers, il s'égayait de tout avec supériorité d'esprit. (Il avait) un discernement exquis pour appesantir et alléger sa main, penchant toujours aux partis les plus doux, avec l'art de faire trembler les plus innocents devant lui. » – G. Dethan, dans Paris au temps de Louis XIV 1660-1715, Hachette, 1990, p. 130 à 136, le décrit favorablement comme une  « curieuse et attachante figure ». La gravure en pleine page 132 confirmerait au physique ce portrait de juge des enfers ! Mais son action fut efficace et il apparaît comme un bon administrateur, sensible à la misère du peuple, modéré dans l"application de l’édit de Nantes comme dans la recherche des livres défendus, ce qui lui vaut la réprimande de Pontchartrain : « Vous n’avez pas encore fait une grande découverte d’en avoir saisi douze exemplaires [des Nouvelles lettres sur le Quiétisme de Fénelon] pendant qu’on les distribue par milliers. »

[429] Si l’on peut croire Hillairet, l’auteur du Dictionnaire historique des rues de Paris, Les Editions de Minuit, 1963, 2 vol.

[430] Des extraits des lettres de La Combe et Lasherous ont été données partiellement précédemment (première saisie et seconde saisie datée du 11 novembre), CG II, 348 & 356, ainsi qu’un extrait de celle de La Combe (non encore saisie !) datée du 7 décembre, enfin le texte de celle de Jeannette (troisième lettre saisie), ces deux dernières lettres regroupées par le copiste, CG II, 361. 

[431] Le contact ne fut jamais rompu entre Mme Guyon et La Combe pendant les premières années d’enfermement de ce dernier : elle lui envoyait régulièrement secours et argent.

[432] « Aagéé ». Nous adoptons l’orthographe actuelle et modifions éventuellement la ponctuation.

[433] Il s’agit des lettres dont nous avons donné de larges extraits, sous-section : « Première lettre du P. La Combe et du Sieur de Lasherous, 10 octobre », commençant par : « Ce 10 octobre. Je n'ai reçu la vôtre du 22e du mois passé que le 8 du présent » et, sous-section : « Deuxième lettre du P. La Combe et du Sieur de Lasherous, 11 novembre », commençant par : « Ce 11 novembre. Je reçois la vôtre du 28 octobre à laquelle je réponds le même jour. » La troisième lettre, arrivée après la saisie de Mme Guyon, n’est pas encore connue de La Reynie.

[434] Lettre inconnue. Mme Guyon écrivait à la « petite duchesse en septembre : « Mandez-moi ce qu’il y avait dans le paquet de lettres qui a été perdu. Ce ne sont point les industries humaines qui me sauveront, mais la volonté de Dieu. Je suis sûre qu’on ne dit tout cela à M. de Ch[evreuse] que parce qu’on croit qu’il me le peut faire savoir. Je crains de la friponnerie sur le paquet, et ce n’est pas sans sujet que je le crains. » (CG II, 340.)

[435] Ecrit : « bareige », ville d’eau déjà courue à l’époque. Le marquis de Fénelon, « le boiteux » apprécié de Mme Guyon, s’y rendra en en 1714 pour soigner une blessure reçue en 1711, accompagné de « Panta », l’abbé Pantaléon de Beaumont neveu de Fénelon. Ils s’arrêteront à Blois visiter la vieille dame.

[436] Dernier paragraphe de la partie écrite par La Combe dans la lettre du 10 octobre reproduite précédemment. « Les colonnes de la petite Église » reviennent sept fois dans les interrogatoires.

[437] Ce que nous donnons entre guillemets est souligné dans le procès-verbal.

[438] singulièrement, celle de l'étroite confidence soulignés.

[439] Avant-dernier paragraphe de la partie écrite par La Combe dans la lettre du 10 octobre.

[440] A défaut de la lettre ancienne de Jeannette et de sa réponse, nous avons ce que rapporte La Combe sur elle et les autres membres du cercle de Lourdes : « La chère sœur Septa [Jeannette ?] souffre des maux de corps inconcevables avec un profond et sec délaissement intérieur. Elle est fidèle à l'abandon. Elle vous salue et embrasse de tout son cœur. Sur ce que je lui fais part de quelques-unes de vos nouvelles, elle en estime et goûte encore plus votre état » (CG II, Lettre 128 de La Combe du 16 novembre 1693). « Les enfants de Dieu dans ce lieu-ci sont constants dans leurs voies. Tous ceux qui ont ouï parler de vous vous honorent et vous aiment. Le principal ami [probablement l’aumônier de la prison Lasherous] ne se lasse point de me continuer ses charités et ses libéralités. Le jeune ecclésiastique comprend toujours mieux les voies de Dieu. Jeannette ne vit presque plus que de l'esprit, son corps étant consumé par des maux si longs et si cruels. Elle vous aime et vous est unie au-delà de ce qu'ou peut en exprimer, vous goûtant et vous estimant d'autant plus que plus on vous décrie et vous déchire. Elle vous salue et embrasse en Notre Seigneur, avec toute la cordialité dont elle est capable. Nous n'attendons que l'heure que Dieu nous l'enlève. Elle a une compagne et confidente, entre autres qui est d'une simplicité et candeur admirable. Pour moi, je vous suis acquis plus que jamais. (CG II, Lettre 283 du 12 mai 1695). 

[441] Fin de l’avant dernier paragraphe de la partie écrite par La Combe dans la lettre du 10 octobre.

[442] Bourbon-l’Archambault, petite ville d’eau située près de Moulins, très fréquentée au XVIIe siècle, pratiquée par Mme Guyon fréquemment : « L’eau de ses bains ou puits est claire, limpide et si chaude qu’on n’y peut tenir la main. [...] Au-dessus du couvent des capucins est une belle promenade, qui consiste en trois allées, l’une au-dessus de l’autre, pratiquées dans un terrain ...[donné] aux capucins à condition d’en tenir la porte ouverte pour la commodité publique. » (Expilly, Dictionnaire). Mme Guyon s’y promenait probablement. Les traitements concernent la rhumatologie (polyarthrite, arthroses) et la gynécologie (infections chroniques).

[443] Mme Guyon ne nie pas son accord sur le projet d’aller visiter La Combe et son cercle spirituel : et pourquoi n’en aurait-elle pas eu le droit ? Mais cela ne put avoir lieu puisque l’on voulait l’incarcérer - sans raison établie. La signature du Roi au bas d’une lettre de cachet n’en requiert pas non plus : aussi les interrogatoires doivent en établir une, si possible plus compromettante que de s’être cachée. Toutefois clandestinité est présomption d'illégalité, raison déjà suffisante pour faire courir le bruit d’une “fuite” de la Visitation de Meaux.

[444] Réfutation des principales erreurs des Quiétistes contenues dans les livres censurez par l'Ordonnance de Mgr l'Archevêque de Paris, du 16. Octobre 1694, Paris, Desprez, 1695. - L’Ordonnance citait de nombreux passages du Moyen court. Voir notre édition de ce dernier texte avec relevé des passages cités dans : Guyon, Œuvres mystiques.

[445] CG II, 508. (B.N.F., nouv. acq. fr. 5250, f°21-23). La lettre évoque les « deux dernières lettres » de La Combe (la troisième n’est pas encore arrivée au domicile où fut opéré la saisie) et La Reynie doit revoir « demain » Mme Guyon qui « a pris ces trois derniers jours pour faire des remèdes » - ce qui a bien lieu : le troisième interrogatoire du 23 janvier succèdera au second du 19 janvier.

[446] La Combe a réussi à attirer la sympathie et, au-delà, à former un cercle spirituel dans les conditions les plus difficiles.

[447] « petite Église » et « étroite confidence » largement évoqués (et soulignés) dans les comptes rendus.

[448] Aurait-elle l’intention de passer de l’autre côté des Pyrénées comme elle savait passer les Alpes ? Lourdes est proche de l’ennemi espagnol…

[449] Secte dangereuse, bien représentée par le capable La Combe, si elle peut embrigader aumônier et commandant d’une prison du Roi !

[450] Ms.5250, f° 21-22 [30-33], copie. En marge, du même copiste, à fin de reconnaissance rapide : « Mme Guyon / père de la Combe / De la Sherous / Jeannette. – Les deux premiers interrogatoires sont envoyés en même temps à Pontchartrain : « Ce 26 janvier 1696. Monsieur / Je vous envoie les deux interrogatoires de Mme Guyon, qu’elle a prêtée sur les deux lettres du p. de la Combe, et je joins à ces interrogatoires, des copies de ces deux lettres écrites par le père de La Combe à Mme Guyon […illis.] important de voir ces quatre pièces parce que la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire sur ce sujet ne peut vous avoir donné  qu’une idée très imparfaite de ce que ces quatre pièces contiennent. / J’ai interrogé aujourd’hui Mme Guyon sur un autre sujet et après-demain samedi je continuerai de l’interroger. Je suis etc. » (f° 23 [34]).

[451] Ms.5250, f°277 et suivants.

[452] L’archevêque de Paris, Harlay, mécontent d’avoir été mis à l’écart des premières conversations d’Issy, prend les devants dès le 16 octobre 1694. Le mandement censure trois livres : l’Analysis orationis Mentalis du P. La Combe, le Moyen court et Le Cantique. Il condamne « l'idée chimérique... de faire parvenir les âmes à la perfection... jusqu'à rendre ridiculement la contemplation commune à tout le monde même aux enfants de quatre ans », ce qui « donne atteinte à des vérités essentielles de la Religion ... Par l’extinction de la liberté dans les contemplatifs, en qui elle ne reconnaît qu’un consentement passif aux mouvements que Dieu produit en eux... Par la persuasion illusoire qu’elle établit d’un affranchissement de toute règle et de tout moyen, de tout exercice de piété, etc. et d’un bonheur qu’elle suppose dans l’oubli des péchés... Par l’assurance imaginaire qu’elle insinue qu’on possède Dieu dès cette vie en lui-même et sans aucun milieu, qu’on l’y connaît sans espèces même intellectuelles...» Enfin il achève par ce qui apparaît comme le plus condamnable : « les auteurs y déclarent ... une fécondité qui met par état dans la vie apostolique ». La censure publiée est « lue dans toutes les communautés » le dimanche 24 octobre.

[453] “qu’étant […] treizième” souligné.

[454] « servante […] entreprise » souligné.

[455] Faiblesse et renvoi sur « ceux qui l’ont écrit » ? Peut-être l’impossibilité d’expliquer à La Reynie (« pour lui, Mme Guyon est une illuminée, rien de plus ») une maternité mystique par ailleurs souvent développée dans ses écrits ; elle sera plus tard appelée « notre mère » par les disciples (avec « notre père » Fénelon).

[456] orthographe variable  ici  en “Jannette”, parfois en “Jeannette » (que nous retenons).

[457] Mot de lecture incertaine.

[458] « Que Dieu […] en elle-même » souligné.

[459] On voit mal comment La Combe aurait pu rendre ce portrait “à Passy” - s’il s’agit du pied-à-terre parisien acquis lors des « années tranquilles » où Mme Guyon réside surtout à Vaux auprès de sa fille mariée très jeune. Il peut s’agir plus probablement d’une rencontre antérieure au 3 octobre 1687, date de son emprisonnement.

[460] « pour moi […] personne »  souligné.

[461] Il s’agit peut-être de la soeur de famille (Marie de Lavau).

[462] Nous n’avons pas de témoignage direct sur cet événement mais sur un plus récent : « C'était un poison fort violent qu'on m'avait donné. On avait gagné un laquais pour cela. […] Lorsque je fus à Bourbon, l'eau que je vomissais brûlait comme de l'esprit de vin. Comme je ne m'occupe guère de moi, je ne pensais pas qu'on m'eût empoisonnée si les médecins de Bourbon ayant fait jeter au feu l'eau que j'avais vomie, ne m'en eussent assurée. » (Vie, 3.11.9, variante Poiret, p. 778 de notre éd.). Mme Guyon prendra les eaux à Bourbon l’Archambault à partir de juin. La lettre CG II - 224, adressée peu de temps après à Chevreuse les 3 ou le 4 mars 1694 commence par : « Je ne puis plus écrire : l’on m’a mal soignée. »

[463] « O Dieu […] dessein » souligné.

[464] Témoignage de la répondante : « Il n’y avait rien que de très édifiant dans les lettres du P[ère] L[a] C[ombe] : il m’invitait à aller aux eaux qui sont près de lui ; ensuite, après avoir témoigné la joie qu’il aurait de me voir, il ajoutait qu’il ne serait pas fâché de voir Famille ; ce mot leur avait paru un mystère exécrable et digne du feu, mais lorsqu’ils surent, par les preuves que je leur en donnai, que c’était le nom de ma femme de chambre, ils furent étonnés. Et c’est cela seul qui avait fait dire que c’était des lettres effroyables. Toutes les peines qu’on m’a faites n’ont roulé que sur ce mot : «  La petite Église d’ici vous salue, illustre persécutée ». J’avais plus de peine de la peine que vous pouviez avoir que de ce que je souffrais. » (CG II, lettre 389 de mars 1697).

[465] Publié par la suite : Les livres de l'Ancien Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, divisés en douze tomes comme il se voit à la fin de la Preface. Vincenti. A Cologne [Amsterdam] chez Jean de la Pierre, 12 tomes, 1715 , dont : Le livre de Job avec... Tome VII... 1714. « Préface sur Job » p. 3-7. Job p. 8-288. Table p. 289-307. Errata p. 308.

[466] Reigle de perfection contenant un abrégé de toute la vie psirituelle réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu... composée par le P. Benoist Anglois, de Canfeld en Essex, Prédicateur Capucin, Chastellain, Paris, 1610 (suivi de nombreuses rééd.). – Ouvrage majeur de grande influence sur les mystiques du siècle.

[467] Marie de Lavau, encore surnommée « famille », cause du malentendu gênant.

[468] « il marqua […] présentait » souligné.

[469] La main de Marc dut être bien fatiguée : nous connaissons les justifications, soumissions et protestations suivantes : CG II, pièce 476 Justification 1694 (?) ; 479 à Bossuet (Soumission), octobre 1694 ; 483 Réponses aux examinateurs, 6 décembre 1694 ; 485 Protestation en forme de testament, 15 avril 1695 ; 486 Soumission "A", 15 avril ; 487 Déclaration, 15 avril ; 490 Soumission "B", 1er juillet 1695 ; 494 Protestation, 1695 (?) ; 495 Soumission, 28 août 1696…

[470] « le père Chaupignon » souligné. Inconnu pour nous.

[471] Mgr Jean d'Arenthon d’Alex, né en 1620 au château d'Alex, était depuis 1660 évêque de Genève, mais siégeait à Annecy. Dans la région de Gex, peuplé de calvinistes, il fit détruire leurs temples. Il mourut en 1695. 

[472] « un grand amour […] folle » souligné.

[473] « même par la distribution […] soin » souligné.

[474] Nous introduisons quelques paragraphes dans cette très longue déposition continue…

[475] « qu’elle communiqua […] répondante » souligné.

[476] Vie, 2.3.6.

[477] « qui était le père de la Combe […] barnabite » souligné.

[478] Vie, 2.5.4.

[479] « dans un couvent des ursulines de Tonon [Thonon] » souligné.

[480] « répondante fut obligée […] quatre » souligné. Tout ceci est explicité dans la Vie.

[481] « le père de la Combe […] Genève » souligné.

[482] «  ledit ecclésiastique […] sujet » souligné. Voir Vie, 2.6.

[483] Plutôt deux années : de septembre 1681à l’été 1683, où elle va vivre quelques mois très heureux dans une petite maison près du lac avec sa fille, avant de partir à Turin (premier de deux séjours en Italie, totalisant largement une année).

[484] « le père de la Combe […] ursuline » souligné. La Reynie repère les passages importants en particulier ceux où se retrouvent le « couple » Guyon-La Combe.

[485] « que cependant monsieur de Genève […] et le «  souligné

[486] « Madame de Savoie […] fit » souligné pour les membres de phrase importants.

[487] Sur toute cette période complexe résumée ici sans respiration du texte (hors nos paragraphes), que l’on ne peut annoter sans grossir démesurément les notes, on se reportera à la Vie, 2e partie, aux études d’Orcibal et à nos éditions. Un témoignage suffira : CG II, Lettre 233 de la marquise de Prunay en réponse à Fénelon, du 6 novembre 1694 : “A mi ritorno qui in Cortemiglia… [en note (de l'écriture de Dupuy) : " lettre de Mad. la marquise de Prunay, sœur je croy de M. le m[arquis] de saint Thomas, premier ministre de S.A.R. Mgr le duc de Savoye au sujet de Mme G[uyon]. "] : À mon retour ici à Cortemiglia, et pour satisfaire à vos ordres, j'ai pris, dans un entretien particulier avec ma mère, des renseignements sur les qualités de Mme Guyon. Elle m'a dit qu'elle n'en pouvait donner que de favorables, et que, pendant tout le temps qu'ont duré ses relations avec ladite Dame, elle l'a connue pour une personne d'une grande vertu, charitable, humble, sans aucun fiel, pénétrée d'un saint mépris pour le monde, pieuse et exemplaire […]

[488] Marie-Jeanne-Baptiste, 1644-1724, fille du duc de Nemours, seconde épouse et veuve de Charles-Emmanuel II de Savoie, mère du duc Victor-Amédée II, duc de Savoie à l’époque de Mme Guyon.

[489] « désiré […] l’évêque de Verceil » souligné. – Il s’agit de Vittorio Augustin Ripa, (1679 – 1691), qui avait pleine confiance dans le P. La Combe, son confesseur, le chargeant d’enseigner les cas de conscience aux prêtres du diocèse. La Combe fit imprimer son Orationis mentalis analysis et Mme Guyon son Explication de l’Apocalypse, tous deux avec l’approbation de Mgr Ripa, qui lui-même publiait l’édition présumée de l’Orazione del cuore facilitata. Ripa avait séjourné à Jesi, où Petrucci était évêque avant de devenir cardinal respecté : on trouve ainsi un lien entre quiétistes italiens et français sous la forme de cette collaboration trilingue. – voir infra dans le présent volume notice sur Ripa.

[490] « d’aller à Verceil […] parlé » souligné.

[491] Marquise de Prunai, Vie, 2.25.3, « Il ne se peut rien de plus cordial que ce qui se passa entre nous avec bien de l’ouverture.»

[492] « …Cet homme de qualité lui envoya un petit livre d’oraison intitulé Moyen court et imprimé à Grenoble. Ce chevalier [« de Malte très dévot »], si homme de bien, avait un aumônier fort opposé à l'intérieur. Il prit ce livre, il le condamna d'abord, et alla soulever une partie de la ville, entre autres soixante et douze personnes, qui se disent ouvertement les soixante et douze disciples de M. de Saint-Cyran [jansénistes]… » Vie, 2.23.3. – « et dans ce paquet […] Moyen court », « Chevalier […] Ciran » soulignés.

[493] « et parce qu’en ce même temps le Général […] voiture », « qu’elle partit de Lyon […] voiture, deux long passages soulignés.

[494] « Je revins à Grenoble prendre ma fille pour m'en retourner à Paris. Le père Lacombe qui avait reçu un ordre du père vicaire général de m'accompagner jusqu'à Paris et qui était allé en Savoie un mois avant que je partisse de Verceil, me vint joindre à Grenoble. Nous prîmes la voiture publique. Je fus accompagnée pendant tout le voyage d'un vieux gentilhomme de Mâcon, père de madame la m[arquise] de Montpipeau [seigneurie dans l’Orléanais] », CG II, pièce 476, Justification 1694 (?).

[495] Ms.5250, f°224-253.

[496] Respect de la personne assez exceptionnel pour l’époque. Dans d’autres affaires plus sombres, La Reynie n’eut jamais recours à la torture (sauf celle, systématique, imposée après condamnation à mort).

[497] Lecture incertaine de ce brouillon très largement raturé.

[498]  Tresses conservées attachés au f° 349 ! La lettre accompagnant ces cheveux serait la lettre CG II, 348, du père Lacombe et de Lasherous, du 10 octobre ; elle est copiée à proximité, au f° 352.

[499] Ms. 5250, f°25-26 [35-37], brouillon autographe de la Reynie avec de très nombreuses ratures.

[500] Gilles Alleaume, né à Saint-Malo en 1641, entra au noviciat le 19 septembre 1658 et fut l’un des deux jésuites chargés, en même temps que La Bruyère, de l’éducation du duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé. Il enseigna les humanités et la rhétorique, et traduisit l’ouvrage Souffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ..., du P. Thomas de Jésus, portugais, de l’ordre des Ermites de Saint-Augustin. Suspect de quiétisme, il fut exilé de Paris en 1695. Il mourut à Paris en 1706.

[501] V. les études d’Orcibal sur la période des voyages ; D. Tronc, « Quiétude et vie mystique : Mme Guyon et les Chartreux », Transversalités, n°91, juillet-septembre 2004, 121-149, partiellement repris dans l’annexe sur les mœurs en fin du présent ouvrage – Mme Guyon avait eu trop d’influence sur les femmes chartreuses de Premol, etc. : une saisie du Moyen court fut organisé lors d’une sortie (événement très exceptionnel) de dom Le Masson hors de la Grande Chartreuse.

[502] Coin haut gauche.

[503] « qu’elle explique […] l’a toujours » souligné.

[504] Episodes genevois qui ne figurent pas dans la Vie.

[505] « qu’en Savoye […] elle a été » souligné. L’attention se porte toujours sur les rapports avec La Combe.

[506] Vie, 2.23-24.

[507] « et que de Gênes […] santé » souligné.

[508] « et à l’égard du père de la Combe […] Paris » souligné bien évidemment.

[509] « croit que ce fut quatre ou cinq mois après qu'il y fût arrivé » souligné.

[510] « il en retint […] Verceil » souligné.

[511] Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mistique et la vraie représentation des états intérieurs, Lyon, A. Briasson, 1685. Préface « Apparemment d’un Ami de l’Auteur » reproduite dans l’édition Poiret, Les livres de l’Ancien Testament…, tome X, 1714, p. 114-126, où l’auteur est crédité de la description des  « secrètes démarches des Ames en Dieu (118) », où « un ouvrage tout divin … demande un cœur qui se donne parfaitement à Lui sans plus se reprendre… » (préface reprise dans la réédition, Grenoble, Millon, 1992, 193-201, sans attribution d’auteur !).

[512] « et le dit Père de la Combe, voyant […] pensées » long passage souligné.

[513] « a dit […] Morstin », quatre parties de ce paragraphe relatif au père Alleaume soulignées.

[514] Partie soulignée. - Mme Guyon a vécu plusieurs années en Savoie et une année en Piémont.

[515] Tout le paragraphe souligné. - La version catholique de Louvain eut de nombreuses variations (Lyon,1603, etc. Nous n’en avons pas retrouvé une s’approchant plus particulièrement du texte des versets commentés par Mme Guyon ; pour les explications du nouveau Testament l’édition Poiret reprend la version corrigée par Amelote …en la modifiant parfois considérablement).

[516] Vie, 2.21.9 : « J’écrivis le Cantique des Cantiques en un jour et demi… ».

[517] « Père de la Combe » et « Moyen court et facile » soulignés.

[518] « ledit père de la Combe […] livre » souligné.

[519] Paragraphe souligné.

[520] « entièrement écrites de la main du père Alleaume » souligné.

[521] « frère Joseph » et plus bas « est le père Antoine » soulignés.

[522] Pièce écrite, frère Joseph capucin (et plus bas : les filles qui ont soin du temporel des capucines ; sœur Pierrette), abbé Sautreau, père Antoine, …ne sont pas autrement connus. Allusions sans noms propres en Vie, 2.17, « il venait du monde de tous côtés », 2.18.4, sur de « pauvres filles » qui « se donnaient à Dieu de tout leur cœur »,2.18.6, sur le frère quêteur, 2.20, où ce dernier lui dit « vous êtes ma véritable mère », 2.21, où elle guérit ce « bon frère quêteur » devenu son copiste…

[523] « qualité de l'un des enfants d'elle répondante » souligné.

[524] « elle est toute dans son rien » et la réponse « dit que […] spirituelle » soulignés.

[525] « ne nous donnerez vous jamais des nouvelles » souligné.

[526] Couvent où elle allait de bon matin dans sa jeunesse et pendant son mariage, vécus à Montargis, demander conseil à la mère Geneviève Granger, belle figure mystique (description par la mère de Blémur reprise par Bremond).

[527] « a été au couvent des filles […] été » souligné.

[528] Coin gauche haut.

[529] « elle le connaît depuis environ trois ou quatre années » souligné.

[530] Titre souligné (traduction d’une œuvre du P. Thomas de Jésus, portugais).

[531] Début des Explications et réflexions sur l’Ancien Testament par Mme Guyon (celles relatives au Pentateuque couvrent les deux premiers tomes de l’édition Poiret de 1716).

[532] Paragraphe souligné.

[533] « inséré et débité » souligné. Suivent de nombreux soulignements que nous n’indiquons plus lorsqu’ils sont courts, relatifs à la collaboration d’Alleaume.

[534] Il faudra attendre 1716, au sein des Explications… Nos sondages n’ont pas indiqué de modifications de quelque importance entre Lyon, Briançon,1686, et Cologne [Amsterdam], Poiret, 1716.

[535] L’archevêque de Paris, Harlay, mécontent d’avoir été mis à l’écart des premières conversations d’Issy, prend les devants dès le 16 octobre 1694. Il censure trois livres : l’Analysis orationis Mentalis du P. Lacombe, le Moyen court et Le Cantique. Son texte est court. La censure publiée est « lue dans toutes les communautés » le dimanche 24 octobre. (Ce n’est qu’après les « entretiens d’Issy », la rédaction finale du compromis en 34 articles et le départ de Mme Guyon pour Meaux, que Bossuet, maintenant sûr de lui, ouvre le feu : son Ordonnance « sur les états d’oraison »  datée du 16 avril est publiée le 1er mai. Enfin deux autres ordonnances suivront, par Noailles et par Godet des Marais : ce dernier seul s’est donne la peine de citer des passages tirés des œuvres censurées…).

[536] « Voici […] puis » souligné. – Comme précédemment nous omettons ensuite de courts soulignements sur le même sujet.

[537] CG II, pièce 490, Soumission « B », 1er juillet 1695. « …Je me soumets et conforme aux condamnations y portées desdits livres [Moyen court, Cantique]… ».

[538] Elle n’a rien promis dans une Soumission qui s’apparente plutôt à une défense : « …Je n’ai dit ni fait aucune des choses qu’on m’impute… »

[539] Traduit de l’exaspération. Elle a déjà dit « qu’elle n’a rien à dire du tout » ; elle va réitérer : « A dit Qu’elle n’a rien à dire sur ce sujet… ». – « Qu’elle n’a rien à dire » souligné. – On omet les soulignements courts suivants, portant toujours sur l’affaire Alleaume.

[540] « et qu’il était déjà exilé dans le temps » souligné. - Le père jésuite Alleaume fut exilé de Paris la même année 1695.

[541] « dit que non, et quelle entendait la messe ces jours-là » souligné.

[542] « fait savoir au père » souligné. Nous omettons de très nombreux courts soulignements qui suivent.

[543] « nous a cy-devant […] retour » souligné : on quitte l’affaire Alleaume pour aborder les Justifications préparées l’été 1694 avec Fénelon, dont les nombreux cahiers furent communiqués à l’automne à Bossuet, avant les articles d’Issy, les soumissions, etc. Elle en garda sûrement copie partielle. On note que les écrits des pères de l’Eglise furent assemblés par Fénelon tandis que Mme Guyon constitua la masse imposante des écrits des mystiques plus récents, voire « modernes » : Les Justifications de Mme J.-M. B. de La Mothe-Guion, écrites par elle-même… avec un examen de la IXe et Xe conférence de Cassien, touchant l’état fixe d’oraison continuelle, par feu M. de Fénelon, Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 1720, 3 vol.

[544] Les trois derniers paragraphes (donc depuis « A dit qu'elle n'a prétendu justifier… ») sont presque entièrement soulignés !

[545] Souligné depuis la fin du précédent paragraphe « répondante a donnez à lire… ».

[546] Aucune œuvre sous ce titre et de cette composition ne nous est parvenue.

[547] « ladite préface […] raison » début et fin soulignés.

[548] « J M Bouvier et de la Reynie » d’une écriture informe.

[549] Seul le greffier a changé (changement en une main élégante …et lisible). – Nous omettrons les très nombreux soulignements courts qui ne font que résumer le texte. (premiers soulignements : « je reçus hier votre lettre », « cachée à votre cœur », « nommée Bidault », « adressée à Mme »…)

[550] Souci « social » qui n’est pas toujours assumé à l’époque.

[551] Toute la citation soulignée ; et de même pour la suivante.

[552] « Épitre aux petit maître / Mes très chers frères, rapportez tout ce qui vous arrive à la gloire de votre petit maître, réjouissez-vous je vous le dis derechef, réjouissez-vous, soyez simple, enfants joyeux, glorifiant Dieu dans votre faiblesse, ne prévoyant rien, ne désirant rien, préférant la charité à la foi et à l’espérance, car la foi passe, l’espérance passe, mais la charité qui est Dieu, demeure éternellement.  / Tiret  / Evangile pour les enfants du petit maître. / En ce temps Jésus s’en alla sur une montagne avec ses fidèles et il leur dit, bienheureux les faibles car ils seront remplis de la force de Dieu. / Bienheureux les simples, parce qu’ils sont à moi. / Bienheureux les enfants, parce que le royaume des cieux leur appartient / Bienheureux ceux qui sont anéantis, Celui qui est habitera en eux, n’ayez aucun soin de vous, mais abandonnez-vous à Dieu sans réserve. / C’est lui qui vous a faits et non pas vous. / Enfants des hommes réjouissez-vous, que votre sort est heureux, mon Père et moi seront un avec vous, que voulez-vous davantage. » (Ms. 5250, f°257) .

Plusieurs épîtres circulèrent, telle celle reproduite en CG II, pièce 262 : « Aux enfants du petit Maître. Début 1695 (?) / Mes chers enfants, / Je vous souhaite une bonne année : elle sera toujours bonne, si nous nous renouvelons dans la charité. […] Je leur envoie la bénédiction du petit Maître, je les porte dans mon cœur. ». Toute cette littérature au caractère bon enfant est adaptée aux nombreux humbles membres d’un cercle qui ne comprenait pas seulement des figures faisant partie de « l’élite » de la Cour, comme Chevreuse, Beauvillier, Fénelon.

[553] L’ Evangile pour les enfants du petit maître qui vient d’être cité à la suite de l’épitre.

Epitres, évangiles, etc., font partie d’une production pieuse et simple à vocation enseignante, dont témoigne par exemple le Catéchisme spirituel de la mère Bon, la « petite religieuse fort contrefaite » qui apparut en rêve à Mme Guyon, et notable spirituelle ursuline (1636-1680). Ce Catéchisme spirituel (A.S.-S, ms 2056, f° 660-859) suit immédiatement  deux copies des Torrents  de Mme Guyon et a peut-être circulé dans les cercles quiétistes :  « Ce que c’est qu’adhérer simplement à Dieu ? Adhérer simplement à Dieu, c’est se soumettre à sa volonté, sans raisonnement, par la connaissance qu’il en donne […] L’inaction ou anéantissement pour l’ordre de Dieu étant la grande porte, c’est ce moyen très parfait  lequel donne lieu aux vertus les plus solides parce qu’elles sont toutes spirituelles et épurées de l’amour propre… », etc.

La Reynie avait sous la main deux autres textes qu’il ne semble pas avoir utilisé, comportant d'ailleurs des passages incompréhensibles (par suite d’une copie défectueuse ?) mais intéressants pour montrer l’esprit qui habitait la recluse à Popaincourt ou ses proches :

(Ms. 5250, f°259 :) « Jérusalem. Le Seigneur fera de nous ce qu’il lui plaira, nous sommes prêt de nous en réciproquement consentant et de le mutuellement satisfaire, dégagés de tout et attachés à rien, nous serons par ce moyen morts et vivants d’une mort et d’une vie cachée en Jésus-Christ, en la divinité. / La prudence et la charité nous obligent aujourd’hui à une vie cachée et recluse, pour rendre la gloire éternelle et divine en silence et à petit bruit ; au commencement de notre vocation, nous éclations en public, et nous faisons aujourd’hui tout au contraire, mais nous n’avançons pas moins les affaires de notre divin Maître. / Tiret / Divine Marie, dépositaire du secret éternel, faites jouer les machines qui sont en votre disposition, pour clarifier la nouvelle alliance. / Pour notre égard nous n’avons qu’à nous y soumettre et à nous y résigner en restant dans une sainte indifférence, et une parfaite désappropriation, nous en sommes aussi dans un tel dépouillement, qu’il ne s’en peut pas voir de semblable. C’est aussi vous qui le formez Vierge sainte ou pour mieux dire le saint Esprit concentré dans votre cœur. / Continuez de nous désapproprier de toutes choses s’il vous plaît Seigneur avec un plus abstrait dégagement, à dessein que nous ne fassions rien qu’avec une souveraine perfection [f°259v°] cela n’empêche pas que nous ne vous priions avec des clameurs qui ne peuvent s’exprimer, de clarifier le renouvellement intérieur et la nouvelle alliance, afin de mettre l’agneau sur le trône et Jérusalem en assomption. »

[554] Epistola sancti michaelis archangeli ad michelinos / Fratres carissimi quid quid eveniet ad gloriam dominiculi nostri redundabit ideo gaudete iterum dico gaudete, estate simplices, infantuli, hilares, nihil providentes, nihil cupientes, fidei ac spei charitatem anteponentes, praeterit enim fides praeterit spes, charitas autem quae Deus est manet in aeternum. (Ms. 5250, f°258).

[555] Citation soulignée, déjà utilisée lors du troisième interrrogatoire.

[556] CG II, 491. Attestation de M. de Meaux, pièce « C », 1er juillet 1695, & 492, pièce «  D ».

[557] Cf. CG II, 485. Protestation en forme de Testament, 15 avril 1695 : « …condamnant de tout mon cœur les mauvaises expressions que mon ignorance m’y a fait mettre… ».

[558] « Qu’elle est bien assurée […] La Combe » souligné (suit de nombreux brefs soulignements portés sous toutes les lignes du même paragraphe). Plus bas sont soulignés les deux premiers passages où il est question de la petite Eglise (répétée cinq fois pour le seul paragraphe suivant « Avons remontré… »).

[559] « des personnes de l’estroite confidence » souligné.

[560] Toute la citation soulignée (ainsi que le début du paragraphe suivant).

[561] « Si elle ne sait pas qu’il y a une secte et une Eglise particulière à Lourdes » souligné (ainsi que la citation de la Combe qui suit).

[562] Le duc de Chevreuse ? Nous sont parvenues les lettres CG II, n° 4, 9, 10, 26, 128, 129, 240, 270, 271, 282, 283, 284, 299, 308, 330, 336, 337, 348 outre les trois connues de La Reynie, 351, 356, 361. Ce qui fait une belle masse de textes compte tenu de l’inhabituelle longueur de lettres difficilement transmises. Les trois dernières sont effectivement les plus compromettantes : moral et jugement de La Combe, enfermé depuis huit ans, sont atteints.

[563] Mot illisible : d’écrire ? sens de prendre.

[564] « peu d’apparence qu'une petite femme ignorante comme elle » souligné.

[565] « Elle répondante avait montré […] depuis » souligné. De même pour les citations de La Combe qui suivent.

[566] Lettre du 7 décembre, troisième paragraphe avant la fin du texte. Souligné.

[567] Citation soulignée de cette Préface trop lyrique.

[568] « qu’il est bien vrai […] que » souligné. – Il s’agit probablement de la lettre à Bossuet reprise dans les Discours chrétiens… édités en 1716, vol II, Discours 65 : « Etat apostolique. Appel à enseigner » commençant par : « Ordinairement les personnes peu avancées veulent se mêler de conduire les autres avant que Dieu les appelle  à cet emploi… »

[569] J. M Bouvier ajouté en marge postérieurement et de la main différente incertaine habituelle.

[570] Nous avons le récit, parallèle au récit que l’on va lire, de cette confrontation extraordinaire avec l’archevêque dans la lettre à la duchesse de Beauvillier du 16 mai (reproduite dans la section qui suit).

[571] Marque sacrée.

[572] Adrien-Maurice de Noailles, comte d'Ayen, neveu de l'archevêque de Paris, épousa Françoise d'Aubigné, nièce de Mme de Maintenon. 

[573] Le texte de ce faux, (pièce 7246 des A.S.-S., CG II, lettre 34), est donné ci-dessous pp. [117-118].

[574] V. le contenu du dialogue, rapporté deux fois de suite sous le coup de l’émotion et de manière semblable, dans la lettre à la duchesse de Beauvillier du 16 mai 1698 : « Je lui dis donc que, s’il [85] l’avait écrite, il fallait qu’il fût fou » et : « Je lui répondis : « Si cette lettre est de lui, il est fou… ».

Toutefois Mme Guyon, malgré son estime toujours grande pour La Combe, est moins sûre de sa capacité à supporter des tournents et n’exclut pas quelque comportement obligé : « J'ai toujours connu beaucoup de bien dans le Père La Combe, mais je ne réponds pas depuis douze à treize ans que je ne l'ai vu [le Père fut arrêté le 3 octobre 1687]. Je ne puis croire ce qu'on lui impute, et  à moins que cela ne soit plus clair que le soleil, je n'en croirai jamais rien, sachant les ruses et les artifices dont on se sert et jusqu'où va la malice. Ne m'accuse-t-on pas ici de faire des choses que je ne pourrrais exécuter, quand je serais assez malheureuse pour le vouloir ? A ceux qui me voient ici, on dit que c'est des crimes du temps passé, à ceux qui savent ma vie passée, ce sont des crimes d'à présent. Dieu sur tout. » CG II, 463.

[575] Passage parallèle dans la lettre du 16 mai (que l’on trouvera reproduite ci-dessous) : « Il dit qu’on me ferait bien parler ; mais je lui dis qu’on pourrait me faire endurer ce qu’on voudrait, mais que rien ne serait capable de me faire parler quand je ne le voudrais pas. Il me dit qu’il m’avait fait sortir de Vincennes. Je lui répondis que j’avais pleuré en sortant de Vincennes, parce que je savais bien qu’on ne m’ôtait de ce lieu que pour me mettre en un autre où l’on pourrait me supposer des crimes. Il dit qu’il savait bien que j’avais pleuré au sortir de Vincennes : il me dit que c’était mes amis qui l’avaient prié de se charger de moi, et qu’on m’aurait envoyée bien loin. Je lui dis qu’on m’aurait fait grand plaisir. Alors il me dit qu’il était bien las de moi. Je lui dis : « Monseigneur, vous pourriez vous en délivrer, si vous vouliez ; et, si ce n’était le profond respect que j’ai pour vous, je vous dirais que j’ai mon pasteur à qui vous pouvez me remettre ». Cela [88] l’interdit : il me dit qu’il ne savait que faire, que M. le curé ne voulant plus me confesser, il ne se trouvait personne qui le voulût faire. »

[576] On retrouve le même dialogue (depuis « Alors il me dit… »)  dans la grande lettre adressée à la duchesse de Beauvillier le 16 mai 1698, que nous reproduirons ci-dessous, ce qui montre que la rédactrice en disposait : cette grande lettre se poursuit d’ailleurs par : « Gardez, je vous prie, la lettre que je vous écris… »

[577] Il m’alléguait.

[578] De grande portée.

[579] Supporter (porter sa croix).

[580] Il s'agit donc d'une nouvelle saisie des papiers de Mme Guyon.

[581] Les années d’épreuves…, 450 sq.

[582] D. Tronc, “Quiétude et vie mystique : Mme Guyon et les chartreux », Transversalités, n° 91, juillet-septembre 2004.

[583] Vie, 2.17.7.

[584] Le Récit que le premier président de la Cour des aides fit au duc de Chevreuse de la lettre du cardinal Le Camus son frère, pièce 80 de la Correspondance de Fénelon, tome septième, Paris, 1828, signale des visites « au [couvent du] Verbe incarné, où plusieurs personnes de piété se trouvaient, même des novices de capucins. » - Voir aussi les témoignages en sa faveur de Dom Richebracque, bénédictin.

[585] Vie, 2.18.6.

[586] Vie, 2.20.5.

[587] Vie 2.20.8.

[588] M. Carlat, « Du désert de Bonnefoy à celui de la Grande Chartreuse, itinéraire d’un voyageur en 1672 : Alfred Jouvin, de Rochefort »,  revue Analecta cartusiana , n°7, 57-67, p. 62.

[589] Eclaicissements sur la vie de Messire Jean d’Arenthon d’Alex, Evêque et prince de Genève, avec de nouvelles preuves incontestables de la vérité de son zèle contre le Jansénisme et le Quiétisme [par Dom Innocent Le Masson], à Chambéry, Par Jean Gorrin Imprimeur et marchand libraire de S.A.R. deçà les Monts. MDCIC (1699), p.11-12.

[590] A ne pas confondre avec le célèbre Jean-Pierre Camus (1584-1652), écrivain spirituel abondant, disciple estimable de François de Sales.

[591] CG II, lettre 383 adressée à l’évêque de Chartres en 1697. Cette lettre circula à Paris au moment des interrogatoires au donjon de Vincennes. Voir : Phelipeaux, Relation, t. I, p 21 : « Il est bon de rapporter une lettre de M. le cardinal le Camus [...] qui nous fut envoyée à Rome en l'année 1698 » .

[592] Voir A. Cayrol-Gerin, « La Chartreuse de Prémol », revue Analecta Cartusiana, n° 1, 1989, 9-23. Elle souligne que « les thèses quiétistes, ardemment propagées par Mme Guyon à Grenoble dans les années 1685-1686, filtrèrent jusqu’à Prémol, où elles furent longuement examinées, sinon adoptées […] Le R. P. [Le Masson] alla jusqu’à sortir de la Grande Chartreuse sans autorisation papale et exécuter un véritable autodafé à Prémol… » (p.17). Elle avance le chiffre de 35 religieuses résidentes en 1698.

[593] Récit que le premier président de la Cour des aides fit au duc de Chevreuse…,, op. cit., p. 168. La suite affirme que Dom Richebracque « assura M. le cardinal que Mme Guyon lui avait soutenu la XLIIe proposition de Molinos » - ce qui indignera le bon bénédictin, qui prendra parti pour Mme Guyon.

[594] J. Martin, Le Louis XIV des Chartreux Dom Innocent Le Masson, 51e général de l'ordre (1627-1703), préface de Jean Guitton, Téqui, 1974, p. 42.

[595] J. Martin, op.cit., p. 43-45.

[596] Lettre à Tronson du 11 mai 1696, Correspondance de M. Louis Tronson…, Bertrand, 1904, tome troisième, livre cinquième, page 511.

[597] J. Martin, op. cit., App. C. « Lettres inédites... »,  Lettre à Mme de Vancy, dame de Saint-Louis, aux ursulines de Saint-Germain-en-Laye, p. 200.

[598] « Pièce manuscrite assez curieuse » reproduite intégralement par Martin, op. cit., p. 48-49.

[599] J. Martin, op. cit., p. 49, note 34.

[600] Bombardement par les français commandés par Duquesne, du 17 au 23 mai 1684.

[601] Vittorio Augustin Ripa, évêque (1679 – 1691), qui avait pleine confiance dans le P. La Combe, « son confesseur, le chargeant d’enseigner les cas de conscience aux prêtres du diocèse ».

[602] Lettre reproduite par Le Masson, Eclaicissements…, op. cit. - CG I, lettre 70 : « Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève… »

[603] Qui conduira à la parution à Verceil, en 1686, de trois ouvrages spirituels : « La Combe fit imprimer son Orationis mentalis analysis et Mme Guyon son Explication de l’Apocalypse, tous deux avec l’approbation de Mgr Ripa, qui lui-même publiait l’édition présumée de l’Orazione del cuore facilitata da Mons. Ripa. [...] Il y a renversement des plans par rapport au schéma traditionnel ; ici c’est la mystique qui ouvre la voie à l’ascèse et provoque la conversion profonde du cœur. » Dict. Spir., tome 13, col. 682 à 684. – Tout est ici résumé en quelques mots : ce renversement dans la hiérarchie des valeurs oppose fatalement les mystiques à de nombreux membres d’organisations religieuses, malgré la bonne volonté manifestée de part et d’autre.

[604] v. sur Cateau-Barbe : Vie 3.18.4 (et lettres de Le Camus et Richebracque en notes, p. 850 de notre édition).

[605] Vie, 2.25.7. Mme Guyon fut active dans des hôpitaux et appréciée pour ce fait par Mme de Miramion.

[606] On a le récit des événements dans l’ample Histoire du Quillotisme ou de ce qui s’est passé à Dijon au sujet du quiétisme avec une réponse à l’apologie en forme de Requête produite au Procès criminel par Claude Quillot Prêtre habitué de l’Église de Saint Pierre de Dijon, ci-devant déclaré atteint et convaincu de quiétisme…, A Zell, 1703, 434 pages denses : « …le feu du Ciel consuma une grande partie de l’Église de S. Etienne qui est la plus ancienne et comme la Mère de toutes les autres églises de Dijon. Bien des gens ont cru que cet accident était un présage du ravage que le Quiétisme devait faire dans cette Ville, où l’on venait à peine d’étouffer l’affaire des Sorciers [italiques de l’original]… » (p.8). - Les Informations furent faites contre Robert en 1697, la procédure criminelle fut commencée en 1699 et continuée en 1700. (p.89). - « Quillot était convaincu d’avoir enseigné le Quiétisme […] d’avoir méprisé les prières vocales […] d’Inceste spirituelle [sic] avec la pénitente Bertrande Soullié […] elle ne donna des marques d’égarement que longtemps après… » et il fut condamné « à la mort et au feu » (p. 67). En fuite, il fut brûlé par contumace. - Philippe Robert, curé de Seurre, à l’origine de cette « nouvelle secte », était accusé de libertinage, etc.

[607] CG II, lettre 237.

[608] Le Cantique… de Mme Guyon, v. « III. Mystique. Sources ».

[609] Sujets de méditations sur le Cantique des cantiques, avec son explication selon le sentiment des Pères de l’Église, à l’usage des religieuses chartreuses, La Correrie [imprimerie de la Grande Chartreuse], 1691 et 1692.

[610] A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°74, lettre qui suit celle, plus anodine, adressée à Tronson, dont nous venons de donner un extrait. Adressée par Dom Innocent à l’abbé de La Pérouse, cette seconde lettre compromettait gravement Mme Guyon ; v. sur tout ceci, l’étude exhaustive de Jean Orcibal soulignant la crédulité de Dom Masson, Etudes d’Histoire et de Littérature religieuses, Klincksieck, 1997, « Le cardinal Le Camus », p. 810 sv., « Mme Guyon devant ses juges », p. 819 sv. -  L. Bertrand (Correspondance de Tronson, 1904) donne en note, p. 467, cette lettre – Extrait dans CG II, lettre 238.

[611] Informateur qui apparaît également actif dans l’affaire Quillot.

[612] V. Orcibal, Etudes…, op.cit., p. 830, sur les « choses terribles », et le déroulement, près de quinze ans plus tard, en 1698, des opérations de police à l’encontre de Mme Guyon. Aux yeux de Bremond (dans son Apologie de Fénelon, p. 6), comme aux yeux d’Orcibal (Etudes…, p. 824), de cette accusation découleront les plus graves ennuis pendant son emprisonnement. Bremond et Orcibal retiendront contre Dom Innocent sa crédulité ; v. également Orcibal, Etudes…, p. 810, pour la conclusion d’une histoire - autre que celle impliquant Cateau-Barbe - mettant en cause une demoiselle qui avait un commerce caché avec un prêtre.

[613] V. Melquiades Andres, La teologia española en el siglo XVI, B.A.C., 1976 ; v. Tellechea Idigoras, introduction à la Guià de Molinos ; v. le procès de ce dernier, actuellement réhabilité.

[614] Puis suit, dans la même source des A.S.-S, Fénelon, Correspondance, XI1, au f° 92, l’original (non publié par L. Bertrand) d’une lettre de La Pérouse à Tronson qui informe ce dernier que « Mgr de Genève ne veut pas éclaircir les faits » : « Chambéry, le 12 décembre 1694. / Je viens, mon cher père, de recevoir la réponse de M. de Genève et elle suppose qu’il ne lui conviendrait pas d’éclaircir les faits que la Dame suppose pour se justifier, mais que lui peut faire voir ce qu’il a pensé de la doctrine par la lettre circulaire qu’il publia il y a sept ans […] ».

[615] Lettre XXIV dans Bertrand, Correspondance de Tronson, 1904, tome troisième, livre cinquième, p. 480. – La Vie avait été confiée sous le sceau du secret à Bossuet.

[616] Lettre XXXII dans Bertrand, tome troisième, livre cinquième, p. 490. Nous ne pouvons accroître trop le volume. Citons seulement la lettre de Tronson à Le Masson, entre le 15 juin et le 22 juillet 1698: « Il (l’Archevêque de Paris) est assez persuadé de leur mauvaise doctrine et de la corruption de leurs mœurs […] il serait à souhaiter […] que l‘on pût avoir quelque preuve juridique qui appuyât ce que l‘on dit du Directeur [la Combe] et de la Directrice [Mme Guyon]. Peut-être que le mystère caché qui vous me proposez de lui montrer par mon entremise pourrait servir à faire cette découverte. [Post-Scriptum :]  J’ai montré votre lettre et le mémoire qu’à Monseigneur l’Archevêque de Paris parce que c’est lui qui est principalement chargé de cette affaire, ayant le Père et la Dame entre ses mains… »( A.S.-S., ms. 34, « Correspondance Tronson »).

[617] CG II, lettre 383.

[618] L’interprétation charnelle saphique ne s’impose pas compte tenu des habitudes du temps, mais elle est suggérée.

[619] CG I, lettre 71 du 28 janvier 1688 : « Je ne saurai refuser à la vertu et à la piété de Mme de la Mothe-Guyon la recommandation… ». V. aussi la lettre 72 l’accompagnant : « Madame, Je souhaiterais d’avoir plus souvent que je n’ai des occasions de vous faire connaître combien vos intérêts temporels et spirituels me sont chers… »

[620] Le duc de Chevreuse, qui n’exerçait aucune pression, cherchant à se renseigner sans éveiller d’opposition. Et Richebracque ne se dédit nulle part.

[621] « A propos d’une controverse que le général des chartreux soutint contre l’abbé de Rancé, l’abbé Goujet écrit au contraire : « Jamais homme ne fut plus crédule que ce bon général, et plus facile à adopter tout ce qu’on lui disait au désavantage de ceux qu’il croyait avoir raison de ne point aimer. Sa Vie de M. d’Arenthon d’Alex, en particulier, est pleine de pareils traits.  (Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques du XVIIIe siècle, Paris, 1736, 3 vol. in-8, t. I, p. 462). » (Note d’Urbain-Levesque, fervent bossuétiste). - On connait l’opinion tranchée de Bremond  exprimée dans son Apologie de Fénelon (1910), p. 6 : « ...il (Dom Innocent] est le grand, l'unique témoin contre cette femme […] Le venimeux Phelipeaux n'a pas d'autre autorité que Dom Innocent. Cette autorité est nulle. La Cour d'assises la plus prévenue congédierait un pareil témoin. Sur la vertu de Dom Innocent on ne peut avoir aucun doute. M. Tronson l'estimait et c'est tout dire ; mais « c'était un homme crédule qui, dans sa solitude recueillait aussi avidement les calomnies qu'il les débite pesamment dans ses livres (La Bletterie). » Du reste, rien de plus décevant que ces terribles livres. Ils nous annoncent les pires horreurs et, en fin de compte, ils ne disent rien. » - Nous avons fait la même expérience.

[622] CG II, lettre 489 du 23 avril 1695 au duc de Chevreuse. Dom Richebracque avait été prieur de Saint-Robert de Cornillon près de Grenoble.

[623] CG II, lettre n° 97 de Melle Matton sur la Grangée ; n° 275, même tome, du R.P. Richebracque à Mme Guyon, du 14 Avril 1695. « Est-il possible qu’il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous, et qu’on m’en fasse l’instrument ? » ; lettre collective n° 493, même tome, de la Mère Le Picard et de religieuses de la Visitation de Meaux du 7 juillet 1695 : « Que si ladite Dame nous voulait faire l’honneur de choisir notre maison pour y vivre le reste de ses jours dans la retraite, notre communauté le tiendrait à faveur… » ; etc. (certaines sont citées plus haut , « Chapitre 4 : La Visitation de Meaux… »)

[624] CG II, pièce 504.

[625] Orcibal, Etudes…, op.cit., p. 831, sur la retraite finale de Bossuet, citant ici le Procès-Verbal de l’Assemblée…, p. 239.

[626] Dict. Spir., 6, art. « Guyon », col. 1315.

[627] « Le Cardinal Le Camus, témoin au procès de Mme Guyon » et « Mme Guyon devant ses juges », reproduits dans Jean Orcibal, Etudes… op.cit., p. 799-817 et p. 819-834.

[628] M.-L. Gondal, Mme Guyon, un nouveau visage, 1989, p. 168. Voir l’ensemble de son chapitre VII, « Le combat de la vérité ».

[629] « Mais Mme Guyon arriva à Grenoble dans l’hiver de 1684 et en partit au printemps de 1685 ; on ne voit donc pas comment l’évêque aurait pu faire à cette époque, et dans un pays de montagnes, une tournée pastorale de quatre mois. » (UL).

[630] Mme Guyon repassa par Grenoble en 1686, et la lettre de recommandation est du 28 janvier 1687.

[631] « Dans sa lettre à son frère le Lieutenant civil, Le Camus disait positivement : « Je ne saurais refuser à la vertu et à la piété de Mme de La Motte la recommandation, etc. » Ces paroles font voir qu’à l’origine, Le Camus était moins opposé à Mme Guyon qu’il ne le fut plus tard. » (UL).

[632] Dom Richebracque.

[633] Le duc de Chevreuse.

[634] CG II, lettre 383 (voir aussi notice « Affaire Cateau Barbe », 899-900). Editions : Phelipeaux, Relation, t. I, p 21 : « Il est bon de rapporter une lettre de M. le cardinal le Camus [...] qui nous fut envoyée à Rome en l'année 1698 » - UL, VII, «Témoignages », B4, 490.

[635] Lettre 346 à Chevreuse du 4 octobre 1695 : « …Il semble que Dieu ait étendu le règne de l’ennemi. J’ai pensé mourir. Je suis mieux, quoique avec un rhumatisme et la fièvre. J’ai souffert des maux inexplicables depuis quinze jours. » Mais les lettres suivantes du même mois font seulement allusion à une fièvre et à des rhumatismes. L’épisode du vin empoisonné est  postérieur (v. son récit dans la lettre 413 à la « petite duchesse » de juillet 1697). Il pourrait par contre s’agir d’une première tentative d’empoisonnement, que l’on peut supposer connue avec beaucoup de retard à Lourdes, rapportée en Vie, 3.11.9, var. Poiret, que Cognet, Crépuscule, p.225, note 2, situe vers mai-juin 1694. Il y aura enfin, à la Bastille, la proposition d’un opiat empoisonné, rapporté en Vie, 4.7 (« Je le montrai au médecin qui me dit à l’oreille de n’en point prendre »). Certaines des craintes de Mme Guyon étaient peut-être infondées, compte tenu de la fréquence des empoisonnements naturels ; cependant la décision prise après le « procès des poisons » de la Brinvillier, d’instituer l’obligation de certificat médical de décès, conduisit à une diminution notable de la mortalité parisienne.

[636] Devise guyonnienne : Quis ut Deus, tu solus sanctus.

[637] Commenté par Mme Guyon. Edité par Poiret, Les livres de l’Ancien Testament…, tomes I et II, 1714.

[638] Lettre du 7 décembre, f°254v°.

[639] Pagination de l’édition de 1910 (évite la reprise d’ensemble des notes).

[640] [CG 1], p. 725.

 

[641] Matthieu 8, 20.

[642] « a » : = variante éditée en [CG II]. Nous les donnons pour monter combien elles sont nombreuses. Puis nous les omettrons : on se reportera à notre édition [CG I & II] de la Correspondance de madame Guyon.

[643] Allusion aux souffrances subies par Madame Guyon portant spirituellement le père La Combe (Vie, 2.22).

[644] Pièce 67 page 188 de notre édition [CG I]. Les points de suspension sans crochets de sa première ligne proviennent de l’édition originale, indiquant qu’il s’agit d’un fragment, cf. la note « 2 » ici reproduite en pleine page.

[645] Prov. 23. vs. 26.

[646] En ses Dialogues. Liv.3 ; Chap.1. [Poiret P].

[647] Poiret réfère ici à St Thomas.

[648] I Rois 3, vs. 18.

[649] Juste même si l’on remplace Dieu par l’énergie qui nous anime, qui n’est pas la nôtre qui vient du plus vaste de l’immense univers.

[650] Heb. 13, vs. 21.

[651] Luc 17, vs. 21. puis Ps. 44, vs.14.

[652] Baltasar Alvarez

[653] Saint Bernard Sermon 33 in cant.

[654]  Psaume 46 vs. 11.

[655] Denys.

[656]  Cassien collection 9 chapitre 30.

[657] Deutéronome 4 vs. 12.

[658] Nombres chapitre 23 vs. 21.

[659] In Joan. tractat. 102.

[660] Marc Hermite.

[661] Col. 3 vs. 15.

[662] Gen. 2 vs. 2.

[663] Hebreux 4 vs. 9-10.

[664] Denis le chartreux.

[665] « Nicolas Chéron, prêtre du diocèse de Bourges, venu dans celui de Paris, où il fut nommé, le 11 juillet 1680, vice-official, puis official. V. Index des noms.

[666] v. Index des lieux.

[667] Depuis le 3 octobre 1687.

[668] Les juges romains réclamaient « la preuve de la liaison du P. La Combe avec M. de Cambrai par actes authentiques. » On chercha cette preuve dans une liaison entre Madame Guyon et le Père La Combe. Marie-Louise Gondal, Madame Guyon, Récits de captivité…, op. cit.,  note 1 – Nous avons le récit, parallèle au récit que l’on va lire, de cette confrontation à l’archevêque dans une des toutes dernières lettres précédant l’isolement de cinq ans à la Bastille, ce qui justifie le long extrait suivant : « …il me dit avec finesse : « La lettre est de lui.  - Je lui répondis : si cette lettre est de lui, il est fou, ou il faut que la violence des tourments la lui ait fait écrire. C'est tout ce que je pouvais dire à un archevêque que je ne puis démentir en face sans rougir moi-même … Gardez bien ce papier; c'est l'original de la lettre qu'il a fait écrire. Il y a un v à la douzième ligue, au commencement, qui en fait voir la fausseté ... Gardez bien la lettre que j'écris aussi; car si on me renferme, comme on m'en a menacée, au moins cette lettre toute entière vous certifiera de la fausseté des accusations ; car j'ai bien peur qu'ils n'en viennent pas par voie de confrontation avec le Père : ils ne veulent rien faire en justice. Le curé doit amener ici des témoins, pour dire qu'on m'a convaincue. Pourquoi, si cela est, n'aller pas en justice? Qu'un curé, qui me confesse, m'amène des témoins en lieu où je suis enfermée par son ordre, entre les mains de filles dont ils font la fortune pour leurs calomnies ! Je lui dis, à M. l'archevêque, que je ne leur dirais mot - il dit qu'on me ferait bien parler - mais je lui dis qu'on pourrait me faire endurer ce qu'on voudrait, mais que rien ne serait capable de me faire parler quand je ne le voudrais pas - il me dit qu'il m'avait fait sortir de Vincennes - je lui répondis que j'avais pleuré en sortant de Vincennes…  - il me dit qu'il était bien las de moi - je lui dis : Monseigneur, vous pourriez vous en délivrer, si vous vouliez … -il me dit qu'il ne savait que faire, que M. le curé ne voulant plus me confesser, il ne se trouvait personne qui le voulut faire. Je lui dis que je n'avois donné aucun sujet de cela à M. le curé; mais que, parmi tous les Jésuites de son diocèse, il s’en trouverait peut-être quelqu'un qui voulût me confesser ... – il me dit assez bas : on vous perdra. Je répondis fort haut : Vous avez tout pouvoir, Monseigneur ; vous avez tout crédit : je suis entre vos mains, qu'on fasse tout ce qu'on voudra ; je n'ai plus que la vie à perdre. - On ne veut pas vous ôter la vie, vous vous croiriez martyre, et vos amis le croiraient aussi … Il n'est pas possible, après de si grandes noirceurs, que Dieu ne prenne notre cause en main. Je l'espère d'autant plus, que les choses paraissent désespérées, envenimées, et pleines de malice … ce que j'écris est véritable. Peut-être ne pourrai-je vous faire savoir le reste de ce qui se passera ; cette lettre sera peut-être la dernière que je vous écrirai de ma vie : mais tenez ceci aussi vrai que si je l'écrivais au lit de la mort. Lettre à la petite duchesse, 3 mai 1698.  

[669] Adrien-Maurice de Noailles, comte d'Ayen, neveu de l'archevêque de Paris, épousa Françoise d'Aubigné, nièce de Mme de Maintenon. 

[670] « J'ai toujours connu beaucoup de bien dans le Père  La Combe, mais je ne réponds pas depuis douze à treize ans que je ne l'ai vu [le Père fut arrêté le 3 octobre 1687]. Je ne puis croire ce qu'on lui impute, et  à moins que cela ne soit plus clair que le soleil, je n'en croirai jamais rien, sachant les ruses et les artifices dont on se sert et jusqu'où va la malice. Ne m'accuse-t-on pas ici de faire des choses que je ne pourrrais exécuter, quand je serais assez malheureuse pour le vouloir ? A ceux qui me voient ici on dit que c'est des crimes du temps passé, à ceux qui savent ma vie passée, ce sont des crimes d'à présent. Dieu sur tout. » Lettre à la petite duchesse, 3 mai 1698.

[671] Il m’alléguait.

[672] De grande portée. (Utile lors de la confrontation pour provoquer un coup de théâtre ; par ailleurs il était difficile d’accuser un archevêque de mensonge – dont il n’était pas forcément coupable, la lettre pouvant lui avoir été remise entre ses mains innocentes…)

[673] supporter (porter sa croix).

[674] En équilibre.

[675] « René de Voyer d'Argenson (1652-1721) avait succédé à La Reynie dans la fonction de lieutenant-général de police. Saint-Simon dit de lui : «Avec une figure effrayante qui retraçait celle des trois juges des enfers, il s'égayait de tout avec supériorité d'esprit. (Il avait) un discernement exquis pour appesantir et alléger sa main, penchant toujours aux partis les plus doux, avec l'art de faire trembler les plus innocents devant lui. » C'est bien ainsi que Mme Guyon le dépeint. GONDAL, Marie-Louise, Madame Guyon, Récits de captivité…, op. cit.,  note 5 – G. DETHAN, Paris au temps de Louis XIV 1660-1715, Hachette, 1990, p. 130 à 136 le décrit favorablement comme une  « curieuse et attachante figure ». La gravure en pleine page 132 confirmerait au physique ce portrait de juge des enfers ! Mais son action fut efficace et il apparaît comme un bon administrateur, sensible à la misère du peuple, modéré dans l"application de l"édit de Nantes comme dans la recherche des livres défendus, ce qui lui vaut la réprimande de Pontchartrain : « Vous n"avez pas encore fait une grande découverte d"en avoir saisi douze exemplaires [des Nouvelles lettres sur le Quiétisme de Fénelon] pendant qu"on les distribue par milliers »…

[676] C'est-à-dire présenté à nouveau.

[677] Ecrit sans majuscule dans l’original ! Ce surnom d’une fille au service de Mme Guyon, Marie de Lavau, occasionnera des difficultés lors des interrogatoires qui ne seront levées que tardivement lorsque la nature de surnom sera enfin explicitée.

[678] CG II, 348.

[679] Les livres de l’Ancien Testament avec des explications… , tomes I et II, 1714.

[680] Réfutation des principales erreurs des quiétistes…, Paris, 1695.

[681] Ce que nous donnons en  guillemets est souligné dans le procès-verbal.

[682] A défaut de la lettre ancienne de Jeannette et de sa réponse, nous avons ce que rapporte La Combe sur elle et les autres membres du cercle de Lourdes : « La chère sœur Septa [Jeannette ?] souffre des maux de corps inconcevables avec un profond et sec délaissement intérieur. Elle est fidèle à l'abandon. Elle vous salue et embrasse de tout son cœur. Sur ce que je lui fais part de quelques-unes de vos nouvelles, elle en estime et goûte encore plus votre état » (CG II, Lettre 128 de La Combe du 16 novembre 1693). « Les enfants de Dieu dans ce lieu-ci sont constants dans leurs voies. Tous ceux qui ont ouï parler de vous vous honorent et vous aiment. Le principal ami [probablement l’aumônier de la prison Lasherous] ne se lasse point de me continuer ses charités et ses libéralités. Le jeune ecclésiastique comprend toujours mieux les voies de Dieu. Jeannette ne vit presque plus que de l'esprit, son corps étant consumé par des maux si longs et si cruels. Elle vous aime et vous est unie au-delà de ce qu'ou peut en exprimer, vous goûtant et vous estimant d'autant plus que plus on vous décrie et vous déchire. Elle vous salue et embrasse en Notre Seigneur, avec toute la cordialité dont elle est capable. Nous n'attendons que l'heure que Dieu nous l'enlève. Elle a une compagne et confidente, entre autres qui est d'une simplicité et candeur admirable. Pour moi, je vous suis acquis plus que jamais. (CG II, Lettre 283 du 12 mai 1695). 

[683] Fin de l’avant dernier paragraphe de la partie écrite par La Combe dans la lettre du 10 octobre.

[684] Bourbon-l’Archambault, petite ville d’eau située près de Moulins, très fréquentée au XVIIe siècle, pratiquée par Mme Guyon fréquemment : « L’eau de ses bains ou puits est claire, limpide et si chaude qu’on n’y peut tenir la main. [...] Au-dessus du couvent des capucins est une belle promenade, qui consiste en trois allées, l’une au-dessus de l’autre, pratiquées dans un terrain ...[donné] aux capucins à condition d’en tenir la porte ouverte pour la commodité publique. » (Expilly, Dictionnaire). Mme Guyon s’y promenait probablement. Les traitements concernent la rhumatologie (polyarthrite, arthroses) et la gynécologie (infections chroniques).

[685] Mme Guyon ne nie pas son accord sur le projet d’aller visiter La Combe et son cercle spirituel : et pourquoi n’en aurait-elle pas eu le droit ? Mais cela ne put avoir lieu puisque l’on voulait l’incarcérer - sans raison établie. La signature du Roi au bas d’une lettre de cachet n’en requiert pas non plus : aussi les interrogatoires doivent en établir une, si possible plus compromettante que de s’être cachée. Toutefois clandestinité est présomption d'illégalité, raison déjà suffisante pour faire courir le bruit d’une “fuite” de la Visitation de Meaux.

[686] « petite Église » et « étroite confidence » largement évoqués (et soulignés) dans les comptes rendus.

[687] Aurait-elle l’intention de passer de l’autre côté des Pyrénées comme elle savait passer les Alpes ? Lourdes est proche de l’ennemi espagnol…

[688] Secte dangereuse, bien représentée par le capable La Combe, si elle peut embrigader aumônier et commandant d’une prison du Roi !

[689] « le père de la Combe […] ursuline » souligné. La Reynie repère les passages importants en particulier ceux où se retrouvent le « couple » Guyon-La Combe.

[690] « que cependant monsieur de Genève […] et le «  souligné

[691] « Madame de Savoie […] fit » souligné pour les membres de phrase importants.

[692] Sur toute cette période complexe résumée ici sans respiration du texte (hors nos paragraphes), que l’on ne peut annoter sans grossir démesurément les notes, on se reportera à la Vie, 2e partie, aux études d’Orcibal et à nos éditions. Un témoignage suffira : CG II, Lettre 233 de la marquise de Prunay en réponse à Fénelon, du 6 novembre 1694 : “A mi ritorno qui in Cortemiglia… [en note (de l'écriture de Dupuy) : " lettre de Mad. la marquise de Prunay, sœur je croy de M. le m[arquis] de saint Thomas, premier ministre de S.A.R. Mgr le duc de Savoye au sujet de Mme G[uyon]. "] : À mon retour ici à Cortemiglia, et pour satisfaire à vos ordres, j'ai pris, dans un entretien particulier avec ma mère, des renseignements sur les qualités de Mme Guyon. Elle m'a dit qu'elle n'en pouvait donner que de favorables, et que, pendant tout le temps qu'ont duré ses relations avec ladite Dame, elle l'a connue pour une personne d'une grande vertu, charitable, humble, sans aucun fiel, pénétrée d'un saint mépris pour le monde, pieuse et exemplaire […]

[693] Marie-Jeanne-Baptiste, 1644-1724, fille du duc de Nemours, seconde épouse et veuve de Charles-Emmanuel II de Savoie, mère du duc Victor-Amédée II, duc de Savoie à l’époque de Mme Guyon.

[694] « désiré […] l’évêque de Verceil » souligné. – Il s’agit de Vittorio Augustin Ripa, (1679 – 1691), qui avait pleine confiance dans le P. La Combe, son confesseur, le chargeant d’enseigner les cas de conscience aux prêtres du diocèse. La Combe fit imprimer son Orationis mentalis analysis et Mme Guyon son Explication de l’Apocalypse, tous deux avec l’approbation de Mgr Ripa, qui lui-même publiait l’édition présumée de l’Orazione del cuore facilitata. Ripa avait séjourné à Jesi, où Petrucci était évêque avant de devenir cardinal respecté : on trouve ainsi un lien entre quiétistes italiens et français sous la forme de cette collaboration trilingue.

[695] « d’aller à Verceil […] parlé » souligné.

[696] Marquise de Prunai, Vie, 2.25.3, « Il ne se peut rien de plus cordial que ce qui se passa entre nous avec bien de l’ouverture.»

[697] « …Cet homme de qualité lui envoya un petit livre d’oraison intitulé Moyen court et imprimé à Grenoble. Ce chevalier [« de Malte très dévot »], si homme de bien, avait un aumônier fort opposé à l'intérieur. Il prit ce livre, il le condamna d'abord, et alla soulever une partie de la ville, entre autres soixante et douze personnes, qui se disent ouvertement les soixante et douze disciples de M. de Saint-Cyran [jansénistes]… » Vie, 2.23.3. – « et dans ce paquet […] Moyen court », « Chevalier […] Ciran » soulignés.

[698] « et parce qu’en ce même temps le Général […] voiture », « qu’elle partit de Lyon […] voiture, deux long passages soulignés.

[699] « Je revins à Grenoble prendre ma fille pour m'en retourner à Paris. Le père Lacombe qui avait reçu un ordre du père vicaire général de m'accompagner jusqu'à Paris et qui était allé en Savoie un mois avant que je partisse de Verceil, me vint joindre à Grenoble. Nous prîmes la voiture publique. Je fus accompagnée pendant tout le voyage d'un vieux gentilhomme de Mâcon, père de madame la m[arquise] de Montpipeau [seigneurie dans l’Orléanais] », CG II, pièce 476, Justification 1694 (?).

[700] Ms.5250, f°224-253.

[701] « il en retint […] Verceil » souligné.

[702] Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mistique et la vraie représentation des états intérieurs, Lyon, A. Briasson, 1685. Préface « Apparemment d’un Ami de l’Auteur » reproduite dans l’édition Poiret, Les livres de l’Ancien Testament…, tome X, 1714, p. 114-126, où l’auteur est crédité de la description des  « secrètes démarches des Ames en Dieu (118) », où « un ouvrage tout divin … demande un cœur qui se donne parfaitement à Lui sans plus se reprendre… » (préface reprise dans la réédition, Grenoble, Millon, 1992, 193-201, sans attribution d’auteur !).

[703] « et le dit Père de la Combe, voyant […] pensées » long passage souligné.

[704] Tout le paragraphe souligné. - La version catholique de Louvain eut de nombreuses variations (Lyon,1603, etc. Nous n’en avons pas retrouvé une s’approchant plus particulièrement du texte des versets commentés par Mme Guyon ; pour les explications du nouveau Testament l’édition Poiret reprend la version corrigée par Amelote …en la modifiant parfois considérablement).

[705] Vie, 2.21.9 : « J’écrivis le Cantique des Cantiques en un jour et demi… ».

[706] « Père de la Combe » et « Moyen court et facile » soulignés.

[707] « ledit père de la Combe […] livre » souligné.

[708] Mot illisible : d’écrire ? sens de prendre.

[709] « peu d’apparence qu'une petite femme ignorante comme elle » souligné.

[710] V. le contenu du dialogue, rapporté deux fois de suite sous le coup de l’émotion et de manière semblable, dans la lettre à la duchesse de Beauvillier du 16 mai 1698 : « Je lui dis donc que, s’il [85] l’avait écrite, il fallait qu’il fût fou » et : « Je lui répondis : « Si cette lettre est de lui, il est fou… ».

Toutefois Mme Guyon, malgré son estime toujours grande pour La Combe, est moins sûre de sa capacité à supporter des tournents et n’exclut pas quelque comportement obligé : « J'ai toujours connu beaucoup de bien dans le Père La Combe, mais je ne réponds pas depuis douze à treize ans que je ne l'ai vu [le Père fut arrêté le 3 octobre 1687]. Je ne puis croire ce qu'on lui impute, et  à moins que cela ne soit plus clair que le soleil, je n'en croirai jamais rien, sachant les ruses et les artifices dont on se sert et jusqu'où va la malice. Ne m'accuse-t-on pas ici de faire des choses que je ne pourrrais exécuter, quand je serais assez malheureuse pour le vouloir ? A ceux qui me voient ici, on dit que c'est des crimes du temps passé, à ceux qui savent ma vie passée, ce sont des crimes d'à présent. Dieu sur tout. » CG II, 463.

[711] CG II, pièce 504.

[712] Orcibal, Etudes…, op.cit., p. 831, sur la retraite finale de Bossuet, citant ici le Procès-Verbal de l’Assemblée…, p. 239.

[713] Dict. Spir., 6, art. « Guyon », col. 1315.

[714] « Le Cardinal Le Camus, témoin au procès de Mme Guyon » et « Mme Guyon devant ses juges », reproduits dans Jean Orcibal, Etudes… op.cit., p. 799-817 et p. 819-834.

[715] M.-L. Gondal, Mme Guyon, un nouveau visage, 1989, p. 168. Voir l’ensemble de son chapitre VII, « Le combat de la vérité ».

[716] La Vie par elle-même, op. cit., 983 sq. Passage cité : 997-1000. – Lm2 désigne les notes portées par une seconde main de L. On trouvera les variantes de Lm2 non reprises ici dans notre édition de la Vie.

[717] Et cette dernière persécution tombe en 1695 Lm2 

[718] Vie 3.18.9 Lm2

[719] Vie 3.19.8 Lm2

[720] Livre 18 Le Quiétisme Lm2

[721] Mémoires de Maintenon Tome 4 chap. 18 Lm2

[722] Id. Tome 4 chap. 7 Lm2

[723] Inculpant selon Osup v. variante.

[724] [CG II], pièces n° 516 & 536.

[725] [En préparation] Expériences mystiques en Occident IV. Une Ecole du Cœur, par D. Tronc, Editions Les Deux Océans. [Principales figures d’une filiation mystique : figures franciscaines, monsieur de Bernières, monsieur Bertot, madame Guyon et Fénelon, disciples au siècle des Lumières, influences récentes.]

[726] La Vie de la Mère Marie Bon de l’Incarnation, religieuse Ursuline de Saint Marcellin, en Dauphiné, où l’on trouve les profonds secrets de la conduite de Jésus-Christ sur les âmes, et de la vie intérieure, par le P. Jean Maillard, S.J., à Paris chez Jean Couterot et Louis Guérin, 1686, d’où nous tirons des extraits. – Le Journal des illustres religieuses de l'ordre de sainte Ursule […] tirées des Chroniques...  section :  « 19e mars. La V. Mère Marie de l'Incarnation, Bon, […] de S. Marcelin en Dauphiné », 348-355, parle des « parloirs remplis de tous sexes et de toutes conditions, qui tous venaient la consulter… ».

[727] Bremond, Histoire…, tome V, « Conquête… », 342-344 (longue note sous le nom de Maillard, consacrée en fait à Marie Bon) ; Bremond signale qu’il eut en main un Traité de la direction  attribué par un lecteur à madame Guyon !  V. aussi tome VI, « Turba magna », 421.

[728] La Vie…, op.cit., 10.

[729] Madame Guyon, Vie par elle-même, 1.27.8 (première partie, chapitre 27, paragraphe 8).

[730] « Catéchisme spirituel pour les personnes qui désirent vivre chrétiennement composé par la R.M. M. Bon D. L J. R. Ursuline à Saint Marcellin en Dauphiné », A.S.-S., ms. 2056, folios 660-859. - Ce « Catéchisme » suit immédiatement deux copies des Torrents de Madame Guyon dans ce recueil de 960 pages constitué à Saint-Sulpice vers 1700. - S’agit-il d’un avatar du Traité de la direction signalé par Bremond ?

[731] Jesi est une ville italienne de la province d’Ancône dans la région des Marches.

[732] DS 12.1222, art. « Petrucci ». 

[733] DS 9.36, art. « La Combe ».

[734] DS 13.682-684, art. « Ripa ».

[735] P. Dudon, Le quiétiste espagnol Michel Molinos (1628-1696), Paris, 1921, 242.

[736] Il s’agit d’un évêché important. Verceil est situé à 70 km environ au nord-est de Turin. Actuellement « capitale européenne de la production de riz, Vercelli s’étend dans une plaine miroitante… ». Le climat humide et chaud fut difficile à supporter par madame Guyon. Ville indépendante au Moyen Âge, connue par l’illustre Jean de Ripa qui enseigna à Paris autour de 1360, elle est proche du Sacro Monte de Varallo, « nouvelle Jérusalem » fondée par l’archevêque Borromée.

[737] On retrouve ici l’esprit qui anime les écrits de Petrucci.

[738] Le « mais » de cette citation de l’article « Ripa » du DS nous semble inutile  car nous apprécions la définition juste donnée  de « renversement des plans » où la mystique ouvre la voie à la conversion du cœur !

[739] DS 13.683, art. « Ripa ».


 [D1]32.  À D’ARENTHON D’ALEX. 3juin 1685.

Demande de servir dans son diocèse.

Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève

 [D2]29. DE JEAN DARENTHON D’ALEX À N. 29 juin 1683.

« Je l’estime infiniment et par-dessus le père  de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel… »

...Elle donne un tour à ma disposition à son égard

 [D3]Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel

 [A5]LETTRE 3. DE DuPUY AU MARQUIS De Fénelon. 8 février 1733.

J’ai à répondre à deux de vos lettres, mon cher marquis

 [A6]Cor.Fen. 1828, t.11, l.668 & l.669 p.76ss [A6].

 

 [D7]29. DE JEAN DARENTHON D’ALEX À N. 29 juin 1683.

« Je l’estime infiniment et par-dessus le père  de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel… »

...Elle donne un tour à ma disposition à son égard

 [D8]Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel