ÉCRITS RELEVÉS DANS L’ ÉDITION DE 1875
SÉRIE
« JEANNE DE CHANTAL »
I
ÉCRITS RELEVÉS DANS L’ ÉDITION DE 1875
II
RECUEIL DES BONNES CHOSES & EXTRAITS DE LETTRES
Entretiens du manuscrit de Turin-Verceil suivis d’extraits de la correspondance
Copyright 2014 Dominique Tronc
Jeanne de Chantal n’a pas bénéficié d’un intérêt littéraire comparable à celui très justement accordé à son ami François de Sales. Elle n’a pas écrit d’« œuvre » tandis qu’elle remplissait au jour le jour la tâche harassante de fonder puis de visiter les nombreuses Visitations.
Nous bénéficions heureusement d’une récente et admirable édition critique de la vaste correspondance [1] mais les autres écrits et les transcriptions de « dits » à ses sœurs n’ont jamais été réédité depuis la fin du XIXe siècle. Ce qui nous apparaît comme surprenant sans pour autant rester inexplicable.
Les Écrits de Jeanne couvrent les tomes II et III de l’édition en huit tomes publiée par les soins des religieuses du premier monastère de la Visitation Sainte-Marie d’Annecy [2].
Mais l’ensemble s’ouvre sur la Vie de la sainte par la Mère de Chaugy puis se ferme sur cinq volumes de Correspondances (aujourd’hui rendus caducs par l’édition critique), ce qui rend moins évident l’accès aux beaux textes à découvrir en son sein. Cette série de forts volumes reliés a finalement été assez rarement visitée à cœur (sauf par les visitandines). Enfin on ne peut oublier un style elliptique et abrupt comparé à celui fleuri et attachant de François.
Les Écrits des tomes II et III recèlent les joyaux qui témoignent d’un accomplissement mystique mené à terme. Leurs diamants brillent brièvement au détour de telle conversation orale avec les sœurs. Comme celles-ci étaient souvent d’origine simple, leur Mère sait illustrer toute présentation mystique par de belles analogies. Les conditions d’exposition et l’usage thérapeutique poursuivi ne prêtent pas à des épanchements, mais tout lecteur sensible en recherche spirituelle devinera et appréciera les témoignages indirects caractérisant la vie mystique véritable donc sobre.
Il n’est cependant pas inutile de préparer le terrain en omettant ce qui est trop religieux pour notre goût de modernes. Jeanne-Françoise se révèle à ses proches par ses conseils parfois abrupts, toujours concrets. C’est le cas tout particulièrement dans ses Entretiens [3] mais aussi dans ses divers « papiers » retrouvés.
Nous proposons en un seul volume imprimé et maniable un choix [4] couvrant la moitié environ des écrits rassemblés dans les tomes II & III de l’édition de 1875 [5].
Ce contact avec la Mère de Chantal nous a incités à consulter le fonds des sources préservées au couvent d’Annecy : elles nous furent très obligeamment ouvertes et nous avons partiellement photographié des manuscrits jugés essentiels.
En attendant un travail ample à conduire sur les sources, le choix présent d’orientation « mystique » est opéré sur une édition non critique mais qui s’avère fidèle.
Elle ouvre la série « Jeanne de Chantal » imprimée en ligne [6].
Dominique Tronc, janvier 2015.
TABLE
JEANNE DE
CHANTAL 5
ÉCRITS RELEVÉS
DANS 5
L’ÉDITION DE 1875 5
Par Dominique Tronc 5
PRÉSENTATION 7
[Reproduction du titre de l’édition de 1875] 17
PRÉFACE des Éditeurs 19
PETIT LIVRET 25
RECUEIL FAIT PAR ELLE DES PRINCIPAUX AVIS DE DIRECTION
QU’ELLE AVAIT REÇUS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES 25
DERNIERS AVIS DU BIENHEUREUX. 38
EXERCICES FAITS EN RETRAITE. 40
SENTIMENTS ET RÉSOLUTIONS 44
QUESTIONS 47
A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES ET
RÉPONSES FAITES PAR LUI 47
PAPIERS INTIMES 55
QU’ELLE ORDONNA ÊTRE MIS SUR ELLE DANS LE CERCUEIL 55
PAPIERS TROUVÉS DANS LE LIVRE DES CONSTITUTIONS DE
NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE ÉCRITS DE SA MAIN. 66
EXHORTATIONS 75
EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) SUR PLUSIEURS POINTS
DE LA RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN 75
EXHORTATION I SUR LE SECOND CHAPITRE DE LA RÈGLE.
(Faite vers 1630.) 75
EXHORTATION IV SUR LE DIXIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. 76
EXHORTATION VII SUR LE SEIZIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE.
(Faite le 19 janvier 1630) 78
EXHORTATION IX SUR LE SEIZIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE
(SUITE). 80
EXHORTATION X SUR LE DIX-SEPTIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. (Faite le mars 1630) 81
EXHORTATION XIII SUR LE VINGTIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. (Faite le 23 mars 1630) 85
EXHORTATION XVI SUR LE VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. (Faite en 1630) 87
EXHORTATION XVIII SUR LE VINGT-SIXIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. 89
EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) SUR PLUSIEURS POINTS
DES CONSTITUTIONS DE LA VISITATION. 92
EXHORTATION I SUR LA PRÉFACE DE NOS CONSTITUTIONS.
(Faite en juillet 1630) 92
EXHORTATION SUR LA PRÉFACE DE NOS CONSTITUTIONS
(SUITE). (Faite en août 1630) 94
EXHORTATION VI SUR LA CINQUIÈME CONSTITUTION. DE LA
PAUVRETÉ. (Faite en 1630) 97
EXHORTATIONS(FAITES EN CHAPITRE )SUR DIVERS SUJETS 100
EXHORTATION I SUR LA CONSTANCE QU’IL FAUT AVOIR AU
SERVICE DE DIEUAU MILIEU DES VICISSITUDES DE LA VIE. 100
EXHORTATION III SUR LES MAUX QUE CAUSENT À L’ÂME LES
FINESSES DE L’AMOUR-PROPRE ET DE LA PRUDENCE HUMAINE 101
EXHORTATION V SUR L’EXCELLENCE ET LA BEAUTÉ DE LA VIE
RELIGIEUSE. 103
EXHORTATION VII SUR LA MANIÈRE DE SUIVRE LE SAUVEUR.
(Faite eu juillet 1631) 104
EXHORTATION IX SUR LE CHANGEMENT DES OFFICIÈRES.
DERNIERS ADIEUX DE LA SAINTE A UNE COMMUNAUTÉ. 106
EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) POUR QUELQUES FÊTES ET
PRINCIPAUX TEMPS DE L’ANNÉE 109
EXHORTATION II POUR LE DEUXIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR
LA PURETÉ DU CŒUR ET LA FÊTE DE L’IMMACULÉE CONCEPTION. 109
EXHORTATION III POUR LE TROISIÈME SAMEDI DE L’AVENT
SUR LES ANÉANTISSEMENTS DU VERBE ÉTERNEL EN SA VENUE ICI-BAS. 112
EXHORTATION IV POUR LE TROISIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR
L’HUMILITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. (Faite en 1631) 114
EXHORTATION VI POUR LE DERNIER SAMEDI DE 1629 SUR LA
BRIÈVETÉ DE LA VIE. 117
EXHORTATION VIII SUR LE BON USAGE DU TEMPS. (Faite en
janvier 1633) 119
EXHORTATION X POUR LE DEUXIÈME SAMEDI DE CARÊME SUR
L’EXCELLENCE DE LA PERFECTION DE L’INSTITUT, QUI EST DES PLUS PURES QUE L’ON
PUISSE TROUVER EN L’ÉGLISE DE DIEU. 120
EXHORTATIONS POUR QUELQUES FÊTES. EXHORTATION XII POUR
LA FÊTE DE LA PENTECÔTE SUR LES DISPOSITIONS QU’IL FAUT AVOIR POUR ATTIRER EN
SOI L’ESPRIT-SAINT. 122
EXHORTATION XIII. GRAND DÉSIR DE LA SAINTE DE RECEVOIR
L’ESPRIT-SAINT, SA RÉSOLUTION À CONDUIRE LES ÂMES SANS ÉCOUTER LES PLAINTES DE
LA NATURE. (Faite en 1632, après sa réélection) 124
EXHORTATION XV POUR LA FÊTE DE SAINT JEAN-BAPTISTE.
SUR LES VERTUS QU’IL PRATIQUA AU DÉSERT. 127
EXHORTATION XVIII POUR LE TEMPS DES RETRAITES. SUR LE
BÉNÉFICE DE LA VOCATION. 129
EXHORTATION XIX POUR LE TEMPS DES RETRAITES. SUR LES
QUALITÉS QUE DOIT AVOIR NOTRE DILECTION POUR ÊTRE SELON DIEU. 131
ENTRETIENS 135
ENTRETIENS FAITS A LA RÉCRÉATION ET AUX ASSEMBLÉES DE
LA COMMUNAUTÉ. 135
ENTRETIEN I SUR LA RÉFORME DE L’ÂME. 135
ENTRETIEN II SUR LES CAUSES QUI METTENT OBSTACLE A LA
PERFECTION 140
ENTRETIEN III (Fait le 14 septembre 1624) SUR LES
QUALITÉS QUE DOIT AVOIR LE VRAI ZÈLE, ET SUR LES FONDEMENTS DE LA SOLIDE VERTU. 143
ENTRETIEN IV SUR LA DÉFIANCE DE SOI-MÊME ET LA
CONFIANCE EN DIEU. 149
ENTRETIEN V SUR LA NÉCESSITÉ DE SE FAIRE VIOLENCE ET DE VIVRE CONFORMÉMENT AUX LUMIÈRES DE LA FOI 151
ENTRETIEN VI SUR LES PASSIONS, ET LA FAÇON DE LES COMBATTRE. 152
ENTRETIEN VII SUR LA MORTIFICATION DES INCLINATIONS NATURELLES. 155
ENTRETIEN VIII SUR L’AMOUR-PROPRE ET LES DOMMAGES QU’IL FAIT EN L’ÂME. 158
ENTRETIEN IX SUR LA GÉNÉROSITÉ A SE RELEVER DE SES FAUTES. 161
ENTRETIEN X SUR LA VRAIE VIE SURNATURELLE ET LE DOUX SUPPORT DU PROCHAIN. 163
ENTRETIEN XI SUR LA CHARITÉ ET LA PURETÉ D’INTENTION. 167
ENTRETIEN XII SUR LA MÉDISANCE, LES JUGEMENTS TÉMÉRAIRES ET LA CONFIANCE EN DIEU. 170
ENTRETIEN XIII SUR LE DANGER DE LA FLATTERIE ET LES AVANTAGES DE LA SINCÉRITÉ. 174
ENTRETIEN XIV SUR L’OBÉISSANCE AVEUGLE. 178
ENTRETIEN XV (Fait en 1630) SUR L’OBÉISSANCE PROMPTE. 182
ENTRETIEN XVI SUR L’HUMILITÉ ET LA GÉNÉROSITÉ. 184
ENTRETIEN XVII (Fait le 28 août 1630) SUR L’HUMILITÉ ET LA SOLIDE VERITE. 187
ENTRETIEN XVIII SUR LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU ET LE RESPECT MUTUEL. 192
ENTRETIEN XIX SUR L’AMOUR DE L’ABJECTION. 194
ENTRETIEN XX SUR LA PRÉSENCE DE DIEU ET LA PENSÉE DES VÉRITÉS ÉTERNELLES. 196
ENTRETIEN XXI SUR LA VAILLANCE SPIRITUELLE, LES EFFETS DU PUR AMOUR DANS L’ÂME RELIGIEUSE, ET LE DANGER DE RECEVOIR DES SUJETS A CARACTÈRE LICHE ET NÉGLIGENT. 198
ENTRETIEN XXII SUR LES AVANTAGES ET LES DANGERS D’UN NATUREL COMPLAISANT, ET SUR LE BONHEUR D’ÊTRE EMPLOYÉ AUX OFFICES BAS. 200
ENTRETIEN XXIII SUR LA MANIÈRE DE S’ABAISSER PAR HUMILITÉ ET DE S’ÉLEVER PAR AMOUR ET DE LA PURETÉ D’INTENTION. 203
ENTRETIEN XXIV SUR LA MORT A SOI-MÊME ET L’HUMBLE GLOIRE DES FILLES DE LA VISITATION. 209
ENTRETIEN XXV (Fait en 1621) SUR LA TRANQUILLITÉ
INTÉRIEURE ET LA MORTIFICATION. 212
ENTRETIEN XXVI SUR LA DÉTERMINATION QUE DOIT AVOIR L’ANIE DÉSIREUSE DE PROGRESSE EN LA VIE SPIRITUELLE. 218
ENTRETIEN XXVII SUR LA SIMPLICITÉ ET L’OBÉISSANCE. 221
ENTRETIEN XXVIII SUR LA SIMPLICITÉ, LA PAUVRETÉ D’ESPRIT, LA DOUCEUR DE CŒUR, ET SUR L’ACQUISITION D’UNE VERTU SOLIDE. 222
ENTRETIEN XXIX SUR LA PARFAITE SIMPLICITÉ. 226
ENTRETIEN XXX SUR L’EXCELLENCE DE LA PRIÈRE. 228
ENTRETIEN XXXI SUR LE RECUEILLEMENT ET LE PARFAIT ABANDONNEMENT DE SOI-MÊME A DIEU. 232
ENTRETIEN XXXII SUR TROIS MANIÈRES DE FAIRE L’ORAISON ET SUR LA SIMPLICITÉ. 235
ENTRETIEN XXXIII SUR L’ORAISON ET LA MORTIFICATION. 238
ENTRETIEN XXXIV SUR LA PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR ET L’ORAISON. 242
ENTRETIEN XXXV SUR LA PATIENCE A SUPPORTER LES DÉLAISSEMENTS A L’ORAISON. 249
ENTRETIEN XXXVI SUR LA FIDÉLITÉ A SUIVRE L’ATTRAIT DE LA GRÂCE PENDANT L’ORAISON. 251
ENTRETIEN XXXVII SUR LA PERTE DE SOI-MÊME EN DIEU. 256
ENTRETIEN XXXVIII (Fait en 1631) SUR LA GLOIRE ET LE BONHEUR DE L’ÂME RELIGIEUSE. 258
ENTRETIEN XXXIX (Fait le 21 novembre 1629) SUR LA PERFECTION, DE NOTRE INSTITUT ET SUR LA FIDÉLITÉ À LA GRÂCE. 260
ENTRETIEN XL SUR L’ESPRIT D’HUMILITÉ CARACTÈRE DISTINCTIF DE NOTRE INSTITUT. 264
ENTRETIEN XLI SUR L’ABANDON A LA PROVIDENCE AUTRE CARACTÈRE DISTINCTIF DE L’ESPRIT DE NOTRE INSTITUT. 266
ENTRETIEN XLII SUR TROIS MOYENS PROPRES A MAINTENIR L’ESPRIT DE NOTRE INSTITUT : L’UNION AVEC DIEU, LE SUPPORT, ET LA CORRECTION FRATERNELLE. 269
ENTRETIEN XLIII SUR LE DÉTACHEMENT DES CRÉATURES, ET SUR LE ZÈLE POUR LA PERFECTION DE NOTRE INSTITUT. 271
ENTRETIEN XLIV SUR L’ESPRIT DE NOS RÈGLES, SUR TROIS POINTS QUI DOIVENT SERVIR DE FONDEMENTS A LA VERTU DES NOVICES, ET SUR LE PROFIT A TIRER DE SES MANQUEMENTS. 274
ENTRETIEN XLV (Fait le 428 décembre 1625) SUR LE DOCUMENT DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN, ET SUR LA REDDITION DE COMPTE. 277
ENTRETIEN XLVI (Fait en 1638) SUR LA REDDITION DE COMPTE ET LES AVERTISSEMENTS. 282
ENTRETIEN XLVII SUR LA REDDITION DE COMPTE, ET SUR L’OBLIGATION DES SUPÉRIEURES DE GARDER LE SECRET. 285
ENTRETIEN XLVIII (Fait le 25 avril 1633) SUR LA CONFIANCE ENVERS LA SUPÉRIEURE ET LA NÉCESSITÉ DE FAIRE LES AVERTISSEMENTS. 288
ENTRETIEN XLIX SUR LA CONFESSION ET SUR LES AVERTISSEMENTS. 291
ENTRETIEN L SUR LES DISPOSITIONS À LA RETRAITE, LA
MORTIFICATION DES PASSIONS ET LA CONFIANCE EN DIEU. 294
ENTRETIEN LI SUR LA RETRAITE ET LA CONFESSION ANNUELLE. 297
ENTRETIEN LII (Fait en 1634) SUR LA FIDÉLITÉ À ACCOMPLIR LES RÉSOLUTIONS DE RETRAITE, ET SURTOUT À ÉVITER LES PLUS PETITES FAUTES VOLONTAIRES. 299
ENTRETIEN LIII SUR LE PRINCIPAL FRUIT QUE DOIT PRODUIRE LA RETRAITE : FAIRE SES EXERCICES SPIRITUELS AVEC UNE PLUS GRANDE ATTENTION A DIEU. 302
ENTRETIEN LIV SUR LA FAÇON D’ENTRETENIR SON AIDE. 304
ENTRETIEN LV SUR LES MOTIFS QUI PEUVENT DISPENSER DU JEUNE. 305
ENTRETIEN LVI SUR LA FIDÉLITÉ A SUIVRE LE DIRECTOIRE DE L’OFFICE. 306
ENTRETIEN LVII SUR LES ÉLECTIONS DES SUPÉRIEURES. 307
ENTRETIEN LVIII (Fait en novembre 1626) SUR LA RÉCEPTION DES SUJETS. 311
ENTRETIEN LIX (Fait en 1633) LUMIÈRE DE LA SAINTE SUR CES PAROLES : LA CONGRÉGATION EST PRINCIPALEMENT POUR LES INFIRMES. 317
ENTRETIEN LX (Fait en 165) SUR L’INDIFFÉRENCE QU’IL FAUT AVOIR POUR ÊTRE ENVOYÉE EN FONDATION. 319
ENTRETIEN LXI (Fait pendant une maladie de la Sainte) POUR DÉFENDRE AUX SŒURS DE PARLER EN PARTICULIER ET HORS DE LA CHAMBRE DE RÉCRÉATION. 322
ENTRETIEN LXII (Fait à nos Sœurs de N.) SUR L’ORAISON, LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME, ET LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU. 324
ENTRETIEN LXIII ( Fait à nos Sœurs de N.) SUR LA NÉCESSITÉ ET LES AVANTAGES DU DÉPOUILLEMENT EXTÉRIEUR ET INTÉRIEUR. 327
ENTRETIEN LXIV (Fait à nos Sœurs (le N.) SUR LA PURETÉ D’INTENTION, LA SIMPLICITÉ, LE CHANGEMENT DES CHARGES, ETC. 330
ENTRETIEN LXV (Fait à nos Sœurs de N.) SUR L’UNION ENTRE LES MONASTÈRES, L’ESTIME DU PROCHAIN, LA SIMPLICITÉ A SUIVRE LA DIRECTION DE LA SUPÉRIEURE, ETC. 333
ENTRETIEN LXVI (Fait à nos Sœurs de Lyon) SUR LA REDDITION DE COMPTE; EXPLICATION DE CES PAROLES : VIVRE DANS UNE PURETÉ IMMACULÉE ET ANGÉLIQUE, ET SUR L’AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, ETC. 340
ENTRETIEN LXVII (Fait à nos Sœurs du deuxième monastère d’Annecy) SUR L’EXACTITUDE À ASSISTER EN CHŒUR, À DEMANDER LES PERMISSIONS AUX OBÉISSANCES, ETC. 344
ENTRETIEN LXVIII (fait à nos Sœurs de Moulins et de Nevers) SUR LA LECTURE DES RÈGLES, LE PROFIT À RETIRER DE LA MALADIE, LA LIBERTÉ QU’A LA SUPÉRIEURE DE LIMITER LE NOMBRE DES JOURS DE RETRAITE, ET SUR PLUSIEURS POINTS D’OBSERVANCE. 347
ENTRETIEN LXIX (Fait à nos Sœurs de Dijon) SUR L’ABANDON A LA PROVIDENCE, LA MORTIFICATION, LA GÉNÉROSITÉ ET L’AMOUR DE L’ABJECTION. 351
ENTRETIEN LXX (Fait à nos Sœurs d’Autun, en 1626) SUR
LE PUR AMOUR ET LES FRUITS QU’IL FAUT RETIRER DE LA SAINTE COMMUNION, ETC. 356
ENTRETIEN LXXI (Fait à nos Sœurs de N., le 16 juillet 1635 ) SUR LA PRUDENCE DANS LES COMMUNICATIONS DE CONSCIENCE, L’ASSIDUITÉ AUX EXERCICES DE LA COMMUNAUTÉ, ET PLUSIEURS POINTS D’OBSERVANCE. 358
ENTRETIENS LXXII (Faits à nos Sœurs du premier monastère de Paris) 360
[EN UNE AUTRE VISITE, CETTE SAINTE MÈRE DIT LES PAROLES SUIVANTES :] 361
EN UN AUTRE ENTRETIEN, LA SAINTE A DIT : 362
[UNE AUTRE FOIS, la Sainte recommanda surtout l’union des cœurs et la conformité de vie, dans une parfaite observance.] 362
[LE 11 NOVEMBRE 1641, avant de quitter le monastère pour la dernière fois, la Sainte, après avoir fait lire dans le Livre des Vœux ce qu’elle-même y avait écrit en 1622, ajouta :] 363
ENTRETIEN LXXIII (Fait à nos Sœurs de Nevers, en novembre 1641) SUR TROIS VERTUS FONDAMENTALES : L’OBÉISSANCE, L’HUMILITÉ, ET LA DÉPENDANCE DE DIEU. 366
ENTRETIEN LXXIV SUR LA DÉVOTION A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE. 373
FRAGMENTS D’ENTRETIENS FAITS AU PREMIER MONASTÈRE
D’ANNECY (Recueillis par les contemporaines de la Sainte et reproduits
textuellement). 376
INSTRUCTIONS 391
INSTRUCTIONS FAITES AU NOVICIAT 391
INSTRUCTION I SUR LA NÉCESSITE DE PROFITER DU NOVICIAT POUR ÉTABLIR DANS L’ÂME LES FONDEMENTS D’UNE VERTU SOLIDE. 391
INSTRUCTION II SUR LA FIN QU’IL FAUT AVOIR EN ENTRANT EN RELIGION, QUI EST DE SE DÉSUNIR DE SOI-MÊME POUR S’UNIR PLUS PARFAITEMENT A DIEU. 391
INSTRUCTION VI SUR LA CONFIANCE QUE NOUS DEVONS AVOIR EN L’INFINIE SAGESSE, BONTÉ ET TOUTE-PUISSANCE DE DIEU. 396
INSTRUCTION VII SUR LA MÉFIANCE DE SOI-MÊME, LA CONFIANCE EN DIEU, LA MORTIFICATION ET LA FIDÉLITÉ A L’ORAISON. 400
INSTRUCTION X SUR L’AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, ET L’ATTENTION A ÉVITER TOUTE CURIOSITÉ SUR LA CONDUITE D’AUTRUI. 401
INSTRUCTION XVIII SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « LE ROYAUME DES CIEUX SOUFFRE VIOLENCE ETC. » 403
INSTRUCTION XIX (Faite en 1631) SUR LE MAL QU’APPORTE A L’AME UNE CRAINTE SERVILE, ET LE BIEN QU’ON TROUVE A SERVIR DIEU AVEC UN CŒUR PUR, SIMPLE, LARGE ET CONFIANT. 405
INSTRUCTION XX SUR L’INDIFFÉRENCE A RECEVOIR DES CONSOLATIONS OU DES SÉCHERESSES EN L’ORAISON. 410
INSTRUCTION XXII (Faite en 1633) SUR CES PAROLES : RIEN NE PEUT PROFITER A L’ÂME SANS L’AMOUR ET SANS L’OBÉISSANCE. 411
PRATIQUES DE LA PRÉSENCE DE DIEU, DONNÉES PAR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE POUR DÉFI, EN 1623. 415
TOME TROISIÈME 417
Préface 417
MÉDITATIONS POUR LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES 423
MÉDITATIONS TIRÉES DES ÉCRITS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE PROPRES POUR LES SOLITUDES 425
PREMIÈRE MÉDITATION DE LA CREATION. 425
DOUZIÈME MÉDITATION POUR NOUS AIDER A CONNAIITRE NOTRE MISÈRE ET FAIBLESSE. 425
LETTRE DE NOTRE TRES-DIGNE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL 427
DÉPOSITION POUR LA CANONISATION DE S. FRANÇOIS 431
INTERROGATS 431
ARTICLES 432
ARTICLE PREMIER / DÉTAILS SUR LES PÈRE ET MÈRE DU SERVITEUR DE DIEU. 432
ARTICLE TROISIÈME / LA CHARITE QU’IL TÉMOIGNAIT DÈS SON ENFANCE POUR LES PAUVRES. 432
ARTICLE QUATRIÈME / SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES A ANNECY ET A PARIS. 433
ARTICLE SIXIÈME / SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES A PADOUE, ET SON VOYAGE A ROME ET A LORETTE. 433
ARTICLE NEUVIÈME / SA CONDUITE DANS LE DIACONAT. 434
ARTICLE ONZIÈME / MISSION DE CHABLAIS. 435
ARTICLE DOUZIÈME / PROCESSION DE THONON A ANNEMASSE. 436
ARTICLE QUATORZIÈME / SUITE DE LA MISSION DE CHABLAIS. 437
ARTICLE QUINZIÈME / SA MANIÈRE DE PORTER LE SAINT-SACREMENT AUX MALADES. 438
ARTICLE VINGT-TROISIÈME / SON SACRE, ET LA PRéPARATION QU’IL Y APPORTA. 438
ARTICLE VINGT-QUATRIÈME / SA FOI. 439
ARTICLE VINGT-SEPTIÈME / SON AMOUR POUR LE PROCHAIN. 440
ARTICLE TRENTIEME / SON HUMILITÉ. 449
ARTICLE TRENTE-TROISIÈME / SA DÉVOTION, SON ORAISON, ET SON ATTENTION A LA PRÉSENCE DE DIEU. 458
ARTICLE TRENTE-QUATRIÈME. / SON AMOUR DES ENNEMIS. 462
ARTICLE TRENTE-SEPTIÈME / SA PAIX DE LAME, ET SON SOIN D’ACCOMMODER LES PROCES ET DE FAIRE REGNER LA PAIX. 465
ARTICLE TRENTE-NEUVIÈME. / SON ACQUIESCEMENT A LA VOLONTE DE DIEU. 466
ARTICLE QUARANTIÈME. / SON DISCERNEMENT DES ESPRITS ET SON DON DE PROPHÉTIE. 470
ARTICLE QUARANTE-SIXIÈME. / SA MANIÈRE DE TRAITER AVEC LE PROCHAIN. 478
ARTICLE CINQUANTE ET UNIÈME. / SA RÉPUTATION DE SAINTETÉ. 480
ARTICLE CINQUANTE-DEUXIÈME. / SA DERNIÈRE MALADIE ET SA MORT. 482
LETTRE DE SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL AU RÉVÈREND PÈRE DOM JEAN DE SAINT FRANÇOIS 487
OPUSCULES 497
PETIT TRAITE SUR L’ORAISON 497
QUESTIONS / ADRESSÉES PAR ÉCRIT A LA SAINTE ET SES RÉPONSES TOUCHANT L’ORAISON DE QUIÉTUDE 505
RÈGLES DONNÉES PAR LA SAINTE POUR DISCERNER SI C’EST L’ESPRIT DE DIEU QUI OPÈRE EN L’ÂME LORSQU’ELLE NE PEUT AGIR EN L’ORAISON. 512
PAROLES DE LA SAINTE A UNE ÂME CONDUITE PAR LA VOIE DE SIMPLICITÉ ET DE COMPLET DÉNUMENT 518
À UNE AUTRE SUR LE MÊME SUJET. 522
PAROLES DE LA SAINTE A LA MÈRE MARIE-AIMÉE DE BLONAY, APRÈS UNE RETRAITE ANNUELLE. 525
CONSEILS DE LA SAINTE À UNE ÂME QUE LA GRÂCE SOLLICITAIT D’ENTRER DANS UNE VOIE DE SIMPLICITÉ ET D’ABANDON. 527
CONSEILS DE DIRECTION DE LA SAINTE A UNE RELIGIEUSE 530
CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE FRANÇOISE-MADELEINE DE CHAUGY PENDANT SON NOVICIAT DE 1629 A 1632. 532
CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE MARIE-AIMÉE DE RABUTIN 541
CONSEILS DE LA SAINTE A LA MÈRE LOUISE-DOROTHÉE DE MARIGNY. 543
CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE CLAUDE-AGNÈS JOLY DE LA ROCHE. 545
AUTRES CONSEILS DE LA SAINTE A LA MÈRE CLAUDE-AGNÈS 551
CONSEILS DE LA SAINTE À UNE SUPÉRIEURE. 552
CONSEILS AUX SUPÉRIEURES EN GÉNÉRAL 572
FRAGMENTS DE CONSEILS A UNE SUPÉRIEURE NOUVELLEMENT ÉLUE. 573
À UNE AUTRE 574
À UNE AUTRE 575
PAROLES CONSOLANTES 579
AMOUR DE DIEU. AMOUR DU PROCHAIN. 579
PRÉSENCE DE DIEU. PRIÈRE VOCALE. 585
PAUVRETÉ ET DÉLAISSEMENT 592
AVANTAGES DES CROIX ET DES AFFLICTIONS 598
RÉSIGNATION, FORCE, PATIENCE 606
MORTIFICATION, ABNÉGATION DE SOI-MÊME 613
OBÉISSANCE 620
HUMILITÉ 626
ORAISON MENTALE 632
AMOUR DE LA VOLONTÉ DE DIEU / ABANDON A SA PROVIDENCE 639
SIMPLICITÉ. PUR AMOUR 646
ESPRIT DE L’INSTITUT 652
SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT
DE
CHANTAL
SA VIE ET SES ŒUVRES
ŒUVRES DIVERSES
PETIT LIVRET QUESTIONS DE
SAINTE DE CHANTAI RÉPONSES DE SAINT FRANÇOIS DE SALES PAPIERS INTIMES
EXHORTATIONS ENTRETIENS INSTRUCTIONS
PARIS
PLON ET Ci°,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1875
ÉDITION AUTHENTIQUE PUBLIÉE PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DU PREMIER MONASTÈRE DE LA VISITATION SAINTE-MARIE D’ANNECY
[Ttome II, 1875 :]
Le nom de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal n’éveille pas l’idée d’une femme auteur, d’une religieuse qui, à l’exemple de sainte Thérèse, aurait composé des ouvrages destinés à la publicité. La Fondatrice de la Visitation, en effet, n’a pas écrit une seule page en vue de l’impression. Comment donc les opuscules qui composent le présent volume appartiennent-ils très légitimement à la Sainte, et par quelle voie nous sont-ils parvenus? Voilà ce qu’il nous faut expliquer brièvement; après quoi, nous aurons à signaler la valeur ascétique de ces opuscules, et à marquer le caractère de chacun.
Sainte Chantal n’a point, à proprement parler, fait œuvre d’écrivain ; mais elle a fait œuvre de fondatrice, œuvre encore de directrice des âmes; elle a excellé dans le gouvernement de son Ordre et dans la conduite spirituelle des religieuses soumises à son autorité. Or, pour l’administration générale, comme pour la direction particulière, son action s’exerçait surtout par des exhortations, des conseils et des entretiens, en un mot, par une parole vivante et animée. Mère de la Visitation, elle était chargée d’élever sa famille encore au berceau, de présider au développement de sa vie religieuse. Dans sa tendresse maternelle, elle n’ignorait pas qu’elle devait le pain de l’âme aux filles que le Seigneur lui avait données, et elle leur distribuait, sous bien des formes, une nourriture aussi douce que fortifiante. C’était pendant les récréations, ou bien dans les réunions prescrites par la règle que la sainte Fondatrice servait à ses enfants ces repas spirituels.
Les récréations étaient mises à grand profit pour l’édification et pâture du petit troupeau. Au jardin, pendant l’été, dans une salle, en hiver, les religieuses entouraient leur Mère d’une vivante couronne ; et, bientôt, la conversation était lancée par l’une ou par l’autre des Sœurs sur un sujet de spiritualité, à la grande satisfaction de tout le cercle et de sainte Jeanne-Françoise toute la première. La digne supérieure applaudissait à une pareille initiative ; elle aimait à être provoquée par ses religieuses, à être mise par elles sur le chapitre des observances régulières ou des vertus propres à leur Institut. « Je ne suis pas grande prédicatrice, leur disait-elle un jour, je ne sais presque parler qu’en répondant ». La Sainte, qui était le pivot de la conversation, ne la laissait pas languir. Assaillie d’observations et de demandes, elle faisait face à tout, elle avait réponse à toutes les questions, éclaircissement pour tous les doutes. Sur tout elle répondait avec son grand bon sens, avec cette science des choses spirituelles qu’elle avait puisée auprès de saint François de Sales et au pied du crucifix. Pendant ces causeries d’un intérêt si vif et si élevé, les heures s’écoulaient trop rapidement au gré des Sœurs, qui toutes se retiraient récréées pour l’esprit, pour le cœur et pour l’âme. C’était sur une moindre échelle, mais avec non moins de charme et de profit, une imitation des Conférences si connues des anciens solitaires.
Aux jours où la communauté se réunissait au Chapitre, la Sainte, qui présidait l’assemblée, prenait la parole, et, au milieu de ses filles silencieuses et attentives, elle traitait un sujet spécial. C’était un point de perfection religieuse qu’elle développait, une des vertus propres à son Institut qu’elle présentait sous différents aspects; c’était encore des considérations sur un mystère, sur une fête de l’Église, ou bien encore des avis relatifs à la correction de quelque défaut... De leur côté, les novices avaient quelquefois le bonheur d’entendre la zélée Fondatrice. En s’adressant à elles, sainte Chantal s’attachait surtout à les débarrasser de l’esprit du siècle, pour leur inculquer l’esprit religieux; elle arrosait de sa parole ces jeunes plantes qui devaient embellir les jardins de l’Époux céleste.
Pendant ces réunions, véritables festins de l’âme, pas une miette qui tombât par terre, pas une parole de l’incomparable Mère qui ne fût recueillie, an moment même et sur place, dans le cœur de chacune des religieuses. Ce n’est pas tout. Après les assemblées, comme après les récréations, plusieurs des Sœurs prenaient la plume, et, sous l’impression toute fraîche de ce qu’elles venaient d’entendre, elles fixaient sur le papier ce qui les avait le plus frappées, ce qui répondait le mieux à l’état présent de leur âme. Or, comme les impressions et les goûts ne pouvaient se ressembler en tout chez les différentes religieuses qui prenaient des notes, tel passage, omis par les unes, était recueilli par les autres. Il en résultait que ces différentes rédactions se complétaient les unes les autres, ce qui a permis de reconstituer, à peu près dans leur intégrité, les Entretiens et les Allocutions de sainte Chantal. Rappelons encore ceci : parmi les Sœurs qui rédigèrent les notes en question figurent les supérieures les plus illustres de l’Ordre, et surtout la Mère de Chaugy. C’est dire assez avec quelle exactitude furent recueillies les paroles de leur Bienheureuse Fondatrice. Au reste, nous avons de cette fidélité une preuve matérielle : en conférant les anciennes copies, nous trouvons les passages parallèles reproduits d’une manière à peu près identique.
L’authenticité des Exhortations et des Entretiens, au sens que nous venons de marquer, ne saurait être contestée. Ces ouvrages émanent donc de sainte Chantal; son nom, qu’elle n’y a pas mis elle-même, y a été apposé, à bon droit, par les religieuses qui ont été les premières à jouir de leur contenu. Pour le dire en passant, la provenance singulière de ces opuscules, la voie par laquelle ils nous sont parvenus, leur donne un piquant intérêt.
Tombés de la bouche de la vénérée Fondatrice, ils ont été pieusement recueillis par ses filles spirituelles. Après être demeurés de longues années dans le demi-jour du cloître, où ils ont fait les délices de plusieurs générations de religieuses, les voilà qui sont livrés au grand jour pour l’édification de tous. Mais ce qui nous recommande par-dessus tout ces Œuvres diverses, c’est la valeur qu’elles empruntent au mérite de celle qui les a, non pas écrites, mais parlées pour la plupart.
[…]
Mais, où la personnalité de sainte Jeanne-Françoise de Chantal se trouve à peu près entière, c’est dans la forme de ses ouvrages; elle s’accentue d’autant plus vivement de ce côté, que, dans le laisser-aller des récréations, ou même dans la gravité des allocutions réglementaires, elle n’avait pas à se préoccuper de style. Sous ce rapport, elle ne procède nullement de saint François de Sales; sa manière de concevoir et de s’exprimer ne sent point l’école salésienne. Les fleurs naissent sous la plume de l’évêque de Genève; ses écrits en sont émaillés. Ce prélat, d’une doctrine si riche et si sûre, revêt la plus haute théologie de formes heureuses, qui la rendent accessible à tous; il exprime les pensées les plus profondes avec des comparaisons frappantes de vérité, avec de gracieuses images qui éclairent l’esprit en le charmant. Chez lui, tout sourit et tout brille; tout est large et abondant. Lorsqu’on passe de ses ouvrages à ceux de sainte Chantal, le contraste est frappant. La religieuse s’exprime d’une manière sobre, coupée, dépouillée d’ornements. À ce langage, nous reconnaissons un esprit grave, pratique, avec une légère teinte d’austérité. Chez elle, l’imagination est tenue à l’écart; la parole est au ferme bon sens, à la grave expérience, au zèle de la mère pour le progrès de ses filles spirituelles dans la vertu. Les fruits abondent, mais les fleurs sont rares; et encore celles qui apparaissent de loin en loin, sont-elles cueillies dans les parterres de saint François de Sales, ou dans le jardin de l’épouse du Cantique des Cantiques. Le dépouillement intérieur de la grande religieuse se reproduit en quelque manière dans son langage. Les beautés littéraires, les grâces de l’imagination ne brillent pas ici d’un grand éclat ; à la place, vous trouverez d’excellents avis, de fortes peintures du cœur humain, les maximes mortifiantes et crucifiante de l’Évangile proposées avec une vigueur sans égale. Les opuscules de sainte Chantal reflètent d’autant plus fidèlement son âme, que ces écrits sont le produit spontané de ses idées et de ses sentiments. L’énergie de la pensée, le relief et la pointe de l’expression, ces qualités que nous admirons en plus d’un endroit, sont bien de la femme forte que nous connaissons. Et puis, combien de pages où le zèle ardent et les chaleureuses exhortations décèlent la grande sainte, l’éminente supérieure? Certes, et cela soit dit à l’honneur de la mère et de ses filles : sainte Jeanne-Françoise n’épargne pas ses religieuses; elle y va, à leur endroit, d’une maîtresse main. Ce n’est pas elle qui voilera la croix, qui émoussera la pointe des épines; ce n’est pas elle qui adoucira les reproches au moyen de circonlocutions timides ou de périphrases embarrassées. Qu’elle rencontre sur son chemin, dans une maison de la Visitation, l’esprit du monde, et elle le flagellera d’importance ; elle lui dira son fait en termes forts nets. Écoutons plutôt : « Il n’y a rien, dit-elle, qui me soit plus insupportable que de voir qu’une fille de la Visitation veuille être soigneuse de son point d’honneur; car n’est-ce pas une chose monstrueuse? Quoi! mettrions-nous notre honneur dans des fadaises? »
Un beau jour, dans l’octave de Pâques, s’adressant aux novices, elle leur disait : « Mes Sœurs, je vous recommande soigneusement deux choses : premièrement, il faut que vous travailliez courageusement et fidèlement à votre perfection; secondement, il faut laisser faire les autres, vous laissant écorcher, dépouiller et plier comme on voudra … il faut vous laisser plier comme on plie un mouchoir. » Voilà des expressions qui se peignent, ou mieux, qui s’enfoncent dans la mémoire de manière à n’en plus sortir. Citons encore un passage : « O Dieu! dit la zélée supérieure, s’il faut demeurer encore çà-bas [sic], que ce soit pour y pratiquer de solides vertus. Nous marchons beaucoup trop en enfant ; cela me fâche. Il faut que les filles de cet Institut pratiquent les actes des vraies héroïques et grandes vertus. Il faut rompre ou faire... »
Cependant il s’en faut bien que la fermeté de la supérieure étouffe, dans sainte Jeanne-Françoise, la tendresse de la mère. Dans l’occasion, elle épanche des trésors de sollicitude sur les membres de sa famille religieuse. Elle montre à ses filles spirituelles de quel amour suave et puissant elle les aime dans le Seigneur, et par la compassion qu’elle ressent pour leurs peines, et par les douces consolations qu’elle leur adresse, et par les mille moyens dont elle s’avise pour les soulager dans l’âme et dans le corps.
[…]
Les Œuvres diverses comprennent d’abord : 1° le PETIT LIVRET de la Sainte; 2° QUESTIONS de sainte Chantal à saint François de Sales et RÉPONSES de ce dernier; 3° les PAPIERS INTIMES; ensuite, 4° les EXHORTATIONS; 5° les ENTRETIENS ; 6° les INSTRUCTIONS aux Novices; 7° les MÉDITATIONS ; 8° enfin la DÉPOSITION de la Sainte pour la béatification et canonisation de saint François de Sales.
1° Le PETIT LIVRET est un recueil d’avis que sainte Chantal avait reçus de saint François de Sales, verbalement ou par écrit. D’après les Mémoires de la Mère de Chaugy, ce résumé fut commencé par la Sainte en 1605, aux fêtes de la Pentecôte, lors de son premier voyage en Savoie. L’original de cet écrit n’existe plus, du moins il a été impossible de le trouver. La reproduction insérée dans ce volume a été faite sur une très ancienne copie, conservée dans les archives du premier monastère d’Annecy. L’abbé Migne a publié le Petit Livret sous le titre de Maximes diverses. Probablement, par suite de feuillets détachés et déplacés, les choses ont été mêlées de telle sorte, que des pages du commencement ont été rejetées à la fin. L’ordre primitif a été rétabli.
À la suite du Petit Livret, sont placées les résolutions et pensées, fruits de deux retraites faites par la Sainte. Ce fut dans l’une de ces solitudes, celle de 1616, que Notre-Seigneur rappela à la plus haute perfection, par le détachement le plus complet.
2° QUESTIONS DE SAINTE CHANTAL A SAINT FRANÇOIS DE SALES ET RÉPONSES DE CE DERNIER. La Sainte adressa ces Questions par écrit à son céleste directeur, qui lui répondit par la même voie. Ce dialogue sublime peut se rapporter à l’année 1616, année où, comme nous venons de le dire, le Seigneur appela son épouse au dépouillement parfait et au martyre d’amour. En reproduisant ces Questions et ces Réponses, on a voulu faire assister le lecteur aux leçons données par le saint directeur à cette âme d’élite.
3° LES PAPIERS INTIMES renferment une série de résolutions, d’élans vers Dieu, d’actes d’amour et d’abandon entre les mains de l’Époux céleste. Ces pages, que l’on dirait tracées par un séraphin, furent écrites par la Sainte à l’issue d’une de ses retraites, probablement en 1616. Ces papiers, exclusivement à son usage, elle les portait toujours sur elle; elle voulut être enterrée avec ce témoignage de son ardent amour pour Dieu. Inutile de dire quel intérêt s’attache à ces feuillets que nous a rendus le tombeau de sainte Jeanne Françoise.
Ces trois opuscules jettent un grand jour dans cette âme héroïque; d’autre part, ils nous la montrent dans ses rapports avec saint François de Sales, son habile maître. C’est donc à dessein qu’ils ont été placés en tête de ce volume; ils introduisent naturellement aux Œuvres de cette Sainte glorieuse et bien-aimée.
Les EXHORTATIONS, les ENTRETIENS et les INSTRUCTIONS AUX NOVICES constituent la partie la plus étendue des Œuvres de sainte Chantal ; ajoutons celle qui lui appartient le plus en propre. Nous avons dit plus haut comment ces Exhortations et ces Entretiens ont été recueillis; comment il a été permis de combler les lacunes que présentent les rédactions qui en furent faites; comment, au moyen de ces rédactions, diverses pour l’étendue, mais à peu près identiques dans la reproduction des passages parallèles, on a pu reconstituer les instructions données par la zélée Fondatrice aux premières religieuses de la Visitation. Signalons, en passant, une pièce qui a été pour cela d’un grand secours : nous voulons parler d’un manuscrit provenant de l’ancien monastère de la Visitation de Verceil (Piémont). Ce manuscrit, beaucoup plus correct et complet que tous ceux qui circulent aujourd’hui dans les monastères, fut donné, paraît-il, aux Sœurs de cette ville par les fondatrices de la Visitation de Turin, qui l’avaient apporté d’Annecy, en 1638.
4° Les EXHORTATIONS ont été faites par la Sainte au Chapitre de la Communauté, ce qui leur donne un caractère plus grave qu’aux Entretiens. Ces Exhortations ont été recueillies surtout par la Mère de Chaugy, laquelle avait le talent de conserver le texte de sa vénérée Fondatrice, sans y mêler son propre style.
5° Les ENTRETIENS reproduisent les conversations que la Mère de Chantal avait avec ses Sœurs, soit pendant les récréations journalières, soit aux conférences mensuelles qui se tiennent dans les maisons de la Visitation, à l’exemple des anciens solitaires. Ces Entretiens sont, comme de raison, d’un langage simple et familier : simplicité, familiarité charmante qui respirent la candeur et l’innocence de la colombe. De plus, ils ont l’avantage d’être éminemment pratiques, d’offrir des détails aussi précieux qu’abondants sur les observances religieuses et les secrets de la vie spirituelle.
6° Les INSTRUCTIONS AUX NOVICES, le titre le dit assez, étaient adressées à celles qui faisaient l’apprentissage de la vie religieuse. La sainte Fondatrice fut chargée du noviciat pendant les dix-huit premiers mois de la Visitation. Mais, dans ces premiers commencements, on ne songea pas à recueillir ses paroles. Il y a donc bien peu de ses Instructions aux novices. Celles qui restent proviennent des conférences qu’elle faisait plus tard, en présence de la maîtresse des Novices, en vue surtout de former cette dernière à son emploi.
Le présent volume contient les six premiers opuscules; les MÉDITATIONS et la DÉPOSITION de la Sainte paraîtront dans le volume suivant.
G. B.
PRÉCIEUX FRAGMENTS DU PETIT LIVRET DE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMIOT DE CHANTAL OU
À l’honneur et gloire de Dieu soient toutes nos œuvres ! Amen. [7]
1. Ce peu de temps que nous déterminons de donner à Dieu en l’oraison, donnons-le-lui avec notre pensée libre et désoccupée de toutes autres choses, avec résolution de ne le jamais reprendre, quels travaux qu’il nous en arrive, et tenons un tel temps comme une chose qui n’est plus nôtre.
2. Ma chère âme, mais je te dis, ma chère âme, que tu aies une continuelle mémoire de ces jours heureux de mardi, mercredi et samedi devant la fête de Pentecôte, de mai [1605], jours auxquels ce bon Dieu t’a rendue toute sienne grave en ta souvenance ses miséricordes et les promesses que tu lui as faites et l’en bénis éternellement. Louanges vous soient, ô mon Dieu, à jamais ! Non, non, mon Sauveur, jamais éternellement je n’oublierai vos volontés, car en icelles vous m’avez justifiée.
3. Quand on fait des religieuses professes, on leur met un crucifix matériel entre leurs bras ; mais moi, ma fille, je vous donne le vrai crucifix; c’est votre Époux, portez-le entre les bras de votre âme ; tenez-le bien serré et n’abandonnez point le pied de sa croix, lui donnant votre cœur cent fois le jour. Je vous recommande de vous accuser en confession clairement, franchement et simplement.
4. Quand il vous adviendra des pensées mauvaises et que vous vous en apercevrez, faites un acte positif par une action contraire à la pensée, et ne perdez plus de temps à vouloir rechercher; mais passez outre.
5. Bon de représenter sa nécessité à Dieu et de l’invoquer au commencement de toute action. Pensez que le doux Sauveur est assis dans votre cœur comme sur son trône, et le regardez souvent, vous humiliant fort devant lui. Je désire que vous soyez extrêmement humble, que votre cœur soit fort droit, ouvert et sans réserve en mon endroit ; c’est ici le grand commandement, car de là dépend tout le reste.
6. Gardez bien la clôture de votre monastère, ne laissez point sortir vos desseins, cela n’est qu’une distraction de cœur. Observez bien votre règle : l’humilité, le mépris du monde et de vous-même, la chasteté, l’obéissance et la charité. Au demeurant, demeurez en paix avec votre Époux bien serré entre vos bras.
7. Encore que je me sente misérable, je ne m’en trouble pas, et quelquefois je suis joyeux, pensant que je suis une vraie besogne de la miséricorde de Dieu.
8. Dieu veut que votre misère soit le trône de sa miséricorde, et vos impuissances le siège de sa toute-puissance. Il vous laisse là, sans doute pour sa gloire et votre grand profit. Qu’il me tue, dit Job, j’espérerai en lui. Demeurez humble, tranquille, douce et confiante parmi cette obscurité et impuissance; si vous ne vous impatientez point, si vous ne vous empressez point, mais que, de bon cœur (je ne dis pas gaiement, mais je dis franchement), vous embrassiez cette croix et demeuriez en ténèbres, vous aimerez votre abjection, car être obscure et impuissante n’est autre qu’être abjecte. Aimez-vous comme cela, pour l’amour de celui qui vous veut comme cela. Allez tout simplement à l’abri de vos résolutions, retranchez les réflexions d’esprit que vous faites sur votre mal comme des cruelles tentations. N’essayez point de guérir votre mal.
9. C’est aussi un entortillement d’esprit, ce tintamarre qui vous fait peur. Mon Dieu ! ma fille, ne vous sauriez-vous prosterner devant Dieu quand cela vous arrive et lui dire tout simplement : « Oui, Seigneur, vous le voulez et je le veux aussi ; si vous ne le voulez pas, je ne le veux pas ! » Et puis, passez à faire un peu d’exercices et d’actions qui vous servent de divertissement, et ne vous embarrassez point pour les chasser, moquez-vous de tout cela.
10. Parlons d’une règle générale que je vous veux donner; c’est qu’en tout ce que je vous dirai, ne pensez pas, ne regardez pas ceci, cela ; tout cela s’entend grosso modo; car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien, sinon à bien servir Dieu et à le bien aimer, à ne point abandonner nos résolutions, ains [mais] à les aimer. Pour moi, j’aime tant les miennes que, quoi que je voie, ne me semble suffisant; cela ne me saurait ôter une once de la bonne estime que j’en ai, encore que j’en considère tant d’autres plus excellentes et relevées.
11. Quand le
patriarche Joseph renvoya ses frères d’Égypte pour lui amener son père Jacob,
il leur bailla cet avis : Ne vous
courroucez point en chemin. Je vous en dis de même : cette misérable
vie n’est qu’un acheminement à la bienheureuse ; ne nous courrouçons point en
chemin; allons avec nos compagnons doucement et paisiblement. Ne recevez pas
les prétextes que l’amour-propre suggère pour excuser le courroux ; car saint
Jacques dit tout clair que l’ire de l’homme
n’opère point la justice de Dieu; combien moins celle de la femme! aussi,
Notre-Seigneur enferme toute la doctrine des mœurs exprimée en ces mots :
Apprenez de moi que je suis débonnaire et humble de cœur; bref, le sucre ne
gâte nulle sauce. Il faut résister au mal, et réprimer les vices de ceux qui
nous sont en charge, puissamment, fermement, vaillamment, mais paisiblement et
doucement. Rien n’arrête tant l’éléphant que l’agneau, et rien ne rompt si
aisément la furie du canon que la laine. Jamais je ne me mis en colère, pour
justement que cela ait été, que je n’aie vu, par après, que j’eusse fait encore
plus justement de ne me point courroucer. On ne prise pas tant la répréhension,
quoiqu’elle soit accompagnée de raison, que celle qui n’a d’autre origine que
la raison, puisque l’âme raisonnable est naturellement sujette à la raison,
et, à la passion, elle n’y est sujette que par tyrannie. La raison donc
accompagnée de passion se rend odieuse, et sa juste domination se rend avilie
par sa tyrannie. Bref, souvent l’Épouse de Notre-Seigneur est appelée Sulamite,
c’est-à-dire paisible, et que, dessous sa langue, elle a le miel et le lait,
et, en ses lèvres, un rayon distillant; aussi saint Paul nous apprend de surmonter le mal et non de le combattre.
Ceux qui se courroucent combattent le mal; mais ceux qui sont doux le
vainquent. Surmontez, dit l’Apôtre, le mal par le bien.
12. Ressouvenez-vous de faire état que tout le passé n’est rien, et que tous les jours il nous faut dire avec David : Tout maintenant, je commence à bien aimer mon Dieu. Faites beaucoup pour Dieu, et ne faites rien sans amour ; mangez et buvez pour cela.
13. Le désir de perfection doit être en vous comme l’oranger de la côte maritime, qui est presque toute l’année chargé de fruits, de fleurs et de feuilles, car votre désir doit toujours fructifier par les occasions qui se présentent d’en effectuer chaque jour quelque partie, et, néanmoins, il ne doit jamais cesser de souhaiter des nouveaux objets et sujets de passer plus avant, et ces souhaits sont les fruits de l’arbre de notre désir ; les feuilles sont les fréquentes reconnaissances de notre imbécillité, qui conservent les bonnes œuvres et les bons désirs. C’est l’une des colonnes de votre tabernacle, l’autre est l’amour de votre viduité; amour saint et désirable pour autant de raisons qu’il y a d’étoiles au ciel.
14. Jetez souvent votre cœur ès [dans] plaies de Notre-Seigneur, et non à force de bras. Ayez une extrême confiance en sa miséricorde et bonté qui ne vous abandonnera point, mais ne laissez pour cela de vous bien prendre à sa sainte croix. Après l’amour de Notre-Seigneur, je vous recommande celui de son Église. Louez Dieu cent fois le jour d’être fille de son Église. Jetez vos yeux sur l’Époux et sur l’Épouse ; dites à l’Époux : « Hé ! que vous êtes Époux d’une belle Épouse! » Et à l’Épouse : « Hé ! que vous êtes Épouse d’un divin Époux ! »
15. Notre-Seigneur désire que vous ne pensiez ni à votre avancement ni à votre amendement, point du tout; mais à recevoir et employer les occasions de le servir, par la pratique des vertus, dans chaque moment, sans aucune réflexion sur le passé ni l’avenir. Chaque moment présent doit porter son soin à l’unique occupation, dans les retours à Dieu, et un général abandonnement qui détruise tout ce qui s’oppose à ses desseins.
16. Les vertus des veuves sont : l’humilité, le mépris du monde et de soi-même, la simplicité et amour de son abjection, le service des pauvres et des malades; son lieu, le pied de la croix ; sa gloire, d’être méprisée ; sa couronne doit être sa misère. Je ne forclos pas l’élévation de l’âme, l’oraison mentale, la conversation intérieure avec Dieu, l’élancement perpétuel du cœur en Notre-Seigneur. Mais, savez-vous ce que je veux dire, ma fille? qu’il vous faut être comme cette femme forte, laquelle a mis sa main aux choses fortes, et ses doigts ont manié le fuseau. Méditez, et élevez votre esprit, et le portez en Dieu. Tirez Dieu en votre esprit : voilà les choses fortes; mais, avec tout cela, n’oubliez pas votre quenouille et votre fuseau. Filez le fil des petites vertus propres aux veuves; abaissez-vous aux exercices de charité. Qui dit autrement se trompe et est trompé.
17. Laissez-moi le soin de vos désirs; je vous les garderai fort soigneusement. N’en ayez nul souci : peut-être aussi ne vous les rendrai-je jamais, et ne sera pas expédient que je vous les rende ; mais assurez-vous que je ne les emploierai pas mal; j’en dois rendre compte et je m’en charge. Cheminez toujours devant Dieu et devant vous; car Dieu prend plaisir à vous voir faire vos petits pas, et, comme un bon père qui tient son enfant par la main, il accommodera ses pas aux vôtres et se contentera de n’aller pas plus vite que vous. De quoi vous souciez-vous d’aller d’un côté ou d’autre, ou d’aller bellement ou vitement, pourvu que Dieu soit avec vous, et vous avec lui?
18. Ne disputez jamais, ni peu ni prou, contre les suggestions que l’ennemi vous fera contre la foi, contre la chasteté viduale [qui appartient à une veuve], contre l’obéissance vouée, contre le dessein de tendre à la perfection. Non, pas un seul mot de réplique, sinon celui de Notre-Seigneur : Arrière de moi, Satan! tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. [7]
19. Ne vous efforcez point de renvoyer vos tentations; méprisez-les, ne vous y amusez point; représentez à votre imagination Jésus crucifié entre vos bras et sur votre poitrine, et dites cent fois en baisant son côté : « C’est ici mon espérance, c’est la vive source de mon bonheur, c’est le cœur de mon âme, c’est l’âme de mon cœur; jamais rien ne me séparera de cet amour ; je le tiens et ne le laisserai point aller qu’il ne m’ait mise en lieu d’assurance. » Dites-lui souvent : « Que puis-je avoir sur la terre ou que prétends-je au ciel, sinon vous, ô mon Jésus? Vous êtes le Dieu de mon cœur et mon héritage que je désire éternellement. » Voyez Notre-Seigneur qui crie à Abraham et à vous aussi : « Ne crains point, je suis ton protecteur. » Saint Pierre voyant l’orage très impétueux eut peur, et tout aussitôt il commença à enfoncer; il cria à Notre-Seigneur : Sauvez-moi! Et Notre-Seigneur le prit par la main et le reprit : Pourquoi as-tu douté? Voyez ce saint Apôtre, il marche à pieds secs sur les eaux; les vents ni les vagues ne le sauraient faire enfoncer, mais la peur des vagues et des vents le fait perdre si son maître ne l’échappe.
20. La peur est un plus grand mal que le mal même; si elle vous saisit, criez fort à Notre-Seigneur : Sauvez-moi! et il vous tendra la main; serrez-la bien et allez joyeusement : il dormira quelquefois; mais, en temps et lieu, il se réveillera pour vous rendre le calme. Bref, ne philosophez point sur votre mal ; ne répliquez point; allez franchement : que tout le monde renverse, que tout soit en ténèbres, Dieu est avec nous si nos résolutions vivent.
21. Je suis consolé de vous voir pleine de désirs de l’obéissance; c’est un désir d’un prix incomparable qui vous appuiera sur tous vos ennemis. Hélas! ma très-aimée fille, ne regardez pas à qui, mais pour qui vous obéissez; votre vœu est adressé à Dieu, quoiqu’il regarde un homme. Mon Dieu! ne craignez [8] point que la Providence de Dieu vous manque; s’il était besoin, elle enverrait plutôt un ange pour vous conduire que de vous laisser sans guide, puisque, avec tant de résolutions et de courage, vous voulez obéir. Hé! donc, ma fille, reposez-vous en cette Providence paternelle, résignez-vous du tout à icelle. Amen.
22. Non, ne vous étonnez point, moquez-vous des assauts de votre ennemi, tenez la croix de Notre-Seigneur sur votre poitrine, répliquez doucement et par actes positifs baisant vos résolutions. Ne vous efforcez point de détruire la superbe, mais tâchez bien d’assurer l’humilité en l’exerçant positivement, et ne vous étonnez point, tenez vos yeux au ciel. Oui, ma fille, attachez-vous fort à la Providence divine ; qu’elle fasse ce qu’elle voudra de tout ce qui est nôtre ; qu’elle nous conduise par où il lui semblera mieux ; mais, j’espère, ains je m’assure que nous aboutirons à ce signe et arriverons à ce port. Vive Dieu! ma très chère fille, et cette espérance! Hardiment, cheminons en cet amour essentiel, fort et invariable de notre Dieu, et laissons courir çà et là les fantômes des tentations; qu’elles entrecoupent tant qu’elles voudront notre chemin. « Dà, disait saint Antoine, je vous vois, mais je ne vous regarde pas. Non, ma fille, regardons à Notre-Seigneur, qui nous attend au-dessus de toutes ces fanfares de l’ennemi; réclamons son secours, car c’est pour cela qu’il permet que ces illusions nous fassent peur. Courage, ma fille; n’avons-nous pas occasion de croire que Notre-Seigneur nous aime? Si avons, certes, et pourquoi donc se mettre en peine des tentations? Je vous recommande notre simplicité, qui est si agréable à l’Époux, et notre pauvre humilité, qui a tant de pouvoir vers lui. Ne sommes-nous pas trop heureux, de savoir qu’il faut aimer Dieu, et que tout notre bien gît à le servir, toute noire gloire à l’honorer? Que sa bonté est grande sur nous! [9]
23. Contre ces nouveaux assauts, tenez-vous close et couverte dans les instructions que vous avez reçues jusqu’à présent, vous n’avez rien à craindre; prenez garde à ne point disputer ni marchander, ni ne vous attristez point, ni ne vous inquiétez, et vous serez délivrée. Il vous doit suffire que Dieu n’est point offensé en ces attaques.
24. Approfondissez de plus en plus votre considération sur les plaies de Notre-Seigneur, où vous trouverez un abîme de raisons qui vous confirmeront à notre généreuse entreprise, et vous feront sentir combien vil et vain est le cœur qui fait ailleurs sa demeure, qui niche sur un autre arbre que celui de la croix. Bienheureux si nous vivons et mourons en ce saint tabernacle ! Non, non, rien du monde n’est digne de notre amour; il le faut tout à ce Sauveur qui nous a tout donné le sien. Pressez fort le cher crucifix sur votre poitrine.
25. L’oraison de simple remise en Dieu est sainte et salutaire, il n’en faut jamais douter ; elle a tant été examinée, et toujours on a trouvé que Notre-Seigneur nous voulait enseigner cette manière de prier. Il n’y faut donc plus autre chose que d’y continuer doucement.
26. Mon âme est au hasard en mes mains, je la porte, disait David. Examinez souvent si vous avez votre âme en vos mains, si quelques passions, troublements ou inquiétudes ne vous l’a point emportée, voire, si vous l’avez à votre commandement, ou bien, si elle est engagée à quelque affection; et, si vous voyez qu’elle vous soit échappée, avant toutes choses, cherchez et la reprenez ; mais souvenez-vous qu’il la faut reprendre doucement et bellement, car, si vous la vouliez saisir à force de bras, vous l’effaroucheriez. Dieu soit notre tout!
27. Considérez souvent si vous pouvez dire avec vérité : Mon Bien-aimé est à moi et moi à lui! Voyez s’il y a quelques [10] pièces de votre âme, ou des facultés de votre corps, ou de ses sens qui ne soient pas à Dieu, et, l’ayant trouvé, reprenez-le, où qu’il soit, et le rendez à Dieu; car vous êtes à lui, toute, toute, toute.
28. Ressouvenez-vous que votre esprit connaissant et agissant par discours et raisons naturelles, il s’appelle entendement et intelligence, ou esprit humain; mais, connaissant et agissant par la clarté et la lumière de la foi, il s’appelle esprit de la foi ou esprit chrétien. Or, ma fille, il arrive quelquefois que notre esprit n’agit que par la clarté surnaturelle, et que l’esprit humain ne peut acquiescer à cette action, et beaucoup moins l’âme sensuelle, laquelle y contredit et s’oppose; et lors il nous semble que tout est perdu ; et, l’esprit pieux, abandonné de toutes les facultés raisonnables et sensitives, demeure tout éperdu, ce semble, et tout étonné; mais, en vérité, il n’y a nul danger; car l’esprit de la foi demeurant vif, sauve, quant et quant, tout le reste; et, quand tout le reste conspirerait contre nous, nous ne saurions déchoir de la grâce de Dieu. Il est vrai qu’Absalon inquiète et trouble tout le royaume d’Israël contre son père, en sorte que le pauvre David, tout roi qu’il est, s’en va pleurant pieds nus, la tête voilée, chacun l’ayant abandonné; et cependant il est roi, pourtant, et enfin il régnera et rangera tout le reste à son obéissance. Quand donc il vous arrivera de voir votre âme sensuelle et votre esprit humain se bander contre votre esprit chrétien, le troubler et inquiéter, et faire soulever les facultés de votre cœur, courage, ma fille, un peu de patience, notre David demeurera vainqueur. Que toute la barque de notre navire tire où elle voudra l’aiguille marine, mais cela n’empêchera pourtant qu’elle ne fasse son mouvement et qu’elle n’ait sa visée à la belle étoile. Cette déréliction ressemble à celle que Notre-Seigneur ressentit à sa Passion, et en icelle il semble que notre âme soit comme le prophète, quand l’ange le portait en l’air par l’un [Il de ses cheveux. Nul remède à cela, ma fille, sinon de s’humilier et attendre en espérance la grâce de Dieu, recommandant doucement notre esprit entre ses mains paternelles.
29. Aux tentations de la foi, humiliez-vous profondément devant Dieu, puis devant son Église, par une inclination cordiale, et faites un acte positif de foi, protestant de vouloir à jamais croire tout ce que Dieu a révélé à son Église; et, sans plus disputer ni examiner aucune chose, divertissez votre cœur à d’autres occupations, principalement extérieures; et, bien que la tentation vienne autour de vous, ne faites aucun semblant de la voir ; mais, dissimulant cette attaque, appliquez-vous fidèlement et ardemment aux autres exercices.
30. Aux tentations de vanité et gloire, il faut faire de même, c’est à savoir faire un acte positif et contraire, et, au lieu de se glorifier, s’humilier de sa propre vanité, comme disant Seigneur, je suis vain et mon esprit n’est que vanité. Ne vous rendez plus si pointilleuse et tendre aux tentations, que pour cela vous soyez troublée ou inquiétée. Hélas! ma fille, il se faut presque résoudre à toujours sentir les tentations et n’y point consentir. Quand vous les sentirez, penchez doucement votre cœur de l’autre côté, et ne vous étonnez point, bien que vos sens et votre esprit humain semblent tenir le parti de la tentation. Ne vous étonnez nullement, pourvu que l’esprit de la foi et le mouvement intime de votre cœur se tournent toujours à votre belle étoile.
31. Étonnez-vous encore moins des assoupissements et distractions qui proviennent en icelui, car ce sont accidents naturels; et, comme au grand monde, le ciel n’est pas toujours serein et découvert, mais souvent l’air se couvre par des nuages et des brouillards; ainsi au petit monde, qui est l’homme, l’esprit n’est pas toujours gai et clair, mais se couvre quelquefois [12] d’assoupissement qui trouble sa clarté et empêche sa gaieté.
32. O mon âme! c’est le grand mot de notre repos, de prévoir souvent l’empirement de nos affaires et travaux et nous y disposer ; et, quand les accidents nous arrivent, user de la domination que notre volonté supérieure a sur l’inférieure, car on ne peut empêcher que cette partie inférieure ne gronde; mais il la faut laisser faire, et mettre la supérieure en son être, acceptant de bon cœur ce que Dieu veut ou permet nous arriver.
33. Mon âme est triste; mais, ô Seigneur! n’ayez point égard aux inclinations ou rébellions de cette partie inférieure, ne laissez pas, de grâce, d’exercer votre volonté sur moi, qui suis trop heureuse de quoi vous me visitez et me voulez dépouiller de moi-même, pour me revêtir de vous-même.
34. Je ne veux ni cette vertu ni l’autre, je ne veux que l’amour de mon Dieu et le désir de son amour, l’accomplissement de sa volonté en moi. Hélas! je ne veux faire ni répliques ni réfléchissements. Dieu m’a donné un grand amour aux maximes de l’Évangile, et crois que c’est ensuite de la connaissance qu’il me donne de leurs beautés et excellences.
35. J’ai fort prié Dieu qu’il vous fit sentir comme il faut bien résigner tout votre soin, toute votre agilité et souplesse d’esprit, toutes ces petites pointes de votre entendement qui veulent tout ménager, voir et prévoir, le tout entre les mains de sa bonté souveraine et paternelle. Ne permettez point que votre cœur s’inquiète; faites-le reposer doucement sur les bras du Sauveur.
36. Seigneur, mâchez-moi, digérez-moi, anéantissez-moi en vous. Je ne veux rien que Dieu, me reposant en lui, toute, [13] m’affermissant de plus en plus à le servir par une totale dépendance de sa divine Providence, et toujours plus fermement ancrée et assurée en la foi de sa véritable parole, et toute délaissée à sa merci et à son soin. O Bonté éternelle! ô bonté paternelle ! mon cœur se range à vous. Oui, mon Dieu, vous le savez, que je ne vois rien en moi sur quoi je me veuille et puisse appuyer, et que les espérances que vous me donnez de mon salut éternel sont fermement ancrées aux mérites de votre sainte Passion, et sur votre incompréhensible bonté et douceur. Amen.
37. Non, je vous prie, ma fille, ne violentez point votre tête, demeurez tranquille en votre oraison, et, quand les distractions vous arriveront, détournez-vous-en tout bellement, si vous pouvez; sinon, tenez la meilleure contenance que vous pourrez et laissant les mouches vous importuner tant qu’elles voudront, pendant que vous parlerez à votre Roi; il ne prend pas garde à cela. Vous pouvez les effaroucher avec un mouvement simple et tranquille, mais non pas avec un effroi et impatience qui vous fassent perdre contenance.
38. O Dieu! si ma pauvreté et misère vous sont agréable, accroissez-en le nombre et la durée. Il ne faut point craindre; et ne me dites pas qu’il vous semble que vous le dites avec lâcheté, sans force ni courage, mais comme par violence. O Dieu ! mais donc la voilà la sainte violence qui ravit les cieux! Voyez-vous, ma fille, mon âme, c’est signe que tout est pris, puisque l’ennemi a tout gagné en notre forteresse, hormis le donjon imprenable, et qui ne se peut perdre que par soi-même. C’est enfin cette volonté libre et toute nue devant Dieu qui réside en la supérieure et plus spirituelle partie de l’âme, de ne penser qu’à son Dieu et à soi-même, et, quand toutes les autres facultés sont perdues et assujetties à l’ennemi, elle seule demeure maîtresse de soi-même pour ne consentir point. Or, [14] voyez-vous une âme affligée : parce que l’ennemi, occupant toutes les autres facultés, fait là-dedans un tintamarre et fracas extrême, à peine peut-elle ouïr ce qui se dit et fait en la partie supérieure, laquelle a bien la voix plus claire et plus vive que la partie inférieure ; mais celle-ci l’a si âpre, si grosse et si forte qu’elle ôte l’éclat de l’autre. Enfin notez ceci : tandis que la tentation nous déplaît, il n’y a rien à craindre; car pourquoi nous déplaît-elle, sinon parce que nous ne la voulons pas? Au demeurant, ces tentations importunes viennent de la malice du diable; mais la peine et souffrance viennent de la miséricorde de Dieu, qui, contre la volonté de son ennemi, tire de la malice d’icelui la sainte tribulation par laquelle il affine l’or qu’il veut mettre en ses trésors. Je vous dis donc ainsi : Vos tentations sont du diable et de l’enfer, mais vos peines et afflictions sont de Dieu et du paradis; les mères sont de Babylone, mais les enfants sont de Jérusalem. Méprisez les tentations et embrassez les afflictions.
Je vous adore, mon Seigneur Jésus-Christ, et vous remercie de m’avoir enseigné ceci; faites-moi la grâce d’en tirer le profit que vous voulez. O Mère des enfants de Dieu! jamais je ne me séparerai de vous; je veux mourir en votre giron.
39. Pour toutes les choses qui vous arriveront, n’allez point chercher les causes, il suffit que Dieu les sait ; mais simplement humiliez-vous devant Dieu, supportant avec douceur la contradiction sans réflexion. Au temps des sécheresses, humiliez-vous, et au temps des sentiments et vues de vos misères, jetez-vous au plus intime des entrailles de la miséricorde de Dieu; mortifiez-vous en ces petites saillies contre les imperfections du prochain, avec l’esprit de douceur.
40. Cet amour simple de confiance et cet endormissement amoureux de votre esprit entre les bras de ce Sauveur [15] comprennent excellemment tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre goût.
41. Demeurez en la tranquille résignation et remise de vous-même entre les mains de Notre-Seigneur, sans jamais cesser de coopérer soigneusement à sa sainte grâce par l’exercice des vertus et occasions qui se présentent. Demeurez en cette simple et pure confiance filiale, sans vous remuer nullement aux pieds de Notre-Seigneur pour faire des actions sensibles, ni de l’entendement, ni de la volonté. Non, n’ayez donc point de soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui s’embarque de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à se .tenir et vivre dans icelui, laissant le soin de prendre les vents et tendre les voiles et faire voguer, au pilote, sous la conduite duquel il s’est remis.
42. C’est une vraie insensibilité qui vous prive de la jouissance de toutes les vertus que vous avez pourtant en fort bon état; mais vous n’en jouissez pas, ains êtes comme un enfant qui a un tuteur qui le prive du maniement de tous ses biens, en sorte que, tout étant à lui vraiment, il ne manie rien; il semble qu’il ne possède ni n’a rien que sa vie; et, comme dit saint Paul, maître de tout, il n’est en rien différent du serviteur; et en cela, ma fille, Dieu ne veut pas que le maniement de votre foi, de votre espérance et votre charité soit à vous, ni que vous en jouissiez, sinon justement pour vivre et pour vous servir aux occasions de la pure nécessité. Hélas! ma fille, que vous êtes heureuse d’être ainsi sevrée et tenue de court par ce céleste tuteur, et, ce que nous devons faire, n’est que ce que nous faisons, qui est d’adorer l’aimable Providence de Dieu, et puis nous jeter entre ses bras et dans son giron.
43. C’est le haut point de la perfection de se contenter des actes secs, nus et insensibles, exercés par la seule volonté supérieure, comme ce serait le haut point de l’abstinence de se [17] contenter de manger sans aucun goût, mais avec dégoût et contre-cœur. Il faut protester à Notre-Seigneur que nous voulons vivre de sa mort, et manger comme si nous étions morts, sans goût, sentiment ni connaissance. Enfin le Sauveur veut que nous le servions si parfaitement, que rien ne nous reste pour nous abandonner entièrement à la merci de sa Providence. Que nous sommes heureux d’être esclaves de ce grand Dieu! et il lui faut laisser plein pouvoir de nous mener là où il voudra, et il faut dire avec Isaïe : Envoyez-moi où il vous plaira, Seigneur, et je suis bien assurée que, quelque part que je sois, vous m’aiderez à exécuter vos commandements.
44. La vraie et sainte science, c’est de laisser faire et défaire à Dieu, en soi et en toutes choses, ce qu’il lui plaira, sans avoir d’autres vouloirs ni élections, révérant d’un profond silence ce que l’entendement de la faiblesse humaine ne peut comprendre, car ses desseins peuvent être cachés, mais ils sont toujours justes. Le trésor des âmes nettes ne consiste pas à avoir des biens et faveurs de Dieu, ains [mais] à le rendre content; ne voulant ni plus ni moins que ce qu’il donne.
45. Pensez que vous êtes un petit saint Jean qui doit dormir sur la poitrine de Notre-Seigneur et reposer entre les bras de sa divine Providence. Nous n’avons point d’autres intentions ou intérêts que la gloire de Dieu ; car si nous en avions, nous les retrancherions tout aussitôt Enfin comme un autre saint Jean, demeurez toute remise et abandonnée entre les bras de Notre-(Seigneur, par la remise de tout votre être à son bon plaisir et sainte Providence. O Dieu! quel bonheur d’être ainsi entre les bras et mamelles de celui duquel l’Épouse sacrée disait : « Vos tétins sont incomparablement meilleurs que le vin. » Demeurez donc ainsi, très chère sœur, comme un petit saint Jean, et tandis que les autres mangent diverses sortes de viandes en la table du Sauveur, reposez et penchez par une toute simple confiance votre tète, votre amour et votre esprit sur la poitrine amoureuse du cher Sauveur; car il est mieux de dormir sur ce sacré oreiller, que de veiller en toute autre posture.
CANTIQUE.
[…]
[ PENDANT LA RETRAITE DE 1616.]
46. Notre-Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne; n’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence; n’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui. Tenez votre volonté si simplement unie que rien ne soit entre-deux; oubliez tout le reste, ne vous y amusant plus, et ne pensez à chose quelconque, puisque vous lui avez tout [19] remis. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié; aimez-le en ses souffrances et faites des aspirations là-dessus. Ce qu’il faut que vous fassiez ne le faites pas par votre inclination, mais parce que c’est la volonté de Dieu.
47. Vivez toute à Dieu en la très sainte nudité de toute chose, surtout de vous-même. Jésus vous tienne saintement esclave de sa sainte croix, nue de tout ce qui n’est pas lui-même; que s’il vous donne des sentiments et consolations de sa présence, c’est afin que sa présence ne tienne plus votre cœur, mais lui et son bon plaisir.
48. Prosterné, ce me semble, en quelque petit recoin du mont de Calvaire où Notre-Seigneur me voit, je vous écris ces lignes, ma très chère Mère, pour votre soulagement, comme un abrégé des résolutions plus convenables à votre avancement devant Dieu.
49. Je répète ce que si souvent je vous ai dit, que, non seulement en l’oraison, mais en la conduite de votre vie, vous devez marcher en l’esprit d’une très-parfaite et très simple confiance en Dieu, entièrement remise et abandonnée à son bon plaisir comme un enfant innocent qui se laisse aller à la conduite et direction de sa mère. Secondement, et pour bien marcher ainsi à la merci de l’amour et du soin de ce cher souverainement aimable Père, tenez suavement et paisiblement votre âme ferme, sans permettre qu’elle se divertisse à se retourner sur elle-même, ni à vouloir voir ce qu’elle fait, ou si elle est satisfaite; car, ma chère Mère, nos satisfactions ne sont point aimables devant les yeux de Dieu, aies seulement elles agréent à notre propre amour. Le Sauveur de notre âme inculque si souvent la simplicité des petits enfants, que nous la devons aimer très particulièrement. Or, ces petits enfants innocents aiment leurs mères qui les portent avec une extrême [21] simplicité; ils ne regardent nullement ce qu’elles font, ni ne font point de retour sur eux-mêmes ni sur leurs satisfactions ils les prennent sans les regarder. Ils tètent avec avidité, et ne regardent point si ce lait est meilleur une fois que l’autre, car, tandis qu’il y en a, ils le prennent tout de bon sans autre curiosité : en cela donc nous devons ressembler aux petits enfants.
50. Comme encore en cette douce oisiveté, par laquelle ils ne se soucient point d’aller, ains aiment mieux être portés, et quand ils commencent à vouloir aller, ils commencent aussi à souvent tomber et trébucher ès choses qu’ils rencontrent bienheureux sont ceux qui ne veulent pas toujours faire, voir, considérer, discourir. Ma très chère fille, il faut accoiser [calmer] notre activité d’esprit, puisque nous voyons manifestement que Dieu nous appelle à cette unique très simple attention de confiance. De cette activité d’esprit, et du soin que notre amour nous suggère d’avoir de notre cœur et de ce qu’il fait, provient l’inquiétude de notre cœur, lorsque nous apercevons soit de loin, soit de près, quelques tentations ou de la foi ou de quelques autres vertus que nous chérissons fort, ou même quand nous craignons de perdre la douceur et consolation; c’est pourquoi il faut simplifier notre esprit, et ayant abandonné et quitté tout ce qui déplaît à Dieu, demeurer en paix dans notre barque, c’est-à-dire faire en paix les exercices de notre vocation. Et ne nous empressons point de notre avancement, car, comme ceux qui sont à une barque, où il y a bon vent, sans remuer tirent au port, aussi ceux qui sont à une vocation bonne, sans s’embesogner de leur profit, profitent et s’avancent perpétuellement. Que s’ils n’ont pas la satisfaction de voir leurs progrès, ils ne doivent pas pour cela s’alangourir[8], car ils sont certains qu’ils ne laissent pas de s’avancer. [21]
51. Je veux bien que vous continuiez l’exercice
du dépouillement de vous-même, vous laissant à Notre-Seigneur et à moi. Mais,
ma très chère Mère, entrejetez quelques actes de votre part, par manière d’oraison
jaculatoire, en approbation des dépouillements, comme, par exemple : « Je
le veux, Seigneur, tirez hardiment tout ce qui revêt mon cœur. O Seigneur! non,
je n’excepte rien, arrachez-moi à moi-même! O Moi-même! je te quitte pour
jamais, jusqu’à ce que mon Seigneur me commande de te reprendre! », Cela
doit être fait doucement, mais fortement entrejeté. Encore ne faut-il pas, ma
très chère Mère, s’il vous plaît, prendre aucune nourrice, mais, comme vous le
voyez, il faut quitter celle que néanmoins vous avez, et demeurer comme une
pauvre chétive créature devant le trône de la miséricorde de Dieu, et demeurer
toute nue sans demander jamais ni affection ni action quelconque pour la
créature, et néanmoins demeurez indifférente pour toutes celles qu’il lui
plaira vous envoyer, sans vous amuser à considérer que ce sera moi qui vous
servirai de nourrice à votre gré, car autrement vous ne sortiriez donc pas de
vous-même, et auriez toujours votre compte, qui est néanmoins ce qu’il faut
fuir sur toutes choses. Ces renoncements sont admirables : sa propre estime, ce
que l’on était selon le monde, qui n’était en vérité rien, sinon en comparaison
des misérables; sa propre volonté, sa complaisance en toutes créatures et en l’amour
naturel, et, en somme, en tout soi-même, qu’il faut ensevelir dans un éternel
abandonnement, pour ne le voir ni savoir comme nous l’avons eu ou su, ains
seulement comme Dieu l’ordonnera.
Écrivez-moi comme vous trouverez cette
leçon bonne; il faut répéter cet exercice tous les ans, mais doucement et sans
effort, le confirmant simplement. O Dieu! que de consolations à mon âme de
savoir ma Mère toute nue devant Dieu, au
nom de Jésus-Christ, et pour son pur amour!
52. J’ai voué, par l’avis de mon Bienheureux
Père, l’an 1611, que quand je connaîtrais clairement et distinctement,
sans doute, ce qui sera plus agréable à mon Dieu et plus parfait, pourvu que j’aie
le loisir de faire l’élection, que, moyennant sa grâce, je le ferai sans
restriction de chose quelconque. Je viens de confirmer mon vœu ce jour de la
conversion de saint Paul, 1627. Veuille mon Sauveur que ce soit à sa gloire ! j’en
supplie sa bonté, par l’intercession de sa sainte Mère, de saint Jean l’Évangéliste
et de mon Bienheureux Père. Amen.
53. Dès le trépas de notre Bienheureux
Père, je l’ai entendu en songe trois fois ; en l’une, il me dit : 1° Dieu m’a envoyé à vous, pour vous dire
que son dessein sur vous est que vous soyez extrêmement humble. 2° Dieu m’a
commandé de vous rendre une parfaite colombe. 3° Ne vous plaignez jamais
d’aucun manquement que l’on vous puisse faire, ne vous courroucez point pour
ceux qui se feront au monastère; mais dites seulement : Quoi! les servantes de
Dieu doivent-elles faire telles fautes? Ne vous empressez point; faites toutes
choses avec l’esprit de repos et de tranquillité.
54. Saint Jérôme dit que chacun offrait
au temple selon ses moyens : les uns de l’or, de l’argent, des pierres
précieuses; les autres de la soie, du drap d’or, de la pourpre. Pour moi, il me
suffira, si j’offre au temple des poils de chèvre et des peaux de bête. Or, que
les autres présentent à Dieu leurs vertus et œuvres héroïques et excellentes,
et leur contemplation relevée; moi, il me suffira d’offrir à Dieu ma bassesse,
mes misères, me tenant pour chétive, misérable, imparfaite et pécheresse, et me
présenter devant sa Majesté comme une pauvre nécessiteuse et [23] chétive
créature. Oh! que nous serions heureuses si nous ne prenions pas garde à ce
que nous souffrons ou faisons, ains seulement que nous sommes en l’accomplissement
de la volonté de Dieu, et que ce fût là tout notre contentement!
55. J’ai reconnu, par la grâce de
Notre-Seigneur, que mes manquements procèdent de n’être pas assez attentivement
attentive à Dieu et sur moi-même, ce qui m’empêche la pratique de la douce
acceptation et acquiescement en tout ce qui m’arrive, et encore plus celui de l’attention
de faire tout pour Dieu, et d’être fidèle à faire le bien que je connais, et
que je suis obligée. J’ai vu encore que je n’arrête pas mon esprit assez
simplement à l’oraison, que j’y veux toujours faire quelque chose, en quoi je
fais très mal, puisque Dieu ne veut de moi que cet unique regard en toutes
choses, par une très simple remise et confiance, sans faire des actes. J’ai vu
aussi que je m’empresse trop à faire ce qui me survient, j’en ressens un peu d’ardeur,
portée du désir d’être déchargée de cela. Je laisse trop entrer les affaires et
les choses qui ne servent de rien, en mon esprit, ce qui me cause de grandes
distractions et éloignements du souvenir de Dieu. Or, je désire, moyennant sa
divine bonté, sans laquelle je ne peux rien, de mettre ordre à mon amendement.
Je me veux opiniâtrer fermement à retrancher et séparer de mon esprit tout
cela, et le tenir, le plus que je pourrai, dans cet unique regard et très simple
unité, qui me suffit pour tout faire, par ordre, y peut penser et ne m’empresser
nullement pour en être quitte : faire le bien et fuir le mal, et voir, trois
fois le jour, si je le fais. Ce que je ferai moyennant Dieu.
56. O Bonté souveraine de la souveraine
Providence de mon Dieu! je me délaisse à jamais entre vos bras, soit que vous
me soyez douce ou rigoureuse. Menez-moi meshuy [sic], par là où il vous plaira,
je ne regarderai point le chemin par où vous me ferez [24] passer, mais, à
vous, ô mon Dieu, qui me conduisez. Mon âme ne trouve point de repos hors des
bras et du sein de cette céleste Providence, ma vraie mère, ma force et mon
rempart ; c’est pourquoi je me résous, moyennant votre aide divine, ô mon
Sauveur, de suivre vos désirs et vos ordonnances, sans jamais regarder ni
éplucher les causes, pourquoi vous faites plutôt ceci que cela; ains, à yeux
clos, je vous suivrai selon vos volontés divines sans rechercher mon propre
goût. C’est à quoi je me détermine, de laisser tout faire à Dieu, ne me mêlant
que de me tenir en repos entre ses bras, sans désirer chose quelconque que
selon qu’il m’insistera à vouloir, à désirer, à souhaiter. Je vous offre cette
résolution, ô mon Dieu, vous suppliant de la bénir, entreprenant le tout,
appuyée sur votre bonté, libéralité et miséricorde, et en la totale confiance
de vous, et méfiance de moi, et de mon infinie misère et infirmité.
57. J’ai eu cette vue que Dieu veut que
j’aille à lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de
chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en lui, sans
aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis
et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse
confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui
laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu’il lui plaira et de toutes
choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui
se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le
regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui
plaira, avec l’aide de sa grâce, en laquelle je me résous d’éviter même l’ombre
du mal de faire tous mes exercices et toutes mes actions le mieux que je
pourrai, et d’employer fidèlement les occasions que sa Providence me donnera
pour la pratique des vertus, soit dans l’action ou dans la souffrance. Je
tâcherai d’être modérée en [25] tout et de parler tardivement. Mon Sauveur,
guidez-moi et m’aidez.
58. Résolutions renouvelées au
commencement de mon année soixante-deuxième. 1° D’observer inviolablement la
dernière pratique que notre Bienheureux Père m’a donnée, de ne plus vivre selon
la nature, mais entièrement selon la lumière de la grâce, laquelle je me suis
totalement déterminée de suivre fidèlement sans réserve, moyennant sa sainte
assistance. 2° De débarrasser mon esprit du souvenir de tout ce qui n’est point
Dieu, sinon autant que la nécessité de mes justes devoirs m’y obligera, mais
surtout quand j’irai faire mes exercices spirituels, faisant état, durant ce
temps-là, qu’il n’y a que Dieu et moi au monde. 3° Je parlerai peu, et tâcherai
de dire beaucoup en me taisant, par la modestie, patience et recueillement en
Dieu, et cette entreprise n’est faite que sur le seul fondement de l’humble et
filiale confiance que mon Dieu m’assistera pour accomplir cette sienne volonté
en moi, laquelle j’adore et chéris comme mon unique prétention et désir en
toutes mes actions. Amen, amen.
A LA FIN D’UNE RETRAITE
ANNUELLE.
59. Notre sanctification est en la
volonté de Dieu, à laquelle dès longtemps je me suis abandonnée sans aucune
réserve selon l’attrait que sa divine Providence m’en a toujours donné en suite
de quoi je lui laisse et délaisse, derechef, le soin de vouloir pour moi, et en
faire tout ce qu’il lui plaira, et de toutes choses, me résolvant et
déterminant, moyennant sa divine grâce, d’embrasser et faire cette divine
volonté en tout ce que je la [26] pourrai connaître : 1° en toutes les choses
où elle m’est signifiée; 2° en tous événements, quels qu’ils soient; poursuivre
fidèlement les volontés et désirs du prochain, ce que j’embrasse et suivrai au
péril de toutes mes inclinations, en tout ce qui ne sera point péché. Comme je
suis résolue de tenir ma volonté si simplement unie, en toutes choses, à celle
de mon Dieu, que rien ne soit entre-deux, et de ne désirer jamais d’autres bras
pour me porter, ni d’autre sein pour me reposer que le sien et sa Providence,
je l’entreprendrai en la seule confiance en la grâce divine, me voyant
dépouillée entre ses mains sans aucune réserve : désir de mort, ni de salut, ni
de prétentions de choses quelconques, laissant tout mon être, pour le temps et
l’éternité, aux soins et dispositions de son amour éternel, auquel je me confie
et repose, sans étendre ma vue ailleurs, espérant qu’il accomplira en moi ses
éternels desseins, et l’en supplie de tout mon cœur très humblement, et d’ôter
de moi tout ce qui lui déplaît.
O éternelle Providence, aux soins de
laquelle je laisse tout mon être, pour en disposer pour le temps et l’éternité,
selon son très bon plaisir, n’en voulant plus avoir souci, ains celui seul de
me remettre et reposer, en esprit de très simple confiance, lui rapportant
tout, et m’adressant à Dieu en tout, sans nulle réflexion sur le passé, sur le
présent ni sur l’avenir; mais seulement me rendre fidèle ès occasions que sa
divine Providence me présentera dans chaque moment. Bref, avec sa grâce, je me
suis résolue de m’anéantir et me perdre toute en lui, et d’y tenir ma vue
simplement arrêtée sans l’en divertir volontairement, l’y remettant simplement,
quand je m’apercevrai distraite : suivre la lumière du bien ; faire tout en
esprit de repos. Amen, Jésus, Amen.
60. Notre sanctification est en la
volonté de Dieu, et notre perfection gît à nous y conformer par une très-fidèle
obéissance à ses commandements, conseils, règles de notre vocation, au [27]
juste désir du prochain et à la lumière du bien que nous connaîtrons. Quant à
la volonté du bon plaisir, il la faut laisser vouloir pour nous, et en faire,
et de toutes choses, ce que bon lui semblera, ne regarder pas les choses qui
arrivent, en elles; mais, cette volonté seule, aux événements grands et petits,
fâcheux ou agréables, l’aimant également en tout, et y acquiesçant très simplement
sans divertir ma vue ailleurs.
61. O très-divine volonté, qui m’avez
environnée de vos miséricordes, je vous en rends infinies Actions de grâces, et
vous adore du profond de mon âme, et de toutes mes forces et affections ; j’abandonne
et remets tout mon être, pour le temps et l’éternité, à votre merci, vous
suppliant de toute l’humilité de mon cœur d’accomplir en moi vos éternels
desseins, sans me permettre que j’y donne aucun empêchement. Vos yeux divins
qui pénètrent les intimes replis de mon cœur, voient que mon unique désir est
en l’accomplissement de vos très saints contentements et bons plaisirs;
mais ils voient aussi mon imbécillité et
impuissance; c’est pourquoi, prosternée aux pieds de votre infinie
miséricorde, je vous conjure, mon Sauveur, par l’équité et douceur de cette
même très sainte volonté, et par l’assistance de votre très sainte Mère, m’octroyer
la grâce de faire et souffrir tout ce qu’il lui plaira, comme il lui plaira,
afin que, consommée au feu de cette très-amoureuse volonté, ce lui soit une
victime et holocauste agréable, qui, sans fin, le loue et bénisse avec tous les
saints, par tous les siècles. Amen.
[NDE :] D’après
les citations faites par la Mère de Chaugy, dans sa Vie de notre sainte Mère
Jeanne-Françoise de Chantal, (lesquelles citations sont, dit-elle, extraites du
PETIT LIVRET) il est évident que la copie manuscrite de nos archives n’est qu’une
partie de ce précieux PETIT LIVRET, attendu que plusieurs de ces citations ne
se trouvent pas dans ladite copie.
[…]
AUTRE RECUEIL DE QUELQUES PAROLES, INSTRUCTIONS ET AVIS DE NOTRE
PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES DONNÉS A
NOTRE DIGNE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL[9]
QUESTIONS ADRESSÉES PAR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL
AU NOM DE + JÉSUS ET MARIE.
NOTRE SAINTE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE DE
CHANTAL (parlant ici à son âme). Premièrement, tu dois demander à ton très cher
Seigneur s’il trouve à propos que tu renouvelles, tous les ans, en
reconfirmation, tes vœux, ton abandonnement général et remise de toi-même entre
les mains de Dieu ; qu’il spécifie particulièrement ce qu’il jugera qui te
touche le plus, pour enfin faire cet abandonnement parfait et sans exception,
en sorte que je puisse vraiment dire : Je
vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Que, pour parvenir là, ton
bon Seigneur ne t’épargne point, et qu’il ne permette que tu fasses aucune
réserve, ni de peu ni de prou.
Qu’il te marque les exercices et
pratiques journalières requises pour cela, afin qu’en vérité et réellement l’abandonnement
soit parfait.
RÉPONSE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. Je
réponds, au nom de [40] Notre-Seigneur et de Notre-Dame, qu’il sera bon, ma
très chère fille, que toutes les années vous fassiez le renouvellement proposé,
et que vous rafraîchissiez le parfait abandonnement de vous-même entre les
mains de Dieu.
Pour cela, je ne vous épargnerai point,
et vous vous retrancherez les paroles superflues, qui regardent l’amour,
quoique juste, de toutes les créatures, notamment des parents, maison, pays, et
surtout du père; et, tant qu’il se pourra, les longues pensées de toutes ces
choses-là, sinon ès occasions [d]esquelles le devoir oblige d’ordonner ou
procurer les affaires requises, afin de parfaitement pratiquer cette parole : «
Ois, ma fille, et entends, et penche ton
oreille; oublie ton peuple et la maison de ton père. » Devant dîner,
devant souper, examinez si, selon vos actions du temps précédé, vous pouvez
dire sincèrement : « Je vis, moi, mais
non pas moi, ains Jésus-Christ vit en moi. »
QUESTION. Si l’âme étant ainsi remise ne
se doit pas, tant qu’il sera possible, oublier de toutes choses pour le
continuel souvenir de Dieu, et, en lui seul se reposer, par une vraie et
entière confiance ?
RÉPONSE. Oui, vous devez tout oublier ce
qui n’est pas de Dieu et pour Dieu, et demeurer totalement en paix sous la
conduite de Dieu.
QUESTION. Si l’âme ne doit pas,
spécialement en l’oraison, s’essayer d’arrêter toutes sortes de discours,
industrie, réplique, curiosité et semblables, et, au lieu de regarder ce qu’elle
a fait, regarder Dieu, et ainsi simplifier son esprit et le vider de tout, et
de tout soin de soi-même ?
RÉPONSE. Il faut faire cet exercice hors
de l’oraison comme en l’oraison. [41]
QUESTION. [Si] demeurant en cette simple
vue de Dieu et de son néant, tout abandonnée à sa sainte volonté, dans les
effets de laquelle il faut demeurer contente et tranquille, sans se remuer
nullement pour faire des actes de l’entendement ni de la volonté. Je dis même
qu’en la pratique des vertus et aux fautes et chutes, il ne faut bouger de là,
ce me semble ; car Notre-Seigneur met en l’âme les sentiments qu’il faut, et l’éclaire
là parfaitement ; je dis pour tout, et mieux mille fois qu’elle ne pourrait
être par tous ses discours et imaginations. Vous me direz : Pourquoi
sortez-vous donc de là? O Dieu! c’est mon malheur et malgré moi; car l’expérience
m’a appris que cela est fort nuisible; mais je ne suis pas maîtresse de mon
esprit, lequel, sans mon congé, veut tout voir et ménager.
C’est pourquoi je demande encore, à mon
très cher Seigneur, l’aide de la sainte obédience pour arrêter ce misérable
coureur, car, il m’est avis, qu’il craindra le commandement absolu.
RÉPONSE. Puisque Notre-Seigneur, dès il
y a si longtemps, vous a tirée à cette sorte d’oraison, vous ayant fait goûter
les fruits tant désirables qui en proviennent, et fait connaître les nuisances
de la méthode contraire, demeurez ferme, et, avec la plus grande douceur que
vous pourrez, ramenez votre esprit à cette unité et à cette simplicité de
présence, et d’abandonnement en Dieu; et d’autant que votre esprit désire que j’emploie
l’obéissance, je lui dis ainsi : Mon cher esprit, pourquoi voulez-vous
pratiquer la partie de Marthe en l’oraison, puisque Dieu vous fait entendre qu’il
veut que vous exerciez celle de Marie ? Je vous commande donc que simplement
vous demeuriez ou en Dieu, ou près de Dieu, sans vous essayer d’y rien faire,
et sans vous enquérir de lui de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous
excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui.
QUESTION. Je retourne donc demander, à
mon très cher Père, [42] si l’âme, étant ainsi remise, ne doit pas demeurer
toute reposée en son Dieu, lui laissant le soin de tout ce qui la regarde, tant
intérieurement qu’extérieurement, et, demeurant comme vous dites, dans sa
Providence et sa volonté, sans soin, sans attention, sans élection, sans désir
quelconque, sinon que Notre-Seigneur fasse en elle, d’elle, et par elle, sa
très sainte volonté, sans aucun empêchement ni résistance de sa part? O Dieu!
qui me donnera cette grâce que seule je vous demande, sinon vous, bon Jésus,
par les prières de votre bon serviteur ?
RÉPONSE. Dieu vous soit propice, ma très
chère fille ! L’enfant qui est entre les bras de sa mère n’a besoin que de la
laisser faire et de s’attacher à son col.
QUESTION. Si Notre-Seigneur n’a pas un
soin tout particulier d’ordonner tout ce qui est requis et nécessaire à cette
âme ainsi remise?
RÉPONSE. Les personnes de cette
condition lui sont chères comme la prunelle de son œil.
QUESTION. Si elle ne doit pas recevoir
toutes choses de sa main, je dis tout, jusqu’aux moindres petites, et lui
demander aussi conseil de tout?
RÉPONSE. Pour cela, Dieu veut que nous
soyons comme un petit enfant. Il faut seulement prendre garde de ne pas faire
des attentions superflues, s’enquérant de la volonté de Dieu en toutes
particularités des actions menues, ordinaires et inconsidérées.
QUESTION. Si ce ne sera pas un bon
exercice de se rendre attentive, sans attention pénible, de demeurer
tranquillement dans la volonté de Dieu, en tant de petites occasions qui nous
contrarient et voudraient nous fâcher, (car pour les grosses on [43] les voit
de loin), comme d’être détournée de cette consolation, qui semble être utile ou
nécessaire, être empêchée de faire une bonne action, une mortification, ceci ou
cela, quel qu’il soit, qui semble être bon, et, au lieu, être divertie par des
choses inutiles, et quelquefois dangereuses et mauvaises.
RÉPONSE. Ne consentant point aux choses
mauvaises, l’indifférence, pour le reste, doit être pratiquée en toutes
rencontres, sous la conduite de la Providence de Dieu.
QUESTION. Se rendre fidèle et prompte à
l’observance et obéissance des règles, quand le signe se fait. Il y a tant d’occasions
de petites mortifications; cela surprend : au milieu d’un compte, de quelque
action on a peine de se déprendre; il ne nie faut plus faire que trois points
pour achever l’ouvrage, une lettre à former, se chauffer un peu, que sais-je,
moi?
RÉPONSE. Oui, il est bon de ne s’attacher
à rien tant qu’aux règles, de sorte que, s’il n’y a quelque signalée occasion,
allez où la règle vous tire, et la rendez plus forte que tous ces menus
attraits.
QUESTION. Se laisser gouverner
absolument pour tout ce qui est du corps, recevant simplement tout ce qui nous
est donné ou fait, bien, mal, incommodité; accepter ce qui sera de trop, selon
notre jugement, sans en rien dire, ni témoigner nulle sorte de désagrément ;
prendre les soulagements du dormir, reposer, chauffer, de l’exemption de
quelque exercice pénible, ou de mortification, dire à la bonne foi ce que l’on
peut faire : que si l’on insiste, céder sans rien dire. Ce point est grand et
difficile pour moi.
RÉPONSE. II faut dire à la bonne foi ce
que l’on sent, mais en telle sorte que cela n’ôte pas le courage de répliquer à
ceux qui [44] ont soin de nous; au reste, de se rendre si parfaitement
maniable, c’est ce que je désire bien fort de votre cœur.
QUESTION. Se porter avec grande douceur
à la volonté des Sœurs et de toute autre, sitôt qu’on la connaîtra, encore que
l’on pût facilement s’en détourner, et examiner : ceci est un peu difficile, et
pour ne rien laisser à soi-même; car, combien de fois voudrait-on un peu de
solitude, de repos, de temps pour soi? Cependant, on voit une Sœur qui s’approche,
qui désirerait ce quart d’heure pour elle, une parole, une caresse, une visite,
que sais-je ?
RÉPONSE. Il faut prendre le temps
convenable pour soi, et, cela fait, regagner l’occasion de servir les désirs
des Sœurs
QUESTION. Voilà ce qui m’est venu en
vue, où il me semble que je pourrais m’exercer et me mortifier. Mon très cher
Seigneur l’approuvera, s’il le trouve à propos, et ordonnera ce qu’il lui
plaira, et, mon Dieu m’aidant, je lui obéirai.
RÉPONSE. Faites-le et vous vivrez. Amen.
QUESTION. Je demande, pour l’honneur de
Dieu, de l’aide pour m’humilier. Je pense à me rendre exacte à ne jamais rien
dire, dont il me pût revenir quelque sorte de gloire ou d’estime.
RÉPONSE. Sans doute, qui parle peu de
soi-même fait extrêmement bien; car, soit que nous en parlions en nous
excusant, soit en nous accusant, soit en nous louant, soit en nous méprisant,
nous verrons que toujours notre parole sert d’amorce à la vanité. Si donc
quelque grande charité ne nous attire à parler de nous et de nos appartenances,
nous nous en devons taire.
Le livre de l’Amour de Dieu, ma très chère
fille, est fait [45] particulièrement pour vous ; c’est pourquoi vous pouvez,
ains devez avec amour pratiquer les enseignements que vous y avez trouvés.
La grâce de Dieu soit avec notre esprit
à jamais. Amen.
QUESTION. Je ne veux oublier ceci, parce
que souvent j’en ai été en peine. Tous les prédicateurs et les bons livres
enseignent qu’il faut considérer et méditer les bénéfices de Notre-Seigneur, sa
grandeur, notre rédemption, et, spécialement, quand la sainte Église nous les
représente.
Cependant, l’âme qui est en l’état
ci-dessus, voulant s’essayer de le faire, ne le peut en façon quelconque, dont
souvent elle se peine beaucoup; mais il me semble néanmoins qu’elle le fait en
une manière fort excellente, qui est un simple ressouvenir ou représentation
fort délicate du mystère, avec des affections fort douces et savoureuses.
Monseigneur l’entendra, mieux que je ne pourrais le dire : mais aussi
quelquefois on se trouve durant la mémoire de ces bénéfices, ou en quelque
occasion où il serait requis de discourir, comme quand on veut faire des
confessions ou renouvellements, qu’il faut avoir de la contrition; et,
cependant, l’âme demeure sans lumières, sèche et sans sentiments ; ce qui donne
grande peine.
RÉPONSE. Que l’âme s’arrête aux
mystères, en la façon d’oraison que Notre-Seigneur lui a donnée; car les
prédicateurs et livres spirituels ne l’entendent pas autrement. Et, quant à la
contrition, elle est fort bonne, sèche et aride, car c’est une action de la
partie supérieure, ains suprême de l’âme. [46]
Non, mon Dieu, non que je n’aie plus de
confiance en chose aucune qui se puisse vouloir pour moi; mais vous, mon
Seigneur, veuillez de moi tout ce qu’il vous plaira de vouloir, car c’est ce
que je veux, puisque tout mon bien est et consiste à vous contenter, et ne
veuillez point me contenter, accomplissant ce que mon désir vous demande :
mais, par votre Providence, pourvoyez aux moyens qui me sont nécessaires, afin
que mon âme vous serve plus à votre goût que non pas au mien; ne me châtiez
point, en me donnant ce que je désire, si votre amour, lequel vive en moi, ne
le désire ainsi. Qu’ores ce moi meure, et qu’en moi vive un autre qui est plus
que moi, afin que je le puisse servir; qu’il vive, lui; qu’il règne en moi, et
que je .sois son esclave et captive, et que mon âme ne serve point d’autre.
Savez-vous ce que c’est d’être vrais
spirituels? c’est se rendre esclaves de Dieu, et, étant marqués de son fer et à
sa mode, qui est la croix, il nous pourra vendre pour esclaves de[10] … le monde ainsi qu’il a..., puisque
nous lui avons donné notre liberté, et, en cela, ne nous fera point de tort,
beaucoup de grâce. Ainsi soit-il. Amen. Jésus.
Sainte Catherine ne voulait jamais d’elle
ni mal ni bien, ni ne se voulait nommer ni en mal ni en bien, afin de ne rien
estimer sa partie propre qui prend plaisir de s’ouïr nommer, et faisait
soigneusement ce que Notre-Seigneur lui enseigna.... « ne dit jamais : Je veux, ou, je ne veux pas, mien, moi, mais toujours :
nôtre; ne t’estime jamais, mais t’accuse toujours. »
Elle disait qu’il était nécessaire que
nous nous délaissions nous-mêmes et remissions le soin de nous et de nos
affaires à celui qui nous peut défendre de tous, et il fera ce que de
nous-mêmes nous ne saurions faire. Pour ce, elle s’était entièrement abandonnée
[47] entre ses mains, où elle se voyait plus assurée, ayant posé et mis toute
confiance en lui, et lui avait donné le gouvernement de soi, se couvrant et
cachant sous le manteau de son soin et de sa Providence divine, que si elle se
fût vue en toutes les félicités qu’on pourrait désirer.
O bienheureuse l’âme, laquelle, par
volonté, meurt à soi-même en tout! alors elle vit toute en son Dieu, ou même
Dieu vit en elle. Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous
advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition
divine, et, en tout, par volonté, nous unir à Dieu, nous exerçant néanmoins
toujours au bien ; car, autrement ce serait tenter Dieu, ne faisant ce que nous
pouvons de notre part; et, ce qui n’est pas en notre pouvoir, le recevoir de
Dieu.
Un entendement humilié voit, sent et
goûte, et arrive bientôt à la..... et dit à Notre-Seigneur : Vous êtes mon
intelligence, je saurai ce qu’il vous plaira que je sache; je ne me donnerai
plus de peine à chercher, mais je demeurerai en paix avec votre intelligence.
Cette sainte âme[11] disait qu’elle ne voulait avoir aucune
étincelle de désir pour aucune chose créée, mais qu’elle voulait tout laisser
à la disposition divine. Elle reconnaissait que tout désir de perfection
manquait à celui qui avait [quelques] désirs, parce que celui qui désire
quelque chose, il n’a pas Dieu qui est tout. Quand Dieu trouve une âme qui ne
se puisse mouvoir en soi-même, alors il y opère à sa mode. Cette sainte, pour
ne point donner de peine aux autres, était duite à souffrir toute chose, ce qu’elle
faisait sans murmure avec silence et extrême patience. Notre-Seigneur lui dit: Qui se fie en moi, n’a besoin de se soucier
de soi, et ne doit douter de rien. Quand elle allait voir les malades, elle
les consolait en peu de paroles humbles et dévotes.
PAPIERS INTIMES QUI SE SONT TROUVÉS SUR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE
JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL ET
Sur le sachet qui
enveloppait les papiers était cousue une image de la Sainte Vierge, au bas de laquelle
était cette inscription [12]
« À la très sainte et très adorable
Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, un seul et vrai Dieu très unique, soit
louange, gloire et bénédiction aux siècles des siècles, Amen, mon âme dit ces
paroles de cœur. »
Dans l’enveloppe se trouvaient
deux papiers : l’un, écrit par notre Bienheureux Père; l’autre, par notre
très-digne Mère. Voici le papier du Bienheureux écrit de sa bénite main.
« Je, François, Évêque de Genève,
accepte, de la part de Dieu, les vœux de chasteté, obéissance et pauvreté,
présentement renouvelés par Jeanne-Françoise Frémyot, ma très chère fille
spirituelle, et après avoir moi-même réitéré le vœu solennel de perpétuelle
chasteté, par moi fait en la réception des Ordres, lequel je confirme de tout
mon cœur. Je proteste et [50] promets de conduire, aider, servir et avancer
ladite Jeanne-Françoise Frémyot, ma fille, le plus soigneusement, fidèlement,
et saintement que je saurais, en l’amour de Dieu et perfection de son âme,
laquelle désormais je reçois et tiens comme mienne, pour en répondre devant
Notre Sauveur, et ainsi je le voue au Père, Fils et Saint-Esprit, un seul vrai
Dieu, auquel soit honneur, gloire et bénédictions ès siècles des siècles. Amen.
Fait en élevant le très-saint et
adorable Sacrement de l’Autel, en la sainte messe, à la vue de sa divine
Majesté, de la Très-Sainte Vierge Notre-Dame, de mon Ange et de celui de ladite
Jeanne-Françoise Frémyot, ma très chère fille, et de toute la cour céleste, le
22e jour d’août, octave de l’Assomption de la même très-glorieuse Vierge, à la
protection de laquelle je recommande de tout mon cœur ce mien vœu, afin qu’il
soit à jamais ferme, stable et inviolable.
Vive Jésus. Amen.
FRANÇOIS, Évêque de Genève[13]
Au même papier est écrit
en marge, de la main de notre très-digne Mère :
« O très adorable et souveraine
Trinité! qui de toute [51] éternité, par votre incompréhensible miséricorde sur
moi, m’avez destinée au bonheur d’être conduite par votre très-humble et
très-saint serviteur, le bienheureux François de Sales, mon vrai Père
très-cher; faites, ô très-douce bonté! que ce vœu ne soit point terminé et fini
par son départ de cette vie mortelle, mais qu’il me continue son soin et sa
direction paternelle, jusqu’à ce qu’il m’ait conduite et introduite dans vos
célestes Tabernacles, après lesquels je soupire incessamment, par le mérite de
la Passion de mon Sauveur. Que, si cette prière n’est convenable et agréable à
votre divine Majesté, je veux ne l’avoir point faite, reconfirmant aujourd’hui,
en la présence du divin Sacrement de votre vrai Corps, les vœux que j’ai faits
à la très-sainte Trinité, entre les mains de ce mien Père, et l’entier
dépouillement de moi-même, ainsi que je le fis sans aucune réserve le mercredi
devant la fête du Saint-Esprit 1616. N’exceptant ni réservant aucune
chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mes forces, de toutes mes
affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m’abandonne, je me
consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très
sainte, très adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu’il lui
plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir.
« Voilà, mon doux Sauveur, ma
dernière et finale résolution, voulant demeurer à jamais entre vos bénites
mains, nue de tout ce qui ne sera point vous-même, me confiant, reposant et
délaissant de tout mon cœur aux soins de l’amour éternel que votre divine
Providence a pour moi, me rendant pour cela fidèle aux derniers documents qu’il
vous plût me donner au temps susdit par votre Bienheureux Serviteur. O mon
grand Dieu! Vous voyez mon cœur, que je n’ai d’autre désir que d’accomplir ces
mêmes résolutions, mais vous savez mon infirmité et impuissance; mais de cela
même je me repose en vous, confessant que je ne peux rien, et ne veux avoir
aucune [52] confiance en moi-même, à laquelle je renonce pour jamais, me
confiant pour toutes choses en votre amour et aux mérites de votre très sainte
Passion et vous promets encore, mon Dieu, moyennant votre divine grâce, de nie
rendre affectionnée et fidèle, quoique sans souci, à l’observance de toutes les
choses que mon saint Père m’a enseignées, surtout à ma règle, vous laissant le
soin entier de moi-même et de toutes les affaires qu’il vous plaira me
commettre. O mon doux Sauveur! n’ai-je point fait contre la révérence que je
dois au caractère de votre Saint d’avoir osé insérer ceci, dessus ?
« Hélas ! s’il vous déplaît, je
vous supplie de l’effacer, et me pardonner, comme aussi toutes mes offenses et
les manquements d’obéissance et de respect que j’ai trop commis, quoique non
volontairement, envers votre Serviteur. O mon Dieu ! vous savez mes misères et
mes défauts, je les prends tous et les cache dans vos plaies très-honorées,
vous suppliant de les effacer et de me rendre éternellement toute vôtre, par
une étroite et indivisible union à votre sainte volonté. Ma très-douce Mère,
mettez dans le Cœur de votre Fils cette indigne fille et ses résolutions, afin
qu’elles soient éternelles, je vous en supplie par l’entremise de tous les
Saints, mais en particulier de votre fils adoptif saint Jean l’Évangéliste, et
de votre fils de cœur, mon glorieux Père, le Bienheureux François de Sales, que
je prends aujourd’hui pour mes deux spécials protecteurs.
« Fait, le jour de la sainte
Présentation de la sainte Mère de Dieu, en présence de toute la cour céleste,
et de mon très-saint Ange Gardien. Ainsi soit-il.
« Vive Jésus! vive Marie! le seul
espoir de ma vie. Mon Dieu, vôtre, vôtre, vôtre, pour jamais irrévocablement.
» Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATION
SAINTE-MARIE. »
Dieu soit béni. [53]
L’autre papier est tout
écrit de la main de notre Bienheureuse Mère. Les signatures sont écrites avec
son sang.
« Vive Jésus! oui, mon Seigneur Jésus,
vivez et régnez éternellement dans nos cœurs. »
Après la protestation de
foi du Concile de Trente :
« O mon Dieu! voilà ma sainte foi
pour laquelle je m’estimerais heureuse de mourir; je crois cette
toute-puissance, sagesse et bonté, je l’adore. Augmentez et suppléez ce qui me
défaut, s’il vous plaît; et, prosternée en esprit, sur ma face, aux pieds de
votre grandeur et de votre infinie miséricorde, ô mon Dieu ! mon Créateur, mon
Père très-débonnaire, mon souverain Seigneur et Sauveur, et mon unique
espérance, je vous supplie, ô mon Père éternel, au nom de votre saint Fils
Jésus, de prendre, en vos bénites mains, ma volonté, et le franc arbitre que
vous m’avez donné, duquel je me dépouille, et le remets avec ma volonté,
entièrement et sans réserve à votre sainte disposition, à ce qu’il vous plaise,
et vous en supplie par le sang précieux de votre Fils Notre-Seigneur. O ma
douce miséricorde, qu’il ne soit jamais en mon pouvoir de penser, dire ou
faire volontairement, ni autrement, s’il vous plaît, mon Dieu, aucune chose
contraire à cette foi catholique, ni contre l’espérance et confiance entière
que j’ai et veux avoir en vous pour mon salut éternel, par les mérites de la
Mort et Passion de mon Seigneur Jésus-Christ, et cela invariablement, et
pareillement contre l’amour et l’obéissance que je vous dois, et désire rendre
de tout mon cœur; exaucez ce mien désir et prière.
Mon doux Jésus, si, par faiblesse,
ignorance, surprise ou tentation, ou en quelque autre manière que ce soit, je
venais, ce que Dieu ne veuille permettre, à dire, faire ou penser à quelque
chose contraire à cette mienne protestation de foi et résolution, et à [54] la
remise de ma volonté et franc arbitre, j’y renonce dès maintenant, je le
désavoue, révoque et déteste de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes
mes forces, vous suppliant, ô mon Dieu! ma vraie vie, d’accepter ce mien
renoncement ; et, au nom de votre très-saint Fils, mon Rédempteur, donnez-moi
votre grâce abondante pour faire et souffrir tout ce qu’il vous plaît que je
fasse, que je souffre, et que je le fasse et souffre selon votre très-saint bon
plaisir, croyant et m’y confiant assurément en la fidélité de votre bonté, que
vous ne permettrez pas que je sois ni tentée ni chargée par-dessus les forces
que vous me donnerez.
J’adore du profond de mon âme vos divins
jugements, et votre volonté toute sainte en tous les événements de votre bon
plaisir, en tout ce qu’il vous plaira permettre de m’arriver et à toutes
créatures; car, ô mon Dieu ! vos jugements sont justes, très-saints et
équitables, et votre très sainte volonté toujours adorable; je le confesse de
tout mon cœur et m’y soumets avec tout l’amour et révérence qu’il m’est
possible. Je crois aussi de cœur, et je confesse que vous êtes mon Dieu, unique
source de tout bien, de nature et de grâce, et qu’à vous seul appartient la
gloire et la louange de toutes les actions que font vos créatures. Je renonce
donc pour jamais à toute vaine complaisance, satisfaction et vanité qui me
pourrait arriver, ou que je pourrais avoir de quelques bonnes actions que votre
grâce peut opérer par moi, chétive créature, impuissante à tout bien, référant
tout honneur de toute chose à votre seule bonté. Je proteste aussi, mon Dieu,
que j’aime et veux aimer toute créature pour l’amour de vous seul, et qu’en
toutes mes actions, pensées et paroles, lesquelles je vous offre en union de
celles de votre très-saint Fils, je ne veux autre objet ni prétention que le
seul accomplissement de votre très sainte volonté, à laquelle je m’unis dès
maintenant, et, à cet effet, renonçant à toute propre recherche et à tout ce qui
pourrait tant soit peu ternir la pureté de mes [55] intentions en toute chose.
Par votre sainte grâce, sans laquelle je ne puis rien, accomplissez en moi
cette mienne résolution, et qu’il vous plaise, ô mon Dieu! ma miséricorde,
recevoir la très-humble prière que je vous fais, de vouloir départir à toutes
vos créatures les grâces et bénédictions que votre Providence leur a destinées,
mais surtout à votre chaste et sainte épouse, l’Église Catholique, et à ses
chers enfants. Augmentez en eux la foi, l’espérance et la charité, et
convertissez toutes choses à votre plus grande gloire et à leur salut éternel.
Mon Dieu, je désire et vous supplie que toutes mes actions, pensées, paroles et
mouvements, soient des continuels actes d’adoration, d’amour, de confiance et
reconnaissance de vos bénéfices. Mais spécialement, je vous supplie, ô mon
Sauveur! pour tous les Ordres religieux, à ce que tous vous servent en pureté d’Anges
et fidèle observance de leur règle.
Et, tout particulièrement, de toutes les
affections de mon âme, je vous conjure, mon Seigneur, par les intercessions de
la Sainte Vierge, de saint Joseph et de notre Bienheureux Père, que cette grâce
règne dans notre petite Congrégation de la Visitation; que l’esprit d’humilité,
de simplicité et de charité soit incessamment vivant et régnant, en toutes les
filles en général, et en chacune en particulier. Je vous prie aussi pour les
enfants que vous m’avez donnés, qui sont en nombre de quatre ; je les offre de
tout mon cœur à votre divine Majesté. Pour mon frère et pour tous nos parents,
et ceux qui prient pour moi et se confient que je prie pour eux, et pour
lesquels je me suis engagée de prier. Je vous fais aussi très-humble requête
pour la conversion des hérétiques et schismatiques, pour la paix et union entre
les princes chrétiens, et pour leur avancement en votre amour, et tout
particulièrement pour notre Roi et pour Son Altesse Royale, et pour Madame et
leurs enfants, qu’il vous plaise d’accomplir en tous votre sainte volonté. Je
vous offre encore, ô mon divin Sauveur! ma très-humble requête pour le
soulagement [56] de tous les fidèles trépassés, et spécialement pour l’âme de
mon père, de ma mère, de mon mari, de mes enfants, de nos Sœurs de religion, et
de tous nos parents et amis, que vous les soulagiez, s’il vous plaît, selon la
grandeur de vos miséricordes; je vous supplie de les faire reposer et jouir de
votre béatitude, et, s’il vous plaît, leur appliquer les saintes indulgences
que je me propose de gagner journellement pour elles. Et, enfin, mon Dieu, je
vous fais très-humble requête pour toutes les choses pour lesquelles il vous
plaît que vos chrétiens, et spécialement moi, vous fassent oraison,
particulièrement pour la paix universelle en votre sainte Église, à ce qu’en
tout et par tout, et en toute créature, et de toute créature, votre saint nom
soit sanctifié, votre royaume nous advienne, et votre sainte volonté soit
faite en la terre comme au ciel. Amen. Ainsi soit-il.
« Reste, maintenant, qu’avec une
profonde humilité et révérence, je rende infinies grâces et remerciement à
votre souveraine Majesté, comme je fais de tout mon cœur pour les bénéfices de
notre création, rédemption, conservation et vocation, et pour le prix et mérite
infini de votre sang précieux, et de toutes vos souffrances, ô mon unique
Rédempteur ! et de l’amour tendre qu’il vous a plu nous témoigner, vous donnant
vous-même au divin Sacrement que j’adore pour être la vraie vie et nourriture
de nos âmes, ayant dit : Qui vous mange,
vivra éternellement. Comme aussi je vous remercie de tous les autres
mystères, grâces et prérogatives que vous avez donnés et laissés à la très
sainte Église notre bonne Mère, et tout particulièrement je rends infinies
grâces et remerciements à votre éternelle douceur et Providence sur moi, pour l’établissement
de cette Congrégation, et pour les miséricordes et bénéfices incomparables que
votre bonté m’a conférés, et particulièrement de m’avoir fait fille de votre
sainte Église, de m’y avoir conservée par votre soin et assistance paternelle;
pour m’avoir aussi octroyé, avec tant de [57] miséricorde, ce que vous m’avez
inspiré de vous demander avec beaucoup de larmes, qui est la guide très-sainte
de notre Bienheureux Père, par laquelle votre Providence m’a conduite à cette
sainte vocation, m’a introduite à la grâce de la journalière réception de votre
très-divin Corps au saint Sacrement, et à la connaissance de la vraie vie
spirituelle et chrétienne. Vous m’avez aussi, ô mon Dieu! fortement et
suavement attirée au Parfait dépouillement et abandonnement de moi-même, dans
le saint et bon plaisir de votre éternelle Providence, pour m’y faire reposer,
et vous laisser tout le soin de moi, dont je vous rends grâce avec mes plus
tendres affections, vous suppliant de me continuer cette faveur si précieuse;
et, en me pardonnant, ô mon Dieu! ma seule force, les infidélités que j’ai
commises en cette pratique, octroyez-moi, s’il vous plaît, la grâce d’y être,
dorénavant, invariablement fidèle. Et, par les mérites sacrés de votre Fils, je
vous demande pardon, de toute l’humilité de mon cœur, de toutes les offenses
que j’ai commises contre votre divine Majesté, de mes ingratitudes et
infidélités à correspondre à votre sainte grâce, et généralement de toutes les
fautes dont votre œil divin, qui pénètre toutes choses, me connaît coupable.
O mon Dieu! ma miséricorde, couvrez des
mérites de mon Sauveur, et effacez par son sang précieux toutes nies iniquités,
et recevez, s’il vous plaît, la confirmation que je vous fais aujourd’hui, et l’intention
que j’ai de la réitérer journellement, de tout ce que je dis, dans cet écrit, à
votre bonté, à laquelle je reconfirme mes vœux de pauvreté, chasteté et
obéissance, et de faire toujours ce que je connaîtrai clairement vous être le
plus agréable, selon les conditions du vœu que j’en ai fait par l’avis de mon
Bienheureux Père. Je reconfirme et renouvelle de tout mon cœur l’entier
dépouillement et abandonnement que je fis entre vos bénites mains, mon Dieu, de
tout ce que je suis et de toutes choses, sans aucune réserve, pour ce que votre
Majesté sait, l’ayant infinies fois renouvelé, et particulièrement [58] ce
Vendredi-Saint dernier, délaissant et remettant, derechef, dans le sein de
votre divine protection, et au plus secret de la fidélité de votre saint amour,
le précieux trésor de foi, espérance et de charité, que votre grâce m’a
conféré, comme aussi le soin de mon salut éternel, de ma vie, de ma mort, du
repos et paix intérieure de mon âme, mes consolations et satisfactions, vues et
réflexions sur ce qui se passe en moi, le désir d’être délivrée de ma peine
intérieure, et, bref, tout sans exception, désirant de me perdre et abîmer tout
à fait dans le sein de votre Providence paternelle, et de me délaisser tout à
fait au soin de votre amour divin, désirant, moyennant votre sainte grâce, de
ne me plus voir ni regarder ni chose aucune qui se passe en moi, ains seulement
vous pour m’y reposer et confier simplement, non pour le bonheur qu’il y a de
se confier en vous, mais parce que c’est votre sainte volonté que vous m’avez
fait connaître par vos divins attraits, et par les conseils de mon Bienheureux
Père, auquel, moyennant votre sainte grâce, je rendrai fidèle obéissance.
Je remets dès maintenant tout ce qui m’arrivera
ci-après à votre soin, et dès maintenant comme alors, je vous mets les choses
plus scabreuses et épouvantables, je les recommande au plus secret de votre
Providence, ne les voulant nullement profonder, mais y faire doucement ce que
je pourrai, vous laissant le soin du surplus et de toute chose en général qui
me puisse toucher, soit au corps, à l’âme et à l’esprit, me réservant le seul
soin de retourner mon esprit de toutes choses à vous, de suivre le bien que je
connaîtrai et fuir le mal, tâchant de me tenir en Dieu, douce, patiente et
paisible parmi les troubles, faiblesses, ténèbres, impuissance, et toutes
sortes de peines, sécheresses, insensibilités, qu’il plaira à mon Dieu
permettre m’arriver, tâchant de tout mon pouvoir de ne les point regarder, ni
de m’en vouloir délivrer ni affliger, ni même faire semblant de les voir, nonobstant
que je les sente vivement ; mais par-dessus toute vue et sentiment, quel qu’il
puisse être, je tiendrai simplement mon esprit en Dieu, ou auprès de Dieu, en
ce repos, abandonnement, et très-ferme confiance, sans le vouloir sentir, ni en
faire des actes. Que s’il plaît à Dieu me donner des sentiments de sa présence,
et de toute vertu, je demeurerai en lui seul, et en son bon plaisir, moyennant
sa très sainte grâce ; et, fondée sur cette résolution et reconfirmation, je ne
ferai plus aucun effort pour faire des actes de quoi que ce soit; mais,
simplement, en touchant cet écrit, mon intention est, et je la mets devant
vous, ô mon Dieu! ma souveraine miséricorde, en qui je mets mon espérance, mon
intention, dis-je, est de reconfirmer, approuver et ratifier tout ce que j’ai
dit en cet écrit : voilà mes désirs, mes résolutions et affections invariables.
Mais, ô mon Dieu! souveraine Vérité qui pénétrez les plus intimes replis de mon
cœur, je confesse devant vous mon impuissance, ma misère, ma pauvreté, abjection,
mon vrai néant, et qu’il m’est impossible d’accomplir toutes ces miennes
résolutions et très-cordiales affections, sans l’assistance toute-puissante de
votre divine grâce; car vous savez le fond de ma misère et de ma faiblesse. C’est
pourquoi établissant en vous, ô mon Dieu! tout mon soin, toute mon espérance,
et ma force par-dessus tous mes sentiments, prosternée aux pieds de votre
miséricorde, ô mon Père très-saint! je vous supplie très humblement, au nom de
votre très-saint Fils, notre Rédempteur, d’avoir pour agréable ces miennes
affections, prières, résignations et résolutions, et m’octroyer la grâce
abondante qui m’est nécessaire pour les accomplir parfaitement, entièrement et
fidèlement, jusqu’au dernier soupir de ma vie.
O doux Jésus, et Sauveur de mon âme! qui
êtes la vérité infaillible, vous nous avez promis que ce que nous demanderions
à votre Père éternel, en votre nom, il nous le donnerait, faites-moi jouir de l’effet
de vos divines et infaillibles promesses vous savez que tout mon désir est d’être
tout à [60] vous, et que, par votre grâce, je n’ai rien excepté en mes renoncements,
que vous seul et le bien d’incomparable bonheur de ne vous point offenser, d’être
éternellement vôtre, et conjointe à votre douce et très-équitable volonté pour
disposer de moi au temps et à l’éternité, selon votre saint bon plaisir. Que, s’il
vous plaît, ô ma chère espérance ! que je vous demande la délivrance de mon
affliction intérieure, je le fais de tout mon cœur; oui, mon cher Rédempteur, s’il
est possible, je vous prie, rendez-moi les sentiments, lumières, connaissances
et goûts de votre amour, de la sainte foi et confiance dont votre grâce m’avait
favorisée; mais, toutefois, non ma volonté, mais la vôtre toute sainte soit
faite, espérant que votre miséricorde n’abandonnera jamais ce qu’il lui a plu
mettre en moi par sa seule bonté, puisqu’elle m’a fait la grâce que j’ai tout
abandonné pour son saint amour, auquel je me suis toute consacrée et me
sacrifie, derechef, de tout mon cœur. Or, puisqu’il vous plaît, mon Dieu, que
je n’aie plus de bras pour me porter, ni plus de sein pour me reposer que le
vôtre et votre Providence, conduisez-moi, mon cher Maître, vous-même en cette
sainte voie; veuillez pour moi tout ce qu’il vous plaira, et que je meure à
moi-même et à toutes choses, pour ne plus vivre qu’en vous seul, mon unique vie
et assuré refuge; accomplissez en moi vos éternels desseins, sans que j’y donne
aucun empêchement. Je confesse, derechef, que je suis tout à fait incapable de
tout bien, et d’accomplir ce mien désir et résolution, sans l’aide de votre
grâce extraordinaire et puissante ; je vous la demande donc en l’honneur de
votre saint Jésus, et par la pureté de votre sainte Mère que je choisis pour
ma protectrice, invoquant l’assistance de ses prières, celle de saint Joseph,
de mes chers Patrons, saint Jean-Baptiste et Évangéliste, saint Pierre et saint
Paul, de saint Augustin, mon saint Ange, mon Bienheureux Père, saint Claude,
sainte Madeleine, et mes autres protecteurs, et tous les bienheureux Saints et
Saintes, désirant [61] que tous louent et remercient Dieu pour moi. Mon Dieu,
qu’ils nous soient tous favorables; je vous en supplie par vous-même, mon
Seigneur Jésus-Christ, que j’adore vrai Dieu, unique Trinité du Père, et du
Saint-Esprit, un seul vrai Dieu unique.
Amen. Amen.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATIONT
SAINTE-MARIE.
DIEU SOIT BÉNI. VIVE + Jésus.
« Mon Dieu, je vous rends grâces
infinies pour les dons de grâces que vous avez faits à notre Bienheureux Père
et à notre Congrégation : louange éternelle soit à mon Dieu. »
Un billet, écrit de la
main de notre Bienheureux Père, contenait ces mots :
« Dieu, à qui je suis, fasse de moi
selon son bon plaisir; peu m’importe où j’achèverai ce chétif reste de mes
jours mortels, pourvu que ce soit dans sa grâce ; selon le sens, j’aimerais
mieux le repos de deçà, qui me serait infiniment paisible après l’issue de l’affaire
qui se traite de delà; mais je renonce aux sens, au sang et à la chair, et veux
servir, en esprit et en vérité, à Dieu et à son Église, en toutes les
occurrences. » [62]
PREMIER PAPIER DE NOTRE BIENHEUREUSE
MÈRE.
Ce qui m’a été dit, par notre
Bienheureux Père, pour mon exercice intérieur. Il me dit ainsi, en ses derniers
avis, après une retraite annuelle :
« Notre-Seigneur vous aime, ma chère
Mère, il vous veut toute sienne : n’ayez plus d’autres bras pour vous porter
que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence.
N’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul. Tenez
votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire,
de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors
de vous, que rien ne soit entre-deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout
ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes
toute abandonnée et remise au soin de l’amour éternel que la divine Providence
a pour vous; demeurez là en repos, en esprit de très-simple et amoureuse
confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l’oraison, où il faut
aller avec une grande douceur d’esprit, sans dessein d’y faire chose
quelconque, ains seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simple remise
et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d’être à sa présence,
encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous
enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous excitera. Ne
retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui; non seulement,
dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l’oraison, mais
en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos
actions, vos su»ès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son
soin : il faut tenir l’âme ferme dans ce train. » [63]
DEUXIÈME PAPIER.
Abrégé des avis de notre Bienheureux
Père et le fin dernier. Il me dit ainsi :
« En ce jour de saint Claude,
mémorable à notre Congrégation, je ramasse ainsi tout ce que je vous ai dit
pour l’abréger : soyez fidèlement invariable, en cette résolution, de demeurer
en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un
entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les
fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans
faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté ; car cet
amour simple de confiance et cette remise et repos de votre esprit dans le sein
paternel de Notre-Seigneur et de sa Providence, comprend excellemment tout ce
que l’on peut désirer pour s’unir à Dieu ; demeurez donc ainsi sans vous en
divertir pour regarder ce que vous faites, ou ferez, ou ce qui vous adviendra
en toute occurrence et en tout événement.
Ne philosophez point sur vos
contradictions et afflictions ; mais recevez tout de la main de Dieu, sans
exception, demeurant douce, patiente, et acquiesçant en tout très simplement à
sa sainte volonté; que toutes vos paroles et actions soient accompagnées de
douceur et simplicité. Quand vous apercevrez que quelque soin ou désir naîtra
en vous, remettez-le en Dieu, ne voulant seulement que lui et l’accomplissement
de sa sainte volonté, lui laissant le soin de tout le reste.
Demeurez en la très sainte solitude et
nudité avec Notre Seigneur Jésus-Christ crucifié.
Faites bien ceci, ma très chère Mère, ma
fille ; mon âme, mon esprit vous bénit de toute son affection, et Jésus soit
celui qui fasse, de vous, par vous, et pour lui, sa très adorable volonté.
Amen. Amen. [64]
TROISIÈME PAPIER.
O Père éternel ! votre Providence
gouverne toutes choses et rien ne se fait que par votre volonté, hormis le
péché. C’est entre les bras et dans le sein de cette douce Mère, et par ses
divins attraits, que, dès longues années, j’ai consigné, abandonné et remis
sans aucune réserve tout ce que je suis et serai à jamais, pour le temps et
pour l’éternité, lui ayant donné le soin et lui laissant, derechef, pour tout
ce qui regarde ma vie, ma mort, mon honneur, et, bref, tout, pour en faire
disposer et ordonner selon son bon plaisir, et de toutes autres choses qui sont
hors de moi, ne me réservant que le seul soin de tenir mon esprit dans cette
très simple remise et unique regard de Dieu, unité en Dieu, et de parfaite confiance
et repos en sa bonté et fidélité de son amour, sans mélange d’aucun acte ni
recherche d’autre vue, connaissance ni satisfaction, sinon quand il plaira à sa
bonté de me le donner, protestant à mon Dieu, que, moyennant sa grâce, sans
laquelle je ne puis rien, que jamais, volontairement, je n’arrêterai mon esprit
hors de là, et le ramènerai promptement et simplement, quand je m’apercevrai qu’il
en sera dehors, ainsi que mon Bienheureux Père m’a commandé d’y être fidèle. M’étant
ainsi remise en Dieu, à son entière disposition, je ne dois plus rien vouloir,
ni désirer, ni refuser, mais suivre simplement le vouloir de Dieu, recevant
indifféremment tout ce qui m’arrivera de sa douce Providence, y acquiesçant
très simplement, remettant à son soin toutes les choses petites et grandes qui
m’arriveront et dont il me commettra la conduite, y faisant tranquillement ce
que je pourrai, mais surtout les lui recommandant souvent, et m’appuyant
surtout en son aide puis, j’acquiescerai à ce qu’il lui plaira qui en su»ède et
les affaires et autres événements plus difficiles et [65] scabreux, je les
remettrai au plus secret de sa divine Providence. Amen.
Je supporterai, avec compassion, le
prochain, sans m’aigrir de ses fautes ni péchés, considérant que si Dieu ne m’aidait
je ferais pire; je lui ferai tout le bien que je pourrai et jamais aucun mal,
moyennant la grâce divine. Amen.
(Suivent
deux autres billets que l’on supprime parce qu’ils se retrouvent dans le PETIT
LIVRET sous les numéros 53 et
58.)
SIXIÈME PAPIER.
Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison,
que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à
yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le
chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque,
non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et
reposée en lui, en ce très-pur regard, sans mélange d’autre chose. Dieu soit
béni dans mon cœur.
VIVE + Jésus. AVIS DE NOTRE SAINT
FONDATEUR A NOTRE DIGNE MÈRE, COPIÉS PAR ELLE-MÊME, DANS LE PROPRE LIVRE DE SES
CONSTITUTIONS, PRÉCIEUSEMENT GARDÉ A NOTRE MONASTÈRE DE RENNES[14].
Je désire que vous soyez extrêmement
humble et petite à vos yeux, douce, condescendante et simple comme une colombe,
que vous aimiez votre abjection, et la pratiquiez fidèlement, [66] employant de
bon cœur toutes les occasions qui vous arriveront pour cela, Ne soyez pas
prompte à parler, ains répondez tardivement, humblement, doucement, et dites
beaucoup en vous taisant par la modestie et égalité.
Supportez et excusez fort le prochain et
avec une grande douceur de cœur.
Ne philosophez point sur les
contradictions qui vous arriveront; ne les regardez point, mais, Dieu,
recevant toutes choses sans exception de la main de Dieu, acquiesçant à tout
très simplement.
Faites toutes choses pour Dieu, unissant
ou continuant votre union par de simples regards ou écoulements de votre cœur
en lui.
Ne vous empressez de rien, faites toutes
choses tranquillement, en esprit de repos. Pour chose que ce soit, ne perdez
votre paix intérieure, quand bien tout bouleverserait; car qu’est-ce que toutes
les choses de cette vie, en comparaison de la paix du cœur?
Recommandez toutes choses, tout à Dieu,
et vous tenez coye et en repos dans le sein de sa paternelle Providence.
En toutes sortes d’événements, n’arrêtez
votre vue ailleurs; soyez fidèlement invariable en cette résolution, de
demeurer en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu,
par un amour de parfaite confiance, vous délaissant à la merci de l’amour et du
soin éternel que la divine Providence a pour vous. Quand vous trouverez votre
esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, et très simplement. Demeurez
invariable en la très sainte nudité d’esprit, sans vous revêtir jamais d’aucun
soins, désirs, affections ni prétentions quelconques, sous quelque prétexte
que ce soit.
Notre-Seigneur vous aime, il vous veut
toute sienne. N’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre
sein pour vous reposer que le sien et sa Providence; n’étendez [67] votre vue
ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul. Tenez votre volonté si
simplement unie à la sienne que rien ne soit entre-deux; oubliez tout le reste,
ne vous y amusant plus; car Dieu a convoité votre nudité et simplicité;
demeurez là en repos, en esprit de très simple confiance. Prenez bon courage
et vous tenez humble devant la divine Providence. Ne désirez rien que le pur
amour de Notre-Seigneur.
Ne refusez rien, pour pénible qu’il
soit. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié; aimez-le en ses souffrances, et
faites des oraisons jaculatoires là-dessus. Amen. Amen.
Faites bien ceci, ma très chère Mère, ma
vraie fille ; mon âme et mon esprit vous bénit de toute son affection, et Jésus
soit celui qui fasse, en nous, de nous, par nous, et pour lui, sa très adorable
volonté. Amen.
J’ai, grâce à Dieu, les yeux fixés sur
cette éternelle Providence, de laquelle les décrets seront à jamais les lois
de mon cœur.
FRANÇOIS, évêque de Genève.
ORAISON A NOTRE SAINT FONDATEUR,
COMPOSÉE PAR NOTRE DIGNE MÈRE,
ET ÉCRITE DE SA PROPRE MAIN DANS LE MÊME LIVRE.
[…]
RÈGLEMENT DE RETRAITE DE NOTRE SAINTE
MÈRE.
LE MATIN. [Lever, cinq heures et demie.] Dès que je suis habillée, et que j’ai
lu mon point d’oraison, je la fais ; à la fin de laquelle je dis Prime [sept heures], puis me retire pour faire
nos petites affaires; ensuite, quelques petites pratiques de mortification, qui
ne sont ni longues ni pénibles, car il ne se faut pas accabler.
Après, je fais un peu de lecture ; j’en
fais peu, car il me semble que de beaucoup lire m’accable l’esprit; après, je
me repose un peu en Dieu, et fait quelque peu d’ouvrage.
Quand on sonne l’Office [huit heures et demie], et que je n’y
vais pas, je le dis tout bas, puis je lis mon second point [69] d’oraison ;
après, si j’ai du temps avant la sainte messe, je me tiens doucement auprès de
Notre-Seigneur. S’il fait beau temps, je vais un peu me promener; ensuite la
messe [neuf heures], après laquelle
je fais l’oraison, puis l’examen, après lequel on va dîner [dix heures et demie].
L’APRÈS-DÎNER. La récréation : si je
puis ne point parler aux Sœurs[15], je la vais prendre au jardin, en un
lieu où je puisse être seule, pour me divertir spirituellement, chantant
quelques cantiques, et aspirant en Dieu comme le poisson dans la mer, l’éponge
dans l’eau, ou l’oiseau dans l’air ; ainsi l’esprit s’occupe en se
récréant. Et j’aime mieux la récréation depuis midi jusqu’à l’obéissance [c’est-à-dire de midi à midi et demi], ou
bien, après, je fais demi-heure de lecture.
Après, je m’occupe à notre ouvrage en
faisant des retours d’esprit vers Dieu, si je n’ai point d’occupation
particulière ; si j’ai quelque attrait, je tâche d’y demeurer simplement. Je
prépare mon point d’oraison que je fais à deux heures.
Quand on sonne Vêpres [trois heures], si je ne vais pas à l’Office,
je les dis; puis je vais me promener comme à la récréation du matin; ensuite,
je dis le chapelet, si je ne l’ai pas dit. Après, je lis un peu et prépare mon
point d’oraison[16] et un chapitre de l’Amour de Dieu. [Six heures, souper et temps libre.]
À huit heures et un quart, je vais au
chœur pour faire une petite revue de ce qui s’est passé durant le jour, tant
des biens revus, par les lumières et bons mouvements, que des fautes,
négligences et pertes de temps, dont je demande pardon à Dieu et fais
résolution d’être plus fidèle. [Huit
heures et trois quarts, Matines.][70]
Après chaque oraison, il est bon de se
remémorer les bons mouvements que Dieu a donnés.
Les premiers jours de retraite, je
prends des saints protecteurs, sous l’assistance desquels je fais ma solitude.
On en prend selon les voies : en l’illuminative, ceux qui sont allés suivant le
Fils de Dieu; en l’unitive, ceux qui sont parvenus, dès cette vie, à des unions
spéciales avec Dieu.
Le dernier jour de la retraite, il faut
revoir ce que Dieu a donné et versé dans le cœur, par des lumières pour l’amendement;
et, ayant connu, relié et serré plus fortement ce qu’on a donné à Dieu, il faut
faire la conclusion et prendre congé de Notre-Seigneur, ou plutôt l’emporter
avec soi, ne se contenter pas de sa bénédiction, mais de Lui, qui est le Dieu
de toutes bénédictions. Il viendra avec nous, si nous l’en pressons, comme les
disciples d’Emmaüs, dans le logis et négoce d’ici-bas, tandis qu’il nous
laissera dans cette vallée de larmes et de misères; et, après, il faut espérer
qu’il nous mènera avec lui en sa gloire.
Le lendemain de la retraite, il faut
lire le chapitre III du Xe livre de l’Amour de Dieu pour faire la
conclusion.
DISPOSITIONS POUR FAIRE UNE BONNE
RETRAITE.
[…]
Que vous observiez ce
pourquoi vous êtes assemblées et congrégées, qui est que vous habitiez
unanimement en la maison et que vous n’ayez qu’une âme et un cœur en Dieu.
Voici une règle grandement importante,
que vous observiez ce pourquoi vous êtes assemblées et congrégées. Pourquoi
sommes-nous ici toutes assemblées dans ces cloîtres, mes chères Sœurs, sinon
pour nous unir à Dieu par l’entière, ponctuelle et exacte observance de nos
règles, constitutions et tout ce qui concerne notre petit Institut?
Nous sommes encore assemblées afin de
prier Dieu pour les peuples ; et j’ai pensé que je devais dire à mes Sœurs la
grande misère où se trouve cette pauvre ville, ayant grandement peur que nous
ne soyons pas assez soigneuses de prier et invoquer Dieu pour cela, en quoi,
certes, nous serons fort responsables devant Dieu ; car, mes chères Sœurs, nous
ne souffrons rien; nous avons tout ce qu’il nous faut ; rien ne nous manque du
nécessaire; nous ne voyons pas la misère où le pauvre peuple est réduit ; je
vous le dis, afin que je ne sois pas responsable, devant Dieu, de ne pas vous l’avoir
fait savoir. Le pauvre peuple donc est réduit en cette extrémité, que l’on
craint que la populace ne se jette en désespoir si Dieu ne l’assiste : les
trois fléaux de la divine justice sont sur lui ; la peste, la guerre et la
famine le frappent. La maison de Monseigneur de Genève[17] est en un péril évident, et c’est une
chose étrange de ce que ce bon Seigneur fait pour son peuple : il le sert et
distribue son bien avec une joie et allégresse si grande, que j’en demeure tout
étonnée. [76]
Or, mes chères Sœurs, c’est l’une des
choses pour laquelle nous sommes assemblées, que de prier pour le public, et je
vous conjure de le faire soigneusement, car la charité vous y oblige.
Suppliez Notre-Seigneur d’apaiser son
ire de dessus son peuple, de retirer sa fureur de dessus ses enfants ;
criez-lui merci pour tous; invoquez sa miséricorde; conjurez son Cœur amoureux
de nous exaucer. Vous savez que David ayant choisi le fléau de la peste, il
vit, en moins de rien, soixante-dix mille hommes mourir; il eut recours à Dieu
d’un esprit humilié; il fut exaucé et Dieu retira son ire. Nous faisons des
pénitences, jeûnes, disciplines, prières et oraisons, il est vrai, et je suis
bien aise de vous y voir affectionnées ; mais cela ne servira de guère, si nous
n’y appliquons nos cœurs et nos affections ; possible que si nous étions
soigneuses et ferventes à supplier la divine Majesté, qu’elle nous exaucerait.
Je désire que nous le fassions sérieusement, et, en particulier, pour
Monseigneur et toute sa maison ; car, si elle était infectée, les pauvres en
pâtiraient extrêmement[18]
Que votre habit ne soit
pas remarquable, et n’affectez pas de plaire par les habits du corps, mais par
les habitudes du cœur, etc.
Voyez-vous, mes Sœurs, cette règle
défend les affectations, les petites complaisances qui se pourraient prendre
vainement aux habits extérieurs; mais elle ne défend point la propreté et
bienséance religieuse que nous sommes obligées de garder ; et l’on ne verra
jamais une fille qui aime bien sa vocation, mal propre; car, elle honore son
saint habit, elle le respecte sans affectation. Pourtant, l’on voit quelquefois
des âmes si pleines du désir de contenter les créatures, que leur contenance
extérieure en est désagréable, qu’elles sont toujours en peine, et ont si peur
de dire quelque chose qui soit trouvé mal, qu’elles sont en perpétuelle alarme
et examen; ne faisons pas ainsi, mes chères Sœurs, mais tâchons de plaire à
Dieu par les saintes habitudes du cœur, et, pour cela, ayons grand soin de nos
âmes et peu de nos corps.
Il me vient en pensée de vous dire ce
que notre Bienheureux Père m’a souvent dit : Mon âme est aux hasards si je ne
la porte en mes mains; examinez souvent, me disait ce Bienheureux, si vous avez
votre âme en vos mains, si quelques passion, trouble ou inquiétude ne vous l’a
point emportée ; voyez si vous l’avez à votre commandement, ou bien si elle est
engagée en quelque affection; et, si vous voyez qu’elle vous a échappé, avant
toutes choses, cherchez-la et la reprenez. Mais, souvenez-vous qu’il la faut
prendre doucement et bellement; car, si vous la vouliez prendre à force de
bras, vous l’effaroucheriez. Voilà ce que ce Bienheureux m’enseignait, et voilà
ce que je vous conseille. Portez, tenez, et gardez soigneusement votre âme
entre vos mains, pour la pouvoir toujours veiller, et avoir l’œil dessus ses
mouvements. Regardez souvent si quelque inclination ne la blesse point, si
quelque aversion ne la ternit point, si quelque passion déréglée ne l’ôte point
de son assiette, si quelque affection impure ou nuisible ne vous l’a point déjà
ravie; puis, tout doucement, réparez ce désordre, la remettant en son lieu, qui
est Dieu, son vrai centre; voir encore si elle est bien disposée à tout ce qu’il
plaira à Dieu, bien soumise à tout ce qu’il permet d’arriver; si elle est bien
contente et indifférente du doux et de l’amer, et à ces divines volontés.
Regardez encore si cette chère âme est en état pour être rendue au Seigneur,
qui vous l’a donnée, quand il vous la demandera. Enfin, mes chères Sœurs, je
vous supplie de faire comme ceux qui tiennent en leurs mains des choses qu’ils
ont peur de perdre; ils les tiennent soigneusement et les regardent souvent, ne
les exposent point au danger de les égarer; ainsi regardez souvent votre âme,
ne l’exposant point à nul dangers. Ainsi faisant, vous la porterez en vos
mains, et la posséderez ; c’est le grand bonheur de l’homme que de posséder une
chose si digne que son âme. [80]
Ayez toutes vos robes en
un lieu, sous la garde et charge d’une Sœur ou deux, ou d’autant de Sœurs, etc.
Ce n’est pas tout d’entendre lire nos
règles, ni de les lire nous-mêmes, bien que je vous assure que c’est la
meilleure lecture que nous saurions faire, si nous la faisions comme nous
sommes obligées, avec attention, pesant et ruminant toutes ces paroles qui sont
d’une grande perfection. Voici un article qui nous montre comme nous devons
recevoir, sans choix, ce qui nous est donné pour notre usage; je dis pour notre
usage, parce que la charitable religion nous donne bien nos nécessités pour en
user, mais non jamais pour en jouir, en telle sorte que, simplement et
justement, nous n’ayons de toutes les choses terrestres et extérieures que le
simple usage. C’est un des grands vœux que nous ayons faits que celui de la
pauvreté; je crains que nous ne pesions pas assez le dénuement à quoi il nous
oblige d’aspirer, pour aller à la perfection; je sais bien que qui se voudrait
grossièrement contenter d’observer ce vœu pour être sauvé, il n’est requis que
de n’avoir rien de ce monde, pour petite qu’elle soit, en particulier.
Mais, en quoi pensez-vous, mes chères
Sœurs, que consiste la très pure pauvreté et l’excellente observation de cette
vertu? [84] Elle consiste, non seulement à n’avoir rien de propre, et ne se
point attacher à ce que l’on nous donne pour notre usage; mais elle nous fait
réjouir de ce que les choses nécessaires nous manquent, et que le moindre de
la maison nous est donné; et, s’il était permis de faire choix, l’âme vraiment
pauvre ne prendrait, pour sa part, que ce que les autres auraient rebuté et les
choses plus viles. Et, non seulement, cette parfaite pauvreté est dénuée des
habits, lits, chambres, vivres, et autres choses, mais, passant plus avant,
elle va jusqu’en l’intime du cœur et de l’esprit, dénuant l’âme des choses les
plus savoureuses et spirituelles, faisant pratiquer une excellente pauvreté d’esprit,
la dépouillant des désirs ardents et superflus de perfection, lui cachant son
avancement, et faisant souffrir avec soumission la nudité et soustraction des
biens intérieurs, lui faisant voir toutes les autres s’avancer, et, elle,
demeurer pauvre, nue et imparfaite ; alors il faut faire valoir la sainte
pauvreté de cœur, et, se réjouissant de voir le bien des autres, se plaire qu’ils
voient notre pauvreté, imperfection, misère et défaut.
La vertu de pauvreté requiert encore une
entière démission de jugement, de volonté, de corps, d’esprit entre les mains
de nos supérieurs, en sorte que nous soyons pauvres de tout cela, n’en voulant
ni l’usage, ni la disposition. Bref, l’âme pauvre doit aspirer à un tel
dénuement de tout ce monde que sa vie soit toute angélique.
La pauvreté parfaite nous appelle encore
à ne pas disperser nos affections parmi les créatures, ains à vouloir être
pauvre de leur amour. Vous savez combien c’est une chose dangereuse en une
famille religieuse que ces affections particulières, lesquelles détruisent
entièrement la charité commune, et sont fort contraires à la parfaite pauvreté
d’esprit et nudité de cœur, qui se dépouille de tout, n’excepte rien. Est-ce
être conforme à nos vœux quand nous nous attachons à un monastère, plus qu’à un
autre [85] où l’obéissance nous voudrait envoyer, ou bien s’attacher à une
sœur, à une supérieure, chose grandement préjudiciable à l’âme; cela dissipe
les pensées, embrouille l’esprit, salit le cœur et, comme je dis, préjudicie à
l’union commune, et enfin, ces affections déréglées sont de petits entre-deux
entre Dieu et l’âme. L’épouse était bien assurée de la nudité de son cœur,
quand elle disait ardemment : Mon Ami est
tout mien, et je suis toute sienne.
Or, nous le pouvons dire avec elle, mes
chères Sœurs, lorsque notre propre conscience nous dictera que, comme elle,
nous n’avons aucune affection que pour ce céleste Époux que nos âmes ont
choisi; car il est tout assuré que tant que nous serons attachées à quelque
chose, hors de lui, nous ne serons pas pleinement et entièrement jointes à lui.
L’âme qui veut jouir ou posséder quelque chose hors son Dieu, n’en jouira, ni
ne possédera jamais entièrement et parfaitement son Dieu ; car, qui cherche
autre chose que Dieu, ne mérite pas d’avoir Dieu. Je ne trouve point de plus
grande folie que d’attacher son cœur aux choses périssables et misérables de ce
bas monde. Ce malheur provient parce que nous n’élevons pas assez nos pensées
vers l’éternité; nous ne regardons pas assez les vrais biens qui nous
attendent. Ah ! mes Sœurs, secouez de vos pieds la fange et la poussière de
cette vie transitoire et périssable, je veux dire que vous ôtiez de vos
affections tout ce qui n’est pas purement Dieu et pour Dieu, et selon son bon
plaisir, et vous conjure, au nom de Notre-Seigneur, de considérer attentivement
l’étroite obligation que nous avons de bien garder cette pauvreté, et jusques
où elle s’étend. Bienheureuses seront celles d’entre nous qui pourront dire
avec vérité à l’heure de leur mort : Voici, Seigneur, que, pour vous, tout le
temps que j’ai vécu en religion, j’ai été pauvre et nue des choses terrestres,
et maintenant je m’en vais légèrement, toute dénuée, entre vos bras, car rien
d’ici-bas ne m’attache. Comme au contraire, malheur [86] à celles qui, à ce
dernier passage, seront trouvées propriétaires. Dieu nous défende, par sa
miséricorde, de vouloir rien posséder, sinon Lui et sa grâce, son amour et sa
gloire éternelle.
… Que tous vos ouvrages se fassent en
commun, avec plus de soin et d’allégresse ordinaire, que si vous les faisiez
pour vous-mêmes, en particulier, car la charité de laquelle il est écrit, qu’elle
ne cherche point les choses qui sont à elle, etc.
Cet article seul, bien observé,
suffirait pour nous rendre parfaites, mes chères Sœurs, et à nous établir dans
l’entière pratique de toute la règle. Tout ne consiste pas, comme je [88] vous
le dis souvent, à avoir des belles règles, et à les porter dans sa poche, mais
il faut les pratiquer, les lire et considérer mûrement.
Si nous faisons nos ouvrages en la
manière qu’il est dit, et avec l’esprit que cette sainte règle nous ordonne,
mes chères Sœurs, nous les ferons bien et avec une douce joie, d’une humeur
toujours égale, sans nous mettre en peine à quel autre ouvrage nous serons
employées, puisque, comme je vous disais samedi passé, il n’y a pas de marque
plus évidente qu’une fille travaille à la vraie vertu, que de la voir en une
pleine indifférence pour toutes les choses extérieures : nous ne devons pas
même penser ce que l’on fera des ouvrages, ni ce qu’ils deviendront.
Ne préférez point, dit la règle, les commodités propres aux communes, ains les communes aux propres;
ô Dieu, que la pratique de ce point est excellente! et que cette règle est
propre à faire reluire en nous la sainte charité qui est la reine de toutes les
vertus. Cette seule règle bien observée est suffisante pour nous faire parvenir
à la plus haute perfection, c’est celle qui nous unit parfaitement avec le cher
prochain, et qui nous porte en même temps à l’union avec Dieu, la plus intime
que l’on puisse avoir en cette vie. Ainsi, je vous supplie, mes Sœurs, de lire
souvent un article si précieux de notre règle, d’en parler dans les
récréations, de m’en faire des demandes, et je vous en dirai toujours des
nouvelles merveilles, ce me semble : j’en ai bien parlé dans les Réponses, mais
je ne vous en ai point enseigné cinquante pratiques, mais, que dis-je
cinquante! plus de mille et millions se peuvent faire sur ce point, de préférer les commodités communes aux
propres.
Quelles bénédictions, mes chères Sœurs,
de voir reluire cette sainte vertu dans une communauté! que c’est une chose
agréable à voir que les frères qui habitent unanimement [89] ensemble : Dieu
est toujours au milieu d’eux. Mes filles, je ne peux pas m’étendre davantage
sur ce sujet : je finis par les paroles que me dit un jour mon Bienheureux Père
: que pour être vraies servantes de Dieu, il faut être toujours douces et
charitables envers notre prochain. »
..... Le soin de celles qui
sont malades, ou de celles qui après la maladie ont besoin d’être ravigotées,
ou de celles qui sont, etc.
Mes chères Sœurs, nous sommes toutes
sujettes aux maladies à cause de l’infirmité de cette chair corruptible : or,
pour cela, cette règle nous donne des grands enseignements. Le soin de celles
qui sont malades, dit-elle, doit être enjoint à quelqu’une, pour nous montrer,
mes chères Sœurs, que quand nous aurons du mal, ce n’est pas à nous d’avoir
soin de notre santé, de nos soulagements, ni de chose quelconque, sinon de nous
soumettre à Dieu amoureusement, et recevoir humblement tout ce qui nous sera
donné comme notre Bienheureux Père l’enseigne au Directoire; ce n’est donc pas
à nous de savoir si ceci ou cela nous serait bon, c’est à celle, à qui la sainte
obéissance nous a commise, qui doit avoir l’œil
sur nos nécessités. Vous, mes chères filles, qui êtes sujettes à être
malades, vous êtes bienheureuses d’avoir cette occasion de souffrance, et ne
devez avoir aucun souci que d’acquiescer au bon plaisir de Dieu, vous tenir
proche de sa Majesté, et lui offrir vos douleurs, demeurant paisibles, humbles,
suaves et indifférentes. Les infirmières, et celles à qui l’obéissance donne
soin de servir [90] quelques Sœurs, sont obligées, par cette règle, de considérer
ce qu’elles jugent être nécessaires à chacune; puis, l’ayant demandé, le
distribuer sans choix, ni sans inclinations, sans regarder ni avoir égard que
de la nécessité, charité cordiale, et, comme dit cette règle : Celles qui ont l’honneur
de servir les Sœurs le doivent faire gaiement, amoureusement, soigneusement,
sans ennuis, sans plaintes, sans murmures. Que s’il arrivait que quelqu’une de
celles que vous servez exige de vous plus que la raison, et que vous ne lui
pouvez donner, souffrez, ne dites mot, avertissez-en seulement la supérieure,
charitablement, ou devant elle, ou en particulier ; surtout ne vous lassez
point de les servir ou secourir; car vous savez que la charité est bénigne,
patiente, supportant tout.
O Dieu! quand nous sommes malades, non plus qu’aux autres temps, il ne faut rien demander, ni rien refuser, s’il se peut, mais exposer sa nécessité simplement, disant, Ma Sœur, j’ai froid à la tête ou à l’estomac, j’ai soif, et ainsi des autres, puis, demeurer indifférente ; que celle qui a soin de nous ordonne ce qu’elle voudra, nous n’y devons plus penser; ainsi fit notre bon Sauveur sur le lit de ses douleurs en la sainte croix ; il ne demanda pas à boire, ains dit seulement j’ai soif et demeura indifférent de ce que l’on lui donnerait, et suça de ses divines lèvres le fiel qu’on lui présenta. De plus, il faut recevoir ce qu’on nous donne comme des pauvres reçoivent l’aumône : nous avons fait vœu de pauvreté le pauvre, quand il demande l’aumône, ne dit pas : Donnez-moi ceci ou cela, ains il dit que, pour l’amour de Notre-Seigneur, on lui fasse l’aumône. Hélas ! mes chères Sœurs, par notre vœu nous sommes plus pauvres que les pauvres eux-mêmes, et tout ce que la religion nous donne, c’est par charité et pour l’amour de Dieu ; tâchons de le recevoir de la sorte ; si nous le faisons, Dieu nous bénira, et il n’y aura jamais parmi nous de plainte, de murmure et de chagrin, ains des actions de grâce et de reconnaissance. [91]
EXHORTATION XI SUR LE DIX-SEPTIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE (SUITE).
S’il y a quelque douleur
cachée au corps de la servante de Dieu, qu’on la croie simplement sans doute.
Grâce à Dieu, mes chères Sœurs, le
charitable support des infirmes règne parmi nous. Mais, savez-vous sur quoi je
veux vous parler à ce propos? C’est sur une certaine bizarrerie d’amour-propre
qui se glisse en quelques-unes, qui est que lorsqu’elles ont quelque mal, elles
ne le veulent pas dire à leur supérieure, mais que les autres le disent ; cela
ne peut procéder d’autre source que d’orgueil; l’on veut faire semblant d’être
bien généreuse et de ne point dire son mal, mais il le faut faire connaître. Se
tenir tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, se frotter le front, faire l’essoufflée,
cela n’est-il pas bien joli à des servantes de Dieu? Enfin, on veut que la
supérieure devine notre mal, et qu’elle nous dise gracieusement : Ma fille,
vous [92] trouvez-vous mal? allez-vous-en vous coucher ou prendre quelque
chose. Je vous déclare, mes Sœurs, que quand je m’apercevrai de cette
tricherie, que je vous tromperai bien; car je vous laisserai souffrir avec
votre amour-propre, et ne ferai pas semblant de vous voir. Quand vous viendrez
dans la simplicité de votre règle me dire : Ma Mère, j’ai tel mal, alors, de
tout mon cœur, je vous permettrai ce que je croirai devant Dieu vous être
propre; autrement, je vous dirai : Vous n’êtes pas simple, vous en pâtirez;
car, mes Sœurs, il faut aller dans le grand chemin de la règle; toutes ces
façons sont trop molles pour une fille de la Visitation, qui doit être
généreuse, courageuse et forte. Nous faisons cela sous le prétexte d’observer
le document de notre Bienheureux Père, de ne rien demander. Pardonnez-moi, mes
chères Sœurs, nous n’en sommes pas encore là; car, quand nous y serons, nous
souffrirons entre Dieu et nous, sans en rendre du témoignage, ni sans vouloir
que les autres nous plaignent et disent notre mal.
Je ne m’étonne pas de quoi nous ne
sommes pas encore à cette haute perfection, mais je m’étonne comme quoi nous
faisons ces enfances; de vrai, cela me déplaît bien fort, et je vous prie de
vous en corriger. Il semble que nous voulions faire comme un prédicateur à un
de ses auditeurs qu’il reprenait d’un vice : Je ne te nommerai pas, mais je te
jetterai mon bréviaire. Je ne dirai pas que j’ai mal à la tête, mais je la tiendrai
tant et ferai tant de grimaces, que celles qui seront auprès de moi s’en
apercevront et le diront pour moi; cela est si fade que j’ai honte que des
filles de la Visitation le fassent. Mes chères Sœurs, si vous avez mal, venez
le dire simplement, l’on vous soulagera charitablement, sans faire tous ces
détours qui sont tant éloignés de l’esprit de simplicité.
De plus, celles qui sont à l’infirmerie
ne s’assujettissent pas, ains sortent de l’infirmerie, et se vont promener sans
congé de l’infirmière, qui ne sait par après où elles sont. Voyez-vous, mes
[93] chères Sœurs, nous ne savons pas bien notre leçon : nous ne sommes à l’infirmerie que
pour obéir; celles qui ne le font pas, certes, elles montrent bien qu’elles n’ont
point de vraie vertu. Quand nous sommes à l’infirmerie, nous y sommes comme les
novices au noviciat, et les infirmes ne doivent point sortir sans la licence de
leur infirmière, non plus que les novices du noviciat, sans la licence de leur
directrice. Or sus, que l’on fasse profit de ceci, je le dis pour toutes, parce
que toutes sont sujettes à être malades; et plût à Dieu que toutes sussent bien
le mérite qu’il y a dans la souffrance et l’humble soumission, car nous ne
serions pas si tièdes à employer les occasions, lesquelles nous agrandissent
devant Dieu. Bienheureuse est l’âme qui ne cherche que Dieu, sans aucune propre
satisfaction, soit en la santé, soit en la maladie; car elle a toujours la paix
du cœur.
…Celle qui ne veut
pardonner à sa Sœur ne doit point espérer de recevoir le fruit de l’oraison;
mais celle, laquelle ne veut jamais demander pardon, ou qui ne le demande, etc.
C’est une pratique qui doit être en
grand usage parmi nous, que, dès que nous connaîtrerons avoir tant soit peu
fâché une de nos Sœurs, nous lui en devons demander pardon, soit que nous ayons
dit quelques paroles mortifiantes, ou sèches, ou contrariantes, ou pour
ravaler, ou pour désapprouver, ou même fait quelque action qui ait pu fâcher,
et, cela, le faire rondement, franchement et de bon cœur. Celle qui ne veut pas
pardonner à sa Sœur, dit notre sainte règle, ne doit point espérer de recevoir
le fruit de l’oraison. Certes, c’est un grand malheur, et bien à craindre pour
une âme religieuse qui est close dans un cloître, de se rendre incapable de
recevoir le fruit de l’oraison, pour une tricherie et des chimères qui ne
valent pas le parler; mais, savez-vous ce que c’est que le fruit de l’oraison?
Ce sont les solides vertus, l’intime et savoureuse union de l’âme avec Dieu, la
supplantation des ennemis de l’âme, l’assujettissement de la nature, et le
renoncement de tout ce monde et mille autres que je ne pourrais dire en peu de
temps : eh bien! une Sœur nous a fâchée; il faut lui pardonner de bon cœur, et
non seulement cela, mais, par un acte d’humilité intérieure, reconnaître devant
Dieu, et faire confesser à notre propre cœur, que c’est sans sujet que nous
nous sommes ombragées, et que c’est l’orgueil et propre estime qui est en nous
qui nous fait prendre en mauvaise part ce que l’on nous dit, et ainsi toujours
pardonner, [98] parce que Notre-Seigneur n’a point dit : Pardonnez sept fois, mais septante fois sept fois ; cela veut dire
autant de fois qu’il nous offensera; et, ce bon Dieu même, soudain que le
pécheur retourne à lui, il le reçoit en son amitié. Or, parce que nous sommes
faibles et chétives créatures, il faut, après que l’on nous a fâchées, et même
après avoir pardonné, regarder au fin fond du cœur s’il ne reste point de
petite froideur ou amertume contre la Sœur, et si nous en trouvons un seul
brin, l’arracher de nous et le jeter arrière, pour nous rendre capable de
recevoir le fruit de l’oraison, qui est, comme j’ai déjà dit : les vertus et
encore les visites de Dieu envers les âmes qui sont si heureuses de ne vouloir
que Lui; c’est l’un des grands et des principaux points et fruits de la
religion, et le principal de la vie monastique, que l’union, tant avec Dieu qu’avec
le prochain; la belle et agréable chose ! Oh! que c’est une chose excellemment
bonne, que de voir les Sœurs d’un même Institut habiter en union et conformité!
cela attire toutes sortes de bénédictions sur elles. Des cœurs unis en charité
sont des vases propres à recevoir les grâces célestes, et les cœurs désunis
périssent.
Je vous supplie, mes chères Sœurs,
demeurez liées et unies ensemble par le lien de paix et de charité, vous
prévenant, comme dit la constitution, en honneur et respect; que si, par
fragilité humaine, vous fâchiez quelqu’une de vos Sœurs, soyez soudain à ses
pieds pour lui en requérir pardon. Si vous faites cela avec humilité, je vous
puis assurer que vous attirerez beaucoup de bénédictions sur vous et toucherez
le cœur de celles à qui vous demanderez pardon, lesquelles vous en aimeront
mieux que si vous n’aviez point failli ; et, certes, il ne nous doit point
fâcher, dit le grand saint Augustin, de produire les remèdes par la même bouche
qui a fait les blessures. Nous devons nous estimer heureuses de pouvoir, par un
acte d’humilité, réparer ces fautes envers nos Sœurs, et c’est la juste raison
que si nous [99] avons jeté, à la volée, quelques propos qui aient blessé le
cœur de notre Sœur, la même langue qui a fait cette plaie y applique l’onguent
pour la guérir. Vraiment, celles qui sont soigneuses de cette pratique font un
acte d’humilité fort agréable à la divine Majesté, qui, étant le Dieu d’amour,
d’union et de paix, veut que la dilection suave, la paix tranquille, et la
sainte union cordiale et charitable règnent entre ses enfants.
Mais nous ne devons pas attendre que l’on
nous vienne rechercher pour nous demander pardon, ains nous devons aller à
celle qui nous a fâchée; je sais bien que ceci est quelque chose au-dessus du
commun; aussi devons-nous tendre à l’excellente vertu. Il faut donc, soudain qu’une
Sœur nous a dit une parole sèche, prendre le temps convenable pour nous jeter à
ses pieds, la priant de nous pardonner notre peu de cordialité, ou de
condescendance, ou l’imprudence que nous pouvons avoir commise à son endroit,
qui lui ont donné sujet de mécontentement; cette humble accusation de
nous-mêmes est agréable et suave aux yeux de la divine Bonté. Cela nous y doit
rendre fort attentives, tant pour demander pardon bien humblement, que pour
pardonner franchement; ce que faisant avec fidélité, nous mériterons de
recevoir les fruits de l’oraison, de la sainte union et charité fraternelle et
cordiale, et nous pourrons dire, dans une humble et fidèle confiance : Pardonnez-nous, Seigneur, comme nous
pardonnons à nos prochains. [100]
Or, afin que toutes ces choses soient
gardées, et que si quelque chose n’est pas observée elle ne soit pas pourtant
négligée, etc.
En ce chapitre, le grand saint Augustin
n’exclut rien : il veut que tout ce qui est de notre Institut soit observé par
toutes les Sœurs, sans exemption, si que chacune de nous devrait avoir sa règle
devant ses yeux, et en savoir toutes les paroles sur le bout du doigt, par
manière de dire, puisque chacune doit observer tout ce qui est contenu en
icelle, ce qui n’est pas petite chose, car elle nous achemine au plus haut de
la perfection chrétienne et religieuse.
Notre règle et notre manière de vie ne
consistent pas en beaucoup de choses extérieures; mais elles consistent en un
ardent [104] amour de Dieu et zèle de sa gloire, en une parfaite résignation et
abnégation de nous-mêmes, en une véritable humilité et simplicité de cœur :
voilà ce que le monde ne connaît pas et de quoi l’œil humain ne tient pas grand
compte, et c’est ce que nous devons observer, puisque nous sommes ici
assemblées pour vivre selon ces saintes règles qui nous marquent ce chemin,
chemin véritablement dur à la chair, amère à l’esprit; mais suave au cœur, doux
à l’âme, qui s’unit, par cette voie de la mort de soi-même, à son Dieu.
Or, parce que le grand Père saint
Augustin savait bien que, tandis que nous sommes çà-bas, nous sommes sujettes à
chopper, voire, à tomber quelquefois, il a ajouté en ce chapitre : Si
quelque chose n’ est pas observée, qu’ elle ne soit pas pourtant négligée. Ains
que l’on ait soin de réparer au plus tôt le défaut. Ce n’est rien, mes très
chères Sœurs, de manquer un peu de condescendance, de promptitude à l’obéissance,
pourvu que cela ne soit pas volontaire, ains par surprise et rarement, et que
ce défaut soit soudain réparé ; c’est donc contre la règle de croupir en ses
fautes; car, comme vous voyez, elle requiert une prompte correction. Il faut
réparer au plus tôt ce défaut, c’est-à-dire, soudain que vous vous connaîtrez
fautives en quelque point de votre règle, regardez soudain devant Dieu d’où
procède ce mal, et, l’ayant découvert, appliquez-y d’abord le remède; par
exemple : une Sœur connaît qu’en peu de temps elle a fait trois ou quatre
manquements de promptitude à l’obéissance, ou de cette humble et douce
condescendance qui nous est tant recommandée, elle doit regarder si c’est par
inclination d’achever un bout de filet, ou par quelque négligence ou paresse d’esprit;
si elle manque à la condescendance, regarde si c’est par contrariété, par
sécheresse de cœur ou telle autre; et, ayant découvert la source de son mal, qu’elle
y applique soudain le remède qui y est contraire, mortifiant généreusement ses
petites inclinations ou humeurs pour s’assujettir à la sainte règle ; ainsi
faisant, [105] bien que nous ne puissions pas absolument éviter de chopper,
nous éviterons pourtant la négligence, réparant ainsi nos défauts, lesquels n’étant
pas faits par une volonté malicieuse, ne sont pas beaucoup désagréables aux
yeux de la divine Majesté.
C’est principalement à la supérieure de
prendre garde que les manquements contre la règle ne règnent pas; il est vrai,
mais c’est aussi à la fidélité que chacune aura à se relever promptement ; c’est
encore aux surveillantes à avoir l’œil attentif, afin que rien de l’observance
extérieure ne se néglige. En somme, mes chères Sœurs, c’est à chacune de
veiller continuellement sur son cœur, pour voir si elle observe toutes les
paroles de cette sainte règle qu’elle doit porter écrite, car c’est pour nous
le chemin de la vraie vie, et la porte par laquelle nous entrerons aux cieux.
Lisons-les attentivement : méditons-les sérieusement et dévotement,
pratiquons-les fidèlement, afin que nous puissions dire au Père éternel à l’heure
de notre mort, à l’imitation de notre cher Époux : Mon Dieu! recevez mon esprit
entre vos mains où je le remets; car j’ai passé mon pèlerinage selon votre
volonté, et j’ai entièrement accompli ce que vous m’aviez mis en main, qui n’est
autre que mes règles, qui sont selon votre Cœur et volonté. J’ai toujours
marché par ce chemin que votre bonté m’a montré et où votre paternelle douceur
m’a mise. Voici donc, Seigneur, que j’ai observé mes règles et ai accompli l’œuvre
de ma perfection en la manière de vie que vous m’avez découverte; j’ai observé
en icelle vos commandements, vos préceptes et vos conseils; c’est pourquoi
maintenant je remets mon âme entre vos mains, espérant que vous la colloquerez
en votre royaume, selon votre promesse et la grandeur de votre miséricorde.
[106]
(Faite en juin 1630)
Plaise à Dieu que vous observiez toutes
ces choses ici avec dilection, comme amoureuses de la beauté spirituelle, etc.
Voici le dernier chapitre de nos règles,
où notre grand Père saint Augustin, cette admirable et belle lumière de l’Église,
va découvrant d’une suave façon, comme nous devons observer toutes ces choses
de notre règle. En premier lieu, il fait un souhait ou un élan d’esprit pour
nous, plaise à Dieu que vous observiez toutes ces choses ici avec dilection.
Toutes les choses de notre règle doivent véritablement être observées avec un
soin et une allégresse dignes, si cela se pouvait, de celui pour l’amour duquel
nous les observons. Tout doit être observé, mais observé avec dilection, par un
épanouissement de cœur de l’amour divin : que par amour, nous gardions le
silence; que par amour, nous recevions les humiliations et obéissances
difficiles; que par amour, nous nous levions, couchions, priions et disions l’Office
à la même heure; que ce même amour nous fasse souffrir toutes sortes d’incommodités
et faire gaiement toutes les choses plus abjectes et pénibles à la nature. Que
l’amour nous rende si soigneuses à l’observance, que nous n’en omettions pas un
seul point à notre escient : bref, il faut que cet amour céleste soit notre
motif, notre but et notre prétention. Il faut observer tout, mais avec
dilection, comme amoureuses de la beauté spirituelle. Or, vous savez que la
nature de notre volonté est telle, que, dès qu’elle a découvert quelque objet
beau et aimable, elle vient d’abord à en désirer la possession et la
jouissance. Toute beauté, toute bonté et perfection dérivent de [109] Dieu, qui
est souverainement beau, bon et parfait, et cette bonté, qui est en lui, fait
qu’il communique aux âmes qui le servent, quelques petites parcelles de ces
vertus; par exemple une âme est charitable et bénigne ; elle tient cela de
Dieu, et ainsi des autres vertus, lesquelles étant dans une âme, la rendent
merveilleusement belle, et font cette beauté spirituelle de laquelle nous
devons être amoureuses pour observer nos règles, qui sont le chemin par lequel
nous arriverons à la jouissance de cette douce beauté spirituelle, qui est plus
à désirer que toutes les délices d’un Louvre. Nous devons quelquefois
considérer la beauté d’une âme vertueuse et spirituelle, afin que notre volonté
l’ayant découverte, l’aime et soit encouragée par icelle.
Cheminons droitement et fervemment, mes
chères Sœurs, en cette sainte loi de notre vocation, comme amoureuses de la
beauté spirituelle et comme odoriférantes des bonnes odeurs de Jésus-Christ,
non comme des esclaves et forcées sous une dure loi, mais comme des bien-aimées
filles et épouses de Dieu, libres et affranchies des lois de la chair et du
monde, constituées sous la grâce de Dieu, notre unique Époux, après
lequel nous devons courir et le suivre pas à pas, attirées par ses odeurs, qui
sont toutes les actions qu’il a pratiquées durant sa vie. Ces principales
odeurs sont : pauvreté, mépris et douleurs. Pauvreté, parce que, supposant que
les oiseaux aient des nids ; les renards, des tanières; les cerfs, des forêts ;
et toutes sortes d’animaux, quelques retraites, néanmoins, le Fils de l’homme n’a
pas où reposer son chef : sa sainte Mère est pauvre ; le glorieux saint Joseph
n’est qu’un pauvre charpentier. Enfin, le Seigneur et Créateur de toutes choses
n’a rien eu çà-bas pour reposer son sacré et adorable chef.
Mépris, parce qu’il dit lui-même qu’il
est l’opprobre, l’abjection et la risée du peuple, tenu pour un ver et non
pour un homme, appelé endiablé, samaritain, séducteur et perturbateur [Il0] du repos public, lui, qui n’est qu’un avec le
Père et le Saint-Esprit.
Douleurs, parce que depuis la nativité
de ce béni enfant, il n’a eu que douleurs : il est né en pleurant, tout
tremblotant de froid; il endure en Égypte ; il souffre la persécution des
Juifs, et, bref, il souffre l’effroyable supplice de la croix, et jamais
douleurs ne furent comparables à ses douleurs. Voilà, à mon avis, les odeurs
dont parle notre sainte règle, après lesquelles nous devons courir, toutes
amoureuses de ces célestes parfums. Or, je sais bien que Dieu répand
quelquefois dans les âmes qui lui sont fidèles des consolations, suavités et
douceurs incomparablement meilleures que le vin le plus délicieux des fols
plaisirs de ce siècle mondain, mais ces parfums sont donnés pour récompense de
l’assiduité fidèle et constante à suivre les premiers, qui sont les vrais
parfums de Jésus-Christ, lequel, si nous le suivons parfaitement, il nous
donnera les autres en abondance, même dès cette vie, pour nous faire savourer
et goûter les délices qu’il nous a préparées à la vie béatifique et
bienheureuse.
De plus : mes chères Sœurs, pour bien
observer la règle qui nous ordonne d’être simples, naïves, douces et dévotes,
faisons que nos conversations soient immaculées et angéliques, pleines de
saints colloques, et de fervents et charitables propos. Ne marchons point par
crainte, comme des esclaves sous la loi qu’ils n’aiment pas, mais joyeusement
comme des âmes libres d’elles-mêmes et affranchies de l’esclavage où sont les
mondains, et constituées sous la loi de la grâce et d’amour. Jouissons des
privilèges des filles de Dieu, qui sont la sainte joie et liberté d’esprit; non
de la liberté fausse, que notre chair corrompue appète, mais de la sainte
liberté d’esprit qui nous met hors des prisons de ce monde, et nous tire de l’esclavage
de ses iniques lois, nous délivre de ses basses affections, et met nos soins,
nos soucis, nos pensées, nos désirs, notre amour dans [Il1] le ciel, où doit
être notre conversation, jusqu’à ce que notre âme, éprise de la captivité de
cette mortalité, s’en aille en pleine et parfaite liberté, entre les bras de
son Époux, pour jouir à jamais de la grandeur de son immensité, et louer
éternellement l’infinité de ses grandes miséricordes.
En ouvrant la Règle, voici la pensée qui
m’est venue sur la préface de nos Constitutions : tout ainsi que les faibles jouiront du fruit de la santé des robustes,
les robustes jouiront réciproquement du mérite de la patience des imbéciles
[infirmes].
Je vous dis souvent, mes chères Sœurs,
que dans nos règles et constitutions sont encloses toutes les sciences que nous
devrions désirer; et plût à Dieu que nous fussions soigneuses de les lire
fréquemment et attentivement, car nous recevrions les lumières requises pour
les parfaitement observer. Voilà ce que l’on lit tous les mois; mais qui est-ce
qui le rumine comme il faut? En ce petit document ici est enclos une très grande
perfection, et montre grandement l’excellence de l’union religieuse; les faibles jouiront du fruit de la santé
des robustes; le fruit de la santé, doit être le travail; ainsi les fortes
balayent, font le pain, blanchissent le linge, apprêtent à manger, bref,
rendent tous les autres services nécessaires, faisant par ce moyen jouir leurs
Sœurs du fruit de leur santé; mais, afin que les fortes jouissent [Il6] aussi
du mérite de la patience des infirmes, les infirmes doivent se rendre
humbles, douces, patientes et reconnaissantes de la charité qu’on exerce en
leur endroit; et, je vous prie, mes Sœurs, qui êtes maladives, que vous
examiniez quelquefois si vous rendez vos Sœurs participantes de quelque bien ou
mérite, par le moyen de votre patience et résignation à la divine volonté, car
vous jouissez toujours du travail de vos Sœurs; mais si vous n’êtes pas
vertueuses en vos maladies, si vous êtes impatientes et peu soumises, de quoi
jouiront vos Sœurs qui vous servent? Ceci mérite considération.
Et vous, mes Sœurs, que Dieu a
gratifiées de la force et santé pour avoir l’honneur de servir nos Sœurs,
considérez si vous le faites de bon cœur pour Dieu, et pour Dieu seulement, et
non pour aucun respect humain ; voyez si vous êtes promptes, douces et
charitables à les secourir; si vous trouvez qu’oui, bénissez Dieu, et le faites
toujours de plus en plus; si vous trouvez que non, redressez-vous et vous
humiliez beaucoup devant Dieu ; et, tant les unes que les autres, considérez
attentivement cette petite parole de notre saint Fondateur et vous y trouverez
instruction.
O Dieu ! mes chères Sœurs, quel bien de
servir les malades ! Le bon Job, tant chéri de Dieu, s’en vantait : Je suis, disait-il, le pied du boiteux, œil de aveugle, le support du pauvre. Nous
autres, ne pouvons aller chercher les pauvres aux carrefours et aux hôpitaux
pour exercer la charité en leur endroit ; mais Dieu aura plus agréable le
service que, par obéissance et charité, nous rendrons à nos Sœurs, que si c’était
aux mendiants; aussi sommes-nous toutes pauvres, et devons-nous recevoir, comme
par charitable aumône, le bien que l’on nous fait, et ne servons jamais nos
Sœurs comme simples créatures, mais comme Notre-Seigneur en leurs personnes,
car il a dit, ce divin Maître : Tout ce que vous ferez aux moindres des miens,
je le réputerai comme si vous l’aviez fait à ma propre personne; cette parole
nous [Il7] devrait faire fondre, pour bien et amoureusement servir notre
prochain.
Faites donc, mes chères Sœurs, qui
travaillez, que votre travail soit fait en paix et charité, pour Dieu, humble,
fervent et fidèle, et ce bon Dieu sera lui-même votre récompense. Que celles qui
ne sont point distraites par le travail extérieur s’occupent plus soigneusement
à l’intérieur, se tenant bien proches de Dieu, et disposées à souffrir ce qu’il
lui plaira, et à faire ce que la sainte obéissance voudra ; ainsi faisant,
Notre-Seigneur versera ses bénédictions et sur celles qui travaillent, et sur
celles qui ne travaillent pas, pourvu que toutes travaillent à se mortifier, à
l’aimer, à le louer et remercier de ses bienfaits
La Supérieure prendra
soigneusement garde à ce qu’on n’introduise, ni directement ni indirectement,
aucunes austérités corporelles, outre celles qui y sont maintenant, qui
puissent are d’obligation ou de coutume générale, etc.
Mes très chères filles, voici un grand
point qui mérite d’être bien pesé et considéré; vous voyez que notre Institut
ne demande pas de nous les austérités du corps ; au contraire, nous irions
contre la fin pour laquelle il a été institué si nous y en introduisions; qu’il
ne se parle donc plus de cela, je vous en conjure, mes chères Sœurs, et que l’on
quitte absolument cette entreprise de faire des disciplines plusieurs ensemble,
cela ne fait que nourrir l’orgueil et la bonne opinion de soi-même, car [118]
nous penserons aussitôt que nous sommes quelque chose de plus que les autres,
que nous faisons plus de choses qu’elles; et, si celles qui viennent après nous
ne font pas ce que nous faisons, on dira aussitôt qu’elles ne sont pas aussi
ferventes que nous. Vous faites cette discipline, ou autres austérités, la
veille d’une grande fête, avec une partie des Sœurs avec lesquelles vous vous
assemblez cette année ; l’année qui vient, vous la ferez encore en la même
grande fête, et de même tous les ans à même jour; n’est-ce pas là, par après,
une coutume générale Pour Dieu, mes Sœurs, adonnons-nous bien à l’austérité de
l’esprit et du cœur, qui nous est ordonnée, et laissons celle du corps, au
moins pour les faire ensemble.
Si quelqu’une est inspirée de Dieu et
attirée à faire plus que les autres et qu’il est marqué, qu’elle découvre son
désir à la supérieure et lui demande congé de porter la ceinture, jeûner, faire
la discipline ou autres choses qu’elle désirera, qu’on lui permettra selon qu’on
jugera, non seulement un jour, mais quarante, et même quarante ans s’il est
besoin, et qu’alors elle la fasse à la bonne heure, mais seule et en son
particulier.
Je trouve, mes Sœurs, que si vous
employez bien les occasions qui se présentent en votre chemin, de vous
mortifier et pratiquer la vertu, vous ferez bien autant et davantage pour votre
perfection, et vous accomplirez bien mieux les intentions de notre saint
Fondateur. Croyez, mes Sœurs, que si vous recevez bien humblement et
simplement tout ce qui vous est présenté, soit pour le vivre, vêtir et autres
choses, et les mortifications, humiliations et contradictions que l’on vous
fera, cela vaudra bien les austérités que vous faites ou que vous désirez
faire, et bien davantage; car, que vous coûte cela, quand vous les avez
choisies ? Vous n’y avez pas grande difficulté, vous y prenez plutôt du plaisir
et en tirez de la complaisance. Notre Bienheureux Père ne dit-il pas tout clair
« que notre choix gâte toutes nos œuvres ”? [1l9]
Croyez-moi, mes Sœurs, faites bien
fortement et bien serrée, sans vous épargner, la discipline du vendredi, de l’Ave maris Stella, et ne craignez rien,
vous ne vous tuerez pas; et contentez-vous de cela, sinon aux nécessités
particulières, comme j’ai dit, et lorsque, en de grandes occasions de calamités
et tribulations publiques, l’on nous marquera de la faire ou autres
austérités. Et, au lieu de tenir les genoux nus contre terre, comme il y en a
qui font cette mortification, tenez-vous bien dévotement à genoux, sans remuer,
tant que vous pourrez, avec une grande modestie, tout le temps de vos exercices
spirituels, et cette pratique sera bien aussi bonne, voire, meilleure.
Soyez bien fidèle aussi, comme j’ai dit,
aux rencontres des pratiques des vertus : avez-vous, par exemple, quelque chose
en votre robe, ou en quelque autre chose de vos habits, ou en votre lit qui
vous déplaise ou vous incommode, qui n’est pas si bien ajusté, ou qui n’est pas
comme vous le voudriez, acceptez cela de bon cœur, baisez-le, si vous le
pouvez, et soyez très contente de l’avoir. Le potage que l’on vous donne à
table n’est pas assez gras ou il l’est trop, il n’est pas salé ou il n’y a que
de l’eau; il n’y a pas assez d’huile à votre salade, le vinaigre n’est pas
assez fort, soyez bien aise d’avoir ces occasions de pratiquer la mortification
de votre goût, embrassez-les amoureusement et gaiement. Ce morceau que vous
aimez, de votre portion, ne se trouve-t-il pas tourné de votre côté, ne le
mangez pas le premier. Vous donne-t-on quelque chose que vous n’aimez pas, vous
manque-t-il quelque chose de quoi vous pouvez vous passer et que l’on a oublié
de vous donner, aimez toutes ces rencontres, et vous accommodez à la céleste
Providence, qui le permet pour vous en faire tirer profit, et vous faire
avancer à la perfection du divin amour, si vous le savez prendre comme il
faut. Vous trouvez-vous à la récréation ou ailleurs assise en une place qui
vous incommode, n’y êtes-vous pas bien à votre aise, demeurez-y doucement,
sans dire un mot de plainte ni faire [120] connaître que vous êtes mal : croyez-moi,
tout cela vous coûtera plus qu’un bon Miserere
de discipline.
Assurez-vous, mes chères Sœurs, que,
quand on mortifie bien l’esprit, le corps s’en ressent, et qu’il est ainsi prou
maté et mortifié. Et puis, voyez-vous, mes chères Sœurs, ces âmes si ardentes à
la mortification du corps et à faire plus que les autres, touchez-les un peu
avec le bout du doigt, pour les contrarier ou humilier ; touchez-les un peu en
leurs répugnances ou en leur réputation, elles feront bien voir alors combien
leur amour-propre leur est en singulière recommandation et estime, combien
elles sont vives, sensibles et immortifiées.
Faisons donc, mes chères Sœurs, grand
état, et ne prisons rien tant, je vous en conjure, que cette mortification
intérieure de l’esprit, comme étant la plus importante pour nous faire parvenir
à la perfection de notre vocation, pour nous faire agréer à Dieu, et nous faire
enfin accomplir ses divines volontés, ce qu’il requiert de nous, qui est tout
ce que nous devons désirer, et à quoi nous devons nous appliquer.
Afin que toutes affections
à la jouissance et usage des choses temporelles soient retranchées, et que les
Sœurs vivent en une parfaite abnégation des choses dont elles useront, etc.
Mes chères filles, voici le troisième
vœu que nous avons fait, qui est de la sainte pauvreté. Vous savez assez
toutes, ce me semble, en quoi elle consiste, car je vous en ai déjà parlé
autrefois; c’est pourquoi je ne vous dirai maintenant que deux mots, qui sont
que je vous prie de considérer vos cœurs, s’ils n’ont point quelque affection
aux choses permises, pour l’usage, ou s’ils n’en désirent point de celles qu’on
n’a point ; si quelques-unes d’entre vous se trouvent atteintes de ce mal, qu’elles
s’humilient devant Dieu, et se relèvent soudain.
Voici le temps qui s’approche pour
retrancher, je veux dire nos solitudes; que chacune pèse bien l’obligation de
ce vœu et de cette vertu, et fasse de bonnes et fortes résolutions, de
retrancher, moyennant la divine grâce, tout ce qu’elle verra contraire à la
perfection, et tâcher de vous réduire dans cette absolue abnégation de toutes
les choses de la terre; car il est certain que, tandis que quelques affections
terrestres tiendront nos cœurs engagés, ils ne pourront pas jouir à souhait des
contentements célestes. Tâchez donc de les purifier et les rendre conformes à
nos règles qui sont admirables, et nous donnent si à propos nos nécessités, que
c’est une merveille, et sans que nous nous mettions en souci. Enfin, nous
jouissons de [130] tout bien spirituel et temporel, jusque-là que nous avons
plusieurs récréations et soulagements selon l’humanité. Presque tout le monde
meurt de faim, et nous avons abondamment, quoique non superfluement, tout ce
qui nous est nécessaire. Nous allons au réfectoire paisiblement, recevoir en
silence, et de la main de Dieu, ce que nous avons à prendre ; nous mangeons ce
que l’obéissance nous donne, sans avoir un mari en colère, jeter un plat d’un
côté et d’autres, sans avoir les bizarreries et mauvaises humeurs d’une
belle-mère ou des sœurs, et mille autres choses que vous pouvez mieux penser
que moi vous le dire. Nous avons la lecture sainte pendant le repas, pour
réfectionner notre âme du pain de vie, qui est la parole de Dieu; après cela
nous avons nos récréations et avec plus de tranquillité que princesse ni prince
de la chrétienneté. Nous avons le silence pour être auprès de Dieu, sans qu’aucune
créature nous en détourne. Puis la religion nous donne tant de temps pour l’oraison
et Office, pour l’examen, la lecture sainte en notre particulier. En après,
nous n’avons pas la peine de nous aller crotter pour recevoir le
Saint-Sacrement, ni d’attendre deux heures au pied d’un confessionnal, comme l’on
voit quelquefois ces dames qui s’en retournent de pitié, après avoir prou
attendu, sans s’être confessées. Mais nous en avons un très-bon et vertueux
[confesseur] qui s’accommode à nos heures, et ne manque jamais de venir deux
fois la semaine, prenant une peine pour bien servir le monastère qu’il ne se
peut dire plus, et, cela, avec grande charité.
Voyez-vous, mes chères Sœurs, tous ces
bénéfices doivent être pesés au poids du sanctuaire et devrions continuellement
nous tenir anéanties devant Dieu, et lui dire d’un cœur amoureux : Que vous
avons-nous fait, Seigneur, notre bon Dieu, de plus que tant d’autres qui valent
cent fois plus que nous, lesquelles toutefois vous avez laissées à la merci des
misères, malheurs et calamités du siècle ; et nous, par votre grande
misé-[131]ricorde, vous nous avez mises en votre sainte maison, hors des
occasions de commettre de grandes offenses contre votre divine Majesté, avec
tant de moyens pour nous unir et joindre à vous.
Pourquoi pensez-vous, mes chères Sœurs,
que Dieu nous ait tirées du monde pour nous mettre en religion? C’est afin que
nous le servions en sainteté et justice tous les jours de notre vie; afin que
nous le priions pour son peuple, pour nos bons frères .chrétiens, pour ce cher
prochain qui souffre tant, que c’est une chose intolérable d’ouïr raconter ses
calamités. L’un nous vient dire que tous ses proches sont morts de peste, et
que les coureurs l’ont ruiné. L’autre dit : Nous ne savons l’heure que nos
biens seront tous engagés, et à la merci de nos ennemis. L’autre dit : Je ne
sais quand on lui ôtera la vie, d’autant que les soldats ont tué son voisin.
Des filles sont violées et pleurent leur désastre, les femmes sont déshonorées
et leurs maris tués. Les veuves et orphelins sont opprimés. L’on voit des plus
riches avoir faim, et l’artisan qui était bien à son aise meurt de famine. De
tous ces désastres, nous sommes exemptes par la douce et miséricordieuse bonté
de Notre-Seigneur sur nous. Certes, si nous ne sommes reconnaissantes de ces
bienfaits, nous serons très rigoureusement et très justement punies au jour du
jugement.
Il nous exempte, ce grand Dieu, de
grands travaux que les mondains souffrent, pour nous montrer combien c’est un
Maître loyal envers ceux qui ont tout quitté pour le suivre ; mais il veut
aussi que nous souffrions, et prenions d’un cœur amoureusement soumis, en
contre-échange, les petites contrariétés, mortifications, humiliations et
corrections, comme si nous disions : Seigneur, vous m’exemptez de ces grands
maux que souffrent les mondains; mais, mon Dieu, pour suppléer à cela, je recevrai
avec tant d’amour toutes les occasions de me mortifier, de m’anéantir, et de
mourir à moi-même, que je n’en laisserai pas passer une. [132]
O mes chères Sœurs, disons toutes d’un
véritable sentiment de cœur : Qu’est-ce que
nous rendrons au Seigneur notre Dieu, pour les grands biens qu’il nous a faits?
Qu’est-ce que l’on peut donner à cette souveraine Grandeur, qui tient
toutes choses, et à qui toutes choses appartiennent? Mes chères Sœurs, pour
tous les biens que sa libéralité nous fait, rendons-lui nos vœux ; il ne veut
que cela de nous. Rendons-lui une fidèle, amoureuse et constante observance de
ce que nous lui avons promis, et sa bonté se contentera. Portons grande
compassion à notre prochain, prions pour lui incessamment. Pesons mille fois le
jour, s’il se peut, les bienfaits que nous recevons de la main de Dieu, mais,
cela, au pied du sanctuaire, comme je l’ai déjà dit. Employons quelquefois le
temps de notre recueillement à comparer les maux que nous souffririons maintenant
au monde, chacune selon son état et le rang qu’elle y a tenu, et les biens que
nous recevons en la religion, pour n’en être pas ingrates ni méconnaissantes.
Mais je vous exhorte à faire cette comparaison sérieusement devant Dieu, et
vous assure que ce sera une bonne et très utile pensée et occupation pour vos
esprits.
Je vous assure, mes chères Sœurs, que
celle qui serait ingrate recevrait un grand châtiment de Dieu ; au moins se
mettrait-elle en état d’en recevoir un, en ce monde ou en l’autre. Ce nous est
une faveur incomparable d’être en la maison de Notre-Seigneur et en sa vigne.
Mais aussi, savez-vous, il faut veiller en la maison et faire valoir le talent,
afin de n’être pas surprise quand le Maître viendra et être réputée pour
méchante servante de Sa Majesté. Il faut travailler en sa vigne pour lui agréer
et recevoir salaire, autrement on est réputé pour inutile. Je vous dis tout
ceci avec un sentiment qui me console tout le cœur, faites-en profit, mes
chères Sœurs, car c’est ce que Notre-Seigneur m’a donné pour vous dire. [133]
Si Dieu a caché le prix inestimable de
la gloire éternelle dans la victoire de soi-même, pourquoi ne l’entreprendrions-nous
pas? L’apôtre saint Paul dit : « Que
le monde n’a pas connu Dieu dans la sapience de Dieu; à nous autres il nous est
donné de connaître Dieu dans la folie de sa croix. » Le vrai bonheur du
chrétien est de connaître Dieu en la personne de son Fils, et l’imiter aux
vertus qu’il a pratiquées en sa vie, en sa sainte Passion, en son humilité,
pauvreté, abjection, mépris, vileté, douleur et souffrance : la nature n’agrée
pas ceci, mais nous ne sommes pas nées pour vivre selon son instinct. L’esprit
de la chair nous fera inquiéter, lorsque quelque chose nous manquera, et celui
de Dieu nous portera à nous soumettre à sa volonté dans nos incommodités et les
souffrir avec patience; les humbles sont toujours doux et gracieux; ils sont si
petits et bas en eux-mêmes qu’ils ne disent jamais une parole de travers.
C’est un grand trésor que la sainte
crainte de Dieu. Qui a établi en son cœur de ne jamais offenser Dieu, ni de
commettre volontairement aucune imperfection, ne pense guère à l’enfer; il ne
craint pas de déplaire à Dieu, mais il pense à lui plaire.
Il y a des cœurs d’eau, en qui il ne
demeure aucune impres‑[142]sion; entendant parler des jugements de Dieu,
ils sont saisis de crainte pour les peines de l’autre vie; mais ils ne sont pas
sitôt hors de là, qu’ils n’y pensent plus. Les autres, oyant louer quelques
vertus, ont des désirs de les pratiquer; et, néanmoins, ces bons sentiments ne
leur demeurent point dans le cœur ; car, quand l’occasion se présente de les
mettre en effet, ils ne se souviennent plus de leurs bons désirs, non qu’il
faille toujours penser à ce que l’on entend dire, tant aux prédications qu’autrement;
mais il y faut penser, en sorte qu’on le pratique lorsqu’il en est temps, et
non pas comme ces cœurs d’eau qui ne gardent rien de ce qu’on leur dit.
Que cette vie est bigarrée! quand on
pense faire une chose, il en faut faire une autre. Le grand bonheur est en cela
de faire tout pour Dieu, et d’accomplir sa sainte volonté, humiliant notre entendement,
afin qu’il nous illumine ; lui soumettant nos volontés, afin qu’il les
gouverne. Il importe peu que nous soyons en la cave ou sur le toit, pourvu que
partout nous fassions la volonté de Dieu.
Marcher en la présence de Dieu, c’est
marcher dans le sentier de son bon plaisir, et non par les voies de la chair,
de l’esprit humain, de l’amour-propre, de l’estime de soi-même, de son jugement
et volonté.
Pensant ce matin, mes chères Sœurs, à ce
que je devais vous dire au chapitre, il m’est venu cette vue de vous avertir
cordialement de prendre garde à l’amour-propre et à ses finesses, afin de
remédier au mal que pourraient faire à nos âmes ces deux racines qui sont des
vraies sources de tous maux et imperfections; et, je vous dis souvent, ce me
semble, que l’amour propre fait tout perdre en la vie spirituelle, à cause de
la production de ses propres recherches qui nous empêchent de chercher purement
Dieu et son bon plaisir. La prudence de [144] l’esprit humain fait aussi
beaucoup de mal; et, tandis que nous nourrirons cette fausse prudence, cet
esprit humain agira en nous, il nous rendra incapable de cette union intime et
amoureuse que nous devons avoir avec Notre-Seigneur. Il faudra de la peine
pour renverser ces deux ennemis, car ils sont adroits et font leurs coups si
subtilement, que, bien souvent, on ne les aperçoit que quand ils ont joué leurs
personnages.
Mes chères Sœurs, nous ne sommes pas venues
céans pour vivre selon le naturel ; l’on nous apprend, dès le commencement, qu’il
le faut ruiner ; il le faut donc faire généreusement, et, au lieu de suivre l’amour-propre,
et l’esprit humain, vivre, par une sainte force d’esprit, selon les lumières de
la grâce et de la raison. Ces deux lumières, bien suivies, suffisent pour
conduire l’âme à la très haute perfection de l’amour divin.
Je vous conjure donc, mes chères filles,
que toutes considèrent devant Dieu si l’amour-propre et la prudence humaine demeurent
chez elles; celles qui voudront chercher et qui trouveront en avoir beaucoup,
qu’elles prennent beaucoup de courage pour s’en affranchir, sachant bien que
rien n’est si contraire à cette pureté d’intention et simplicité, que Dieu
requiert des âmes qui font état de la perfection; que celles qui ne s’en
trouveront pas tant s’humilient fort et rendent grâces à Notre-Seigneur,
suppliant sa bonté d’arracher d’elles le mal, que, par leur peu de lumières
intérieures, elles ne voient peut-être pas, et qu’il les préserve d’en avoir
davantage. Et, tant les unes que les autres, je vous supplie, chèrement et
cordialement, de faire profit de ce que j’ai dit; car je crois que Dieu ne m’a
pas donné cette lumière pour néant et sans vouloir que nous en fissions profit;
faisons-en toutes, je vous prie, mes chères Sœurs. ....
À ce chapitre, cette
Bienheureuse Mère dit que la conscience la pressait de donner des pénitences à
celles qui feraient des
[145] fautes à Office, et, qu’à la
troisième fois, elle ferait perdre la communion, qu’elle ne savait point de
plus grosse pénitence pour des âmes qui aiment Dieu.
Nous sommes appelées à une sublime
perfection : elle est tout angélique, quant à la pureté de vie, tant à l’esprit
qu’au corps, et qui regarde de près sa règle trouve bien de la besogne à faire.
Notre règle, pour nous mener à cette perfection, ne nous conduit pas par une
multitude d’austérités tant estimées du vulgaire, ains elle nous conduit à une
parfaite perfection d’esprit tout intime, et en cela consiste son excellence,
car cette perfection cachée aux yeux du monde nous tire à l’union avec Dieu, au
détachement parfait de toutes choses créées, et à une grande pureté de vie et
sainteté de mœurs.
Or, puisqu’il plaît à la divine bonté
que nous soyons ici assemblées toutes en son nom, mes très chères filles,
cachées aux yeux du monde et en ce sacré désert, hors de cette Égypte, faisons
un paradis en terre, nous le pouvons avec la grâce de Dieu. Quelle consolation
de pouvoir convertir nos cloîtres, nos cellules, bref, tout ce couvent en un
petit paradis de délices au Fils de Dieu, et de suavité aux Anges qui ne
dédaignent point d’y venir.
Vous me direz peut-être : Voilà un bien
fort précieux, comment viendrons-nous à bout d’une si sainte entreprise ? Je
vous répondrai : En observant exactement vos règles, en faisant toutes vos
actions dans une profonde, sincère et franche humilité, en [148] vivant en
parfaite abnégation de votre propre volonté, observant une pauvreté dépouillée
de toutes choses, ne vivant, respirant et aspirant que pour votre Époux
céleste ; par une conversation immaculée et angélique, conversant aux cieux en
esprit, mourant à toutes choses et à vous-mêmes pour vivre en Dieu, aimant cordialement
et également toutes nos Sœurs, vivant unanimement avec elles, servant au
Seigneur d’un esprit joyeux, humble et amoureux, faisant de bon cœur toutes les
fonctions de notre vocation : voilà le chemin, mes chères Sœurs; la grâce ne
nous manquera pas, si nous sommes fidèles à seconder ses attraits; ainsi Dieu
bénira et nous et notre travail.
Nous sommes ici assemblées, mes chères
Sœurs, pour courir après le Sauveur. Quand nous venons du monde, nous ne
savons pas encore marcher ni former nos pas à la vie spirituelle, c’est
pourquoi on nous donne des exercices propres à nous montrer à mettre un pied
devant l’autre, par manière de dire, et il est fort nécessaire qu’au commencement
les filles s’attachent à l’écorce et à la lettre morte, pour se dérompre, se
dégourdir, se mouvoir et s’échauffer. Mais, après cela, il faut marcher après
le Sauveur, pas à pas, par la fidèle pratique des vertus auxquelles notre
vocation nous oblige. Et, croyez-moi, si nous sommes fidèles à marcher
vigoureusement, en tout temps, après le Sauveur, et par tous les chemins qu’il
voudra, sans nous soucier d’autre chose que de cheminer, bientôt il nous fera
la grâce de nous fortifier et de nous faire courir. Si nous nous trouvons
engourdies en marchant, ne nous décourageons point, mais disons avec un
courage résolu : Seigneur, tirez-moi et je courrai; car, s’il vous plaît que je
coure, il faut aussi que vous me tiriez. Ne doutons point que le Sauveur, [153]
voyant notre courage à marcher par tous les chemins qu’il voudra, ne nous
fasse jouir de l’amoureuse jouissance de sa bonté, et ne nous fasse courir
après ses parfums qui rendront notre course facile, délectable, désirable et
suave.
Si une fois nous pouvions offrir à Dieu
la myrrhe d’une entière mortification et anéantissement de nous-mêmes, sa
bonté nous donnerait des douceurs et des parfums si délectables, que notre âme,
attirée par ces divines suavités, courrait après lui sans peine, ou du moins,
si elle en avait, ce serait une peine douce et désirable ; car, après la peine,
ces âmes fidèles se reposeront suavement sur la poitrine du Sauveur. Mais,
hélas! mes chères Sœurs, il ne faut pas présumer d’arriver là, que nous n’ayons
passé par les deux autres chemins; car nous serions trompées, et, croyant tenir
le Sauveur, nous tiendrions notre amour-propre.
C’est une pensée qui me vient fort
souvent, que, faute de considération, nous perdons beaucoup. Dieu veut que nous
employions notre entendement et notre volonté à l’amour. Pour nous qui sommes
appelées hors du monde et de ses tintamarres, nous ne pensons pas assez, si je
ne me trompe, à l’obligation que nous avons de tendre à la perfection de notre
vocation, qui, en substance, n’est autre que l’anéantissement total de la
nature et l’union de notre âme avec son Dieu. Travaillons-y, et regardons
souvent ce que nous sommes venues faire en la religion. C’est sans doute afin
que le Sauveur n’ait pas, à l’heure de la mort, sujet de nous faire ce
reproche, et à moi plus particulièrement qu’à aucune autre : « Paresseuse
que tu es, je t’avais mise en ma maison pour travailler à ma besogne; je t’avais
logée en ma vigne, afin que tu t’exerçasses au travail, et tu as croisé les
bras ; servante inique, quel salaire te donnerai-je? Tu as enfoui le talent
que je t’avais donné et mis en main; quel service m’as-tu fait par lequel tu
puisses exiger de moi le salaire? » [154]
Hélas! mes chères Sœurs, Dieu a en
lui-même tout bien, et nous ne lui pouvons rien donner qui ne soit sien ; il
veut pourtant que nous lui donnions notre service, notre fidélité et amour. Or,
le service qu’il requiert de nous n’est pas que nous fassions des choses
extraordinaires, mais les œuvres de notre observance, avec plus de pureté et de
perfection que de coutume, et c’est ainsi que nous croîtrons de jour en jour au
service de l’Époux céleste.
C’est à quoi je vous exhorte, mes chères
filles, car je sais que nous ne serons agréables à Dieu que par la voie d’une
amoureuse et fidèle observance.
Notre digne Mère proposa l’élection
de l’assistante, des conseillères, et, sur ce sujet, elle dit :
Il ne faut pas toujours laisser les
mêmes officières aux charges, pour deux raisons : l’une, de peur qu’elles ne s’y
attachent trop. Nous regardons comme un devoir d’ôter les Sœurs de quelque
emploi que ce soit, quand on les y voit attachées, parce que cela est contre l’esprit
de notre vocation qui enseigne de ne s’attacher qu’à Dieu. L’autre raison est
parce que, l’Institut se devant beaucoup étendre pour la gloire de Dieu, il
faut former plusieurs filles et les rendre capables de toutes les charges.
Je vous prie, mes très chères Sœurs,
soyez humbles, basses et petites à vos yeux, et soyez bien aises que l’on vous
tienne pour telles et que l’on vous traite pour cela. Les autres Ordres de
religion ont tous une grande estime de leur Institut, chacun pense être le plus
grand, et tout cela à très-bonne intention, parce que tous aussi sont très grands.
Mais, nous autres, nous nous devons estimer les moindres et les plus petites,
comme étant les dernières venues en l’Église de Dieu. Oui, mes Sœurs, nous
sommes les plus petites, et nous nous devons tenir pour [158] telles, non que
pour cela nous devions mésestimer notre manière de vivre, car nous la devons
aimer et chérir comme une grâce très-particulière que Dieu, par sa bonté, nous
a faite de nous y appeler, nous donnant cet Institut conforme à notre portée
et petitesse, mais il ne faut pas pour cela nous surestimer, car notre
excellence est de n’en avoir point.
L’obéissance est la fille aînée de l’humilité,
et, partant, je vous y exhorte. Obéissez en toutes choses, mes chères filles :
à Dieu, en vos supérieurs; à Dieu, par l’obéissance et observance de vos
règles; à Dieu, par le tranquille acquiescement aux événements que la
Providence ordonne; et, je vous prie, mes très chères filles, de retenir ces
dernières paroles comme les enfants du monde retiennent celles qu’ils entendent
dire à leur père et mère quand ils meurent. Je ne meurs pas, mais plût à Dieu
qu’il me fît la grâce de bien mourir à mes imperfections!
Quand vous perdrez l’amour du mépris et
de la mortification, vous perdrez votre esprit et rendrez inutiles les desseins
que Dieu a eus de toute éternité sur vous, qui sont de faire des filles et des
religieuses très-basses, très-petites et très-abjectes à leurs yeux et aux yeux
de tout le monde. N’anéantissons donc point, je vous prie, l’inspiration que
Dieu a donnée à notre très cher Instituteur, mais répondons aux grâces que sa
Bonté veut nous faire par lui. Ne soyons jamais si aises que quand on nous
méprisera, que l’on dira mal de nous, qu’on n’en fera nul état. Ce n’est pas qu’il
faille rechercher les occasions de mépris, mais les accepter de bon cœur quand
nous les rencontrons et en être bien aises.
Je vous l’ai dit plusieurs fois, et vous
le répète encore : l’esprit de notre vocation est un esprit de profonde
humilité, douceur, soumission, condescendance et souplesse d’esprit envers le
prochain; humilité qui produit la générosité, nous confiant en Dieu et nous
défiant de nous-mêmes. Nous sommes obligées, [159] mes très chères Sœurs, mais
d’une obligation toute particulière, de nous former là-dessus, parce que ces
vertus reluisent en notre cher Instituteur, de qui Dieu se servit pour nous le
faire savoir. Et puis, elles sont les chères vertus, et très-aimées de notre
Sauveur. Soyons donc très-souples, très-humbles, très-maniables,
très-dépouillées, et très-abandonnées au bon plaisir de Dieu et de sa
Providence, autrement nous résisterions aux desseins éternels que sa bonté a
sur nous. Ne le faisons pas, mes très chères Sœurs, je vous en conjure.
Sa Bonté se veut servir de nous en
plusieurs endroits, inspirant quantité de personnes à nous demander. Ne
désistons point de notre côté; au contraire, disons plusieurs fois le jour : Je suis prête, Seigneur; que vous plaît-il
que je fasse?
Mon départ ne doit point presser vos
cœurs de douleur, mais dites à Dieu : Vous nous l’aviez donnée, nous vous la
rendons maintenant. Elle est vôtre, Seigneur; servez-vous-en ici et là,
partout où il vous plaira ; et si votre volonté était de vous en servir au bout
du monde, et qu’il y eût plus de votre bon plaisir que nous nous y portassions
nous-mêmes, nous le ferions de tout notre cœur. Oui, mes Sœurs, il faut être prêtes
à cela, et dire : O mon Dieu! nous vous la rendons donc; mais quand il vous plaira de nous la redonner,
votre Nom en soit béni.
Bref, supportez-vous les unes les autres,
soyez plus jalouses de votre esprit et de votre perfection qu’un mari ne serait
d’une belle femme qu’il aimerait chèrement. Soyez courageuses, et, quand le
monde vous méprisera, ne vous contentez pas de recevoir ce mépris comme un
gage très-aimable de la bonté de Dieu sur vous, mais recevez-le comme une chose
très-propre et convenable à votre petitesse. Aimez-le chèrement, et pour votre
particulier et pour le général de l’Institut.
Lorsque vous sentez des répugnances et
contradictions en votre chemin, ne vous en étonnez point; car la vertu se
pratique parmi la contradiction et répugnance d’un naturel arrogant et [160]
orgueilleux; oui, les vertus d’humilité, soumission et souplesse d’esprit qui
se pratiquent nonobstant ce naturel sont très-solides et très-fortes. Une seule
action, pratiquée comme cela, vaut dix fois le ciel; que dis-je, le ciel, elle
vaut plus, car elle vaut le Dieu du ciel. Courage donc, mes chères Sœurs, au
service de Dieu.
À Dieu, mes chères Sœurs ; je vous
conjure de demeurer petites, basses, humbles, aimant le mépris, la
mortification, l’abaissement de vous-même, et tout ce qui vous pourrait rendre
petites aux yeux du monde. Eh quoi! Dieu, qui est si grand, s’est fait si petit
pour notre amour, qu’il a toujours caché l’éclat de sa grandeur pour paraître
abject; et nous, qui sommes ses servantes, nous ne voudrions pas nous rendre
petites à son imitation? Nous avons tant dit autrefois que le dessein de Dieu
sur nous est que nous soyons très-petites en son Église, en sorte qu’il soit glorifié
en notre humilité et bassesse, car c’est ce qu’il veut de nous!
Mon cher Sauveur, je vous recommande ces
âmes que vous m’avez commises, et demande très humblement pardon à votre
Majesté des fautes que j’ai faites à leur service, par mon mauvais exemple ;
et, je vous supplie aussi, mes chères Sœurs, de me pardonner et prier sa bonté
de m’amender. Seigneur, elles sont vôtres! bénissez-les, mon Dieu, de votre
bénédiction éternelle. Je les remets entre vos mains, conduisez-les selon l’ordre
de votre divine Providence. Rendez-les obéissantes à votre bon plaisir, à leurs
règles, constitutions et ordonnances des supérieurs, très amoureux du mépris.
Faites, mon cher Sauveur, qu’en tout ce qu’elles feront elles cherchent de s’anéantir
elles-mêmes, pour vous glorifier.
Oui, mes très chères filles, croyez-moi,
Dieu veut tirer sa gloire de votre petitesse. Votre éclat doit être de n’avoir
point d’éclat; votre grandeur d’être très-petites à vos yeux et de procurer de
l’être aussi en l’estime du monde. [161]
Sainte et sacrée Vierge, Mère de mon
Dieu, ces filles sont vôtres, prenez-les donc en votre protection,
présentez-les à votre cher Fils, protégez leurs cœurs, afin de les lui rendre
agréables. À Dieu, mes chères filles; je vous laisse sans vous laisser. Je vous
donne de très bon cœur ma bénédiction, au nom du Père et du Fils et du
Saint-Esprit. Soulagez vos cœurs, je vous en prie, et demeurez fermes entre les
bras de Dieu et conformes à son bon plaisir. [162]
Mes chères Filles, j’ai pensé qu’il
serait à propos que je vous dise un mot aujourd’hui pour vous convier et exhorter
à la pureté de cœur. Pour cela, je vous prie, mes chères Sœurs, de [165] mettre
tout de bon la main à l’œuvre, pour rendre pures vos affections et intentions,
et non seulement vous purifier des grands péchés, car, grâce à Dieu, je crois
que nous n’en faisons pas, mais cela n’est pas assez pour des âmes qui sont
obligées, par leurs vœux et vocation, de tendre à la pureté de la perfection ;
il faut purifier jusqu’à la moindre chose. Tâchons donc, mes Sœurs, de faire
nos actions avec la pureté d’intention qu’avait Notre-Seigneur quand il est
venu s’incarner et rendre passible et mortel : or, il n’a point eu d’autre
motif que la gloire de son Père Éternel et le salut des hommes; voilà les seuls
que nous devrions avoir en retranchant fidèlement tout propre intérêt, toutes
recherches vaines, tout désir de plaire aux créatures, tous les tours et
retours que nous fait faire notre amour-propre sur nous-mêmes; enfin, être sans
désirs ni prétentions que de la gloire de Dieu et le salut de nos prochains.
Ceci, de prime abord, semblera facile et
très-raisonnable, nous étant avis que nous le pratiquerons incontinent, d’autant
qu’il n’y a rien de plus juste que cela, tendre tous les jours à la gloire de
Dieu et au salut des âmes. Certes, mes chères Sœurs, il est vrai qu’il n’y a
rien de plus juste; mais regardons de près; tenons-nous proches de Dieu, et sa
bonté ne manquera pas de nous faire connaître combien nous sommes défaillantes
en ce point, et combien notre amour-propre nous déçoit. Regardons ce que notre
bon Sauveur fait pour nous, et si nous aurions bien le courage d’entreprendre,
pour sa seule gloire et le salut de nos prochains, quelque chose mille fois
moindre. Hélas! nos cœurs nous répondront incontinent que nous sommes trop
chétives et misérables, et trop soigneuses de chercher nos propres intérêts.
Voilà ce bon Dieu qui descend çà bas, en ce lieu de misères, charge sur lui
toutes nos iniquités et nos pauvretés, prend la forme, et, est en effet, un
petit Enfant, quoique Tout-Puissant, rebuté dans une étable, souffrant le froid
et les autres incommodités, se cachant, s’enfuyant, se tenant resserré [166]
pour fuir la tyrannie d’Hérode; puis, après tout ceci, se tenir l’espace d’environ
trente ans parmi les hommes, comme le fils d’un charpentier, et enfin souffrir mille
injures, affronts, blasphèmes et tourments; puis, finalement, après avoir
travaillé sans cesse au salut des humains, mourir honteusement de la rude et
douloureuse mort de la croix.
Or, dites-moi, qui voudrait entreprendre
cela, dans cette pureté de cœur et d’intention incomparable qu’avait ce divin
Seigneur en tout ce qu’il fit pour notre salut; souffrir toutes sortes de
maux, étant innocent, pour la seule gloire de son Dieu et le salut du prochain?
Bienheureuse est l’âme qui est en cette disposition; mais ce n’est pas en ces
grandes souffrances que le Sauveur veut que nous l’imitions, puisqu’il ne nous
donne pas ces grandes occasions-là. Il veut donc que nous recevions toutes
choses comme de sa très sainte main, en vivres, en vêtir, contradictions,
afflictions et autres choses que sa bonté permettra nous arriver, et que nous
les supportions amoureusement entre lui et nous, purement pour lui, ôtant de
nos cœurs tout ce que nous verrons qui contrarierait cette pureté de la seule
gloire de Dieu et du salut des hommes.
Si nous nous tenons proches de Dieu, il
nous éclairera, et nous fera voir jusqu’à la moindre impureté qui pourrait être
en nos esprits ; car sa bonté se plaît merveilleusement dans les âmes pures et
nettes. C’est pourquoi, je vous prie, mes chères Sœurs, autant qu’il m’est
possible, que nous nous purifiions en considération de la pureté adorable de
la venue de Notre-Seigneur et Maître, et encore en cette considération de la
fête que nous célébrerons demain, de l’Immaculée Conception de Notre-Dame et
glorieuse Maîtresse et Protectrice, la priant, puisque la moindre impureté,
tache de péché ou d’imperfection, ni de corps, ni d’esprit, ni de cœur, ne s’est
jamais trouvée en elle, qui a toujours été la sainte colombe toute pure et
toute blanche, qu’elle nous obtienne la fidélité à purifier nos cœurs, où sans
[167] doute nous trouverons mille petites choses à purifier, et que nous les
puissions rendre une demeure agréable à son Fils bien-aimé, par leur candeur et
véritable pureté. Tâchons, mes chères Sœurs, chacune en notre particulier, de
nous rendre attentives à cette pratique, et ne laissons pas passer l’Avent sans
en tirer du fruit pour nos âmes, puisque c’est un temps saint, où même les gens
du monde s’étudient à la dévotion plus qu’à l’ordinaire.
Vous ayant, samedi dernier, parlé de la
pureté de cœur, à l’imitation de NotreSeigneur, et de notre glorieuse Dame et
Maîtresse, la Vierge sacrée, je vous dirai aujourd’hui un mot de l’anéantissement,
parce qu’il me semble nous être fort nécessaire. Premièrement, le Fils de
Dieu, pour nous montrer exemple, est venu s’anéantir d’un anéantissement le
plus admirable qui se puisse, non seulement faire, mais encore penser; car
vous voyez ce Dieu de toute majesté, comme oubliant et anéantissant cette
grandeur tant suprême et toute adorable, s’est venu rendre un pauvre petit
Enfant dans les flancs d’une de ses créatures.
Or, mes chères Sœurs, j’aurais grand
désir que nous imprimassions en nos cœurs cette affection de nous anéantir, en
tout ce en quoi Notre-Seigneur s’est anéanti : je dis imprimer en nos cœurs,
parce qu’une chose imprimée ne s’efface jamais. Il faut donc imprimer et graver
en nos cœurs ce désir de nous anéan‑[168]tir en tout; mais principalement
en l’honneur, en l’estime, au désir d’être aimées, préférées, être tenues pour
capables de quelque chose, ou désir d’être employées, d’être tenues pour
vertueuses, que sais-je, moi? en mille propres recherches, lesquelles il faut
toutes anéantir à l’imitation de l’anéantissement du Fils de Dieu ; car comme
est-ce que ce débonnaire Seigneur ne s’est pas anéanti en l’honneur? Hélas! mes
chères Sœurs, il s’est réduit en telle extrémité en ce point, que le voilà
souffrant comme une autre créature mortelle; le voilà tenu pour un enfant comme
les autres; le voilà tant rebuté, qu’il n’est reçu de personne, et il n’y a
point de maison pour celui qui est le Seigneur de tout le monde, tellement il a
anéanti cette sienne grandeur sous le voile de la nature, lui qui est tout
redoutable, tout riche, tout comblé de délices. Le voilà anéanti dans les
entrailles d’une Vierge; et, après sa Nativité, dans une abjection la plus
grande qui se puisse dire, et cette Sagesse éternelle se cache sous le masque d’une
frêle enfance. De tout-puissant, il paraît comme tout impuissant ; de tout
grand, tout petit; de tout redoutable, tout doux et bénin, qui se laisse
gouverner comme un petit agnelet; de tout riche, des richesses éternelles du
Père des lumières, dont il est le Fils naturel et éternel, le voilà tout pauvre
entre des mortels, dans une obscure étable, et n’a que très-petitement ses
nécessités, selon que sa très sainte Mère et saint Joseph les lui donnent et fournissent.
Il se voulut encore anéantir en la liberté, se mettant comme en prison au sein
virginal; car, ayant l’usage très-parfait de la raison, il pouvait parler et
marcher, mais non; il veut encore faire cet anéantissement, avoir deux yeux et
ne regarder point, une langue et ne parler point qu’en son temps comme les
autres, et veut anéantir jusqu’à cette petite consolation, qu’il eût pu
recevoir, d’être élevé en sa patrie et parmi les parents de sa sainte Mère;
mais il s’en va pauvre, mendiant, et fuyant dans un pays étranger, souffrant
mille travaux. [169]
Ah! mes chères Sœurs, je vous conjure,
qu’à cet exemple d’anéantissement, nous prenions force et courage, pour ne
laisser en nous nulle chose que nous n’anéantissions. Plût à ce Seigneur, qui s’est
tant anéanti pour nous, que nous nous fussions tant anéanties pour lui, que
nous ne vêquissions [sic] plus en nous-mêmes, mais en lui et en son bon
plaisir; car, mes chères Sœurs, il faut que nous nous anéantissions toutes; je
ne dis pas seulement au désir de l’honneur, de l’estime, d’être aimées et
caressées; mais, qui plus est, anéantir les désirs superflus de notre
perfection, qui nous feraient plus penser aux moyens de l’acquérir, que nous
tenir proche de Dieu. Il nous faut anéantir en l’honneur, à l’exemple de ce
Seigneur; que rien ne paraisse en nous, que l’abjection, la pauvreté, les
fautes, les lourdises, nous tenir basses et très-basses à nos yeux, fort
petites en notre propre estime.
Il fallait que notre bon Dieu retint,
par un miracle continuel, ce qui était de beau et de bon en lui, qui est la
beauté même et l’essence de toute beauté et bonté, afin de faire voir qu’il a
pris les intérêts de notre misère humaine; mais, quant à nous, nous n’avons qu’à
manifester simplement et véritablement notre chétiveté et misère, sans la
couvrir en aucune façon; et il ne faut que cela pour nous tenir basses et
abjectes à nos propres yeux et à ceux des autres. Je ne veux pas toutefois dire
qu’il faille délaisser de faire des bonnes œuvres, à quoi notre règle et vocation
nous obligent, crainte d’être estimées et honorées. Oh non ! mes chères Sœurs,
ce n’est pas cet anéantissement-là que Dieu requiert de nous ; mais c’est l’anéantissement
de toutes nos inclinations, pour les ajuster à l’exacte observance de nos
règles; car notre nature est ordinairement si dépravée, qu’il est besoin de la
beaucoup anéantir, pour l’ajuster à la règle et à la raison. Et si bien je dis
qu’il nous faut anéantir, il ne nous faut pas pourtant anéantir pour nous
réduire à rien, mais il nous faut suivre l’exemple de notre bon Seigneur et
Maître; nous [170] anéantir en toutes les choses de la nature, pour la gloire
de Dieu et le salut des âmes.
O, mes très chères Sœurs ! nous adorons
le Fils de Dieu dans le sein de son Père Eternel, triomphant et glorieux ; et
ce même Fils, en ce mystère, nous l’adorons anéanti, couvert et caché sous
notre nature qu’il a unie à la sienne, ayant, par manière de dire, quitté, en
quelque façon, la troupe bienheureuse des Anges, pour vivre dans une étable,
parmi les bêtes, naître dans la pauvreté, dans le mépris et dans la douleur; il
sort, en quelque manière, de ses joies éternelles pour se venir rendre un
enfant pleurant et tremblotant. Je vous prie, que ces jours qui nous restent
devant le saint jour de Noël, que nous nous employions à considérer fidèlement
l’anéantissement de ce grand Dieu, pour l’imiter selon notre faible portée;
mais, spécialement, anéantissons ces désirs d’être aimées, estimées et
préférées ; enfin anéantissons tout ce que la divine bonté nous fera voir n’être
pas conforme à lui et à son bon plaisir. Tenez-vous proches de lui, et
préparez des cœurs purs et nets pour l’y loger en son arrivée au monde; car, si
vous lui ouvrez, il entrera et demeurera avec vous; j’en supplie sa bonté.
Je pense, mes Sœurs, que l’Église nous
représente l’Évangile auquel on voit l’humilité de saint Jean [pour nous
exciter à l’imitation de ses vertus]; au moins, il y a plus de quinze jours
[171] que j’ai désiré que Monseigneur nous en parlât. Cet Évangile nous fait
voir le glorieux saint Jean, qui répond à tout par négative : Es-tu Prophète? NON. —Es-tu Élie? NON. — Es-tu Christ? NON. Enfin, il ne répond que par négative ; si qu’il
contraint ceux qui l’interrogeaient de lui dire : Qu’es-tu donc? Et il leur répondit cette sainte parole de vérité :
JE NE SUIS RIEN.
O mes Sœurs, que bienheureuse est l’âme
qui nie tout ce qui peut l’élever, et qui, à toute rencontre, dit de bouche et
de cœur, avec croyance et sentiment : Je
ne suis rien, car c’est la parole de vérité.
Toutes les créatures, dit le prophète, sont devant Dieu comme si elles n’étaient point; cela veut dire :
tous les cieux, tous les royaumes, toutes les nations, bref, toute la terre, et
tous ceux qui l’habitent ne sont rien devant la souveraine grandeur de Dieu.
Or, dites-moi, mes chères Sœurs, si tout le monde et toutes les nations ne sont
rien devant Dieu, que sommes-nous, sinon seulement que le rien même ? C’est une
parole qui m’a donné souvent à penser : toutes
les créatures ne sont rien devant Dieu; il faut donc tirer cette
conséquence : si tous les peuples qui habitent la terre ne sont rien, moi qui
ne vaux pas le moindre, que puis-je être? Cette pensée est salutaire, parce qu’elle
porte puissamment l’âme à la connaissance de sa bassesse. Connaître cette bassesse, disait notre Bienheureux Père, c’est n’être pas bête; et, partant, je
vous exhorte, mes Sœurs, s’il y en a quelqu’une qui présume quelque chose de
soi, qu’elle recourt à la connaissance de sa bassesse ; mais qu’elle ne s’arrête
pas là, ains qu’elle aime cette petitesse, vileté et abjection, et désire que
toutes la traitent comme abjecte et chétive; ainsi elle acquerra la sainte
humilité. Sachez, mes Sœurs, que l’humilité est le siège de la grâce : Sur qui reposera mon esprit, dit la
Vérité éternelle, sinon sur l’humble qui
craint mes paroles? Autant que nous nous abaisserons par vraie humilité de
cœur, autant le Tout-Puissant s’abaissera en nous [172] pour combler nos cœurs
de l’abondance de son Saint-Esprit, lequel nous préparera pour recevoir le
Seigneur en sa sainte naissance, et cette préparation ne sera autre qu’un
accroissement d’humilité; car ce divin Sauveur et Maître ne se complaît que dans
les âmes profondément anéanties, humbles et petites à leurs propres yeux.
Jetons les yeux sur Notre-Seigneur, requérons son secours, afin que nous soyons
enseignées, dans ce que nous avons à faire, pour le recevoir à son arrivée au
monde. Il ne nous enseignera rien autre chose que ceci : qu’il faut tenir nos
cœurs hauts, élevés en la grandeur et miséricorde de Dieu, et profondément
anéantis en notre vileté, bassesse et abjection et, voyez-vous, mes Sœurs, les
trésors des richesses de Dieu se déploient dans les âmes pauvres, cela veut
dire humbles, basses et petites. Soyons donc bien pauvres, bien petites et bien
simples; car Notre-Seigneur prendra soin de nous évangéliser : cela veut dire
de nous enseigner ses divines volontés.
Et s’adressant à une Prétendante
qui demandait d’entrer à son essai
: Hé bien! ma très chère fille, vous avez bien regardé; avez-vous bien
considéré si votre cœur pourra bien s’accommoder à toutes les observances? Car,
voyez-vous, ma fille, ce que vous entreprenez n’est pas petite besogne; il est
requis d’avoir un grand courage : vous prétendez, en entreprenant cette
vocation, une guerre continuelle, et un renversement entier de tout vous-même :
voire, ma fille, vous entreprenez de mourir à la nature, pour vivre à la grâce
de Dieu. Dites-nous ici qu’est-ce qui vous invite à entreprendre une chose si
grande?
Bénissons Dieu, ma fille, voilà un bon
motif; et puisque vous prenez Notre-Seigneur avec vous, j’espère que si vous ne
le quittez point, aussi ne vous abandonnera-t-il pas. Mettez profondément cette
maxime en votre cœur : Sans Dieu je ne
puis rien, avec Dieu je puis tout. Or, tenez -vous profondément humble
devant Dieu, en reconnaissance de l’honneur qu’il vous [173] fait de vous
choisir pour son épouse, et pour vous loger en sa sainte maison. Il vous a
tirée de parmi les maux, les misères, les niaiseries et vanités du inonde,
parmi lesquelles, hélas! Ma fille,
peut-être vous fussiez-vous perdue; et regardez que si vous correspondez à la
grâce divine, Dieu vous prépare une robe de gloire et d’immortalité, de
laquelle sa bonté vous vêtira, si pour son amour vous dévêtez bien votre cœur
de toutes les choses du monde et de vous-même ; enfin, il vous fera régner avec
ses fidèles épouses dans sa glorieuse éternité, où il changera nos chétifs
corps passibles et mortels en des corps glorieux,
Or sus, ma chère fille, allez vous
offrir à Dieu, tandis que nous poursuivrons le chapitre. Remettez-vous bien
toute entre ses mains, et celles de l’obéissance, pour n’être désormais plus à
vous, mais à son bon plaisir, par le renversement et changement total de toutes
vos inclinations, habitudes, passions, paroles, pensées et gestes, pour vous
réduire en l’état bienheureux des âmes qui s’étant délaissées elles-mêmes, ne
cherchent plus que Dieu, par la voie d’une exacte et sainte observance.
Le jour d’aujourd’hui parle pour moi;
voilà que nous sommes à la fin de cette année qui s’en va engloutir dans le
néant, où tant d’autres se sont abîmées.
Le temps passe; les années finissent, et
nous passons et finissons avec elles ; mais il faut faire de fortes et
absolues résolutions, que, si Notre-Seigneur nous donne l’année qui vient,
nous l’emploierons mieux que ces autres passées. Cheminons d’un pas nouveau à
son service divin et à notre perfection ; prenons donc de grands courages pour
travailler tout de bon à la ruine de nous-mêmes, afin que cette année prochaine
ne saille derechef abîmer dans son gouffre, et que, cependant, nous ne demeurions
toujours dans nos imperfections, misères et iniquités; je dis, iniquités, parce que tout ce qui est
contre Dieu, pour petit qu’il soit, est inique.
S’il est vrai, mes chères Sœurs, qu’il faille que le juste se justifie, et le
saint se sanctifie, combien plus faut-il que l’homme inique retourne à l’équité
et droiture, l’injuste à la justice; que le pécheur délaisse son mauvais che‑[176]min
et entre en la voie de sanctification; que l’âme tiède et nonchalante prenne de
la ferveur, pour changer en l’amour de Dieu la froideur de ses tépidités.
De vrai, mes chères Sœurs, j’ai grand
désir que vous pensiez tout de bon à ceci ; car ce n’est rien de commencer des
années, si nous ne commençons de mettre la main à la besogne ; autrement nous
serons tout étonnées, que nous verrons le temps couler, et nous avec lui, sans
aucun profit pour notre âme. Je désire bien que cela ne soit pas, mais que vous
considériez comme le temps s’en va. La
figure de ce monde passe; rien n’y est permanent et durable que la parole de
Dieu; le ciel et la terre, et tout ce qui se trouve en iceux, passe et s’évanouit
de nos yeux. Que faire donc, parmi ces vicissitudes? Ce que dit le bon David : Fais bien et espère en Dieu. Faisons le
mieux notre devoir qu’il nous sera possible ; employons le temps que Dieu nous
donne, avec grand soin, puis, espérons en sa souveraine miséricorde ; mais
souvenons-nous de faire bien, car notre fin s’approche : nous vieillissons et
approchons journellement de notre mort, à mesure que nos jours, les mois, les
ans s’écoulent, et que tout prend fin. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, nos
fautes, nos infidélités ne s’anéantissent pas comme les jours et les ans, ains
elles nous seront toutes représentées à l’heure de notre mort, et nous y
devrions penser souvent ; car, je vous assure, que c’est une sainte et
salutaire cogitation que celle de notre fin, qui nous fait opérer plusieurs
bonnes œuvres et fuir beaucoup de mal. Le sage la conseille en plusieurs
endroits : Pense à ta fin dernière,
et tu n’offenseras point. Souviens-toi de ton heure dernière et de ton dernier
passage. Il semble que les âmes, esquelles Dieu s’est fait connaître, qu’il
a retirées à soi du tracas du monde, ne devraient point laisser finir les
années, les mois et les jours mêmes, sans une profonde considération, voyant
comme tout est muable, passager et périssable, excepté Notre-Seigneur, leur
souverain Époux, auquel elles devraient [177] s’attacher uniquement. Rien de
tout ce que nous aurons, ferons, dirons, en ce monde, ne nous demeurera, que deux
choses : savoir, le bien et le mal. Je voudrais, mes Sœurs, que vous
profondassiez ces pensées, et que vous en parfumassiez vos cœurs; ce ne serait
pas, à mon avis, sans utilité.
Or sus, commençons donc l’année au nom
de Notre-Seigneur, mais avec des efficaces résolutions de commencer à le servir
fidèlement, selon notre petit pouvoir ; car il ne veut que ce que nous pouvons,
mais cela il le veut : soyons soigneuses de le lui donner, faisant bien, puis
espérant et nous confiant en son infinie miséricorde.
Mes très chères Sœurs, il serait bien à
désirer que nous ne fussions pas telles à la fin de cette année que nous sommes
maintenant; mais que nous l’employassions mieux que celle qui est passée, en
laquelle nous avons eu pourtant des bonnes pensées et des bons désirs ;
néanmoins, si nous mettons la main à la conscience, et que nous regardions
devant Dieu, sans nous flatter, nous verrons clairement que nous n’en avons pas
tiré grand fruit, et que nous avons fort peu avancé au prix de ce [184] que
nous eussions fait, si nous eussions fait valoir les grâces et les moyens que
Dieu nous a présentés, et que nous eussions fait tout le bon usage que sa douce
bonté requérait de nous, selon ses desseins éternels.
Il y a bien de la différence entre se
regarder devant Dieu, et se regarder devant soi-même : si nous nous regardons
devant Dieu, nous nous verrons telles que nous sommes ; mais si nous nous
regardons devant nous-mêmes, nous nous verrons telles que notre amour-propre
nous suggérera. Il nous fait bien du mal, cet amour de nous-mêmes ;
assurez-vous, mes Sœurs, que si nous ne le mortifions et ne ruinons ses propres
recherches, ses propres intérêts, cette vanité et bonne opinion de nous-mêmes,
nous n’avancerons point en notre voie ; nous demeurerons toujours des naines
en la vertu ; nous ne rendrons point à Dieu ce que nous lui devons et à notre
vocation. Il n’y en a pas une ici qui soit enfant; plût à Dieu que nous le
fussions bien en innocence et humilité. Nous avons donc assez de jugement et d’esprit
pour savoir et considérer ce que notre Institut demande de nous, les grandes
obligations que nous avons, par notre vocation, de tendre à une grande et
épurée perfection : c’est à quoi je vous exhorte, mes chères Sœurs, autant qu’il.
m’est possible, et m’y exhorte aussi moi-même la première, comme en ayant le
plus de besoin.
Si nous nous déterminons, à bon escient,
de faire ce que nous devons, nous glorifierons Dieu, nous consolerons nos supérieures,
et notre âme sera en paix ; nous vivrons contentes et en repos en cette vie,
laquelle se passe et s’en va. Nous courons à notre fin comme les eaux courent
et se vont rendre à la mer, qui est leur fin et le lieu de leur centre, où
elles s’arrêtent. Que pouvez-vous vivre? vingt ans, trente ans, cinquante ans.
Hélas ! peut-être n’avons-nous qu’un jour, voire, qu’une heure et un
moment : cela est dans les décrets éternels de Dieu, qui a compté tous nos
jours, qui sait ce qu’il nous veut [183] donner, et combien il nous en faut
pour faire notre salut et tendre à la perfection à laquelle il nous appelle.
Faisons en sorte que nous lui rendions bon compte du temps qu’il nous donnera,
s’il nous donne cette année entière, ou qu’il ne nous en donne qu’un mois, une
semaine, un jour ou un instant ; enfin, employons bien ce qu’il nous donnera,
pour lui en rendre bon compte, et ne nous faisons pas ce tort de le laisser
écouler sans profiter.
Nous n’avons pas besoin de faire rien de
nouveau, ni d’être en peine pour connaître la volonté de Dieu ; car elle nous
est signifiée et marquée dans nos règles. Marchons donc, mes Sœurs, par ce
chemin-là, en général; et, pour notre particulier, suivons la direction de
notre supérieure, et je vous assure que nous arriverons à bon port, et que Dieu
nous consolera et bénira.
Je ne puis rien présenter à vos yeux, en
ce saint temps de Carême, mes chères Sœurs, rien, dis-je, qui soit plus
pressant que l’obligation que nous avons de tendre à la perfection, car ce n’est
pas jeu d’enfant. Nous nous sommes toutes, de franche volonté; obligées d’y
tendre, par des vœux grandement solennels; et ce n’est pas à une petite
perfection, ains à la perfection de notre vocation, et chacun tient que la
perfection de la Visitation est des plus grandes, pures, solides et vraies qui
soient au monde. Ce qui est très-certain, car si notre Bienheureux Père, qui
avait connaissance de tous les états de perfection, en eût trouvé une plus pure
et plus relevée, il nous l’aurait donnée. Or, nous nous devons fort humilier,
et remercier Notre-Seigneur de nous avoir mis dans une voie si sainte, où nous
pou-[188]vons marcher assurément. Mais, mes chères Sœurs, pensez et repensez à
ce que notre Bienheureux Père a dit, que pour avoir l’esprit de la règle, il
faut la pratiquer. Je vous en dis de même, que pour avoir la perfection de
notre vocation, il faut pratiquer les enseignements qui nous y sont donnés.
Sur cela, je vous prie donc, mes chères
Sœurs, que ce saint temps du Carême ne se passe pas sans que vous voyiez vos Règles,
Constitutions et Coutumier; nous ne les lisons point assez. Ce n’est pas que je
veuille que vous lisiez le Cérémonial et le Directoire ; mais je vous
conseille, de tout mon cœur, de voir les saints documents qu’ils nous donnent,
comme aussi les Écrits de notre Bienheureux Père. Vous y verrez des miroirs de
la perfection à laquelle cette vocation nous oblige, où elle nous appelle. Ah !
mes chères Sœurs, nous sommes si bien instruites ! Allons donc fervemment en
notre voie, et suivons l’esprit qui nous conduit, car il est assuré.
Aimons Notre-Seigneur et le servons avec
crainte, mais d’une crainte amoureuse, chaste et filiale, qui craint de ne pas
assez plaire à son Époux, d’offenser son Père, de déplaire à ce divin Amant;
et, croyez-moi, mes Sœurs, quoiqu’on vous dise qu’il faut aller par des voies
relevées, tandis que nous sommes en cette vie, il faut craindre Dieu.
Bienheureux qui craint Dieu et assure sa vocation par de bonnes œuvres, et qui
opère son salut en crainte et tremblement. Voilà ce que la sainte Écriture nous
dit ; et l’on ne peut conserver un vrai et efficace désir de servir Dieu, si l’on
n’a pas une sainte crainte de lui déplaire, de l’offenser, et de lui donner
sujet de retirer de nous sa grâce et ses inspirations. [189]
Mes très chères filles, j’ai pensé vous
dire dans quelles dispositions il faut être pour recevoir le Saint-Esprit. Je
vous assure qu’il n’en faut point d’autres que se tenir bien proche de ce divin
Esprit, et se vider de soi-même. Je réfléchissais, ces jours passés, d’où
venait que nous n’avancions pas [191] assez, et il me vint en pensée que ce qui
nous empêche le plus, ce sont les réflexions inutiles de notre esprit,
auxquelles nous nous arrêtons trop. Comme, pour l’ordinaire, ce sont des
pensées indifférentes, nous ne prenons pas assez soin de nous en détourner
fidèlement. Oh! si c’étaient des pensées mauvaises, ou des tentations, nous les
combattrions ; car cela est si manifestement mauvais, que nous ne saurions y
adhérer. Mais nous ne nous vidons pas assez de nous-mêmes; nous sommes trop
attachées à notre amour-propre, à nos propres intérêts, à notre propre volonté,
à nos inclinations et à nos commodités. O Dieu! laissons un peu ce nous-mêmes,
et jetons-nous à corps perdu à la merci de la divine Providence.
Serait-il possible que nous ne
voulussions pas pratiquer les saintes maximes de notre Bienheureux Père? Elles
tendent toutes à la simplicité d’esprit et à la totale dépendance de Dieu. Ne
savons-nous pas combien il avait d’aversion aux réflexions inutiles, et combien
grand était le soin avec lequel il voulait que l’on travaillât à s’en
affranchir? Qu’est-ce qui a plus éclaté en, lui que la simplicité et la
dépendance de Dieu, qu’il possédait si éminemment, et d’où procédaient toutes
les autres vertus, comme de leur source? Quelle simplicité et candeur d’esprit
n’avait-il pas! il se tenait par là presque continuellement occupé en Dieu. Oh! qu’il était entièrement vide de
lui-même! c’est pourquoi il a été pleinement rempli de l’Esprit divin. Quel
abandon et quelle entière dépendance de la volonté divine et du bon plaisir
éternel! Avec quelle souplesse, humilité et douceur s’est-il toujours laissé
conduire et manier, au gré de ce grand Dieu, sans aucune résistance ! Il a
fidèlement pratiqué ce qu’il nous a tant recommandé, de ne rien refuser et de
ne rien demander, mais de se reposer sur le soin paternel de l’aimable Sauveur
de nos âmes.
Je vous conjure donc, mes chères filles,
autant qu’il m’est possible, pour l’honneur et la grâce que nous avons d’être
filles [192] de ce saint Père, et par le respect que nous lui devons, d’entreprendre,
à bon escient, l’œuvre de votre perfection, par les moyens qu’il nous a
laissés, en sorte que nous n’ayons désormais qu’un seul soin, qui est de
produire deux actes : l’un de fidélité à notre vocation, et à bien employer les
occasions que Dieu nous présente, quelques petites et légères qu’elles nous
semblent être; et l’autre, d’être fidèle à l’oraison et à la mortification.
Examinons-nous bien, mes Sœurs, et nous trouverons que notre défaut et notre
retard ne viennent que de ce que nous ne nous mortifions pas assez, et que nous
ne faisons pas bien l’oraison.
Un autre acte est de nous tenir en
tranquillité auprès de NotreSeigneur, ne nous arrêtant en aucune façon aux
pensées et réflexions inutiles; mais nous occupant amoureusement et familièrement,
avec simplicité et humilité, en la sainte présence de Notre-Seigneur, notre
doux et aimable Époux, nous abandonnant sans réserve à lui, afin qu’il fasse
de nous tout ce qu’il lui plaira.
Nous sommes de bonnes filles, à la
vérité; mais, certes, il faut bien passer plus avant, car je ne vois pas assez
reluire, parmi nous, la fidélité dans les occasions de pratiquer la vertu, ni
dans le recueillement. Nous nous laissons trop dissiper; nous craignons trop la
mortification; nous n’avons pas assez de courage à nous vaincre, et à faire
une continuelle guerre à nos humeurs et à nos penchants; nous n’aimons pas
assez la souffrance. C’est pourquoi, commençons dès maintenant; faisons bien
tout ce que je viens de dire, et je puis vous assurer que le reste suivra, que
nous nous disposerons à bien recevoir le Saint-Esprit, que nous lui préparerons
une agréable demeure dans nos âmes, et que nous recevrons, toutes en général,
et chacune en particulier, quelques grâces extraordinaires du Saint-Esprit. Et
j’en serais très-aise, s’il plaisait ainsi à Dieu, afin que par ce moyen nous
puissions être fortifiées pour faire [193] progrès en notre voie, et pour faire
violence à nos mauvaises inclinations.
Faisons-le donc, mes très chères filles
; tenons-nous bien serrées et attentives auprès de Dieu, non pour demeurer toujours
à genoux dans le chœur, mais employant bien le temps que nous y serons, soit
pour faire l’oraison ou pour dire l’Office, et nous détournant promptement des
distractions et inutilités qui nous y pourront arriver.
De même, toute la journée et à toute
heure, même à tout moment, si nous pouvions, élançons notre cœur en Dieu ; tenons-nous
en la disposition de nous laisser conduire à sa divine bonté, et d’acquiescer
promptement aux effets de son bon plaisir en tout ce qu’il permettra nous
arriver. Voilà donc le seul et vrai moyen de nous disposer à recevoir les
grâces que Dieu nous a préparées. Pratiquons le bien durant cette octave, rappelons-nous
encore, pour nous y exciter fortement, que c’est l’intention de nos
constitutions, puisqu’elles nous ordonnent trois jours de retraite avant la
Pentecôte. Donc, durant l’octave de cette grande fête, tenons-nous fort
recueillies, en actions de grâces de ce singulier bénéfice que Dieu a accordé
au monde, en envoyant son Saint-Esprit. Enfin, mes chères filles, durant tout
le cours de notre vie, ne nous éloignons jamais en rien, autant qu’il nous sera
possible, de ce saint exercice. [194]
Mes très chères Sœurs, nous voici à la
veille de cette grande fête, en laquelle Dieu fit ses dons à son Église, et
surtout le don de son Saint-Esprit vivifiant; car, bien que le Sauveur ayant
employé trois ans pour enseigner et instruire ses Apôtres en sa sacrée
humanité, néanmoins, ils étaient si faibles et si grossiers, que Notre-Seigneur
leur voulut envoyer son Saint-Esprit, qui est l’amour de lui et de son Père
éternel. Ce Saint-Esprit est amour, procède d’amour, et communique amour,
force, sagesse et tous les autres dons que vous savez. Or, mes chères Sœurs, j’ai
grand désir qu’en cette fête amoureuse ce feu vienne dans nos cœurs, pour
réveiller notre tépidité [tiédeur] et embraser notre froideur.
Mais, savez-vous ce qu’il faut faire
pour recevoir le Saint-Esprit? Il faut être assise : cela veut dire avoir l’esprit
et l’affection en solitude, s’élevant, comme dit un Prophète, au-dessus de
soi-même. Il faut demander ce Saint-Esprit, le désirer par affection, et l’attirer
par bonnes actions ; et, si nous sommes si heureuses de le recevoir en l’esprit
d’humilité, il apportera en nos cœurs et en nos âmes la lumière pour notre
amendement, et la grâce et l’amour pour notre avancement, en cette voie d’amour,
ce que je désire bien fort, mes chères Sœurs.
Et, puisque Dieu m’a encore commis le
soin particulier de vos âmes, je me résous, moyennant sa divine assistance, de
ne rien laisser en arrière pour votre avancement en la voie de [195] Dieu. Oui,
je crois que c’est Dieu qui m’a donné cette charge, car je l’ai grandement prié
afin de ne pas l’avoir. Sa bonté sait, que de me voir chargée, ce n’est pas mon
inclination, et que je n’y vois que sa seule et pure volonté, que j’adore de
toute la soumission de mon cœur. Et puisque donc sa bonté me commande de
travailler encore ces trois ans, dans cette vigne, j’y mettrai ma dernière
main. Oui, mes très chères Sœurs, je ne vous le cèle point, je vous le dis
ouvertement, ce sera mon dernier triennal, pendant lequel, Dieu aidant, je me
consumerai à votre service. Je vous consacre mon âme à cet effet, et emploierai
les forces de mon corps, et le peu d’esprit que Dieu m’a donné à votre service,
et ceci à toutes également; car, grâce à sa Bonté, je n’ai inclination ni
aversion particulière pour aucune de mes Sœurs. J’aime celles qui sont bonnes,
parce que Dieu habite en elles.; j’aime celles qui ne sont pas si bonnes, parce
qu’en elles Dieu veut que je pratique la sainte vertu de charité, celles qui
font le mieux me donnent le plus de consolation; celles qui ne font pas si bien
m’afflige le cœur; mais, toutes pourtant, mon âme et mon esprit les aiment, et
me consumerai à les aider, servir et secourir; car, enfin, mes chères Sœurs,
ces trois ans du dernier triennal de ma vie, mon âme vous est entièrement
dédiée et consacrée. Je vous servirai toutes en tout, et cela de toute l’étendue
de mes forces, que je suis résolue d’employer pour vous jusqu’au dernier
soupir.
Je ne prétendais pas de tant vivre, ni
que mon pèlerinage me fait tant prolongé ça-bas; personne ne le croyait aussi;
mais puisqu’il plaît à Notre-Seigneur qu’en la fin de ma vie je fasse encore ce
triennal, je mettrai ma dernière main en cette vigne, et consumerai toute ma
force et ma substance pour la faire fructifier. Je ne sais pas, mes chères
Sœurs, si Dieu me laissera vous servir ces trois ans durant, car la vie, en cet
âge vieux, est fort incertaine; mais, soit que Dieu me [196] tire au
commencement, au milieu ou à la fin de ma carrière, cela m’est tout
indifférent; soit fait ce que Notre-Seigneur trouvera bon.
Toutefois, sa bonté me donne quelque
espérance qu’après ces trois ans il me donnera quelques mois ou quelques ans de
repos, selon qu’il lui plaira, pour penser un peu à moi; car, hélas ! mes
chères Sœurs, il y a vingt-deux ans que je pense aux autres, et n’ai presque
pas le loisir de penser à moi. Dieu disposera de mes ans, de mes mois, de ma
vie, de ma mort, selon sa sainte volonté : je ne m’en mets point en peine; mais
je vous le dis, mes chères Sœurs, ne soyez pas étonnées si vous me voyez plus
veillante sur vous que jamais ; car j’ai ce sentiment au cœur, qu’il faut que
le dernier triennal que je ferai porte coup, et que, sur la fin de ma chétive
vie, vous me donniez le contentement de vous voir coopérer aux desseins de Dieu
sur vous, et à mon petit service, qui vous sera tout dédié.
Mes Sœurs, croyez-moi, cette vie est
trompeuse et incertaine, ne nous y attachons pas ; mais, comme dit saint Paul :
Que notre conversation soit au ciel :
cherchons les choses d’en haut, méprisons celles d’en bas : dépouillons-nous de
nous-mêmes, en sorte que nous puissions dire cette heureuse parole de ce grand
Apôtre : Je vis, non pas moi, mais
Jésus-Christ vit en moi. Voilà, mes très chères Sœurs, ce que je désire,
que nous mourions en nous, afin qu’en nous vive Celui par lequel nous ne
pouvons vivre. Je n’ai que cela à vous dire, Dieu me l’a donné, car je ne l’avais
pas prémédité.
[Un peu avant le chapitre, cette unique
Mère dit à une Sœur : Voyez-vous, tous
mes sens, tout moi-même, tout mon intérieur répugne à cette charge, et je l’accepte
seulement pour le bon plaisir de Dieu, car, hélas! je suis sur la fin de ma
vie, et j’ai besoin de penser à moi.]
Ayant une fois demandé à notre
Bienheureux Père quelques sujets de considérations sur la fête de saint
Jean-Baptiste, il me dit que rien n’était plus doux à son esprit que de penser
que ce grand Saint avait connu Notre-Seigneur dès le sein de sa Mère, et que,
tressaillant de joie à son arrivée, il avait procuré à sainte Élisabeth, sa
mère, le bonheur de participer à cette connaissance et à cette joie, sentant
les doux mouvements que la présence du Sauveur causait en ce cher fils de ses
entrailles; et, ce qui est plus admirable, continue notre Bienheureux Père, c’est
qu’après une telle faveur, saint Jean se soit volontairement privé de celle de
voir et d’entendre son cher Maître, puisque, selon le témoignage de l’Écriture,
il ne lui parla jamais, et que, sachant même qu’il prêchait, et se communiquait
à tout le monde dans la Judée, il passa vingt-cinq ans dans le désert, assez
près de lui, sans lui rendre réellement aucune visite, quoique pourtant son
insigne mortification lui méritât la grâce d’en jouir spirituellement. Peut-on
trouver une plus parfaite abnégation, que d’être si proche de son souverain et
unique amour, et, pour l’amour de ce même amour, s’abstenir de le voir et de l’entendre.
Il faut faire de même, me dit notre
Bienheureux, auprès du Très-Saint Sacrement, où nous savons que Jésus-Christ
réside, ne pouvant le voir et goûter, même en esprit, il faut l’adorer par la
foi et le glorifier dans notre délaissement. Il ajouta qu’il n’aurait su dire
si cet admirable Précurseur était un homme céleste, ou un ange terrestre, que
sa casaque d’armes marquait son humilité qui le couvrait tout. Sa ceinture de
poils de cha-[200]meau autour des reins signifiait son austère pénitence, qu’il
ne mangeait que des sauterelles, pour faire voir que, quoiqu’il fût sur la
terre, il ne laissait pas de s’élever incessamment vers le ciel; le miel sauvage
dont il assaisonnait sa nourriture marquait la suavité de son amour, qui
adoucissait toutes les rigueurs, ruais que cet amour était sauvage, ne l’ayant
appris d’autres maîtres que des plantes et des chênes. Mais nous, poursuivit ce
saint Père, pouvons apprendre ce même amour de la considération des vérités
célestes, de l’exemple de nos Sœurs et de toutes les créatures? Écoutez comme
elles crient à l’oreille de notre cœur : Amour, amour « O saint amour!
ajoutait-il, venez donc posséder nos cœurs. »
Mes filles, si j’osais mêler
quelques-unes de mes pensées avec celles de notre grand Saint, je dirais que
saint Jean ne parla jamais d’une manière plus admirable que lorsqu’il fut
interrogé qui il était, car il répondit toujours par une humble négative ; et,
quand il fut obligé de répondre positivement, il dit qu’il n’était qu’une voix, comme voulant dire qu’il n’était
rien, paroles, en vérité, bien dignes
d’un prophète, et du plus grand d’entre les hommes, puisque David nous assure
que toute la terre n’est rien devant le
Seigneur. Mes chères filles, ses paroles me pénètrent, je vous en assure,
je ne suis rien devant mon Dieu, et avec combien de justice dois-je rendre ce
témoignage de moi-même, entendant que tous les peuples de l’univers ne sont
rien devant ses yeux. Cette pensée est fort salutaire, mes chères Sœurs, car
elle porte l’âme à la connaissance de sa bassesse et de son abjection, où
pourtant elle ne doit pas s’arrêter ; mais passer au plus tôt à l’amour de
cette même abjection, qui lui fera désirer d’être tenue et traitée à proportion
de ce rien qu’elle a reconnu en elle. L’humilité est le siège de la grâce: Vous
savez qu’il est dit : sur qui reposera l’esprit
du Seigneur, sinon sur celui qui est humble et doux de cœur. Ce fut pour
cela que le grand Précurseur, étant venu pré-[201]parer les voies de notre bon
Maître, nous a donné ce rare exemple d’humilité, disant qu’il n’était qu’une
voix et un rien, niant même d’être ce qu’il était. Mes filles, si nous nous
abaissions avec une profonde humilité de cœur, le Tout-Puissant s’abaissera
jusqu’à nous et nous remplira de son esprit et de sa grâce, c’est ce qu’il fait
en nous donnant son fils Jésus-Christ pour vrai Maître de l’humilité, et qui ne
se plaît que dans les âmes humbles, petites, et anéanties ; si nous l’écoutons
bien nous entendrons les leçons divines qu’il nous fera; mais, si nous ne l’écoutons
point, il ne daignera plus se communiquer à nous, et malheur s’il cesse de nous
apprendre! Élevons nos cœurs vers la miséricorde infinie de ce divin Agneau que
saint Jean est venu manifester ; que notre élévation, pourtant, soit toujours
accompagnée d’un abaissement profond, à la vue de notre indignité et faiblesse;
oui, je vous le dis, mes Sœurs, les trésors immenses des richesses de Dieu ne
se donnent, et ne se dispensent qu’aux âmes pauvres, c’est-à-dire humbles et
basses, qui sont dénuées de leur propre estime ; soyons donc telles, mes chères
Sœurs, et Dieu nous enseignera lui-même sa volonté et le chemin du ciel.
Mes Sœurs, j’ai cru qu’il serait bon,
tandis que vous êtes en ce temps de récollection, que je vous suppliasse de
considérer le bonheur de la vie religieuse, et la grandeur du bienfait de cette
vocation sainte, en laquelle Dieu, par sa grâce, nous a mises, et nous a tirées
des vanités du monde, pour nous loger en sa maison. Oui vraiment, mes Sœurs,
nous pouvons bien dire de la religion, que c’est la maison de Dieu et la porte
du Ciel, et que Dieu y est; car, en vérité, celles qui l’y cherchent, en
simplicité de cœur, ne manqueront de l’y trouver, et je les en puis assurer de
sa part. Pensez et repensez, je vous prie, combien c’est de bonheur d’avoir été
tirées, sans l’avoir mérité, du [206] service du monde, pour entrer en celui de
Dieu, tirées hors des occasions de commettre des grands péchés et d’en voir commettre
de grands, pour être mises en une maison sainte, où nous pouvons ne faire que
des actions de vertus, si nous voulons, et où nous ne voyons faire autre chose.
Nous avons été tirées de mille et mille soins et sollicitudes du monde, pour n’avoir
que le seul soin de plaire à Dieu, par la voie de nos règles et de nos
observances. Le monde ne nous inquiète point; car nous sommes ici séquestrées
de lui, et enfermées dans nos cloîtres bien-aimés, comme des âmes d’élite de
Dieu, pour chanter continuellement le cantique de son amour et de son bon
plaisir. Et pour le corps et pour l’esprit, nous jouissons de mille
privilégies, dont les plus grandes dames du monde sont privées; car quand nous
n’aurions que cette paix, suavité et tranquillité, sans autre soin que de
plaire à Dieu, nous sommes trop heureuses.
Voyez-vous, mes chères Sœurs, le
bénéfice de la vocation religieuse doit être pesé, comme disait notre
Bienheureux Père, au poids du sanctuaire, et gardons-nous, je vous prie, de n’être
ingrates; offrons continuellement action de grâces à Dieu, pour ce bienfait. Le
bon David ne demandait à Dieu qu’une seule chose, qui était, qu’il habitât en la maison du Seigneur tout le
temps de sa vie. Hélas ! Dieu nous a, plusieurs d’entre nous, menées dans
sa maison, sans que nous le lui ayons demandé, ains nous lui avons quelquefois
apporté de la résistance à ses douces inspirations, et pourtant sa bonté n’a
pas laissé de nous tenir par la main, voire, nous porter entre ses bras, pour
nous mettre en une vocation toute sainte, et où nous trouvons tant d’occasions
de nous sauver et perfectionner, et point de nous perdre, que par notre seule
malice. Je vous supplie, mes Sœurs, que toutes fassent une revue particulière
sur ce bénéfice, et tâchent de tout leur cœur d’en rendre grâce à Dieu, se
résolvant, moyennant son aide divine, d’embrasser tout ce qu’elles verront lui
être plus agréable, qui n’est autre [207] chose que l’exacte observance; et
cela, certes, mes Sœurs, il le faut, sous peine d’ingratitude; ça, c’est ce que
Notre-Seigneur veut que nous lui rendions, pour les biens qu’il nous a faits ;
tâchons, je vous prie, de le faire fidèlement, courageusement et constamment;
si nous le faisons, j’espère que cette suprême bonté nous bénira.
Mes chères Sœurs, avant que ces jours de
retraite finissent, j’ai pensé que je vous devais exhorter, à ce que ma
constitution me marque, que je dois procurer que la mutuelle charité et sainte
amitié fleurissent en la maison, c’est pourquoi, je vous supplie, mes chères
Sœurs, que toutes, en vos retraites que vous faites pour votre amendement, vous
jetiez un regard, pour voir si vous faites bien fleurir la permanente charité
et sainte dilection, et que, outre les résolutions particulières de chacune
selon sa nécessité, que celle-ci de faire fleurir entre vous la sainte
dilection, se fasse générale. Je ne vous dis pas cela, mes chères Sœurs, parce
que j’ai remarqué grands défauts de ce côté-là, ni que je sente que ma conscience m’oblige à vous en parler ;
mais c’est une chose que la constitution recommande en plusieurs endroits et
oblige la supérieure tout spécialement à avoir l’œil sur ses filles, afin que
la mutuelle dilection et sainte amitié fleurissent en la Congrégation.
[208]
Mes chères Sœurs, ne nous y trompons pas
; certes, il faut que notre dilection, pour être bénie de Dieu, soit commune et
égale, car le Sauveur n’a pas commandé qu’on aimât plus les uns que les autres,
mais il a dit : Aimez le prochain comme
vous-même.
Nous pensons quelquefois que nos
affections soient bien pures, mais devant Dieu c’en est tout autrement la
dilection plus pure ne regarde que Dieu, ne tend qu’à Dieu, et ne prétend que
Dieu. J’aime mes Sœurs, parce que je vois Dieu en elles, et que Dieu le veut :
je les chéris et les respecte parce qu’elles me représentent la personne de
Dieu je les aime sans prétention quelconque, sinon d’obéir à Dieu, et suivre
ses divines volontés, cela est avoir une dilection pure, parce qu’elle n’a que
Dieu pour motif et pour fin : mais, si j’aime mes Sœurs avec l’espérance qu’elles
m’aimeront réciproquement et me feront des services, tout cela est imparfait et
indigne de notre vocation, si nous avions tel motif en notre amour.
Mais ce serait chose odieuse d’aimer nos
Sœurs pour leurs qualités naturelles, pour leur bel esprit, ou pour être d’humeur
correspondante l’une à l’autre, et semblables chimères, qui seules causent les
particularités et tirent aux partialités. Le plus grand mal qui puisse être
dans une communauté, c’est quand les esprits se liguent et se mettent à tirer
quartier à part, rompant la liaison commune pour en faire une singulière qui
les ôte de l’observance, renverse l’obéissance, engendre mille petites envies,
et enfin fait perdre le vrai esprit de la religion.
Mes Sœurs, votre dilection est fausse si
elle n’est égale, générale et entière avec toutes vos Sœurs, en sorte que vous
soyez autant suave avec l’une qu’avec l’autre, autant prompte à secourir
celle-ci que celle-là, autant aise de vous trouver à la récréation vers l’une
que vers l’autre. Votre motif en l’amour que vous portez à vos Sœurs doit être
fondé sur le sein de Dieu ; s’il est hors de là, il ne vaut rien. Prenez-y
garde, mes Sœurs, [209] je vous en prie, de ne chopper de ce côté-là. Pour moi,
je vous assure que j’aimerai plutôt voir quelque autre notable défaut dans une
maison religieuse, que ce seul de la partialité aux affections, à cause des
conséquences qu’il tire après soi, et des vains amusements qu’il donne aux
esprits qui en sont atteints, leur empêchant, par mille pensées sur ce sujet,
la conversation que l’âme doit toujours avoir avec Dieu; au contraire, quand l’affection
est commune, elle n’apporte que tout bien, toute paix et toute tranquillité, et
chasse en telle sorte les embarrassements d’esprit, qu’autant plus cette union
avec nos Sœurs sera pure, générale et entière, d’autant plus sera grande notre
union avec Dieu!
EXHORTATION XXII APRÈS
LE RENOUVELLEMENT DE NOS SAINTS VŒUX.
Je ne puis pas lire, mais je vous dirai
quatre mots seulement, mes chères Sœurs, sur nos vœux, qui sont que, puisque la
divine Bonté nous a encore donné cette année pour les reconfirmer,, nous en
reconfirmions aussi la pratique. Cheminons toujours avant dans la voie de salut
et de perfection, demeurant en paix, charité et unité d’esprit en l’observance
exacte de toutes les choses de notre Institut, afin que si Dieu nous donne
encore l’année qui vient, que nous trouvions en nos solitudes moins de fautes
et plus d’avancement en la vertu.
Et puisqu’il faut toujours ou avancer ou
reculer, tâchons de reculer le moins que nous pourrons ; et, s’il nous arrive
de le faire, ne nous décourageons point ; mais humilions-nous devant Dieu,
requérant son aide, et nous remettant à marcher. Surtout, je vous prie, mes
Sœurs, que l’exactitude soit entière et toujours plus ponctuellement observée
parmi nous, car c’est ce que Dieu requiert de nous. C’est pourquoi il nous a
ici assemblées ; tâchons donc de le faire fidèlement et sa bonté nous bénira.
Je ne peux vous dire davantage pour cette heure. Amen.
Comment [comme[19]] il faut faire pour réformer l’âme,
dites-vous, ma très chère fille? Il faut se bien connaître soi-même, son néant,
sa bassesse, sa vileté et son rien ; si notre entendement est rempli de cette
vérité, nous verrons clairement qu’il y a beaucoup de défauts, d’imperfections,
et beaucoup de choses à réformer en nous, que véritablement nous sommes
remplies de misères et pauvretés; car, si nous avons quelque chose qui soit à
nous, c’est la misère et les manquements que nous commettons. Or donc, si cela
est, comme il est très-certain, avons-nous de quoi nous glorifier et estimer?
[nous estimer et faire état de nous ?] Non, véritablement !... Ma fille,
qu’étiez-vous, [Non véritablement ma fille, qu’étions-nous] il y a trente ans?
vous n’étiez rien ! Dieu vous a donné l’être; mais, néanmoins, vous n’êtes et
ne vous devez pourtant estimer rien, parce que, si Dieu se retirait de vous,
vous retourneriez dans le rien.
Dans l’exercice des vertus chrétiennes,
[Nous sommes… omission de ce qui précède ]
nous sommes comme un oiseau qui n’a point d’ailes pour voler, et qui n’a point
de pieds pour marcher. Nous ne pouvons pas seulement prononcer le nom de Jésus
sans une assistance particulière de Notre-Seigneur; c’est l’Apôtre qui le dit [, et non seulement pour les choses
spirituelles, nous ne pouvons rien de nous-mêmes, mais encore pour les
temporelles, car nous ne pouvons pas, ni travailler, ni nous remuer, ni faire
chose quelconque, sans le concours de Dieu. Si David…] David s’estimait un
chien [216] mort et une puce, lui qui était l’oint du Seigneur et selon [qui
était oint de Notre Seigneur, qui était selon le cœur de Dieu] le Cœur de Dieu ; hélas! que devons-nous
dire? nous estimer, nous autres! À plus forte raison, devons-nous penser que
nous ne sommes qu’un chien mort, qu’une puce, voire, moins que cela. Or,
tenons-nous donc ferme en cette connaissance de ce que nous sommes; et, passons
encore plus avant, en aimant et nous réjouissant de ce que l’on nous tient et
traite comme cela. C’est ici l’importance de le faire, où il y va du bon. C’est
la souveraine pratique que celle [celle-ci ,] d’aimer notre abjection, de
bien aimer qu’on ne tienne point compte de nous, que l’on nous laisse là, comme
une personne inutile qui n’est propre à rien, et qui n’est digne d’aucune
considération.
Mais, voici encore d’autres pratiques
dont nous devons tâcher de profiter [qu’il nous faut tâcher de faire]; c’est
que, lorsqu’il se présentera [présente] quelque occasion de faire quelque bien
surnaturel [surnaturel omis] et
pratiquer quelque vertu, il faut reconnaître notre impuissance et que nous ne
pouvons rien de nous-mêmes, de sorte qu’il ne faut rien attendre de nous, mais,
oui bien, de Dieu et de sa grâce, laquelle il nous donnera infailliblement,
tellement, qu’il faut dire hardiment avec saint Paul : Je puis tout en celui
qui me conforte. Et si nous faisons quelque chose de bien, il faut
soigneusement tout rapporter à Dieu, car la gloire lui en appartient; et, quand
nous serons tombées en faute, et que nous aurons bronché en notre chemin, il ne
faut en aucune façon nous en étonner, mais nous en humilier tout doucement
devant Dieu,, lui disant : Hé ! Seigneur ! voilà ce que je sais faire! voilà ma
pauvreté et misère! voilà ce que je suis : un néant ! une faible et infirme
créature! je ne dois pas attendre aucune chose de moi, qu’infirmités, imperfections
et défauts..... Enfin, l’humilité est la réparatrice de tous nos maux : il faut
donc bien prendre garde qu’elle ne nous manque jamais, car, si nous ne l’avons
pas, nos affaires iront bien mal, et notre perfection demeurera en arrière.
Pendant que notre Bienheureux Père
vivait, il y avait une [217] Sœur, laquelle s’affligeait grandement quand elle
avait commis quelque manquement; il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais s’amender
ni s’empêcher de faillir, de sorte que, quand elle lui parlait, elle pleurait
fort sur ce sujet. Un jour, en me parlant d’elle, il me dit : J’ai considéré
les larmes de cette bonne Sœur ; j’ai vu clairement qu’elles procédaient d’amour-propre,
et que toutes nos enfances et niaiseries et tous les étonnements que nous
avons de nous voir tomber en des imperfections, ne viennent que de ce que nous
oublions la maxime [des maximes] des saints : Qu’il nous faut tous les jours
commencer
À la vérité, mes chères filles, c’est
[par] faute de nous bien connaître que nous nous étonnons de nous voir
défaillantes, car nous présumons tant de nous, que nous en attendons quelque
chose de bon ; nous nous trompons, et Notre-Seigneur même permet que nous
tombions quelquefois bien lourdement, afin que nous nous connaissions
nous-mêmes. Non, ma chère fille, cette connaissance de nous-mêmes ne consiste
point au sentiment, ni à en faire de grandes considérations, mais à le croire
comme étant une vérité de foi; je veux dire que nous devons croire, en la
pointe de notre esprit, avec une grande certitude de foi, que nous ne sommes
rien, que nous ne pouvons rien, que nous sommes faibles, infirmes, fragiles et
imparfaites, remplissant notre entendement de cette croyance, et affectionnant
notre volonté à aimer notre pauvreté et misère. Or sus, voilà comme il faut, à
mon avis, commencer la réformation de l’âme, par la connaissance de soi-même et
par la confiance en Dieu : la connaissance de nous-même nous fera voir beaucoup
de choses, en nous, à [pour nous en] corriger et réformer, et que, néanmoins,
nous n’en pourrons venir à bout de nous-même ; la confiance en Dieu nous fera
espérer que nous pouvons tout en Dieu, et que, avec sa grâce, toutes choses
nous seront possibles et faciles.
Le second moyen de réformation est de
[Après cela il se faut exercer] s’exercer en l’oraison et en la mortification,
car ce sont les deux ailes pour voler à [218] Dieu : l’une soutient l’autre ; j’en
reviens toujours là, l’oraison et la mortification. Il faut donc que la
directrice rende les novices fort affectionnées à ces deux exercices, qu’elle
les rende amoureuses du recueillement, et que même elle leur lise quelquefois
les chapitres du Chemin de la perfection de sainte Thérèse [,qui en parle]. J’approuve
fort qu’on fasse lire ce livre aux novices, car il est bien utile, et les peut
bien aider et exciter à l’amour de ces deux vertus, de mortification et
oraison. Il n’y a que cela à faire : se bien mortifier et se bien tenir proche
de Dieu.
Il y a des âmes que Dieu élève en l’oraison
avant qu’elles aient pris un bon fondement en la mortification; c’est peut-être
parce qu’il les reconnaît si faibles, que, s’il ne leur donnait ces suavités,
elles ne feraient rien qui vaille, et n’auraient pas le courage de persévérer
et s’exercer en la vertu. Quand l’oraison est fondée sur la mortification, c’est
une base [un beau] bien assurée ; et, certes, il lui faut toujours donner ce
fondement, soit devant, soit [ou] après d’y être élevé; néanmoins, la voie
ordinaire, c’est après que l’on s’est bien, à bon escient, exercé et adonné à
la mortification, que Notre-Seigneur nous donne ces grâces d’oraison [d’oraison
omis].
Il ne faudrait pas nous [vous] mettre en
peine et penser qu’il y a de notre [votre]
faute, et que notre oraison est
[et si votre oraison ne serait pas] inutile et désagréable à Dieu, parce que
nous y avons de la difficulté [parce que nous y avons de la difficulté omis]. Non, ma chère fille, pourvu que
vous ayez été fidèle. Je vous vais donner un exemple qui vous le fera bien
entendre; c’est du bon Abraham : je l’aime grandement, ce grand patriarche, et
par inclination. Donc, Abraham présentait souvent au Seigneur des sacrifices et
holocaustes : un jour, comme il en offrait un, des oiseaux de proie s’abattirent
sur les chairs des victimes[ il vint une grande quantité de mouches sur son
sacrifice]; voyant cela, il prit une baguette et les chassa le mieux qu’il put,
sans se lasser; cela dura tout au long du [de son] sacrifice. Si, à la fin,
Abraham se fût plaint à Dieu en [lequel étant achevé, il se plaignit à Notre
Seigneur lui disant : « O [Hélas] Seigneur! quel pauvre [pauvre omis] sacrifice vous ai-je offert,
lequel a été au milieu des distractions [ lequel a été tout plein de mouches]
[219] [et la suite fortement modifiée !]
causées par les oiseaux de proie,» assurément, le Seigneur lui aurait répondu
que son oblation n’avait pas cessé de lui être agréable, parce que tout cela
était arrivé contre son gré, et qu’il avait fait tout ce qui était en son
pouvoir pour les chasser; ce qui était vrai. Ainsi, mes chères filles, [reprise ici] quand nous sommes en l’oraison,
encore que nous y ayons quantité de distractions, qui sont comme des mouches
importunes; si, néanmoins, elles nous déplaisent, et que nous fassions ce qui
est en notre pouvoir pour nous en distraire fidèlement, notre oraison ne laisse
pas d’être bonne et agréable à Dieu, nous n’en devons point douter.
C’est une chose certaine, lorsque nous
sommes dans le sentiment de notre misère à l’oraison, qu’il n’est pas besoin de
faire des discours à Notre-Seigneur pour la lui représenter ; il est mieux de
nous arrêter dans notre sentiment qui parle assez à Dieu pour nous; il est
toujours mieux, assurément, de nous arrêter paisiblement dans les sentiments et
affections que Notre-Seigneur nous donne, que d’agir de nous-mêmes. Enfin, mes
chères filles, approchez-vous de Dieu avec le plus de simplicité qui vous sera
possible, et soyez certaines que l’oraison la plus simple est la meilleure.
Oui, mes chères filles, lorsque Dieu nous donne de grandes affections et désir
de nous exercer dans l’humilité, il est bon de le faire et de jeter un regard
sur les occasions que nous aurons de la pratiquer ce jour présent, parce que
les vraies servantes de Dieu ne doivent point avoir de lendemain, ni s’étendre
plus avant que sur les occasions présentes ; elles doivent avoir un grand soin
et une fidélité toute particulière de s’exercer, ce jour-là, à la vertu sur
laquelle NotreSeigneur nous a donné des affections particulières en l’oraison,
d’autant qu’il requiert cela de nous, et nous le donne pour cette seule fin, de
nous y voir fidèlement exercer.
[ici
le ms de Verceil comporte un entretien 2]
Vous demandez maintenant, qu’est-ce
[Vous demandez mes chères sœurs ce que c’est que la tranquillité
intérieure ? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois mes chères
filles… [On s’écarte ensuite de nouveau] que le dénuement intérieur? Ma
chère fille, on n’en saurait bonnement parler, au [220] moins on ne l’entend
guère, si Dieu n’illumine l’âme; car il faut qu’il mette une certaine petite
chandelle au fond du cœur, pour lui faire voir ce de quoi il faut qu’elle se
dépouille. Or, il y a mille et mille choses dont on se doit dénuer : de son
propre intérêt, satisfaction, des consolations et sentiments de Dieu, de sa
propre estime et de son choix ; certes, celles qui sont conduites dans ces
voies, vont perpétuellement retranchant leur choix en toutes choses
généralement, et Notre-Seigneur les tient en ce continuel exercice; et lui-même
les va dénuant, et prend plaisir de les voir dans cette nudité et impuissance,
trop délicates pour en pouvoir discourir.
Mes chères Sœurs, je pensais vous
pouvoir servir encore aujourd’hui, mais la divine Providence en a bien disposé
autrement, car Sa Majesté veut que je parte. Je n’ai rien à ajouter, mes chères
filles, à ce que je vous ai dit l’autre jour, en l’entretien du dimanche, que
ces deux mots : Nous n’avons besoin que de bien faire. Je vous conjure donc,
autant qu’il m’est possible, de bien employer les bons mouvements, inspirations
et lumières que Dieu vous donne, et de les réduire en bons effets; car j’ai
appris, par l’expérience des choses de la religion, qu’il y a quatre causes ou
racines d’où procède tout notre mal, et qu’à ces quatre causes sont opposés
quatre chefs principaux qui sont comme la source de notre bonheur.
La première est que nous ne connaissons
pas assez la grandeur et l’excellence de l’état religieux, ni l’essence des
vraies [221] et solides vertus qui s’y pratiquent, la véritable humilité, la
patience et autres; cela est une ignorance d’où proviennent les autres maux;
car, voyez-vous, pour opposer maintenant le bien contraire, une âme qui s’étudie,
tant par la lecture, par la méditation, les conférences, qu’autrement, à
connaître la grandeur de l’état religieux, avance et profite par-dessus les
autres, et cela, parce qu’elle détruit l’ignorance, grande source du mal, et
acquiert la connaissance, qui est l’acheminement aux biens que lui offre l’état
religieux.
La seconde cause de notre mal est que
nous n’avons pas assez d’estime et ne prisons pas, comme il faut, les choses de
la religion, lesquelles sont toutes saintes, et ont été établies par l’esprit
de Dieu, avec tant de sagesse, qu’elles sont toutes grandement estimables, et,
s’il faut user de ce mot, quasi toutes adorable.
Estimez et prisez donc grandement tout
ce qui se pratique en la religion, comme s’accuser au chapitre, recevoir une
humiliation au réfectoire, pratiquer un acte de cordialité et douceur. Ces
moyens sont très-précieux pour nous enrichir; nous ne devrions jamais laisser
échapper telles occasions sans avoir un certain mûrissement de cœur, qui
procède de l’estime que nous faisons de ces pratiques. Car, voyez-vous, dans le
monde, une personne avare qui estime l’or et les richesses, ne perd point d’occasion
d’en amasser; et, pourquoi cela? parce qu’elle les estime et qu’elle veut être
riche. Elle ne trouverait pas un double[20]
qu’elle ne le ramassât ; elle a beau trouver de la paille, elle n’en recueille
point, parce que c’est une chose commune qu’on n’estime pas. Nous devons faire
ainsi, mes très chères Sœurs, priser et estimer toutes les choses de la
religion plus que les mondains ne prisent l’or, et avoir une sainte ambition,
ou plutôt une sainte superbe, de nous enrichir de ces [222] biens ; pour cela,
il ne faut point perdre d’occasions d’en amasser.
La troisième cause de notre mal, est que
nous n’avons pas de vrais désirs de la perfection que requiert l’état
religieux. Nous avons bien quelques petits désirs, mais ce sont des désirs
lâches, froids, sans vigueur et qui sont de peu de fruits. À cette cause sont
opposés les désirs vrais et ardents qui sont efficaces. Je suis assurée qu’il n’y
a aucune d’entre nous qui, si elle avait un vrai désir de surmonter
quelques-unes de ses passions ou mauvaises habitudes, pour invétérées qu’elles
fussent, n’en rapportât quelque victoire dans quelques semaines, ou, pour le
moins, dans quelques mois. Vous savez la réponse que fit saint Thomas à sa
sœur, quand elle lui demanda quelque moyen pour être bientôt parfaite. Il lui
dit : En le voulant. Il ne faut que
cela; ayez un vrai désir, et je vous assure que vous arriverez bientôt à la
perfection. Je vois tous les jours, dans le monde, des personnes qui désirent
faire fortune et être en crédit; que ne font-elles pas pour cela, et avec quel
soin travaillent-elles ! et pourquoi ? pour des biens périssables, pour avoir
un peu de terre qui leur est commune avec les autres hommes. Et nous autres,
mes très chères Sœurs, avec quelle ardeur devons-nous désirer faire fortune
pour le ciel, et comment‘devons-nous travailler pour acquérir les biens
perdurables qui nous sont communs avec Dieu et les Anges?
Je passe à la quatrième et dernière
cause d’où procède notre mal, qui est un défaut de courage pour l’entreprise du
bien et de la vertu, car plusieurs désirent la perfection et en parlent fort
bien; mais, à la moindre difficulté qu’ils rencontrent en l’exécution de leurs
désirs, ils perdent courage. Il y en a aussi d’autres qui reconnaissent le
bonheur de la vocation religieuse, qui l’estiment et ont de grands désirs de la
vertu ; mais un dernier point leur manque : ils n’ont pas le courage fort pour
résister aux tentations et supporter les contradictions qui se [223]
rencontrent en l’exercice des vertus; cette dernière cause est bien contraire à
la grandeur de courage et à la générosité. Il est, certes, besoin d’en avoir
pour surmonter les difficultés que l’on éprouve souvent dans la pratique du
bien, à cause de la misère de notre nature; car, par exemple, s’il vous semble
que vous n’avez pas bien ce qu’il vous faut, toutes les commodités du corps, et
qu’il se plaigne et murmure, il faut surmonter tout cela généreusement et dire
: Eh bien ! s’il me manque quelque chose, je serai bien aise d’avoir cette
occasion de souffrir quelque petite chosette ou incommodité. Vous vient-il
aussi quelque petite ambition ou envie d’être aimée, d’être préférée et telles
autres choses semblables? il faut surmonter cela. Une âme généreuse ne s’amuse
point .à ces fantaisies et désirs ; elle a des prétentions bien plus relevées,
car elle aspire à la véritable perfection religieuse, laquelle ne consiste pas
à bien faire une cérémonie, chanter au chœur; non, ce n’est point cela qui fait
le religieux et la religieuse, mais à bien pratiquer les vraies et solides
vertus que requiert l’état où l’on est.
O mes très chères Sœurs! connaissez et
reconnaissez l’excellence et dignité du bonheur de la religion ; estimez-le et
prisez-le au-dessus de tout ce dont le monde fait état. Ayez de vrais désirs
de la perfection; et, enfin, ayez un grand courage pour effectuer ces bons
désirs, et pour vaincre et surmonter les difficultés qui se rencontrent en l’exercice
de la vertu. Nous ne savons pas en quoi consiste l’essence de la vraie vertu et
oraison; ce n’est autre chose que d’être toujours prêtes à recevoir toutes
sortes d’obéissances, et tenir notre âme unie à la volonté de Dieu autant qu’il
nous est possible. L’âme qui peut dire, en vérité, qu’elle est toujours
disposée à tout ce qu’on lui voudra commander, est toujours en oraison. [224]
Je suis bien aise que vous me fassiez
cette demande, mes chères Sœurs : Comment les Sœurs professes doivent être
zélées à prendre l’esprit de leur vocation, et à servir de bon exemple ? J’y
réponds, en vous assurant que c’est une question bien importante, et que les
Sœurs doivent très assurément nourrir dans leurs cœurs, une grande jalousie et
un zèle ardent de se bien édifier les unes les autres, et tous ceux avec qui
elles conversent, et qu’elles aient un grand soin de prendre l’esprit de leur
Institut, pour procurer que celles qui nous suivent le prennent aussi ; mais ce
zèle ne doit pas être pointilleux, picoteux, impatient, il ne faut même pas que
celles qui sont en charge pressent trop les esprits. Le zèle de notre
Bienheureux Père n’était point tel : c’était un zèle qui le faisait prier,
donner bon exemple, exciter, encourager, et supporter les âmes ; il ne les
pressait point, mais les attendait longuement avec une patience et débonnaireté
admirables, les aidait de tout son pouvoir, sans plaindre sa peine, ni sans
épargner sa charité, puis laissait le reste à la Providence de Dieu. Il ne faut
point aller chercher d’autre doctrine que celle de ce Bienheureux Père de nos
âmes pour bien exercer notre zèle. Voici donc ce qu’il faut faire : recourir à
l’oraison, aider, supporter, et donner bon exemple à nos Sœurs; celles qui sont
en charge, par leurs avis et enseignements, et les autres en se parlant et
encourageant ensemble.
Mon Dieu! mes Sœurs, à quoi devons-nous
prendre plaisir, sinon à parler de Dieu, de l’éternité, du bonheur de notre
vo-[225]cation, de l’amour et fidélité que nous devons avoir à bien prendre l’esprit
de notre saint Institut, et pour le conserver soigneusement ; nos discours ne
doivent être d’autre chose, lorsque nous avons congé de nous entretenir en
particulier, surtout soyons d’une grande observance. Tâchons de servir de bon
exemple, parce qu’on ne saurait dire le bien qu’apporte dans une maison
religieuse une fille de bonne édification ; mais que tout ce que nous faisons
pour la donner se fasse avec le seul désir de nous rendre toujours plus
agréables à Dieu, et par ce seul motif de son pur amour, et que ce soit cet
amour seul qui anime notre zèle.
Or sus, mes chères filles, il faut que
je vous donne trois fondements pour établir notre zèle et notre vertu, afin qu’elle
soit solide : le premier est d’être entièrement dépendantes du soin paternel de
notre bon Dieu et de nos supérieurs, sans avoir aucun soin de nous-mêmes ; non,
ne pensez point à ce que vous ferez et à ce qui vous arrivera; abandonnez toute
votre âme, votre esprit, et même votre corps, dans le sein de la divine
Providence, et à celui de l’obéissance, et même le soin de votre perfection ;
car Notre-Seigneur en aura assez, ayant plus d’amour et de soin pour nous que
la mère la plus passionnée n’a de nourrir et élever son enfant. Oui,
certainement, mes chères Sœurs, Dieu pense plus, par le menu, à nos nécessités,
pour petites et minces qu’elles soient, en a plus de soin qu’une tendre mère et
nourrice ne fait de son petit qu’elle amie tendrement. Sachez pourtant que la
mesure de la Providence de Dieu sur nous est celle de la confiance que nous
avons en lui, et que son soin est d’autant plus achevé, que notre abandonnement
entre ses mains sacrées est plus parfait et plus entier. Je ne veux pas que
vous vous lassiez de travailler fidèlement à votre perfection; mais je vous dis
seulement que les voies et les moyens d’y parvenir vous doivent être
indifférents; laissez-vous donc tourner, manier et façonner tout au gré du bon
plai-[226]sir éternel, par la voie de l’obéissance, sans permettre à votre
esprit de discerner ce qui lui est propre ou non, comme de penser : pourrai-je
bien faire cette charge? Ou bien : je ferais mieux l’autre; je serais bien
mieux avec cette Sœur, qui a plus de rapport à mon humeur, qu’avec celle-là.
Laissez tous ces discernements pour vous laisser incessamment à la conduite de
Notre-Seigneur.
Le deuxième point, c’est qu’il ne faut
chercher que Dieu, ne vouloir que Dieu, ne prétendre que Dieu. Ah! si vous ne
cherchez que Dieu, vous le trouverez partout; par exemple : une fille va faire
l’oraison, l’obéissance l’en retire tout incontinent pour l’employer ailleurs;
infailliblement, elle trouvera autant Dieu dans cette occupation qu’en l’oraison.
Je vous avoue que ce sera possible, avec moins de satisfaction et de doux
repos; mais sachez que Dieu se trouve mieux aussi où il y a plus de l’abnégation,
que de plaisir pour nous. Si vous ne cherchez encore que Dieu, mes Sœurs, vous
serez indifférentes pour vos emplois, pour vos charges, pour votre séjour et
pour tout ce qui vous concerne, d’autant que vous trouverez partout ce bon et
grand Dieu de votre cœur, parce qu’il ne se trouve jamais mieux qu’en l’obéissance.
C’est en cette divine indifférence qu’on trouve enclose le document de notre
Bienheureux Père : Ne demandez rien et ne refusez rien; c’est le dernier qu’il
nous a donné, parce qu’il contient tous les autres ensemble, puisque nous
trouvons dans sa pratique, celle de l’humilité, douceur, simplicité et
mortification, parfaitement comprises; mais, plus que toutes vertus, ce
document contient encore la parfaite dépendance du bon plaisir de Dieu, et l’entière
perfection comprise dans nos saintes règles et constitutions. Le Bienheureux
nous désirait fidèles à cette pratique; c’est aussi mon unique désir sur vous,
mes chères filles; et, comme je sais qu’il n’y a rien de plus parfait que cette
pratique même, je l’honore et la prise infiniment, me souvenant du zèle avec
lequel ce Bien-[227]heureux Père nous la recommandait spécialement, trois ans
avant sa mort, qu’il avait si fréquemment ces paroles à la bouche : Ne demandez rien et ne refusez rien, mes
filles. O Dieu! que celles qui pratiquent bien cet admirable document
possèdent une grande tranquillité, parce qu’il conduit promptement et
fidèlement à la plus haute et sublime perfection.
Vous me dites qu’il ne faut donc pas
demander ses nécessités? Pardonnez-moi, mes Sœurs, il faut demander simplement
et confidemment ce que vous avez besoin : la constitution l’ordonne ; mais il
faut prendre garde de ne demander que le nécessaire, et non ce qui plaît, que
nous n’eussions pas même pu avoir dans le monde, et ne vouloir pas, si à point
nommé, tout ce qui est de nos inclinations, ne voulant rien souffrir. Non, mes
filles, il faut être plus mortifiées, une âme religieuse devant aimer
souverainement les souffrances et la pratique de son vœu de pauvreté; par
exemple : nous commencerons à avoir un peu froid; nous voulons aussitôt des
habits et couvertures. Le chaud vient : nous voulons soudain tout poser plus
tôt que les autres : cela marque une grande tendreté et trop d’attention sur
nous-mêmes, qui me fait quelquefois un peu mal au cœur, ne voyant pas mes
filles aussi parfaites que je les voudrais. Je vous dirai encore, que ce
document de notre Bienheureux Père tendait surtout à ce dédiaient du trop grand
soin de nos corps, sachant que les femmes et les filles sont pour l’ordinaire
fort tendres, trouvant que tout leur fait mal, que tout les incommode, que
tout nuit à leur santé, que ceci leur est propre et que cela ne le leur est
pas; je suis mieux ici que là; cet air m’est bon, l’autre me nuit, et mille
autres petites faiblesses qu’une âme saintement généreuse et bien attentive à
Dieu n’a pas. Mais, savez-vous à quoi tendait souverainement ce dernier avis de
notre saint Père : ne demandez rien et ne refusez rien? C’était pour délivrer
et affranchir nos esprits de tant de pensées, de tant de réflexions et
desseins que les âmes qui ne sont [228] pas dénuées d’elles-mêmes ont encore,
ce qui leur cause des grands troubles et inquiétudes. Si l’on emploie telles
personnes à des charges ou à des fondations, elles se tourmenteront dans le
tracas et dans les petites contrariétés et difficultés, dans les privations de
leurs petites commodités qui les étonneront : « O mon Dieu! diront-elles,
je suis si distraite, si inquiète, je ne saurais me tenir à la présence de
Dieu! Quand j’étais à Annecy, dans notre petite cellule, j’étais si contente,
si recueillie, notre Mère m’était si douce, si gracieuse ! mes Sœurs m’étaient
toutes si cordiales, bonnes et condescendantes! je m’accommodais si bien à
leurs humeurs, elles m’aimaient si tendrement!... Tout cela n’est pas vertu, et
ce n’est pas être vertueuses de n’être cordiales et douces que lorsque rien ne
vous contrarie, et que vous êtes dans votre cellule sans être exercées et hors
des occasions de rien souffrir, que vous êtes avec une supérieure et des Sœurs
qui approuvent tout ce que vous faites; l’égalité et sainte joie n’est pas
merveilleuse en ces rencontres. Je crains bien, au contraire, que nos passions
ne s’engraissent parmi ce repos et cette quiétude, et que vous ne soyez pleines
de vous-mêmes, immortifiées, attachées à vos propres intérêts et satisfactions;
et, si vous vous regardez bien, vous trouverez que votre vertu prétendue n’est
pas en vous, mais en votre supérieure, en votre Sœur, en votre cellule et aux
lieux où vous êtes. Si nous ne cherchons que Dieu, nous le trouverons ici, nous
le trouverons là; et, parce qu’il est partout, en tous lieux et en toutes
personnes, et si nous ne voulons que lui, nous serons contentes de tout et
partout.
Le troisième moyen de bien établir notre
vertu, c’est de recevoir toutes choses comme venant de la main de Dieu, qui
nous envoie le tout pour notre bien et pour nous faire mériter. Une Sœur vous
dira une parole piquante; une autre vous répondra mal gracieusement regardez en
cela la bonté de NotreSeigneur, parce que, bien qu’il ne soit pas auteur du mal
ni [229] de l’imperfection de la Sœur, il a néanmoins permis que cette parole
vous fût dite, afin que vous en fissiez votre profit, en pratiquant la
patience, la mortification, le doux support, et que votre Sœur, de son côté, s’humiliât,
et aimât son abjection. Nous voyons qu’on fait passer l’eau des plus belles
sources par des canaux de fer, de plomb et de bois; cette même eau, passant par
ces canaux, vient toujours de sa source pour s’introduire aux lieux où on la
désire; de même toutes nos adversités et contradictions viennent de l’agréable
et première source de la Divinité, bien qu’elles passent par les créatures, qu’elles
nous viennent d’elles comme par des canaux; il ne faut jamais regarder les
moyens par lesquels ces eaux amères nous viennent ; mais adorer la source d’où
elles dérivent, jetant toujours les yeux en Dieu dans nos peines et nos
adversités, pour les recevoir de sa main adorable. Nous devons être extrêmement
aises d’avoir des occasions de souffrir et de pratiquer la vertu, qui ne s’acquiert
jamais mieux que lorsqu’elle est combattue de son contraire, bien que Dieu nous
la puisse donner dans un instant ; mais il ne fait pas souvent de ces miracles,
et veut, pour l’ordinaire, que nous passions par la voie obscure, nous tenant
dans les lieux bas, jusqu’à ce que sa main nous élève dans son cabinet pour
nous communiquer ses secrets.
Nous nous trouvons, possible, bien
éloignées des sentiments de cette demoiselle dont par le Philothée, et qui alla trouver saint Athanase pour le prier de lui
donner une maîtresse rude et difficile à servir, afin qu’elle pût avoir sujet,
en la servant, d’endurer et de s’exercer à la vertu, et, voyant qu’elle en
avait rencontré une bonne, douce et vertueuse, qui ne la faisait point
souffrir, parce que le Saint n’avait pas bien compris son intention, elle le
retrouva de nouveau et le pria de si bonne grâce, que son dessein fut accompli,
parce que ce grand Saint lui donna une maîtresse chagrine, coléreuse et
opiniâtre, laquelle l’exerça merveilleusement et la satisfit fort pleinement,
lui [230] donna matière de profiter comme elle désirait pour parvenir à la
perfection. O mes chères Sœurs! nous ne ferions pas de même, car nous voulons
que les Sœurs avec lesquelles nous demeurons soient si douces, si cordiales à
notre endroit, qu’elles ne nous disent pas la moindre parole qui nous puisse
toucher ou mortifier ; toutes les officières voudraient des aides maniables et
condescendantes. À la vérité, il faut bien que celles-ci obéissent simplement,
parce que la supérieure les leur a assujetties, comme ayant l’autorité sur
toutes, comme chef de la Congrégation; mais il ne faut pas que les officières
aient de pouvoir sur les mêmes aides de leurs charges, ains elles les doivent
prier cordialement et gracieusement, parce qu’elles n’ont sur elles qu’une
autorité empruntée.
La Sœur assistante de la communauté ne
doit pas aussi traiter avec un pouvoir absolu comme ferait la supérieure, car
elle n’a que celui que la Mère lui commet, étant celle qui a été élue
par-dessus toutes les autres; ains les Sœurs lui doivent pourtant rendre [en l’absence
de la supérieure] les mêmes honneurs et obéissances qu’à la supérieure même,
puisqu’elle lui a remis son pouvoir et son autorité.
Il ne faut donc pas que les officières
usent de maîtrise sur leurs aides, mais qu’elles leur disent humblement et
doucement ce qu’il faut qu’elles fassent, leur parlant avec un cordial respect
: « Ma Sœur, vous plaît-il de faire un peu telle chose », ou bien : « Faites un
peu cela, s’il vous plaît? » Les aides peuvent donner leur avis simplement,
disant : « Il me semble que ceci serait bien ainsi », ou bien : « Nous faisions
telles choses comme cela »,et semblables petites paroles selon les occasions,
puis, faire comme l’officière voudra, sans contrôler ni témoigner des
sentiments et aversions, si on ne fait pas état de ce qu’elles ont dit. Celles
qui ont les charges ne doivent pas aussi tant faire les entendues, qu’elles ne
demandent cordialement l’avis et sentiment de leurs aides. [231]
Enfin, mes chères filles, soyez douces,
gracieuses, cordiales et unies ensemble, n’ayant qu’un cœur et qu’une âme; supportez-vous,
entr’aimez-vous les unes les autres, et, en cela, l’on connaîtra que vous êtes
vraies servantes de Dieu et vraies filles de notre Bienheureux Père, duquel,
par tous les actes que nous ferons des vertus et des saints documents qu’il
nous a donnés à pratiquer, nous accroîtrons et augmenterons la gloire
accidentelle. Rendons-nous-y fidèles, afin de ne lui dérober ce que nous lui
devons, je vous en prie, mes chères filles.
Vous me demandez comme il faut faire
pour bien commencer la vie spirituelle?... Ma chère fille, il n’y a autre chose
à faire qu’à se méfier de soi-même, se mépriser soi-même ; il se faut bien
connaître, car enfin c’est l’unique moyen pour bien commencer et prendre un
bon fondement en la vie spirituelle ; de sorte qu’il faut bien inculquer ce
point aux novices, et à toutes celles qui veulent faire profession de la vertu.
C’est le premier degré que cette connaissance de soi-même ; aussi la première
chose qui m’est tombée, ce matin en l’esprit, en me réveillant, c’est ce que
dit le Combat spirituel, « que
ceux qui veulent tendre à la perfection doivent jeter le fondement d’une grande
défiance d’eux-mêmes et entière confiance en Dieu. » Il me semble que les
personnes spirituelles ne se fondent pas assez là-dessus; c’est pourquoi l’on
voit fort peu de solide vertu. L’on spécule tant, l’on fait tant d’états, et l’on
se porte tant à ces hautes oraisons, aux ravissements et choses délicates et
extraordinaires; néanmoins, [232] la vraie sainteté et solide vertu consiste en
cette défiance et mépris de soi-même et confiance en Dieu.
Mon Dieu ! que je désirerais qu’on
inculquât ceci aux novices et qu’on les fondât bien en cette perfection, leur
faisant connaître leur bassesse, leur néant, leur vileté, et qu’elles ne
peuvent rien d’elles-mêmes, et que tout ce qui est de bon en elles vient de
Dieu! Elles doivent donc tout rapporter à Lui et n’attendre rien d’elles-mêmes,
mais de Lui, de sa grâce et assistance.
Il est presque impossible, pour nous
autres, que nous ne soyons pas humbles, tandis que nous conserverons cet
esprit, d’ouvrir la porte de nos maisons, pour y recevoir toutes sortes de
personnes que le monde méprise et rebute, comme les boiteuses, aveugles,
contrefaites et autres, car cela nous tiendra en humilité devant les créatures
; et devant Dieu nous pratiquerons une charité extrême et la plus grande que l’on
saurait pratiquer, car non seulement ces filles et ces femmes sont rebutées du
monde, mais encore des personnes les plus saintes, car il n’y a point de
religion, pour sainte qu’elle soit, où on les veuille recevoir. Voilà donc
comme la divine Providence trouve cet expédient pour nous maintenir en l’esprit
de notre Institut, qui est un esprit de bassesse, humilité, mépris, abjection
et douce charité, recevant à bras ouverts tout ce que le monde rejette, pourvu
que ces âmes aient le cœur bien sain et disposé à vivre en humilité, soumission
et obéissance.
Or, mes chères filles, l’humilité n’est
autre chose que le mépris et démission de soi-même et de sa volonté, et d’aimer
son néant, misère et abjection, de souffrir et de vouloir doucement, gaiement et
amoureusement qu’on nous tienne et traite pour ce que nous sommes. Certes, c’est
aller bien avant que d’en venir là, car cette connaissance de nous-mêmes n’est
que le premier degré de l’humilité : l’humilité produit aussi la générosité et
confiance en Dieu. [233]
Mais, vous dites, comment une âme bien
imparfaite et pleine de misères peut avoir cette générosité et confiance? Ma
chère fille, notre Bienheureux Père avait accoutumé de dire que « plus il
se sentait faible, plus il avait de force et de confiance, d’autant qu’il n’attendait
rien de lui-même et qu’il jetait toute sa confiance en Dieu. » Il était si
aise quand on tombait en des fautes de fragilité, parce qu’il disait que cela
était bon pour humilier l’âme, et pour lui faire voir qu’elle ne doit nullement
se confier en elle-même, mais en la grâce et assistance de NotreSeigneur.
Enfin, ces âmes doivent avoir un grand
courage pour mettre fidèlement la main à l’œuvre de leur perfection, sans s’étonner
ni se mettre aucunement en peine de se voir sujettes à tant de fautes et
imperfections.
S’il était en mon pouvoir d’avoir des
sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour
du prochain; or, Notre-Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments
ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut; sa divine Majesté les
donne à qui il lui plaît. C’est le Maître qui fait ce qu’il veut.
Il n’y a que deux choses [à faire] :
éviter le mal et faire le bien, et cela selon la raison qui nous doit conduire;
Dieu nous en donne [pour vivre] selon icelle, et non selon nos inclinations,
car ce serait vivre en bête, les bêtes suivent leur instinct : [234] quand
elles ont faim, elles mangent ; quand elles n’ont pas faim, elles ne mangent
pas ; quand elles ont envie de crier, elles crient ; quand elles n’en ont pas
envie, elles ne crient pas. On ne les saurait faire manger ou crier lorsqu’elles
ne le veulent pas faire.
Avant que j’eusse lu la Sainte-Écriture,
je pensais qu’on pouvait aller au Ciel plus aisément, qu’il ne fallait pas tant
de choses ni se tant mortifier; mais
depuis que j’ai vu ce que Notre-Seigneur dit et ses Apôtres, je vois
bien qu’il ne faut pas vivre selon ses passions et inclinations; qu’il faut
pâtir et endurer beaucoup, et qu’il n’y a point d’autres voies pour faire son
salut que celles des croix et des souffrances; qu’il faut enfin vouloir le bien
et le faire, car le Ciel n’est rempli que de [bonnes] œuvres. Tout gît donc en
cela.
Voyez-vous ce Père de famille qui avait
deux enfants; il les appelle l’un après l’autre, et dit au premier : « Mon
fils,.va travailler en ma vigne; il répondit gaiement qu’il en était content et
qu’il s’y en allait; néanmoins il n’en fit rien. Le Père appelle l’autre et lui
fit le même commandement, d’aller travailler en sa vigne; mais il répondit :
Comment irai-je? je suis déjà las, et témoigna de la résistance et répugnance;
néanmoins il s’y en alla et travailla fidèlement. Or, qui a accompli la volonté
du Père? C’est ce dernier qui se met en effet [à l’œuvre], nonobstant la
difficulté qu’il y avait.
Ainsi, vous voyez qu’il importe peu que
nous ayons des résistances à faire le bien et à suivre la volonté de Dieu,
pourvu qu’on se surmonte et qu’on ne laisse pas de l’accomplir. [235]
Non, mes filles, il est impossible de
faire entièrement mourir toutes nos passions; nous les pouvons bien amortir,
mais nous les sentirons toujours. Il est vrai qu’elles peuvent être si
endormies, que pour un peu de temps elles ne nous travailleront pas, et qu’à
force de les mortifier elles cesseront de nous faire la guerre; mais parce qu’elles
ne sont pas mortes, lorsque nous y penserons le moins, elles se réveilleront si
bien, qu’elles nous feront tomber en des grosses fautes. Vous direz
alors : D’où vient ceci? Je ne croyais plus avoir des passions, ou, pour
le moins, je pensais de m’en être rendue la maîtresse Je vous répondrai : Parce que vos passions n’étaient
pas mortes, elles se font sentir, et -vous font connaître qu’elles n’étaient qu’un
peu endormies, puisqu’un petit bruit les a réveillées. Il y a bien des
personnes qui, par une longue habitude à la mortification, les ont endormies d’un
sommeil si profond, qu’elles ne se réveillent pas ni si aisément ni si fréquemment.
Ces sortes d’âmes ont acquis une certaine domination sur ces petites rebelles,
que, dès qu’elles commencent à se révolter, elles ont le pouvoir de les
retenir; et, bien que ces passions fassent quelques échappées, elles sont
soudainement en leur devoir et à l’obéissance de la raison.
Mais celles qui ne sont que légèrement
ensommeillées et qui ne sont pas encore bien sujettes, elles se réveillent
souvent et donnent bien de la besogne et de la peine; elles requièrent de l’âme
une grande attention sur elle-même, et beaucoup de fidélité à la mortification
pour les mieux ranger et dompter.
Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui
ont leurs passions [236] accoisées parce que rien ne les contrarie ; [ce n’est
pas à dire qu’elles soient vertueuses pour cela,] car enfin la vertu solide ne
s’acquiert qu’au milieu des contradictions. Une personne ne se peut pas dire
patiente lorsqu’elle ne souffre rien. Il ne faut que mettre ces âmes-là dans
les occasions pour les connaître; elles verront elles-mêmes, par leurs faux pas,
que leur vertu n’était qu’une vertu apparente et qui ne subsistait que dans
leur imagination. Elles ressemblent à ces rivières qui coulent si doucement
lorsque le temps est calme et que rien ne s’oppose à leur course; mais, à la
moindre bouffée de vent qui survient, les ondes s’élèvent et font grand bruit;
leur calme ne procédait pas d’elles-mêmes, mais du vent qui ne battait pas sur
elles. Je conseille à ces sortes de personnes de ce bien humilier, parce que je
les assure que leur vertu n’est qu’un fantôme ou un simulacre qui n’est rien
moins que vertu. Notre-Seigneur permet que leurs passions s’élèvent et qu’elles
donnent du nez en terre, pour les tenir plus humbles et petites à leurs yeux,
leur faisant connaître leur impuissance et ce qu’elles sont sans son secours.
Pour nous tenir donc dans cette connaissance si utile à nos âmes, il permet que
nous fassions des plus grands manquements lorsque nous avons formé les
meilleures résolutions et que nous nous persuadons de vouloir faire des
merveilles. O Dieu ! mes Sœurs, que la créature est peu de chose d’elle-même!
Elle ne doit rien attendre que de la grâce de son Dieu, car, je l’assure, elle
n’est rien du tout ! Que serait-ce si nous ne faisions point de ces fautes qui
nous font aimer notre abjection? nous croirions être saintes. O mes filles!
bienheureuses seront celles qui font de ces grosses imperfections qui leur
donnent bien de la confusion aux yeux des créatures, car je les assure que si
elles savent bien en faire profit, et tel que Dieu désire, elles se rendront
fort agréables à ses yeux divins.
Vous demandez si le démon nous peut
donner des passions? Non, ma Sœur, nos passions sont en nous-mêmes; qui les a
[237] plus, qui les a moins fortes : le diable les peut émouvoir, selon le
pouvoir que Dieu lui donne, parce qu’il ne peut rien sans cette divine
permission ; mais il ne peut pas en donner, car les passions nous sont
naturelles et nous les avons dans nous.
Ce qu’il faut faire, dites-vous encore,
lorsque tout à coup on sent toutes ses passions émues? Il ne faut pas se
violenter à faire quantité d’actes pour les vaincre et les ramener au devoir,
parce qu’elles nous pourraient surmonter ; mais, dans la partie suprême de
notre âme, il nous faut joindre seulement au bon plaisir de Dieu, nous
humilier; et, au partir de là, nous tenir en paix et le plus tranquillement que
nous pourrons auprès de Dieu. Enfin, il nous faut faire comme nos grangers ont
fait aujourd’hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se
sont trouvés subitement en un très grand péril; dans un instant ils ont vu s’élever
une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout
ce qui était dessus. Hélas! qu’ont-ils fait? Ils ne se sont pas opiniâtrés de
vouloir prendre le droit fil de l’eau en traversant ces grosses ondes; non, ils
se seraient perdus faisant de la sorte; mais ils ont très sagement conduit leur
barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes; par ce moyen
ils sont arrivés, en évitant l’orage et non en le combattant.
Mes Sœurs, voilà un petit modèle de ce
que nous devons faire, lorsque, voguant en grande paix dans notre petite navigation,
nous sentons, sans y penser, toutes nos passions s’élever et causer en nous un
grand orage, comme si elles nous devaient abîmer ou nous entraîner après
elles; il ne faut pas vouloir calmer nous-mêmes cette tempête, mais nous approcher doucement du rivage, tenant
notre volonté ferme en Dieu, côtoyer les petites ondes, pour arriver, par l’humble
connaissance de nous-mêmes, à Dieu, qui est notre port assuré. Cheminons
bellement, sans effort, et sans rien accorder à nos passions de ce qu’elles
désirent, et faisant ainsi, nous arriverons un peu [238] plus tard à ce divin
port; mais avec plus de gloire que si nous avions joui d’un calme parfait et
que nous eussions vogué sans peine.
Mes chères filles, êtes-vous satisfaites
sur vos demandes? Je le souhaite bien fort, et que nous fassions toujours notre
profit de tout. Dieu nous en fasse la grâce.
[Un
jour, notre digne Mère revenant de la seconde table, s’agenouilla devant le
Saint-Sacrement, où elle prit une splendeur de visage, une sérénité et une
fermeté tout extraordinaire, et nous dit, dès qu’elle fut assise, à la récréation :]
O Dieu! que faisons-nous en cette vie,
mes chères Sœurs? Je vous puis assurer, que je n’eus jamais une si claire vue
de la bonté et de la beauté de la mort, comme je l’ai maintenant. Hélas! que
faisons-nous ça-bas en cette misérable vallée de pleurs, éloignées de Dieu, où
il ne se trouve point de solide vertu! où il n’y a guère de véritable humilité
ni de vraie simplicité! où l’on trouve si peu d’âmes totalement abandonnées
entre les bras de Dieu !
Quelle est celle d’entre nous qui
voudrait toujours être ravalée, humiliée et avilie? O Dieu! s’il faut demeurer
ça-bas, au moins faut-il que ce soit pour y pratiquer les solides vertus. Pour
cela, mes chères Sœurs, je me résous de ne point flatter vos inclinations, mais
de les rompre, et de n’en pas contenter une de toutes celles que je connaîtrai.
Eh Dieu ! nous marchons trop en enfants, cela me fâche. Il faut céans, je veux
dire que [239] les filles de cet Institut pratiquent les actes des vraies,
grandes et héroïques vertus. Je vous puis bien assurer que si le premier pas de
cet Institut était à faire, l’on y marcherait d’un autre biais que l’on n’a pas
fait jusqu’à présent, au moins si j’avais le sentiment que j’ai maintenant. Je
suis absolument déterminée de vous bien mortifier, et de contrarier vivement
toutes vos inclinations. Oui, je le proteste, mes Sœurs, à la vue et la face de
notre Dieu, que je vous mortifierai, humilierai, et agirai avec plus de force d’esprit
que je n’ai jamais fait, et je me repens bien de ne l’avoir pas fait plus tôt.
Mais, désormais, je ne veux plus de niaiseries; il faudra rompre ou faire, et
jamais fille n’aura ma voix, que je n’y voie bien tout ce qu’il faut et tout ce
que je désire, et toutes tant que vous êtes, préparez-vous à être conduites par
un nouvel esprit, car je suis chargée de nourrir les filles de notre
Bienheureux Père, et je ne puis pas le faire sans les mortifier et humilier. J’ai
changé les officières et les livres ; mais si j’entends sur cela le moindre
signe de répugnance et d’inclination, je vous humilierai puissamment. Au reste,
mes Sœurs, je ne vous mortifierai point selon mes inclinations ou aversions,
car il n’y a pas une de nos Sœurs pour qui j’aie inclination, attache ou
aversion particulière de la grosseur d’un ciron. Ce n’est pas que je ne sois
bien imparfaite; mais je garde mes inclinations pour moi, et quant à mes Sœurs,
je les conduis comme je crois le devoir faire, selon Dieu et ma conscience, et
je mortifierai chacune d’elles autant que je verrai le devoir faire et qu’il
sera nécessaire, avec plus de force d’esprit que je n’ai jamais fait.
Ma Sœur la directrice, mortifiez bien ce
peu de novices que vous avez; s’il s’en trouve qui soient si vives qu’elles ne
puissent souffrir qu’on les mortifie, en sorte qu’à cause de cela elles font
toujours plus de fautes, je ne suis point d’avis qu’on les en tienne quittes;
mais savez-vous le remède? il faut
doubler, et puis tripler, et retripler. [210]
Vous n’avez que ma Sœur N. de [novice]
blanche, elle est prou immortifiée, mais mortifiez-la bien. Et si vous ne
voulez pas tomber, notre novice, tenez-vous ferme... Vous répondrez que cela
vous donnera bien du travail; tant mieux, pourvu que vous ayez un grand courage
pour avaler les médecines spirituelles qu’on vous donnera, et pour laisser
mettre les cataplasmes sur vos plaies sans dire, holà!
Certes, qui voudra vivre selon ses
inclinations ne vienne plus céans, et comme dit notre bienheureux Père :
« Qui voudra se servir de sa propre volonté, il la lui faudra aller
donner, hors de la porte, car dedans il ne s’en parlera plus, Dieu aidant. » C’était
le sentiment qu’avait ce Bienheureux sur la fin de sa vie. Il me dit à Paris :
« Je suis très-résolu de ne point trahir les âmes ni de les flatter. N…. N…. s’adresse
à moi, je lui dirai franchement ses vérités. Qui voudra suivre ses inclinations
ne vienne point à moi; qui voudra vivre selon Dieu, qu’il y vienne, je le
servirai de tout mon cœur..... »
Il dit ces mêmes paroles à une personne
qui ne s’amendait pas; elle n’eut pas le courage ni la force pour le supporter,
si qu’elle rompit, et il la laissa rompre.
Si je ne conduis pas bien mes Sœurs, ce
sera par faute d’intelligence et non par malice de volonté, car, grâce à Dieu,
sa bonté m’a donné une volonté droite ; mais pour les péchés d’ignorance, sans
malice, j’ai appris de mon Bienheureux Père que ces péchés-là sont fort peu de
chose devant Dieu. Par sa grâce, je n’ai rien qui me tienne attachée, j’aime
bien toutes mes Sœurs, et il n’y en a aucune à qui je me sente attachée le
moins du monde; et, bien que j’aie toujours cette inclination de retourner en
ce monastère [d’Annecy] dès que j’ai achevé ce que j’ai à faire dans les autres
; je ne suis que la volonté de notre Bienheureux Père, car je lui demandai, s’il
venait à mourir, ce qu’il lui plaisait que je fisse, il me dit : Vous demeurerez
en la barque en laquelle je vous ai mise. » [241]
Pour conclusion, mes chères Sœurs, je
vous annonce que je vous mortifierai sans inclination ni aversion. Je vous ai
promis que je contrarierai fortement et fermement vos inclinations, et vous
proteste que je tiendrai ferme en ce dessein; et celle qui ne voudra pas que
ses inclinations soient rompues, qu’elle soit soigneuse que je ne les voie pas;
car, tout autant que j’en verrai, autant j’en ruinerai, Dieu aidant.
Il y a des âmes qui sont si pleines d’elles-mêmes,
qu’on le voit en tout ce qu’elles font, soit en leur ouvrage, en leurs paroles
et façons de faire ; mais il y en a encore de plus fines : elles dissimulent;
et, cependant, quand je leur parle, je vois danser leur amour-propre par
là-dedans. Ah! il faut avoir un grand soin de se vider de soi-même par une
entière abnégation et mortification.
On demande si une âme ne peut pas être
bien remplie de soi-même sans le connaître? Oui, cela se peut bien; mais,
certes, ces âmes-là ne lisent pas les Entretiens
de notre Bienheureux Père et ne pénètrent pas assez avant en cette vraie
science, laquelle ne nous enseigne rien tant que l’anéantissement de soi-même
; car, si on les lisait bien et qu’on les mit en pratique, nous serions de plus
braves filles que nous ne sommes pas. Certes, je voudrais que nous fussions
toutes parfaites de la perfection que ce Bienheureux nous a enseignée. Nous
sommes de bonnes filles, il est vrai; nous allons bien à l’Office, nous gardons
le silence, cela est bon ; nous ne faisons pas de répliques à l’obéissance,
cela est bon aussi; mais ces âmes qui font si [242] bien les choses
extérieures, ont-elles quelque exercice intérieur? Non... Ah! donnez-leur-en un
peu, et, par là, vous connaîtrez ce qu’elles sont. Piquez-les, et vous verrez
si elles sont vives et sensibles, et comme elles ménageront leurs sentiments !
Je sais bien que pour avoir des sentiments et des passions vives et promptement
émues, quand on nous reprend, cela ne veut rien dire, et n’empêche point la
perfection, pourvu qu’on ne les suive pas. Mon Dieu! cette doctrine nous a tant
été enseignée !
Que celles donc qui n’ont point les
passions fortes ni de ressentiments de répugnance ne s’estiment pas les plus
parfaites, ains, au contraire, celles qui les ont plus fortes, ont bien plus de
moyens de s’établir et acquérir les vraies et solides vertus, si elles sont
fidèles à Dieu. Mais quand on se surmonte, dites-vous, ou qu’on fait quelque
bonne pratique, il vient une certaine complaisance et satisfaction qui gâte
tout, et nous fait tout perdre, si nous n’y prenons garde. Vous dites vrai, ma
très chère fille ; et quel malheur, quand, après avoir fait quelques bons
sacrifices, nous venons à nous en complaire en nous-mêmes, tout n’est-il pas
perdu? Or, si on ne peut, ou rarement, faire le bien qu’il ne nous en demeure
quelque satisfaction, cela n’est pas mal; mais de s’y entretenir et de s’y
complaire, c’est ce qui gâte tout. Et que faut-il faire à cela? Il faut
anéantir ces pensées de complaisances et vaine satisfaction, s’humilier et
chercher son abjection, donner la gloire à Dieu de tout, et reconnaître que de
nous-mêmes nous ne pouvons rien. En un mot, il faut être FIDÈLEMENT FIDÈLE et
HUMBLEMENT HUMBLE; cela veut dire qu’il faut en toutes choses ne chercher que
la gloire de Dieu, et ne rien faire que pour lui plaire; rien pour nous ni pour
les créatures, mais tout pour Dieu; s’humilier et du bien et des fautes, mais d’une
humilité véritable, fidèle et sincère. Je ne vois point que nous fassions
profit de nos fautes ; nous ne nous en humilions pas assez, nous n’en aimons
pas assez notre abjection. [243]
Il y a des âmes, en religion depuis
longtemps, lesquelles n’ont jamais point de paix, parce qu’elles ne travaillent
pas à une abnégation absolue de leurs propres sentiments : on leur aura dit et
redit plusieurs fois ce qu’elles doivent faire sur ces troubles; et, au lieu de
se tenir fermes et de se reposer en cela, et porter doucement et patiemment
leur croix (car cet état en est une), elles veulent qu’on leur dise toujours
des choses nouvelles, et ont en cela leur volonté et inclination; de là vient
qu’elles ne sont point tranquilles, ce qu’elles seraient si elles se
résolvaient à supporter patiemment cette petite croix.
Il faut aussi animer nos actions
extérieures d’une attention attentive qui nous donne le courage de souffrir nos
peines, et de travailler pour acquérir la perfection, non point parce que c’est
une chose bonne ou pour le bien qui nous en revient, mais parce que cela plaît
à Dieu ainsi. Il faut venir céans, non pour être ferventes, mais pour
travailler à une profonde humilité, soumission, mortification et abnégation;
non point seulement pour fuir les occasions de faire le mal et avoir plus de
moyens de faire le bien, mais pour plaire à Dieu et faire toutes choses pour
son amour. On pense que quand on a passé son année de noviciat et qu’on est
coiffée de noir, que tout est fait. Oh! certes, vous vous trompez, car il faut toujours
commencer; faire aujourd’hui toutes nos actions avec autant de ferveur, comme
si c’était le premier jour. Il faut souvent considérer nos règles, et faire
comparaison de ce que nous sommes avec ce que nous devons être. Je voudrais
bien que nous pensassions souvent à l’excellence de notre vocation, et que nous
tâchassions de nous rendre telles qu’elle requiert de nous. Elle demande que
nous soyons humbles, douces, obéissantes et simples ; il ne faut point vivre
selon nos inclinations et aversions : voilà ce qu’il faudrait faire et ne point
s’arrêter à l’écorce.
Je voudrais avoir des charbons de fru
pour les jeter dans vos [244] cœurs afin de les enflammer ; mais je ne suis pas
digne de rendre ce service à Notre-Seigneur ni à la maison.
Il faut agrandir notre courage pour
parvenir à la perfection. Nous n’y saurions jamais parvenir sans la
mortification de nos passions. Qu’une chacune regarde ce qui est en elle, et qu’elle
entreprenne, à bon escient, son amendement.
Nous devons nous porter un très grand
respect les unes aux autres; nos Règles nous y obligent; et, certes, où il n’y
a point de respect il n’y a point d’amour.
Il faut bien prendre garde à ce vice de
négligence, c’est un grand mal pour les religieuses. Si vous êtes lâches, et
que vous ne preniez soin de purger votre cœur de cette imperfection, et que
vous ne combattiez généreusement cette mauvaise inclination, vous ne serez
religieuse que d’habit.
II y a peu de personnes qui servent Dieu
purement. On est tellement plein de soi-même que c’est pitié. On fait ses
œuvres par respect humain, ou par quelque impure intention. Je ne dis pas de
ces impuretés grossières, je n’entends pas de cela ; mais des intentions
éloignées de celles que nous devons avoir, de sertir Dieu purement pour lui
plaire, faisant tout pour lui avec une affection vive et simple.
Ma fille, servir Dieu nûment et
simplement, ce n’est point couvrir ni doubler nos actions, car ce qui est
simple n’est pas double ; ce qui est nu n’est pas couvert. Regardez ma main;
elle ne saurait être plus nue ni plus simple qu’elle n’est, et il faut que nous
soyons ainsi, servant Dieu sans avoir autre intention que celle de lui plaire.
Servir Dieu purement, ce n’est point chercher, par amour-propre, les
consolations, mais le servir aussi fidèlement parmi les sécheresses et
aridités, comme parmi les sentiments et douceurs.
On connaît que l’on désire les
consolations par amour-propre, lorsqu’on s’inquiète de n’en point avoir et qu’on
est plus lâche au service de Dieu. Non, il ne faut pas les désirer... Mais
sont-[245]elles quelquefois utiles? Oui, principalement pour celles qui
commencent. Aussi voit-on que Notre-Seigneur a coutume d’en donner en ce
temps-là. Mais, nous autres anciennes, il nous faut manger des croûtes.
Il n’y a point de doute, ma fille, qu’une
âme qui serait tout le jour attaquée de pensées inutiles et qui aurait la
fidélité de ramener son esprit à Dieu, soudain qu’elle s’en apercevrait, fera
autant pour lui, voire plus, que celle qui aurait beaucoup de facilité de
retourner à Dieu et se détourner et retirer des inutilités; en cela consiste
la vraie vertu. Que celles qui sont en cet état-là pratiquent courageusement et
fidèlement ce retour en Dieu et qu’elles y persévèrent, car je les assure que c’est
le vrai moyen d’acquérir la perfection en peu de temps.
L’humilité et la fidélité à se relever
de nos chutes, fait voir si les goûts que l’on prend aux choses spirituelles
viennent de Dieu. Une âme qui a un naturel rude, revêche et rébarbatif, fera un
grand avancement, si elle est fidèle, et acquerra de grandes vertus; si elle
fait plusieurs fautes, cela n’empêchera point sa perfection, pourvu qu’elle
soit fidèle à se relever et humilier. Si, ayant le désir de s’humilier de ses
fautes, il lui semble qu’elle ne le peut faire, ains que ses fautes l’aigrissent,
il faut qu’elle mette du sucre dans son cœur pour l’adoucir, disant : Or sus,
mon cœur, qu’est-ce donc? nous sommes tombés, et ne nous inquiétons point. Eh bien, j’ai fait une faute, on l’a vue, on
t’en méprisera; mais regarde en ce
mépris la volonté de Dieu, tu seras plus avisée une autre fois... Si Dieu
donne à [246] telles âmes du plaisir de penser aux choses intérieures, elles ne
laisseront pas de s’amender, sans qu’elles fassent beaucoup de réflexions sur
cela; notre Bienheureux Père ne voulait pas qu’on réfléchît tant sur soi. Mais
si on voit telles âmes pleines d’elles-mêmes, vives et immortifiées, et qu’elles
ne s’amendent point des choses dont on les reprend, ne se mettant en souci de
ce qu’on leur dit; le plaisir qu’elles disent avoir en la pensée des choses
bonnes et saintes n’est qu’orgueil, que vaine satisfaction et propre recherche.
Il est bien aisé de connaître quand c’est Dieu qui donne de telles pensées, car
l’on voit la vie conforme à cela. Il y en a qui parlent fort bien des choses
spirituelles; mais il faut bien prendre garde si leurs œuvres sont conformes à
leurs paroles, et si elles font aussi bien qu’elles disent, car autrement c’est
de l’orgueil.
Il peut bien être que Dieu nous laisse
souvent en nos faiblesses, et que, pour cela, il nous semble toujours que l’on
ne se peut humilier ; mais il faut que je découvre cette subtilité de l’amour-propre,
qui est fort aise de dire et de croire que Dieu lui donne des exercices. « Je
suis, dit-on bien sujette à telle faute, mais c’est un exercice que Dieu me
donne. » D’autres, qui en rendent compte, disent : « Je suis fort travaillée de
telles peines, mais je les souffre, comme un exercice que Dieu m’envoie. À
telles personnes, je réponds doucement : « Dieu n’y a point pensé. » Elles
demeurent honteuses et ne savent que répliquer. Nous nous donnons, pour l’ordinaire,
les exercices que nous avons. Je vois peu de tentations du diable parmi nous,
et, néanmoins, on lui met tout dessus; mais il y a beaucoup d’amour-propre et
de propre recherche. Les tentations du diable sont bien fâcheuses; mais celles
de notre amour-propre sont plus dommageables et dangereuses, à cause de leur
subtilité.
Oui-dà, on peut bien faire une génuflexion
en entrant dans sa cellule, pourvu qu’on ne s’y attache pas; mais j’aimerais
[217] que l’on en fit une bonne d’anéantissement de nos affections, sentiments
et inclinations.
Il faut avoir une grande dévotion aux
saints Anges; il les faut saluer quand on s’entretient; et, quand l’on est en
communauté, il est bon de saluer les Anges de nos Sœurs, et les imiter en leur
pureté, simplicité et promptitude à l’obéissance, en leur fidélité à servir
Dieu et le prochain.
Vous demandez ce que c’est, vivre selon
l’esprit et non selon la chair? Mes chères filles, c’est vivre selon les
vérités et clartés de la foi, selon les volontés de Dieu, selon sa loi, selon
que Dieu nous enseigne. C’est vivre enfin selon nos règles et constitutions,
selon la raison et non selon nos inclinations, humeurs, aversions et passions.
Le grand Apôtre dit : Dépouillez-vous du
vieil homme, pour vous revêtir du nouveau qui est Jésus-Christ.
Cela veut dire qu’il faut se revêtir de
l’imitation de Notre-Seigneur, de sa
patience, de sa douceur, de son humilité et charité et autres vertus desquelles
il nous a donné l’exemple. Oh! que nous serions heureuses si nous pouvions dire
avec ce grand Apôtre : Je ne vis plus,
moi, ains Jésus vit en moi. — Ma vie est cachée en Dieu, et lorsque
Jésus-Christ qui est ma vie apparaîtra, alors j’apparaîtrai avec lui en gloire.
Oh! les admirables paroles! C’est aussi le Saint qui nous a donné le premier
des nouvelles de l’éternité, ayant été ravi jusqu’au troisième ciel; après quoi
il nous dit que l’œil de l’homme n’a rien [218] vu, l’oreille entendue ni le
cœur de l’homme compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment.
Faisons donc en sorte, mes chères Sœurs,
que nous tendions à cette perfection de mourir à nous-mêmes. Notre Bienheureux
Père disait : Je ne sais point d’autre
moyen pour bien faire sinon de BIEN FAIRE; je veux dire pratiquer la vertu.
Il n’y a, certes, point d’autre secret pour être parfait que celui-là.
Voulez-vous avoir l’humilité? pratiquez-là; voulez-vous être patiente?
pratiquez la douceur et la patience; voulez-vous mourir à vous-même? mortifiez
puissamment vos passions et propre volonté, et ainsi des autres. On travaille
bien, dites-vous, mais on ne parvient pas à la perfection. Jusqu’à quand
pensez-vous qu’il faille travailler? certes, jusqu’à la dernière période de
notre vie. Oh! que cette peine est bien employée! C’est pourquoi nous aurions
tort de la plaindre et épargner.
Il fut dit à Moïse : Fais selon le patron que je t’ai donné;
or, ce patron, c’est Notre-Seigneur, qui nous a été donné du Père Éternel pour
modèle. Voyons ce divin Sauveur, comme il a demeuré trente ans caché, inconnu,
et couvert sous la cendre de l’abjection, étant réputé vil et abject, fils du
charpentier, lui qui était fils du Père Éternel, qui avait autant de science et
de sapience au moment de sa conception qu’il en avait au ciel et qu’il en a
maintenant. Néanmoins, il n’a pas voulu, pendant ce temps-là, faire aucun
miracle pour se manifester, sinon trois ans devant sa mort, pendant lesquels
aussi il a voulu souffrir tant de persécutions et d’injures, qu’il endurait
doucement et humblement comme un doux agneau, enfin comme il se laissa
maltraiter en sa Passion ; combien d’ignominies, de travaux, de douleurs il
voulut endurer; être crucifié, puis mourir sur une croix, s’étant fait
obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix. O mes Sœurs! si nous
considérions bien ceci, nous recevrions, bien autrement que nous ne faisons,
les contradictions, mortifications et humiliations qui nous arrivent; nous nous
tien-[249]drions bien plus cachées, couvertes et rabaissées; nous serions bien
plus amoureuses de ce Sauveur, plus zélées à chercher sa pure gloire, et plus
ardentes à la pratique de toutes les vertus.
O Dieu! que cette parole que
Notre-Seigneur dit, qu’il vomira les tièdes, est épouvantable, car il ajoute : J’aimerais mieux que tu fusses ou tout froid
ou tout chaud; mais, parce que tu es tiède, je te vomirai. Les tièdes, ce
sont ceux qui sont lâches et paresseux, qui ne veulent pas s’avancer à la
vertu, se contentant d’être ce qu’ils sont. Les froids sont ceux qui sont en
péché mortel, lesquels sont plus facilement touchés, car il ne faut quelquefois
qu’entendre une prédication, lire quelque bon livre, voir quelque bon exemple,
pour les faire relever de leur bourbier; de sorte que cette tiédeur est plus à
craindre, en nous autres, que non pas aux personnes du monde. Nous avons de
bons désirs, dites-vous. Oui, mais à quoi vous sert cela, si vous n’en venez
aux effets? Ne savez-vous pas que saint Bernard dit : L’enfer est rempli de bonne volonté. Plusieurs disent : « Je
veux », et ne font rien; d’autres paraissent mettre la main à l’œuvre pour
exécuter leur bonne volonté, et puis en demeurent là.
Certes, il faut que les Sœurs de cette
maison soient grandement généreuses, qu’elles ne soient attachées à rien qu’à
Dieu; car elles doivent être disposées à aller en divers lieux, partout où l’obéissance
les enverra. Enfin, il faut que cette maison d’Annecy reluise et excelle en
humilité, douceur, simplicité, pauvreté, obéissance et dépendance de Dieu ; il
faut que celles qui l’habitent aient un cœur large envers Dieu, afin de
recevoir tout ce qu’il lui plaira de leur envoyer, soit affliction ou
consolation, santé ou maladie, vie ou mort; enfin se laisser mettre en telle
sauce qu’il voudra, sans nulle résistance, sans faire aucun choix de vouloir
plutôt ceci que cela, cette croix que celle-là. Non, non, il ne faut pas de ces
cœurs rétrécis [250], mais un cœur large envers le prochain, cela veut dire en
dilection, en amour et support, étant toujours disposé à le servir, assister,
consoler, supporter et soulager en tout ce qu’on pourra, mais gaiement et
cordialement. Un cœur large est un cœur disposé à toutes sortes d’obéissances,
un cœur étendu, qui aime souverainement la volonté de Dieu. Enfin, ceux qui ont
plus d’union avec cette divine volonté sont les plus parfaits. Nous autres,
nous ne sommes pas en peine de la connaître, car elle nous est clairement
signifiée en nos règles et par nos supérieurs ; mais le mal est que nous ne la
voulons pas reconnaître, quand elle n’est pas revêtue de la livrée que nous
voudrions.
En quoi consiste le doux support que
nous devons avoir, dites-vous? Ma chère fille, il consiste à supporter
suavement le prochain, en tout ce qu’il pourrait dire ou faire qui ne serait
pas bien et qui vous désagréerait et serait à contre-cœur, sans nous étonner de
ses manquements et imperfections, ne les regardant ni épluchant aucunement, et
ne concevant pour cela aucune mésestime, sécheresse de cœur et dégoût contre lui
; mais ayant une compassion tendre et amoureuse qui nous fasse fondre pour lui.
Notre Bienheureux Père dit que la charité ne cherche point le mal, et, quand
elle le rencontre, elle s’en détourne. Nous ne pouvons pas nous empêcher de le
voir, et ne faut pas penser que ce qui est mal ne le soit pas, mais, lorsque
nous le voyons et rencontrons, allons à Dieu et rentrons en nous-mêmes, et nous
trouverons beaucoup de défauts et de choses à corriger et censurer, de quoi il
nous faut profondément humilier. Il vous vient, dites-vous, des pensées de mésestime
des Sœurs, quand vous leur voyez commettre quelque défaut? Oh! qu’il se faut
bien garder de s’y arrêter volontairement, pour peu que ce soit, car ce
serait, certes, bien mal et l’on ferait une lourde faute.
Non, ma fille, cet amour cordial que
nous devons porter à nos Sœurs ne consiste point au sentiment ; c’est un amour
du [251] cœur, non du cœur de la chair, mais du cœur de la volonté. Laissons
tourner et virer les sens et tout ce qui est de la nature ; que nous aimions ou
que nous n’aimions pas, que nous ayons de l’aversion ou de l’inclination, cela
n’importe ; pourvu que, selon la partie supérieure, nous demeurions fermes,
invariables en cette dilection, étant aussi disposées à leur en donner des
preuves au plus fort de nos dégoûts et aversions que parmi nos suavités et
amour sensible; car, si nous ne marchons de la sorte, nous ne ferons jamais
rien qui vaille. Il faut aussi donner des preuves de notre amour du prochain,
en priant soigneusement pour lui; et, certes, je voudrais que nous eussions un
très grand zèle, pour demander à Notre-Seigneur les mêmes grâces, pour toutes
les créatures, que nous demandons pour nous.
Ne voyez-vous pas que c’est l’intention
de ce bon Dieu que nous fassions ainsi, d’autant qu’en l’Oraison dominicale il
nous a enseigné de dire toujours : Notre
Père, qui êtes aux cieux, votre nom soit sanctifié, votre royaume nous
advienne… et ainsi du reste. Il y a des âmes qui ne prient point pour les
autres et qui ne pensent qu’à elles. Oh certes! si nous avions la charité au
fond de notre cœur, nous serions sans doute excitées à prier pour le prochain
et la conversion des âmes, pour lesquelles nous devons avoir une jalousie
nonpareille et aussi pour ceux qui se recommandent à notre Bienheureux Père, et
qui ont confiance en nos prières, afin que la gloire de Dieu soit augmentée,
et la gloire accidentelle de ce sien Serviteur, étant notre Instituteur, nous
avons bien de l’intérêt à procurer sa glorification. Prions donc franchement
et fervemment pour tout le monde, afin qu’il plaise à Notre-Seigneur de
répandre ses grâces et miséricordes sur toutes les créatures, afin qu’elles s’acheminent
toutes à la fin pour laquelle il les a créées. [252]
Je trouve votre raison bonne, ma chère
fille, que si l’on n’est pas bien charitable et sur ses gardes, il est fort
aisé d’offenser le prochain par la langue; aussi l’Écriture dit : Qui garde sa langue, garde son âme. Qui ne
pèche point par la langue est un homme parfait. On offense le prochain, ou
plutôt Dieu dans le prochain, en parlant mal à propos et aussi quelquefois en
se taisant. L’on me dit du bien d’une personne que je n’aime pas beaucoup, qui
m’a fait du déplaisir, je me tais, ou je réponds froidement : j’offense Dieu et
ne suis point exempte de coulpe, car je fais connaître que je n’estime pas
celle de qui l’on parle, et ma froideur ôtera peut-être la bonne estime qu’on
en avait. Quelquefois une Sœur nous aura mécontenté, fait quelques tricheries,
ou nous ne lui aurons pas de l’inclination ; une autre nous en dira du bien,
nous répondrons quelques petites paroles cachées qui rabattront ce bien, et
feront comme une goutte d’huile tombée sur du drap, une tache irrémédiable au
cœur de cette Sœur à qui nous parlons. Et notez que tout le mal que fera la
Sœur, en suite de cette mauvaise impression que nous lui aurons donnée,
chargera notre conscience, et nous en serons coupables et châtiées sévèrement.
Dieu dit qu’il hait six choses, mais que la septième lui est en abomination, ce
sont ceux qui divisent les cœurs et sèment des discordes entre les frères.
Tâchez donc, mes Sœurs, d’éviter toutes les paroles de rapports et de désunion,
je vous en conjure de tout mon cœur.
Vous me demandez, ma chère fille, ce qu’il
faut faire quand on n’a pas le sentiment du bien qu’une Sœur vient nous dire
être en une autre ? En la maison de Dieu, il ne faut ni vivre, ni opérer, ni
même penser selon ses sentiments naturels : qui les [253]voudrait suivre
devrait demeurer au monde. Certes, bien que nous ayons de l’aversion à une
Sœur, ou qu’elle nous ait désobligée, nous sommes cependant obligée d’en parler
en bonne part et de contribuer cordialement à ce que l’on en dit. Oh! que notre
amour-propre est subtil et que notre nature est amatrice de ses satisfactions!
Si nous avions de l’inclination, ou quelque obligation, ou sympathie, ou
espérance de recevoir quelque service d’une Sœur, quand on nous en viendrait
parler, nous dirions une milliasse de ses vertus, sans examiner s’il est vrai,
ni que nous craignons de mentir ; mais une autre qui ne nous touche en rien,
pour laquelle nous n’inclinons pas, nous demeurons sèches et séchons le cœur de
celles qui nous voient; bien que souvent il y ait plus de vertus à dire de
celle dont nous nous taisons, que de l’autre. Mais c’est que nous vivons selon
l’esprit du monde et de notre sens propre, et non selon l’esprit de la raison
et de la grâce de Dieu, qui veut que, sans consulter notre inclination, nous
disions le bien qu’il met en ses créatures. On ne fait pas un petit déplaisir
ni une petite offense à ce bon Dieu quand on cèle et amoindrit le bien du
prochain, duquel il a dit que celui qui le touche, touche à sa divine Majesté.
Quand on ne sait pas la vertu dont on
loue une Sœur, il ne faut pas se taire pour cela, mais dextrement dire du bien
d’elle, quelque pratique de vertu que l’on lui a vu faire, et cela suavement,
par exemple : vous avez vu une personne en diverses occasions être fine et
mensongère, et l’on vous viendra dire qu’elle est grandement droite et sincère;
vous ne devez pas répondre que cela n’est pas vrai, puisqu’il est possible que,
depuis que vous lui avez vu faire ces fautes, elle se soit corrigée. Car, si
bien maintenant je vois une de mes Sœurs manquer de sincérité, je ne pourrais
dire, d’ici à une demi-heure, qu’elle n’est pas sincère, sans me mettre au
hasard de mentir et de faire un jugement téméraire, d’autant qu’à l’instant
même de [254] sa faute elle a peut-être fait l’acte de contrition en son cœur
et s’est convertie. Si donc l’on dit du bien que l’on ne sache point, il faut
dire : C’est une bonne Sœur, une bonne fille, de bon jugement... Pour
misérable que soit une personne, en peut toujours dire quelque bien, ou
spirituel, ou naturel, ou civil, ou habituel.
C’est une chose extrêmement délicate que
le prochain ; on n’y peut guère toucher sans offenser Dieu. Certes, je dis très
souvent, et je trouve que j’ai raison de le dire, si nous avions la vue bien
éclairée de ce côté-là, nous ne serions pas en peine de trouver matière d’absolution
dans nos confessions. Mais, parce que nous ne regardons pas de bien près ce qui
concerne cette douce charité envers le prochain, nous croyons avoir raison en
tout ce que nous disons. Je vous assure que nous sommes bien souvent déçues et
trompées par l’inclination propre, qui est bien dangereuse dans un monastère et
dans une communauté religieuse, ou par la subtilité de notre amour-propre, et
même par la bonne estime que nous avons de nous-mêmes, qui nous fait croire qu’il
est impossible que nous puissions nous tromper. Demandez à ma Sœur N... si je
ne dis pas la vérité.
Vous désirez ne point mentir. O Dieu! ma
fille, c’est un grand secret pour attirer l’esprit de Dieu dans vos entrailles
: Seigneur, qui habitera dans vos
tabernacles? dit David. Celui, répond-il,
qui parle en vérité de tout son cœur.
J’approuve fort le parler peu, pourvu que lorsque vous parlerez vous le fassiez
gracieusement et charitablement, non point avec mélancolie et avec artifice ;
oui, parlez peu, mais parlez doucement; peu et simple, peu et rond, peu, mais
amiablement.
Les actions qui de soi sont bonnes, si
elles ne sont bien faites, elles ne nous rendront pas bonnes, car les œuvres
justes ne nous rendent pas justes, si nous ne les faisons saintement. Plusieurs
font beaucoup de bonnes actions, et des justes et des saintes, qui ne sont pas
pourtant ni bonnes, ni justes, ni saintes. [255] Or, mes filles, pour faire les
vraies œuvres, bonnes, justes et saintes, il faut les faire purement pour la
gloire de Dieu, et parce qu’il est bon et juste de le servir saintement,
faisant tout ce que nous faisons humblement, simplement et tranquillement, et
surtout amoureusement pour Dieu, sans se rechercher soi-même, ni aucune
satisfaction propre, mais arrêter ses yeux à l’éternité qui nous attend et que
nous espérons. Rien n’est stable que Dieu; tout passe, les travaux comme les
consolations; tout le bien consiste, comme dit saint Paul, à faire des bonnes
œuvres.
Il est arrivé céans une grande perte, de
notre belle croix de cristal, qu’on a rompue, dites-vous, ma chère fille? Oh!
que c’est peu de chose que cela, au prix de l’offense qui se commet contre
Dieu! Ce ne sont que des fautes par inadvertance et inconsidération ; mais de
dire des paroles de plaintes, de murmures, de désapprobation et de
contrôlement, ce sont ces manquements que je crains, et qui me perceraient le
cœur s’ils se commettaient parmi nous. Dieu ne le veuille jamais permettre ! s’il
lui plaît; car, certes, j’aimerais mieux voir la peste dans notre maison, et qu’elle
emmenât les filles drues et menues que telles imperfections se fissent, d’autant
qu’il importe peu de mourir, pourvu que nous mourions en la grâce de
NotreSeigneur; mais c’est une chose de grande importance d’offenser sa
souveraine Majesté, qui nous a fait tant de grâces et de mi‑[256]séricordes,
et d’être cause des péchés que les autres commettent, et que commettront celles
qui nous succéderont, ensuite du mauvais exemple que nous leur aurons donné en
blessant la charité.
Véritablement, j’ai reçu une
satisfaction nonpareille de la lecture de table, car vous pensez peut-être, mes
chères filles, que ces chapitres de la médisance et jugements téméraires ne
soient que pour les séculiers. Je sais bien que nous ne faisons pas des
médisances en choses d’importance, où il y a du péché mortel, comme eux ; aussi
n’avons-nous pas les sujets et occasions qu’ils ont. Nous en faisons pourtant
où il y a de bons gros péchés véniels. Il est dit en ce chapitre (de l’Introduction à la vie dévote) que celui
qui médit, et celui qui écoute le médisant, ont tous deux le diable dessus eux,
l’un à la langue et l’autre à l’oreille. Je vous assure bien que c’en est de
même de nous autres; celles qui disent des paroles de murmures et parlent au
désavantage du prochain, de leurs Sœurs, et celles qui écoutent, ont aussi
toutes les deux le diable dessus elles, les unes à leurs langues, les autres à
leurs oreilles. Sainte Thérèse dit à ses filles, que quand elles verraient
faire de grands bâtiments, qu’elles crient toutes miséricorde, voire même jusqu’aux
novices; et moi, je dis qu’il faut crier miséricorde
quand vous verrez commettre telles imperfections, dites hardiment que la ruine du monastère est bien proche.
Il n’y a rien qui soit tant à craindre, et qui dissipe tant l’esprit de l’Institut
que ce défaut de charité; on ne peut être poussé que du malin esprit et de son
amour-propre à commettre telle faute, car ils nous portent toujours à nous
plaindre, murmurer, désapprouver, contrôler, mépriser, censurer et médire, et
ne tendent tous deux qu’à la désunion. Mais l’esprit de Dieu est un esprit de
suavité, de paix, d’union, de soumission et de support; car la charité est patiente, douce, bénigne;
elle supporte tout, elle ne se plaint jamais. [257]
Vous dites que vous n’entendez pas bien
ce que c’est que jugement téméraire. Je suis bien aise que l’on me fasse cette
question, parce que Dieu m’a donné quantité de lumières pendant cette lecture,
et plus que je n’en avais encore reçu en lisant et en entendant lire ce livre
de Philothée. J’ai donc vu clairement
que nos jugements téméraires, de nous autres, ne sont pas comme ceux des séculiers,
grâce à Notre-Seigneur; nous n’avons pas les mêmes sujets, qui souvent de leurs
jugements font des péchés mortels, car ils jugent en choses mortelles, par
exemple : qu’on a bien prou dérobé, qu’un autre se conduit fort mal et
semblables. Nous autres, nos jugements ne sont, à l’ordinaire, que péchés
véniels, comme, par exemple : qu’une Sœur est mal gracieuse, qu’elle est sèche
; nous jugeons aussitôt qu’elle nous a de l’aversion, qu’elle ne veut pas faire
ce que nous requérons d’elle ; elle aura possible, quelque autre chose en l’esprit,
ou quelque chose à faire de pressé, de sorte qu’elle ne pense pas à nous
répondre.
Le grand mal, c’est que nous allons dire
à d’autres ce que nous avons jugé, tellement que nous commettons de grands
péchés véniels; nous offensons la charité; nous diminuons dans le cœur de nos
Sœurs l’estime qu’elles avaient les unes des autres, et nous sommes la cause de
tous les péchés véniels qu’elles commettent ensuite de cette mésestime.
Oh! qu’il se faut bien garder
soigneusement de laisser prendre pied à telles imperfections! Certes, celles
qui les commettent en commettraient de plus grandes si elles étaient dans l’occasion
; les esprits immortifiés, présomptueux, bizarres et dépiteux, sont sujets à
tomber en ce vice. Or, de voir une chose qui est mal, ce n’est pas en juger,
pourvu qu’on ne détermine pas la chose, et qu’on s’en détourne tout
promptement, excusant le prochain autant qu’on peut, à l’imitation de notre
doux Sauveur, lequel ne dit pas que ceux qui le crucifiaient ne faisaient pas
de mal, car Cela était clair ; néanmoins il les excusa. Le grand saint
Jo-[258]seph aussi ne pouvait pas s’empêcher de voir que Notre-Dame était
grosse; mais, parce qu’il ne pouvait le croire sans juger qu’elle avait manqué
à son devoir, il se résolut d’en laisser le jugement à Dieu. Or, il nous faut
faire comme cela : voyons-nous quelque chose qui n’est pas bien en notre Sœur,
laissons là et allons à Dieu; rentrons, à bon escient, en nous-mêmes, où nous
verrons plusieurs choses à corriger qui sont peut-être bien plus mal et plus
désagréables à ce doux Sauveur. Nous jugeons que cette Sœur n’est pas douce et
affable ; c’est nous qui ne le sommes pas. Nous jugeons qu’elle n’a pas de
charité ; mais c’est nous qui n’en avons pas; car si nous en avions un petit
brin nous l’excuserions, la supporterions et couvririons ses imperfections. Ne jugez point et vous ne serez pas jugés;
ne condamnez pas et vous ne serez point condamnés.
Or, je voudrais bien, mes Sœurs, que
vous sussiez discerner les fautes de fragilité, inadvertance, et qui ne tirent
point de conséquence, d’avec celles qui sont contre la charité, et qui tirent
grande conséquence. Je romps le silence, faute d’attention, par légèreté; je
dis trois ou quatre paroles inconsidérées à la récréation, qui ne portent
point préjudice, et semblables, où il n’y a point de péché : ce sont des
imperfections que notre nature produira tant que nous vivrons, tant parfaites
et avancées que nous soyons. Mais ces fautes, où il y a de gros péchés véniels,
comme de faire des jugements sur les actions des Sœurs et les aller dire à d’autres,
même quand on ne les dirait pas, il y a toujours péché, de se plaindre, de
murmurer, parler des imperfections de ses Sœurs et,à leur désavantage ;
désapprouver quelque chose du gouvernement de ses supérieures et semblables;
or, voilà des manquements dangereux. Vous amoindrissez l’estime de vos
supérieures et de vos Sœurs, vous affaiblissez la charité et'dissipez l’union
suave ; vous mettez des mauvaises habitudes en la religion, si que celles qui
viendront après vous auront bien de la peine de s’empêcher de tomber [259] dans
ces filets. Je ne sais pas si de telles fautes se commettent céans; Dieu
veuille que non. Oh! qu’il s’en faut soigneusement garder ! car ce sont de
petits renardeaux qui démolissent la vigne de _notre âme, nous ôtent la
tranquillité d’esprit, et aux autres aussi, qui nous voient et nous entendent,
lesquelles néanmoins se doivent bien garder de favoriser ni contribuer à tels
discours, mais se doivent taire tout court, ou les détourner dextrement, car
autrement elles blessent leur conscience et se peuvent bien aller confesser
aussi bien que les autres ; d’autant qu’elles ont toutes commis de très lourdes
fautes. Voilà donc les fautes qui tirent conséquence et qui sont à craindre en
une communauté, parce que celles qui les commettent ne sont pas excusables; ce
sont sans doute des esprits mal faits et malicieux. Comme aussi d’aller dire et
rapporter à une Sœur quelque chose qu’on a ouï d’elle, qui la puisse troubler,
cela est, certes, bien mal. Oh! qu’il faut bien avoir plus de jalousie de la
perfection et du repos de ses Sœurs ! Certes, cela ne vaut rien. S’il s’en
trouvait quelques-unes parmi nous qui fussent sujettes à tomber en ce
manquement et en tel vice, et qui ne travaillassent pas puissamment pour s’en
affranchir, à la vérité, j’aimerais mieux les voir toutes raides mortes, pourvu
qu’elles fussent en la grâce de Dieu, que de venir empester tout ce monastère.
Enfin, mes chères filles, il faut avoir
un grand courage, car Notre-Seigneur ne nous appelle jamais à aucune chose, qu’il
ne s’oblige en même temps de nous tendre la main ; que craindrions-nous donc?
Quand il faudrait aller jusqu’au bout du monde, allons-y joyeusement; voire
même quand il faudrait souffrir le martyre, d’autant que celui qui nous y
appellerait nous donnerait sans doute toutes les grâces nécessaires pour le
souffrir généreusement et gaiement. Ne voyons-nous pas que les maîtres et les
pères ne commandent rien, sans donner en même temps le moyeu de le faire
facilement; pensons-nous que Dieu soit plus rigoureux? C’est notre bon Père qui
[louis aime plus ten‑[260]drement qu’il ne se peut dire, et qui peut et
qui veut tout ce qui est de bien ; appuyons-nous donc en sa bonté. Tous les
derniers documents de notre Bienheureux Père tendaient à ce dénuement de
nous-mêmes et totale dépendance de Dieu et à cet esprit de générosité? Ce que c’est,
je vous prie, que cet esprit de générosité, sinon l’esprit d’une vraie et
parfaite humilité, qui n’attend rien de soi, mais tout de Dieu, demeurant comme
une boule de cire chaude entre ses saintes mains, pour être maniée à son gré?
Oh! que nous serions heureuses, mes
chères filles, si à l’heure de la mort nous pouvions dire en vérité avec
Notre-Seigneur : Tout est consommé, c’est-à-dire
j’ai accompli ce que vous demandiez de moi ; j’ai observé mes vœux, mes règles
et tout ce qui dépend de mon Institut! Je vous ai laissé, mon Dieu, former,
écrire et imprimer en moi tout ce qui vous a plu, n’ayant d’autre but, fin ni prétention
que de vous aimer, et que votre bon plaisir fût accompli absolument et
entièrement en moi et en toutes créatures, de quelque façon que ce fût.
Quant à ce que vous demandez, si le
malin esprit ne se sert point quelquefois d’une Sœur pour en tenter une autre?
Oui bien, ma fille, lorsqu’une Sœur donne des fioles, dit des paroles de
flatterie et de louange à une autre, certes, elle fait l’office du diable et
fait plus de mal qu’elle ne pense. Notre Bienheureux Père avait une grande
aversion à cela. Quand ma Sœur la supérieure de Lyon lui dit que ses filles lui
en disaient, car elles [261] l’applaudissaient grandement, croyant en avoir
quelque sujet, d’autant que c’est une Mère aimable, et de grande vertu, il lui
dit : « Quoi, ma fille, cela se fait-il
céans? Il ne le faut point souffrir. Enfin, là où il y a amas de filles, il y a
amas de flatteries. » De même, lorsque nos Sœurs de Moulins appelaient
MA MÈRE leur supérieure déposée, il témoigna qu’il ne l’approuvait nullement,
car c’était une parole de flatterie, de sorte qu’il dit : « Si elles ne veulent
se contenter de l’appeler MA MÈRE, qu’elles l’appellent MA GRAND’MÈRE ;
mais qui ne voit que ces filles n’observent pas leur règle et ne l’honorent
pas? »
Prenons garde à ce défaut, à ce qu’il ne
se commette point parmi nous, je vous en prie, et que celles qui l’ont fait en
prennent douze bons coups de discipline pour pénitence. Certes, je le leur
conseille, car elles le méritent bien. Il ne faut jamais louer une personne en
sa présence; Cela se fait pourtant facilement. On va dire à une Sœur : « Je ne
sais pourquoi on vous laisse sans charge; vous êtes, certes, capable; vous
entendez si bien les choses spirituelles. » Quand on est proche des
changements, on dit à une Sœur : « Ma Sœur, vous serez assistante, sans doute.
» À une autre : « Ma Sœur, vous serez directrice. » À une qui sera déposée
de sa charge, on lui dira: « Vous donniez le linge si à propos; il était si
bien accommodé; vous donniez de si bon cœur et si cordialement ce qu’on vous
demandait et ce dont on avait besoin », et chose semblable; que sais-je,
moi!... Pour dire du bien d’une Sœur, pourvu qu’elle ne l’entende pas, ce n’est
que bon, comme de dire : « Mon Dieu! que telle Sœur est vertueuse, qu’elle
est modeste, qu’elle est recueillie, qu’elle est cordiale et de bonne
observance ! » Cela encourage et édifie celles qui l’entendent.
Si vous devez dire à la supérieure les
pensées d’estime et de louange que vous avez d’elle, dites-vous? NON, ma chère
fille, vous n’êtes pas obligée de rendre compte de ces pensées-là. Je vous
conseille de ne les lui JAMAIS dire; mais, oui bien, celles [262] que vous
aurez contre elle et à son désavantage, et quand vous en auriez les plus
mauvaises et extravagantes du monde, dites-lui bien librement et nettement.
Enfin, mes chères Sœurs, allez toujours votre train, quelle supérieure que vous
ayez ; quand même elle serait la plus incapable et imparfaite du inonde, regardez
toujours Dieu en elle. Soyez toujours disposées à faire sa volonté, à obéir,
vous humilier et vous soumettre avec toute la perfection qu’il vous sera
possible. Soyez toujours douces, modestes, mortifiées et de bonne observance ;
aimez et respectez, honorez et estimez vos Sœurs; soyez sincères envers toutes
celles que Dieu vous donnera pour supérieures ; si vous faites de la sorte,
vous attirerez les bénédictions du ciel sur vous et profiterez plus, en un
mois, sous telle supérieure qui aura moins de perfection et de talents, que
vous ne feriez, en six mois, sous une autre qui serait plus accomplie et à
votre gré.
Si les séculiers et les Sœurs
méprisaient la supérieure parce qu’elle serait de basse condition? Oh! certes,
ces Sœurs-là seraient bien extravagantes et montreraient bien qu’elles n’ont
pas le vrai esprit de la religion, ains plutôt l’esprit du monde. Dieu nous
garde de faire aucune considération là-dessus, et quand il arrivera qu’on
prendra garde à la noblesse, véritablement l’esprit de l’Institut défaudra et
périra. Non, la supérieure ne doit point procurer d’être déposée pour cela,
mais aimer son abjection et animer son courage de la vraie noblesse de l’esprit
de Dieu, pour se tenir au-dessus de ses Sœurs, gardant l’autorité de son
office, quoiqu’elle doive pourtant l’exercer avec humilité. Il est séant à ces
personnes de bas lieu de faire de la sorte, et qu’elles disent franchement : «
Il est vrai, mes Sœurs, je suis une pauvre paysanne... Mais nous avons déjà
parlé de ceci dans un chapitre sur la règle. Aux jésuites, ils ne regardent
nullement à cela, car il y avait à Bourges un recteur qui était paysan.
Vous demandez à quoi il y a plus de
perfection, ou de deman-[263]der ses habits d’hiver ou d’été, quand on en a
besoin, ou bien d’attendre qu’on les donne à la communauté? Ma chère Sœur, n’allons
pas épluchant ces choses-là; allons à la bonne foi. Quand nous sentons que cela
préjudicie à la santé, ou nous empêche de faire notre charge, ou nos exercices,
demandons-les tout simplement, et n’allons point faire ces réflexions : suis-je
trop tendre ou non? Il ne faut pourtant pas être délicate, car il y en a qui le
sont si fort, que dès qu’elles ont un peu de chaud et de froid, elles veulent
incontinent poser ou prendre leurs habits. Je ne désire point que nous nous
amusions à ces petites vétilles de vertu. Quand je pense à la perfection si
haute, sublime et solide à laquelle nous sommes appelées, je m’en trouve si
éloignée que rien plus.
Quelle perfection c’est, dites-vous, ma
chère fille? Voyez un peu ce que disent nos règles : que vous n’ayez qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. Nous voilà donc
appelées à une union excellente avec Dieu et le prochain. Il a accompli toute la loi, celui qui aime Dieu et le prochain, dit
saint Paul ; de là naîtra le support que nous devons avoir les unes avec les
autres. Notre Bienheureux Père dit qu’en ce doux support consiste toute la
perfection chrétienne. Oh! qu’il nous désirait éminentes en cette vertu!
combien ne nous l’a-t-il pas inculquée! Il disait « qu’il ne fallut pas prétendre
à une perfection qui fut exempte d’imperfections ; cela est bon pour le
ciel. » Il faut que nous souffrions d’être de la nature humaine, de sorte
que nous ferons toujours des manquements, et partant nous aurons toujours à
nous supporter les unes les autres.
Voyez aussi cette profonde humilité,
obéissance, pauvreté et sincérité que nos règles nous ordonnent et recommandent
si étroitement, surtout la simplicité dans laquelle je trouve que tout le reste
est enclos. L’humilité et les autres vertus ne peuvent être vraies si elles ne
partent du cœur. C’est, à la vérité, une grande chose qu’une âme sincère ; il
faut être sincère en‑[264]vers Dieu et envers nos supérieurs. La
sincérité envers Dieu consiste à faire tout ce que nous faisons pour lui plaire
et pour son amour, à ne chercher que lui en toutes nos actions, de lui exposer
nos cœurs, voulant qu’il en voie tous les plis et replis et que rien ne lui
soit caché. De même, la sincérité envers nos supérieurs consiste à leur
découvrir nettement tout ce qui se passe en nos esprits, sans leur rien celer à
notre escient, car quand on a intention de leur tout dire, c’est assez. Il faut
demeurer en repos, encore qu’il semble qu’on ne se déclare pas bien. La
supérieure connaît fort bien celles qui sont sincères ou non. Oh! que cette
sincérité est aimable! et qu’elle est importante pour notre perfection et pour
nous aider à conserver la paix et la tranquillité d’esprit.
Oh! que je vous souhaite et désire cette
sincérité, mes chères filles ; c’est la marque à laquelle nous serons reconnues
vraies filles de la Visitation; de même celles qui poursuivront seront
reconnues être propre pour l’Institut, d’autant que c’est la principale
disposition qu’il faut requérir d’elles et à quoi il faut GRANDEMENT regarder,
parce que, si elles sont sincères, infailliblement elles réussiront bien.
Mes filles, j’ai eu une distraction dans
le chœur, je ne sais si c’est à Complies ou à l’oraison, de chercher une
supérieure pour cette maison, et de vous demander à toutes, si vous ne seriez
pas bien prêtes d’obéir à une supérieure bien fantasque et pour laquelle vous n’auriez
guère d’estime, si Dieu vous la desti-[265]nait? Mes Sœurs, ne voudriez-vous
pas lui rendre [à cette supérieure imparfaite] une obéissance aussi aveugle et
aussi fidèle qu’à celle que vous aimez et que vous estimez? Je m’attends bien
que vous me répondrez qu’oui, et j’espère fort de trouver cette sainte
indifférence dans vos chères âmes, tant j’ai de la bonne opinion de votre
vertu. En effet, mes chères Sœurs, si nous obéissons pour Dieu, que devons-nous
regarder en la personne qui nous commande, pour voir si elle est à notre gré ou
non?
Hélas! si nous venions jamais à regarder
à notre propre intérêt, dans notre obéissance, nous serions bien malheureuses d’en
perdre de la sorte le mérite, qui est d’autant plus grand, que nous obéissons
avec plus de répugnance et à des personnes moins parfaites, parce que nous
avons lors plus d’égard d’obéir purement pour Dieu, où gît la perfection de la
pratique de cette vertu ; le vrai obéissant obéit avec autant de joie, de
soumission et d’indifférence, au moindre, comme au plus relevé. Dieu, par sa
sagesse souveraine, a disposé en cette manière l’ordre de l’univers; il a rendu
toutes les créatures soumises et dépendantes les unes des autres : l’Église
entière et universelle obéit au Souverain Pontife comme au vicaire de
Notre-Seigneur Jésus-Christ ; chaque partie de cette divine Épouse a un chef,
un évêque, auquel elle obéit; toutes les religions ont de plus un supérieur
duquel chaque particulier dépend; toutes les familles particulières ont un père
de famille pour la diriger et gouverner. Je ne parle pas des obéissances et
sujétions politiques, des rois, des princes, des gouverneurs, des soldats à
leur capitaine, de tout le corps de l’armée au général; obéissance pourtant si
exacte, qu’elle nous confondra possible devant Dieu ; mais je ne vous parle que
pour vous faire connaître qu’étant toutes destinées à obéir, nous le devons
justement faire pour suivre l’ordre de Dieu, qui doit être notre fin unique
dans notre soumission; aussi tient-il fait à lui-même ce que nous faisons à l’égard
de la personne de nos supérieurs. [266]
Venons à la conclusion, mes Sœurs : ne
seriez-vous pas prêtes d’obéir à ma Sœur N..., si Dieu vous la donnait pour
supérieure, et à ma Sœur Françoise-Madeleine (de Chaugy), qui est la dernière
de toutes, ou à quelque autre de nos jeunes professes, si elles vous
commandaient des choses rudes, et âpres, n’exécuteriez-vous pas exactement et à
l’aveugle leurs ordres ainsi difficiles, puisque je sais qu’il n’est céans ni
jeune, ni ancienne qui, pour rude qu’elle fût, ne voulut rien ordonner
contraire à nos observances? Mes filles, si vous vous trouvez en cette sainte
et désirable détermination d’obéir à toutes les supérieures généralement, et
que votre cœur l’assure, qu’en vérité il se trouve prêt d’agir dans cette
perfection tout le temps de sa vie, dans une vraie humilité, sincérité et
soumission, qu’elle dise hardiment : Le Seigneur me gouverne, je n’ai besoin de
rien, et qu’elle s’anéantisse devant Dieu dans une humble reconnaissance que c’est
un don qui lui est départi de la bonne main de son divin Maître, de laquelle
tout bien dérive, qu’elle lui rende des humbles Actions de grâces, parce que je
la peux assurer qu’elle a de la vertu. Mais que celles qui ne se trouvent pas
dans cette disposition s’humilient profondément devant sa divine Majesté,
confessant que leur vertu est bien faible et délicatement enracinée dans leurs
cœurs.µµ
Remarquez encore ce que je vais vous
dire; pensez que je ne vous le dis pas sans cause, et sans y avoir bien pensé
avant que de vous en parler : c’est la vraie marque d’un esprit qui ne va pas
droit à Dieu et qui n’a des égards que pour ses intérêts propres, sans savoir
ce que c’est obéissance, d’aimer plus à obéir à une supérieure pour laquelle
nous sommes prévenues d’estime et d’amitié, qu’à une autre qui nous
contredirait incessamment. Mes Sœurs, qui désire de plaire à Dieu et d’obéir à
ses volontés, si son désir est sincère, son cœur se trouve dans une totale
dépendance à la divine Providence, pour obéir à quelle personne que ce soit,
parce qu’il sait que [267] tous ceux qui lui commandent lui représentent
Jésus-Christ. La communauté de céans a souvent changé de supérieure ou de
celles qui tiennent sa place, par mes fréquentes sorties et longues absences, à
cause de la multitude de fondations que nous faisons, mais aussi, elle n’en
vaut pas moins. Non, mes Sœurs, il n’en est aucune qui marche d’un meilleur
pied que celle-ci, et elle ne saurait être mieux qu’elle n’est. C’est une
grande bénédiction de vous voir si bonnes, mes très chères filles, c’est ce qui
me fait souhaiter que Dieu vous donne une meilleure supérieure que je ne suis.
L’on me trouve trop indulgente, et je vois moi-même que je n’ai pas assez l’esprit
de mortification pour vous bien exercer, pour vous contrarier, afin de vous
mieux faire avancer dans la plus haute perfection, et. pour vous rendre, de
bonnes que vous êtes, excellentes et parfaites, parce qu’il faut monter
toujours plus haut dans la voie de Dieu, et il n’est point de meilleur moyen,
pour faire cet avancement, que d’avoir des supérieures bien opiniâtres, qui
nous bouleversent toutes, qui aient une façon de commander rude et forte. Ce serait
lors le temps de faire une copieuse et abondante moisson des bonnes vertus,
parce que notre obéissance serait solide. Le vénérable père, Frère Jérôme de la
Mère de Dieu, étant novice, se trouva sous un supérieur qui était d’une humeur
si étrange et si remplie de sévérité, qu’il fut prêt d’en perdre sa vocation;
mais Dieu, ayant béni sa fidélité, lui départit le don de persévérance, et il
confessa lui-même qu’ayant été fidèle à se surmonter, il fit plus de profit, en
cette année-là, qu’en plusieurs autres ensemble, sous des supérieurs discrets,
doux et raisonnables.
Pour moi, je ne puis comprendre que nous
puissions appréhender d’avoir de ces sortes de supérieures qui auraient la tête
un peu verte. Si j’étais toujours comme je me trouve présentement, il m’est
avis que je serais ravie d’en avoir une telle qui ne m’épargnerait point, moi
toute la première, et, assurément, je [268] suis prête, par la grâce de Dieu, d’obéir,
depuis la première ancienne de l’Institut jusqu’à la dernière novice, parce que
je sais que, lorsqu’il y a moins de la créature, il y a plus de Dieu, et que je
le glorifierai d’autant mieux, que je serai moins satisfaite, dans ma partie
inférieure, de celle qui me commande. Mes Sœurs, il faut nous tenir prêtes;
possible que ce temps viendra et que Notre-Seigneur vous enverra une supérieure
faite de la sorte, sous la conduite de laquelle vos âmes ferontbeaucoup de
profit, et vous connaîtrez pour lors que tout le bien d’une Religion vient d’avoir
des supérieures qui exercent bien leurs inférieures, puisque leur obéissance
est alors assurée, n’étant accomplie et pratiquée que simplement et purement
pour Dieu, pour sa gloire et son plaisir, puisqu’il ne s’en trouve ni de noire
part, ni de celle des supérieures. C’est dans ces sortes de pratiques que la
solide vertu se nourrit. O Dieu! mes très chères Sœurs, tâchons d’en acquérir
un peu, de ces grandes vertus solides, en nous appuyant tout à fait sur le
secours de Dieu.
Je voudrais pouvoir écrire tout ce que
je vous ai dit ce soir, afin qu’il fût mieux gravé dans vos bons cœurs. C’est
Dieu qui me l’a fait dire, puisque c’est lui seul d’où la moindre bonne pensée
nous vient. Je me suis sentie extrêmement affectionnée à vous entretenir sur ce
sujet, Dieu m’en a pressée ; soyez donc toutes pénétrées, mes filles, de ce
désir unique de dépendre entièrement de l’ordre de la Providence. Laissons-nous
entre les bras de la divine Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à
droite et à gauche; qu’il nous suffise, je vous prie, d’être au soin de ce grand
Dieu, et laissons-nous conduire en quel lieu il nous voudra, puisque, partout
où sa main nous posera, nous accomplirons son adorable volonté par le moyen de
la sainte obéissance. [269]
Mes Sœurs, il faut que je vous fasse
part de quelques nouvelles que je viens de recevoir et qui m’ont fort
consolée. C’est que ma Sœur la supérieure de Lyon, en Bellecour, m’écrit que,
comme elle pensait le moins à la fondation de notre monastère du Puy, croyant
que le traité en était ou rompu ou fort retardé, elle vit arriver l’équipage,
que la ville avait député, pour conduire les Sœurs et les venir quérir, avec
ordre exprès de partir le lendemain, de manière qu’elle fut contrainte de
préparer toutes choses pour le départ de ses chères filles, le soir même. Elle
ne les put toutes choisir, et fut contrainte d’attendre le matin à les nommer,
ce qu’elle fit, trouvant tant de véritable soumission dans ces chères âmes,
que, de toutes celles qui furent nommées, il n’y en eut pas une qui dit une
parole ou qui fit une réplique, ni qui demandât à voir personne avant que de
partir; mais s’en allèrent toutes, soumises à la volonté de Dieu, joyeusement
travailler à sa gloire. Un acte d’obéissance si parfait, mes chères Sœurs, est
d’un grand exemple, et j’en ai été plus consolée que si l’on m’avait avertie
que l’Institut avait acquis un grand trésor d’un million d’or.
Or, dites-moi, mes chères Sœurs,
serions-nous bien prêtes à faire ainsi? Certes, si nous ne nous tenons toujours
en disposition de faire tout ce qu’il plaira à l’obéissance, nous ne serons
pas dignes d’être filles de la Visitation. Bien que l’on nous commanderait d’aller
au bout du monde, cela nous doit être indifférent, pourvu que nous y trouvions
une maison de la Visitation et le moyen d’observer nos vœux et nos règles.
Celle qui [270] est attachée plutôt à un monastère qu’à un autre, montre bien
qu’elle ne cherche pas Dieu purement et en simplicité de cœur, car, si cela
était, elle aimerait autant l’un que l’autre, puisque partout elle trouve Dieu.
Qui ne cherche que lui et son bon plaisir est indifférent de le trouver [ici ou
là], pourvu que ce soit toujours à la gloire de sa Majesté.
Oh! mon Dieu! si nos âmes ne cherchent
et ne prétendent que votre amour, pourquoi nous fâcherions-nous si l’on nous
change de maison, puisque nous vous emportons avec nous et vous trouvons
vous-même aux lieux où nous allons? Je ne ferais, certes, nul état d’une fille,
pour sainte qu’elle paraisse, si je ne la voyais disposée à tout ce que l’obéissance
voudra d’elle, et à être envoyée au bout du monde si besoin était ; car, si
elle est attachée au lieu où elle sert Dieu, c’est signe qu’elle aime plus le
lieu et la consolation qu’elle y reçoit, que le Dieu qu’elle y sert.
Il y a trois ou quatre de nos maisons
qui désirent avoir des Sœurs de céans, et qui m’en demandent avec une instance
très grande. À la vérité, mes chères Sœurs, vous me tromperiez fort et je
serais extrêmement fâchée de ne vous pas trouver prêtes à faire tout ce que je
voudrais, et soumises aux ordres de l’obéissance. Mais il faut vous préparer,
mes filles, vous disposer à ces grands actes. Je ne vous avertirai que huit
jours devant, et c’est bien trop pour des filles parfaites, qui veulent servir
Dieu au gré de sa Majesté, et non au gré de leur amour-propre. Lorsqu’il s’agit
de partir pour une mission où l’on va sept ou huit ensemble, cela passe, me
direz-vous, mais cela n’est pas si parfait que ce que je veux de vous
présentement c’est qu’il s’agit d’obéir pour aller, une en un lieu, l’autre en
un autre, deux ici et deux là, se séparant de la sorte pour s’unir mieux au bon
plaisir de Celui pour la gloire duquel nous faisons tous nos petits sacrifices.
Il faut une vertu solide, dans de pareilles occasions; mais nous témoignerions
de n’en point [271] avoir du tout, d’avoir des égards sur nous-mêmes, si nous
refusions d’acquérir de si grands mérites que de tels actes procurent à nos
âmes.
Mes chères filles, les bons Pères
jésuites nous doivent beaucoup encourager par leurs exemples dans de pareilles
rencontres, car, pour l’ordinaire, on ne les envoie pas plusieurs ensemble,
mais un billet seul de leurs supérieurs en fait partir un pour les Indes et
deux pour le Japon. Hélas ! où vont-ils? parmi des infidèles, où leur vie sera
en des dangers perpétuels. Ils ne vont pas en des lieux où ils espèrent de
trouver une maison de leur sainte Compagnie, mais ils partent pour vivre comme
des personnes apostoliques, dispersées ici et là pour ramener des brebis
errantes au bercail de l’Église. Ils n’attendent aucune satisfaction, aucune
commodité, mais ils n’espèrent que l’unique et souveraine consolation de gagner
des âmes à Dieu, en exposant tous les jours leurs corps à la mort et au
martyre.
O Dieu! mes Sœurs, qu’ils sont heureux!
mais pour quel Dieu font-ils de si grandes choses? C’est pour le même que nous
servons, mes filles ; le désir d’augmenter la gloire d’un si grand Roi les fait
aller d’aussi bon cœur au Japon, en Éthiopie, qu’ils iraient dans un des plus
grands, des plus fameux, et des meilleurs de leurs colléges d’Europe; nous ne
sommes, possible, pas si heureuses, pour être destinées à porter si loin la
croix de Notre-Seigneur et à faire de si grandes œuvres; mais, au moins, soyons
toujours prêtes pour aller, pour venir, pour demeurer et pour retourner où Dieu
et nos supérieurs le voudront; autrement, je vous déclare que vous n’êtes pas
des vraies épouses de Dieu, et que votre vertu n’est que dans votre idée et non
réelle et subsistante en Dieu.
Vous me dites, mes filles, que l’on est
bien prête d’aller volontiers où l’obéissance vous destine, mais qu’il vous
fâche de quitter le précieux dépôt du Corps de notre Bienheureux Père et de
vous éloigner de votre vieille Mère, son indigne fille? [272]
Hélas! ce Bienheureux veut qu’on s’attache
à son esprit et non pas à son Corps ;nous trouverons son esprit et son assistance
partout. Cette excuse n’est qu’une défaite d’amour-propre, aussi bien que celle
de se plus attacher à une supérieure qu’à l’autre ; nous ne serons pas des
vraies servantes de Dieu, qui est l’unique qualité que je vous souhaite le
plus.
Je voudrais bien voir parmi nous, mes
chères filles, cette vraie obéissance, qui ne consiste pas seulement à aller
promptement quand la cloche sonne; cela est bon; mais encore à faire les
choses qui nous sont désagréables et à quoi nous avons de la répugnance, comme
celles qui sont à notre gré ; car celui qui est obéissant est humble, et celui
qui est humble est obéissant. Notre Bienheureux Père dit : « L’obéissance est
une marque très-assurée de l’humilité. Oh! que les âmes humbles sont heureuses
!
Si nous ne visions qu’à acquérir cette
vertu, y travaillant fidèlement, et que nous fussions fermes, constantes et
invariables en cette résolution, nous ferions beaucoup, car ayant l’humilité,
nous aurions toutes les vertus : nous serions souples et obéissantes, bien
aises d’obéir à tous, et ne trouverions jamais que l’on eût tort de nous
commander ceci et cela ; nous ne nous plaindrions de personne, nous verrions
que l’on a toujours raison de nous contrarier et mortifier, et que nous en
méritons bien davantage. Nous ne nous troublerions point de nos fautes et
infirmités, ains nous les reconnaîtrions et en aime-[273]rions notre abjection
et bassesse, à l’imitation de notre Bienheureux Père, acquiesçant doucement à
l’amour de cette abjection, ainsi qu’il faisait ; car, comme un autre saint
Paul, il disait : Je me glorifie
volontiers en mon infirmité, afin que la
vertu de Dieu habite en moi. C’est de l’humilité de se glorifier en son
infirmité, se reconnaître faible, infirme et aimer qu’on le connaisse, et que
l’on nous traite telles que nous sommes, c’est la vertu de Dieu. C’est une âme
humble celle qui se tient toujours pour la moindre et dernière de toutes, et
souffre qu’on la tienne et traite pour telle.
Nous faisons prou de belles résolutions,
mes chères filles, mais nous ne les établissons que sur le sentiment et non pas
sur la raison, car sitôt que le sentiment est passé, ces belles résolutions s’en
vont en fumée; il n’en va pas de même quand nous les pratiquons par raison, d’autant
qu’à force de voir (ile NotreSeigneur s’est humilié, nous demeurons invariables
à le vouloir être.
Quand nous avons des répugnances, des
soulèvements de cœur, que nous manquons de résolution, alors la raison nous
fait dire : O Dieu, combien est grande l’infirmité humaine! Quelle raison
aurai-je de me ressentir de telle et telle chose, d’avoir des trémoussements
sur un tel sujet ou parole que l’on m’a dite? Et de là on vient à connaître son
infirmité, sa bassesse, à aimer, et à acquiescer doucement à l’amour de son abjection.
Il est vrai que ce n’est pas quand notre cœur est ému qu’il faut faire ces
discours, car nous trouverons que nous avons toujours raison et que les autres
auront tort ; mais, en ce temps-là, il faut pratiquer l’avis de notre
Bienheureux Père, qui est admirable en ceci : Parlez à Dieu d’autre chose, et
ne disputez point avec la tentation, ains allez-vous-en à Dieu, par un simple
divertissement. Puis, quand le sentiment est passé, alors on peut bien se
servir de ces considérations que j’ai dites, pour faire voir à son cœur qu’il
avait tort en son infirmité et peu de vertu. [274]
Quand nous avons de l’inclination à
quelques personnes, c’est en cela que nous devons témoigner notre fidélité à
Dieu, et ne nous jamais servir de leur inclination et affection pour nous
conduire à la perfection ; de même, quand nous avons de la répugnance ou
aversion à quelque obéissance, nous ne nous en devons point étonner, mais avoir
un fort grand soin de nous servir de cette répugnance pour faire notre action
plus purement pour Dieu, et dire : O mon Dieu, je fais choix et élection de
votre volonté pour faire celle de l’obéissance, d’autant plus volontiers que j’y
sens des répugnances et difficultés. Puis, se mettre à faire ce qui est
ordonné.
Nous devons tellement être abandonnées
aux événements de la Providence de Dieu, que nous soyons prêtes de vouloir et
acquiescer à tout ce qu’il lui plaît ordonner de nous ; car, en somme, mes
chères filles, puisque nous sommes servantes de Dieu, ne devons-nous pas être
tout à fait abandonnées à Lui? Je sais bien que la partie inférieure est
quelquefois pleine de crainte et de pusillanimité, sans que nous puissions l’empêcher;
mais je sais bien aussi qu’en ce
temps-là nous pouvons être tranquilles dans la volonté de Dieu, qui permet,
pour notre exercice, que nous soyons pleines de crainte et de trouble.
Quoi! y céans des Sœurs qui perdent l’assurance
quand on les avertit des fautes qu’elles font à l’Office?... et, au lieu de s’amender,
elles en faillent davantage, par la crainte et appréhension qu’elles ont de mal
faire; cependant le Directoire dit si clairement qu’il ne faut pas excéder en la crainte de jaillir, non plus qu’en la
présomption de bien faire. C’est l’amour-propre qui fait cela; car si c’était
la crainte de déplaire à Dieu nous l’aurions, cette même crainte, quand les
autres feraient l’Office. Pour moi, mes filles, je ressens autant les fautes
que l’on fait à l’Office que si c’était moi-même. Et certes, nous devons toutes
avoir cet intérêt; et lorsque nous y allons, ce doit être avec résolution d’aimer
notre abjection, quand nous n’y faisons rien qui [275] vaille, ne laissant pour
cela de faire tout ce que nous pourrons pour le bien dire, sans nous troubler,
et trembler quand nous y manquons, et moins quand on nous avertit des fautes
qui s’y font, car cela n’est bon, dit notre Bienheureux Père, qu’aux filles du
monde.
Quant à ce qui est de se communiquer ses
petits biens, il faut que cela vienne du cœur; car, si ce que vous dites est
composé, vous ne ferez rien qui vaille; non plus que celles qui voudraient
récréer les autres et qui n’y auraient point de l’inclination. Il ne faut pas s’amuser
à discerner celles qui font le mieux, surtout quand on n’en a pas la charge.
Mes Sœurs, je vous ai déjà bien dit
autrefois que je ne fais point profession ni de prêcher, ni de parler des
choses spirituelles, étant aussi peu entendue que je me trouve; choisissons
donc seulement de nous entretenir de la sainte humilité de notre grand'père
saint Augustin, qui était sa vertu plus excellente et éminemment particulière.
« Si l’on me demande, dit ce
grand Augustin, le chemin du ciel, je
vous répondrai que c’est l’humilité; et si on me dit de nouveau : Par quel
chemin peut-on aller au ciel? je répondrai toujours : Par l’humilité, par l’humilité. »
Quelle plus parfaite humilité que d’avoir
écrit tous ses péchés pour les publier à toute la terre; afin que chacun sût,
au [276] siècle à venir, qu’Augustin avait été un grand pécheur : c’était bien
être mort à l’estime de lui-même pour ne priser que ce qui est éternel. Mes
Sœurs, je vous dis souvent : tous nos maux ne viennent, sinon que nous ne
regardons pas assez l’éternité, c’est ce qui nous entraîne à n’aimer que les
choses basses et caduques.
Il y a trois choses desquelles nous ne
nous défaisons que difficilement : la première, de l’honneur, de l’amour et
estime de nous-mêmes; la deuxième, l’amour de nos corps et de ses commodités;
et la troisième, c’est la haine que nous avons pour la soumission intérieure et
extérieure.
Or, si nous considérons bien ce que c’est
que cette vie si courte et si pleine de misères, quel état ferions-nous de
nous-mêmes? La vraie humilité tend au mépris de cette estime propre et nous
fait aimer d’être tenues pauvres, ignorantes, petites et imparfaites, dans l’oubli
de toutes les créatures; et, en un mot, nous ne serons jamais humbles que lorsque
nous nous tiendrons nous-mêmes pour des petits néants, et lorsque vous serez
parvenues à ce degré d’aimer d’être tenues et de vous estimer vous-mêmes comme
la souillure de la maison, vous serez très-heureuses et très-grandes devant
les yeux de Dieu. Hélas! voyez, que sont devenues tant de créatures qui ont été
si grandes et si honorées en ce monde? L’enfer en a reçu beaucoup ; le purgatoire
en a moins eu, et le paradis en a peu.
Pour le second sujet de nos
attachements, qui est l’amour de nos corps et de nos petites commodités; hé,
mon Dieu! mes chères Sœurs, considérons que tout ce que nous avons n’est pas à
nous, que ce sont tous des biens empruntés. Nos vrais biens propres ne sont pas
de si petits biens et si chétifs : ils sont làhaut, mais ce sont des biens
incorruptibles ; nos habillements seront là, beaux à merveille, et celles qui
porteront de bon cœur des plus chétifs haillons ici-bas en recevront des plus
riches là ; ainsi, la plus pauvre ici-bas sera la plus heureuse là-[277]haut.
Pour notre nourriture, jamais, à Dieu ne plaise, qu’aucune de ces épouses
voulût avoir plaisir aux viandes corrompues; nous les devons prendre par
obéissance, comme un bien qui nous est commun avec les plus lourds animaux,
parce que la vraie vie de l’âme, épousée à Dieu, est Dieu même qui se fera
notre nourriture éternelle, nous rassasiant, dans la gloire et durant l’éternité,
de sa vision béatifique.
Pour notre volonté, ne devrions-nous pas
avoir honte de la suivre, après que Jésus-Christ a passé sa vie en obéissance,
et qu’il n’a fait gloire que de faire et suivre la volonté de son Père! C’est
le grand avantage de l’âme que cette soumission au bon plaisir de Dieu, puisque
c’est ce qui l’unit plus intimement à lui-même et à son amour. Soyons désormais
plus solides à la vertu, pensant que tous les pas que nous faisons dans icelle,
ce sont autant d’échelons pour monter à l’heureuse et désirable éternité, à
laquelle nous devons incessamment penser, pour mieux mépriser tout ce qui se
passe. Je vous dis et redis mille et mille fois l’année, et je vous le redis
encore : travaillons, mais solidement, à cette haute vertu que Dieu veut de
nous. Nous avons des grands et bons sentiments de l’amour de ce bon Dieu! nous
avons des excellents désirs et nous faisons des bonnes résolutions; mais quand
il s’agit de venir à l’action, nous faisons les enfants, n’étant pas constantes
et courageuses. Oh! que j’ai un fort désir de nous voir fidèles à sortir de nos
petites tendretés, et de nous voir des filles magnanimes, qui fassent tout pour
Dieu, soit le doux, soit l’amer, soit le facile ou le difficile!
Non, ma fille, ce n’est pas manquer de
magnanimité ou plutôt de solidité en la vertu que de sentir des répugnances,
des rébellions, des contradictions, pourvu qu’on ne leur accorde rien et qu’on
les désavoue, car toujours çà-bas la chair luttera contre l’esprit, la prudence
humaine contre la divine, l’orgueil contre l’humilité, la partie inférieure
contre la supérieure. Se‑[278]rait-ce donc à dire que celles qui sentent
ces mouvements soient vicieuses du vice qui les attaque ? Oh! non, car ces
combats, tentations ou exercices leur sont donnés pour mettre un clou à la
solidité de la vertu contraire. Ainsi, une Sœur a une charge pour laquelle elle
a une extrême répugnance, et cette répugnance l’accompagne en toutes les
actions qu’elle fait pour accomplir son devoir. Je vous dis que pourvu que
cette Sœur soit soigneuse de bien faire sa charge, ne négligeant rien, et
dressant bien toutes ses intentions [à Dieu], elle gagne plus que si elle
faisait cette même charge avec une grande suavité, inclination et contentement.
Vous me demandez ce que c’est qu’une
vertu solide, mes chères Sœurs? C’est une vertu exercée et acquise parmi les
difficultés et combattue par son contraire ; nous ne sommes religieuses que
pour l’acquérir, mais Dieu nous fasse la grâce qu’à l’heure de la mort nous
ayons la victoire de ce combat, et que nous trouvions d’avoir acquis une seule
vertu véritable ; par exemple : vous voulez être comme notre père saint
Augustin, une vraie humble; il faut aimer le mépris; il faut vous reconnaître
vile et abjecte et vouloir être tenue pour telle, qu’en tout ce que vous faites
vous cherchiez à vous anéantir et vous humilier. Notre doux Jésus dit : Apprenez de moi à être doux et humble de
cœur; si nous apprenons à être humbles comme lui, nous ne le serons pas
seulement en obéissant parfaitement, en nous soumettant à vivre sous l’obéissance,
comme lui sous la direction de saint Joseph; en nous humiliant nous-mêmes comme
il s’est humilié, mais nous le suivrons dans sa souveraine humiliation qui a
été de s’être laissé humilié par ses créatures, d’avoir paru un homme simple,
digne d’être méprisé, et d’avoir été fait le jouet et la risée de son peuple.
Agissez donc ainsi. Humiliez-vous fidèlement et fervemment, et lorsqu’on vous
humiliera, souffrez-le courageusement laissez-vous ès-mains de Dieu et de l’obéissance.
Qu’il vous mette ici ou là ; [279] qu’on vous tourne d’un côté et d’autre, il
faut laisser, en tout cela, faire de nous comme d’un peu de boue qu’on foule
aux pieds, qu’on pétrit, qu’on défait et qu’on repétrit tout comme l’on veut :
cela est une vertu solide. Ma chère Sœur, commençons de marcher en ce chemin,
sous la faveur du grand saint Augustin. Oui, mes Sœurs, les vraies vertus
religieuses sont profonde humilité, humble soumission, entière remise de nous-mêmes
entre les mains de Dieu, une abnégation forte de toutes les choses de ce monde,
et une généreuse et magnanime résolution qui ne s’étonne point des difficultés,
mais qui, connaissant' sa faiblesse propre, s’appuie sur l’appui et sur la
force de la grâce de son Bien-Aimé, persévérant toute sa vie au bien qu’elle a
commencé.
Il n’est point de meilleure marque que l’on
n’est pas digne d’une charge, que lorsqu’on la désire et qu’on s’en croit
capable, parce que si cela était, vous vous en réputeriez indignes. C’est une
pure folie que de désirer quelque chose hors de Dieu, parce que nous n’aurons
ni la chose désirée, ni la possession de Dieu, qui est la jouissance de tout
bien. C’est aussi un orgueil secret que de ne point désirer d’emploi, et de
nous voir déchargées de ceux que l’obéissance nous a donnés, puisque nous nous
devons laisser absolument à la disposition de Dieu, croyant qu’on nous l’ôtera
lorsque l’on verra que nous ne le faisons pas bien, mais c’est que nous ne
sommes pas assez humbles, et que l’amour de notre abjection ne nous suit pas
toujours, appréhendant qu’on ne dise : ma Sœur a été ôtée de cet emploi parce
qu’elle n’y faisait rien qui vaille.
Mes filles, ne demandez rien, ne désirez
rien et ne refusez rien; soyez
indifférentes en toutes choses, soyez prêtes à recevoir une charge comme à en
être ôtées, et vous aurez de la vraie vertu.
Mes Sœurs, si nous savions le prix de l’obéissance,
nous ne négligerions pas une occasion de la pratiquer. Oui, mes filles, [280]
un seul enclin de tête fait par le mouvement de l’obéissance, quoique avec
répugnance de la partie inférieure, nous acquiert un plus grand bien que nous n’en
posséderions si nous avions en nos mains l’empire du monde. Nous le connaissons
bien dans le choix que la Sagesse incarnée a fait venant ici-bas, qui n’a pas
été des richesses et grandeurs de ce monde, mais il a uniquement choisi l’obéissance,
vivant soumis à saint Joseph et à Marie, sa mère, et à son Père Éternel jusqu’à
la mort de la croix.
Non, ma Sœur, nous n’avons jamais raison
de nous excuser, mais nous l’avons bien de nous accuser. Il n’est rien qui répande
une plus sainte et douce odeur dans une communauté, qu’une âme humble qui s’accuse
franchement, et, au contraire, il n’est rien de si désagréable qu’une qui
couvre ses défauts lorsqu’elle est avertie, disant seulement : je dis très humblement
ma coulpe. Hélas! ma fille, je connais soudain l’orgueil caché sous cette
petite parole; dites tout simplement : ma Mère, j’en dis très humblement ma
coulpe, afin que l’on connaisse que vous vous rendez coupable; si vous ne l’avez,
possible, pas fait cette fois, vous l’aurez fait une autre. On ne doit pas
avertir, comme on ne le fait pas aussi, que de certaines fautes dont nous ne
devons pas avoir honte de nous avouer coupables, et l’humilité se fait bien
connaître en ces occasions, et nous trouverons toujours notre profit et notre
avancement à la perfection, où nous trouverons des sujets de nous humilier.
Enfin, l’âme humble s’accuse toujours, et l’orgueilleuse s’excuse incessamment.
Prions notre grand'père saint Augustin de nous obtenir ce véritable trésor de
la vraie humilité, qui l’a rendu plus grand dans le ciel que son éminente
doctrine, et que toutes ses autres vertus.
Loués soient Dieu et son grand serviteur
Augustin. [281]
Quand nos fautes, et tout ce que nous
avons vu et fait en la journée, nous revient en l’esprit au temps de l’oraison,
il s’en faut détourner fidèlement et unir sa volonté avec celle de Dieu, qui
permet que nous soyons exercées par telles pensées; au lieu de nous mettre en
peine pour nous en défaire, il faut appliquer son soin à regarder et s’unir à
la volonté de Dieu. Il en faut faire de même quand on se sent sèche, aride et
distraite parmi la journée, et ne s’en point mettre en peine, mais demeurer
toujours soumise à cette volonté première et signifiée de notre Dieu. S’il veut
que nous soyons sèches, arides et distraites, il y faut acquiescer doucement et
humblement; car, bien qu’il ne veuille pas que nous soyons infidèles, il le
permet néanmoins, afin que, le connaissant, nous nous humiliions et abaissions.
Enfin, le remède à tous nos maux, c’est d’unir notre volonté à celle de Dieu,
qui veut que nous soyons pleines de courage, comme nos règles nous marquent
Ce qu’il faut faire, dites-vous, ma
chère fille, pour ne point perdre la paix du cœur, quand on a quelque chose qui
fait de la peine et qui revient toujours dans l’esprit? Je vous dirai, avec
notre Bienheureux Père, que celle qui ne la veut point perdre, doit aller à
Dieu sans réfléchir sur ce qui fait de la peine; mais quand nous allons à Dieu,
nous lui voulons toujours parler de nous, et, par manière de dire, lui conter
ce qu’on nous fait, et rejeter sur les autres la cause de nos manquements.
Enfin mille et mille réflexions inutiles et tout à fait contraires à la
simplicité qui nous est tant recommandée par ce Bienheureux. ……
C’est aussi un grand orgueil de s’étonner
des fautes d’infir‑[282]mité et de toutes les autres, et encore un plus
grand d’en faire l’étonnée parmi les Sœurs et de leur en faire la mine froide.
Si une Sœur, par un mouvement de colère, me venait donner un soufflet, je n’en
serais ni n’en ferais l’étonnée, pourvu que la Sœur s’humiliât de sa faute, l’ayant
reconnue. Elle aurait sujet d’aimer son abjection ; et moi, d’unir ma volonté à
la volonté permise de Dieu …….
Si nous étions bien fidèles, nous ne
laisserions passer aucune occasion sans nous mortifier; nous anéantirions tant
de désirs, tant de volontés, tant d’inclinations; nous ne perdrions pas une
occasion de condescendance et de respect; en somme, nous nous rendrions
meilleures ménagères, tant de ce qui se pré, sente en nous que hors de nous, et
surtout nous nous garderions de la lâcheté et des manquements de support. Mon
Dieu! manquer de support et de respect et dire des paroles sèches, quel défaut
dans une religieuse qui doit toujours parler affablement, comme serait : Oui
bien, ma Sœur..... Oui bien, ma chère Sœur….. Très-volontiers..... et ainsi des
paroles douces, et témoigner, même par sa mine, qu’elle sert et qu’elle fait ce
de quoi on la prie, et de bon cœur.
Ce qui est cause que nous nous manquons
de respect, c’est que nous avons trop de familiarité les unes avec les autres.
Nous disons tant de paroles mal gracieuses et rudes qui ne se devraient point
entendre parmi nous. Il se faut porter un respect véritable, qui ne consiste
pas à faire des mines et façons affectées, car je n’aime point cela. Il y a
encore une autre raison qui empêche bien le respect, ce me semble, c’est que l’on
dit trop, les unes parmi les autres, les fautes que l’on fait; cela rabat
grandement l’estime et le respect que l’on se doit; car, on dit, à deux ou trois,
que sais-je moi (sous prétexte de confiance et de familiarité, ou pour
témoigner de l’affection), les pensées et sentiments, et même les fautes qui se
font par infirmité ; certes, tout cela amoindrit l’estime que l’on a des Sœurs.
Enfin, [283] il me semble que cette trop grande connaissance que nous nous
donnons de nos faiblesses; de ce que nous disons, pensons et faisons, c’est la
seule cause que l’on ne voit pas ce respect tel que nous nous le devons. Nous
ne savons point parler des choses sérieuses, bonnes, nobles et conformes à
notre vocation. Si l’on fait quelque discours de plaisanterie ou quelque conte
de choses indifférentes, chacune prête l’oreille et y contribue en quelque
chose, et par ce moyen témoigne le plaisir qu’elle y prend; mais si ce sont des
choses bonnes, personne n’y contribue et l’on demeure muette. Enfin, l’on ne
sait que dire, et cela sans doute amoindrit bien l’estime que nous aurions les
unes des autres, si nous nous voyions affectionnées à parler des choses
sérieuses.
Vous avez raison certainement de me dire
que, lorsque vous lisez ces deux constitutions de la Modestie et de l’Humilité,
vous y trouvez quelque chose de si parfait, qu’on appréhende de n’y pouvoir
arriver. Non, ma fille, on ne saurait y ajouter une plus grande perfection que
celle qu’elles nous enseignent. Que voudrions-nous de plus modeste et de mieux
réglé, qu’une âme qui serait parfaitement moulée sur la première, et où trouver
une plus intime et divine humilité, que celle qui est décrite clans la seconde
de ces constitutions? Je trouve ces deux points les meilleurs : Humilité
profonde, et humilité qui ne consiste pas seulement en gestes et paroles,
mais en vérité et en effet. Oui, mes Sœurs, ne parlons plus
tant de l’humilité; ne nous amu-[284]sons pas tant à la désirer ; mais venons à
la pratique. Cette vertu veut des œuvres, et non des paroles. Voulez-vous être
humble, ma fille, tâchez de vous bien connaître ; aimez que l’on vous connaisse
imparfaite, aimez le mépris en toutes les manières, dans toutes les actions et
de quelle part qu’il vienne. Ne cachez point vos défauts ; laissez-les
connaître, en chérissant l’abjection qui vous en revient. Ne laissez jamais
abbattre votre cœur pour quelque faute que vous puissiez commettre. Défiez-vous
de vous-même, et vous confiez uniquement et incessamment en Dieu, vous
persuadant fortement que, ne pouvant rien de vous-même, vous pouvez tout avec
sa grâce et son puissant secours.
Ma fille, lorsqu’on vous traite
rudement, que l’on vous rabat, qu’on vous néglige, qu’on vous humilie et qu’on
vous emploie aux offices bas et pénibles, ne pensez pas que ce soit pour
éprouver votre vertu; mais faites confesser à votre cœur que vous méritez bien
plus que cela. Ce sont là, à mon avis, les marques d’un esprit humble; et,
lorsque vous serez dans ces pratiques, dites, ma fille, que vous commencez d’aimer
l’humilité. Voulez-vous connaître si un .esprit est humble? Voyez s’il est
sincère à découvrir ses imperfections sans fard et détours, mais de bonne foi
; quand on voit une fille qui aime avec joie son abjection et d’être avertie et
corrigée, jugez que c’est une âme véritàblement humble.
Lorsque je dis qu’il faut aimer le
mépris, la correction, le rebut, l’abjection, j’entends qu’il faut l’aimer dans
notre partie supérieure et dans la suprême pointe de l’esprit, malgré nos
répugnances et nos difficultés ; parce que, pour aimer des choses si contraires
à notre partie inférieure, d’un sentiment sensible, il ne serait presque pas
possible. C’est une grâce que Dieu ne départ qu’à quelques âmes qu’il veut
souverainement gratifier, ou pour récompense de leur fidélité, mais cette
faveur n’est pas nécessaire. [285]
Vous me demandez si le cœur humble n’est
point tenté d’orgueil, et s’il n’a point quelquefois des pensées de vanité?
Oui, ma chère Sœur, il peut avoir des tentations d’orgueil, mais il ne fait pas
les œuvres d’orgueil, et elles ne servent qu’à le faire mieux anéantir devant
Dieu, et à le jeter plus profondément en sa bassesse et en Dieu. Mes Sœurs, que
cette humilité est une grande vertu! C’est la bien-aimée de Jésus-Christ et de
notre divine maîtresse, sa glorieuse Mère. Son sacré Cantique n’est qu’une
louange de cette admirable vertu. Il a
regardé, dit-elle, l’humilité de sa
Servante, et, pour ce, toutes les générations nie diront Bienheureuse. Il
détruira les superbes et exaltera les humbles. Toute l’Écriture-Sainte est
remplie des panégyriques des humbles : David, ce grand roi, fait selon le cœur
de Dieu, dit : Le Seigneur est le protecteur
du simple d’esprit. Enfin, l’humilité attire sur nous les yeux et le cœur
du même Seigneur. Mais il faut que ce soit une humilité plus intérieure qu’extérieure.Il
ne nous dit pas d’apprendre de lui celle-ci; mais, oui bien, la première : Apprenez de moi, nous dit-il à tous, que je suis humble et doux de cœur. O
Dieu! mes Sœurs, que c’est une rare pièce qu’un cœur vraiment humble, parce qu’on
le trouve toujours plus bas qu’on ne la saurait mettre. Croyez-moi, mes chères
filles, c’est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le ciel et le
Cœur de Dieu, que d’avoir la possession d’un grain de vraie humilité. [286]
Mes Sœurs, nous ne pensons pas assez à
cette vérité, que Dieu nous est présent, qu’il voit nos pensées, même longtemps
avant que nous les ayons, qu’il sait ce que nous pensons et penserons mieux que
nous-mêmes, qu’il voit les plis et replis de notre cœur, et, à cette autre
vérité, que rien ne nous arrive que par l’ordre de la Providence. Ce sont des
vérités infaillibles, que nous sommes obligés de croire, sous peine de
damnation éternelle. Nous serions toutes des saintes, si nous appréhendions
bien ces vérités. De vrai, c’est une très grande consolation de savoir que Dieu
voit le fond de notre cœur. Une pauvre âme idiote qui sera en oraison et qui ne
saura rien dire à Notre-Seigneur, sera bien consolée au moins de dire : Mon
Dieu, vous savez ce que je veux et ce que je voudrais vous dire!
Considérons, mes Sœurs, que, quand nous
serons dans cette gloire du paradis, en quel étonnement nous serons quand nous
verrons l’infinie bonté, l’immensité incompréhensible et la Majesté suprême de
Dieu, qui s’est tant abaissée que de désirer l’amour de la créature, qui est
chose si vile et si chétive ! Si l’âme était capable de périr, elle périrait,
voyant cet amour excessif, de cette grandeur immense de son Créateur, qui l’a
tant favorisée, et de voir combien mal elle a correspondu à cet amour et le
tort qu’elle se faisait de s’amuser aux choses de cette vie, à des bagatelles,
qui la pouvaient éloigner de son Dieu, et lui faire perdre le bien inestimable
de cette félicité immortelle et de la vision de la divine Essence. Elle verra
clairement que, seulement pour jouir une heure, voire un moment, de ce Bien
[287] infini, tous les travaux, les souffrances, les mortifications,
humiliations, et tout ce qu’on saurait souffrir en ce monde, serait bien
employé et ne devrait être pas épargné. Si donc, avec ces mêmes travaux et
souffrances, nous pouvons nous acquérir ce bien pour une éternité, n’avons-nous
pas grand tort, et ne sommes-nous pas hors de notre sens, et sans jugement, si
nous ne le faisons pas et si nous plaignons cette peine? Enfin, mes Sœurs, tout
ce qui ne nous peut servir et aider pour parvenir à cette fin, pour laquelle
nous avons été créées, doit être abhorré, détesté et évité. Ni les séculiers,
ni les religieux et religieuses, ni personne quelconque, ne saurait avoir un
vrai contentement qu’en faisant son devoir et en rendant à Dieu ce qu’on lui
doit, en sa vocation, car il faut que chacun regarde ce que NotreSeigneur veut
de lui pour le faire; autrement, point de contentement, ni même de salut.
Les âmes religieuses verront, lorsqu’elles
seront dans la béatitude, comme leur vocation à la religion aura été dans les
éternels desseins de Dieu, qui leur aura donné tant de moyens, en cette
vocation, de tendre à une grande perfection et parvenir bien avant dans cette
gloire. Quelle joie ineffable aurontelles? quelle reconnaissance de tous ces
singuliers bénéfices? Et si elles étaient capables d’avoir du déplaisir, quel
crèvecœur, quels regrets auraient-elles de voir que, par la moindre omission à
la plus légère observance, elles auront perdu le bien d’une plus grande gloire
et d’un plus grand amour, lequel se pouvait accroître en faisant des petites
choses aussi bien que les grandes. Les damnés aussi, au jour du jugement,
lorsqu’ils verront la face de Dieu, voudront aller se jeter en Lui pour jouir
de cette félicité et bonheur, mais ils seront repoussés incontinent. Hélas!
quel crève-cœur, voyant la perte qu’ils ont faite de ces biens infinis, de la
vision de l’Essence divine qu’ils pouvaient acquérir pour une éternité, s’ils
eussent vécu comme ils devaient! S’ils pouvaient périr et se réduire en rien,
ils le [288] feraient de déplaisir ; et encore n’auront-ils vu cette beauté de
la Divinité que comme un éclair, si est-ce que l’idée leur en demeurera et leur
sera un plus grand tourment.
J’ai grande envie que nos Sœurs pensent
souvent à la brièveté de la vie et à la durée de l’éternité. « Vous
ne savez à quelle heure je viendrai, dit le Seigneur, soyez donc veillants, je rendrai à chacun selon ses œuvres. » Hélas
! que savons-nous? nous n’avons peut-être pas une heure pour acquérir la gloire
éternelle, tant cette vie trompeuse est incertaine et briève. Nous sommes
bienheureuses d’être en l’Église de Dieu ; mais il faut remarquer qu’elle se
nomme militante, c’est-à-dire bataillante; il faut donc batailler. L’Église
militante et la triomphante sont deux sœurs qui s’aiment extrêmement, et,
tandis que la militante combat, la triomphante prie pour elle.
Qui vaincra, en l’Église militante,
jouira en la triomphante. Il faut batailler pour vaincre et vaincre pour jouir.
Mais quoi, batailler? je ne suis pas obligée de batailler contre les infidèles,
car ce n’est pas ma vocation ; je ne suis pas obligée de batailler contre
autrui, mais contre moi-même; j’entends les inférieures ne sont pas obligées de
combattre les imperfections de leurs Sœurs, mais les leurs propres. Les
supérieures doivent combattre les imperfections des Sœurs par les bonnes paroles,
par les corrections et pénitences, et aussi combattre les leurs par la [289]
mortification soigneuse d’elles-mêmes et l’anéantissement parfait de tout
propre intérêt. Tant que nous serons en cette vie nous aurons à travailler, qui
plus, qui moins. Les commencants ont plus à combattre que ceux qui s’avancent,
et ceux qui s’avancent ont plus à faire que ceux qui sont en un plus haut degré
de perfection ; mais tous, pourtant, ont à faire; cette vie nous est donnée
pour travailler et cheminer; cheminer à notre perfection, travailler à notre
mortification : voilà à quoi les vraies filles de la Visitation sont appelées.
O Dieu! que les filles de ce petit
Institut sont obligées à une haute perfection, laquelle est d’autant plus
excellente qu’elle est plus intime; car enfin ce n’est autre chose que la mort
totale de la nature et du vieil homme, pour établir solidement le règne de la
grâce. Il faut que les filles de cet Institut opèrent leur salut et leur
perfection en crainte, mais une crainte confiante et filiale, qu’elles aiment
Dieu purement pour lui et non pour elles-mêmes. Aimer Dieu comme notre
souverain Bien, il y a encore du nôtre; mais il faut l’aimer comme souverain
Bien, sans regarder qu’il soit nôtre. Et voilà une perfectiôn d’amour pur à
quoi nous devons tendre.
L’âme qui désire que Dieu vive en elle,
n’y laisse rien qui puisse déplaire à ses yeux divins, qu’elle ne mortifie et
passe outre ; car, pressée de ce désir, elle se violente de si bonne façon qu’elle
meurt heureusement à elle-même, afin que Dieu vive en elle. Les âmes qui aiment
bien Dieu n’aiment point leur chair, croyez-moi; .elles retranchent bien à la
nature tous les vains contentements, car ces âmes amoureuses de Dieu ne peuvent
souffrir aucune chose qui contrarie leur amour.
C’est la plus mauvaise condition qu’une
religieuse puisse avoir que la négligence, soit que ce vice soit intérieur et
spirituel, soit qu’il soit pour les choses extérieures. Retenez ceci, mes
Sœurs, vous ne sauriez admettre une fille à la profession d’une plus mauvaise
condition que celle de la négligence et [290] paresse d’esprit. Ces âmes ne
font point de progrès en la vertu et sainte dévotion ; elles vont au chœur avec
nous, mais c’est avec une certaine paresse d’esprit, sans vigueur intérieure;
elles ne font rien, ou peu qui plaise à Dieu. Elles font tous les exercices de
la religion il semble, à l’extérieur, qu’elles marchent; mais, en vérité,
elles ne bougent pas, d’autant qu’amoureuses de leur tépidité elles de sortent
jamais d’elles-mêmes. J’aimerais mieux une fille trop bouillante, qu’une qui
serait un peu lâche ; car, à la bouillante, ses fautes paraissant lui donnent
de l’abjection, et on l’en mortifie; mais, l’autre, l’on ne sait sur quoi se
fonder, car elle est toujours la même, aujourd’hui et encore demain ; et elle
ne fait, pas grand mal extérieur, mais aussi elle ne fait pas de bien
intérieur. Dieu nous garde de ces esprits-là, car ils sont dangereux, plus que
je ne le saurais dire.
Oui, ma fille, il n’y a point de mal d’avoir
un naturel complaisant; c’est un don de Dieu fort précieux; mais il faut le
diviniser. Une personne se plaît de complaire à chacun, parce qu’elle s’en fait
un plaisir, cela est bon; mais il faut rendre cette inclination complaisante
encore meilleure, et, de naturelle, la rendre divine. Il faut obliger chacun,
non parce que c’est votre penchant de complaire à tout le monde, mais parce que
Dieu veut que par cette douceur, qui vous est propre, vous serviez à sa gloire,
vous faisant toute à tous, pour les [291] gagner tous. Il veut que vous soyez
condescendante et douce à votre prochain, pour suivre ce conseil de
Notre-Seigneur : « Donne encore ton manteau à qui te voudra
enlever ta tunique » ; mais ce serait pervertir cet aimable et bon
naturel, de complaire par prudence humaine, pour avoir de l’honneur, pour
acquérir du bien, pour s’attirer l’estime des créatures et des vaines louanges.
O Dieu! mes filles, qu’on connaît bien, par les suites, les personnes qui se
servent mal de ce bon et excellent naturel! Une personne remplie de cette
fausse prudence humaine dira : Je veux condescendre à cette autre, afin qu’elle
m’estime une fille bien démise de mon opinion; je ferai cette action humiliante
pour paraître bien humble; je ferai ces détours d’amour-propre, afin que l’on
me croie capable d’une telle charge; je me rendrai bien soumise à ma
supérieure, bien douce, bien complaisante pour l’obtenir; et, cependant, je
veux qu’elle croie que ma pensée en est fort éloignée et que je me croie bien
incapable. Tout ce procédé ne vaut rien, et des actions faites de la sorte,
marquent que vous pervertissez toutes les inclinations si bonnes que votre
naturel complaisant vous fournit. Il faut opposer à ce défaut un peu de vraie
humilité, qui bannit les complaisances et ces prudences purement humaines, et
nous fait tout simplement complaire à la créature, pour l’amour de Dieu et par
des motifs d’une douce charité, qui est bénigne et bienfaisante à tous, en les
supportant tous.
Je vous dirai, à ce propos, ce que notre
Bienheureux Père me dit une fois : « Toutes
les amitiés et complaisances qui trempent dans les amitiés et complaisances des
sens, n’ont ni bonté ni beautés, mais, sitdt qu’elles sont tirées en Dieu, en l’esprit,
en la charité, elles acquièrent un grand éclat. » Il faut caresser et
complaire au prochain, parce que la douce charité a le bonheur de répandre une
sainte édification; et, se tenant le cœur au large, il faut, quand il tombera,
lui pardonner et prendre le courage et la patience de le redresser aimablement,
car, en [292] persévérant ainsi, l’on se formera un cœur bien humble, gracieux,
maniable, qui, par après, rendra de grands services à Notre-Seigneur. Dieu nous
en fasse la grâce, mes très chères Sœurs; je suis courte, parce que je veux
encore vous dire un mot sur l’autre demande.
S’il se trouve des offices bas en
religion, me dites-vous? Mes chères Sœurs, je ne saurais me soumettre à croire
que rien de ce qui est ordonné par la sainte obéissance, dans la religion,
puisse être abject ni humiliant, puisque tout est d’un si grand prix qu’il peut
mériter de plaire à Dieu et acquérir le ciel. Si notre Bienheureux Père ne m’eût
dit que le rang de Sœur domestique est un office d’humiliation, je n’eusse
jamais pu me le persuader. Mais, bien qu’il y ait des charges abjectes, nous
serions trop heureuses qu’elles nous fussent données pour notre partage. Que
les Sœurs domestiques sont heureuses, mais je dis qu’elles sont heureuses!
Elles sont destinées à servir les épouses de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sans
avoir jamais d’autres prétentions : tout les porte à Dieu, si elles sont
fidèles, et Dieu répand de douces bénédictions en leurs cœurs lorsqu’elles font
gaiement et pour son amour tous leurs offices.
On tient, dans les religions les mieux
réformées, qu’il n’y a point d’emploi qui fasse plus de saints que celui-là,
parce que les religieux de ce rang-là n’ont aucune autre pensée que de plaire à
Dieu, en travaillant soigneusement pour lui, étant dans les occasions de servir
incessamment le prochain, de faire des pratiques de patience, de soumission et
de ces deux saintes vertus d’obéissance et d’humilité. Je ne puis m’empêcher de
penser que le Bienheureux m’a fait un peu de tort, de ne pas m’accorder la
demande que je lui ai si souvent faite, qu’il lui plût que je passasse, après
que les premières fondations furent faites, le reste de mes jours en cet
office, sans avoir d’autres soins que d’obéir, pour penser à réformer ma vie ;
mais j’ai bien sujet d’aimer mon
abjection, de n’avoir pas été trouvée digne de [293] servir les épouses de mon
Maître. J’aurais été plus qu’heureuse en cette désirable condition; mais il me
faut aimer celle où je suis, puisque c’est le divin bon plaisir de mon Sauveur,
et vivre en crainte, afin que, conduisant les autres, je ne me perde pas
moi-même. Mes Sœurs, ne mettez pas la tête en terre[21],
car je ne dis que la pure et vraie vérité, toutes celles qui ont charge d’âmes
devraient vivre en crainte et en grande humilité, sous le pesant faix qu’elles
soutiennent. Elles distribuent le pain spirituel aux autres ; mais elles le
doivent manger elles-mêmes et prendre en Dieu la force qui leur est nécessaire.
Elles ont besoin de constance, de charité et de diligence. Je vous ai donné un
beau et bon défi, et je ne l’observe pas moi-même. Je fis hier une faute, et j’ai
manqué aujourd’hui d’en faire une pratique; dire et ne pas faire, c’est nourrir
les autres et nous ôter à nous-mêmes le pain. Tous doivent vivre en crainte : l’Écriture
le dit : Faites votre salut avec
tremblement; mais ceux qui gouvernent les âmes doivent craindre plus que
les autres, car, si saint Paul dit : Si
je châtie mon corps, c’est de peur qu’en prêchant aux autres, je ne sois
moi-même réprouvé, que devons-nous faire, nous autres, faibles femmelettes?
Nous devons faire le mieux que nous pourrons, et puis espérer en la miséricorde
de Dieu. Oui, mes Sœurs, il fait bon
espérer en Dieu, David le dit, en
faisant le bien. [291]
Mes chères filles, je n’ai rien à vous
dire, à moins que vous ne me fournissiez des sujets de vous entretenir par vos
demandes.
[Ma
Mère, demanda une sœur, notre Bienheureux Père me dit une fois, qu’il faut
continuellement s’abaisser en humilité et s’élever en amour; comme s’entend
cela ? ]
Mes chères filles, l’humilité est le
fondement et la charité le sommet de la perfection, de sorte qu’autant on s’abaisse
en humilité, on croît et s’élève-t-on en amour. Oh ! qu’il pratiquait bien
ceci, le Bienheureux! car, perpétuellement, il s’anéantissait et ravalait ; on
le voyait, en toute occasion, sinon qu’elle regardât bien la gloire de Dieu,
pour laquelle il fût expédient de faire autrement, il se démettait de son
jugement et opinion, pour céder aux autres, et leur condescendre avec une débonnaireté
nonpareille. Enfin, il tenait son esprit si nu et vide de toutes sortes de
désirs, desseins, affections et prétentions, qu’il ne s’entremit jamais que de
ce qui regardait sa charge. Oh ! que je désire que nous l’imitions en ceci! que
celle qui est robière, portière, dépensière, lingère, etc., n’ait point d’autre
prétention que de faire humblement et soigneusement son office, sans s’entremêler
nullement de celui des autres. Celle qui est sacristine de même, et ainsi
toutes les autres officières, et celles qui n’ont point de charge aussi, et que
toutes fassent ce que l’obéissance leur ordonne, sans penser ni se mêler d’autre
chose. Il y a des esprits qui veulent tout gouverner et mettre ordre à tout, de
sorte qu’ils tracassent fort une maison et y [295] apportent bien du désordre;
ceci regarde non seulement l’extérieur, mais aussi l’intérieur, car l’indifférence
tient l’esprit vide, dénué, et détaché de tout, afin que nous soyons disposées
pour être remplies de Dieu, et nous attacher à vivre à lui, faisant mourir nos
désirs, desseins et prétentions, dans son bon plaisir et sa très adorable
Providence. C’est dans son soin qu’il faut nous élever par amour, après nous
être anéanties à tout; ne voulant pas plus une chose que l’autre. Mes Sœurs,
ces inclinations sont bien difficiles à être anéanties : l’une nous porte à
aimer plus d’aller avec cette supérieure qu’avec celle-là; quand l’obéissance
se conforme à nos volontés, nous en sommes toutes en joie. « Je m’en vais de
bon cœur à cette fondation », dit une Sœur. Pourquoi, lui demandera-t-on? Parce
que la supérieure qu’on nous destine est si bonne; je lui ai tant d’inclinations,
que mon estime pour elle est tout entière; je m’accommoderai si bien avec
elle. » -Vous ne faites rien qui vaille, ma pauvre Sœur, lui faut-il dire,
parce que vous n’allez pas à votre œuvre purement pour Dieu, et bien que vous
quittiez, fort généreusement, cette maison où vous êtes si bien, et que vous
laissiez sans répugnances vos commodités, votre obéissance ne vaut rien.
Pourquoi?. Parce que vous faites tout cela pour aller avec cette supérieure et
pour aller en cette ville. Après cela, vous me direz que vous allez faire votre
fondation pour Dieu. Pardonnez-moi, ma fille, c’est parce que la supérieure,
les Sœurs, vos compagnes, et la ville sont à votre gré; ainsi, vous êtes bien
éloignée de chercher Dieu nuement et simplement. Anéantissons tout cela, élevons
nos esprits par amour, pour ne chercher que Dieu en notre obéissance, en notre
pauvreté, en notre chasteté, en nos oraisons, en nos mortifications; et, en
tout généralement, ne cherchons que Dieu. Si l’on nous envoie avec des
supérieures que nous aimions et en .un lieu qui nous agrée, bénissons Dieu qui
nous donne cette consolation, et humilions-nous en voyant que la divine
Providence s’accommode [296] à notre faiblesse, et dépouillons-nous devant Dieu
de cette satisfaction, protestant qu’en ce qui nous plaît même, nous ne voulons
chercher que Lui et l’accomplissement de ses saintes volontés; si, au
contraire, on nous mande avec une supérieure à laquelle nous avons de l’aversion,
et en quelque lieu que nous n’aimions pas, bénissons Notre-Seigneur et nous
jetons entre ses bras, nous assurant qu’il aura soin de nous, et que, moins
nous aurons de contentement et appui extérieur, plus il nous fera abonder ses
grâces ; et nous estimons bien heureuses d’avoir de si précieuses occasions
pour lui montrer notre amour et notre fidélité, agrandissant notre courage pour
les bien employer, avec son assistance, en laquelle il faut jeter notre
confiance. Mais, surtout, rendons-nous soumises et maniables à son bon plaisir.
Si pourtant, par notre misère, nous
faisons le contraire, nous laissant aller à l’imperfection, il ne nous
abandonnera pas totalement; il ne nous perdra pas et ne laissera pas de nous
aimer et supporter, comme vous voyez que les pères et les mères qui ont
beaucoup d’enfants ne laissent pas d’aimer et souffrir ceux qui sont chagrins,
dépiteux et revêches. Ils en ont compassion, et ne laissent pas de leur donner
ce qui est nécessaire et de faire leur part dans leur héritage. Souvent,
'pourtant, ce sont des enfants qu’on laisse là comme n’étant propres à, rien,
et dont on ne reçoit aucune satisfaction. S’il y en a qui soient doux,
gracieux, obéissants, et dont l’esprit soit bien tourné, on jette incontinent
les yeux sur eux pour les bien élever, pour les faire étudier, ou les exercer
selon leur talent; les destinant les uns à une dignité, les autres à remplir un
beau poste à la cour, aux armées, et à tels autres emplois.
Notre-Seigneur, qui est un vrai père, en
fait de même ; il aime tous ses enfants. Néanmoins, ceux qui lui sont plus
fidèles gagnent mieux son Cœur ; il leur communique plus de grâces ; il en
reçoit plus de contentement, et ils méritent plus son amour. Travaillons, mes
chères filles, pour acquérir ce bonheur [297] incomparable de nous rendre plus
agréables à Dieu, ce Père adorable de nos âmes, ne cherchant que lui en tout,
nous rendant bien indifférentes et véritablement humbles. Je voudrais qu’on m’arrachât
les yeux et rencontrer une vertu parfaite parmi nous. Mon Dieu, mes Sœurs, ne
vaut-il pas mieux se mortifier pour un peu de temps, et passer après notre vie
sur un trône de paix, comme un vrai enfant de Dieu, que non pas d’être toujours
en trouble, en chagrin, en inquiétude !
Vous me demandez, maintenant, comme les
âmes religieuses peuvent manquer aux Commandements de Dieu? Ma chère fille, nous
pouvons manquer au plus grand de tous, qui est celui de la loi de grâce, l’amour
de Dieu et du prochain : Tu aimeras Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et le prochain comme
toi-même. O Dieu! que la pratique de ce sacré précepte est délicate, et qu’il
est facile d’y manquer! Nous le pouvons faire en préférant notre volonté à
celle de Dieu et de nos supérieurs, en engageant nos affections aux créatures,
en voulant servir ce grand Dieu avec toutes nos aises et commodités, sans nous
employer fortement à son service. Pour notre prochain, nous pouvons manquer en
l’amour qu’on lui doit, plus que nous ne croyons, c’est-à-dire, ne l’estimant
et ne l’aimant pas en notre cœur, quand nous sommes un peu marris de son bien
et de son avancement, qu’on le loue et estime, que nous parlons mal de lui et à
son désavantage; et, quand on en dit du bien, nous n’y contribuons-pas, nous ne
le pouvons souffrir. O cela est bien contre la charité! quand même nous aurions
vu tout le contraire, il n’en faudrait rien témoigner; par exemple : nous avons
vu une personne qui, en cachette, boit un verre de vin pur, et qui, dans la
compagnie, n’en boira qu’un d’eau toute purç aussi; et, là-dessus, on loue fort
sa sobriété. Il faudrait se taire, l’excuser en votre cœur, et penser qu’elle a
bu cette eau pour pénitence de ce qu’elle a bu le vin. On peut encore penser
que les jugements de Dieu sont bien différents de [298] ceux des hommes, et que
cette personne s’est amendée, et qu’elle a maintenant la vertu contraire au
vice que vous lui avez vu naguère. Il se faut grandement plaire à ouïr louer
notre prochain, tant nos chères Sœurs que les autres, et contribuer au bien qu’on
en dit, autant que nous pouvons, regardant le bien que nous savons être
véritablement en lui, nous gardant bien de louer les unes pour ravaler les
autres.
Or, pour ce que vous dites, s’il n’y a
pas de mal de n’être pas aise, et de dire quelque parole de murmure et de
contrôlement, de ce que l’on sort de céans pour donner et accommoder les
maisons que l’on établit? Certes, ce sont là des imperfections lourdes et
contre la charité. Je ne pense pas qu’elles se fassent parmi nous, grâces à
Dieu, et il s’en faudrait aussi bien garder.
Cette première maison doit avoir une
grande charité pour secourir, non seulement les fondations qu’elle a faites,
mais encore les monastères de l’Ordre, s’ils
étaient nécessiteux. Si notre prochain même était réduit dans une telle disette
qu’il ne pût être secouru que de nous, pour étranger qu’il fût, nous serions
obligées de lui donner ce qu’il aurait besoin ; et, quand nous n’aurions que ce
qui nous serait nécessaire, nous serions obligées de retrancher tout ce que
nous pourrions bonnement, nous contentant du seul vivre nécessaire, afin de
mieux aider notre prochain. Et, pour nos pauvres Sœurs qui ont accommodé la
maison, qui nous ont laissé, en sortant, leur dot, leurs petites commodités,
pour aller augmenter la gloire de l’Institut, nous leur refuserions de leur
donner quelque chose? À la vérité, céla serait bien cruel! On décharge votre
maison de cinq ou six filles qu’on envoie en un pauvre lieu, où elles ne trouveront
presque rien, et l’on ne voudrait pas leur donner ce qu’on peut, soit pour les
habits qui servent à leur personne, soit pour quelque meuble propre à accommoder
leur église ou leur maison ? Même on leur doit donner de l’argent ou leur en
[299] prêter, selon le moyen qu’on a ; mais cela de bon cœur et de bonne grâce,
sans dire qu’on donne plus ici que là, sinon qu’on le dise simplement par forme
(le discours, selon l’occasion qui se présente; mais ne le dites jamais par
plainte ou désapprouvement, parce qu’il faut laisser disposer de tout cela aux
supérieurs. Au commencement de l’Église, les anciens chrétiens n’avaient qu’un
cœur et qu’une âme, et mettaient tous leurs moyens en commun aux pieds des
Apôtres, qui les distribuaient comme ils voulaient et à qui il leur plaisait;
voire même aux plus barbares et étrangers du monde s’ils en avaient besoin. Or,
tous les religieux doivent représenter ces anciens chrétiens, et n’avoir, comme
eux, qu’un cœur et qu’une âme, en mettant tout en commun pour en laisser l’entière
disposition à leurs supérieurs, afin qu’ils en fassent ce qu’ils jugeront, sans
que personne y trouve à redire.
Or sus, mes chères filles, emportons
cette affection de notre entretien, de nous adonner, à bon escient, aux solides
vertus, de ne chercher que Dieu, de nous laisser absolument conduire à sa
divine Providence; qu’elle nous mette ici ou là, il importe peu ; qu’elle nous
envoie de ce côté ou de cet autre; non, ne regardons point par quelle porte
nous passerons, ni en quel lieu nous allons; pourvu que nous portions nos
règles avec nous, et que nous trouvions moyen de les observer, cela nous doit
suffire. Oh! que nous sommes obligées de faire purement nos actions pour Dieu!
Mettons hardiment la main à la conscience, et nous trouverons que nous mettons
notre contentement en notre supérieure, au lieu de le mettre en Dieu ; que
nous sommes venues en religion pour être hors des misères du m onde, pour avoir
nos commodités, et non pas pour Dieu; que nous allons en telle part, parce que
nous sommes bien aises d’y aller. Enfin, si nous feuilletons bien, nous
trouverons qu’en tout et partout nous nous cherchons nous-mêmes, notre propre
intérêt et satisfaction. [300]
Oui, oui, mes chères filles, parlons
seulement de l’oraison de quiétude et des autres; et remettons, je vous prie,
sur pied, notre bonne foi et innocence du temps passé; car, au commencement de
notre Institut, l’on parlait tant de ces oraisons, on y prenait tant de plaisir
et de contentement que rien plus. C’était une belle affaire que de voir la
ferveur qui était parmi nos Sœurs; il est vrai, cela encourage et anime
grandement. Nous ne nous communiquons pas assez nos petits biens. Ce n’est pas
qu’il se faille dire des grandes choses, comme des ravissements et grâces
spéciales que l’on a à l’oraison de quiétude, mais quelque petite chose de ses
bons désirs, sentiments et affections, selon les occasions et sujets. Mais cela
tout cordialement et bonnement.
Nous ne parlons pas assez ensemble des
solides vertus. Surtout parlons de la résignation et indifférence; car c’est la
vraie et excellente oraison. Et de l’éternité! notre Bienheureux Père me dit
une fois : « Nos filles ne parlent
pas assez de l’éternité. » Enfin, il nous disait que nous en parlassions
tout familièrement, comme nous parlons de notre maison de Paris et de Lyon. À
quoi devons-nous prendre plus de plaisir, qu’à cela? Ces discours-là sont bien
utiles, et capables de délecter et satisfaire l’esprit des vraies religieuses
comme nous devons être. Si, par la vie de mortification que nous menons, nous
nous anéantissons, élevons-nous à Dieu, dans ce doux souvenir de son éternité
glorieuse, qu’il destine à ceux qui quittent quelque chose pour son amour.
[301]
Paroles royales : Si nous mourons avec Jésus-Christ, en douleurs, en travaux et en
abjections, nous ressusciterons aussi avec lui, en gloire, en honneur et en
félicité, dit le grand saint Paul. Enfin, mes chères Sœurs, après avoir
tourné et viré tout le monde, nous verrons qu’il n’y a point de vertu si nous
ne mourons à nous-mêmes, si nous ne tuons nos inclinations et humeurs, pour
ranger tout notre être sous l’obéissance et étendard de Notre-Seigneur, qui est
la sainte croix; néanmoins, les hommes ne veulent rien souffrir. O mes chères
Sœurs! ayez toujours en votre mémoire, que si le grain de froment, qui est
notre cœur, tombé et semé en la terre de la religion, ne meurt, il ne portera
point de fruits. Si nous ne ruinons tout le vieil homme, le nouveau ne vivra
pas en nous.
Je trouve que le père Balthazar Alvarez
avait bien choisi de prendre, pour sa pratique particulière, ces trois
compagnes du Sauveur : Pauvreté, mépris,
douleurs.....
Vous dites, ma fille, qu’il n’y a rien
qui touche tant que l’honneur?... Eh, Seigneur Jésus ! ma chère fille, quel est
l’honneur que doit avoir une âme religieuse, une servante de Dieu, sinon l’humiliation?
Il n’y a rien qui me soit plus
insupportable qu’une fille de la Visitation veuille être soigneuse de son point
d’honneur; car n’est-ce pas chose monstrueuse? Quel autre honneur voulons-nous
avoir que celui que notre Maître a choisi? Il a constitué son honneur en l’abjection,
au mépris, et dans les calomnies.
Les vaines personnes du monde mettent
leur honneur à monter à cheval, tirer des armes, danser, sauter et jouer. Quoi!
[302] notre honneur sera-t-il en des fadaises, aux charges? Je vous assure que
c’est une grande grâce aux supérieures de servir les épouses de Notre-Seigneur
et tenir sa place parmi elles ; mais, au partir de là, je ne sais quel honneur
on y trouve. Il faut que la pauvre supérieure soit sujette à toutes, et la
première aux offices pénibles, si elle veut édifier ses Sœurs; qu’elle veille
et travaille souvent, tandis que les autres dorment et se reposent. Il n’y a
que deux surveillantes pour toute la communauté, et il y en a autant pour la
supérieure qu’il y a de Sœurs au monastère, parce que toutes ont l’œil sur
elle; le moindre mal qu’elle fait ne tombe pas à terre ; et, bien que les Sœurs
ne la surveillent pas à dessein, il est vrai que ses fautes sont beaucoup mieux
vues que celles des autres. À quoi donc encore? À être assistante. C’est bien
dit, vraiment; on ne met pas toujours assistantes les plus vertueuses; et,
quand cela serait, de quoi nous glorifions-nous, poudre et cendre? Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu? et si
nous l’avons reçu, pourquoi nous en élevons-nous? Dieu s’est réservé trois
ch6ses : la gloire,le jugement et la vengeance.
Qu’est-ce que c’est que charge abjecte
ou honorable? Certes! ma fille, je ne le sais pas. Qu’est-ce qui peut être
abject en la maison de Dieu? Toutefois les pères de religion disent qu’être
lingère n’est pas autant qu’être assistante, ni réfectorière que supérieure ; l’office
de la cuisine, du jardin, de pétrir, de balayer, sont aussi appelés abjects.
Mais, ô mon Dieu! l’heureuse abjection et le grand honneur de servir les
épouses de NotreSeigneur! Eh! mon Dieu, que l’esprit humain est chétif! Depuis
que nous avons passé par les charges d’économe, d’assistante, de directrice, et
autres qui ont de l’autorité, il semble qu’on nous fait grand tort de nous
remettre aux plus basses; quelle folie, je vous prie! Certes, il m’a toujours
semblé que toutes les obéissances, et emplois que l’on nous donne en la
religion, sont si dignes, que nous nous devrions tenir trop heureuses et
honorées pour les moindres, à quoi l’on nous emploie, et [303] faire les plus
petites choses avec autant d’amour et de soin que si c’était les plus relevées
du monde. Nous nous trompons bien souvent, car parfois nous pensons perdre
notre honneur (puisqu’il faut user de ce mot d’honneur, qui m’est suspect et à
contre-cœur), une religieuse le gagne d’autant mieux quand on la voit s’adonner
à la véritable humilité, mépris d’elle-même et l’entière soumission, cela est
exalté jusqu’au troisième ciel.
Enfin notre bon roi David dit : J’ai choisi d’être abject dans la maison du
Seigneur, plutôt que d’habiter ès tabernacles des pécheurs. Mieux vaut
incomparablement être humble Sœur domestique et servir les épouses de Dieu,
lavant leurs linges, apprêtant leur manger et faisant leur pain, que d’être
grande dame d’atours de la reine ; voire, si j’avais à choisir, je choisirais
plutôt l’humble voile blanc d’une Sœur laie de sainte Marie, et pour être toute
ma vie à laver les pots et les écuelles du couvent, que la riche couronne des
plus grandes reines, impératrices qui sont sous le ciel.
Mieux vaut laver les marmites en la
maison de Dieu, que d’enfiler les perles ès palais des reines du monde. Mieux
valent les larmes, mortifications, pénitences et sujétions de la vie
religieuse, que les honneurs, les délices et la liberté dont les plus grands
jouissent. Oh! combien glorieuses seront ces mains qui auront travaillé si
longtemps pour le service des épouses de Jésus-Christ ! Combien resplendissants
ces pieds qui s’y seront lassés ! Au jour du jugement, Dieu dira à ceux qui
auront servi ses serviteurs et ses servantes : « Ce que vous leur avez fait, c’est à moi que vous l’avez fait; venez et
je vous guerdonnerai [récompenserai]. » Mais aux amateurs du monde, que
leur dirat-il ? sinon : « Retirez-vous
de moi, faiseurs d’ iniquités ; je ne vous connais point. » Alors on verra
les pauvres frères et sœurs lais assis plus haut sur des trônes que plusieurs
rois et reines, qui peut-être seront aux enfers ou au ciel, mais bien
au-dessous d’eux. [304]
Voyez-vous donc, est-ce un mépris d’être
employée aux choses petites ? Certes, si c’est un mépris, il est bien
désirable, et c’est une abjection bien honorable et glorieuse. Combien de
petites religieuses simples et méprisées, qui n’auront jamais été employées qu’à
raccommoder des habits et à balayer, se verront, au jour du jugement, exaltées
par-dessus celles qui auront été quasi toute leur vie aux plus hautes charges
de la religion! Certes, mes Sœurs, ce ne sera point le rang ni les offices qui
nous feront grandes ou petites en l’autre vie, mais ce seront les vertus que
nous aurons pratiquées en iceux.
L’amour de Dieu, le support du prochain,
la douceur, la modestie, le recueillement, le mépris de soi-même, l’affabilité,
la fidélité à la règle, l’humilité : voilà ce que Dieu regarde et rien autre.
Ses yeux ne sont pas charnels; il n’est pas comme les hommes qui se trompent
facilement en l’extérieur ; mais Dieu sonde les cœurs, et ne fait état que des
vraies vertus intérieures..
Mes chères Sœurs, je n’approuve point
cette pratique : une Sœur saura bien faire les cantiques, et lorsqu’on
ordonnera ou permettra d’en faire, comme à Noël, elle fera un coq-à-l’âne afin
que l’on dise qu’elle n’a point d’esprit; c’est qu’il y a un fin orgueil caché
là-dessous, mais du bien fin, car c’est pour que l’on dise : Mon Dieu! que ma
Sœur est humble ! elle sait fort bien rimer et ne le fait pas paraître. Notre
Bienheureux Père ne voulait pas que l’on fit l’ignorante de ce que l’on savait,
non plus que la suffisante de ce que l’on ignorait. Je vous prie, mes Sœurs, n’allons
pas chercher de nouveaux moyens de nous mortifier, nous en trouverons àssez en
l’observance ; soydns seulement bien exactes à les employer, car autrement ce
n’est pas l’esprit de notre Institut, qui doit être un esprit de rondeur, de
simplicité et d’une franche et naïve communication de. nos petits biens au
prochain : cela veut dire spécialement à nos Sœurs. [305]
Vous demandez, mes chères Sœurs, que c’est
que la tranquillité intérieure? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois,
mes chères filles, je pense que c’est la mortification intérieure de toutes nos
passions et mouvements, pour ranger tout sous l’empire de la raison, car il n’y
a rien, à mon avis, de si tranquille qu’une âme qui a ses passions accoisées et
soumises à la partie supérieure, et lorsque les passions sont toutes vives et
immortifiées, elles font un grand tintamarre et un terrible bruit, et partout
où il y a du bruit et du tumulte, il n’y saurait avoir de la tranquillité. Il
faut donc avoir un grand soin d’acquérir cette tranquillité tant profitable et
désirable, par la mortification de nos passions. C’est une des vertus de notre
Institut, qui est tout fondé sur la vie intérieure.
L’on a bien des bons désirs, dites-vous,
d’acquérir cette vie intérieure, dans la partie supérieure, mais qu’ils sont quelquefois si minces en l’inférieure,
qu’elle se rend plus forte pour surmonter la première, par les efforts de notre
nature dépravée, et qui entraîne tout après soi. Ma chère Sœur, nous n’avons
aucune raison d’excuse, parce qu’avec la grâce de Dieu, qui ne nous manque
jamais, nous pouvons éviter le mal et faire le bien. Si nous eussions voulu
vivre selon la nature et mauvais penchants qu’elle nous donne, il n’y avait qu’à
demeurer au monde. Mais pourquoi sommes-nous venues en religion, sinon pour y
vivre selon l’esprit, pour nous vaincre et mortifier et pour suivre nos
observances et la manière de vie que nous avons embrassée? Nous ne suivons pas
assez, mes chères filles, [306] à mon avis, nos premières intentions. Je veux
être plus rigide que par le passé, pour la première réception des filles, et je
veux leur dire franchement que si elles pensent de vivre selon leurs humeurs,
qu’elles demeurent dans le monde où elles les pourront suivre. Si vous voulez
être traitées, vêtues, et encore employées à votre gré, demeurez chez vous et
restez maîtresses de vous-mêmes; mais si, au contraire, vous êtes résolues de
mourir à vous-mêmes, de vous faire violence et de vivre selon la raison, la
règle et l’obéissance, venez et entrez, à la bonne heure, en la sainte maison
de Dieu ! Que si celles qui ont encore le voile blanc ne sont pas bien résolues
de vivre comme j’ai dit, il faut leur dire qu’on les renverra, parce que ce
sera faire une grande charité de donner moyen à telles filles de mieux faire
leur salut ailleurs, et d’en débarrasser la maison.
Il y a si peu d’entre nous qui aient la
pureté de l’esprit de notre saint Institut, que c’est pitié! Cet esprit, mes
chères filles, est droit, pur et sincère, un esprit qui ne cherche que Dieu,
qui tend perpétuellement à l’union divine, qui doit être indépendant de tout
pour ne dépendre que de Dieu et de son bon plaisir, qui vit par-dessus soi-même
pour ne vivre qu’en Dieu, qui aime Dieu et le prochain, qui ne fait aucun état
de ces petites, mais eries de vouloir qu’on nous aime, qu’on nous préfère, qu’on
nous estime, qu’on nous contente et qu’on devine nos désirs : tout cela doit
être méprisé comme indigne d’un cœur que Dieu gratifie de ses grâces, et d’une
âme qui est appelée à son service et à une vocation si noble, qui nous oblige
de tendre et aspirer à une perfection si éminente. Mes Sœurs, il faut
travailler : vous êtes assurément de bonnes filles, mais il faut devenir
meilleures.
Voulez-vous bien, mes chères filles, que
je vous parle franchement? Eh bien, nous sommes encore un peu trop terrestres
et trop tendres, surtout sur nous-même ; nous voulons un peu trop ce que nous
voulons, et ne levons pas assez nos yeux et nos [307] cœurs vers les choses
célestes. O Dieu! mes Sœurs, qu’est-ce que cette vie, et de quoi faisons-nous
tant d’état? D’être aimées, estimées et considérées ! À quoi pensons-nous : si
l’on nous emploie, si l’on nous méprise, ou si l’on nous traite comme les
autres ou non, si l’on nous emploie à ceci ou à cela? Et de quoi nous
inquiétons-nous? de quoi nous troublons-nous? D’avoir fait une faute, surtout
si elle a été remarquée. Et si l’on nous contrarie, si l’on nous fâche, nous
ferons mille réflexions là-dessus et autour de nous-mêmes, au lieu de nous
relever généreusement, après nous être profondément et amoureusement humiliées
devant Dieu, comme il nous est enseigné; et, après, passer avant dans notre
chemin. Tant que nous vivrons nous ferons des fautes; tout ce que nous pouvons
faire, c’est d’en commettre le moins qu’il est possible. L’on voit plus clair
que le jour les manquements desquels l’on peut s’exempter et ceux desquels l’on
ne peut bonnement éviter : les premiers sont ceux qui se font avec vue,
volontairement et avec une totale négligence, que nous pouvons absolument
éviter avec la grâce de Notre-Seigneur, et tout l’enfer même ne peut nous les
faire faire si nous ne voulons y consentir. Les autres, desquels nous ne
pouvons nous exempter, ce sont les fautes de pure fragilité, parce que nous en
ferons toujours, et Dieu le permet pour nous tenir en humilité, pour nous faire
bien voir que nous ne sommes que de pauvres créatures, viles, fragiles et
abjectes, et encore pour nous donner un exercice continuel.
Oui, mes Sœurs, Dieu donne de plus
grandes grâces aux uns qu’aux autres, comme il donne aussi de plus grandes
occasions de son assistance aux uns qu’aux autres; mais il donne à tous une
grâce suffisante, très assurément, pour faire tout ce qu’il veut de nous ; mais
tous ne correspondent pas également, et ne se servent pas de cette grâce qui
leur est donnée, comme il est requis.
Dites-moi, mes chères filles, si vous
étiez mères de famille, [308] enverriez-vous bien vos valets et vos enfants
travailler à la campagne ou tailler les vignes, sans les pourvoir des outils
nécessaires pour faire ce que vous voulez qu’ils fassent? Mon fils
Celse-Bénigne m’aurait dit, si je ne lui avais pas fourni ce qu’il lui fallait,
lorsque je lui ordonnais de faire quelque chose : « Ma Mère, donnez-moi ceci ou
cela, et je ferai ce que vous me commandez. Mes Sœurs, penserions-nous que
Dieu nous demande de faire quelque chose, et qu’il ne nous donne pas en même
temps l’assistance nécessaire pour exécuter son commandement? Nous nous
tromperions grandement d’avoir cette méfiance. Non, mes Sœurs, Dieu ne nous
manque jamais.
Vous dites que la présence de Dieu nous
aide fort à pratiquer la vertu : il est vrai, tous les Saints-Pères sont d’accord
que cet exercice de la présence divine est le plus excellent qui soit en la vie
spirituelle, et ils l’ont eux-mêmes pratiqué. Il y a des âmes qui se tiennent
bien à cette continuelle présence de Dieu, bien unies à sa bonté, bien
recueillies, mais pourtant qui, étant touchées seulement du bout du doigt par
une petite contradiction ou humiliation, font soudain voir ce qu’elles sont :
vives et immortifiées. Cela fait voir que nous n’étions pas à cette sainte et
adorable présence de Dieu pour lui plaire, mais pour nous plaire à nous-même.
Il y a bien de la différence entre que Dieu nous plaise, ou que nous plaisions
à ses yeux divins ; à qui Dieu ne plaît-il pas, étant ce qu’il est, la beauté
et bonté souveraine? Mais pour plaire à sa Majesté, qu’est-ce qu’il faut le
plus regarder et désirer? il faut faire sa volonté, il faut le contenter en
tout et partout; il faut vivre mortifiées, renoncer à nous-même; c’est ce qu’il
veut de nous, et ce qu’il nous faut faire uniquement, qu’à cette fin de lui
plaire, et parce que tel est son bon plaisir. Vous voyez donc, mes chères
filles, qu’il faut accompagner la présence de Dieu qui nous vivifie, de la mort
de nous-même ; ces deux exercices ne doivent point aller l’un sans l’autre :
présence de Dieu et mortification ; ils se soutien-[309]nent tous deux, et une
âme mortifiée n’est pas sujette à se distraire et divertir ; elle goûte Dieu
et se tient bien mieux unie et proche de lui; elle est plus susceptible à être
pénétrée de cette divine présence qui, d’ailleurs, rend la mort facile, et qui
fait tout faire et tout supporter, nous donnant la force de nous vaincre et
adoucir si fort les difficultés, qu’elle ne les laisse presque pas ressentir à
l’âme qui jouit de cette divine approche de Dieu.
Mes Sœurs, enfin, la présence de Dieu
sans la mortification est presque inutile : Dieu nous plaît, mais nous ne lui
plaisons pas, et il vaut mieux plaire à Dieu qu’à nous-même. La mortification
aussi, sans la divine présence, n’est qu’une présomption, d’autant que nous
avons besoin d’une aide particulière de Dieu pour nous mortifier, et nous ne
pouvons mieux trouver cette aide toute-puissante qu’en nous tenant proche de ce
grand Dieu, par l’exercice de cette sainte présence. Mes Sœurs, travaillons
tout de bon pour son amour à nous rendre parfaites; ne nous amusons plus à tant
de petites impertinences et niaiseries indignes de notre vocation. Ayons
souvent ce proverbe en l’esprit : nul
bien sans peine, parce que l’appréhension de cette peine fait tout notre
mal : nous voudrions bien la perfection, mais il nous fâche de souffrir pour l’acquérir;
il faut faire une continuelle guerre à nous-même, et nous appréhendons qu’il
nous en coûte trop. Il en faut pourtant venir là. L’on ne saurait apprendre
aucun art, pour mécanique qu’il soit, sans peines et sans fatigues : l’on ne
saurait donc apprendre le nôtre, qui est celui de la vertu, sans souffrances et
sans nous donner du soin. Non, je ne m’étonne pas des ennuis, des jalousies et
des inclinations propres; mais je dis qu’il faut assujettir tout cela à la
raison et au bon plaisir de Dieu. Une fois, notre Bienheureux Père eut un petit
mouvement d’envie contre un certain prélat qui était extrêmement suivi et
applaudi en ses prédications. Incontinent, ce Bienheureux s’en alla écraser la
[310] tête à son esprit, au pied de la croix de Notre-Seigneur, et portant dans
son sein ce bon évêque, supplia sa Bonté qu’il le fît pour jamais le fils aîné
de son Cœur, qu’il lui augmentât journellement ses grâces, qu’il l’exaltât au
ciel et en la terre, et que, pour lui, il le tînt toujours bas comme un ciron
et un petit vermisseau. O Dieu! mes Sœurs, si nous nous comportions de la sorte
parmi les mouvements et pensées qui nous arrivent, que nous serions heureuses
et que nous les rendrions faibles et impuissants à nous tourmenter! Que nous
connaîtrons bien à la mort que l’estime des créatures est vaine, et que vaines
sont toutes les choses que nous désirons présentement! Nous savons bien que
nous devrions mépriser tout ce que nous prisons le plus possible; mais nous
voulons pourtant toujours ce que nous voulons, qui sont nos commodités, qu’on
fasse état de nous et qu’on nous aime ; et, si l’on ne le fait pas, tout est
perdu; nous nous attendrissons, nous nous inquiétons et restons mélancoliques.
C’est le grand défaut des femmes que la trop grande tendresse sur leur corps et
sur leur esprit. La supérieure y doit prendre garde, et si elle en trouve qui
soient ainsi trop tendres, elle les doit encourager à se relever de ce défaut,
et même elle y est obligée. C’est aussi une grande charge que celle de la
supérieure, parce qu’elle ne doit pas seulement rendre compte pour elle, à
Dieu, mais encore de ses Sœurs, si, par son défaut, elles n’avancent pas à la
perfection comme elles doivent.
Mais, mes chères Sœurs, prenons bon
courage : faisons bien tout ce que nous venons de dire ; aimons bien Dieu,
aimons bien notre prochain, aimons-nous les uns les autres; élevons nos cœurs
aux choses hautes, et aspirons aux choses célestes ; méprisons les terrestres,
et souvenez-vous que cette vie est un perpétuel combat que nous n’aurons nul
bien sans peine ; n’ayons rien si à cœur que de nous exercer à la pratique de l’oraison,
de fa présence de Dieu et de la mortification, et je vous assure que nous.
trouverons tout là, en nous disposant à [3Il] recevoir, par ces moyens, les
grandes grâces de Notre-Seigneur, en cette vie, et que nous acquerrons un grand
degré de gloire en l’autre. Amen.
. La solide vertu consiste à ne s’attacher
qu’à Dieu, ne vouloir que Dieu, ne chercher que Dieu et ne dépendre que de lui,
à le servir constamment et persévéramment en quel état qu’il nous mette, soit
que nous soyons en prospérité ou en adversité, en consolation ou en affliction,
en santé ou en maladie, en sécheresse ou en suavité; car le défaut de goût, de
plaisir aux bonnes actions que nous faisons, n’ôte ni le pouvoir d’en faire, ni
le mérite d’icelles. Au contraire, elles sont plus agréables à Dieu lorsqu’il y
a moins du nôtre, parce que nous agissons plus purement pour Lui car Dieu cache
ses trésors dans l’abîme des tribulations.
Ayez bon courage, mes filles, car c’est
le propre de la vertu solide, d’être acquise et pratiquée avec beaucoup de
difficultés; croyez-moi, les sécheresses et ennuis sont de grands moyens, en la
vie spirituelle, pour accroître en nous le pur amour de Dieu, et il prétend par
toutes nos peines élever notre âme au-dessus d’elle-même.
Il ne faut pas se mettre en souci de
faire sentir à notre nature et partie inférieure, cette résolution que notre
âme a d’être toute à Dieu, et de le servir aussi volontiers dans l’affliction
et les douleurs comme dans la santé et consolation. Non, car la na-[312]ture,
qui est grossière et matérielle, ne se nourrit pas de mets si délicats; il
suffit que la partie supérieure ait cette conformité que l’on sent à la volonté
et bon plaisir de Dieu. Les douleurs et infirmités de corps et d’esprit sont de
grands moyens pour pratiquer d’excellentes vertus et enrichir l’âme de trésors
bien précieux. Demeurez donc en cette sainte indifférence et résignation, à
tout ce qu’il plaira à sa douce Bonté faire de vous, ne vous réservant que le
seul soin de tenir votre âme en pureté.
Je désire, mes filles, que vous
affermissiez fortement en vos âmes le dégagement de toutes choses, quelles qu’elles
soient, et que vous disiez quand le désir de quelque chose vous vient : Non,
non, mon Dieu, je ne désire ni ne voudrais pas avoir un seul brin de l’amour d’aucune
créature, et surtout de notre Mère, qu’autant qu’il sera de votre bon plaisir.
Il faut de plus que vous fassiez une chose pour graver bien avant dans vos
cœurs l’affection de la solide vertu; c’est que vous présentiez bien souvent à
votre pensée des choses difficiles qui vous pourraient arriver, comme si l’obéissance
vous commandait d’aller à quinze cents lieues loin de votre Mère, que l’on
médît de vous, que l’on vous accusât de quelque grande chose, que l’on parlât
mal de notre Institut, que vous fussiez accablée de peines intérieures et
grandes pressures de cœur, de travaux extérieurs, de pauvreté sans remède et
semblables; que feriez-vous?... Et, là-dessus, faire une forte résolution d’être
fidèle à Dieu, et la ficher et approfondir bien avant dans le cœur. Notre
Bienheureux Père approuvait et recommandait fort cette pratique que luimême
faisait bien souvent, et il disait, ce Bienheureux : « Nous ne devrions rien recueillir de toutes
les occasions que nous rencontrons, que la rosée du bon plaisir céleste. »
Quand nous sentons en notre âme ces
grands dégoûts de toutes les choses extérieures, c’est alors qu’elle commence
se déprendre des créatures pour s’attacher à Dieu seul, son unique consolation,
et bien heureuse est la nécessité qui nous [313] contraint de nous reposer
ainsi parfaitement en lui. Quand tout se bouleverserait sens dessus dessous, eh
bien ! qu’en serait-ce? faudrait-il pour cela perdre la paix du cœur? Non,
car il ne la faut perdre pour rien, mais regarder tous les événements en la
volonté de Dieu.
La vraie manière de servir Dieu, c’est
de marcher par un chemin que l’on ne connaît point ; et, lorsqu’il semble que
tout est bouleversé sens dessus dessous dans l’âme, pourvu qu’elle demeure
fidèle parmi tout cela à la pratique des vertus, elle ne se doit point mettre
en peine pour connaître quelle est sa voie, ni même y penser; mais marcher
simplement en ce parfait abandonnement et renoncement d’elle-même à Dieu. Oh !
mes filles, que vous êtes heureuses de souffrir si vous le faites avec amour!
La leçon [qu’il faut apprendre] en cette
vie, c’est de faire, aimer et souffrir. C’est notre passe-port de
cette vie en l’autre.
Dieu a mis ès mains de notre fidélité la
perfection de nos âmes, laquelle ne se trouve qu’au bout de la parfaite
mortification de notre nature.
La meilleure et la plus grande pratique
de patience que l’on puisse faire en la vie spirituelle, c’est de se supporter
soi-même en ses faiblesses et impuissances de volonté, parmi lesquelles la
pauvre âme se trouve parfois de faire le bien.
Il y a des âmes qui, pour sentir en
elles de bons désirs, croient être des demi-saintes. Dieu nous garde de
nous-même ! Il n’y a point de plus dangereux ennemis que l’orgueil et la vanité.
L’amour veut des œuvres, et celui qui se termine en des seuls désirs est faux
et supposé.
La meilleure pénitence que puissent
faire les âmes religieuses, c’est de rompre leur volonté et d’y renoncer. C’est
celle que Dieu demande particulièrement des filles de la Visitation, parce que
notre vocation nous assujettit en tout, à tant de petites obéissances, à tant
de sujétions de ne pouvoir rien faire sans congé. Il faut grandement rompre sa
volonté pour pratiquer [314] exactement cette entière dépendance. C’est aussi
pour cela que notre Bienheureux Père, qui entendait si bien ce que c’est que la
perfection, disait : « Si j’étais
céans, je me rendrais si ponctuel et si exact à toutes ces menues et plus
petites obéissances,gue je croirais ravir, par ce moyen, le Cœur de Dieu. »
Certes, l’honneur et le respect que nous devons porter aux sentiments de ce
Bienheureux, nous doivent grandement affectionner à ce moyen, qu’il jugeait
être capable de ravir le Cœur de notre Dieu.
Ayez acquis toutes les vertus que vous
voudrez, si vous ne les conservez par la pratique actuelle, elles périront.
Vivre selon ses passions et
inclinations, c’est vivre en bête ; vivre selon la prudence humaine, c’est
vivre en philosophe ; mais vivre selon les maximes de l’Évangile, en esprit d’humilité
et de mortification, c’est là vivre selon Dieu, ainsi que l’ont fait tous les
Saints. Il nous faut ruiner jusqu’à la racine toutes ces petites inclinations
de la nature, car tout cela ne sert à rien qu’à l’exercice de la mortification.
Une fille de la Visitation doit avoir
une si grande affection à la simplicité, que, si la nature lui dérobait quelque
chose en l’y faisant manquer, que la grâce le regagne promptement par une plus
sainte et fidèle attention à sa pratique. Pour cela, nous devons marcher
continuellement devant Dieu et devant nousmême.
La vraie simplicité, mes filles,
consiste à chercher Dieu purement et droitement, et à faire voir notre cœur sur
nos lèvres [315] quand nous rendrons compte de notre conscience à nos
supérieurs. La simplicité ne philosophe point sur ce que font et disent les
autres; elle n’a point d’autre regard que de chercher purement Dieu et sa
volonté et de se détourner fidèlement de toutes les autres choses. Et, certes,
c’est un grand indice qu’une âme est bien vide de Dieu, quand elle s’amuse à
regarder les actions des autres et à discourir pourquoi on fait ceci et cela.
Il n’y a rien qui nous rende plus
semblables à Dieu que la simplicité; qui l’a vraiment est parfait. Il ne faut
point tant de choses pour la perfection, car il ne faut que vouloir le bien et
le faire ; tout gît en cela. Il se trouve peu de personnes parfaitement
dénuées, parce que, pour l’être parfaitement, il faut être si dégagé de tout l’intérêt
propre en ce qui peut nous provenir, tant de la nature que de la grâce, que,
certes, il y a fort peu d’âmes qui veuillent entreprendre et qui se déterminent,
à bon escient, à ce total renoncement d’elles-mêmes.
La pauvreté est un grand moyen de
perfection, mais peu de personnes peuvent le goûter. Ce n’est pas sans raison
que NotreSeigneur a dit : Bienheureux les
pauvres d’esprit, car celles qui ont l’amour de cette pauvreté, possèdent déjà le royaume de Dieu.
Le fruit de l’amour c’est l’obéissance,
car Notre-Seigneur a dit : Celui qui m’aime
garde mes paroles. O mon Dieu! Que nous serions heureuses, si nous nous
faisions reconnaitre, par l’exacte pratique des solides vertus de notre
vocation, comme le Fils de Dieu, en ce monde, se fit connaître par les œuvres
de sa mission ! La nôtre, c’est la parfaite obéissance. Nous devrions toujours
avoir au cœur et à la bouche ce que le prophète Habacuc disait à Daniel : Serviteur de Dieu, prends ce que le Seigneur
t’envoie!... Ainsi devrions-nous recevoir de la main de Dieu et de l’obéissance
tout ce qui nous est donné, soit en viandes, en habits et en toutes autres
choses, prenant tout, comme ordonné de Dieu. [316]
Tout ce qui se fait en religion et qui
est ordonné par l’obéissance, pour petite que soit la chose, est d’un grand
prix et valeur et doit être regardé et pratiqué d’un œil de dévotion. La vraie
dévotion des filles de la Visitation est celle qui les rend ponctuelles et
exactes, jusqu’aux moindres choses et plus petites observances qui sont en l’Institut.
Toute autre dévotion qui ne nous donne point cette attention est
indubitablement fausse.
La perfection d’une religieuse consiste
en une véritable et sincère obéissance, rendue indifféremment à toutes sortes
de supérieures, pour Dieu, et au parfait anéantissement de soi-même. L’obéissance
enrichit [glorifie] Notre-Seigneur, et, quand nous y manquons, nous l’appauvrissons
autant qu’il est en nous.
Tout ce qui se fait par la révérence de
l’obéissance, est fait pour Dieu ; c’est pourquoi il nous doit être indifférent
d’être occupé e, ou d’être en repos dans nos cellules, pourvu que nous fassions
ce qui nous est ordonné avec la pure intention de plaire à Dieu.
Vous avez lu dans un livre, dites-vous,
qu’il faut avoir la simplicité de vie, la pauvreté d’esprit et la douceur de
cœur? Ma chère fille, je ne suis guère docte, c’est pourquoi je ne sais guère
comment répondre à votre demande. Si vous dirai-je seulement, qu’à mon avis, la
simplicité de vie, c’est d’être simple en ses habits, en sa chambre, en ses
meubles, en son manger, [317] en sa conversation, et en tous ses déportements
et actions. L’on dit qu’une personne est simple en ses habits, quand on la voit
habillée simplement, d’étoffe simple, ou bien sans façon ; de même quand quelqu’un
n’a que de simples meubles en son logis, en son lit, en tout le reste, l’on dit
qu’il est simplement couché, accommodé. Lorsqu’il ne mange que des viandes
simples et communes, l’on dit qu’il est simple en son manger. De même, lorsqu’il
est rond, franc, naïf, et véritable en sa conversation, l’on dit qu’il est
simple. Pour avoir la simplicité de vie, il faut donc être simple en toutes
choses, comme aussi en ses affections, volontés, intentions et prétentions. C’est
ici la vraie simplicité, laquelle est fort désirable, et de laquelle nous,
devons principalement faire profession ; car, pour celle-là, nous la
pratiquons, d’autant que nous sommes traitées, couchées et habillées
simplement.
Or, quant à la pauvreté d’esprit, c’est
un détachement de toutes choses créées, si on les possède. Cette pauvreté d’esprit
requiert qu’on n’y loge point son affection, de sorte qu’il faut être pauvre de
ces choses d’affection et de volonté, en ayant le cœur détaché et entièrement
libre, étant également contente de ne les avoir pas comme de les avoir.
Une autre pauvreté, c’est de les quitter
pour l’amour de Dieu, et pour le servir plus parfaitement; non seulement il les
faut quitter d’effet, mais aussi d’affection. Enfin, la vraie et parfaite
pauvreté d’esprit, mes chères filles, c’est de n’avoir rien que Dieu en son
esprit. Oh que cette pauvreté nous rend grandement riches! parce qu’ayant ainsi
quitté toutes choses et tout ce qui n’est point Dieu, nous venons à posséder
les richesses du Ciel et de la terre, qui est Dieu. Soyons donc bien pauvres de
cette pauvreté ici, ne cherchant que Dieu, ne voulant que Dieu, ne nous
attachant qu’à Dieu. Et nous serons véritablement bienheureuses, et nous
posséderons une grande paix et liberté d’esprit. [318]
Pour la douceur de cœur, ma chère fille,
c’est un cœur qui ne se ressent de rien et ne s’offense de rien qu’on lui
fasse, qui supporte tout, qui endure tout, qui est compatissant et plein de
dilection pour le prochain, qui n’a point d’amertume en son cœur. Non, je n’entends
point parler du cœur de chair; mais du cœur de la volonté et partie supérieure
de notre âme. Donc les contradictions, persécutions, traverses et difficultés,
qui peuvent arriver en un cœur vraiment doux, sont aussitôt émoussées, dès qu’elles
approchent de lui. Il y en a, de vrai, qui sont naturellement doux; de sorte qu’ils
ont déjà bien de la besogne faite, et sont bien obligés à Notre-Seigneur, qui
leur a donné ce naturel-là; néanmoins, s’ils ne le divinisent, cela est bien
peu de chose, et ils n’auront pas la vertu solide. Les autres, qui n’ont pas le
naturel doux, pourront pourtant acquérir cette vertu de douceur de cœur avec la
grâce de Dieu.
Notre Bienheureux Père dit qu’il y a
deux sortes de voies, par lesquelles Dieu nous donne les vertus. La première, c’est
par la grâce infuse; car Notre-Seigneur tenant toutes les vertus en ses mains,
les donne à qui il lui plaît, et rend les âmes parfaites en un instant, comme
il est arrivé en saint Paul, en sainte Madeleine, sainte Catherine de Gênes, et
autres qui ont été parfaites en un instant ; mais ce sont là des grâces
extraordinaires que nous ne devons pas désirer, ni attendre. L’autre voie d’acquérir
les vertus est ordinaire. Par la première, Dieu y conduit peu d’âmes ; elles
sont rares; enfin, celles qu’il rend parfaites tout d’un coup; cela dépend de
sa bonté, de son amour, qui lui fait prévenir de ses bénédictions quelques
créatures particulières. Nous ne devons pas nous promettre, ni présumer mériter
ce bonheur. Mais, pour la voie commune, Notre-Seigneur l’a mise en notre
conquête, car c’est par la fidèle correspondance à la grâce que nous y pourrons
parvenir; et Dieu veut donner les autres vertus de cette sorte, puisque tous
ces Saints les ont acquises, comme à la pointe de l’épée. [319]
Vous demandez maintenant ce que c’est
que vertu solide? Ma chère fille, c’est de faire toutes ses actions purement
pour Dieu, de pratiquer les vertus comme Notre-Seigneur les a pratiquées ; car,
en tout ce qu’il a pâti et opéré en la terre, il n’a cherché que la pure gloire
de son Père éternel, le salut des créatures, et nullement son intérêt et satisfaction.
En tout ce que nous faisons, que l’honneur de Dieu, sa plus grande gloire et
son bon plaisir, soient notre seul but. Enfin, la solide vertu est fort
constante et persévérante; car il ne suffit pas d’être humble aujourd’hui, mais
il le faut être encore demain et jusqu’à l’extrémité de notre vie.
Vous dites : si l’âme qui a la vertu
solide, par exemple, l’humilité, si elle n’a jamais des ressentiments des
humiliations qui se présentent?
Si elle est bien fondée en cette vertu,
elle n’en aura pas souvent; néanmoins, il en peut arriver quelquefois, mais
elle se jette incontinent en Dieu, et s’anéantit si fort en sa présence et dans
son néant, que cela se dissipe. Notre Bienheureux Père dit qu’il était
insensible aux mépris, injures et contrôlements que l’on faisait de ses
actions. Oh! c’est ici où se font les vrais actes d’humilité, de souffrir
doucement d’être humiliée, avilie, tenue pour incapable, inutile, qu’on ne
fasse point d’état de nous, qu’on censure et contrôle tout ce que nous faisons,
à se soumettre à l’obéissance, à chercher le mépris, à se tenir pour la
moindre de toutes. S’il est dit dans nos règles que la supérieure se tiendra
sous les pieds de toutes, à plus forte raison, les Sœurs se doivent-elles tenir
aux pieds les unes des autres. O Dieu! mes chères filles, qu’il faut bien
prendre garde à l’inclination de l’estime et aux pensées de rehaussement pour
les étouffer, et s’approfondir à bon escient. Quand il nous vient à l’oraison
des pensées et affections d’humilité, à quelle pratique vous les devez
rapporter, dites-vous? À la souplesse, à l’obéissance; car, ma chère fille,
les plus grands actes d’humilité con‑[320]sistent en la soumission ; c’est
la pierre de touche pour connaître si la sainteté et l’humilité qui se
rencontrent aux âmes est vraie. Ne voyez-vous pas que ce fut la marque assurée
que les anciens Pères du désert eurent pour connaître si saint Siméon Stylite
était poussé par l’esprit de Dieu, à mener une vie si extraordinaire et
inusitée? La solide vertu donc ne s’attache qu’à Dieu, et consiste à ne vouloir
que Dieu, ne dépendre que de Dieu, le servir également, constamment et
persévérarnment, en quelque état qu’il nous mette, soit que nous soyons en
prospérité ou adversité, en joie ou tristesse, en consolation .ou affliction,
en santé ou en maladie, en sécheresse ou en suavité.
La parfaite simplicité, mes filles,
consiste à n’avoir qu’une très unique prétention en toutes nos actions, qui est
de plaire à Dieu en toutes choses. La deuxième pratique de cette vertu qui suit
celle-là, c’est de ne voir que la volonté de ce grand Dieu en toutes les choses
qui nous arrivent de bien et de mal; par ce moyen, aimant cette volonté
adorable, notre âme sera toujours tranquille en tout événement, même dans le
retardement de notre perfection, ne laissant pas d’y travailler fidèlement. La
troisième pratique de simplicité consiste à découvrir ses défauts sincèrement,
sans les ombrager. La quatrième, c’est d’être véritable en ses paroles, ne les
multipliant guère, surtout lorsqu’il s’agit de nous justifier. La cinquième, c’est
de vivre du jour à la journée, sans prévoyance ni soin de nous-même, mais faire
bien à tout moment, ce qui nous est prescrit, selon notre vocation, nous
confiant et remettant uniquement à la divine Providence. Si nous employons
fidèlement les occasions présentes, soyons certaines qu’il nous en pourvoira de
plus grandes de travailler à son divin service, à notre perfection et à sa
gloire. Nous ne saurions être vraiment simples et avoir tant de soins de l’avenir.
La bonne simplicité rend la personne sans fard et sans réflexion sur ses
actions : si elles sont bonnes, vous n’avez que faire de les considérer; si
elles sont imparfaites, votre cœur vous les fera bien voir; et, si vous vous
découvrez bien à ceux qui vous dirigent, ils sauront bien faire ce
discernement.
Je trouve que c’est un acte de grande
perfection, de se conformer en toutes choses à la communauté, et de ne s’en
départir jamais par notre choix, d’autant que c’est un très bon moyen de s’unir
à notre prochain, et comme c’en est un bien excellent pour cacher à nous-même
notre perfection. Il se trouve même, dans cette pratique, une certaine
simplicité de cœur si parfaite, qu’elle contient toute perfection. Cette sacrée
simplicité fait que l’âme ne regarde que Dieu en tout ce qu’elle fait, et se
tient toute resserrée dans elle-même pour s’appliquer à la seule fidélité de l’amour
de son souverain Bien, par l’observance de sa règle, sans épancher ses désirs à
chercher des moyens de faire plus que cela. Elle ne veut pas faire des choses
extraordinaires, qui lui pourraient acquérir l’estime des créatures, mais elle
se tient anéantie dans elle-même. Elle n’a pas de grandes satisfactions, parce
qu’elle ne fait rien qui contente sa volonté, ni rien de plus que la
communauté. Il lui semble qu’elle ne fait rien; Set, de cette manière, sa
sainteté est cachée à ses yeux et à sa connaissance. Dieu la voit seule, qui
se"plaît dans cette divine simplicité par laquelle elle ravit son Cœur, en
s’unissant à lui par un amour tout pur, tout simple, et tout fidèle. Elle n’a
plus d’attention pour suivre les lumières de son amour-propre; elle n’écoute
plus ses persuasions et ne veut [322] plus voir ses inventions, qui voudraient
chercher la propre estime par de grandes entreprises, et par des actions suréminentes
qui nous fassent distinguer du commun.
Une telle âme jouit d’une paix toujours
tranquille; elle peut dire qu’elle est libre pour s’élever au-dessus de soi,
par la possession de l’union divine. Ainsi, mes filles, ne croyez jamais de
faire peu de chose lorsque vous ne faites que suivre le train commun.
AUTRE FRAGMENT SUR
LE MÊME SUJET
Mes chères Sœurs, il est vrai, certes,
que Dieu attire, quoique diversement, toutes les filles de la Visitation à
lui, par une certaine sainte simplicité. Or, cet attrait est bon lorsqu’il apprend
à l’âme à ne dépendre que de Dieu, à n’aimer que Dieu, à n’obéir qu’à Dieu, et
en des choses de Dieu, et non à nos inclinations. Je dis et le dirai toujours
que, lorsque Dieu favorise une âme de cette sacrée simplicité et familiarité
avec lui, quand on voit que cela la rend plus humble et observante, on ne l’en
doit jamais, ni elle ne s’en doit jamais divertir, pour bon-que lui semble les
autres voies ; car, quel bien plus désirable ni meilleur, que de se reposer
tout en Dieu? Je dis que c’est la vraie voie et la vraie sainteté de l’âme ; si
elle s’en détourne, elle se met en danger de résister à Dieu et le faire
retirer d’elle ; et, après, elle aura bien de la peine à retourner à sa place,
encore ne sais-je si elle y retournera.
Je ne sais pourquoi le cœur de l’homme
est si imbécile : Dieu n’est-il pas le Dieu des cœurs, n’est-ce donc pas à lui
de donner l’attrait qu’il sait être le plus convenable? Oui, mes Sœurs, nos cœurs
sont créés pour Dieu et n’ont point de repos qu’ils ne [323] soient en Dieu.
Faisons donc notre pouvoir pour les ranger absolument en ce divin centre; et,
quand une fois nous les y trouverons, ne les en détournons jamais, autrement
nous serions coupables devant Dieu.
Dieu est le trésor de l’âme pure et
fidèle; quand donc elle a son trésor, qu’elle en jouisse sans désirer autre
chose. La perfection des filles de la Visitation doit être fondée sur quatre
pierres, autrement leur édifice tombera : la profonde humilité, la candide
simplicité, la suave douceur et condescendance, et le total abandonnement d’elles-mêmes
entre les bras de la divine Providence et de leur supérieure. Voilà le moyen
efficace d’arriver à la perfection de notre sainte vocation.
Vous faites bien, mes chères filles, de
vouloir être instruites sur la prière, et de me demander que je vous en dise un
mot : elle est le canal qui unit le cœur d’une religieuse avec celui de Dieu ;
la prière attire les eaux du ciel, qui descendent et montent de nous à Dieu,
et de Dieu à nous. C’est le premier acte de notre foi; et, par conséquent, ce
que l’Apôtre dit de la foi, que sans elle il est impossible de plaire à Dieu,
il faut le dire de la prière. Elle est la voie par laquelle nous demandons à
Dieu et à Jésus-Christ, qui est notre unique libérateur, qu’il nous sauve,
parce que nous ressentons en nous de si grands mouvements d’infirmité, que, s’il
ne nous soutenait à tout moment par des grâces nouvelles, nous péririons.
On peut dire, en un certain sens, que
tout ce que nous fai‑[324]sons, dans la religion, le manger et le dormir,
est une prière, quand nous le faisons simplement dans l’ordre qui nous est
prescrit, sans y ajouter ni diminuer rien, par nos caprices et vaines élections
; c’est-à-dire, quand on obéit à toute la règle morte et vivante, aussi bien à
la supérieure que nous voyons et qui nous gouverne par ses ordonnances, qu’au
Bienheureux qui a fait la règle, et que nous ne voyons pas.
Lorsque le temps de nous mettre devant
sa divine Bonté, pour lui parler seul à seul, est arrivé, ce qu’on appelle
prière, la seule présence de notre esprit devant le sien, et du sien devant le
nôtre, forme la prière, soit que nous y ayons de bonnes pensées et bons sentiments,
ou que nous n’en ayons point. Il faut seulement, avec toute simplicité, sans
faire aucun violent effort d’esprit, nous tenir devant lui, avec des mouvements
d’amour et une attention de toute notre âme, sans nous distraire
volontairement; alors tout le temps que nous sommes à genoux sera tenu pour une
prière devant Dieu ; car il aime autant la souffrance humble des pensées vaines
et involontaires, qui nous attaquent alors, que les meilleures pensées que nous
avons eues en d’autres temps; car une des plus excellentes prières, c’est le
désir amoureux de notre cœur envers Dieu, et la souffrance des choses qui nous
déplaisent. Elle se rencontre alors avec la patience qui est la première des
vertus, et l’âme qui s’élève ainsi humblement du milieu de ses distractions,
doit croire qu’elle a autant prié que si elle n’en eût aucunement souffert. C’est
une marque de simplicité et même d’amour de Dieu, que de lui faire nos demandes
sans vouloir le contraindre de ne donner qu’autant, et en tant qu’il lui
plaira. Il est ravi de l’oraison d’une telle ârne si simple, si humble et si
soumise à sa volonté, comme nous sommes ravies de voir un pauvre nous demander
[l’aumône], sans se troubler du refus que nous lui faisons. En effet, quelque
importunité qu’il y apporte, ou, pour mieux dire, quelque longue que soit sa
présence devant nous, sans nous [325] regarder qu’avec les yeux baissés, ne
sommes-nous pas touchées, lorsqu’il s’en va après le temps qu’il a mis à nous
attendre ?
C’est de la simplicité de cette âme qui
prie ainsi qu’il faut dire : Si ton œil
est simple, tout ton corps sera lumineux, c’està-dire toutes les bonnes
œuvres que tu feras dans la religion, le long de la journée, ensuite d’une
telle oraison, seront agréables à celui que tu as prié, et remplies de sa
lumière divine, invisible et insensible. Souvent il arrive que lorsque nous
pensons avoir la lumière et les grâces, nous ne les avons point, et lorsque
nous pensons ne les point avoir, nous les avons; c’est pourquoi on se met
vainement en peine de chercher des lumières dans l’oraison, puisqu’on ne les a
pas : l’opération du Saint-Esprit dans l’âme étant toute intérieure et souvent
inconnue à l’âme même. C’est assez, ce me semble, d’être ainsi présente devant
Dieu et d’agir comme je vous ai dit.
Il n’y a pas longtemps que j’ai écrit à
quelqu’un, qu’il faut être comme un vase ouvert et exposé devant Dieu, lorsqu’on
le prie, afin qu’il y distille sa grâce peu à peu selon sa volonté, et demeurer
presque aussi content de le rapporter chez nous, ce vase vide, que s’il avait
été tout rempli. À la fin il arrivera que Dieu y distillera cette eau divine,
si on se présente souvènt avec cette foi vive, et un entier désintéressement de
ce qu’on peut désirer de lui, car souvent on croit qu’on s’en retourne vide,
lorsqu’on est rempli de l’Esprit de Dieu, bien qu’on l’ignore.
Le chemin que tient l’Esprit de Dieu,
lorsqu’il entre dans nous, est inconnu, puisque l’Écriture dit : On ne sait d’où il vient ni où il va. C’est
assez de savoir qu’on l’a reçu, par les effets qu’il produit tous les jours, et
qu’on se sente plus forte qu’on n’était, sans savoir comment ni quand cette
grâce est venue dans nous. Il est certain qu’elle ne peut être venue que dans l’oraison,
et par suite des fréquentes oblations que nous avons faites de notre cœur à
Dieu. On ne voit point croître les arbres ni les corps des hommes, quand bien
même on les re-[326]garderait depuis le matin jusqu’au soir; mais on est étonné
de voir ensuite leur accroissement. Il en est de même des âmes : elles avancent
dans la voie de Dieu, bien qu’elles ne s’en aperçoivent pas, pourvu qu’elles
soient fidèles à correspondre aux lumières et attraits de la grâce.
Il eu est de l’Esprit de Dieu que nous
demandons par la prière, comme du Corps de Dieu que le prêtre produit, par la consécration.
L’un et l’autre nous est nécessaire et nous a été promis par Jésus-Christ
Notre-Seigneur pour la nourriture de nos âmes; et cependant ni le prêtre, ni
nous, lorsque nous communions, et que la foi nous apprend que nous avons reçu
le Corps de Jésus-Christ, nous n’en avons d’ordinaire aucun goût ni aucun
sentiment; mais nous le digérons ( pour user de ce terme ) par la foi, étant
certaines sur la parole de Dieu, quoique nous ne l’ayons ni vu, ni senti, ni
goûté, qu’il nourrit néanmoins nos âmes, et qu’il produira en elles des effets
de lumières et de force, parmi les ténèbres et les sécheresses qu’il a
laissées en nous, après l’avoir reçu.
La première de toutes les oraisons et
qui est le modèle de toutes les autres, est celle que le prêtre fait à Dieu en
lui offrant le sacrifice de la messe, et en changeant le pain matériel de la
terre en son Corps glorieux qui est la viande des Anges. Il a plu à la Bonté
infinie de nous nourrir de cette substance divine, sous les voiles du pain et
du vin, parmi les obscurités et les aridités qui l’accompagnent dans l’Église
de la terre, en attendant qu’il nous donne à contempler sa divinité dévoilée
dans l’Église du ciel, où elle produira en nous toutes les lumières et les plaisirs
qui en sont inséparables.
Après cela, on n’a pas sujet de se
plaindre si dans les autres prières particulières, qui sont toutes moindres que
celle qui change le pain et le vin au sacré Corps de Jésus-Christ, et produit
le grand sacrifice de la messe, il n’y a nul goût, nulle saveur, ni aucune
lumière sensible. Le prêtre, même le plus ex-[327]cellent, n’est pas toujours
exempt des distractions au moment qu’il consacre le Corps du Fils de Dieu ; et
peut-être que nul ne pourrait dire qu’il a goûté sensiblement la substance de
cette divine nourriture, en la prenant. Je sais qu’il y a des personnes fort
unies à Dieu qui ont prié plusieurs années sans avoir aucune consolation
sensible, et qui néanmoins ont toujours paru insensibles dans les plus grandes
tentations. Elles étaient si résolues dans les occasions où il s’agissait de
servir Dieu et de lui rendre des témoignages de leur obéissance et de leur
amour, que rien ne les a pu ébranler, s’estimant heureuses de ne rien recevoir
de sensible, et de sentir et souffrir toutes sortes de peines et de travaux
pour Dieu.
Vous voulez toujours que je vous prêche,
mes Sœurs, et je ne sais point prêcher ; je viens bien plutôt chercher parmi
vous l’aumône d’un peu de ferveur en répondant à vos demandes.
Vous voulez savoir si vous ne devez pas
être bien fidèles au saint recueillement?
Oui, sans doute, ma chère fille; ce sont
nos vieilles leçons que toutes nos Sœurs savent bien, Dieu merci ; mais vous m’en
faites la question comme de la chose la plus nécessaire. En effet, c’est la
bonne odeur d’une maison religieuse qu’une âme recueillie et unie à Dieu ;
toutes ses actions prêchent le recueillement. C’est l’un des plus grands
moyens que nous ayons pour nous avancer en la perfection ; car, n’ayez pas peur
qu’une âme [328] recueillie tombe en de lourdes fautes; je dis fréquentes, car
tant que nous vivrons, nous en ferons toujours, par-ci par-là; il ne nous en
faut pas étonner, puisque même il arrivera quelquefois que Notre-Seigneur
permettra qu’une Sœur fort exemplaire et fort recueillie tombe en de grosses
fautes, pour la tenir en humilité et abjecte à ses yeux. Une Sœur bien
recueillie fera bien et à propos toutes choses, elle sera prompte à l’obéissance,
fidèle à tous ses exercices, soigneuse de tout ce qu’elle a en charge, douce et
prompte à servir ses Sœurs, zélée et fort désireuse de sa perfection.
Or, le recueillement est un pur don de
Dieu qui le donne à qui bon lui semble. Toutefois, il est en quelque façon
entre les mains de notre soin et fidélité, de l’acquérir, et il faut un travail
soigneux et fidèle, bien que Notre-Seigneur le donne quelquefois à des âmes,
par pure grâce, sans qu’elles aient encore rien fait ou peu travaillé de leur
part pour arriver à ce bonheur. Nous ne devons pas y prétendre de cette façon
extraordinaire, mais travailler de toutes nos forces à acquérir un bien si
précieux; et, quand nous l’aurons obtenu, confesser que c’est par la très grande
libéralité de Dieu, et que toute notre peine a été bien petite pour la
poursuite d’un si grand bien qui est pour nous le plus rare, le plus précieux
et le plus utile, et qui doit être incessamment notre exercice plus ordinaire.
Voilà, ma fille, pour votre demande.
Mais, vous voulez encore que je vous
parle de l’attention à la présence de Dieu, d’autant que nous y sommes
toujours, mais non pas toujours attentives, ce qui est la cause que nous venons
à l’offenser, notre Bienheureux Père disait : « Si un aveugle est en une
salle où le roi est, il fait ses badineries accoutumées, sinon qu’il soit
averti que le roi est là; alors, bien qu’il ne le voie pas, mais parce qu’on
luia dit, ou qu’il l’ait ouï parler, il se tient en respect, attention et
révérence. » Nous sommes, mes filles, en ce misérable monde comme de pauvres
aveugles: Dieu nous [329] est toujours présent ; mais, charnelles que nous
sommes, parce que nous ne le voyons pas, nous faisons nos badineries et
commettons l’iniquité et mis fautes devant lui, et même dans Lui. Cette pensée
touchait grandement la Mère Thérèse, quand elle considérait que les pécheurs
commettaient leurs abominations dans Dieu. Nous ne voyons pas Notre-Seigneur,
mais nous sommes averties par la foi qu’il est présent, en toutes choses, par
présence, par essence et par puissance; de plus, qu’il réside en nos cœurs d’une
façon particulière par assistance et par grâce. Mais, hélas ! mon Dieu, nous
sommes aveugles, et parce que nous ne vous voyons pas, nous perdons facilement
le souvenir de votre divine présence ! Que faire à cela, mes chères filles,
sinon vivifier souvent notre foi que Dieu est présent partout, et que rien n’arrive
au monde que par l’ordre de sa divine Providence qui régit tout ce monde selon
son bon plaisir.
Une âme attentive à cette vérité ne sera
jamais en perturbation. Eh bien! dira-t-elle, je sais que Dieu m’est présent,
qu’il est plus dans moi que moi-même ; je sais qu’il gouverne toutes choses, et
que son œil a soin de tout. Je sais que rien n’arrive au ciel ni en la terre qu’il
ne l’ordonne ou permette. Voilà, si les eaux du lac s’enflent et submergent le
monastère, je sais que Dieu m’est présent et qu’il permet cette inondation pour
quelque fin qu’il appartient à sa Providence de savoir, pourquoi me
troublerai-je? O Dieu, vous gouvernez les ondes, le ciel et la terre ; si vous
voulez que je sois noyée ou brùlée, je m’y conforme de tout mon cœur, sans m’enquérir
pourquoi vous le faites; mais j’adore et révère, en silence d’esprit, tous vos
secrets jugements. La peste vient de ravager tout ; cette âme attentive à Dieu
dira : Seigneur! vous êtes avec moi; vous savez bien me conduire; si c’est
votre volonté que je meure de ce mal, que votre saint Nom soit béni! j’accepte
votre ordonnance (nonobstant toutes les résistances de ma chair), de toutes lès
forces de mon âme et de l’étendue de mon cœur. Mais une [330] Sœur que j’aime
bien et qui est fort utile au monastère, meurt, j’en pleure un peu, cela ne
veut rien dire, c’est la nature, l’inclination et la compassion, et une
certaine condition de l’esprit humain qu’il est impossible d’empêcher ; puis l’Ecriture
dit : Pleure un peu sur ton frère
trépassé; car, nonobstant mes larmes, ennuis et soupirs, l’âme, en la
supérieure partie, demeure coite et tranquille auprès de Dieu, toute soumise à
sa volonté.
Qui donnait cette grande douceur et
égalité à notre Bienheureux Père? C’était l’attention à cette divine présence
qui lui faisait tout recevoir avec paix et tranquillité de cœur; c’était qu’il
recevait ces choses-là comme si Notre-Seigneur l’eût regardé, et que, de sa
propre main, il les lui eût données ; si que, lorsqu’on lui disait de
fâcheuses nouvelles, il n’en était point ému, parce que, étant attentif à Dieu,
il ne pouvait rien refuser de tout ce que lui présentait cette main adorable.
Si on lui apportait la nouvelle de la mort de quelqu’un de ses parents ou
amis, aussitôt il regardait cet événement en la volonté de Dieu et s’y
conformait soudain, disant : Seigneur, je
me tais et je n’ouvre point la bouche, parce que c’est vous qui avez fait cela.
Lui imposait-on des blâmes, lui
faisait-on tort, lui disait-on des injures, il supportait tout cela patiemment,
regardant le tout en Dieu ; après, on le voyait avec la même sérénité de visage
et autant de tranquillité. Pour moi, je l’admirai à la mort de madame sa Mère,
qu’il aimait uniquement ; il reçut cette perte avec une résignation digne de
lui, et m’écrivit : « Parce que le Seigneur l’a fait, je me suis tu et n’ai pas
ouvert la bouche pour dire un seul mot; car c’est la main paternelle de notre
Dieu qui a donné ce coup! » Voilà, mes chères filles, les fruits de la présence
de Dieu ; et, en somme, c’est par là que s’acquièrent les solides vertus.
Je pensais l’autre jour, que l’un des
désirs les plus pressants que je pouvais avoir était de voir nos Sœurs
travailler fortement [331] pour l’acquisition des solides vertus. Il n’y a
point pour cela de plus grands moyens que le saint recueillement et l’attention
à Dieu, voire, il n’y en a point d’autre, au moins pour qui voudra de la vraie
vertu; car, pour certaines vertus apparentes, nous n’en voudrions point céans,
et ce n’est pas de celles-là dont je parle, ains de celles que notre
Bienheureux Père nous a enseignées.
Or sus, je parle toujours, et nos Sœurs
ne disent mot. Ditesmoi quelque chose, mes chères filles, que j’apprenne aussi
un peu de vos bons sentiments, que Dieu veuille bénir.
Mes chères filles, pour nous bien
disposer à faire l’oraison, il nous faut faire souvent des retours de notre
esprit à Dieu, considérant sa bonté, son amour, sa grandeur et majesté infinie,
nous tenant dans un profond respect en sa divine présence. Il faut bien
préparer ses points à méditer.
Il y a trois façons de faire l’oraison :
La première se fait en nous servant de l’imagination,
nous représentant le divin Jésus en la crèche, entre les bras de sa sainte Mère
et du grand saint Joseph; le regardant entre un bœuf et un âne; puis voir comme
sa divine Mère l’expose dans la crèche, puis comme elle le reprend pour lui
donner son lait virginal, et nourrir ce Fils qui est son Créateur et son Dieu.
Mais il ne faut pas se bander l’esprit à vouloir, sur tout ceci, faire des
imaginations particulières, nous voulant figurer comme ce sacré Poupon avait
les yeux et comme sa bouche était faite; [332] ains nous représenter tout
simplement le mystère. Cette façon de méditer est bonne pour celles qui ont
encore l’esprit plein des pensées du monde, afin que l’imagination, étant
remplie de ces objets, rechasse toute autre pensée.
La deuxième façon, c’est de nous servir
de la considération, nous représentant les vertus que Notre-Seigneur a
pratiquées son humilité, sa patience, sa douceur, sa charité à l’endroit de ses
ennemis, et ainsi des autres. En ces considérations, notre volonté se sentira
toute émue en Dieu et produira de fortes affections, desquelles nous devons
tirer des résolutions pour la pratique de chaque jour, tâchant toujours de
battre sur les passions et inclinations par lesquelles nous sommes le plus
sujettes à faillir.
La troisième façon, c’est de nous
entretenir simplement en la présence de Dieu, le regardant des yeux de la foi
en quelque mystère, nous entretenant avec lui par des paroles pleines de
confiance, cœur à cœur, mais si secrètement, comme si nous ne voulions pas que
notre bon Ange le sût. Lorsque vous vous trouverez sèche, qu’il vous semblera
que vous ne pourrez pas dire une seule parole, ne laissez pas de lui parler, et
dites : « Seigneur, je suis une pauvre terre sèche, sans eau ; donnez
à ce pauvre cœur votre grâce! » Puis demeurez en respect en sa présence, sans
jamais vous troubler ni inquiéter pour aucune sécheresse qui puisse arriver.
Cette manière d’oraison est plus sujette à distraction que celle de la
considération, et si nous nous rendons bien fidèles, Notre-Seigneur donnera
celle de l’union de notre âme avec Lui. Que chacune suive le chemin auquel elle
est attirée.
Ces trois sortes d’oraisons sont
très-bonnes; que donc celles qui sont attirées à l’imagination la suivent, et
de même celles qui le sont à la considération et à la simplicité de la présence
de Dieu ; mais, néanmoins, pour cette troisième sorte, il faut bien se garder
de s’y porter de soi-même, si Dieu ne nous y [333] attire. Que si quelqu’une
était attirée à quelque chose d’extraordinaire, elle le doit dire à la
supérieure, et puis faire ce qu’elle lui dira.
Votre demande n’est pas hors de propos,
ma chère fille ; il peut bien arriver qu’une personne soit si contente qu’elle
ne pense pas à s’humilier, mais il arrivera que Dieu retirera la consolation,
et alors il faudra que l’âme s’humilie, mais de quoi faudra-t-il qu’elle s’humilie?
De ce qu’elle ne s’est pas humiliée, et Dieu permettra qu’elle commette des
grands manquements pour la faire rentrer en soi.
Il est requis d’être grandement simple
en toutes choses, et marcher à la bonne foi, sans jamais réfléchir en quoi on
nous emploie, ni sur ce que l’on dira ou pensera si nous faisions telle chose
ou en disions une telle ; mais, aller, dis-je, simplement et ne regarder que le
bon plaisir de Dieu en tout et incessamment, soit qu’on nous emploie aux
offices bas ou aux grands, à quelque chose qui nous mortifie, comme à quelque
chose qui nous récrée, penser que nous devons être satisfaits de tout, en tout
et partout, parce qu’en tout et partout nous pouvons avoir Dieu et trouver
Dieu. J’ose vous promettre que si vous êtes bien fidèles à cette simplicité, ne
cherchant jamais que Dieu en quoi que vous fassiez ou que vous souffriez, vous
acquerrez en six mois la paix du cœur, ce don si désirable, si aimable, et si fort
profitable à nos âmes.
Oui, mes filles, allez au réfectoire
pour Dieu, comme vous allez à l’Office pour son amour et pour le louer,
dressant votre intention de vouloir le glorifier, autant dans une action comme
dans l’autre, parce que vous allez à toutes deux par obéissance et pour
accomplir son bon plaisir.
Voici ce qui m’est tombé en mains,
tenant nos constitutions, les ouvrant et serrant : « Qu’elles soient humbles, douces, cordiales et franches entre elles.
» Il faut donc être grandement cordiales et franches, nous communiquant nos
petits avantages [334] spirituels en la manière que j’ai dit ailleurs, avouer
que nous sommes dans l’état d’une douce et sainte consolation, lorsqu’on nous
le demande; ou bien dire tout simplement que nous sommes en sécheresse, mais
que nous faisons comme on nous a appris, n’ayant pu avoir l’oraison de
jouissance, nous avons fait celle de patience; ou bien encore, confesser
librement qu’un point de la prédication ou de la lecture de table nous a bien
touché le cœur, et ainsi être comme de petits enfants les unes avec les autres.
Voyez-vous les petits enfants, lorsqu’ils ont à faire quelque chose, comme ils
s’appellent l’un après l’autre? Oui, mes chères novices, il faut être ainsi, ne
le ferezvous pas, et toutes nos professes aussi? Agissez avec la même
simplicité et confiance envers Notre-Seigneur qu’un saint religieux qui
cachait le saint Enfant Jésus lorsqu’il ne lui accordait pas ce qu’il désirait,
et ne le sortait qu’il n’eût obtenu la grâce qu’il en désirait.
Mon Dieu! je n’ai point d’autre dessein
ni désir, sinon que l’on se tienne coi et tranquille auprès de Notre-Seigneur
pendant l’oraison, et que celles qui commencent à la faire se servent de l’imagination,
parce que, ordinairement, elles ont l’esprit rempli du monde, de leurs parents
et autres vanités. Quand elles méditent les mystères de la Passion, qu’elles
impriment vivement en leur esprit les tourments que Notre-Seigneur a soufferts
pour nous; comme, par exemple : quand elles considèrent la flagellation, il
faut qu’elles se représentent le mystère [335] comme si elles étaient au lieu
même; par cette imagination, bien empreinte en leur esprit, elles en
arracheront les peines et les soucis des choses de la terre.
Mais quand les âmes commencent à s’avancer,
on les doit conduire avec une vérité plus grande, qui est que le Seigneur ne
souffre plus, mais qu’il a souffert, leur faire dire des paroles sur ce qu’il a
pâti pour l’amour de nous, et demeurer en cette simple pensée. Mais, si Dieu
nous occupait au commencement de l’oraison, il n’est pas besoin d’aller
chercher notre point, ains il se faut tenir simplement auprès de lui sans tant
faire travailler l’imagination, ni faire de grands discours, car, pour l’ordinaire,
cela empêche de tirer de bonnes affections, ce qui est pourtant la vraie
oraison ; en somme, les considérations ne se font que pour émouvoir notre
affection. Or, il se trouve quelquefois que l’âme s’occupe sur quelques-uns des
attributs divins, comme, par exemple : de la grandeur, de la bonté et de la
puissance, et ainsi des autres ; il faut avoir soin de marcher en cette voie,
tandis que Dieu y appelle. Mais, lorsqu’il soustrait cette vue simple et
amoureuse, l’âme se trouve toute refroidie et avec des oppressions de cœur; il
faut alors qu’elle ouvre la porte aux paroles d’amour et de soumission, et d’autrefois,
d’adoration et d’acquiescement à sa divine volonté. Quand nous méditons la
flagellation, et que nous voyons Notre-Seigneur souffrir ce cruel supplice, il
faut dire : « O mon Seigneur! comment avez-vous pu vous abaisser à
souffrir ces coups de fouet?... » Puis, si vous sentez votre affection
émue à cette seule parole, il se faut arrêter là; et, après, quand l’affection
est passée, il en faut dire d’autres, toujours selon l’attrait.
Il y a des âmes qui vont avec tant d’empressement
et d’avidité à l’oraison, que c’est un grand plaisir de les voir; elles s’échauffent
tellement ès discours, qu’elles ne se donnent pas quasi le temps de respirer.
Elles disent avec tant d’affection : « Hé ! Seigneur !.. n qu’il
semble qu’elles se veulent fondre et [336] anéantir devant Lui. Il ne faut pas
faire cela, mais faire l’oraison avec beaucoup de tranquillité et douceur.
Quand nous y entrons, il faut se prosterner en esprit d’humilité devant
Notre-Seigneur, prendre notre point doucement, jusqu’à ce que notre affection
soit émue; et ne se faut jamais étonner, si nous n’avons pas de sentiments en l’oraison,
car ce n’est pas ce que Dieu demande de nous; mais, oui bien, que nous soyons
douces, tranquilles et humbles. Si donc, au sortir de l’oraison, nous ne
sentons point d’affection, il faut dire à Notre-Seigneur : Il est vrai, ô. mon
Dieu! que je ne sens point d’affection, si ne laisserai-je point d’être
grandement douce parmi nos Sœurs,... et sortir de l’oraison avec cette
affection de douceur; et, ainsi faisant, bien que nous n’ayons point de
consolation en l’oraison, nous ne laisserons pas d’être fort douces et
tranquilles. Il faut parler à Notre-Seigneur fort familièrement, cœur à cœur,
et si doucement que notre bon Ange ne l’entende pas.
Dites-vous, ma fille, quand vous avez
fait quelques manquements, s’il serait bon d’y penser à l’oraison pour vous en
humilier? Oui, vous le pouvez faire, mais cela très-simplement; car, si vous
vouliez regarder par le menu vos manquements et les personnes contre qui vous
les avez commis, il serait en danger qu’au lieu de parler à Dieu, vous
parlassiez aux créatures, et cela vous distrairait. Il suffit de lui dire :
« Hé! Seigneur! vous savez ma misère » !... puis s’arrêter là, car il
la sait prou, sans que nous la lui représentions par le menu.
Vous dites, ma chère fille, s’il ne faut
pas écouter parler Notre-Seigneur dans notre cœur? ()Jésus! oui, je vous le
conseille; et, après que vous aurez un peu discouru sur votre point, il faut l’écouter,
car c’est par là qu’il vous donnera de bons désirs de le servir.
Si on faisait l’oraison, dites-vous, ma
fille, sans savoir ce qu’on y fait elles affections que l’on y a? O dà! il ne
faut pas faire comme cela, nous perdrions le temps inutilement. Nous [337]
devons toujours savoir à quoi nous nous sommes occupé es, et quelles affections
Dieu nous y a données, au moins en la volonté, car il ne faut jamais s’arrêter
au sentiment. Nous ne devons jamais sortir de l’oraison sans faire de bonnes et
efficaces résolutions, c’est-à-dire qu’il faut qu’elles produisent des œuvres,
car, autrement, il ne nous servirait de rien d’en faire.
Il faut que vous sachiez, mes chères
filles, que l’oraison doit être tellement suivie de la mortification, qu’en
même temps que nous avançons en l’oraison, nous avancions à la mortification;
et, du même pas que nous y irons, aussi avancerons-nous à l’oraison; j’en
reviens toujours là. Il faut que la mortification soit la planche pour entrer à
l’oraison; quoique ce soit à l’oraison où nous recevons de bonnes inspirations,
c’est toujours par le moyen de la mortification que cela nous arrive. Nous
devons être telles hors de l’oraison, que nous désirerions être pendant icelle.
Il faut avoir grand soin, parmi la journée., de tenir notre esprit en Dieu, de
le vider de toute inutilité, surtout de ce dont nous n’avons que faire, parce
que, quand nous le laissons se dissiper, nous le rendons inhabile d’être uni à
Dieu et de faire l’oraison.
Je vous conseille fort, mes chères
filles, l’oraison cordiale, c’est-à-dire qui ne se fait point de l’entendement,
ains du cœur. Elle se pratique en cette sorte : quand nous sommes abaissées
devant Dieu et mises en sa présence, ne forçons point notre cerveau pour faire
des considérations; mais servons-nous de nos affections, les excitant autant qu’il
nous sera possible; et, quand nous ne pouvons pas les exciter par des paroles
intérieures, nous nous devons servir des vocales, comme celles-ci: Je vous
rends grâce, ô mon Dieu! de ce que votre bonté permet que je sois ici, devant
votre face, moi qui ne suis qu’un néant. Une autre fois : O mon Seigneur!
faites-moi la grâce d’apprendre à vous parler, car je préfère ce bonheur à tout
autre, [338] Enfin, pour l’oraison, il y faut aller avec beaucoup de simplicité;
mais, pour celles qui prennent Notre-Seigneur au Jardin des Olives, et le
mènent jusqu’au Calvaire ; je leur conseille de s’arrêter, parce qu’elles font
bien du chemin en peu de temps et vont trop vite.
Or, pour l’imagination, elle est bonne
pour les âmes embarrassées; c’est un bon moyen de les divertir de cet embarras
et des choses inutiles. Il y en a qui ne peuvent rien faire à l’oraison que de
se tenir avec un grand honneur et respect devant Dieu, et cette oraison est
bonne; d’autres ont mille sortes de pensées et sentiments mauvais; cela est
pâtir et souffrir, et ne laisse pas d’être une oraison. D’autres encore ont
beaucoup de distractions; il faut qu’elles aient bonne patience ; et, pourvu que
la volonté n’y soit point, l’oraison ne laisse pas d’être bonne. Enfin, il y en
a d’autres qui vont à l’oraison et trouvent NotreSeigneur comme elles veulent,
et font tout ce qu’elles désirent avec lui; cela est l’oraison de repos, où il
y a plus à jouir qu’à souffrir. Celles qui sont lâches à l’oraison prennent
leur ruine par la racine; certes, il faut avoir un soin tout particulier pour
combattre la lâcheté, car elle porte un grand préjudice à l’âme. Être fille d’oraison,
c’est beaucoup l’aimer, être fidèle à s’y préparer, être grandement ponctuelle
à observer toutes les circonstances qu’il faut pour la bien faire, être fidèle
à rejeter toutes les distractions qui nous y arrivent. Voilà ce que c’est qu’être
fille d’oraison. [339]
Nous allons célébrer de grandes fêtes.
Nous allons faire commémoration de la Passion du Sauveur; tâchons de nous y
préparer par une grande pureté de cœur. Dieu a envoyé le trésor du grand
jubilé à son peuple, faisons notre possible pour le bien gagner selon son bon
plaisir. Regardons notre Sauveur dans l’excès de ses souffrances et dans l’excès
de son amour; tenons nos cœurs toujours là dedans, afin que ce divin Époux leur
communique et leur donne force pour souffrir les choses que sa main adorable
leur enverra. Mais, hélas ! toutes nos souffrances ne sont que des vétilles
auprès de celles du Sauveur ; aussi, sa paternelle bonté voit bien la faiblesse
de nos épaules, qui ne peuvent pas porter de plus grands faix, en quoi nous
avons grand sujet de nous humilier, de voir notre Seigneur et Maitre, qui
souffre tant et endure tant pour notre amour, et nous ne pouvons comme rien
faire pour lui. Nous le verrons, cette sainte semaine prochaine, sur l’arbre de
la croix, consumé pour notre amour, ouvrir toutes ses veines, et donner tout
son sang pour nous laver, ouvrir son Cœur pour nous y loger, incliner la tète
pour nous baiser d’un baiser de paix, de grâce et de vie éternelle. Enfin nous
le verrons, comme un aimant sacré, qui attire à soi toutes nos iniquités [pour
en porter la peine et les effacer]. Il s’est donné tout à nous; donnons-nous
donc tout à lui, et lui rendons grâces des bienfaits qui nous viennent par ses
douleurs. Faisons profit des moyens qu’il nous présente pour commencer tout de
bon à batailler sous l’étendard de la sainte croix. Faisons, pendant nos
solitudes, de bonnes et fermes résolutions pour notre amendement, et sa bonté
nous bénira.
C’est une bonne finesse pour l’oraison,
que la simplicité avec [340] Dieu; car, par cette voie, l’âme se conforme et se
rend semblable, en quelque façon, à son Dieu, qui est un esprit fort pur,
très-saint et très simple. Bienheureuses sont les âmes qui se laissent
entièrement conduire à l’attrait de Dieu, le suivant en simplicité de cœur,
retranchant à leur esprit toute curiosité, multiplicité, réplique, dictinction
ou désirs de se voir soi-même, suivant fidèlement et en simplicité de cœur leur
attrait. Mais, c’est un grand malheur, que bien souvent nous voulons spéculer,
et Dieu veut que nous ne fassions qu’aimer sa souveraine Bonté, nous laissant
simplement et entièrement comme un pauvre petit enfant tout nu entre les bras
et sur le sein de sa très chère mère.
Ma fille, quand les distractions sont
importunes et ne s’en vont point, quoique vous les repoussiez, il faut alors
faire l’oraison de patience et dire humblement notre Pater, ou quelques paroles amoureuses, comme : Mon bon Seigneur !
vous êtes le seul appui de mon âme, vous êtes ma quiétude, ma consolation et
mon unique repos; encore que je cesserai de vivre, je ne cesserai point
pourtant de vous aimer, moyennant votre sainte grâce. Il faut ainsi exciter son
cœur, sans attendre que Dieu nous mette le lait ou le miel en la bouche, pour
parler à sa Bonté, car il veut que nous nous aidions nous-mêmes. Quand l’âme
est si fort accablée qu’elle ne sait presque où se mettre ni quelle mine tenir,
et cela, non tant pour les pensées volages que pour une rude et âpre sécheresse
qui lui ôte quasi tout pouvoir d’agir, alors Dieu la fait souffrir d’une
manière bien plus haute; elle doit faire l’oraison de révérence, de soumission
et souffrance, de conformité, de pauvreté d’esprit, se tenant devant Dieu comme
une pauvre devant son souverain libérateur. Je suis, ô mon Seigneur! doit-elle dire,
une terre sèche, toute hâlée et crevassée par la véhémence de la bise et du
froid ; mais, vous le voyez, je ne vous demande plus rien, vous m’enverrez,
quand il vous plaira, et la rosée et la chaleur. [3Il]
Il ne faut jamais aller dire à ces Pères
de religion, à qui l’on parle quelquefois : Je ne fais rien en l’oraison; car
celles qui sont conduites par cette voie d’amoureuse simplicité, ne font rien
en agissant, mais elles font bien en jouissant. Lorsque Dieu tire l’âme pour la
faire reposer sur son sein amoureux, il ne la faut jamais divertir de là, et
ceux qui le font ne savent pas le dommage qu’ils portent à cette âme et le
déplaisir qu’ils font à Dieu. Oh! tous ceux qui sont à genoux ne font pas l’oraison!
Il faut avoir l’esprit bien pur et dénué de tout ce qui n’est pas Dieu pour
faire une bonne oraison. L’arrêt de l’esprit en Dieu est la plus utile
occupation que les filles de la Visitation puissent avoir. Elles ne se doivent
point soucier des considérations, conceptions, imaginations et spéculations des
autres, bien qu’elles les doivent honorer comme des choses de Dieu et qui
conduisent à Dieu même; il leur doit suffire d’être avec Dieu en la simplicité
de leur cœur. Je ne blâme point celles qui considèrent,. au contraire, je vous
dis souvent, mes très chères Sœurs, qu’il nous arrive de grands maux faute de
considérer nos obligations, ce que Dieu a fait pour nous ; mais, ce que je
blâme, ce sont les âmes que Dieu attire à lui, par une grande simplicité,
lesquelles, néanmoins, ne se peuvent tenir là, ains veulent toujours quelque
autre chose. Et d’autres aussi, qui ont l’esprit subtil et qui s’efforcent de
faire, en leurs méditations, des recherches, lesquelles ne sont pas moins
curieuses qu’inutiles.
Les considérations que je loue, c’est de
considérer que NotreSeigneur est mort pour nous, qu’il nous prépare son
éternité, qu’il est avec les hommes, au Très-Saint Sacrement, jusqu’à la
consommation des siècles : les quatre fins de l’homme, l’excellence des vertus
et de la vie religieuse, de la vanité du monde,. tout cela porte coup.
Les considérations que je blâme dans les
filles de la Visitation, et dont je n’aime pas qu’on se serve en l’oraison, c’est,
par exemple, considérer comme l’étoile conduisit les trois Rois [342] pour
adorer l’Enfant Jésus, vouloir penser ce que c’est qu’étoile, en quel ciel
elles sont colloquées, d’où elles tirent leur lumière, si elles ont un
mouvement local, ou si elles sont immobiles, de quelle grandeur elles sont, si
celle qui conduisit les Mages était naturelle ou miraculeuse, et semblables.
Quelques âmes pourraient penser utilement à cela pendant le silence, pour en
tirer de bonnes et dévotes conceptions; mais, pour l’oraison, mes chères Sœurs,
n’employons pas si mal notre temps, ne parlons point avec les étoiles; faisons
plutôt quelque acte d’action de grâce au Père éternel de ce que toutes choses :
le ciel, la terre, les étoiles, et toutes les créatures, honorent et servent
son adorable fils Jésus. Puis, suivons l’étoile de l’inspiration et attrait
divin qui nous appelle à la crèche, et allons-y adorer et aimer l’Enfant Jésus
et nous offrir à lui. Toutes ces imaginations à l’oraison sont bonnes, et
nécessaires aux grands esprits qui s’emploient à l’étude et prédication ;
mais, à nous autres, petites femmelettes, il nous faut peu de science et
beaucoup de simplicité, d’humilité et d’amour.
Il ne faut pas tant mettre de peine à se
défaire de ses imperfections, qu’à acquérir et établir en son cœur les solides
vertus : la profonde humilité, la douceur et simplicité, le support du
prochain, le respect cordial. C’est une excellente pratique d’aller à Dieu par
actions de grâces du bien que nous faisons, et le faire avec une douce
confusion ; et, quand on a quelques difficultés, il est toujours mieux d’aller
à Dieu tout simplement.
Ma chère Sœur, toute bonne oraison est
celle qui se produit et se conserve par la mortification ; j’aimerais mieux une
fille qui irait par le chemin ordinaire des considérations et qui serait bien
fidèle à l’observance, qu’une autre qui serait ravie vingt fois le jour, et qui
ne s’adonnerait pas tant à l’obéissance ni à la mortification d’elle-même. L’on
ne peut pas beaucoup dire de l’oraison, en commun, d’autant que chacune a son
attrait particulier; toutefois, on peut dire ceci, qu’il ne se faut pas arrê‑[343]ter
aux goûts, ni sentiments qui se reçoivent, si l’on n’en tire ces trois fruits :
la mortification et remise entière de soi-même entre les mains de Dieu et de l’obéissance,
la profonde humilité, et la sainte simplicité. Celle qui voit qu’elle tire ces
trois fruits avec la bonne observance de ce qu’elle a vu, qu’elle suive son
chemin, il est bon, et elle n’en demeurera pas là, ains ira toujours croissant
si elle est fidèle à correspondre à Dieu.
L’on voit quelquefois des âmes qui
voudraient toujours être unies à Dieu ; mais sont-elles humbles et simples? si
on les contrarie, le supportent-elles patiemment? sont-elles indifférentes à
quoi on les emploie? Certes, si cela n’est, je leur conseille de tout mon cœur
de se désabuser ; car, tout recueillement qui ne produit pas ce fruit est
amusement de l’amour-propre, consolation provenant de la nature ou du malin
esprit. L’on en voit aussi qui ont un grand attrait à l’oraison, et sont fort
attirées à l’humilité et simplicité avec Dieu; pour connaître si leur union est
bonne, il faut les faire sortir de l’oraison, leur faire faire quelque chose
que l’on sait qui leur répugne puissamment, leur donner quelque obéissance
âpre, rude et difficile ou leur faire quelque forte humiliation. Si elles
supportent cela humblement, doucement et sans dire mot, certes, il les faut
laisser marcher, car elles vont bien; si, au contraire, elles murmurent, ou
font des répliques volontaires (car par soudaineté elles pourraient bien dire
quelque mot ou faire quelque action où il n’y aurait pas grand mal), mais si
cela continue et qu’elles fassent ce qu’on leur enjoint avec chagrin, certes,
elles sont unies, non avec Dieu, mais avec elles-mêmes; enfin, l’on connaît l’ouvrier
à la besogne. Il faut recevoir les goûts quand Dieu nous les donne, nous
humiliant beaucoup, et nous anéantissant en notre misère; et, au partir de là,
en jouir en simplicité, et en tirer fidèlement les fruits pour les rendre au
Seigneur, qui ne nous donne ces talents à autre fin.
Ma fille, il advient quelquefois que l’on
va à l’oraison après [344] avoir été tout le jour dissipée et sans
recueillement ; ce n’est pas merveille si l’on y est distraite, car on le
mérite bien : on suit ses inclinations, on est revêche à l’obéissance; on n’est
ni douce, ni condescendante envers le prochain, et l’on va hardiment à l’oraison
pour se tenir unie à Dieu, et avoir des consolations et douceurs : si l’on
trouve la porte fermée, la pièce est bien mise. La perfection ne consiste point
aux goûts et sentiments, mais en une entière mortification et à avoir une
résolution ferme et invariable d’être toute à Dieu, ayant un courage de longue
haleine, c’est-à-dire une généreuse persévérance à se mortifier et à se
surmonter, renonçant à tout, sans relâche : il est impossible d’être parfaite
sans cela. Nous vivons trop et nous arrêtons trop aux sentiments, qui ne sont
pas pourtant le plus précieux.
O Dieu! que la simplicité est admirable,
et qu’une âme qui marche simplement, marche assurément ! Quand il semble que
tout est perdu, que tout est renversé sens dessus dessous, c’est alors qu’il
faut, comme Abraham, espérer contre l’espérance, et se confier que Dieu
pourvoira et aura soin de tout, et demeurer ainsi en paix et en repos dans la
douce Providence de Dieu.
Nous ne vivons pas assez selon les
vérités de la foi, nous ne sommes pas assez généreuses; nous faisons les
enfants et les peureuses; de quoi, je vous prie, avoir peur? La foi nous
enseigne que rien n’arrive sans la permission de Dieu, et qu’il a soin de tous,
plus que les pères de leurs enfants. Il a dit: Quand bien même la mère oublierait son enfant, je ne vous oublierai
point. Si nous vivions selon cette vérité, comment est-ce que nous aurions
peur de quelque chose? Eh bien! si nous voyons un fantôme, ne faut-il pas le
souffrir? Nous tuera-t-il sans la permission de Dieu ? Nenni. Et puis, nous
autres, mes chères filles, nous devons être tellement abandonnées à la volonté
de Dieu, en tous les événements, que [345] nous devons toujours acquiescer de
bon cœur à tout ce qu’elle permet, tellement que si Dieu voulait qu’un esprit
fût jour et nuit après nous, et que nous mourussions, ou devinssions folles de
peur, nous le devons aussi vouloir sans résistance. Je sais bien que la partie
inférieure frissonne, et qu’elle nous remplit de crainte; mais il faut bien
faire valoir la raison, nous tranquillisant en la divine volonté. Bienheureuse
est l’âme de qui Dieu prend soin, car elle fera un grand chemin; et, pour cela,
il lui donnera de grandes occasions de s’avancer, de la générosité à les
entreprendre, comme aussi la fidélité pour les poursuivre, et une grâce
spéciale pour persévérer; mais pendant que Dieu ne nous conduit pas de la
sorte, faisons notre besogne, je veux dire, tâchons de prendre l’esprit de la
règle qui est caché sous l’écorce. Pour l’acquérir, tenons-nous au pied de la
lettre, dans nos observances, et croyez que cela est ce que Dieu veut de vous.
Les filles de la Visitation doivent
beaucoup penser à Dieu, peu à elles-mêmes, et point du tout au monde. Marcher
en la présence de Dieu, c’est marcher dans les sentiers de son bon plaisir, et
non par la voie de la chair, de l’esprit humain et de l’amour-propre, dans l’estime
de soi-mème, de son jugement et volonté, mais dans la voie de la divine
volonté, perdant leur intérêt, jugement et volonté propres, dans la volonté de
Dieu.
La sainte crainte de Dieu dans une âme
est un indice des plus certains du salut éternel, et que l’on est dans la
prescience de Dieu pour être des élus. Toutes
les actions du juste louent Dieu; au contraire, toutes les propres
volontés, convoitises, l’offensent et le déshonorent, et toutes les
mortifications et pratiques des vertus l’honorent. Oh ! que grande et désirable
est la gloire que Dieu donne aux bons, et que grande et redoutable est la peine
qu’il donne aux méchants !
Dieu donne quelquefois des insinuations
à l’âme, lui faisant connaître quelque vérité, comme quand une personne parle à
[346] une autre, à laquelle il veut bien imprimer ce qu’il désire qu’elle
sache; ainsi, Dieu insinue par ses lumières, une claire connaissance de ce qu’il
veut nous faire savoir, laquelle demeure incomparablement mieux en l’esprit qu’une
autre connaissance acquise par plusieurs discours ou considérations de l’entendement.
Insinuer, c’est donc faire voir son désir, éclaircir un doute, ou bien
enseigner à l’âme quelque chose qu’elle ne savait pas; cela étant un don de
Dieu est grandement profitable à l’âme, et lui sert plus que beaucoup de
raisons que les créatures ou son propre esprit lui pourraient faire apercevoir.
Une personne à laquelle Dieu fait des
grâces à l’oraison doit prendre garde de les accompagner de la vraie
mortification et de l’humilité, car c’est pour cela principalement que Dieu les
donne; si elle ne le fait pas, ces grâces ne dureront pas, ou ce ne sont que
des illusions. Nous n’entendons pas ce que c’est que l’essence de la vraie
oraison, qui n’est autre que d’être toujours prête à recevoir toutes sortes d’obéissances,
et tenir notre âme unie à la volonté de Dieu, autant qu’il nous est possible.
Voilà en quoi consiste la vraie oraison, et non pas à être toujours en un coin,
en douceur et bien recueillie; ce n’est pas cela que Notre-Seigneur regarde,
mais le cœur, et si nous sommes prêtes à laisser faire tout ce que l’on voudra
de nous. L’âme qui peut dire en vérité qu’elle est toujours disposée à tout ce
qu’on voudra et à ce qu’on lui commandera, peut dire aussi en vérité qu’elle
est toujours en oraison. Il ne faut pas toujours être à genoux pour faire l’oraison,
on la peut faire en pétrissant, en balayant. Pour moi, j’ai plus de consolation
à voir une Sœur faire une pratique d’exactitude à l’obéissance, que si je la
voyais ravie et être moins observante.
Il est impossible qu’une âme vraiment
humble croie les louanges et le bien qu’on dit d’elle, parce que la lumière de
Dieu lui fait connaître l’excellence des vertus ; et plus elle s’avance, plus
elle voit la pureté que doivent avoir les âmes qui [347] tendent à la
perfection, si bien que les moindres impuretés [imperfections] lui paraissent
fort grandes; et lorsque l’Esprit-Saint retire la lumière qu’il lui donne et
les secours sensibles, elle ne voit en soi qu’imperfections et misères.
Être fille de la Visitation, c’est
mépriser l’honneur et estimer le mépris, non un mépris recherché et désigné,
mais humblement accepté quand Dieu l’envoie ou le permet.
Il faut souvent user de cette pratique d’abnégation
intérieure, de demander à Dieu, dans tous nos exercices, la parfaite nudité; mais
quand il nous arrivera quelque autre trait d’amour, d’union avec Dieu, de
confiance en sa bonté, il faut s’y bien exercer, en user fidèlement, sans les
troubler ou interrompre pour vouloir pratiquer l’abnégation. Tout ce que
doivent prétendre celles qui commencent à s’adonner à l’oraison, doit être de
travailler à se résoudre et disposer, par tous les efforts d’esprit et de cœur
imaginables, de conformer leur volonté à celle de Dieu, parce qu’en ce point
seul consiste la plus haute perfection que l’on puisse obtenir dans la vie
spirituelle. Il faut vivre au jour de la journée présente, sans user de
prévoyance ni de soin de nous, pour l’avenir ni pour le présent; faire les
choses ainsi qu’elles se présentent, profiter de tout de bonne foi et sans
autre égard que de plaire uniquement à Dieu, par les seuls moyens que notre
vocation nous fournit, sans user de recherches étrangères.
Il faut que l’âme soit fidèle à donner
lieu à la parole de Dieu, si nous voulons qu’elle opère en nous, et que Dieu
puisse dis‑[348]poser de nos cœurs selon sa volonté, et afin d’obtenir la
grâce que nous-mêmes puissions adhérer à cette volonté adorable.
L’âme qui se trouve encore atteinte et
remplie de mille imperfections est ridicule de prétendre déjà aux goûts divins,
aux sacrées consolations; elle n’a encore acquis les vertus qu’en désir, et
voudrait déjà en avoir les plus douces récompenses, que Dieu a coutume de
donner à celles qui les possèdent en effet, et par une longue et constante
pratique. Devant que de prétendre aux couronnes et à la gloire, mes filles, il
faut embrasser la croix de Notre-Seigneur dans les sécheresses qui nous
arrivent à l’oraison. Ce doit être notre premier exercice, et celle qui souffre
le plus est la plus heureuse. Vous devez avoir l’âme constamment occupée de
cette vérité, que le cœur qui as offensé la bonté de Dieu ne doit jamais
demander ces plaisirs divins, ces jouissances et ces douceurs ineffables dont
jouissent les âmes innocentes ou purifiées par le saint amour.
Nous ne devons point prétendre ni croire
les mériter, quels que soient les services que nous puissions rendre à la
divine Majesté. Il y a un manque d’humilité, de faire tant de cas de servir
Dieu par les sécheresses, de s’en tant plaindre ; Dieu nous les donne pour nous
rendre humbles et non pour nous élever ou inquiéter. C’est le démon qui
voudrait nous faire faire ce mauvais usage; il faut pourtant bien compàtir et
consoler celles qui souffrent de grands et longs travaux intérieurs.
Une âme qui est humble vit aussi
paisible, aussi soumise à Dieu, parmi les désolations et les stérilités
intérieures que si elle nageait dans les goûts, consolations, et plaisirs
intérieurs; Dieu les départ souvent aux faibles. Mes filles, il faut avoir bon.
courage et vivre dans une profonde humilité. Il ne faut pas même craindre les
tentations, car Dieu les permet pour purifier notre cœur; et, bien qu’il arrive
que nous y fassions quelques fautes, il faut s’en confesser, s’en humilier et
demeurer en paix: [349] Une âme qui est toute à Dieu agit ainsi; faisons-le
aussi et soyons bien tout à Dieu.
Mes filles, hormis que Dieu vous attire
par des voies secrètes -et intimes au recueillement et à une profonde
occupation en lui, il est toujours mieux de se rendre attentives aux exercices
du Directoire qu’à toute autre pensée, soit pour l’Office, où l’on doit surtout
faire une grande attention de bien prononcer et de bien faire toutes les
cérémonies, soit aux récréations et aux assemblées, écoutant avec attention le
rapport des lectures. Mais si Dieu ions occupe, laissez-le faire, et ne faites
rien autre ..que d’être bien attentive à nos observances.
Il faut tenir son esprit en tranquillité
pour bien faire toutes choses à propos : la douceur, l’humilité et la
tranquillité d’esprit sont le siège et le repos du Saint-Esprit. Suivez Dieu en
simplicité de cœur, vous soumettant à la direction qu’on vous donne ; il ne
nous appartient pas de faire aucun dessein dans notre esprit, cela appartient à
ceux à qui Dieu a commis le soin de notre âme.
Nous autres, qu’on croit si parfaites,
sommes souvent atteintes de tant de distractions, que c’est pitié ; mais Dieu
le permet pour nous tenir humbles. Il ne faut pas tant penser à la perfection,
mais à faire de moment en moment tout le mieux que nous pouvons.
Tâchez, petit à petit, de vous quitter
vous-même pour abimer ce vous-même en Dieu. Il n’y a que la recherche de notre
amour-propre et de nos satisfactions qui puisse inquiéter une âme qui veut bien
être à Dieu.
350
Le secret de la vie spirituelle est de
se tenir auprès de Dieu et de marcher en une continuelle présence de sa divine
Majesté, mais une présence de foi et non de sentiment ; d’autant que la
perfection ne consiste point au goût et sentiment, mais en une parfaite
résolution d’être à Dieu et à avoir un courage de longue haleine, à se
mortifier et renoncer en tout, sans se relâcher jamais ; car il est impossible
d’être parfaite sans cette résolution. Nous nous arrêtons trop aux sentiments
et ne vivons pas assez selon l’esprit et la foi.
Pour être en de grandes sécheresses d’esprit,
on ne laisse pas de pouvoir faire des actes de confiance en Dieu, tant en l’oraison
que hors d’icelle, comme : Eh Dieu! vous êtes mon Père, je me confie totalement
en vous ! Si c’est sans goût et sentiment, ce ne sera point sans profit.
Ordinairement, Dieu tire les âmes qui s’adonnent
sérieusement à la pureté de cœur, à un grand abandonnement, et il prend des
soins fort particuliers de ces âmes-là.
Lorsqu’à l’oraison on est attiré à une
grande simplicité, il ne se faut pas mettre en peine quand, autour des bonnes
fêtes, on ne s’y occupe pas aux pensées de ces grands mystères, car il faut
toujours suivre son attrait. Hors de l’oraison ôn peut faire des pensées, et
regarder ces mystères simplement ou les lire ; car, bien que l’on n’y fasse pas
de grandes considérations,
ne laisse pas de sentir en soi certaines
douces affections d’imitation, de joie ou autres. Et pour l’oraison, le grand
secret est toujours d’y suivre l’attrait qui nous est donné. Mon Dieu! Combien
y a-t-il des âmes qui se peinent quelquefois autour de leur [351] oraison pour
la pouvoir bien faire, et cependant il n’y a rien à faire qu’à suivre l’attrait;
et plus l’oraison est pure, simple et dénuée d’objet, plus elle est excellente
et parfaite, car Dieu est esprit, et une essence très-simple. C’est pourqiioi
plus l’âme traite délicatement et simplement avec Lui, en l’oraison, plus elle
est rendue capable de s’unir à Lui.
Oui vraiment, mes filles, c’est une
grande consolation de s’abandonner totalement à Dieu et de savoir qu’il voit et
pénètre le plus intime de nos cœurs. Cette manière de se tenir en sa présence
est bonne, mais surtout je vous recommande de vous garder de l’empressement.
Oui, mes filles, quand on a besoin de
quelque lumière, en des choses importantes, il faut la demander à Dieu, et si
dans l’oraison elle vous vient, vous pouvez la conserver, sans pourtant vous
détourner du regard de Dieu, et ceci se peut faire ainsi; par exemple : bien
que je regarde et que je tienne ma vue arrêtée sur ce rayon de soleil, je ne
laisse pas de voir encore, des deux côtés de ce rayon, le plancher, quoique je
ne regarde pourtant que le rayon. Après l’oraison, il faut simplement, en se
remet. tant en la présence de Dieu et s’abaissant devant Lui, rechercher cette
lumière.
C’est une bonne pratique de simplicité,
que notre Bienheureux Père recommandait fort, de n’avoir point tant de
réflexions ni sur le passé, ni sur l’avenir, ni même sur le présent ; mais à
chaque occasion demander conseil à Dieu en élevant sa pensée à Lui, soit allant
au parloir pour traiter de quelque affaire, soit pour les autres choses de
notre charge. Notre-Seigneur m’enseigna cette pratique, il y a bien longtemps,
et je vous la recommande.
Les âmes attirées à la simplicité dans l’oraison
doivent avoir un grand soin de retrancher un certain empressement, qui donne
souvent envie de faire et multiplier les actes en icelle, parce que c’est une
pure recherche de soi-même qui donne cette ar-[352]deur, laquelle nous prive de
cette simple attention et occupation de notre âme en la présence de Dieu. L’oraison
n’est autre chose que cette intime communication de l’âme avec son Dieu, et ces
paroles intérieures ou actes que nous voulons faire alors, pour accroître ce
sentiment, et le rendre plus sensible, est ce qu’il faut très soigneusement
retrancher.
Mais, comme il ne faut jamais de
soi-même se porter à cette oraison, aussi faut-il suivre l’attrait dès que Dieu
le donne, avec grande humilité et soumission. Il porte et affectionne grandement
les âmes qui l’ont, à la pureté de cœur, à l’exacte observance, à un grand
renoncement d’elle-même, à l’humilité, simplicité, mais surtout à un grand
abandonnement de tout soi-même à la divine Providence. Monseigneur de Langres
disait qu’il estimait que cet attrait était tellement l’attrait des filles de
la Visitation, qu’il ne pensait pas qu’une fille en pût bien avoir l’esprit, si
elle n’avait cet attrait d’heureuse et sainte simplicité intérieure.
Nous devrions prendre toutes nos délices
à traiter avec NotreSeigneur, et être indifférentes que les siennes, en nous,
fussent de nous donner de la consolation et suavité, ou bien des distractions,
des peines ou travaux ; pourvu que son bon plaisir s’accomplisse, il nous doit
suffire. Enfin, c’est l’abrégé et le sommaire de la perfection que la totale
dépendance et conformité de notre volonté à celle de Dieu. Toute la doctrine
de notre Bienheureux Père tendait au parfait dénuement de soi-même. J’aime
mieux que l’on se tienne simplement attentive à recevoir tout ce qui arrive de
la main de Dieu, selon l’ordre que sa Providence présente les choses, que non
pas d’occuper continuellement son attention à choisir ce qui mortifie le plus,
parce que notre Bienheureux Père faisait ainsi. Mais s’il y a quelque rencontre
où il faille choisir, alors il faut prendre ce qui mortifie le plus, car à
mesure que nous nous vidons de nous-même, Notre-Seigneur nous remplit de ses
dons et de ses [350] grâces. O Dieu ! qu’heureuses sont les âmes véritablement
simples et méprisant tout ce qui n’est point Dieu!
La douceur et tranquillité d’esprit sont
le siège du Saint-Esprit. Pour avoir la perfection que Dieu demande de nous, en
notre vocation, il faut être parfaitement mortifiées de corps, de cœur et d’esprit,
se perdre tout soi-même avec ses recherches, ses intérêts, et ne rien vouloir
que ce que Dieu veut, et être entièrement abandonnée à sa Bonté. Tout arbre
porte fruit selon son espèce; s’il ne le fait, il mérite d’être coupé et jeté
au feu. Ainsi, si l’oraison, tant haute et élevée que vous voudrez, ne produit
le fruit de la mortification, elle n’est rien; car pour être vraie, il faut
nécessairement qu’elle produise des fruits, c’est-à-dire la pratique des vertus
; car on ne se mortifie que pour l’acquisition d’icelles, et il ne faut, pour
en acquérir la perfection, que bien débrouiller son cœur et se donner vraiment
à Dieu. O que nous perdons, pour avoir trop de recherches de nous-mêmes!
Mes filles, la plus grande affaire que
nous ayons depuis que nous sommes entrées en Religion, c’est de nous y occuper
à aimer Dieu. Tout le temps que nous n’employons pas à cela, nous le dérobons à
Dieu.
La fin de ceux qui travaillent, c’est le
repos; ainsi la fin de ceux qui cherchent Dieu, c’est de se reposer en Lui, et
partant, quand ils en jouissent, ils peuvent bien dire avec l’Épouse : J’ai trouvé Celui que mon âme aime, je le
tiendrai et ne le laisserai point aller. Le fruit de la perfection
chrétienne et religieuse est de s’abandonner tout à Dieu, et de se reposer
entre ses bras, comme un enfant, lui recommandant néanmoins cette affaire. Il n’y
a rien qui nous rende plus semblables à Dieu que la simplicité; l’âme qui l’a
vraiment est parfaite. Quand les âmes s’adonnent bien à la vraie mortification,
Dieu les rend capables de grandes choses.
L’essence de l’oraison n’est pas d’être
toujours à genoux, [354], mais bien de tenir notre volonté unie à celle de Dieu
en tout événement…… L’âme qui se tient
prête et disposée à recevoir toutes sortes d’obéissances, et qui les reçoit
amoureusement, comme de la part de Dieu, peut dire en vérité qu’elle est
toujours en oraison; car, de cette sorte, on la peut faire même en balayant.
Nous devons vivre de la seule volonté de
Dieu. Oh! qu’une âme qui ferait cette entreprise, de regarder et suivre en
toutes choses cette divine volonté, serait heureuse! car elle jouirait d’une
profonde paix en sa résignation, parce que en tout elle trouverait cette divine
volonté, et l’aimerait autant en une chose qu’en une autre, parce qu’elle ne
mettrait pas son contentement ès événements, ains en la volonté de Dieu qui les
veut et les permet. Nous sommes appelées à cette perfection, et pour y
parvenir, il n’est pas besoin d’altérer le corps par pénitences et austérités,
c’est pourquoi nous n’avons nulle excuse de ne la point pratiquer. Certes, la
plus grande assurance de salut que nous puissions avoir en cette vie, consiste
en cette entière et absolue remise de tout notre être à la volonté de Dieu, et
à nous reposer au soin de sa Providence. Se reposer est bien doux, facile, aisé
et bien aimable ; mais être abandonnée à la sainte volonté est un point bien
plus haut, plus grand et plus relevé, parce qu’il comprend la parfaite
indifférence à tout ce que Dieu veut de nous.
Ma chère Sœur, à ce que je vois, vous
avez désir de vous perdre en Dieu. Être perdue en Dieu, n’est autre chose que
[355] d’être absolument et entièrement résignée et remise entre les mains de
Dieu, et abandonnée au soin de son adorable Providence. Ce mot de SE PERDRE EN
DIEU, porte une certaine substance, que je ne crois pas pouvoir être bien
entendu que par ceux qui se sont ainsi heureusement perdus. Le grand saint Paul
l’entendait bien lorsqu’il disait avec tant d’assurance : « Je vis, mais je ne vis plus en moi, ains c’est
Jésus-Christ qui vit en moi. » O Dieu! mes Sœurs, que nous serions
heureuses si nous pouvions véritablement dire : Ce n’est plus moi qui vis en
moi, parce que toute ma vie est toute perdue en Dieu, et c’est lui qui vit par
moi, et en moi. Ne vivre plus en nous-mêmes, mais perdue en Dieu, c’est la plus
sublime perfection à laquelle une âme puisse arriver. Nous y devons pourtant
toutes aspirer, nous perdant et reperdant mille fois dans l’Océan de cette
grandeur infinie. Mais une âme ainsi perdue est toujours anéantie devant Dieu;
elle est toujours contente de ce que Dieu fait dans elle, et hors d’elle. Tout
ce qui lui arrive la satisfait; l’affliction lui plaît; elle la regarde sans se
troubler, parce qu’elle dira : J’ai perdu toute consolation dans celle d’être
perdue en Dieu. Si on lui annonce la mort de ses proches ou de ses amis, elle n’en
paraît point troublée, car elle les avait déjà perdus en Dieu. Si on l’humilie
fortement, qu’on touche son point d’honneur, hélas! elle ne tient point compte
de cela, parce qu’elle s’est toute donnée et perdue dans Celui qui doit faire
son honneur et sa gloire, et on ne saurait rien lui ôter qu’elle n’ait perdu et
voulu perdre elle-même. J’admire ce grand Job : il est sur son fumier rongé des
vers : Le Seigneur a fait cela,
dit-il, son saint Nom soit béni.
II y a quelque temps qu’une personne m’écrivait
sur des grandes peines qu’elle souffrait. Je lui mandai de perdre tout cela en
Dieu. Cette parole fit un tel effet dans son âme, qu’il m’écrivait d’en être
tout étonné, et tout ravi de contentement de ce que cette seule parole : perdre tout cela en Dieu, [356] avait
produit en lui. Pour nous, mes chères Sœurs, nous voudrions bien nous perdre, mais nous voudrions aussi qu’il
ne nous en coûtât guère. Nous disons bien à Notre-Seigneur que nous nous
abandonnons entre ses bras divins, mais nous ne le faisons pas de la bonne
sorte. Nous voulons toujours avoir quelques petits soins de nous-mêmes, non pas
tant pour le temporel comme pour le spirituel, l’amour-propre par sa subtile
finesse nous persuadant toujours que si nous ne nous en mêlons un peu, tout n’ira
pas bien.
Non, ma Sœur, une âme totalement perdue
en Dieu ne veut avoir ni de vertu, ni de perfection que ce que Dieu veut qu’elle
en ait. Elle travaille fidèlement, parce que Dieu le veut, mais elle lui laisse
tout le soin de son travail, et ne se met pas en peine de chercher des moyens
nouveaux de perfection, ains ne s’applique qu’à bien employer ceux que la Providence
lui fournit et qu’elle lui présente à chaque occasion.
Il est vrai, mes très chères Sœurs, bien
que l’on se soit parfaitement donné à Dieu, on peut se reprendre facilement.
Mais que faire à cela, ma chère fille, sinon de s’en bien humilier, et
reconnaître que notre perte en Dieu n’était pas entière, puisque nous avons été
si promptes à nous retrouver, et après cet acte d’humilité profonde se reperdre
de nouveau, se jeter en Dieu comme une petite goutte d’eau dans la mer, et se
bien perdre dans cet océan de la divine bonté pour ne se plus retrouver. Toutes
les fois qu’il vous arrivera de vous reprendre, ma fille, refaites la même
chose constamment, et si vous persévérez fidèlement à vous redonner toujours,
j’ose vous assurer que vous vous perdrez enfin d’une si heureuse perte que vous
ne vous trouverez plus. Il est facile de perdre ce qu’on veut bien perdre, et
qu’on perd souvent sans apporter du soin à le retrouver; l’on ne pense plus à
une chose perdue. Si nous voulons tout de bon nous perdre, ne pensons plus ni à
nos cœurs, ni à nos corps, ni à nous-mêmes, ni à rien de tout ce qui n’est pas
Dieu ou pour [357] Dieu. Ah! que je voudrais bien voir mes chères filles ainsi
perdues! Ne voulez-vous pas bien entreprendre cette perle si désirable pour
votre défi? Je le désire bien, mes chères Sœurs. O Dieu! que ces paroles sont
fidèles : Mourons avec Jésus-Christ si
nous voulons ressusciter avec Lui! C’est notre grand saint Paul qui nous les
dit, prêtons-lui foi, et vous verrez qu’il dit vrai, parce qu’il est impossible
de trouver la vraie et solide vertu qu’en cette mort de nous-mêmes, de nos
inclinations, et de nos humeurs pour ranger tout sous l’étendard de la croix de
Notre-Seigneur. Malgré cette divine semonce, nous souffrons avec tant de
répugnances. O mes Sœurs ! mes chères sœurs! si le grain du plus beau froment
ne meurt, il ne fructifiera point. C’est la vérité éternelle qui nous en
avertit, elle est bien digne d’être crue. Si le vieil Adam n’est ruiné, le
nouveau ne vivra pas en nous.
La Maison de Dieu, c’est la sainte
Église; les cabinets du Roi, c’est la religion. Il y a vingt et un ans qu’il
plut à sa Bonté de s’édifier un nouveau cabinet, pour nous y faire reposer et
jouir en icelui de sa divine présence et de ses caresses célestes. Voyez-vous,
mes filles, quand un roi a fait bâtir un cabinet, dans un ancien château, il s’y
plaît tellement que l’on dirait que c’est son séjour le plus agréable. Il le
fait soudain remplir de mignardises, d’enrichissures, d’odeurs et de parfums,
le faisant dépositaire des choses les plus précieuses qu’il [358] ait, et fait
une faveur signalée à ceux qu’il y mène, et là il les entretient seul à seul
continuellement avec la reine sa chère épouse. Certes, le bon Sauveur Jésus,
notre Roi souverain et notre Époux très-adorable et très-aimable, en ces
derniers siècles, a pris plaisir de s’édifier un nouveau cabinet, dans sa
royale et sainte Maison, et c’est notre petit Institut, duquel il a pris un
soin si amoureux, si paternel et si spécial, qu’il a bien fait voir que c’était
une œuvre de sa main que cet édifice, lequel, à la vérité, il a enrichi de
beaucoup de vertus; et les odeurs qu’il a mises en ce cabinet se sont déjà
exhalées en divers lieux., et ont grandement édifié et réjoui l’Église.
Nous n’étions, mes très chères filles,
que de pauvres et chétives créatures ; néanmoins, Dieu, par un excès de bonté
envers nous, nous a choisies pour ses ÉPOUSES et nous a rendues REINES. Il nous
a tirées dans son cabinet avec des chaînes d’or, d’amour et de suavité; ses
délices seront d’être avec nous et de nous distribuer ses faveurs, si nous
prenons réciproquement toutes nos délices d’être avec sa souveraine Bonté. Si
nous sommes si heureuses que de ne chercher que cela, vous verrez que ses
libéralités s’étendront plus loin qu’elles n’ont encore fait, et il fera sur
nous une sainte profusion de ses faveurs qu’il ne communique qu’à ses ÉPOUSES.
Mais, quand je parle des grâces et
faveurs que Dieu communique à ses ÉPOUSES, je ne veux pas que vous entendiez
seulement les caresses intérieures qu’il donne souvent aux âmes religieuses ;
mais bien plus faut-il entendre les croix, les mortifications et les
souffrances, car ce sont là les vraies odeurs que nous devons suivre et qui
nous doivent attirer.
Les odeurs qui nous doivent davantage
allécher à la poursuite du vrai bien, sont celles que le Sauveur de nos âmes
répandit` sur le mont de Calvaire, et non pas celles du Thabor ; car les unes
sont plus constantes et efficaces que les autres. Oh! quel bonheur et quel
honneur à l’âme, ÉPOUSE DU FILS DE [359] DIEU, de suivre son Époux par le
chemin où il a marché! C’est la vraie joie de la FIDÈLE ÉPOUSE, de suivre son
Bien-Aimé, soit emmi le parterre fleuri des consolations savoureuses, soit au
champ et au travail de l’action, soit au doux repos du midi sur la sacrée
poitrine; ou dans sa sainte et nuptiale couche, par une douce contemplation; ou
sur la montagne dure, âpre, épineuse et amère de la myrrhe, je veux dire des
dérélictions, ténèbres et amertumes qui arrivent quelquefois aux âmes les plus
aimées de Dieu. Bienheureuses serons-nous, mes trèschères filles, si nous nous
tenons fermement attachées à l’Époux, ne sortant point du lieu où il nous a
mises, en son cabinet, pour nous communiquer sa bonté et tout ce qui est de
lui. Ne cherchons point d’autre passe-temps, d’autre repos, ni d’autre joie que
celle-là, car aussi bien hors d’elle nous ne trouvons qu’ennemis, troubles,
amertumes et tristesses.
La perfection de céans, mes chères
Sœurs, n’est pas fondée sur les grâces extraordinaires en l’oraison, mais sur
la solide vertu. Nos premières Mères et Sœurs n’auraient jamais voulu parler d’autre
[chose] que de l’oraison; elles en faisaient de perpétuelles demandes à notre
Bienheureux Père, et elles n’étaient pas bien satisfaites, parce qu’il leur
répondait courtement, s’étendant sur les pratiques de la vertu véritable,
auxquelles il portait tout à fait les âmes qu’il conduisait, plus que par
toutes [360] autres voies, et bien qu’il
eut vu les âmes gratifiées des plus sublimes ravissements, s’il n’y trouvait
un fond de véritable humilité, il n’en faisait point d’état.
Il aimait fort une âme courageuse,
laquelle il voyait absolument déterminée au bien, quoi qu’il lui pût arriver,
et ne voulait pas qu’on regardât aux goûts et aux plaisirs, ni aux dégoûts et
aux privations, mais il voulait que dans les douceurs comme dans l’amertume, on
allât droit à Dieu par une remise humble et soumise aux divines dispositions
sur nous, par l’exercice d’une sincère douceur de cœur et égalité d’esprit.
Lorsqu’il rencontrait de telles âmes, il les chérissait fort, et pour mériter
ses tendresses, je voyais qu’il ne fallait qu’aimer le bon plaisir de Dieu et
sa sainte volonté sans se regarder soi-même, mais il ne laissait d’aimer les
moins parfaites, et il travaillait patiemment et doucement autour de ces âmes
moins fortes.
Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui,
comme les lys, plantés profondément en la terre, ne portent que fort tard ; et
d’autres, comme ceux qui sont moins enfoncés, portent de meilleure heure. Oui,
mes chères filles, nous sommes fort enterrées en nous-mêmes, c’est pitié! nous
ne portons guère de fruits, ni de fleurs que bien tard.Mais si nous sommes
généreuses, peu enracinées en notre propre terre, que nous ne prenions que par
nécessité tout ce qui est de la nature, nous porterons des fruits beaux, bons
et de bonne heure.
Dieu ne cesse jamais, tant il est bon, d’être
autour du cœur de l’homme pour l’aider à sortir de lui-même, des choses vaines
et périssables, afin qu’il puisse recevoir sa grâce et se donner tout à lui.
Il appelle l’un par une prédication, l’autre par un exemple; celui-ci par une
sainte lecture, ou par sa seule inspiration; d’autres par quelques afflictions.
Enfin, il présente sa grâce à chacun suffisamment et très-abondamment pour le
salut, et pour l’avancement et progrès en la perfection. [361]
Notre Mère la Sainte Église, détermine
très assurément que jamais la grâce ne nous manque, ni ne nous quitte, que nous
ne la quittions. Ce bon Dieu nous attend en patience dans nos délais, il nous
appelle incessamment, bien que nous ne lui répondions pas; il frappe à la porte
même du cœur qui lui est fermée. À cette heure que je vous parle, combien
pensez-vous qu’il y ait des âmes que sa grâce gagne, et qui sont destinées au
salut éternel, étant encore embourbées dans de grands péchés? Notre-Seigneur
les voit dans leurs crimes, il les regarde, il les patiente, il les inspire,
enfin, il les retire parce qu’elles coopèrent à sa grâce, bien qu’elles se
soient mises en grand danger, différant leur coopération; l’Esprit de Dieu s’en
va, se retire, quand nous ne le recevons pas, et que nous le refusons. L’Écriture
le témoigne en plusieurs endroits : lorsque l’Époux eut fort prié son Épouse de
lui ouvrir la porte, et qu’elle continua ses excuses, cet Amant sacré passa, et
elle ne le trouva plus lorsqu’elle se ravisa de lui ouvrir. Mes chères Sœurs,
lorsque nous nous sentons pressées de sortir d’un péché, de quitter une imperfection,
de nous relever d’une négligence, d’acquérir une vertu, de nous avancer
fortement à la perfection du divin amour, alors, l’heure est venue pour nous,
levons-nous promptement, accourons au divin Époux, acceptons sa grâce,
profitons de son inspiration, c’est le temps de notre délivrance, ne différons
point, accourons, accourons sans délai, autrement il se dépitera et s’en ira.
Il me vient une similitude sur ce sujet,
qui est un peu de récréation, mes chères filles. Je me souviens que Monsieur
de Chantal aimait fort à dormir la grasse matinée; moi qui avais toute l’économie
de la maison à mon soin, j’étais forcée de me lever matin pour donner tous mes
ordres. Lorsqu’il commençait d’être tard, et que j’étais revenue dans la
chambre, y faisant assez de bruit pour l’éveiller, afin qu’on dise la messe à
la chapelle, pour faire après les affaires qui restaient, l’impatience [362] me
venait; j’allais tirer les rideaux du lit en lui criant qu’il était tard, qu’il
se levât, que le chapelain était habillé et qu’il allait commencer la messe ;
enfin, je prenais une bougie allumée, et la lui mettais sous les yeux, et le
tourmentais tant, qu’enfin je le faisais quitter son sommeil et sortir du lit.
Je veux vous dire, par ce petit conte, que Notre-Seigneur fait de même avec
nous nous ayant attendues et patienté longtemps, et voyant que par des moyens
généraux nous ne sortons point de nos imperfections, il s’approche plus près de
nous, il tire le rideau lui-même de quelques difficultés, il nous apporte sa
lumière jusque sur les yeux, nous sollicite et nous presse si fort, que souvent
il nous contraint, comme par une douce violence, de nous lever; et lorsque nous
sentons ses traits, que nous avons sa lumière, mes Sœurs, il faut lui obéir,
nous lever promptement et sortir de nous-mêmes, autrement il s’irritera, s’en
ira et nous quittera. C’est le malheur des malheurs lorsque Dieu retire ses
inspirations. Hélas ! il le fait pourtant après avoir bien attendu, il le dit
lui-même : J’ai été de longues années
après ce peuple, mais il ne m’a point voulu ouïr, elfe jure pour cela qu’il n’entrera
point en mon repos.
Oh! Dieu, mes filles, lorsque par notre
négligence nous laissons de profiter de ces précieuses et divines inspirations,
craignons très justement de ne trouver plus le temps propice de le ravoir. Le
même Seigneur a dit : Un temps viendra
que vous me chercherez et ne me trouverez; vous m’appellerez et je ne vous
répondrai point. Et pourquoi, Seigneur? Parce
que, lorsque je vous ai cherchés et recherchés, demandés et redemandés, vous ne
vous êtes pas laissé trouver, et que vous ne m’avez pas voulu répondre. Je me
suis montré à vous, et vous ne m’avez point voulu voir, maintenant je vous
rendrai la pareille. Correspondez, mes chères filles, à ces divins attraits
quoiqu’il nous en coûte. Le ciel souffre violence, et les forts le ravissent.
Il se faut vaincre et surmonter fortement, et lorsque Dieu nous appelle, le
suivre [363] fidèlement et humblement, opérant l’œuvre de notre salut avec
crainte et tremblement, puisque le chemin qui conduit à la vie est si étroit,
que peu de personnes y entrent bien comme il faut. Pour y bien marcher, il faut
agir, souffrir et soutenir, puisque nous ne sommes en
cette vallée de larmes que pour fatiguer et endurer, pour souffrir et non pour
jouir; pour combattre et non pour nous tenir en repos. L’Église de Dieu, Épouse
de Jésus-Christ, est appelée militante, c’est-à-dire souffrante, combattante,
guerrière. Tous les fidèles sont les membres de cette Église, il faut donc que
ces membres fidèles soient tous soldats combattants, forts et vaillants, pour
vaincre les trois ennemis communs de tous.
Or, pur les deux premiers, le démon et
le monde, ils ne nous font pas grande peine, ni ennui; ce n’est que ce
nous-mêmes qui nous tourmente et qui est notre grand ennemi, sur lequel les
deux autres se reposent, parce qu’ils savent que le plus fier ennemi de l’homme
est en lui-même. J’aime fort, mes Sœurs, ce mot de saint Bernard qui dit : Ce corps que tu vois, tu crois que c’est
toi-même, et il n’en est rien, parce que ce n’est qu’un sac de corruption, une
pâture pour les vers, et néanmoins le trop d’amour pour une chose si vile nous
retarde bien souvent au chemin de la vraie vertu. Ce corps est ce faux
nous-mêmes, tout rempli de rébellions, de passions mauvaises, habitudes
vicieuses, de propres recherches, et comme il tend toujours en bas, il tire, s’il
peut, l’âme après soi; et, si l’on n’a bien l’éveil à le mortifier, pour saint
que l’on soit, l’on fait des faux pas en cet endroit, parce qu’on sent toujours
quelques rébellions et contrariétés en la partie inférieure. Ces ermites
hypocrites qui ont voulu soutenir le contraire, ont été condamnés par l’Église;
et, à la vérité, je ne sais aucun saint qui n’ait eu besoin de faire attention
à mortifier le corps. En quelle manière notre Bienheureux avait-il acquis ce
grand empire sur lui-nième, pour ne craindre ni froid, ni chaud, ni aucune
incommodité, [364] sinon en ne laissant passer aucune occasion de se mortifier,
ce qui a paru si éminemment dans la patience merveilleuse qu’il exerça dans sa
dernière maladie.
Enfin, tant que nous serons vivantes,
nous aurons besoin de bien combattre ce nous-mêmes. Je trouve que c’est une
grande bassesse d’être attachées à nos corps, nous qui goûtons les plus doux et
purs plaisirs d’esprit, et qui sommes destinées à vivre d’une vie toute d’esprit.
Le corps n’est rien, nous le voyons bien, dès que l’âme en est sortie, ce n’est
plus pour nous qu’un objet d’horreur; et, néanmoins, ce n’est que la mort qui
le réduit dans l’état où il devrait être. [Pendant la vie] il ne devrait avoir
de mouvement que par le commandement de la raison, tout ainsi qu’un cadavre ne
se meut, comme disait le bon saint François d’Assise, que par autrui, et non de
lui-même. Tâchons donc de nous bien mortifier, mes Sœurs, d’assujettir le corps
à la raison, et non la raison à lui-même. À quel prix que ce soit, acquérons la
vraie vertu ; mais ne nous appuyons pas, en cette entreprise, sur nos propres
forces, ains jetons notre confiance en la bonté divine, qui nous soutient en
tout.
L’excellence de l’esprit de notre
Institut consiste en l’amour de l’humilité, vileté et abjection : quand cette
humilité défaudra, notre excellence manquera. Pour être vraie fille de la Visitation,
il faut être vraiment humble, mépriser l’honneur et estimer le mépris.
Quand Dieu trouve dans une âme un
entendement anéanti [365] il lui fait de grandes grâces, et lui communique des
lumières et faveurs fort spéciales; voire même, que cet anéantissement est l’une
des plus grandes grâces qu’une âme puisse recevoir. Si nous avions les yeux
bien ouverts, et le goût intérieur bien disposé pour savourer les fruits de l’humilité
et anéantissement, nous serions dans un continuel bonheur ; puisque c’est cela
seul qui peut nous rendre riches et agréables devant Dieu, aux yeux duquel tout
ce qui n’est pas vertu n’est rien.
Le vrai esprit de l’Institut, mes chères
filles, n’est autre que celui de Notre-Seigneur, vraiment humble, vraiment
simple, droit, sincère et joyeux, dans la sainte innocence et liberté.
Il n’y a que les humbles qui glorifient
et honorent Dieu comme il faut, parce que, reconnaissant que d’eux-mêmes ils ne
sont rien et ne peuvent rien de bon, ils rendent à Dieu l’honneur et la gloire
de tout ce qu’ils font de bien, connaissant et confessant qu’il est la source
et l’origine de toutes grâces et vertus. Dieu se plaît à faire de grandes
choses par les âmes humbles, mais vraiment humbles de cœur.
Toutes les filles de la Visitation sont
obligées par leur vocation, de chercher, en tous leurs exercices, leur
humiliation et abjection ; et Dieu ne favorise que les âmes humbles et qui se
confient entièrement en lui. La plus grande abjection et vileté qui puisse être
en une âme, après le péché, c’est d’être sans vertu.
L’humilité et la charité sont les mères
des vertus : l’une nous abaisse jusqu’au néant, par la propre connaissance de
ce que nous sommes; et l’autre nous élève jusqu’à l’union de nos âmes avec
Dieu; toutes les autres vertus suivent ces deux-là, comme les poussins, leur
mère.
L’humilité est une précieuse monnaie
pour acquérir le ciel. Il n’y a point de perfection sans humilité, et nous
avons autant de degrés de perfection que nous en aurons en l’humilité et non
plus. [366]
La vertu se cache aux yeux de ceux qui l’ont,
et se découvre à ceux des autres. Le moyen de posséder la paix intérieure, c’est
d’avoir une véritable et très sincère humilité, car le vrai humble n’a rien qui
lui fasse peine.
L’humilité de cœur n’est autre chose qu’une
véritable connaissance que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, et
désirer d’un vrai désir que les autres nous tiennent et traitent comme telle, c’est
cela qui s’appelle humilité de cœur, laquelle fait encore que nous nous
anéantissons en tout, sans exception, et que nous nous estimons toujours mieux
traitées et plus estimées que nous ne méritons.
Nous sommes d’autant plus saintes que
nous sommes plus humbles, et non pas plus; et si nous portons peu de fruits, c’est
parce que nous ne nous anéantissons pas assez en . Cependant, si l’homme ne se mortifie et ne
se fait violence, il ne portera jamais le fruit de la volonté de Dieu en soi.
Mes filles, nous devons regarder l’éclat
de notre Institut et l’estime que l’on en fait, non en nous, mais en Dieu, d’où
il provient, et ne nous jamais départir, pour tout l’éclat du monde, de l’amour
de notre petitesse, vileté et abjection. C’est une chose grandement mauvaise,
en une âme religieuse, que l’amour de sa propre réputation, et la crainte que
quelques grains d’icelle ne nous en soit ôtés, parce qu’il faut être totalement
abandonnée à la Providence de Dieu, sans la permission de laquelle rien ne nous
saurait arriver, car l’essence de l’humilité consiste à avoir une volonté
entièrement soumise à celle de Dieu.
L’accusation franche de soi-même [de ses
fautes] est une des plus vraies marques de l’humilité en une âme, comme, au
contraire, l’excusation de ses fautes et manquements est le signe évident d’un
très grand orgueil. Il est impossible d’avoir la paix, au moins une vraie paix
intérieure et de vertu, que par le moyen de l’humilité sincèrement pratiquée.
Par l’humilité, [367] l’on surmonte toutes les tentations. O humilité!
fondement de toutes les vertus; humilité, sans le fondement de laquelle nulle
vertu ne saurait subsister! Enfin, mes Sœurs, l’humilité est la princesse et la
reine de toutes les autres vertus. Je désire que nous soyons toutes des
SAINTES, mais des SAINTES d’une très pure pureté, et d’une très profonde
humilité.
L’amour de la propre estime est un
casque et un plastron à l’âme, et qui l’empêche de pouvoir recevoir et d’être
susceptible des traits de l’amour de Dieu.
Oui, ma Sœur, c’est un vrai point de la
plus haute et sublime perfection, que d’être entièrement remise, dépendante et
soumise aux événements de la divine Providence. Si nous nous y sommes bien
remises, nous aimerons autant d’être à cent lieues d’ici, qu’ici même ; et
possible mieux, pour y trouver plus du bon plaisir de Dieu et moins de notre
propre satisfaction. Il nous serait indifférent d’être humiliée ou exaltée, que
cette main ou cette autre nous conduise, d’être en sécheresse, aridité,
tristesse et privation, ou d’être consolée par la divine onction et dans la
jouissance de Dieu. Enfin, nous nous tiendrions entre les bonnes mains de ce
grand Dieu comme l’étoffe en celles du tailleur, qui la coupe en cent façons
pour l’usage qui lui plaît et auquel il l’a destinée, sans qu’elle y apporte de
l’obstacle; ainsi nous endurerions que cette puissante main de Dieu nous coupe,
martèle, cisèle, tout comme elle veut que nous soyons faites, [368] pour être
une pierre propre à parer son édifice, et les afflictions comme les délices ne
seraient qu’une même chose, nous écriant, avec notre grand Père saint Augustin
: Coupez, tranchez, brûlez, mon Seigneur
Jésus-Christ; pourvu que je sois avec vous et que je vous possède, je suis
content!
Mes Sœurs, ne parviendrons-nous jamais à
la totale destruction de nos sentiments humains et à la ruine de la prudence
humaine, pour voir, d’un œil pur, d’une vraie foi, la beauté et bonté des afflictions,
des souffrances, des pressures de cœur, des dérélictions et maladies? Le monde
ne s’attache qu’à l’écorce, et ne va pas jusqu’à voir la mœlle cachée sous la
douceur de la croix ; il ne voit que l’écorce, qui paraît rude et fâcheuse ;
mais il ne pénètre point jusqu’au-dedans, où l’on goûte plus de plaisir, si l’on
aime bien Dieu, que l’on n’en trouvera jamais dans la jouissance des faux et
vains contentements, que le même monde peut donner. L’esprit humain voit une
personne délaissée, persécutée et mortifiée ; il la croit misérable et
pleurerait volontiers de compassion sur elle, quand il voit que la créature l’a
comme rejetée ; mais, s’il discernait et pénétrait la douceur que Dieu fait
trouver à cette âme dans l’humiliation, il aurait de l’envie du bonheur qu’elle
possède d’être admise à l’honneur de la divine familiarité.
C’est un grand trait de la divine
Providence, quand elle permet l’infidélité de la créature, et que des affaires
su»èdent mal et contrarient quelquefois nos désirs, parce que tout cela oblige
notre cœur, que Dieu a créé libre et désengagé, à aller se reposer en lui; ce
pauvre cœur est si faible, que, s’il rencontrait toujours dans les créatures du
contentement, il irait avec peine au Créateur. Les yeux de la chair ne voient
pas bien cela, mais Dieu le voit pour nous ; il sait que la douleur et l’humiliation
nous rendent conformes à son Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais pour nous,
mes chères Sœurs, que la divine miséricorde a séparées du monde, qu’elle a
retirées dans ce cloître pour nous [369] distinguer par tant de grâces et de
bienfaits du reste des créatures, soyons toujours prêtes à faire et souffrir
tout ce que Dieu veut de nous, ne disant jamais : C’EST ASSEZ de peines, de
mépris et d’abnégation ; mais, ME VOICI, toute soumise et prête à faire votre
bon plaisir. C’est vivre selon l’esprit, de parler de la sorte, et non selon
les mouvements dela partie inférieure, qui n’entre point en participation dans
cette façon d’agir si parfaite. C’est par cette voie que les vraies filles de
la Visitation doivent marcher.
Le bon Job s’écriait sur son fumier : Que celui qui a commencé de m’affliger
parachève seulement son œuvre en moi; j’y trouve mon plaisir, parce que je vois
le sien dans mon extrême souffrance, et je bénis son saint Nom au milieu de
cette rude épreuve. La vraie résignation consiste dans la pratique de cette
merveilleuse patience, et à bénir Dieu de ce qu’il nous a ôté, comme de ce qu’il
nous a donné. II faut vous avouer la vérité, mes chères Sœurs, j’aurais bien de
la sainte joie de vous voir toutes bien abandonnées au bon plaisir de ce grand
Dieu, et soumises à sa divine Providence. Notre Bienheureux Père me disait un
jour, que c’était là le rendez-vous
unique de notre cœur, que nous n’en devions point avoir d’autre.
La grande besogne que nous trouvons en
nos règles et la perfection angélique à laquelle cet Institut doit aspirer, ne
consistent pas à une grande multiplicité d’actes et œuvres pénales, beaucoup
estimés du vulgaire ; mais elle nous conduit à la perfection de l’esprit, toute
cachée en Dieu. C’est là notre excellence, de voir la volonté de Dieu en toutes
choses et la suivre. Cette vie cachée nous conduit à l’union divine, à la
séparation de toutes les choses créées et à une parfaite pureté de cœur, qui
plaît infiniment à Dieu ; il ne nous a ainsi cachées que pour nous faire vivre
de Lui et en Lui. Faisons donc de notre douce clôture un paradis en terre, et
de nos cellules, le séjour de l’Époux; rendons tout notre monastère le lieu de
ces délices, et [370] le midi de son amour pour y venir reposer. Nous le
pouvons par sa grâce ; ayons seulement un grand courage et nous obtiendrons
cette faveur, en observant nos règles exactement, en faisant toutes nos actions
dans une profonde, sincère et franche
humilité, vivant dans la parfaite abnégation de nous-même et dans une
pauvreté dépouillée de tout, ne vivant,
respirant ni aspirant que pour ce céleste Époux de nos âmes. Aimons
tendrement et également nos chères Sœurs, et servons NotreSeigneur d’un esprit
joyeux et content dans l’état de notre vocation, vivant enfin paisibles et
tranquilles sous les ailes de sa divine Providence, qui prend tant soin de
nous. Sa grâce ne nous manquera jamais, soyons-lui fidèles ; suivons ses
attraits, et Dieu bénira de sa grande bénédiction, nous et nos desseins.
Ma fille, je vous remercie de la demande
que vous me faites au sujet du zèle que nous devons avoir chacune en
particulier, et toutes en général, pour maintenir l’esprit de notre Institut ;
c’est tout juste ce que j’ai pensé ce matin de vous recommander.
Ce zèle est extrêmement nécessaire pour
conserver l’esprit de la Visitation en une grande pureté et intégrité de vie,
les unes envers les autres. Il consiste en trois points : le premier est de s’unir
avec Dieu, et pour cela être bien exacte à l’observance et aux vœux que nous
lui avons faits, de vivre selon les
Règles de saint Augustin et les Constitutions de Notre-Dame de la Visitation ;
car il faut avoir ce zèle, premièrement pour soi, avant [371] que de l’exercer
sur les autres. Il y aurait danger de s’oublier soi-même, voulant perfectionner
les autres. Nous devons donc travailler toute notre vie à l’acquisition des
vertus propres à notre Institut : ces vœux, que nous avons faits à Dieu de vivre selon nos règles, nous obligent à
n’avoir qu’un cœur et une âme en Dieu. Il faut que nous regardions si nous
aimons autant le bien fait à nos Sœurs qu’à nous-même; si nous sommes bien
aises quand nous les voyons vertueuses et estimées; si nous avons un grand
déplaisir de leur voir faire des manquements, et si nous les voudrions cacher,
afin qu’on ne les vît pas : voilà le zèle qu’il faut que nous ayons pour notre
particulier.
Le deuxième, c’est le support les unes
des autres, en nos défauts et imperfections ; et, lorsque nous en voyons
commettre à nos Sœurs, nous nous devons humilier devant Dieu et prier pour
elles, croyant que nous en faisons d’autres plus grandes, qui nous sont
inconnues, et que, si l’on nous connaissait, on aurait bien de la peine à nous
supporter; voici un exemple comme il faut pratiquer ceci. Une fille a une
charge de grand tracas : une Sœur vient lui demander quelque chose, elle lui
répond un peu sèchement; celle qui est ainsi reçue doit grandement excuser sa
Sœur, et croire que c’est sa grande occupation qui la fait parler de la sorte.
Néanmoins, l’autre, s’apercevant de ce défaut, doit demander pardon à celle à
qui elle a dit ces paroles sèches, et la Sœur à qui elle demande pardon se doit
grandement humilier et dire en elle-même : Hélas! mon Dieu, ma Sœur n’a point
de tort, et elle s’humilie si fort en mon endroit!... C’est en ces occasions où
l’on doit pratiquer le support, bien que chacune doive en son particulier
tâcher de faire son devoir.
Le troisième, c’est d’avertir des
manquements que nous voyons faire à nos Sœurs. Mais il faut que ce soit avec
beaucoup de charité et d’humilité; car, si on manque de ces vertus, les avertissements
nuisent quelquefois plus qu’ils ne profitent ; [372] il se faut bien garder de
les faire avec ressentiment contre les défaillantes, pour décharger son cœur.
Pour moi, je crois que si j’étais
avertie d’une chose que je n’aurais pas faite, je n’en parlerais jamais, et n’irais
point dire mes raisons à la supérieure, car cela est fort contraire à l’humilité
que Dieu requiert des filles de la Visitation, qui ne doivent chercher que l’humiliation.
Enfin, mes chères Sœurs, notre gloire doit être de nous voir petites, basses,
abjectes et méprisées, si nous voulons ressembler au Fils de Dieu, qui s’est
humilié jusqu’à la mort de la croix. Humilions-nous de ce que, après toutes ces
grandes leçons, nous ne sommes pas encore saintes; et si, après avoir supporté
patiemment une humiliation, nous pensions avoir rendu quelque grand service à
Dieu, il se faut bien garder de cette vaine complaisance, et s’en détourner si
elle se présente à nous.
Mes chères filles, il faut avoir bon
courage, et nous bien disposer pour recevoir la dernière bénédiction de
Notre-Seigneur, qui nous dit : Pax vobis.
Il nous laisse sa paix, son amour et son union il s’en va au ciel; envoyons
notre cœur après lui, surtout durant cette sainte octave, et jusqu’à la
Pentecôte, pour imiter Notre-Dame et les Apôtres, qui se tinrent tous ensemble
en oraison dans le Cénacle, pour se préparer à recevoir le SaintEsprit ;
humilions-nous grandement, et nous détachons de toutes choses. [373]
Si l’attache qu’avaient les Apôtres à la
sacrée humanité de Notre-Seigneur leur servait d’obstacle pour la descente du
Saint-Esprit sur eux ; car il leur dit :
Si Je ne m’en vais, le Consolateur ne viendra point à vous ; il est donc
expédient que je m’en aille, quel empêchement, je vous prie, ne nous
apportera pas l’attache et l’affection que nous avons aux choses caduques de
cette vie, aux créatures et à nous-mêmes? Rompons donc avec tout ce qui n’est
point Dieu : faisons en sorte que nous puissions nous voir toutes en cette
félicité immortelle; et je vous assure que si nous accroissons la gloire
accidentelle de notre Bienheureux Père en cette vie, il nous aidera bien pour
avoir notre gloire essentielle en l’autre. Après Dieu, c’est de lui que nous
tenons notre bonheur, et tout ce que nous avons, car sa divine Majesté s’est
servie de lui pour nous dresser notre chemin et la voie que nous devons suivre
pour parvenir au paradis. C’est notre Moteur et Patron qui nous touche et
excite à suivre ses traces. La divine Sapience avait mis en lui toutes les
grâces et lumières nécessaires pour notre conduite, et celle de tout l’Institut.
Il dit aussi dans l’une de ses lettres,
que la supérieure n’est pas mise en charge pour faire des nouvelles règles, ni
pour introduire d’autres coutumes; mais pour y maintenir celles qui y sont
établies, et faire observer tout ce qui dépend de l’Ordre.
O, mes filles, qu’il faut avoir de zèle
pour ce regard, surtout vous autres, qui avez l’honneur d’être filles de ce
premier monastère d’Annecy, et mères de celles qui viendront après vous. Vous
êtes celles qui avez reçu les prémices de l’esprit, de sorte que si
quelques-unes de nos maisons tombaient dans le relâchement, et ne se tenaient
pas à l’observance, quand bien même elles seraient au bout du monde, il
faudrait que nonseulement les supérieures de céans, car c’est peu de chose qu’une
créature, mais aussi tout le chapitre, s’efforçassent d’y [374] remédier, en
écrivant ou faisant écrire au nom de la communauté et du chapitre, à l’évêque
du lieu, où est le couvent, pour le convier et le prier très humblement., au
nom de Dieu, de mettre ordre à ce qu’on se redresse et remette au train de l’observance.
Si tout cela ne sert de rien, il faut employer les personnes de crédit auprès
du Prélat, comme le grand vicaire et le Père spirituel, sinon il faut recourir
au. Nonce apostolique, ou à Sa Sainteté, sans épargner chose quelconque, jusque
même à vendre le calice de l’église, s’il en était besoin.
Comment, mes Sœurs ! vous envoyez des
filles ici et là établir des maisons, et vous n’en auriez point de soin ?
Certes, si quelqu’une d’entre vous n’avait pas cette affection, ce zèle, et ce
courage, je la voudrais mettre dehors. Mon Dieu ! il se faudrait faire
crucifier pour la conservation de l’Institut ! Que nous laissions déchoir ce
que notre saint Fondateur a si saintement institué avec tant de peines et de
labeurs ! Oh ! qu’il s’en faut bien garder ! Mais, vous me dites que peut-être
les monastères le trouveront mauvais, et ne voudront pas souffrir que nous
nous mêlions de leurs affaires, surtout là où il n’y a point de filles de
céans.
Non, ne faisons pas tant de réflexions
allons avec simplicité et humilité, faisant ce qui est de notre devoir, ne
déférant, ne cherchant, en tout et partout, que la plus grande gloire de Dieu,
et tout ira bien pour nous. Si les autres ne font pas leur devoir, ne déférant
pas assez à cette maison, à ce qu’ils lui doivent, ne l’honorant et ne la
respectant pas tout particulièrement, véritablement, ils auraient très grand
tort, et déplairaient fort à Notre-Seigneur, lequel requiert cela d’eux.
Mais, dites-vous, si la supérieure d’Annecy,
ni la plupart des Sœurs, ains seulement quelques-unes, le font, comment
faudrait-il faire? Il faudrait que celles-ci tinssent bon, pour attirer les
autres, et qu’elles le dissent à la Mère avec humilité et respect, et si elle n’en
veut tenir compte, elles se doivent adresser à [375] l’Évêque, ou au Père
spirituel. Néanmoins, il faut bien savoir les choses au vrai, avant que d’en
venir là.
Il faut que les filles de la Visitation,
surtout celles de céans, soient merveilleusement passionnées et affectionnées à
toutes les observances qui sont écrites et de coutume, demeurant fermes en
cela, sans jamais fléchir, ni à droite, ni à gauche, se gardant des nouveautés,
et de dire seulement une syllable de plus ou de moins, tellement que quand on
viendrait leur dire : Vous ne faites pas bien telle chose ; on ne chante pas
les litanies le jour de la Toussaint, à cause de l’Office des morts; il faut qu’elles
répondent, mais hardiment : Nos Règles,
Constitutions, Coutumier et Coutumes portent que nous le fassions ainsi, et que
nous chantions les litanies ce jour-là ; nous désirons de nous tenir à cela, et
n’en point déprendre. Oh! si l’on nous disait : Vous n’êtes point modestes,
il le faudrait bien recevoir, et s’en amender. Notre saint Fondateur dit que
« quand bien même tout le monde décherrait de la foi, et que nous serions
toutes seules, nous devons demeurer inébranlables et constantes à merveille,
sans recevoir aucun chancellement. » De même, quand il arriverait que tout
notre Ordre serait bouleversé, qu’il n’y aurait plus une Sœur qui ne voulût
rien en observer, que nous restassions toute seule, il faudrait demeurer
immobile, demeurant entre les bras de l’exacte observance, sans jamais nous en
départir.
Quand les séculiers louent et exaltent
notre Institut, il faut répondre fort humblement : nous sommes les dernières
venues en l’Église de Dieu; il nous faut bien tenir notre place, mes chères
filles. L’excellence de notre Ordre consiste en l’amour de la bassesse et
petitesse. Nous avons de vrai beaucoup de moyens, en notre manière de vie, pour
parvenir à une trèsgrande et sublime perfection ; mais l’importance est de les
bien pratiquer, selon les occasions.
Quelle est l’excellence de notre
Institut? dites-vous, ma [376] chère fille. Notre excellence consiste, comme j’ai
déjà dit, en l’amour de l’humilité, petitesse et bassesse. Tenons-nous donc
bien pour ce que nous sommes; puis, de se préférer aux autres, il s’en faut
bien garder. Or, nous avons le petit Office à perpétuité, grâce à
Notre-Seigneur, lequel je supplie nous vouloir octroyer la perpétuité de l’observance.
Véritablement, nous sommes bien obligées de remercier sa divine Bonté de ce
grand bénéfice, et de faire tout notre possible pour dire ce divin Office avec
toute la révérence, dévotion et attention requise. O Dieu! quel bonheur pour
nous, de réciter jour et nuit les louanges de la Vierge ! nous devons donc nous
en acquitter dignement. Je voudrais bien que nous dressassions nos cœurs vers
elle, et que nous essayassions d’entendre quelque chose de ce que nous disons,
car, mon Dieu ! ce cantique du Magnificat, y a-t-il rien de plus beau et de
plus ravissant?
L’esprit de nos règles, nos chères
Sœurs, est, comme vous avez souvent ouï-dire, un esprit de douceur et d’humilité
et d’une totale dépendance de notre volonté à celle de Dieu, et voici en quoi
en consiste la pratique. Il faut avoir une grande douceur dans la charité, et
une humilité véritable dans sa simplicité, avec une totale dépendance de la
Providence divine. Nous pratiquons la douceur en nos conversations, en nous
supportant en nos défauts et infirmités. [377]
La charité s’exerce à ne point renvoyer
les filles pour des difformités corporelles, à compatir aux maux et peines de
nos Sœurs, et à les excuser en nous-même, quand nous leur voyons faire quelque
manquement. La vraie marque de l’humilité, c’est quand elle produit la
soumission et l’amour à son abjection, soit qu’elle vienne de notre côté ou de
celui de nos Sœurs, c’est-à-dire, soit qu’elle vienne de nos imperfections, ou
que l’on n’ait pas bonne opinion de nous. L’humilité nous rend simple à l’obéissance,
et soumise à la volonté de Dieu en toutes sortes d’événements. La simplicité
entre nos Sœurs bannit les détours dans nos actions, et ne nous fait point user
de finesse les unes envers les autres; mais quand nous voulons savoir quelque
chose, nous dirons simplement et franchement à une Sœur : J’ai envie de savoir
telle chose de Votre Charité.
La simplicité envers Dieu consiste à ne chercher
que Lui en toutes nos actions, soit que nous allions à l’Office, soit que l’on
nous ordonne d’aller au réfectoire, et puis à la récréation ; allons partout
pour chercher Dieu et pour obéir à Dieu. Dans toutes nos œuvres intérieures et
extérieures, ne cherchons qu’à plaire à Dieu, et à nous avancer en son amour et
dans cette simplicité d’esprit. Tenez-vous à la présence de ce grand Dieu,
soumise et attentive à son amour, et cette attention est suffisante et efficace
pour redresser toutes nos actions et intentions ; mais, aux œuvres de grande
importance, il est bon de les redresser souvent.
Il faut avoir une grande fidélité à bien
pratiquer le Directoire des exercices spirituels, surtout celui qui regarde la
droiture d’intention ; et pour ce que j’ai dit, que la simplicité d’esprit à se
tenir à la divine présence est suffisante, c’est pour les âmes qui sont déjà
fort avancées et que Dieu occupe et attire luimême, par sa grâce, dans ce
chemin de l’amoureuse simplicité.
La soumission à la volonté de Dieu gît
en deux points, qui sont la volonté : signifiée et la volonté du bon plaisir.
La volonté [378] signifiée sont les Commandements de Dieu et de l’Église, nos
Règles et Constitutions, avec les obéissances qui nous sont données par les
supérieurs. La volonté du bon plaisir se doit regarder en toutes sortes d’événements,
soit qu’on nous mortifie, qu’on nous mésestime, qu’on nous afflige, ou que l’on
souffre ; comme lorsqu’on nous aime, qu’on fait état de nous, qu’on nous
console, et que tout seconde nos souhaits : dans tous ces états nous devons
également aimer et adorer ce divin bon plaisir. Même en nos fautes, après avoir
rejeté le péché commis, nous devons regarder la volonté de Dieu en l’abjection
qui nous en revient.
Non, mes filles, vous ne faites point de
mal en commettant quelque manquement par ignorance, et avec bonne intention;
parce que, où il n’y a point de volonté et d’intention, il n’est point de
péché, et Dieu même coopère à l’action, ce qu’Il ne ferait pas en l’intention
si elle était mauvaise. De même un exécuteur de justice ne fait point de mal de
tuer un homme condamné à mort, s’il ne le fait mourir que parce que les juges
le lui ordonnent; de même aussi les soldats qui combattent pour leur prince,
contre les infidèles, bien loin de commettre le péché, en tuant, méritent
beaucoup, en exposant leur vie pour la foi, et pour l’obéissance due à leur
souverain.
Mes chères Sœurs novices, vous me
demandez quels sont les premiers fondements sur lesquels vous devez établir
votre vertu? Je veux bien volontiers vous le dire, et vous en donner trois
seulement.
Le premier fondement qui doit être la
vertu des novices, c’est la sainte et amoureuse crainte de Dieu, c’est-à-dire
qu’elles doivent avoir une ferme résolution de ne jamais offenser la bonté divine,
à escient, et volontairement. Le deuxième, c’est l’amour à leur vocation qui
doit procéder d’une grande reconnaissance de la grâce que Dieu leur a faite,
de les avoir retirées du monde et des occasions de l’offenser, y ayant laissé
tant [379] d’autres qui eussent mieux fait leur profit de ces grâces que nous.
Le troisième, est la reconnaissance de notre néant, car si Dieu nous ôtait ses
grâces, que ferions-nous? et s’il nous ôtait la vie qu’il nous a donnée, que
deviendrions-nous?
Cette humilité fera que nous ne nous
troublerons point de voir que nous commettons souvent des fautes, mais que nous
regagnerons par humilité ce que nous avons perdu par infidélité. Voyez-vous,
mes Sœurs, quand nous manquerions vingt-quatre fois le jour, pourvu que nous ne
nous troublions point et fassions toujours résolution de nous amender, de nous
en humilier devant Dieu, de ne point fuir l’abjection qui nous en revient, et
de ne point couvrir notre faute, c’est un moyen plus assuré pour arriver à la
perfection que la fidélité constante. J’ai connu une âme qui a fait un
avancement incroyable par cette voie-là.
Quelles sont les deux ailes de la vie
spirituelle? dites-vous encore. C’est un grand amour à l’oraison et une grande
affection à la mortification; une fidélité grande à nous bien occuper à la
première, et une constance inviolable à nous exercer en la seconde. L’oraison
ne va point sans la mortification ; l’amour de l’oraison s’étend encore au
recueillement, et à se rendre attentive aux prédications, aux lectures de table,
aux assemblées, et toutes les fois qu’on parle de Dieu. Pour la mortification,
elle s’étend à ranger et dompter nos passions sous la domination de la raison,
et à mortifier les affections de notre cœur et toutes nos inclinations, à
retrancher toutes sortes de réflexions, et à dire, à l’imitation de
Notre-Seigneur : Je ne suis pas venue ici
pour faire ma volonté, mais celle du Père céleste; enfin c’est une bonne
mortification que de bien pratiquer nos règles et constitutions. [380]
Vous me demandez, mes chères filles, en
quoi consiste la perfection intérieure de laquelle nous devons faire
profession, et qui nous doit être en plus grande et singulière recommandation.
Ma très chère fille, elle consiste en la pratique exacte du dernier document
que notre Bienheureux Père nous a laissé, et qu’il nous a mille fois inculqué,
et par ses paroles et par ses écrits. Comme un peu avant sa mort, ma sœur
Marie-Aimée de Blonay, supérieure de Lyon, lui demanda : « Monseigneur, qu’est-ce
que vous désirez qui demeure le plus engravé dans nos cœurs? — Il lui répondit
: « Je l’ai déjà tant dit : NE
DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN. » Ainsi, mes Sœurs, on peut dire que cette
sainte ordonnance est son testament pour nous, où il a abrégé tous les
enseignements qu’il nous a donnés, et ses dernières intentions sur nous.
On peut dire, qu’à l’imitation de notre
divin Sauveur Jésus, qui scella tous ses commandements par le doux précepte de
la charité : Aimez-vous comme je vous ai
aimés, qu’il donna à ses Apôtres dans sa dernière Cène, mon Bienheureux
Père a fait ainsi, l’avant-veille de sa mort, scellant aussi tout ce qu’il nous
avait appris, par ce document : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN. Mais je ne
vois pas, mes Sœurs, que nous portions assez de respect à ce saint document; je
'n’en entends jamais parler,, je ne le vois guère pratiquer. Il y a bien deux
ou trois mois que je fis dessein d’en faire le sujet du premier entretien, afin
de vous en rafraîchir la mémoire. [381]
Dans les maisons de notre Institut où j’ai
passé, j’y vois une ardeur non pareille dans cette sainte pratique ; on ne
parle quasi d’autre chose, sinon : notre Bienheureux Père a dit : Ne demandez rien et ne refusez rien; et,
céans, où son esprit doit régner tout particulièrement, l’on n’y pense presque
pas ; et il n’y a pas une Sœur qui, en me rendant compte, m’ait parlé
là-dessus, et dit qu’elle faisait attention à pratiquer ce dernier précepte de
son Bienheureux Fondateur.
Vous dites, s’il en faut rendre compte?
Oui-dà, ma chère fille, car nous y devons être grandement affectionnées, comme
étant le moyen le plus important de notre perfection. Ce n’est autre chose qu’une
parfaite indifférence, non seulement pour les choses extérieures, mais encore
plus pour les intérieures ; ne désirant ni refusant les consolations, suavités,
peines, sécheresses, désolations, délaissements, tentations; ne recherchant pas
d’être aimée, estimée, ni d’être en cet état ou en cet autre ; d’aller par le
chemin de celle-ci ou de celle-là; d’avoir de la satisfaction ou non, enfin, c’est
ne vouloir chose quelconque que le bon plaisir de Dieu. Notre Bienheureux Père
en faisait de même, ayant pratiqué par excellence ce saint document, car il
disait : Je ne désire ni ne demande
point de travaux et afflictions; mais je me contente de me tenir disposé à
recevoir celles qui m’arriveront. De sorte que, s’il lui arrivait des
persécutions et souffrances, il les endurait patiemment; s’il ne lui en
arrivait point, il se tenait prêt, attendant celles que Dieu lui enverrait,
contre lesquelles il fortifiait son cœur. Quelquefois, en se promenant tout
seul, il pensait à part soi : Si on venait maintenant me dire des injures,
faire tels et tels affronts et mépris, me mener au gibet pour être exécuté,
comment te comporterais-tu ? Et ainsi, il s’armait contre les occasions,
faisant ce que le Combat Spirituel
enseigne ; car, encore qu’il allât fort simplement pour l’occasion, néanmoins,
hors de là, il faisait bien quelques considérations, et il les conseille aussi.
Certes, nos esprits font tou-[382]jours quelque chose, si nous ne les occupons
en Dieu, ils s’occupent en des inutilités.
Croyez-moi, mes Sœurs, ceci sert
beaucoup : je serais bien aise que nous le fissions quelquefois comme ce
Bienheureux, nous représentant les difficultés, humiliations et contradictions
qui nous peuvent arriver. Cela nous apporterait du profit, parce que, à l’occasion,
nous serions plus fidèles et aurions plus de force, car nous nous
ressouviendrions de notre détermination et des résolutions que nous avons
faites pour bien employer ces rencontres, d’autant qu’il ne suffit pas d’être
vaillantes en imagination; mais il le faut être principalement en l’exécution,
comme était ce Bienheureux Père, lequel était si constant, si immobile, si
ég-al à lui-même, et si invincible, que rien ne le pouvait ébranler tant soit
peu. Il ne négligeait aucune occasion de pratiquer la vertu, pour petite qu’elle
fût, mais l’employait fidèlement ; faisons de la sorte, mes chères filles,
soyons fidèles comme lui, et bonnes ménagères, je vous prie. Si Dieu nous donne
une petite occasion de souffrir, souffrons ; si, de patience, patientons; si,
de nous humilier, humilions-nous; si, de nous soumettre, soumettons-nous; si,
de pratiquer la douceur, soyons douces et débonnaires ; si, de nous mortifier,
mortifions-nous; si, de charité, soyons charitables ; si, de support,
supportons-nous; ainsi de toutes les autres vertus qui se rencontrent en notre
chemin.
Vous me demandez si une supérieure
disait ce que nous lui avons dit en rendant compte, nous le reprochant, et l’apprenant
aux autres, qu’est-ce qu’il faudrait faire? O Dieu! si cela était, elle devrait
être estimée indigne de cette charge et en pourrait être démise; mais,
premièrement, il faudrait la faire avertir par sa coadjutrice ou par le Père
spirituel, parce qu’il est certain qu’elle est obligée de garder, comme un
secret de conscience, tout ce qui lui est dit en cette action de la reddition
de compte. On peut le lui dire soi-même, avec le respect qu’il ne [383] faut
jamais rabattre pour aucune chose, et ne pas conserver contre elle de la
froideur et sécheresse de cœur. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, il ne faut
pas prendre des soupçons légèrement et sans de bons fondements. La supérieure
peut quelquefois vous dire des choses pour vous mortifier et éprouver ; et,
comme je vous ai dit autrefois, il ne faut pas obliger la supérieure à vous
garder la fidélité du secret qu’en des choses qui le méritent, et non pas à
tant de petites bagatelles que nous disons souvent nous-même à d’autres
personnes; et, si ces mêmes choses viennent à se répéter, on se plaint de quoi
la supérieure n’a pas gardé le secret, tandis que c’est vous seule qui l’avez
publié. Il faut prendre bien garde à ceci pour ne pas former des plaintes
injustes sur le procédé des pauvres supérieures. Dieu merci, jusqu’à présent,
je n’en ai trouvé que de très-bonnes, et je crois qu’il est impossible qu’elles
soient autrement, puisqu’elles sont choisies et faites par élection, ce qu’on
ne fait pas à la légère et sans mùre considération. Néanmoins, il s’en pourrait
trouver qui commanderaient à baguette, qui seraient rudes, turbulentes et
fâcheuses ; si cela était, il faudrait le supporter doucement, embrasser cette
mortification et tâcher d’en profiter.
Le grand saint Pierre, mes chères
filles, était rébarbatif, mal poli, rude et peu civilisé. Notre-Seigneur ne
laissa pas de le faire chef de son Église. Les Apôtres ne s’en plaignirent
point, et ne laissèrent pas de l’honorer, estimer, et de lui obéir. Enfin, si
Dieu permet que nous ayons une telle supérieure, c’est pour nous établir dans
les vertus solides, pour que nous le servions plus purement et généreusement ;
car, si bien nous sommes plus paisibles sous une qui sera bien douce et à notre
gré, nous ne profiterons pas tant sous sa conduite que sous celle de l’autre, d’autant
que sous la bonne, souvent tout s’en va en complaisances et vaines
satisfactions. Il est bien facile d’être bonne, douce et soumise, lorsqu’on
nous caresse, qu’on nous [384] supporte, qu’on s’accommode à nos humeurs, et
condescend à nos volontés; mais il n’est pas si aisé d’être vertueuse lorsqu’on
nous contredit, qu’on nous humilie, et mortifie souvent. Mes chères filles, il
faut aussi dire qu’il se trouve parfois des inférieures si immortifiées, et si
peu disposées à se laisser conduire, que la supérieure, n’ayant plus de liberté
sur elles, est souvent contrainte de les employer à leur gré, à ce qu’elles
veulent, et non à ce qui serait pour leur bien. …..
Non, il ne faudrait pas, pour aucune
prudence humaine, laisser de dire à la supérieure tout ce qui regarde l’état de
notre âme, crainte qu’elle suive nos inclinations et nos désirs, parce qu’il
faut que la candeur, naïveté, et simplicité à se découvrir, surnagent toujours;
lorsqu’une fille agit de la sorte, c’est une des meilleures marques pour faire
connaître qu’elle prendra bien l’esprit de notre Institut, et qu’elle se rendra
digne de sa vocation.
La première disposition pour bien rendre
compte, n’est autre qu’une bonne volonté de se bien faire connaître à la
supérieure, de lui bien découvrir nos sentiments, en lui disant nettement,
franchement, -cordialement, tout ce qui se passe en nous, avec le plus de
vérité, simplicité et humilité qu’il nous est possible. Mais la crainte vous
empêche de vous déclarer, dites-vous? Il n’y a remède ; il faut avoir patience,
puisqu’il n’y a là aucune malice. J’ai vu de grandes âmes, de nos premières Sœurs,
lesquelles avaient un désir insatiable de bien pratiquer ce point qu’elles
reconnaissaient être des plus importants pour leur perfection. Elles venaient
donc avec une ardeur et affection extrêmes, et, lorsqu’elles étaient devant
moi, elles se mettaient à pleurer sans pouvoir me rien dire, parce qu’elles
craignaient de n’avoir pas assez de temps, et me disaient qu’on m’appellerait
pour d’autres choses, ou qu’on sonnerait aussitôt quelque exercice; or, cela
était une tentation qui leur donnait bien de la peine. [385]
Or sus, mes Sœurs, vous me dites encore
que notre Bienheureux Père dit que c’est une grande grâce de Dieu d’avoir de
bonnes supérieures. Il est vrai, mes chères filles, mais il ne faut pas les
demander comme ceci ou comme cela, ni moins refuser les unes que les autres,
ains, les recevoir telles que Dieu nous les donne, et regarder toujours ce
grand Dieu en leur personne. Nous sommes certainement de bonnes filles, comme
je vous dis souvent, mais il faut devenir meilleures, puisque nous en sommes
capables, Dieu merci. Jusqu’à cette heure, vous vous êtes nourries de lait, et
dans une vertu de coton, Dieu nous ayant traitées en faibles, ne permettant pas
que nous ayons vécu sous des supérieures qui nous aient beaucoup exercées;
mais, tenonsnous désormais bien disposées à tout ce que sa divine Bonté voudra
faire de nous.
Vous voulez encore me dire que pour le
document de notre Bienheureux Père de ne
rien demander ni rien refuser, que l’on y pense bien, qu’on tâche de le
pratiquer aussi, mais qu’on ne pense pas d’en rendre compte lorsqu’on parle à
la supérieure. Il faut le faire, mes chères filles, car ce sont les principales
affections, résolutions et dispositions que nous devons tâcher d’avoir, puisqu’enfin
ce saint et dernier précepte de notre Saint Fondateur et Législateur doit faire
toute notre attention, et doit être notre pratique mignonne. [386]
Vous désirez savoir si, à la reddition,
on est obligé de dire tout à la supérieure, même les péchés secrets ? Je vous
dirai, mes chères Sœurs, que notre Bienheureux Père disait que les plus
sincères étaient les meilleures. Je sais qu’il témoignait de la joie quand
quelqu’une de nos Sœurs lui disait : « Monseigneur, j’ai dit cela à notre
Mère. » Néanmoins, pour les péchés secrets que nous avons commis contre
Dieu et notre âme, il n’a jamais entendu de nous obliger à les dire ; je sais
qu’il voulait que nous fussions en liberté de ne les pas dire, si nous ne
voulions, et il n’y a rien dans l’Institut, ni en ses Écrits, ni enseignements
qu’il nous a donnés, qui nous fasse voir que nous avons cette obligation.
Ainsi, quand nous avons commis quelques péchés secrets, nous pouvons, sans
scrupule, ne les pas dire à la supérieure, si nous n’avons pas besoin d’instruction
sur cela, et que nous n’y retombions pas d’autres fois facilement. Quand Dieu
nous fait la grâce de nous en donner de la contrition, et de nous en bien
accuser au confesseur, cela nous doit suffire. Pour moi, je m’en contenterais,
et ne le dirais pas à ma supérieure, si j’y avais trop de répugnance, et que je
n’y eusse pas confiance, ni la force de me surmonter, et je crois que Dieu ne m’en
diminuerait pour cela en rien de sa grâce, ni à celles qui feront de la sorte.
Ce serait une erreur de croire que l’on
fût obligée de tout dire à la supérieure. Telle supérieure que l’on pourrait
avoir [envers laquelle] il faudrait user de quelque prudence, et faire quelque
considération, surtout pour ne lui pas dire toutes les [387] grosses pensées
que l’on aurait contre elle ; car, si elle était immortifiée et imparfaite,
elle s’en ombragerait peut-être, en sorte qu’elle contristerait cette pauvre
Sœur qui les lui dirait, et l’humilierait et maltraiterait; en quoi elle ferait
mal. Vous n’aurez pas toujours des supérieures qui soient soutenues de notre
Bienheureux Père comme je l’ai été. Il y a des Sœurs, de son temps, qui m’ont
dit des pensées du tout étranges qu’elles avaient eues contre moi ………
Il n’y a point de mal aux pensées qui
sont contre la volonté; on en peut bien avoir contre Notre-Seigneur ; il ne
faut donc jamais s’en étonner, pour mauvaises qu’elles soient. Ceux contre qui
on les a, ne s’en doivent jamais offenser, quand on les leur dit, surtout quand
on témoigne d’être marri de les avoir, et qu’on les dit avec douceur et
humilité. Celle qui irait dire à sa supérieure les pensées qu’on a contre elle,
pour se venger et satisfaire sa passion, et allant dire, par après, en esprit
de gausserie : « Oh que je lui ai bien dit son fait !…… » cela serai
bien odieux, et tout à fait mal et insupportable.
Si les Sœurs qui ont été sous la
directrice la doivent avertir lorsqu’elles lui voient faire des manquements,
dites-vous, chère fille ! Oui, vraiment, elles y sont obligées, tout comme
à une autre. Elles doivent toute leur vie lui porter du respect, et avoir une
grande gratitude envers elle, mais non pas, pour cela, manquer à la règle. Je n’approuve
pas pourtant qu’aussitôt qu’une Sœur est dehors du noviciat, ou de dessous la
conduite de la maîtresse, elle aille d’abord faire des avertissements; car cela
ne serait pas de bonne odeur.
Pour ce que vous dites, si les Sœurs qui
sont sous la directrice, surtout les jeunes professes, si elles lui doivent ou
peuvent dire les fautes qu’elles voient commettre aux Sœurs de communauté?
Nullement, ma chère fille, elles s’en doivent garder, et la maîtresse ne le
doit pas souffrir, ni s’en informer; il les faut dire à la supérieure, puisque
c’est elle qui doit y remédier ; [388] car, s’il suffit de faire connaître les
défauts des Sœurs à une personne, pourquoi le fera-t-on savoir à deux ? Pour
moi, si je pouvais empêcher que mes deux yeux vissent les défauts du prochain,
je le ferais, et en fermerais un, afin de ne les voir qu’avec un seul. Quand un
suffit, il n’est pas nécessaire de regarder avec les deux. Donc, mes Sœurs, il
faut avoir un grand soin et une grande charité, pour couvrir les défauts du
prochain, et ne les jamais faire savoir qu’à celles qui peuvent et doivent y
remédier; par exemple : si une novice professe est aide d’une officière, et qu’elle
voie que cette Sœur n’observe pas son directoire en sa charge, ou qu’elle fasse
quelque autre manquement contre l’observance, comme de dire des paroles inutiles,
parler du monde, rompre le silence et autres semblables; quelle qu’elle soit,
elle doit incontinent le faire savoir à la supérieure, et se doit bien garder
d’en faire rien connaître à la directrice. Elles lui peuvent bien dire les
manquements de celles qui sont au noviciat, parce que c’est elle qui y doit
apporter remède ; mais, les autres défauts qui se font par des Sœurs qui ne
sont pas sous sa conduite, à quel propos, je vous prie, les lui dire? Que cela
ne se fasse donc jamais, je vous supplie.
Seigneur Jésus! et qui en doute que les
supérieures ne soient obligées de garder le secret à leurs Sœurs, quand ce sont
choses qui le méritent? car pour certaines badineries propres à dire en récréation,
la supérieure n’est pas obligée à les tenir secrètes. [389]
Mais, quand ce sont des choses de
conséquence, ou que les Sœurs ne désirent pas qu’on le sache, oh ! certes, si
je savais une supérieure dans l’Ordre qui les révélât, je procurerais sa déposition
; et, si j’avais quelque crédit, elle serait démise, comme indigne et incapable
de gouverner jamais, ne sachant pas tenir les secrets quand il est requis; car,
ôtant à ses Sœurs le moyen de découvrir leur cœur sincèrement, elle leur ôte
aussi le moyen de se perfectionner.
S’il advient qu’une Sœur, ayant vu faire
une faute à une autre, le dise à la supérieure, en secret, la supérieure ne
doit pas dire à la défaillante : « Une telle Sœur m’a dit que vous aviez fait
telle chose; amendez-vous-en », ains lui faire la correction selon la
gravité de la chose. Mais, si la défaillante vient à dire : Personne n’a vu
faire cela qu’une telle Sœur. — Oh! [doit répondre la supérieure],
contentez-vous que vous l’ayez fait, et ne vous mettez pas en peine de savoir
si je l’ai vu, ou si on me l’a dit..... La supérieure pécherait, si elle
faisait connaître aux Sœurs celles qui avertissent des défauts, bien qu’elle
corrige selon que sa conscience l’oblige.
Oui, ma fille, votre maîtresse [la
directrice] est obligée de vous tenir la fidélité du secret, quand ce sont des
choses qui le méritent; mais, toutefois, elle peut dire à la supérieure ce que
vous lui dites, quand elle juge qu’il est expédient, ou pour prendre conseil,
et recevoir instruction comme elle se doit comporter en votre gouvernement;
elle le peut faire, non seulement à la supérieure, mais aussi à quelques Pères
de religion, sans toutefois faire connaître à ceux-ci pour qui c’est que l’on
requiert leur conseil. Voilà une fille qui a des troubles de conscience, des
embarrassements, et des scrupules ; je ne me sens pas assez capable pour les
lui résoudre, j’en dois conférer avec quelque Père de piété pour recevoir des
lumières de lui; mais, je dois le faire si discrètement, qu’il ne s’aperçoive
point pour qui on parle, sinon que la fille le désire; car alors il serait bon
[390] que ce fùt elle-même qui en parlât, si la supérieure le juge expédient.
Mais, si une novice avait dit quelque
chose à sa maîtresse qu’elle témoignât désirer bien fort que la supérieure ne
le sût pas, que faudrait-il faire? La directrice doit considérer si la chose
étant dite sera à l’utilité de la fille ou de la maison cela étant, elle le
doit dire; en telle sorte que la supérieure connaisse que la novice ne désire
pas qu’elle le sache; et jamais la supérieure ne doit témoigner à la novice ce
que sa maîtresse lui a dit. Il y a même des occasions où la prudente maîtresse
doit dire les choses en telle sorte que la supérieure ne s’aperçoive point que
la novice ne veut pas qu’elle le sache, et manque de confiance envers elle.
Mais si la chose est de nulle utilité, ni d’un côté ni d’un autre, la
directrice n’a que faire d’en parler, et elle ne le doit pas faire. Car, à quel
propos, je vous prie, irait-elle ôter la confiance à une pauvre novice de lui
découvrir son cœur, pour une chose qui ne tire point à conséquence? Les
maîtresses ne sauraient être trop soigneuses de donner une grande confiance aux
novices, de s’adresser à elles ; car c’est une partie de leur devoir, et du
bonheur de la persévérance d’une novice, que d’avoir une maîtresse qu’elle
aime, et dans le cœur de laquelle elle puisse, à toute heure, verser le sien,
pour prendre force, lumière et haleine en son entreprise. Il est bon, quand les
novices lui disent quelque chose, qu’elle pense être à propos de faire savoir à
la supérieure qu’elle les porte à le dire elles-mêmes, ou bien qu’elle leur
demande : Voulezvous que je le lui dise moi-même? puis se comporter comme j’ai
dit.
Oui, les novices peuvent dire les bonnes
choses que la maîtresse leur a dites au noviciat, comme serait leur défi,
pratique des vertus, et entreprises dévotes, sans qu’elles contreviennent au
Directoire. Je n’agrée pas que l’on .fasse les renchéries de ces petits biens;
une pauvre Sœur en pourrait tirer hien du [391] profit, quoiqu’elle ferait mal
d’interroger, par curiosité, une novice. Après avoir dit les bonnes choses,
celle-ci doit se taire et dire humblement que le Directoire ne lui permet pas
de dire autre chose.
Je voudrais, quand nos Sœurs viennent
rendre compte, qu’elles eussent toutes leurs petites affaires prêtes, pour les
dire tout d’une suite, et après la supérieure dit ce qu’elle veut. Il ne faut
point tant dire de petites chosettes qui ne servent à rien, mais : J’ai souvent
fait telle faute..... je suis sujette à dire des paroles inutiles….. j’ai sept ou huit fois suivi une telle
inclination, quand l’occasion s’en est présentée….. Ensuite, dire un ou deux bons mots, une ou
deux bonnes fautes particulières; puis, ajouter : Il me semble, ma Mère, que j’ai
fait les pratiques dont j’ai eu la vue..... Ou bien, j’y ai manqué..... J’ai
été attentive à faire ce que Votre Charité m’avait dit le mois passé..... et en
dire deux ou trois pratiques; et, après, dire ses petites peines et comme on s’y
est comporté.
Pour l’oraison, dire : Ma Mère, j’ai, ce
mois, fait l’oraison comme Votre Charité sait….. Je n’ai rien eu d’extraordinaire.....
il me semble que je me sens fort inclinée à unir ma volonté à celle de Dieu en
toutes choses; je fais profit de cela. Ou bien dire : J’ai été environ huit ou
quinze jours avec beaucoup de distractions et de peines, je m’y suis comportée
ainsi..... Mes exercices, je les fais selon le Directoire ou bien : Je fais les exercices avec l’occupation
intérieure que vous savez.... ; et de même pour le silence. Si l’on a quelque
spéciale inclination, l’avouer, afin de recevoir lumière vers la supérieure
comme on s’y doit comporter, et ainsi dire de suite ce que l’on éprouve pour
recevoir humblement ce que la supérieure conseille, s’en aller, tâchant, tout
le mois, de pratiquer ce que l’on nous a dit jusqu’à l’autre mois, et ainsi
aller toujours en avançant dans les voies de Dieu. [392]
Mes chères Sœurs, il m’est venu une
pensée, que je veux vous dire tout simplement: c’est qu’il m’est tombé en l’esprit
que nous avons besoin de purifier notre intention. Je vois clairement, ce me
semble, que nous ne sommes pas assez épurées, et que, de ce défaut, viennent
presque tous nos manquements : si notre intention était bien droite, nous ne
regarderions que Dieu en notre supérieure et en nos Sœurs, de sorte que nous
serions simples et sincères comme un enfant, en la reddition de compte que nous
faisons à la supérieure. Nous lui ferions voir avec une grande naïveté tous les
replis de notre cœur, comme nos saintes constitutions nous marquent; nous
aurions recours à elle avec une grande confiance, pour lui dire tout ce que
nous croirions être obligées de lui dire, tant de nous que des autres, sans
tant de regards et de réflexions. Nous aurions aussi une grande candeur,
confiance et sainte liberté d’esprit avec nos Sœurs; nous ne nous craindrions
pas tant l’une l’autre.
Si donc notre intention était pure, nous
marcherions confidemment notre grand chemin, tâchant de ne rien faire, ni ne
rien dire qui ne fût à propos ; puis nous laisserions aller tout le reste sans
tant craindre et soupçonner si on l’a bien ou mal pris; si on pensera ceci ou
cela; si l’on ira le dire à la supérieure ; si on le redira à celle-ci ou à
celle-là; si l’on nous en avertira ; si l’on en concevra de la mésestime, que
sais-je moi? Mille tracasseries, qui ne servent de rien qu’à troubler nos
esprits et nous faire concevoir de la mésestime de nos Sœurs, de nous [393]
refroidir et sécher le cœur, et être plus réservées envers elles. Quand même
nous aurions dit quelque chose, ne nous en mettons pas en peine ;
humilions-nous doucement et laissons à la divine Providence que les Sœurs l’aillent
dire, ou non ; qu’elles le disent comme il est, ou tout autrement, comme sa
Bonté permettra.
Si les aides s’avertissent au
réfectoire? Non, ma Sœur, ce n’est pas la coutume. Vous me demandez si, lorsque
l’on a reconnu quelque Sœur se refroidir en votre endroit quand vous l’avez
avertie, si vous ne devriez point ne lui plus faire d’avertissement, de peur
que vous ne soyez cause des fautes qu’elle fait ensuite? Notre Bienheureux Père
a répondu à cette question ; car il dit, en un de ses Entretiens, qu’il ne faut
pas laisser d’avertir les Sœurs, encore qu’elles commettent des défauts sur les
avertissements ; d’autant, dit-il, que si une Sœur fait un péché véniel sur un
avertissement qu’on lui a fait, elle en évitera aussi plusieurs, qu’elle eût
commis, si elle eût continué à commettre le défaut duquel on l’a avertie. Il ne
faut pas aussi prendre garde si celle qu’on a avertie témoigne de la froideur.
Les premiers mouvements ne sont pas à nous-même; il faut laisser passer ce
jour-là, pourvu que le lendemain elle traite avec vous comme à l’ordinaire. Mon
Dieu! qu’est-ce que tout cela? quel mal lui avez-vous fait? vous lui avez fait
un acte de charité et un office de vraie Sœur. Vous avez observé votre règle,
en laquelle rien n’a été mis en vain : c’est par l’inspiration du Saint-Esprit
qu’elle a été dressée; et ceux qui l’ont dressée n’y ont rien mis, sinon ce que
le Saint-Esprit leur a inspiré.
Nous craignons les avertissements, et
nous ne nous avertissons pas assez fidèlement ; prenons garde, mes Sœurs, nous
amassons de la crasse et de la mousse..... Savez-vous de quoi il faut avertir?
Des fautes contre la Règle, Constitutions, Coutumier, et les ordonnances de la
supérieure. Non, mes Sœurs, n’ayez point peur que vos avertissements ne soient
bien reçus, [394] et qu’ils ne profitent, à vous et à celles à qui vous les
faites, si vous avez soin de les faire comme il faut, avec esprit d’humilité et
charité, de support et compassion. L’on sent si bien cela, et l’on connaît
clairement celles qui les font de la sorte. Si c’était une chose controuvée que
les avertissements, nous aurions sujet de nous offenser; quoique pourtant nous
ne le devions jamais faire, ains supporter doucement cela pour l’amour de
NotreSeigneur. Comment voulons-nous l’imiter, ce divin Sauveur, si nous ne
voulons pas souffrir la moindre contrariété, une petite mortification,' un
petit avertissement d’une faute que nous avons bien commise? Les épouses
doivent être conformes à leur Époux. Nous sommes épouses de Notre-Seigneur, qui
a été tout couvert d’opprobres, de mépris, d’humiliations et souffrances, sans
ouvrir la bouche pour se plaindre ou s’excuser, quoiqu’il fût innocent, voire,
l’innocence même.
Vous me demandez maintenant quelle
différence entre avertir la supérieure des manquements qui se commettent, et
faire des rapports? J’aime cette question ; car elle est bien utile, ma chère
Sœur. Il faut que nous sachions que tout ce que l’on dit à la supérieure n’est
point rapport. Il est bien nécessaire de lui dire les fautes que les Sœurs font
; et la règle y oblige, afin qu’elle y mette ordre. Comment remédiera-t-elle à
ceci ou à cela, si elle ne le sait pas? Il faut donc lui faire savoir les
choses, et ce qui se passe, avec une grande confiance et simplicité, prenant
garde de ne lui rien dire quine soit bien vrai, et de lui dire ce qu’on a
remarqué sans passion, ni préoccupation d’esprit et d’intérêt, ains seulement
pour observer sa règle, et pour le zèle du bien de la maison. Et qu’on ne sème
point cette mauvaise semence parmi nous, de dire que l’on va faire des rapports
à la supérieure ; que celles qui s’en apercevront me le viennent dire ; car
cela est très mal. Quoi! on pourrait trouver mauvais qu’une Sœur observât sa
règle! qu’elle fît son devoir en disant à la supérieure ce qu’elle juge lui
devoir dire en conscience, pour [395] l’avertir des fautes qui se commettent
dans le monastère, et des choses qui tirent à conséquence, afin qu’elle y
remédie, et ne laisse pas prendre pied à ces défauts? Savez-vous ce que c’est
de faire des rapports, mes Sœurs? C’est d’aller redire à une Sœur ce qu’une
autre Sœur a dit d’elle, qui serait à son désavantage, et qui porterait à la
désunion d’aller rapporter enfin les unes parmi les autres ce qui se fait, ce
qui se (lit, qui ne servirait de rien qu’à nous mortifier, refroidir la
charité, et nous inquiéter et donner de la distraction : il faut éviter
absolument telles imperfections qui seraient bien dangereuses et feraient bien
du mal en une communauté. Dieu nous garde de ces manquements, s’il lui plaît!
Or sus, mes Sœurs, c’est assez ; ayons,
je vous prie, notre intention pure, comme je vous ai dit, et vous verrez que
nous éviterons beaucoup de manquements, que nous croîtrons en perfection comme
l’aube du jour; dans peu de temps nous nous trouverons fort avancées et
attirerons les grâces de Dieu sur nous en abondance ; sa douce Bonté veuille qu’il
aille de la sorte et nous bénisse. Retirons-nous en paix.
Il faut que je dise un mot de la confession,
si toutefois nos Sœurs me le veulent permettre. C’est que je pense qu’on se
confesse comme l’on dit ses coulpes; si cela était, les confesseurs ne
sauraient pas ce que nous voulons dire : Je
m’accuse de ce que je me suis arrêtée à des pensées de répugnance; j’ai dit des
paroles de désapprobation. Cela n’est pas assez; il faut dire plus
clairement quelles paroles ce sont. N’est-ce point une pa-[396]role de dépit,
de dédain, de murmure, que vous avez dite? Il faut dire les choses comme on les
a faites, sans les déguiser, ni chercher à pallier ses fautes. Il faut donc
dire : J’ai fait des actes de légèreté,
ou des actions légères, par un mouvement de dépit ou d’impatience….. ou bien, par une grande inconsidération ou
précipitation..... j’ai commencé à dire des paroles de murmure ou de
plainte….. car, bien que sitôt que
vous avez dit la parole vous vous en soyez repentie, il ne faut pas laisser de
vous en confesser, parce qu’il est à craindre qu’il y ait eu de la volonté; et
partant, il peut y avoir du péché. Il faut donc bien regarder le consentement,
car c’est ce qui fait le mal, et examiner les actions que l’on a faites par
suite du consentement.
Ma fille, si vous allez dire à une Sœur
qu’elle vous a bien mortifiée, vous êtes plus immortifiée qu’elle ; et qui
doute qu’il ne se faille confesser de cela, quoique vous vous en repentiez
aussitôt que vous l’avez dit.
Il ne faut pas aller dire au confesseur
: Je m’accuse d’avoir dit des paroles par
suite de mon désagrément, ou de mon dépit, car ce ne serait pas faire
connaître votre faute; mais il faut dire : Je
m’accuse de ce que, par dépit, pour un mot qu’on m’a dit..... ou pour une chose
pénible qu’on m’a faite, ou qui n’était pas comme je voulais…. J’ai dit une parole froidement pour faire
sentir qu’on m’avait bien mortifiée…. j’ai dit que je ne demanderai plus rien,
et que j’aurai besoin de beaucoup de choses avant que j’en demande une
seule..... et ainsi dire les autres
fautes tout simplement.
Quand je dors une partie de l’office,
bien que j’aie fait mon possible pour m’éveiller, je ne laisse pas de m’en
confesser; et tout de même pour l’oraison[22].
Qui en doute, qu’il ne faille se
confesser, si vous avez laissé à faire quelques avertissements, et aussi si
vous avez bien disputé [397] avant que de vous résoudre à le faire, à cause du
peu d’inclination que vous y avez, ou crainte de fâcher votre Sœur; si ce n’était
que vous vissiez que cette Sœur fût abattue de quelque peine ou fâcherie, et
que la véritable charité ne nous fit laisser ou différer l’avertissement, ou
que peut-être elle ne fera pas cela une autre fois; alors vous ne feriez point
de mal de le laisser. Mais prenez garde, que ce soit la charité qui fasse cela
et non votre inclination ; car, ma fille, vous n’êtes pas venue ici pour vivre
selon icelle, mais pour y vivre selon la raison, la règle et l’obéissance. Si
vous vivez autrement, il aurait mieux valu que vous fussiez demeurée au monde.
Et qu’avez-vous à faire, ma fille, de
regarder si les autres ont plus de lumières que vous, pour connaître les
fautes? Votre règle vous dit-elle que vous fassiez regard si. celles qui ont
plus de lumières ne font point d’avertissement? Non. Quand vous en avez à
faire, faites-les. Ma fille, nos Sœurs sont si humbles, qu’elles ne voient
point les défauts des autres, ains seulement les leurs. Elles n’ont pas la
lumière que vous avez pour voir les manquements que l’on fait; voilà pourquoi
elles n’en avertissent pas. Il faut donc que vous, qui l’avez vu, fassiez l’avertissement,
sans examiner si les autres le font ou non.
Quand nous pensons que les surveillantes
ont vu la faute qu’a commise une Sœur, aussi bien que nous, nous voudrions
attendre qu’elles en fissent l’avertissement, combien de temps? Deux ou trois
jours..... Non pas, ma chère Sœur. Ah! je ne le ferais pas, moi! mais si elles
n’en avertissaient aujourd’hui, j’en avertirais demain.
Il ne faut pas exagérer, en avertissant,
mais dire simplement ce que l’on a vu, avec support, ainsi que dit notre
Bienheureux Père : Si les fautes avaient
cent visages, il les faudrait prendre par le meilleur. Que si celle qui est
avertie pense que l’on exagère, ou bien qu’elle n’a pas fait la faute, il faut
qu’elle pense que c’est son amour-propre qui trompe et qui l’aveugle, et [398]
que les autres ont bien plus de lumières pour connaître ses défauts.
Il ne faut pas avertir les Sœurs des
manquements intérieurs, connue serait : qu’elles ont manqué à la charité, qu’elles
témoignent beaucoup de curiosité. Mais, si on n’a pas donné à une malade, ou à
vous, ce que vous demandiez, dites-le ainsi ; ou si on s’informe souvent des
nouvelles, avertissez que souvent on s’enquiert de plusieurs petites choses. Et
si la Sœur a fait une mine froide, et n’a pas laissé de vous donner ce que vous
lui demandiez, n’est-ce pas assez ? Que savez vous, si sa mine froide ne vient
point de ce qu’elle a mal à la tête, ou de quelque autre chose qui la fâche, et
qui est cause (encore qu’elle vous donne de bon cœur ce que vous lui avez
demandé) de l’air mal gracieux que vous lui voyez? Que voulez-vous? c’est qu’elle
a froid ; soufflez-lui les doigts, pour les lui réchauffer.
Je voudrais bien que l’on fit ainsi les
avertissements : « Je dis très humblement ma coulpe, et avertis, en charité, ma
Sœur Marie-Alexis et ma Sœur Anne-Innocente de ce que nous avons parlé
inutilement en écrivant ce livre. » —Oh! que celles-là font bien qui s’avertissent
de cette sorte! Je voudrais bien qu’en telles ou semblables fautes l’on se fît
la même charité.
Non, on ne doit pas avertir une Sœur,
quand elle demande ses imperfections, toujours d’une même chose. Dites-vous, si
l’on pourrait lui dire qu’elle a l’esprit suffisant? Oh! certes, celle qui le
ferait, l’aurait bien suffisant elle-même. Ce n’est pas à vous de connaître si
les Sœurs ont l’esprit suffisant; mais vous leur pouvez dire, si vous l’avez
remarqué, qu’elles font, ce vous semble, des actions qui ressentent la
suffisance. En un mot, il ne faut point toucher l’intérieur des Sœurs, ains
dire les fautes extérieures, et ce, avec grande cordialité et non sèchement.
Si l’on peut dire sa coulpe de quelque
faute, crainte d’être avertie? O Dieu! sont-ce là nos pratiques? Si l’on
faisait de telles [399] fautes, et que l’on en vînt dire sa coulpe, je
priverais ces Sœurs de la communion.
Je n’ai rien à dire, sur la question
faite, sinon que vous fassiez attention à ce que dit le Coutumier, que l’on ne se doit point plaindre, les unes
parmi les autres, de ses incommodités. Cela est contraire à la perfection
et contre la charité d’aller dire : Mon Dieu! ma Sœur, n’avez-vous point vu la
mine que m’a faite une telle Sœur, quand je lui ai demandé telle chose? Croyez
que j’aurai de grands besoins avant de m’adresser à elle. Oh! que c’est pitié d’avoir
affaire à elle… et telle autre parole que l’on dit tout doucement, quand il nous
manque quelque chose, ou qu’on ne nous le donne pas, en la façon que nous
voulons, et semblables petits murmures que j’entends assez souvent. Certes,
tout cela est contraire à la charité ; c’est pourquoi il s’en faut amender, car
à quoi nous sert cela? Celle à qui vous faites ces plaintes ne peut pas
corriger la Sœur de qui vous vous plaignez, ni vous faire donner ce qui vous
manque; au lieu que si vous vous adressiez à la supérieure, elle pourrait
corriger la Sœur et remédier à votre mal. Mais, outre cette imperfection, vous
faites encore ce mal à votre âme, qu’en vous plaignant vous perdez le mérite de
la souffrance que vous deviez cacher entre Dieu et vous.
La disposition que l’on doit avoir pour
entrer en solitude, c’est d’y aller avec une bonne volonté et ferme résolution
de se renouveler entièrement, et de bien revoir l’état de sa conscience [400]
et tous ses manquements, afin de les confesser et de s’en bien humilier; puis
il 'faut faire de bons propos et fortes résolutions de s’amender, moyennant l’aide
de Dieu, et d’être plus fidèle à l’observance au temps à venir. Mais ce n’est
pas tout : il faut si bien établir ses résolutions qu’elles soient efficaces,
car elles ne serviraient de rien si nous ne les pratiquions.
Quand on voit (dites-vous, ma chère
fille ) qu’on a tant fait de fautes et de manquements à toutes les
constitutions, on ne sait par où commencer? Mes chères filles, il s’en faut
humilier, à bon escient, reconnaître notre grande faiblesse et puis dire les
plus grands [manquements], car il ne se faut pas tourmenter l’esprit à les
vouloir tous chercher par le menu ; ains il les faut dire en gros, et s’examiner
sur les Commandements de Dieu et du prochain, et puis voir les principaux
devoirs de nos constitutions; si nous avons manqué à celles de l’Obéissance et
de la Modestie, et ainsi de toutes les autres.
Je ne vois point que nous soyons filles
d’oraison : je remarque qu’on s’attache trop à ce que l’on fait et autour de
soi-même ; je ne vois point tant cet esprit de recueillement comme autrefois;
nous nous laissons dissiper à mille petites choses : à voir, à parler, à nous
mêler de ce que nous n’avons que faire, et mille autres petits manquements que
nous commettons, faute de nous occuper en Dieu. Je vous mets toutes
surveillantes les unes des autres, pour vous avertir fidèlement des fautes que
vous verrez commettre. Ce n’est pas qu’il faille être en attention pour épier
et surveiller vos Sœurs; mais les avertir des manquements que vous leur verrez
commettre, comme des défauts de support, de respect, de charité, et tous les
autres manquements, desquels je désire qu’on se corrige, à bon escient. Il ne
faut nullement censurer ni trouver à redire à celles qui sont plus exactes que
nous, car il y en a qui sont trop libres. Il s’en trouve fort peu qui soient
parfaitement exactes ; tâchons cependant de les imiter, et d’aller notre
chemin, comme elles, avec humilité et douceur. [401]
Je ne vois point que nous nous
appliquions assez à la pratique des vraies vertus, quoique nos Constitutions et
les Entretiens de notre Bienheureux Père nous en marquent tant. Je crois bien
que nous faisons attention aux principaux articles de nos règles, comme de
garder le silence, d’aller à l’Office et ailleurs, quand la cloche nous appelle
; mais de faire attention à l’humilité, à l’amour de notre propre abjection, à
la simplicité, pour dire naïvement ses infirmités et demander ce qui pourrait
soulager, comme il est marqué dans nos constitutions, c’est le point sur lequel
nous devons travailler; car, voyez-vous, celles qui ne le font pas ainsi, mais
disputent, perdent beaucoup de temps à penser si elles le demanderont ou non;
celles-ci manquent aussi bien à la règle que si elles n’allaient pas au chœur
ou au réfectoire, quand la cloche les appelle. Mais vous dites que notre
Bienheureux Père recommande de ne rien
demander ni rien refuser. Or, ce qu’il dit ne contrarie point à la
simplicité que nous devons avoir de demander nos petites nécessités, car il l’entend
pour les choses superflues ; les nécessaires et utiles selon la règle se
doivent demander, il l’entendait ainsi.
Mon Dieu ! qu’heureuses sont les âmes
qui ne cherchent que Dieu, qui font tout pour Dieu, qui n’ont point de soin que
de s’occuper autour de Notre-Seigneur, et de se rendre attentives à son amour!
Celles qui ont leurs passions vives, et
beaucoup à redresser en leur commencement, doivent penser à leurs inclinations
pour y renoncer. Si elles ne voulaient rien faire que se tenir auprès de Dieu,
elles ne feraient pas bien, n’étant pas encore duites au recueillement ; et,
ayant beaucoup de choses à mortifier, difficilement pourraient -elles toujours
être occupé es à caresser Notre-Seigneur ; mais il faut qu’elles travaillent à
se vaincre et mortifier. Én le faisant, je leur conseille de se tourner souvent
vers Dieu, car il serait bien difficile de le faire sans cela. Celles qui le
feront marcheront des deux pieds et feront beaucoup de [402] chemin en peu de
temps. Quand on est faible, il faut tant plus jeter sa confiance en Dieu, comme
faisait David, lequel disait : Mes
ennemis sont en grand nombre, Seigneur, mais je vous en laisse le soin. O
mon Dieu! que cela me plaît! Que cette parole est aimable ! Nous devrions dire
de même à Notre-Seigneur, lui parlant de nos ennemis spirituels, de nos
passions et inclinations, [d]esquelles nous sommes sujettes, et en laisser le
soin à Dieu, nous confiant qu’il nous assistera pour les vaincre. Plus notre
misère est grande, plus nous devons nous confier en la divine Bonté.
Les Sœurs doivent entreprendre leurs
exercices [de la retraite], moins pour jouir de la douceur spirituelle que
pour se confondre des fautes et négligences passées, et reprendre nouvelle
force pour avancer en la voie de Notre-Seigneur.
La veille [du jour] où elles devront
entrer en solitude, elles penseront sérieusement à la faire comme pour la
dernière fois. Entre tous les avis propres aux filles de faire les exercices
sans aucun empressement ni effort d’esprit est un des plus utiles. Qu’elles se
préparent donc avec grande paix et tranquillité, pour recevoir les lumières et
les mouvements de Dieu et entendre ce qu’il veut d’elles, car de cela dépend
tout leur bonheur et non des efforts d’esprit.
Je ne dis point qu’il ne faille
travailler, mais simplement et tranquillement. Il ne se faut pas tant mettre en
peine de se défaire de toutes ses imperfections, qu’à acquérir et établir en
son [403] cœur les solides vertus, la profonde humilité, le respect à la
présence de Dieu, etc.
Il ne faut pas, pour les confessions, se
mettre beaucoup en peine, mais s’examiner tout doucement, après avoir invoqué
Dieu et lui avoir demandé sa grâce. Pour moi, je garde toujours la méthode de
notre Bienheureux Père : C’est de voir comment je me suis comportée envers Dieu, envers moi même et envers le
prochain. Premièrement, envers Dieu
: je m’examine sur les vœux et les exercices spirituels, puis sur l’Office; car
cela regarde principalement Dieu. Secondement, envers moi-même : sur mes impatiences et manquements de
condescendance, car c’est moi qui fais cela; comme aussi sur le peu de
soumission. que j’ai eu à la divine Providence, lorsqu’elle ordonne ou permet
des événements qui sont contraires à mes inclinations, ou propre jugement.
Troisièmement, envers le prochain :
si je ne l’ai pas bien servi et soulagé, le pouvant et devant faire, comme
encore de ne l’avoir pas supporté en ses humeurs contraires aux miennes.
Pour bien se confesser, il ne faut que
mettre sa conscience devant Dieu, avec humilité, sincérité, et avec un ferme
propos de s’amender, et avec la contrition de ses péchés; alors notre
conscience se présente devant nous, comme un livre, pour nous faire voir tout
ce que nous avons fait. Pour ce qui est de savoir si on a le cœur aigre contre
quelqu’un, il faut prendre garde si on a la volonté de lui nuire; car l’aigreur
n’est pas de soi péché, bien que j’en sente mon cœur tout plein et mon sang
tout ému de colère. [Si, malgré cela], je fais un acte de vertu à l’endroit de
la personne, et si je vois que je suis marrie de quelque bien qui lui soit
arrivé, ou du contentement de son mal, je ferai un acte contraire à mon
sentiment et demeurerai en paix.
Mais je sais bien d’où viennent ces
aigreurs : c’est que nous ne voulons pas mettre dans notre cœur l’amour du
mépris et [404] du déshonneur; la moindre parole nous humilie; nos cœurs s’aigrissent,
ce qui ne serait pas si nous aimions le mépris. Si nous étions des personnes
droites et sincères, je veux dire aimant les vertus, et que nous ne soyons pas
vaines et superbes, les fautes de fragilité involontaires ne nous feraient pas
grand mal ; car toutes les fautes que l’on fait par promptitude ne nuisent pas
beaucoup, pourvu qu’on s’en humilie fidèlement.
Une autre fois la Sainte
dit à des Sœurs qui allaient en retraite :
Mes Sœurs, cherchez Dieu en la
simplicité de vos cœurs, avec l’humilité et la vérité, et non vous-mêmes ni
votre propre satisfaction, car c’est ainsi qu’il veut être cherché. Le Prophète
disait : Faites bien et espérez en Dieu;
de sorte, mes très-chères Sœurs, qu’il nous faut bien faire, pour pouvoir bien espérer, car il faut que ce point de
bien faire et de rendre à Dieu nos obligations marche devant, autrement notre
espérance est sans fondement; car Dieu, qui nous a bien fait sans nous, ne nous
veut pas sauver sans nous. Tous les Saints et les âmes qui ont fait et qui font
profession de perfection sont, certes, fort sérieux, parce qu’ils savent que
Dieu veut être servi sérieusement; mais nous autres, chétives gens que nous
sommes, nous nous jetons facilement dehors, et nous récréons en des bien
petites choses, là où nous devrions voir la seule volonté de Dieu.
Oh! qu’une âme qui ferait bien cette
entreprise de regarder et suivre en
toutes choses cette divine volonté serait heureuse ! car elle jouirait d’une
profonde paix en sa résignation, parce qu’en tout elle trouverait cette divine
volonté et l’aimerait. Dieu nous en fasse la grâce. Amen. [405]
[Parlant
de l’amour qu’on doit avoir pour son abjection, cette sainte Mère nous dit :]
Voilà grands cas ! qu’une personne soit
la plus défaillante, la plus misérable du monde, si elle aime son abjection, l’humilité
répare tout; mais, hélas! le plus souvent, nous voulons avoir ceci et cela;
nous voulons avoir les grands sentiments, les choses relevées, et Dieu ne veut
pas; ains, il permet que nous ayons une telle tentation, et veut que là-dedans
nous aimions notre propre abjection.
Pour bien tirer le fruit de la solitude,
il ne se faut pas contenter de faire et écrire des bonnes résolutions, mais il
les faut lire deux ou trois fois le jour, et se tenir toujours prête de les
pratiquer dans les rencontres; surtout il s’y faut préparer, allant au lieu où
se font les mortifications et avertissements, lesquels nous devons recevoir
sur-le-champ, avec humilité, et par après nous ne devons laisser réfléchir
notre esprit sur cela, ni penser que c’est par aversion; car bien souvent nous
sommes cause de nos distractions et nous nous tentons nous-mêmes.
L’esprit de la Visitation est un esprit
qui conduit à une haute perfection, laquelle ne s’acquiert que par la pratique
des solides vertus.
On doit se récréer joyeusement et
suavement la demi-heure que le Coutumier permet, mais nous ne devons pas nous laisser aller à une
joie trop excessive qui pourrait dissiper l’esprit; il [406] ne faut point
confondre les temps ; c’est pourquoi il est mieux de ne pas faire des prières
ni mortifications en ce temps-là [de la récréation] ; mais, la demi-heure étant
passée, l’on peut bien toutes ensemble saluer la Sainte-Vierge d’un Salve Regina ou autres prières, car ce n’est
plus le temps de la récréation; comme aussi, le soir, on peut aller dire,
toutes ensemble, les litanies de notre Bienheureux Père, en son Oratoire, après
ladite demi-heure.
[Le
dernier soir nous priâmes Sa Charité de nous donner le mot du guet, duquel nous
nous souviendrions. Cette unique Mère nous répondit :] « Certes, j’y
ai déjà bien pensé sept ou huit fois, mais il ne m’est toujours rien tombé en l’esprit,
sinon FIDÉLITÉ, mais une GRANDE
FIDÉLITÉ, mes Sœurs, à nos résolutions. Je sais que Dieu a donné à chacune
assez de lumières pour connaître ses besoins, et je crois aussi que toutes ont
fait les résolutions qu’elles ont connues, ou connaissaient déjà à peu près,
avant la solitude, de ce qui lui est nécessaire. Il ne faut donc point tant de
choses, mais seulement se bien mettre fidèlement à la pratique, aux rencontres
de ce que nous nous sommes pro-. posé; mais il n’y faut pas être FAIBLEMENT
FIDÈLES, mais FIDÈLEMENT FIDÈLES; car, ne pensez pas, mes Sœurs, qu’il soit
aussi facile de les pratiquer comme de les penser. Oh ! non, certes, ce serait
se tromper ; il les faut écrire et graver sur le parchemin de nos cœurs, et non
sur du papier, où elles nous servent de peu, si nous n’avons cette FIDÉLITÉ; ce
que je ne dis pas pour dire qu’il ne faille point les écrire ; car, en cela, je
laisse à chacune la liberté qui lui est donnée; mais je dis qu’il s’en faut
souvenir, au moins deux ou trois fois le jour, et les mettre en pratique;
enfin, il faut combattre et se surmonter.
Je n’ai point encore trouvé ès [dans
les] paroles de Notre-Seigneur que personne soit entré en paradis, en riant,
folâtrant, et en suivant ses inclinations, ains [mais] tous y sont entrés par
la porte étroite, et le Seigneur même
n’y est pas entré autrement, et le [407] même Seigneur dit : Par tes paroles tu seras condamné, et par
tes paroles tu seras justifié.
Je lisais aujourd’hui, dans saint
Matthieu, que le chemin qui mène à
perdition est fort large et spacieux, et beaucoup y marchent, mais celui qui
conduit au ciel est fort étroit, et que peu de gens le suivent. Voyez-vous,
mes chères Sœurs, Dieu nous a tirées de la lie du monde pour nous mettre en la
religion qui est ce chemin étroit ; marchons-y donc soigneusement et fidèlement
; car nul bien sans peines.
Mais vous dites qu’encore que l’on fait
bien des résolutions, l’on ne laisse pas de retomber. Certes, ma chère Sœur, vous devez savoir que nous
sommes d’une nature fragile; et si faut-il souffrir que nous en soyons; c’est
pourquoi nous serons sujettes, jusqu’à la mort, à faire des fautes par
promptitude et surprise, et c’est de celles-là que l’Écriture dit que le Juste pèche sept fois le jour et se
relève autant de fois; mais vous dites que quelquefois l’on en a bien la
vue, et l’on s’y laisse aller. Oh ! cela est bien gros, ma fille ; mais,
pourtant, que faire là, sinon de se profondément humilier et faire le moins que
nous pourrons de telles fautes? Non, certes, il n’en faut point faire, s’il se
peut, car ces fautes volontaires sont fort dangereuses, et une faite par vue
est plus à craindre que cent autres faites sans y penser, parce que celles que
nous faisons sans y penser, elles s’effacent aussi sans que nous y pensions;
car nous faisons bien des péchés véniels, dont nous n’avons pas toujours la
vue. Mais Dieu est si bon! voyant que nous sommes tombées sans que nous le
sachions, aussi nous fait-il relever sans que nous nous en apercevions, nous
pardonnant, par un acte d:amour que nous ferons, ou de contrition, ou bien de
charité et humilité, que nous exercerons à l’endroit de quelques Sœurs, ou en
prenant de l’eau bénite. Mais une faute faite avec vue, volontairement, pour
petite qu’elle soit, est plus désagréable à Dieu, et plus dangereuse pour notre
âme, qu’une qui serait plus grosse [408] faite par surprise; et, certes, « il n’est
pas possible, dit notre Bienheureux Père, qu’une âme puisse faire grand
avancement, en nourrissant volontairement ces fautes-là, car elles nous
empêchent de correspondre aux grâces de Dieu. »
Il ne nous faut jamais perdre courage,
ains nous relever humblement ; que si la faute mérite confession, accusons-nous-en
de bon cœur; et, si nous avons offensé le prochain, c’est-à-dire nos Sœurs,
faisons ce que le Coutumier ordonne ; demandons-leur pardon; c’est une coutume
que je désire fort que l’on conserve soigneusement céans; et pour ce, je vous
prie, mes Sœurs, d’emporter de vos solitudes l’affection à cette pratique là,
car elle est bonne, humble, charitable et de bon exemple.
À Dieu, mes Sœurs, nous nous séparons de
corps, mais non pas d’esprit; puis, nous devons toujours être unies par la très
sainte dilection. Je prie Dieu qu’il vous bénisse toutes. Je vous recommande
encore la fidélité. Et me croyez, mes
Sœurs, faites trois ou quatre fois le jour l’examen sur vos résolutions; et,
pour conclusion, allez, mes filles, faites tout le bien que vous verrez, et
évitez tout le mal que vous connaîtrez.
Mon Dieu! que c’est une douce vie que
celle de n’avoir à parler que de Dieu, et de se tenir auprès,de lui! Nous
devrions bien profiter de la grâce que la religion nous fait, de nous désigner
certain temps, et nombre de jours, pendant lesquels nous n’avons à faire qu’à
penser à cette souveraine Bonté et à nous-mêmes. [409]
Ce que vous devez principalement tâcher
de remporter de votre retraite, mes chères filles, c’est de faire toutes vos
actions, particulièrement vos exercices spirituels, avec une grande attention à
Dieu, et de graver vivement dans vos esprits, qu’en quelque part que vous
soyez, Dieu vous voit beaucoup mieux que je ne vois ma main, maintenant que je
la regarde. Il voit et pénètre tout ce qui est au fond du cœur de la créature,
jusqu’à la moindre pensée ;il la connaît beaucoup mieux qu’elle-même ne se
saurait connaître. Si nous gravions bien ces vérités de la foi dans nos cœurs
et nos esprits, cela nous aiderait grandement à bien faire nos actions, dans
une grande crainte et rabaissement de nous-mêmes, devant cette haute Majesté.
Si quelqu’un, parlant à un grand
seigneur, se tient très attentif pour le faire avec respect, à combien plus
forte raison, quand nous parlons à Dieu, nous devons nous tenir dans une
profonde révérence, particulièrement aux Offices divins, et quand nous faisons
des prières vocales. Combien de fois les disons-nous de bouche, nos cœurs étant
bien éloignés de ce que nous disons, surtout les Oremus, qui s’adressent tous, ou presque tous, au Père Éternel,
auquel nous demandons des grâces et faveurs, par le mérite de son Fils ou l’intercession
de la Sainte-Vierge. Comment disons-nous les Antiennes et les Hymnes,
qui sont toutes si dignes, et surtout le Pater,
l’Ave et le Credo, qui sont les prières les plus belles que nous puissions
faire? NotreSeigneur nous a commandé de dire le Pater, et nous a enseigné lui-même la manière de prier lorsqu’il
dit à ses apôtres : Quand vous voudrez
prier, entrez en votre cabinet, fermez la porte sur vous, et priez votre Père
céleste dans le secret, et votre Père, qui vous voit, vous le saura bien
rendre.
Cela vous montre comme nous devons nous
retirer au dedans de nos cœurs. En d’autres endroits il dit : Ne faites pas comme les hypocrites qui
disent une multitude de prières de bouche, et leurs cœurs sont bien éloignés de
moi; mais retirez-[410]vous en votre cabinet, et voulant prier
votre Père céleste, dites : Notre Père, qui êtes aux cieux, etc.
Enfin, mes chères Sœurs, il faut faire
une grande attention à porter une sainte révérence à cette Toute-Puissance présente,
et surtout au commencement de nos prières et oraisons. C’est la finesse des
finesses de se bien mettre en cette divine présence, et de bien approfondir
cette vérité : que c’est à Dieu que nous parlons et qui nous voit. Enfin, mes
chères filles, il faut faire comme ce bon chevalier qui, ne sachant pas où la
mort le prendrait, l’attendait partout, afin qu’elle le trouvât toujours prêt.
Voyez-vous, il faut l’attendre partout, et nous y bien disposer par une vive
attention à cette toute-présence. Il est raconté en tant de divers endroits de
l’Écriture Sainte, que Notre-Seigneur disait : Bienheureux le serviteur qui sera trouvé veillant, quand le Maître
viendra.
Et, en d’autres lieux : Veillez, car vous ne savez l’heure qu’il
viendra; quelquefois, il viendra à l’heure du matin, d’autres_fois, à l’heure
du midi; ou bien à l’heure du soir.
Pour moi, je ne sais ce que veulent dire
ces heures; mais je pense que c’est pour nous faire voir qu’il nous faut tenir
prêtes partout, parce que nous ne savons pas ]'heure qu’il faut mourir, mais
seulement qu’il est certain qu’il faudra mourir.
Quand on entretient son aide, il le faut
faire avec une grande cordialité. Pour moi, si j’avais une aide, quand je l’entretiendrais,
je lui dirais : Or sus, ma chère aide, comment avez-vous [4Il] passé ce
mois-ci? Pour moi, j’ai été grandement travaillée de distractions et de
sécheresses.... Mais, mon Dieu, ma chère aide, ne remarquez-vous point comme je
suis légère et maussade, rude et peu charitable? Oui, mon aide, devrait-elle
dire, si elle l’a remarqué, mais que voulez-vous? Il vous faut bien amender de
cela, et encore (le telle et telle chose. Et moi, mon aide, devrait-elle dire,
ne vous êtes-vous point aperçue que je ne me suis point amendée de « que vous m’aviez
avertie, et que j’étais mélancolique ou trop joyeuse ? Il est vrai, je m’en
suis bien aperçue, devrait-elle répondre. C’est que j’ai été bien tranquille ce
mois, et le contentement intérieur m’a fait rire quelquefois trop haut et faire
telles autres légèretés.
Si votre aide ne vous avertit point, il
lui faut dire quelques fautes que vous avez faites, bien suavement, comme : Mon
Dieu ! notre aide, oh! que j’ai eu de peine à me surmonter en telle
occasion!.... Je m’assure que vous avez vu beaucoup de fautes que j’ai faites.
Si elle témoignait un peu de froideur,
sur les avertissements que vous lui faites, il le faudrait supporter, et ne lui
en pas tant faire en ce temps-là, ou du moins il faudrait bien sucrer la pilule
; mais il ne faudrait pas perdre la confiance de l’avertir une autre fois, et
il ne faudrait jamais lui dire : O mon aide ! je vois bien que vous n’avez
pas pris en bonne part ce que je vous ai dit......, jamais plus je ne vous
oserai avertir.... Je serai plus avisée une autre fois......, car tout cela
sèche le cœur; mais il ne faudrait point faire semblant de le connaître, et si
vous ne l’avertissez ce mois, vous l’avertirez l’autre. Si vous vous en
oubliez, il n’y aura point de mal. Non, il ne se faut point confesser quand on
ne surveille pas son aide; il la faut bien quelquefois observer, mais non pas
au chœur, ni au réfectoire, ni tant aux autres lieux, car ce n’est pas l’intention
des constitutions, non plus, que de dire si courtement : Je vous [412] avertis,
notre aide, de ceci et de cela..., c’est trop sec. Il faut un peu sucrer les
pilules avant de les donner, et s’encourager à l’amour de l’observance, disant
: Ma chère aide, faisons un défi de telle chose, afin que nous nous amendions
plus fidèlement.
Ce n’est pas non plus l’intention des constitutions, de prendre le quart d’heure d’après l’oraison pour s’entretenir ; car, en si peu de temps, on ne peut que dire ses fautes; cela n’est pas cordial.
J’approuve fort, pour le jeûne, que
personne ne s’en dispense de soi-même, et qu’on ne cherche point de ne le pas
observer, par propre élection ; mais qu’on se laisse, pour cela, avec toute
sorte de soumission, à la discrétion de la supérieure et de ceux qui
conduisent. Si l’on s’en remet à notre choix, choisissez le jeûne, parce qu’il
est toujours bon de pencher du côté de la rigueur pour nous. Mais si vous vous
sentez un véritable besoin de ne point observer le saint jeûne, et qu’on vous
dise : » jeûnez point, ou qu’on s’en remette à votre jugement, usez tout
simplement de cette obéissance ou de cette liberté, surtout pour les nécessités
suivantes
1° Si vous sentez que le jeûne vous
rende extrêmement chagrine;
2° Si vous êtes sujette à de fréquents
étourdissements de tête, ou si vous souffrez souvent de douleurs d’estomac et d’entrailles,
parce que le jeûne est extrêmement contraire à ces infirmités-là; car la sainte
Église n’ordonne le jeûne que pour mortifier la sensualité et non pour ruiner
la santé des infirmes [413] et des faibles, et donner de grandes incommodités à
l’esprit;
3° Si, en prenant quelque petite chose
le matin, vous supportez mieux le jeûne le reste du jour, il faut le faire sans
scrupule; mais toujours avec l’avis de ceux qui vous conduisent.
[Le
premier jour de novembre 1632, à l’obéissance, sur le sujet des Litanies des
Saints que l’on a coutume de chanter ledit jour, quelques Sœurs ayant fait
remarquer que l’année passée on ne les chanta pas, parce que M. Michel, notre
confesseur, avait dit qu’il ne les fallait pas chanter, à cause de la fête des
Trépassés, qui est le lendemain, la Sainte dit :1
Comment, mes Sœurs, êtes-vous des
girouettes, pour vous laisser ainsi aller et tourner à ce que l’on veut, et que
l’on vous vient dire? Certes, je ne suis pas édifiée de celles qui sont ainsi,
qui ne se tiennent pas fermes en ce qui est de leur Institut. Quoi qu’on vienne
vous dire, Regardez vos Règles, vos Coutumiers et vos Coutumes, et vous tenez à
cela.
Quoi! qu’en cette maison telle chose se
fasse ! qu’on ne se tienne pas à ce qui est écrit, et qu’on écoute ce que dit
celui-ci et celui-là! Que cela ne se fasse plus, et que je n’entende plus tel
langage. Si l’on vous vient dire au parloir : Ne faites pas ceci ou cela, ainsi
ou ainsi; telle chose ne se doit pas faire; répondez hardiment à ces
personnes-là : Nos Règles et notre Coutumier nous ordonnent de le faire de la
sorte ; ou bien ne leur dites rien, et continuez d’aller votre train, sans
démordre [414] en rien que ce soit de vos coutumes. Notre Bienheureux Père a
tant ouï chanter les Litanies en cette fête et n’en a rien dit ; et nous nous
amuserions au moindre qui viendra nous dire qu’il ne les faut pas chanter !
Il n’y a rien dans notre Coutumier qui
ne soit conforme à ses intentions ; il se faut donc tenir à cela, surtout les
filles de ce monastère [d’Annecy], dans lequel ce Bienheureux a dit qu’il
fallait que les Règles, Constitutions, Coutumier et Coutumes et tout ce qui dépend
de l’Institut, fût pratiqué et gardé en sa parfaite vigueur, et que les autres
monastères y doivent avoir recours, pour s’éclaircir ès doutes qu’ils
pourraient avoir en la parfaite observance, afin d’être aidés, redressés,
encouragés et fortifiés pour ce regard. Ne soyons donc pas, mes Sœurs, des
girouettes, mais maintenons-nous et soyons inébranlables en nos observances et
coutumes que ce très heureux Père a établies et que Monseigneur a approuvées.
Ils ne nous ont pas dit qu’il ne fallait pas chanter les Litanies ;
chantons-les donc, et ne nous amusons point à ce qu’a dit, ou que dira celui-ci
ou celui-là.
Mes chères Sœurs, je désirerais bien que
nous fussions bien instruites touchant les élections des supérieures ; je
voudrais bien tout dire à la fois ce qui est nécessaire pour n’en plus parler,
nous contentant d’agir en cela, dans l’occasion, selon que notre conscience
nous dictera, sans autre égard que de suivre la lumière de Dieu, et sans
consulter ni l’assistante ni la directrice, l’économe, la coadjutrice, la
portière, l’infirmière, enfin celle-ci ou [415] celle-là; car si ces
manquements se commettaient, que des Sœurs cherchassent à faire élire une Sœur
plutôt qu’une autre; si celles qui le savent et qui l’ont entendu n’en disent
rien, je leur donnerais une si bonne pénitence, aux unes et aux autres, qu’elles
s’en souviendraient. Elles n’auraient de voix au chapitre d’un an, encore ne
sais-je si je ne la donnerais pas plus grosse.
Je ne voudrais pas que ce défaut se
commît ; néanmoins, si on y devait tomber, je voudrais, et serais bien aise que
ce fut pendant ma vie, et vous verriez si je ne tiendrais pas ma promesse, de
donner une grosse pénitence.
Il faut, mes chères Sœurs, consulter
Dieu et nous-même, et faire notre devoir, le plus sincèrement et droitement qu’il
nous sera possible, sans regarder ni ceci ni cela ; comme, par exemple de
penser : Cette Sœur est bien charitable, elle a une grande compassion des
malades, il faut que je lui baille ma voix ; cette autre Sœur est bien portée
aux austérités, j’y ai aussi de l’inclination; il me faut la choisir, ce sera
-bien mon fait. Une autre pensera : Cette Sœur aime bien le parloir, elle
donnera librement congé d’y aller; partant, il me faut lui donner ma voix;
cette autre Sœur est bien aimable, et semblables tricheries, niaiseries, que
sais-je, moi! Quoi encore?
Il faut que je vous avoue la vérité, mes
Sœurs; je fus grandement consolée, à Paris, quand je vis nos Sœurs qui
rendaient si bien leur devoir à la Mère qu’elles avaient alors, laquelle fut
élue après notre Sœur Hélène -Angélique Lhuillier. C’est une fille qui n’est
pas de si grand lieu que celle qui l’a précédée ; qui n’a presque point d’apparence,
qui est bègue et de mauvaise grâce; mais, au reste, c’est une âme
très-vertueuse, qui va droit à Dieu. Enfin toute bègue et de mauvaise grâce
quelle est, les Sœurs allaient toujours leur train, tout comme elles faisaient
avec l’autre qui l’avait précédée, laquelle aussi rendait son devoir et donnait
grande édification. [416]
Nous sommes tant enseignées, mes Sœurs,
à ne point regarder au visage de nos supérieurs, que notre infidélité à cette
pratique est cause que nous faisons plusieurs manquements.
Prenons garde de bien choisir nos
supérieures, car Dieu nous fera rendre compte des élections que nous faisons;
et si nous ne les faisons pas comme il faut, croyez-moi, nous ne nous en
trouverons pas bien. Quand donc nos Sœurs sont mises en ces charges,
rendons-leur ce que nous leur devons; car, si nous le faisons, nous attirerons
les bénédictions du ciel sur nous; et, si nous ne le faisons pas, nous
attirerons ses châtiments. Oh! mes Sœurs, que je désire vous voir marcher
droit devant Dieu, que vous vous avanciez toujours dans la voie de la
perfection et de son saint amour, que vous vous affranchissiez de tant de
niaiseries et d’impertinences [imperfections] qui se peuvent passer en vos
esprit ; mais savez-vous comme je désire cela? Je le désire jusqu’au point de
vouloir donner ma chétive vie!... Certes, mes Sœurs, il est très-vrai qu’il n’y
a créature sous le ciel qui soit plus obligé à Dieu et à son saint Fondateur
que nous autres.
Si une Sœur donnait le branle,
dites-vous, à une autre sur le sujet de l’élection d’une supérieure, qu’est-ce
qu’il faudrait faire? Certes, ma chère fille, cette Sœur ne ferait pas bien;
car nous ne devons pas dire du bien de quelque Sœur, en particulier, à quelque
autre, à dessein de donner le branle, afin qu’elle lui donne sa voix, car il se
faut bien garder de la bailler d’après cela; mais on doit la donner, selon le
sentiment et la lumière que Dieu donnera, à celle qu’on jugera et croira être
plus propre pour cette charge de supérieure, soit que ce soit à une de celles
qui sont sur le .catalogue, ou à une des autres qui sont dans la maison, puisqu’on
est en liberté de le faire. À la vérité, si on était bien assurée de la vertu
et sincérité des Supérieurs et des quatre Sœurs conseillères, on ferait bien
de [417] s’arrêter aux Sœurs qui sont sur le catalogue; autrement on se
pourrait exposer à faire des élections nulles.
Notre-Seigneur fait de grandes choses
par les âmes petites et humbles, choisissant les choses faibles pour confondre
les fortes. Les âmes vraiment humbles qui ne s’ingèrent point, qui croient qu’elles
n’ont point de capacité pour les emplois relevés et charges honorables, ce sont
celles que Dieu a destinées, et lesquelles les exercent avec grand fruit.
Vous dites, s’il ne faut pourtant pas
faire un bon choix des supérieures? Cela s’entend bien, ma très chère fille, qu’il
les faut bien choisir, ce que l’on fera bien toujours, quand on se comportera
comme la constitution ordonne; car, voyez-vous ce qu’elle dit, cette bénite
constitution : « Que chacune
pensera, à part soi, à faire l’élection qu’elle estimera meilleure selon Dieu. »
Elle ne veut donc pas qu’on fasse ce choix selon son goût, selon son
inclination, selon sa volonté, selon la prudence humaine, mais selon Dieu; de sorte que si l’on se met
devant lui avec une profonde humilité et désintéressement, il ne manquera pas
de donner sa lumière et de faire connaître celle qu’il a destinée.
Bienheureuses seront celles qui ne manqueront pas de la suivre, et de faire ce
que leur conscience dictera, et de rendre leur devoir à celle qu’elles auront
pour supérieure, quelle qu’elle soit.
Nous ne regardons pas assez Dieu en nos
supérieures, c’est un mal plus grand qu’on ne pense. Le mal que nous commettons
à leur endroit s’adresse particulièrement à Dieu, lequel a dit, parlant des
supérieurs : Qui vous écoute, m’écoute ; qui vous méprise, me méprise. Je me
souviens que Monseigneur de Sens dit une belle parole à nos Sœurs de Melun,
laquelle mérite bien d’être pesée, considérée, et encore plus pratiquée. « Mes
Sœurs, leur dit-il, celles qui regarderont et s’appuieront sur la sainteté,
les qualités, et autres belles parties de, leurs supérieures, Dieu ne les
conduira pas! Voyez donc, [418] mes Sœurs, combien cela est important, et si
nous n’avons pas bien sujet de regardez' Dieu en la personne de celles qui nous
tiennent sa place.
Mais enfin, c’est pitié combien nous
sommes farcies d’amour-propre ; tantôt il nous démange au pied, tantôt au bras,
puis à la tête, ici ou là; enfin ce n’est que démangeaison. Ah! mes Sœurs, Vous
verrez bien, et moi aussi, à l’heure de la mort, que nous étions bien aveugles,
et que ce dont nous faisions tant d’état, que nous désirions et que nous
aimions si ardemment, n’étaient que des bagatelles et niaiseries d’enfant. De
vrai, mes Sœurs, quand je vois qu’il se fait des choses contre les règles, j’en
ai une telle douleur, que si notre Bienheureux Père était en vie, je lui dirais
: Monseigneur et mon Père, vous dites telle et telle chose en vos
constitutions, et cela ne se fait pas; on ne l’observe pas; que voulez-vous que
je fasse? ôtez-moi de charge et en mettez une autre qui les fasse pratiquer et
garder.
Tandis que nous sommes en quelque
charge, mes Sœurs, il s’en faut acquitter le mieux qu’il nous est possible, et
quand nous ne l’avons plus, il n’y faut plus penser.
Quand on dit les défauts à une
supérieure, ce doit toujours être avec tout le respect et l’humilité possibles;
et encore qu’elle ne fût pas comme elle devrait être, il ne faudrait pas
laisser de lui obéir; car, mon Dieu! il lui faut toujours rendre l’honneur, le
respect et l’obéissance qu’on lui doit.
Si la supérieure nouvellement élue doit
donner facilement congé général à quelque Sœur de parler en particulier à la
Mère déposée, ou d’aller au noviciat, quand elle est directrice dites-vous?
Non, ma chère fille, je n’approuve point qu’on donne ces permissions. Nous
savons, par expérience, que cela fait bien des tracasseries dans les maisons,
quand les supérieures déposées veulent entretenir leur crédit parmi les Sœurs,
les attirant à elles, et désirant qu’elles fassent des flatteries autour d’elles.
Elle doit se tenir en son devoir envers la Mère élue, [419] et montrer à toute
la communauté, par son exemple, ce qu’elle a enseigné de paroles; et même si la
supérieure donne des congés aux Sœurs de lui parler ou d’aller au noviciat, si
elle est maîtresse, elle lui doit dire que cela n’est pas nécessaire, et ne le
point permettre, lui représentant que ces Sœurs n’en ont pas besoin.
Si une supérieure déposa peut être élue
assistante dans une autre maison que celle où elle a gouverné, puisqu’on ry
pourrait élire supérieure? Il y a bien de la différence, ma très chère fille,
parce qu’il n’y peut pas avoir tant de nécessité, d’autant qu’il se trouve plus
de Sœurs capables d’exercer la charge d’assistante que non pas celle de
supérieure donc, il ne le faut pas faire [la première année qui suit la
déposition.]
Vous me demandez, mes chères Sœurs,
comme il faut dire son sentiment et se comporter pour donner sa voix aux
filles, que l’on propose pour l’habit et la profession. Je lisais l’autre jour,
dans le Coutumier, que l’on dira son
sentiment et ce que l’on a â dire, en la présence de Dieu,.courtement et
humblement: voilà ces mêmes paroles.
Vous voyez donc, mes chères filles,
comme il se faut conduire pour ce regard, et qu’il ne faut pas aller faire de
grandes harangues, ni à l’avantage, ni au désavantage des filles, ni dire par
le menu leurs défauts et leurs vertus. Oh! non, il ne faut pas tant dire de
choses, soit de leur bien soit de leur mal; ce n’est que perte de temps. Quand
ce n’est pas chose qui puisse [420] empêcher d’être reçue, à quoi bon tout
cela? Il faut donc regarder, devant Dieu, le bien et le mal qui est en cette
fille : si elle a ce qu’il faut, ou bien ce qui lui manque ; enfin, si elle a
les dispositions ou non, ou bien si l’on juge qu’il lui faille donner du temps
pour son amendement; puis dire simplement ce que nous jugeons et pouvons
connaître, comme serait : Ma Mère, il me semble que cette bonne Sœur est bien propre
pour nous, et qu’elle a les dispositions nécessaires ; je ne connais rien qui
puisse l’empêcher d’être reçue... Ou bien : Il me semble qu’elle n’est pas
propre pour nous, d’autant qu’elle est fort tendre sur elle-même, qu’elle est
sujette à murmurer et à se plaindre, qu’elle est fort opiniâtre, ferme en son
propre jugement, et qu’elle n’a point enfin les dispositions que la règle marque...
. Ou bien : C’est une bonne fille; mais, néanmoins, je lui reconnais un tel
défaut; il me semble qu’il serait bon de lui donner un peu de temps, et de lui
faire savoir que l’on a remarqué telle et telle chose en elle, afin de voir si
elle s’amendera.
Si l’on ne peut point former de jugement
pour ce regard, il faut dire tout simplement qu’on ne sait bonnement qu’en dire,
que l’on est entre-deux. Car il y a quatre sortes de filles : les unes sont
jugées propres; les autres ne le sont pas; les troisièmes, on juge qu’il sera
bon de leur donner du temps pour leur amendement; et les quatrièmes nous
tiennent en suspens, et on ne sait à quoi se résoudre. Quant à la première et
seconde sorte, on est bientôt résolu à ce que l’on doit faire; pour la
troisième, on n’y voit pas d’obstacles de conséquence; mais, néanmoins, elles
ne sont pas encore assez disposées, on le dit ainsi tout simplement; or, la
quatrième nous tient en doute, et c’est ici la difficulté. Il faut pourtant se
résoudre, et bien recommander la chose à Notre-Seigneur, et la bien considérer
devant lui, consulter ses Règles et l’Entretien que notre Bienheureux Père a
fait sur ce sujet.
Dans cet article de la réception des
filles, il faut toujours [421] agir avec charité; mais on doit toujours
préférer le bien de la maison au bien particulier. Néanmoins, si c’est une
fille qui ne soit point tracassière, et n’apporte point de trouble au monastère;
que, du reste, si elle retourne au monde, elle est en danger de se perdre et
damner, cela mérite considération ; car, si elle ne fait pas grand bien à la
maison, elle n’y fera pas grand mal. Il faut entendre l’avis de la supérieure,
de l’assistante, de la directrice, et celui des Sœurs les plus judicieuses. Il
se faut toujours déterminer selon les sentiments que Dieu nous donne, pourvu qu’ils
soient fondés sur la raison; car il faut toujours avoir quelques fondements
bien solides, soit pour rejeter les filles, soit pour les recevoir. Il faut
savoir sur quoi on est fondé; car Notre-Seigneur nous fera rendre compte, aux
unes et aux autres, de celles que nous recevons et de celles que nous rejetons.
Oui, mes Sœurs, la supérieure et la
directrice peuvent dire nettement que la fille est propre, ou bien qu’elle n’est
pas propre, et qu’il n’y a point de bon fondement, en elle, pour la recevoir,
et choses semblables. Cela sert de lumière aux Sœurs, et les peut consoler d’entendre
parler si franchement leur Mère, quoiqu’elles ne laissent pas de demeurer en
pleine liberté de faire ce que Dieu leur inspirera.
La supérieure doit aller droitement, ne
pas tracasser les Sœurs pour les porter à recevoir les filles, parce qu’elle
leur a de l’inclination, leur en disant plusieurs biens eu particulier, comme :
C’est une si bonne fille... Elle fait ceci ou cela... et choses semblables. Si
la supérieure faisait ainsi, elle ne ferait pas bien; mais elle doit dire tout
simplement son sentiment, au chapitre, sans aucune prétention, et seulement
parce que c’est le devoir. On connaît bien vite si la supérieure a de l’intérêt
et si elle va droitement; car il s’en pourrait trouver qui manquerait en ce
point ; de sorte qu’on y doit prendre garde, afin de ne point contourner son
sentiment de son côté. [422]
On ne doit pas non plus se laisser
renverser par les belles harangues que quelques Sœurs pourraient faire, au
chapitre, sur la vertu ou les imperfections de la Sœur de qui l’on parle. Oh!
non, nos jeunes professes, gardez-vous bien de vous laisser aller à cela;
tenez-vous fermes aux lumières et aux sentiments que Dieu vous en donne, pourvu
qu’ils soient bien fondés et appuyés sur la raison. Dieu ne vous demandera pas
compte si votre supérieure ou telle Sœur a bien ou mal donné sa voix ;
mais si vous avez bien justement donné
la vôtre.
Vous dites, si l’on voyait qu’une fille
fût comme désespérée, et qu’elle ferait bien du mal dans le monde, si elle
était renvoyée, devrait-on avoir égard à cela pour lui donner sa voix?
Nullement, ma fille; certes, elle aurait beau se désespérer, si je ne la juge
pas propre pour la religion, je ne lui donnerais pas ma voix en aucune façon ;
d’autant que Notre-Seigneur ne me fera pas rendre compte du mal qu’elle fera au
monde, mais, oui bien, de celui qu’elle eût fait en religion, si on l’eût
reçue.
Quant à ce que vous nie demandez, s’il
ne faudrait point que les jeunes professes ne donnassent leur voix quand ce
sont des filles douteuses, de crainte qu’elles ne se méprennent, ne sachant pas
faire un bon discernement? Je dis qu’après le temps marqué par le Coutumier,
elles doivent la donner; mais la supérieure et la directrice les doivent bien
instruire sur ce point, autrement elles seraient responsables des fautes qu’elles
[les jeunes Sœurs] commettraient. Si elles ont été bien enseignées et
soigneusement, et qu’elles ne fassent pas leur devoir, ce sera sur leur
conscience.
Pour retirer les voix, quand il n’en
manque qu’une, si l’on craint que l’on se soit mépris, cela dépend de la
discrétion de la supérieure, laquelle doit faire en cela ce qu’elle jugera pour
le mieux. Enfin il en faut revenir toujours là, d’approuver ce que le chapitre
fait, et il ne faut nullement se mettre en peine [423] ni en scrupule de n’avoir
pas donné sa voix à une fille qui est reçue, ou bien de l’avoir donnée à une
autre qui est rejetée. Quand on a procédé droitement, selon que Dieu inspire,
il faut demeurer en paix. Il faut bien discerner les esprits : il y en a qui
sont simples, ignorants et qui n’ont pas grande capacité pour bien servir la
religion, néanmoins, ils ne doivent pas être rejetés ; ils feront bien pour eux
et n’apporteront pas de dommage et préjudice à la religion.
Il faut regarder et considérer cela
devant Dieu et surtout la lui bien recommander; on a huit jours pour y penser,
depuis qu’on en a parlé au chapitre. Nous ne devons pas avoir de la peine [à
former notre jugement], nous voyons tant les novices! Toutes les Sœurs
professes, qui doivent donner leur voix, les doivent bien considérer, l’année
du noviciat. Certes, il faut y faire attention, mais sérieusement, et qu’on
exerce bien [les novices], le plus qu’il se peut, selon leur portée: qu’on les
fasse aides de quelque officière, comme de la robière, de la lingère,
réfectorière et semblables, afin que l’on connaisse si elles sont souples,
maniables, soumises et mortifiées. La maîtresse les doit aussi éprouver
soigneusement ; mais, savez-vous quelles épreuves? Ce n’est pas seulement de
leur faire pratiquer les pénitences marquées au Coutumier, détester leurs
fautes et semblables; ce qu’on leur dôit pourtant faire selon la coutume. Mais
la principale mortification et épreuve, c’est de bien les humilier, avilir et
de ne tenir aucun compte de ce qu’elles disent, désapprouver tout ce qu’elles
font, et telles autres épreuves qui anéantissent les passions et le naturel.
O Dieu! si cela arrivait que les Sœurs professes
disent ce qui se passe au chapitre, il faudrait bien promptement y remédier, et
les en corriger. Si ces fautes se faisaient en une maison où j’eusse du
pouvoir, certes, je leur ferais faire les pénitences que le Coutumier enjoint.
Je ne permettrais nullement que les Sœurs qui seraient tombées en ce manquement
donnassent [424] leur voix d’une année, car c’est la pénitence qu’il faudrait
donner pour telle faute, et de ne point entrer au chapitre pour dire son
sentiment, et savoir rien de qui s’y dit. C’est une étrange chose que des
femmes, quand elles ne savent pas tenir leur langue ; il ne faut nullement
souffrir que tels défauts se fassent, car ils sont trop dangereux et de grande
importance.
Pour revenir aux novices, il faut que
les Sœurs professes les avertissent fidèlement, au chapitre et au réfectoire,
des défauts qu’elles leur verront commettre ; c’est en cela qu’on reconnaît la
vertu des filles, pour voir si elles reçoivent comme il faut les
avertissements, et si elles en font profit.
On peut parler, des défauts des novices,
à la supérieure, hormis les professes qui sont encore au noviciat, qui en
doivent avertir la directrice; mais, pour les autres Sœurs, qui ne sont pas du
noviciat, il n’est pas à propos de leur laisser cette liberté, parce que, sous
le prétexte de dire à la directrice les manquements des novices, on peut dire
autre chose, et manquer ainsi à la perfection de laquelle nous devons être si
zélées les unes pour les autres.
Enfin, la directrice doit avoir un grand
soin d’animer ses novices à l’oraison et à la mortification, car ce sont les
deux principaux exercices par lesquels elles doivent s’avancer à la perfection.
Si une novice, dites-vous, pleurait en
entretenant une professe, sur la crainte qu’elle aurait d’être renvoyée, qu’est-ce
que la professe doit répondre? Rien autre, sinon dire fort doucement : Ma
chère Sœur, Notre-Seigneur ne vous manquera pas de sa grâce si vous ne lui
manquez pas de fidélité, et vous aurez sujet de ne rien craindre ; il faut se
confier en lui, il ne délaisse jamais ceux qui espèrent en sa bonté._ et
semblables paroles, fort courtement, pour la consoler, sans pourtant rien lui témoigner
de ce que l’on sait pour ce regard, si l’on est pour elle ou contre elle, si on
lui donnera sa voix, ou si on la lui refu‑[425]sera. Il faut ce bien
garder de faire cela en aucune façon que ce soit.
Or sus, pour ce qui est de donner sa
voix, quand on voit que la supérieure, la directrice et les conseillères,
nonobstant les manquements qu’on voit en elle [la novice], ne laissent pas de
la recevoir et d’avoir bon sentiment d’elle, il n’y a pas de danger de pencher
de leur côté; car elles ont plus de connaissance de leur intérieur; et puis,
Dieu donne plus de lumières aux supérieurs. Pour moi, si j’étais en doute, je
suivrais leurs sentiments [des supérieurs], comme firent nos Sœurs de Paris,
qui voulaient mettre dehors une fille, pour quelque manquement extérieur, et
moi qui connaissais que cette fille avait le cœur bon, je leur dis : « Mes
Sœurs, vous vous arrêtez à quelques défauts extérieurs ; cette fille a l’intérieur
bon, j’espère qu’elle fera bien et sera propre pour nous. » Alors toutes
donnèrent leur voix; elle fut reçue, et est maintenant une bonne religieuse.
Mais, quand je verrais une fille qui
aurait des passions bien fortes, et qui tiendrait à son propre jugement, je ne
lui donnerais pas ma voix, parce que malaisément se peut-elle guérir. Je ne la
donnerais pas non plus à celle que l’on voit indifférente à demeurer ou à
sortir, sinon que ce fut une tentation. [426]
Il est vrai ce que dit notre Bienheureux
Père, que si on lit les constitutions avec attention, l’on recevra toujours de
nouvelles lumières. Ce débonnaire Pasteur avait bien l’esprit de Dieu quand il
dit : Cette Congrégation est
principalement pour les infirmes. En lisant ce point, j’ai eu clairement
cette lumière, je voudrais l’avoir eue plutôt, car je l’aurais mise dans nos Réponses [la voici] : Il n’y a point d’infirmités
qui empêchent les infirmes de suivre la communauté; il faut absolument être
malade, ou bien sortir de quelque grande maladie pour en être empêchée et je
sais que ceci est bien vrai, par ma propre expérience : j’ai toujours été
infirme, et celles qui sont céans depuis vingt années savent que je dis la
vérité. J’ai toujours suivi la communauté, et je ne trouvais aucune peine à me
lever tout comme les autres et à me coucher de même, aller aux Offices, manger
de la viande de la communauté et faire généralement tout ce qu’elle fait. Qu’est-ce
donc que les infirmes ne peuvent pas, si elles ont tant soit peu de cœur pour
leur salut éternel? j’entends si elles veulent vivre selon l’esprit; car, si
elles veulent vivre selon la chair, elles ne manqueront pas de trouver beaucoup
de difficultés.
Six semaines après que nous fûmes
ensemble, Dieu donna commencement à la Congrégation par de grandes maladies
dont je fus attaquée, sans lesquelles il eût été bien difficile d’arrêter l’Institut
dans la douceur où il est à présent, et je disais quelquefois : Mon Dieu! vous
êtes bien provident et bien miséri-[421]cordieux de me traiter de la sorte pour
accomplir plus facilement vos desseins, qui étaient que ces maisons servissent
à la retraite des infirmes; et moi je penchais beaucoup plus du côté de la
rigueur et de l’austérité, en quoi peut-être je correspondais davantage à la
nature qu’à la grâce. Et maintenant tout est dans une telle modération, qu’il n’y
a généralement rien que les infirmes ne puissent; et s’il y en a auxquelles il
faille quelques dispenses de la règle, par l’avis et le conseil du prudent
médecin, il n’en faut qu’une en chaque monastère.
Les filles de la Visitation doivent
avoir un esprit fort courageux et relevé en Dieu, sans le rabaisser autour d’elles-mêmes.
Nous sommes aussi bien instruites que personne qui soit au monde, Dieu merci,
et il ne nous reste plus qu’à faire. Nous devrions être si fidèles à toutes les
choses que notre Bienheureux Père nous enseignait, que nous devrions comme nous
les naturaliser, pour ainsi dire, pratiquant les avis et enseignements qu’il
nous a donnés, avec autant de facilité que l’on fait les actions qui plaisent à
nos corps. Ce Bienheureux était un Saint qui enseignait la perfection dans la
perfection même ; il disait que « le désir de plaire à Dieu doit produire l’attention
à sa bonté et à la fidèle pratique des vertus. »
Or sus, vous désirez savoir qu’elle est
l’excellence de notre Institut. Ma chère fille, notre excellence consiste en l’humilité,
en la petitesse et en l’abjection, et quand cette humilité viendra à manquer,
assurément notre excellence manquera, tenons. nous donc bien pour ce que nous
sommes; car, mon Dieu, que sommes-nous au prix de ces grands Ordres de
religion, comme celui de saint Benoît, et tant d’autres qui ont rempli le ciel
et la terre de tant de saints personnages, lesquels ont tant travaillé pour la
gloire de Dieu et pour maintenir la foi catholique! Quelles Saintes avons-nous
envoyées au ciel? Enfin, nous sommes les dernières plantées en l’Église de
Dieu. Il n’y a qu’environ vingt ans que nous sommes au monde, lesquels [Ordres]
[428] avaient déjà duré mille et tant d’années, et de nous il n’en était nulle
nouvelle ; de sorte qu’ils s’étaient fort bien passés de nous, et puis, nous
voudrions nous élever et nous préférer aux autres? Oh! certes, il s’en faut
bien garder! Or, nous avons le petit Office perpétuel, grâce à Notre-Seigneur,
lequel je supplie nous vouloir miséricordieusement impétrer la perpétuité de l’observance.
Tâchez, mes chères filles, de rendre
votre vertu stable, permanente et très-solide, ce mot-là comprend tout; et
pour cela il faut qu’elle soit fondée en Notre-Seigneur; que vous n’ayez autre
chose à considérer que Lui, et que ce soit là votre. seul et unique objet. Je
veux dire : si vous vous humiliez, que ce soit particulièrement parce que Dieu
le veut ; si vous êtes recueillie et fidèle à l’oraison, que ce soit pour être
encore beaucoup plus agréable à Dieu. Si vous travaillez à la mortification de
vos passions et à vous rendre exacte dans la bonne observance, que ce soit
parce que Dieu vous l’ordonne, ainsi de toutes les autres [vertus] que vous
pratiquerez, sans jamais détourner votre vue de cette considération, pour
entreprendre ni faire aucune chose pour les yeux et la satisfaction des
créatures, mais qu’enfin Jésus-Christ soit l’unique objet de toutes vos
prétentions et de vos actions. Oui, si cela était ainsi on ne verrait point
paraître tant d’immortifications, d’inclinations, et d’aversions parmi vous, ni
tant de curiosité. Oh! certes, nous n’attachons pas assez [429] notre esprit à
Dieu, et nous ne nous tenons pas assez ramassées autour de sa sacrée présence,
car nous serions plus disposées à l’obéissance, plus indifférentes aux choses
qui ne regardent ni Dieu, ni nos devoirs ; nous ne montrerions pas tant ce que
nous agréons ou nous désagréons; comme dès qu’on parle de faire quelques
fondations, ce n’est purement que réflexions, témoignages d’inclinations, et
aversions d’aller bien plutôt à un lieu qu’à un autre, dans une grande ville
que dans une petite, tout cela n’est qu’orgueil, mes Sœurs, quelque prétexte
que vous puissiez m’alléguer. Mettez hardiment la main à votre conscience, car
il est tout clair que cela ne vient point d’aucune autre racine ; et si quelqu’une
trouve ceci dans son cœur, qu’elle le mette au jour, et sans excuse,
reconnaissant sa vanité qui la porterait à rechercher les choses qui sont les
plus excellentes selon le monde ; autrement elle se porterait un notable
préjudice, et cela ira beaucoup plus loin qu’elle ne pense. Hé ! comment donc,
comment l’entendez-vous? car que sommes-nous, je vous prie, pour tant mépriser
les petits lieux? sommes-nous des princesses et avons-nous été nées en de si
grandes villes? Avons-nous tant anobli et enrichi le monastère par nos
alliances et nos richesses? Notre-Seigneur les a-t-il méprisées [les petites
villes]? Ne les a-t-il pas toujours chéries et choisies ? Ne savez-vous pas, et
ne voyez-vous pas qu’il ne voulut pas naître eu Jérusalem, mais bien plutôt en
Bethléem, qui était une petite ville, et dans une étable.
H y a de certaines imperfections que je
ne crains aucunement, d’autant qu’elles se font par pure fragilité ; mais
celles où il y a un certain orgueil caché, et qui nous cache aussi toutes ces
mêmes imperfections, ne se laissant point voir telles qu’elles sont, je les
appréhende fort, car elles sont grandement préjudiciables.
Enfin, c’est pitié de voir notre peu de
vertu! et combien elle est frêle et chancelante, car maintenant nous aimons une
chose [430] et tantôt nous y aurons de l’aversion et du dégoût : à cette heure
nous avons du zèle et de la ferveur, tantôt nous sommes lâches et sans courage
; tantôt nous sommes douces et ardentes pour la mortification, quelque temps
après nous seront mal gracieuses, sèches, immortifiées, et toutes dégoûtées;
tantôt nous sommes recueillies, et tantôt nous serons dissipées; tantôt nous
sommes extrêmement fidèles et bien affectionnées à nos saints exercices et à l’oraison,
et tantôt nous serons toutes refroidies et négligentes; tantôt nous sommes fort
exactes à l’observance, et tantôt nous nous relâchons à l’observance. D’où
vient donc tout cela? sinon parce que nous ne sommes pas solidement vertueuses,
et que notre vertu n’est pas fondée en Notre-Seigneur ; nous faisons voir
par-là que nous travaillons purement pour quelques créatures, en considération
de quelque respect humain, et seulement pour contenter notre vanité ; de sorte
que tandis que nous avons une supérieure selon notre gré et contentement, qui
nous est agréable et qui nous tient en courage, nous ne manquons pas d’aller
toujours notre train. Mais du moment hors de la maison, l’on en voit broncher
une dans une chose, l’autre en l’autre; l’une fait une échappée d’un côté, l’autre
en fait une de l’autre; ainsi toutes, voire, même la communauté, ne manquera
pas de se relâcher en quelque chose, et d’où vient cela? sinon que vous n’êtes
pas solidement vertueuses; que vous ne regardez pas assez Dieu en la personne
de votre supérieure, et que votre vertu n’est pas fondée en Notre-Seigneur
Jesus-Christ ; car, absolument, si cela était, vous seriez assurément toujours
égales, toujours constantes, toujours ferventes et fidèles, parce que Dieu est
toujours permanent, toujours égal à soi-même, toujours bon et toujours saint.
Or, je vous dis tout ceci de sa part,
mes très chères filles; je vous supplie de le bien retenir et d’en vouloir
faire votre profit, d’autant que ce sont des choses très-désirables et très
[431] importantes. Croyez que c’est notre bon Sauveur qui vous parle et non pas
moi ; et ainsi vous devez recevoir ces choses-ci comme venant immédiatement de
sa propre bouche, car vous savez fort bien qu’en toute assemblée [faite en son
nom], il y est, il y préside, et tout particulièrement en celle-ci ; vous devez
conséquemment l’y regarder et vous affermir et fortifier en cette croyance.
Mais que sera-ce donc si nous n’avons
cette vertu solide, nous autres qui sommes si sujettes à être envoyées de part
et d’autre? Quoi donc! tout aussitôt qu’une fille se trouvera hors de céans, un
peu parmi les tracas et les divertissements, ce ne sera plus désormais que
troubles, qu’inquiétudes, que chagrins, que lâchetés, qu’infidélités et
détraquements! Elle semblait être bien recueillie, bien modeste, mortifiée, et
de bonne observance à Annecy, et néanmoins toute sa vertu s’évanouira.
Travaillons donc puissamment à notre
propre perfection, soit pour aller ou pour demeurer. Certes, nous devrions bien
consumer notre âme, notre corps, et généralement tout ce qui est en' nous, pour
le service de notre Institut. Prenons courage, et nous affranchissons
généreusement de tous ces défauts, lesquels, quoiqu’ils semblent être petits et
très-légers, nous peuvent pourtant beaucoup nuire et aux autres aussi; et qu’absolument
on ne parle plus de fondation pour témoigner ses inclinations et aversions,
pour se faire la guerre l’une à l’autre, disant Ma Sœur, vous vous en irez ici;
vous vous en irez là; celle-ci demeurera ou ne demeurera pas; enfin ces
curiosités-là ne valent rien.
Je vous mets toutes surveillantes les
unes des autres pour lions avertir de tous ces manquements. Hé! pour Dieu,
tenons-nous un peu plus en nous-mêmes, et laissons la charge de tout cela aux
supérieurs; c’est à eux de nommer et de destiner les Sœurs que l’on doit y
envoyer. Mais, pour nous, de quoi nous mêlons-nous? tenons-nous seulement
disposées à faire ce que [432] la sainte obéissance nous ordonnera, nous
laissant doucement conduire à Dieu et à nos supérieurs, soit que l’on nous
envoie en des pays fort éloignés, ou bien à trois pas d’ici; que toutes sortes
de lieux nous soient absolument indifférents autrement nous n’aurons aucun
repos, et nous ne serons jamais de vraies filles de notre Bienheureux Père et
très-saint Fondateur. En quoi devons-nous plus l’imiter, sinon en cette totale
dépendance de Dieu et de sa Providence qu’il a eue en si souverain degré
Mes chères Sœurs, il y a environ trois
semaines que je n’ai tenu de chapitre, c’est pourquoi il me tarde beaucoup de
vous voir toutes assemblées pour vous parler familièrement et vous encourager ;
ce ne sera pas un chapitre de coulpes, de corrections et de pénitences, mais
un entretien d’avertissements charitables qui partent d’un cœur tout à vous et
désireux de votre perfection, comme de vous servir tant qu’il plaira à Dieu me
conserver la vie.
Nous vous avons fait lire les défauts
que nos Sœurs surveillantes ont remarqués ; je n’ai pas voulu que l’on ait
nommé personne; mais pourtant celles qui ont fait les fautes m’entendent bien
et savent bien que je parle à elles; je les supplie de se venir accuser en
particulier ; et, si elles ne le font, je ne manquerai pas de les faire appeler
et leur dirai moi-même leurs manquements. Je me promets tant de la bonté de vos
cœurs, [433] que vous prendrez en bonne part ce que je vous dis, et que vous en
tirerez beaucoup plus de profit que si je vous faisais de grosses corrections,
et que je vous en donnasse de bonnes pénitences. Je vous conjure de le faire
et de me donner le contentement de vous voir affranchies de ces défauts, qui,
tout légers qu’ils sont, demandent néanmoins d’être corrigés, étant contre nos
observances et nos règles.
Mais vous direz peut-être que c’est bien
gêner de pauvres filles, si elles ne peuvent pas seulement se dire une parole;
non, mes Sœurs, il ne faut pas se parler en particulier, cela nous est bien
défendu par nos règles. Parlez autant que vous le voudrez aux récréations, de
la façon marquée ; mais, hors de là, ne parlez que pour chose nécessaire,
prestement, et vous retirez de même quand l’obéissance est donnée, surtout
celles qui n’ont rien à demander et qui n’ont point de charges qui les obligent
d’arrêter; et que l’on se demande, dans la chambre même de la récréation,,ce
que l’on a à se demander, qu’on ne se parle point dans les allées, et que l’on
ne se donne point d’assignation; c’est une obéissance que je donne à celles qui
font ce manquement, de ne pas parler dans les allées. J’aime beaucoup mieux
vous voir privées de votre liberté en ce monde, que de vous voir privées du
paradis en l’autre.
Or sus, mes chères Sœurs, voilà tout ce
que j’avais à vous dire ; je vous prie encore d’en vouloir faire votre profit.
Cependant, je vous remercie de toutes les prières que vous avez faites pour
moi, et vous prie de me les continuer, implorant toujours la divine miséricorde
de notre bon Dieu. [434]
[Parlant
du chapitre du livre de l’Amour de Dieu,
où notre Bienheureux Père traite de l’extase, de la volonté et de l’opération,
cette sainte Mère nous dit :]
Les vraies extases sont les vraies
vertus. Il n’y a point de doute [illusion] en l’humilité, en l’obéissance, en
la mortification et renonciation à sa propre volonté; comme, au contraire, il y
en a souvent en l’extase de l’entendement et autres oraisons extraordinaires,
lorsqu’elles ne sont pas suivies de la pratique des vertus, parce que alors ce
n’est pas Dieu qui les donne, mais le malin esprit qui voudrait tromper les
âmes par ses illusions; c’est aussi quelquefois nous-mêmes qui nous nous
imaginons des choses qui ne sont pas. Or, pour moi, je ne ferais aucun état de
ces âmes-là [qui disent avoir des extases ou grâces particulières à l’oraison]
si elles sont sans vertu et sans mortification, parce que ces vertus sont
assurément les marques de toute bonne oraison, étant chose certaine que Dieu ne
manquera jamais de donner une oraison suffisante aux âmes humbles, dévotes et
fidèles à l’observance.
J’ai toujours connu que la voie des
filles de la Visitation, parlant généralement, est pour l’oraison de se tenir
simplement en la présence de Dieu, ou de s’abandonner à lui, et c’est là qu’il
conduit infailliblement celles qui sont fidèles en ce saint exercice et à l’observance
de la règle.
Notre Bienheureux Père disait que
« ceux qui se tiennent [435] avec simplicité en la présence de Dieu se
reposent dans son sein, pendant que les autres cherchent plusieurs autres
choses ailleurs, faisant cette comparaison de saint Jean qui dormait
amoureusement sur la poitrine du Sauveur pendant que les autres mangeaient
diverses viandes en la table du même Sauveur, ajoutant, « qu’il vaut
beaucoup mieux dormir sur ce sacré oreiller que de veiller en toutes autres
postures. »
J’ai dit que toutes les religieuses de
la Visitation sont conduites en cette sorte d’oraison, si elles veulent
travailler : cela est vrai; mais ce n’est pas toutes de la même façon; chacune,
selon l’attrait particulier de Dieu en elle, y ayant une différence si
considérable et si grande des unes aux autres, qu’il y a presque autant de
divers degrés qu’il y a des âmes qui la pratiquent, le Saint-Esprit mouvant
chacune différemment selon les mesures de sa grâce ou de leurs dispositions; il
ne faut pas s’y ingérer de soi-même, mais oui bien s’y laisser conduire à Dieu
avec humilité. On connaît bien celles qu’il y attire, par la fidélité qu’elles
ont à l’observance de tout ce qui est généralement de l’Institut, par la
pratique des vertus, surtout de la mortification de l’amour de soi-même, de ses
commodités et propre volonté, car on connaît ordinairement l’arbre par ses
fruits, selon que le dit Jésus-Christ en saint Mathieu : Vous les connaîtrez par leurs fruits, il veut dire : par leurs œuvres. Ne pensez donc pas,
mes filles, attirer les faveurs de Dieu en la sainte oraison sans la
mortification.
Quand on connaît bien ce qui empêche de
faire ses actions purement pour Dieu, on n’a pas besoin d’aucun conseil, mais
bien plutôt d’une grande fidélité à suivre ponctuellement les inspirations de
Dieu. Il faut être grandement épuré et ennemi,de soi-même pour ne chercher
purement que Dieu : vous devez savoir que qui cherche l’honneur, le perdra; et
quiconque le méprise, trouvera la vraie gloire, bien qu’il ne faut pas chercher
l’humiliation pour cela, mais parce que
Dieu le veut et [436] pour sa propre perfection. Il faut être profondément
humble, sincèrement simple, et entièrement fidèle à Dieu. Il faut réserver la
tristesse pour ses fautes, encore faut-il qu’elle soit humble et confiante.
C’est le grand bonheur des âmes de se
savoir maintenir en tranquillité, non seulement lorsqu’on se trouve hors du
tracas et de l’embarras, mais principalement en se trouvant dans icelui,
faisant toutes choses sans aucun empressement, sans inquiétude, sans altération
d’esprit, avec modération, avec douceur. La vraie tranquillité et le vrai repos
en toutes ses actions, c’est de conserver la pureté de cœur et l’union de l’âme
à son Dieu; comme, au contraire, de les faire [ses actions] avec empressement,
c’est se mettre en danger de les mal faire, et, partant, d’offenser la
souveraine Majesté de Dieu. On ne saurait croire combien cette vertu [de
tranquillité] aide à l’acquisition de toutes les autres.
Il est bien vrai qu’il y a deux sortes
de tranquillité d’esprit, l’une desquelles nous pouvons toujours avoir, et c’est
celle qui se fait par la conformité de notre volonté à celle de Dieu, en la pointe
de l’esprit, rien n’est plus vrai.
On peut toujours acquiescer au bon
plaisir de Dieu, en quelque tribulation, angoisse, pressure de cœur,
aveuglement d’esprit, peine intérieure, où l’on se peut trouver, car si l’on
peut bien chanter une chanson, dire bonjour, aussi peut-on bien parler à Dieu,
quoique nous n’ayons point de sentiment de notre foi, espérance et charité, ni
même des autres vertus; mais il faut parler à Dieu de tout autre chose que de
la peine que l’on a. Je vous assure, mes filles, que lorsque l’on est bien
résolue de souffrir ces peines, cela ne gâte plus rien, car je le sais par
expérience, et notre Bienheureux Père me l’a dit fort souvent, et même trois ou
quatre années après ma retraite [du monde].
Une fois il me dit ou il écrivit :
« La croix est de Dieu, mais [437] elle est croix parce que nous ne nous
joignons pas à elle; car, quand on est fortement résolu de vouloir la croix que
Dieu nous donne, ce n’est plus croix; elle n’est croix que parce que nous ne la
voulons pas; et, si elle est de Dieu, pourquoi donc ne la voulons-nous pas? » J’ai
beaucoup souffert de ces peines intérieures, pendant l’espace de dix années,
avant que je fusse soumise à la direction de notre Bienheureux Père, car j’étais
toute champêtre, et je n’avais personne à qui les aller dire : ma pauvre âme
était si enrouillée de péchés, qu’il lui fallait bien ces feux [des peines
intérieures] ; j’ai dit : beaucoup
souffert, car c’était beaucoup pour moi. Le Bienheureux me dit ou m’écrivit
« qu’il fallait vivre de la mort même. »
Les âmes [éprouvées] sont assurément
bien favorisées lorsqu’elles ont à qui se découvrir et à parler [de leurs
peines], car par ce moyen elles sont bien soulagées. Certainement, il ne faut
que se soumettre à Dieu ; et, après cela, on est bien certain de tout ce qui
lui plaît. Pour moi, j’ai eu très longtemps de ces peines intérieures durant la
vie de notre Bienheureux Père qui ne me font aujourd’hui non plus de peine que
cela (lors elle toucha la table), et j’en ai encore qui ne me font non plus que
si elles étaient sur une montagne.
Ce Bienheureux disait à une bonne
âme : « Çà, pratiquez bien votre règle, et vous trouverez tout là. » Il
voulait que l’on se tînt particulièrement attentive à l’observance, et non pas
que l’on désirât certaine je ne sais quelle perfection extraordinaire. Il me
dit à Lyon : « On parle maintenant de tant de choses et oraisons
extraordinaires, et si peu de vertu » ; c’étaient les vertus qu’il aimait,
aussi disait-il : « Faites, faites de votre côté, et laissez faire Dieu du
sien tout ce qu’il lui plaira; il le fera toujours assez; faites seulement, et
ne vous mettez pas en peine du reste. Pour ne vous surcharger, je ne veux autre
chose, sinon que nous soyons attentives à Dieu et à nous-mêmes, faisant tout ce
qui se présentera dans la volonté [438] de Dieu, ne nous précipitant point en
toutes nos actions, ni intérieurement ni extérieurement, mais avec cette
attention à Dieu et à soi-même.
Ce mot, mes filles, ne nous précipitons
pas, veut dire : faisons toutes choses étant fort attentives à Dieu et à
nous-mêmes, pratiquant régulièrement cette sentence : Ne parlez point à la volée, ne vous précipitez point en parlant devant
Dieu, ce sont les paroles de l’Ecclésiaste. Marchons devant Dieu, ne nous
précipitons point, voilà notre pratique.
Mes chères filles, je veux bien, puisque
vous le désirez, vous dire quelques mots du dépouillement, et c’est avec
raison, d’autant que nous voici proches de la fin de l’année.
Notre Bienheureux Père a sagement
institué les changements pour nous montrer qu’il nous faut dépouiller, non seulement
des choses extérieures, mais aussi des intérieures. C’est indigne d’une âme
religieuse de s’attacher à autre chose qu’à Dieu, et de loger ses affections
ailleurs.
Ce n’est pas grand'chose, ce semble, d’être
un peu attachée aux images, au chapelet, à une croix, à une cellule, à sa
charge, néanmoins, il ne le faut pas faire, car cela servirait d’obstacle à
notre perfection, et nous ferions contre la perfection du vœu de la sainte
pauvreté, et contre l’esprit de notre Institut, qui nous montre bien que nous
ne pouvons pas même nous attacher [439] aux choses qui nous sont données pour
notre usage, puisqu’il est ordonné qu’on nous les changera. Mais d’être
attachée à sa volonté propre, à son jugement et à son opinion, à sa propre
estime, à ses intérêts et satisfactions, et de vouloir être aimée, oh! que cela
est bien plus dangereux et nuisible à notre avancement, et beaucoup plus
malaisé à découvrir et déraciner !
Or, je vous veux donner seulement deux
pratiques du dépouillement pour ne pas beaucoup charger votre esprit : c’est l’humilité
et la douceur : il se faut dépouiller de la vanité, de la bonne opinion que
nous avons de nous-mêmes.
Oh! que nous avons sujet de nous
anéantir, de nous mésestimer, et non pas d’avoir de la complaisance;
tenons-nous donc basses et petites aux yeux de Notre-Seigneur, des créatures et
de nous-mêmes; car, enfin, nous nous tenons si peu rabaissées et si peu
humiliées, que c’est pitié I Nous avons trop bonne opinion de nous-mêmes,
partant, connaissons-nous bien, et nous tenons simplement pour ce que nous
sommes; autrement nos affaires n’iront pas bien, et nous ne prendrons pas bien
l’esprit de l’Institut. Soyons donc telles, je vous supplie, mes chères Sœurs,
que l’on ne voie respirer qu’humilité en nos paroles, en nos actions et
déportements, et que cette vertu reluise davantage en nous.
La douceur, selon que l’entend notre
Bienheureux Père, nous fera dépouiller de nos inclinations et passions, et nous
rendra gracieuses envers le prochain, et tranquille en nous-mêmes, sans nous
chagriner de nos imperfections, ne recevant aucune sécheresse et dureté de
cœur, quoi qu’il nous arrive. Je vous souhaite cette cordialité et cette
douceur.
Si notre saint Fondateur n’en avait fait
un Entretien, j’en parlerais davantage, tant j’ai d’affection de la voir
régner parmi nous. La vraie douceur et dilection n’est autre chose qu’un amour
de cœur qui nous fait tirer à nous, par compassion, toutes les peines,
souffrances et défauts de nos Sœurs, pour y [440] compatir. Cette dilection
doit être si grande les unes envers les autres, que si une Sœur nous demandait
une pièce de notre cœur, nous la lui devrions donner, si c’était en notre
pouvoir.
Oh! que nous sommes bien éloignées de
ces sentiments -là, puisque même nous ne leur donnons pas librement et
gracieusement, un réchaud, un pot, une corbeille, un mouchoir, ou choses
semblables ; et néanmoins la Sœur a tout autant de part que nous à ce qu’elle
nous demande à emprunter.
Or, je sais bien que tant que nous
vivrons nous ferons continuellement des manquements, et je ne m’en étonne point
; mais de toujours commettre les mêmes, cela montre que nous ne travaillons pas
assez fidèlement à notre amendement; car dès que nous connaissons quelques
imperfections en nous, nous devrions tellement bander nos efforts de ce
côté-là, que nous nous en affranchissions, d’autant que ces imperfections étant
corrigées, il en renaîtra d’autres, et ainsi nous avons assez d’ouvrage, et
Notre-Seigneur a coutume d’en laisser pour nous tenir en humilité. Mais, pour
Dieu, prenons un grand courage, et quand nous aurons commis quelques fautes, ne
craignons point de mettre les genoux en terre, pour demander pardon à la Sœur
envers laquelle nous avons failli, et nous réparerons suffisamment notre défaut
devant Dieu et devant les créatures; mais qu’on ne néglige pas, je vous prie,
cette pratique, qui nous doit être en recommandation particulière, puisqu’elle
nous a été conseillée et recommandée par notre Bienheureux Père.
C’est un des plus sensibles crève-cœur
que nous puissions avoir à l’heure de la mort, que de n’avoir pas bien vécu et
fait notre profit des avertissements et corrections qui nous auront été faits,
et même des enseignements qui nous auront été donnés. Oui, nous aurons beaucoup
de regrets en ce passage-là, et je vous puis assurer que ce sera un des plus
sensibles, car nous verrons bien que cela aura été la cause du peu d’avancement
que nous aurons fait. Or, prenons donc garde à nous, et [441] faisons bien
pendant que.nous en avons le temps; nous devons cela à Dieu et à notre
perfection, rendant nos âmes pures et agréables à sa divine Majesté : nous y
sommes étroitement obligées par le devoir de notre vocation, et nous devons cet
accroissement de gloire accidentelle à notre Bienheureux Père. Pour moi, je ne
suis pas digne d’être mise en considération ; mais je sais pourtant que l’amour
filial que vous me portez, mes chères filles, vous fait désirer ma consolation.
Véritablement, je n’en ai point de plus
grande en ce monde, que de voir mes Sœurs faire leur devoir et s’avancer à la
perfection; comme aussi ma plus grande douleur serait d’en voir quelques-unes
de lâches et négligentes qui ne travaillent point à leur avancement, de sorte
que ce qui m’afflige ou me console en ce monde, c’est le bien ou le mal de nos
Sœurs, car l’amour maternel que je leur porte me fait désirer leur bonheur et
profit spirituel. Pour moi, je suis la plus défaillante de toutes; mais, grâce
à mon Dieu, je ne pèche point de propos délibéré. J’espère que si vous priez
bien pour moi je nie relèverai de mes misères et que je ferai beaucoup mieux
mon devoir à l’avenir. Je sais que vous faites toutes de même, et que vous ne
péchez point avec réflexion. Prions bien les unes pour les autres ; non seulement
pour celles avec qui nous vivons, mais
encore pour toutes celles de l’Institut, car je souhaite ardemment que
tous nos monastères n’aient qu’un seul cœur et une seule âme en Dieu. [442]
Je suis bien aise que nos Sœurs fassent
bien la récréation, car il faut bien faire l’action présente, et c’est une
bénédiction de Dieu sur toutes nos maisons. Mais il faut faire l’oraison aussi
bien que la récréation. C’est une chose nécessaire aux filles que de bien se
récréer; mais, quand l’on est sujette à faire des éclats de rire, il faut, en
dressant son intention, faire un petit regard sur cela.
Vous demandez, ma chère fille, comme il
faut dresser son intention, et si, quand on fait ses actions sans y prendre
garde, et que l’on se redresse ensuite, si elles ne sont pas valables? Oui, ma
fille, car quand vous avez offert à Dieu, le matin, toutes vos actions, il faut
marcher en simplicité. Notre Bienheureux Père dit qu’il ne faut pas tant d’exercices
spirituels, mais qu’il les faut bien faire.
Vous demandez comme il faut marcher en
simplicité avec Dieu? Il ne faut point faire de réflexions sur ce que l’on nous
dira. Une Sœur vous viendra prier de quelque chose : eh bien, il le faut faire
simplement et penser à Dieu, le faisant, sans réfléchir sur ce qu’elle nous
aura dit, et c’est marcher en simplicité. Comme quand vous rendez compte, il
faut dire simplement ce que vous savez.
Vous dites, quand on rend compte et que
l’on biaise un peu, afin que l’on ne connaisse pas la chose comme elle est, si
cela est marcher droitement devant Dieu? Non, ma fille; nous ne venons rendre
compte que pour nous humilier, et afin de faire [443] connaître qui nous sommes
; si je savais qu’une de nos Sœurs aimât bien son abjection et qu’elle s’humiliât,
vraiment j’en serais bien aise, car je n’aime point ces coulpes que l’on dit
[en direction :] J’ai parlé trop haut..., j’ai fait des éclats de rire... ; des
choses que tout le monde sait et a vues; mais il faut dire les pensées qui nous
peuvent bien humilier et mortifier.
Vous demandez comme il faut garder l’unité
avec Dieu? Ma fille, il faut bien observer votre règle, bien faire ce que votre
supérieure vous ordonnera, tout ce que nos Sœurs vous diront et être bien
condescendante ; quand vous observerez bien tout ceci, vous conserverez votre
union avec Dieu.
Je désirerais bien que nos Sœurs soient
ferventes, non de cette ferveur que l’on ressent, qui fait soupirer gros, mais
d’une bonne résolution.
Il faut travailler, car si Dieu a fait
des grâces particulières à quelques Saintes, comme à sainte Catherine de Gènes,
sainte Madeleine et plusieurs autres, lesquelles ont eu prou peine et travail
parmi les tentations, il ne serait pas raisonnable que nous eussions les vertus
sans peine. La bonne Mère Thérèse dit que si nous voulons, nous acquerrons le
recueillement en un an, voire, en six mois, même en trois; mais il faut aimer parfaitement. Saint _Augustin dit
: Aime et fais tout ce que tu voudras…..
Ma fille, je n’aime point qu’on pratique
cela, de prendre les intentions [de la supérieure.] Vous les pouvez néanmoins
prendre pour la charité; comme, par exemple, si une Sœur avait mal au cœur, il
faudrait aller querir quelque cordial pour lui en donner; et, quand elle est
malade et qu’elle est couchée près de vous, si elle a besoin de quelque chose,
ou bien d’être recouverte, il le faut faire, car alors la charité nous fait courir,
et c’est l’ intention de la charité
et de la nécessité. Mais de dire : Ma Mère,
j’ai pris votre intention pour faire cela; vous avez plutôt pris celle de
votre inclination. Oh! je n’aime point [414] cela. Enfin, la vraie règle des
filles de la Visitation, c’est l’humilité et la douceur envers le prochain.
Il est vrai que c’est une rude chose de
changer si souvent de charges, mais il le faut, et que les supérieures
renversent tout que les directrices soient un peu portières, les portières un
peu dépensières, etc. L’on fait ainsi à Annecy et je faisais de même à N...,
parce que ces filles étaient un peu sujettes à la vanité ; je les changeais de
trois en trois mois. Quelquefois, je mettais de jeunes Sœurs officières, et les
anciennes, leurs aides, ce que notre Bienheureux Père ayant vu, il en fut bien
aise. Ma Sœur, vous les devez tantôt faire monter au grenier, puis les faire
descendre à la cave, et ainsi toujours changer. Si elles n’étaient pas capables
de cela, il les y faudrait rendre; car la constitution ne dit-elle pas, qu’on
leur enseignera que la Congrégation est
une école de la mortification des sens et de l’entière abnégation de sa propre
volonté…….
Je remarque que nos Sœurs ont un grand
désir de la perfection; mais elles ne peuvent se mortifier. Je ne conseillerais
pas que l’on demandât les mortifications, les humiliations, les robes rompues,
mais se tenir prêtes quand on les donnera, et cela est ne rien demander, ni rien refuser.
Il est malséant à une religieuse de lui
voir toujours les mains à travers une grille. Oui, ma Sœur, c’est trop de
demeurer une heure au parloir; c’est bien assez d’une demi-heure, si ce n’est
en quelque occasion particulière. Aller au parloir à l’heure des Offices et de
l’oraison, cela ne se doit jamais faire que pour des grandes occasions; et, si
ce sont des amis, ils doivent savoir le temps des Offices et de l’oraison et
leur dire, après la première fois : C’est maintenant le temps de notre oraison,
si vous désirez de me parler, il faut revenir à une telle heure. La règle ne
dit-elle pas que l’on ne retirera point
les Sœurs des Offices, de l’oraison et du réfectoire que pour de pressantes
occasions?[445]
Mes très chères filles, si nous sommes
bien unies les unes avec les autres, nous marcherons à grands pas à la
perfection. Cette union est tellement nécessaire aux filles de la Visitation
pour conserver leur esprit, que lorsqu’elle manquera, l’esprit de l’Ordre
défaudra. Cette union ne doit pas seulement s’étendre à cette maison, mais
généralement à tous les monastères de l’Ordre, et lorsque nous verrons que les
autres auront besoin de quelque chose, soit pour le temporel, soit pour le
spirituel, nous les devons aider d’aussi bon cœur que si c’était pour nous-mêmes,
voire, de meilleur cœur, s’il se pouvait. C’était l’intention de notre
Bienheureux Père et son désir, comme, au contraire, ce lui eût été un grand
déplaisir de voir de la désunion entre nous…..
Nous ne devons chercher en toutes choses que la plus grande gloire de
Dieu, et faire à autrui ce que nous voudrions qui nous fût fait, car nous
devons autant aimer le repos de nos Sœurs que le nôtre propre.
La marque de l’amour de Dieu, c’est l’amour
du prochain, et cette parole que le Fils de Dieu dit à ses Apôtres : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous
ai aimés, nous y doit bien exciter.
Vous me demandez encore, comme il se
faut comporter quand il nous vient des pensées d’envie contre celles que nous
voyons être plus estimées que nous, et qu’on emploie en des charges honorables?
À cela, je vous dirai, que notre Bienheureux Père avait tellement d’estime du
prochain, qu’il ne le re-[446]gardait jamais que comme la vive image de
Jésus-Christ, et non jamais ses imperfections, mais la vertu qui y était; et, s’il
n’y en connaissait aucune, il y regardait la grâce de Dieu en l’âme. Mes chères
Sœurs, lorsque nous regarderons les vertus qui sont en nos Sœurs, nous les
estimerons. Il est impossible d’aimer une personne si on ne l’estime; cet amour
sera solide, et ne sera point sujet à changement ; et ne laissons point
emporter notre esprit à ces tricheries d’envie et de jalousie contre celles que
nous croirons être estimées et louées.
Je vous conjure, mes chères filles, de
ne point désirer l’agrandissement des maisons par les biens temporels, comme
de regarder que celles qu’on reçoit aient beaucoup ; mais regardons plutôt si
elles sont bien douces et bien humbles. Cette vertu d’humilité doit être le
fondement de notre Institut. J’ai ouï dire à notre Bienheureux Père, qu’il y
avait une fois une religieuse d’un Ordre déchu de sa première ferveur, laquelle
lui dit : « Monseigneur, vous établissez un Ordre, mais quand il y aura aussi
longtemps qu’il aura été établi que le nôtre, il ne fleurira pas plus que
celui-ci. » Il lui fit une réponse à sa façon accoutumée: « Nous y mettrons bien ordre, lui dit-il, et ferons les fondements si bas, et prendrons
garde à ne pas élever le toit si haut; et, par ce moyen-là, il ne sera pas si
facile à abattre. »
Il disait encore : qu’il ne pouvait
souffrir qu’on prît si fort garde de recevoir des filles droites, grandes, de
belle taille.
Vous dites, si une fille croyait n’avoir
point de jugement, si ce ne serait pas une marque d’humilité ? L’humilité et la
vérité est une même chose ; mais ce serait une vanité de croire d’avoir un bon
jugement, et s’arrêter en ces pensées. C’est avoir bon jugement que de le savoir
bien soumettre à ce que l’on veut de nous; et, lorsque nous y résistons, c’est
une marque infaillible que nous n’avons point un bon jugement ; car, pour l’ordinaire,
celles qui croient en avoir n’en ont point.
Nous devons toujours nous ressouvenir de
ce qui est en nous [447] de plus abject, pour nous humilier devant Dieu toute
notre vie, et devons avoir un grand amour de notre abjection, et notre
Bienheureux Père disait, « qu’il ne se faut pas s’étonner des défauts que l’on
voit au prochain, pourvu qu’il ait la volonté de s’en corriger ! Il était
ennemi des immortifiées. Pour moi, j’aimerais mieux voir une fille manger hors
du repas, et commettre des imperfections grossières, que d’en voir une autre
en commettre d’orgueil, de duplicité, d’opiniâtreté et mutinerie ; car
celles-ci sont bien plus dangereuses et bien plus contraires à l’esprit de l’Ordre;
pourvu que l’autre veuille se découvrir et en dire sa coulpe, l’abjection qu’elle
en reçoit lui sert pour s’en humilier profondément devant Dieu, le reste de sa
vie.
Vous dites, ma fille, si ce n’est pas un
grand manquement de murmurer quand la supérieure ne laisse faire que six ou
sept jours de retraite? Le murmure ne vaut rien en toutes façons, ma chère
fille, mais surtout quand c’est contre la supérieure, et que l’on trouve à
redire contre ses ordonnances; car il est en son pouvoir de faire faire la
retraite plus courte ou plus longue, selon qu’elle le juge à propos, ainsi que
la constitution dit. Il se faut bien garder de ces petits murmures, car nous devons
regarder notre supérieure comme Jésus-Christ en terre. Lui-même a dit : Qui vous écoute, m’écoute, qui vous
méprise, me méprise. Voyez, je vous prie, ce que nous faisons quand nous
contrevenons à ces ordonnances, et voulons examiner ses actions [de la
supérieure] et lorsque nous y contrevenons, infailliblement nous résistons à l’esprit
de Dieu, et suivons l’instinct du diable.
Notre Institut nous porte à l’humilité
et bassesse, et ne veut point que nous fassions des choses qui nous puissent
faire surestimer; car, pour l’ordinaire, l’esprit humain s’attache à ces
choses apparentes, et ne regarde point à mortifier l’intérieur, qui est ce que
Dieu demande de nous. J’ai ouï dire à notre Bienheureux Père que « qui est
fidèle en la pratique de ses rè‑[448]gles, trouve assez à faire. » Quand
la pensée nous vient de baiser les pieds à nos Sœurs, il les faut baiser en
esprit et se tenir au-dessous de toutes. C’est néanmoins une meilleure marque à
une commençante de la voir portée à faire des pénitences, pourvu qu’elle soit
soumise au jugement de ses supérieures, que d’en voir une autre pesante et
paresseuse. Les pénitences sont bonnes quand elles nous sont ordonnées par la
supérieure, car elle connaît celles à qui elles sont nécessaires; mais d’en
faire de notre tête et de notre propre mouvement, cela ne se doit pas. La
supérieure, qui est le gouvernail, doit ordonner des pénitences selon les
fautes que l’on commet, car ce n’est pas à dire qu’il ne faille mortifier les
défaillantes.
Vous dites, ma chère fille, si une Sœur
pensait que la supérieure n’aurait pas assez d’expérience pour la conduire à la
perfection où Dieu l’appelle, croyant en elle-même que les mortifications lui
sont nécessaires pour sa perfection, et la supérieure lui dit que non ; comme
il faut faire à cela? O Jésus ! il se faut bien garder d’écouter telles pensées
c’est un signe d’un grand orgueil et présomption. Si une fille avait ces
pensées, il y aurait grande pitié en elle, et aurait grand besoin d’humilité,
et devrait sans cesse demander à Notre-Seigneur la lumière pour se bien
connaître ; car de penser se mieux connaître soi-même que la supérieure, c’est
une tromperie de notre esprit. Lucifer ne voulut pas s’assujettir à son Dieu,
qui l’avait créé si beau et si parfait; et, se voulant trop fier en son
excellence, fut perdu misérablement. Le grand saint Michel, voyant sa
présomption, prit la cause de son Maître en main, et dit : Qui est comme Dieu? et le jeta hors du paradis. Nous pouvons dire
de la supérieure : Qui est comme la
supérieure? car elle tient la place de Dieu, et ainsi, renverser notre
propre jugement, et devons croire qu’elle a la lumière pour connaître par
quelle voie il nous faut conduire. Ma fille, ceci s’étend bien loin, nous en
parlerons une autre fois. [449]
Vous demandez si ce serait une bonne
marque à une fille de la Visitation de désirer de changer de monastère? Non,
certes, fille. Quand une Sœur a le désir de changer de
monastère, c’est signe qu’elle a l’esprit léger et ne l’a guère solide, et a
dans son âme quelque passion mal mortifiée. Vous dites : Mais si c’était
qu’une supérieure ne connût pas bien mon esprit, et me voulût conduire
autrement qu’il ne faudrait, ne serait-il pas permis de le représenter? Voilà
un beau prétexte, certes, et qui témoigne que l’on a de la vanité. Il y en eut
une qui me fit une fois cette proposition, et me mandait qu’elle avancerait
plus, ce lui semblait, sous ma conduite que non pas sous la supérieure qu’elle
avait. C’est une tromperie de l’imagination, et une démangeaison d’esprit qu’il
faut mortifier. Il se faut grandement humilier quand ces désirs frivoles nous
viennent, car, que feriez-vous à cela? Notre Bienheureux Père dit qu’il ne faut
jamais ouvrir la porte à celles qui le désirent; car, pour changer de lieux, on
ne change pas d’habitants; on trouve toujours les mêmes choses à faire et les
mêmes difficultés. » Si vous êtes immortifiée, vous trouverez toutes choses
difficiles.
Mais, si on avait pour supérieure une
jeune fille qui n’eût pas de l’expérience et qui n’eût pas demeuré dans le
monde, ni passé par la mortification, si elle serait aussi capable d’entendre
les peines qui peuvent survenir aux esprits? À cela je vous dis : que la grâce
est au-dessus de toute expérience; car, si elle se confie en Dieu et qu’elle
soit humble, Dieu ne manquera jamais de lui donner la lumière nécessaire pour
la conduite de ses filles; et les inférieures, pourvu qu’elles soient bien
obéissantes, quelles supérieures qu’elles aient, n’iront jamais que par une
voie bien assurée, car le vrai obéissant ne périra jamais. Pour moi, si j’avais
une supérieure de sept ans, je crois que je lui obéirais de tout mon cœur,
pourvu qu’elle ait l’esprit de Dieu. Ce serait une belle façon d’obéir, que de
ne se vouloir soumettre qu’à une supérieure qui serait à notre goût, qui fût
bien [450] douce et qui nous supportât bien en nos imperfections; au contraire,
c’est une obéissance très-parfaite d’obéir à une supérieure qui n’aurait pas
ces conditions-là, et qui nous mortifierait très bien. Nous serions bien plus
heureuses, dis-je, si on nous en donnait une de la sorte ; car, si nous étions
fidèles, nous ferions un grand avancement en peu de temps, à l’exemple d’un
saint religieux qui fut si fidèle à la mortification, que jamais il ne se
voulut plaindre de la conduite de son supérieur qui avait l’esprit altier et
absolu, et qui mortifiait sans raison ce jeune religieux, lequel disait : «
Non, Seigneur, quand je devrais mourir, je lui obéirai toute ma vie. » Et
lui-même a dit qu’il croyait que Dieu lui avait donné ce supérieur-là pour son
bien, et qu’il avait plus avancé sous lui qu’il n’avait fait toute sa vie sous
un autre, et croyait qu’il eût été perdu sans ce malgracieux supérieur. C’est
la vérité que la vertu se connaît en ces occasions-là, car il est bien aisé d’être
vertueux sous un supérieur qui est bien entendu. Quelquefois Dieu permet que
nous ayons de ces malgracieux supérieurs, pour voir si nous lui serons fidèles.
Je me souviens d’une supérieure, qui, en sortant de sa charge, emporta toute la
perfection de ses filles; or, si nous ne regardions que Dieu, pourquoi n’obéirions-nous
pas à une supérieure comme à l’autre?
Vous dites : si c’était une fille qui
eût été nourrie dans des charges honorables, et n’aurait pas passé par la
mortification, s’il n’y aurait pas à craindre? Je vous dis que ce n’est pas aux
inférieures à prendre garde à cela, mais, oui bien, si elle a l’esprit de l’Ordre.
Vous ne pouvez savoir' si elle n’a pas été mortifiée. C’est un bon signe quand
la supérieure emploie une Sœur en des charges honorables et qu’elle est estimée
d’elle; car, si elle la croyait imparfaite, elle ne l’y emploierait pas. Pour
moi, je ne ferais guère d’état d’une fille qui ne serait pas estimée de sa
supérieure, pourvu que je reconnaisse en la supérieure, l’humilité, la charité
et le zèle de la perfection de ses [451] filles; au contraire, je ferai
beaucoup d’état d’une que je verrais estimée d’elle.
Si une supérieure, nouvellement élue, ne
faisait pas observer ce que la précédente avait coutume de faire? Je réponds
que, pour les choses indifférentes qui ne sont ni commandées ni défendues, il
n’y faut pas prendre garde, car il est bien dangereux de pointiller sur les
actions de la supérieure. Néanmoins, si c’est chose contraire aux
constitutions, j’aimerais mieux le dire à elle-même, avec humilité, que non pas
à sa coadjutrice, car notre Bienheureux Père dit « que les plus confidentes
sont les meilleures. »
Vous dites : si les conseillères
devraient parler entre elles des manquements qu’elles voient commettre à la
supérieure? Non, elles ne le doivent pas faire, non plus que les autres Sœurs;
car, si elles voient des manquements, elles doivent faire comme je viens de
dire, mais avec beaucoup d’humilité et de simplicité : « Ma Mère, il me
semble que Votre Charité manque en cela et en cela » ; et la supérieure
serait bien maussade si elle ne recevait cet avertissement de bon cœur.
Vous demandez si les surveillantes
doivent aller dans les cellules des Sœurs et dans les chambres de celles qui
ont des charges? Non, elles n’y doivent point aller sans congé, non plus que
les autres, si la supérieure ne le commet à quelqu’une, et ne doivent lever la
vue qu’une ou deux fois, au plus, là où les Sœurs sont assemblées. Nous avons
tant de surveillantes ! Nous avons la supérieure et l’assistante, qui doivent
prendre garde aux manquements que les Sœurs font. Il ne se faut pas tant
tourmenter pour remarquer et éplucher les fautes des Sœurs. Chacune y est pour
soi en particulier. Je dis même que la supérieure ne se doit point tant peiner
à cela.
Vous demandez quelles imperfections l’on
doit dire au réfectoire quand on les demande? Il faut dire celles que nous
voyons faire plus ordinairement et n’en dire qu’une ou deux, car je [452] n’approuve
pas que l’on soit un quart d’heure, par manière de dire, à l’oreille d’une
Sœur, pour lui dire ses imperfections, car cela étonne une pauvre fille, de lui
en dire tant à la fois, et celles qui les disent se peuvent très bien contenter
en disant bien le fait aux autres. C’est pourquoi, quand quelqu’une demande ses
imperfections, il se faut grandement anéantir en soi-même, et les dire avec
beaucoup d’humilité, car l’on peut fort bien manquer en cela; il serait mieux
toutefois d’en dire de grosses en particulier, que d’en avertir, pourvu que
cela se fasse avec charité.
Il ne faut jamais demander de parler en
particulier à ses parents, et c’est bien assez de leur écrire une ou deux fois
l’année; il ne faut pas non plus faire d’ouvrage pour eux.
Pour moi, je n’approuve point que l’on
ait tant d’inclination à nous étendre et faire beaucoup de maisons, car, disait
notre Bienheureux Père, « ce n’est pas par la multiplicité des maisons que
Dieu est glorifié, mais, oui bien, par la fidélité d’une chacune à l’observance
des règles. »
Vous désirez savoir, mes chères filles,
comment il faut faire pour rendre compte courtement, clairement et simplement?
Je vous dis que c’est une chose
grandement importante que la reddition de compte. [453]
La première chose qu’il faut faire, c’est
d’y aller et procéder avec une grande sincérité de cœur, comme étant
véritablement devant Dieu, et ensuite dire fort brièvement ce que nous avons
à,dire. Si nous avons une supérieure nouvelle qui ne nous connaisse pas, comme
on en change assez souvent en nos maisons, il faut bien lui dire par le menu ce
que nous faisons; mais, à la supérieure à laquelle nous rendons compte tous les
mois, il n’est nullement besoin de faire tout cela, ni d’en agir de la sorte,
car elle nous connaît assez d’ailleurs. Il nous faut donc rendre compte
courtement, brièvement, et dire : Ma Mère, j’ai été ce mois-ci grandement
fidèle ou infidèle à rejeter les distractions pendant l’oraison, et je m’y suis
arrêtée volontairement, en telle ou telle occasion..... ou bien dire : Ce
mois-ci, je n’ai pas eu tant de distractions à l’oraison, j’ai fait tous mes
efforts pour les pouvoir rejeter ; j’ai été beaucoup plus attentive à suivre
mon point d’oraison..... et s’il est fortuitement arrivé quelque chose d’extraordinaire,
il le faut dire.
Il y a des filles qui viennent dire : J’ai
fait l’oraison sur la flagellation de Notre-Seigneur..... j’ai considéré sa
patience….. j’ai en affection d’être beaucoup patiente….. et elles ne disent
rien plus. Il ne faut pas faire comme cela, mais dire : J’ai senti mon esprit
bien plus recueilli et attentif à Dieu j’ai
eu une telle et telle affection à me mortifier..... Et puis, pour l’obéissance,
il faut dire généralement tous les manquements que l’on y a faits, autant qu’on
le peut, parce que cette Congrégation est établie universellement dans une
parfaite obéissance.
Pour ce qui regarde la mortification, il
faut dire : J’ai été fort lâche ou fidèle à la pratiquer…… j’en ai laissé passer beaucoup de bonnes
occasions, par ma pure faute et par ma négligence…. ou bien : j’ai été plus fidèle à n’en pas
tant laisser passer sans en tirer profit.....
Il ne faut pas dire par le menu toutes
les pratiques des vertus que l’on a faites, comme : d’avoir donné un siège, ou
bien [454] d’avoir mortifié la curiosité en quelque chose ; mais, si on avait
fait quelque pratique de vertu extraordinaire, il la faudrait dire……
Il me souvient d’avoir vu une fille qui
semblait, quand elle venait rendre compte, qu’elle apportait un couteau pour s’égorger
: elle exagérait si bien ses fautes, que les plus petites et les plus légères
elle les faisait paraître aussi grosses que des montagnes, et il lui semblait
qu’elle ne faisait jamais rien qui vaille, ne disant jamais aucune pratique de
vertu ; il ne faut pas faire comme cela; ains dire tout simplement et le bien
et le mal.
Que dites-vous, ma chère fille, comme il
faut faire pour vivre dans une pureté immaculée
et tout à fait angélique, pour ne
vivre et ne respirer que pour notre Époux céleste? Votre demande, ma chère
fille, porte sa réponse. Il faut faire comme vous le dites : mais pour vivre
évangéliquement, nous ne devons avoir que notre corps en terre et notre cœur au
ciel, selon que le Texte Sacré nous enseigne par ces paroles : Votre conversation doit être dans le ciel.
La conversation des Épouses de Jésus-Christ doit être toute innocente, toute
pure et toute angélique, comme devant toujours être dans les cieux et avec Dieu
même. Ainsi, à l’imitation des Anges, une vraie religieuse ne doit vivre que
pour Dieu, ne parler que de Dieu, ne s’occuper que de Dieu, ne désirer que la
gloire de Dieu, ne se réjouir qu’en Dieu et se contenter de Dieu.
Vous dites, ma fille, s’il ne faut pas
aimer une Sœur que l’on verrait bien vertueuse, beaucoup plus qu’une autre qui
ne le serait pas tant? Je vous dis, ma fille, qu’il faut aimer également nos
Sœurs; mais pourtant il faut toujours aimer et honorer la vertu dans ceux en
qui elle se trouve véritablement.
Notre Bienheureux Père le dit
excellemment bien dans un de ses Entretiens; mais il ne faut pas examiner
celles qui sont plus vertueuses ou celles qui ne le sont pas tant, car
Notre-Seigneur [455] n’a pas dit : Aimez le plus parfait, mais il a dit : Aimez-vous les uns et les autres comme je
vous ai aimés.
[Une
Sœur voulant répliquer quelque chose,notre digne Mère lui dit :]
Laissez-moi faire, car les paroles de Dieu doivent être dites fort posément,
avec tranquillité et dévotion, et une seule mériterait bien d’être écoutée avec
beaucoup de recueillement et d’attention. Nous ne devons donc rien épargner
pour le bien de notre prochain, non pas même la santé, s’il en était besoin,
tout à l’exemple de Notre-Seigneur qui ne s’est pas contenté de dire qu’il nous
aimait, mais il a donné son sang et sa vie pour nous. Et au dernier sermon qu’il
fit à ses Apôtres, à la Cène, il leur dit : Aimez-vous
les uns les autres comme je vous ai aimés, car c’est là mon Commandement.
Dans l’ancienne Loi Dieu avait bien
donné des Commandements à Moïse d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son
âme, de toutes ses forces, et le prochain comme soi-même, mais quant à
maintenant, dans la nouvelle Loi, Notre-Seigneur ordonne à ses Apôtres (c de s’aimer
les uns les autres comme il les avait aimés », et dans un autre lieu il leur
dit ces paroles expresses : C’est
ici mon Commandement, que vous vous aimiez les uns les autres ; car encore
bien qu’il eût fait tous les autres commandements, il appelle néanmoins
celui-ci par excellence et par éminence, SON COMMANDEMENT.
Quand on nous accuse et que l’on nous
avertit de quelques manquements, comme par exemple : de lever la vue, de faire
des répliques à l’obéissance, et tels autres défauts, et qu’ensuite de cela on
parle mal gracieusement aux Sœurs qui nous ont donné cet avis, cela provient de
ce que nous ne considérons pas assez le Commandement que Notre-Seigneur nous a
fait d’aimer le prochain comme nous-mêmes. Mais, ô Dieu, mes chères filles, il
faut être si réjouies que l’on voie nos manquements, et si vous n’avez pas fait
ceux dont on vous avertit, humiliez-vous, en croyant que vous en avez fait cent
autres [456] bien encore plus grands, qui sont cachés à vos yeux ; et puis on
ne peut jamais nous accuser à tort, car nous faisons ordinairement quantité de
manquements sans les connaître.
Oh ! que c’est un grand bonheur que l’on
nous fasse voir nos défauts avec charité ! Hélas ! voyez-vous Notre-Seigneur
qui est l’innocence et la pureté même, à qui on disait : endiablé, ivrogne,
séducteur du peuple ; et, pourtant, parmi tous ces diffamants opprobres, jamais
il ne témoignait d’en avoir aucun sentiment; il ne prononça aucune parole, ou
pour se plaindre ou pour se justifier.
Recevez donc généralement tout ce qui
vous arrivera, quoi que ce soit, avec amour, et comme provenant immédiatement
de sa sainte main, qui ne permet jamais qu’il nous arrive chose quelconque qui
ne tourne à notre plus grand bien, et pour nous faire beaucoup mériter.
Quelquefois il permet, ce bon Sauveur,
que l’on nous accuse de choses que nous n’avons pas faites, pour éprouver si
nous avons de l’amour pour lui, et si nous voulons bien l’imiter en quelque
chose ; c’est pourquoi il faut aimer de tout notre cœur celles qui nous
avertissent, et les embrasser fort amoureusement en esprit, sans prendre garde
ni écouter le sentiment naturel qui nous en vient ; il faut pour lors tordre
son cœur comme une serviette, et le faire venir à la raison.
Nous devons être toutes capables des
défauts les unes des autres ; il ne faut, en façon quelconque, s’en étonner,
car si nous demeurons pendant un temps sans tomber en faute, viendra un autre
temps, où nous ne ferons que faillir, et nous tomberons dans plusieurs
imperfections, desquelles il ne faut pas manquer de faire un bon profit, en
aimant l’abjection qui en revient, souffrant avec patience le retardement de
notre perfection, faisant continuellement tout ce que nous pouvons pour notre
avancement, et de bon cœur.
Travaillez tout de bon pour vous rendre
fidèles à Notre-[457]Seigneur. Il faut, mes filles, vous résoudre à mourir à
vous-mêmes, à vous rendre tout à fait dignes de votre vocation, car
Notre-Seigneur vous demandera un compte sévère et très-exact des grâces et des
talents qu’il vous aura confiés.
On me dit que les officières s’exemptent
facilement des communautés, mais avec congé. Je vous dis qu’il ne faut pas le
faire, bien qu’avec permission, sans la vraie nécessité ; autrement la faute
est pour celle qui la demande et non pour celle qui la donne. Il faut, dans ces
occasions, prendre toujours l’avis de la discrétioy et de la charité ; surtout
les infirmières ne doivent rien laisser à faire autour des pauvres malades, à
quelque heure que ce soit, de ce qui est de la nécessité et de la charité,
parce que c’est là une première obéissance. Mais surtout, ce à quoi il faut
prendre garde, c’est de ne point perdre de temps, en sorte qu’il ne soit besoin
de prendre celui des exercices pour faire ce que nous aurions pu faire, au lieu
de nous amuser à parler ou à faire des petites choses qui se peuvent différer.
L’économe doit assurément assister aux
communautés, et lorsqu’on a besoin d’elle, on la sonne; il ne faut pas qu’on
craigne de mal édifier de la sonner souvent, parce qu’on sait bien qu’elle a
des affaires qui ne se peuvent pas souvent remettre.
Pour la grande jardinière, je voudrais
qu’elle fût des Sœurs domestiques, d’autant que c’est un exercice de fatigue et
qui [458] requiert de l’assiduité à y travailler le matin après Prime, et
pendant l’assemblée, pour y planter des herbes ou pour aider à le nettoyer;
cela sert même de récréation.
Prenez garde, mes filles; n’attendez pas
de venir demander vos congés à la supérieure, lorsque vous la voyez plus
préoccupé e des affaires, pour les obtenir plus facilement. Il est vrai, la
supérieure se doit toujours rendre attentive, mais il faut aussi que vous usiez
de discrétion et de simplicité dans ces occasions.
Il ne faut pas, sous prétexte qu’on ne
fait rien à l’Office, s’en exempter souvent; parce que, si bien vous ne chantez
pas, vous faites toujours votre devoir en assistant, en chœur, avec modestie et
attention à Dieu. La supérieure peut pourtant, en cela comme du reste,
dispenser selon la nécessité.
Il n’y a rien, mes filles, qui maintient
tant le bon ordre d’une maison religieuse que de voir les communautés bien
suivies et nombreuses.
La supérieure peut commander ; si elle
commande bien, à la bonne heure ; si elle commande mal, la faute sera sur elle,
et vous ne rendrez pas compte de ce que vous faites par obéissance. C’est à
nous d’obéir : si nous obéissons bien, Dieu nous bénira; si nous obéissons mal,
et que nous demandions des congés non nécessaires, la faute sera sur nous. Si
la supérieure accorde les congés à une qu’elle affectionnera, qui ne soient de
nécessité, alors la faute sera à toutes deux.
L’on dit que nos Sœurs se récréent fort
bien durant la récréation, mais qu’elles ne pensent point aux congés qu’elles
ont à demander [aux obéissances], et qu’elles vont, à toute heure, trouver la
supérieure pour les avoir? Pour cela, je ne sais point d’autre remède pour les
faire amender que de leur dire doucement : Ma Sœur, venez à l’obéissance de
midi, de ce soir, ou de demain, et je vous donnerai la permission que vous
demandez. Cela les rend attentives à leur devoir. Mais si ce qu’on demande est
nécessaire, il faut le leur permettre, et leur dire qu’on le [459] refusera si
elles ne s’amendent. La supérieure se doit tenir un quart d’heure, après l’obéissance,
pour écouter les Sœurs; un demi-quart pour la communauté. Mais la Sœur économe,
si elle voit qu’il y ait quelque Sœur un peu longue, elle doit s’avancer et
dire : Ma Mère, nos Sœurs officières ont besoin de parler à Votre Charité.
Ainsi ces Sœurs si longues à parler se retireront, et si quelque Sœur veut
parler en particulier un peu plus long, qu’elle prenne l’heure avec la
supérieure; autrement les pauvres Mères seraient bien importunées.
Il y a des Sœurs qui arrêtent la
supérieure, dites-vous, lorsqu’elle vient à table, que le dernier est sonné? C’est
ce qu’il ne faut pas faire, que par nécessité, parce que cela fait retarder la
Bénédiction, et il faut toujours que la communauté aille son train ordinaire.
Mais si la supérieure ne peut pas venir, pour quelque affaire, après que la
communauté est assemblée, tant au chœur qu’au réfectoire, il faut que l’assistante
attende l’espace d’un Pater et Ave, et puis, sans sortir de sa place,
pour aller voir si la supérieure vient, qu’elle dise le Benedicite…..
Or, mes filles sont bonnes; mais elles
veulent bien que je leur dise un petit mot en confiance : c’est que je ne vois
pas, ce me semble, chez elles, autant d’esprit intérieur que j’en trouvais
autrefois. C’est peut-être parce que, présentement, vous êtes toutes dans l’occupation
et dans les charges; mais, mes chères filles, c’est en ce temps qu’il faut
prendre garde à vous, afin que ces choses inférieures ne vous ôtent point les
célestes. Il n’est rien qui relâche plus le cœur que la dissipation, et le peu
de soin de conserver en tout temps la pureté de ce même cœur. On manque à ce
soin lorsqu’on veut suivre ses inclinations, qu’on ne va aux exercices de
communauté que de corps, et que l’affection [de ce cœur] reste à une quenouille
et à un ouvrage. Travaillez bien lorsqu’il en est l’heure; mais, soit par
complaisance pour la supérieure, pour les autres ou pour vous-mêmes, ne vous
amusez point à votre besogne; ne vous y empressez [460] point au détriment de
la dévotion, qui apportera plus d’avantages à votre monastère, avec la suite
des exercices, que tout autre travail. Cherchons
toujours premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste nous sera donné. Notre
Bienheureux Père disait une fois « qu’il faut préférer l’obéissance à tous
ces petits désirs. »
Tâchons donc de garder cette pureté de
cœur, que Dieu demande de nous, et ne souhaitons point tant d’être aimées et
estimées des créatures. Contentons-nous de posséder cette pureté : pureté d’intention, pureté d’action, pureté
d’affection; que votre cime ne respire, en tout, que pureté; de cette façon
vous attirerez sur vous toutes sortes de bénédictions et de grâces célestes. Je
vous les souhaite. Amen.
Un monastère de la Visitation peut
toujours aller en bon ordre quand les Sœurs aimeront l’occupation manuelle, et
s’y emploieront avec recueillement d’esprit, simplement, sans finesse et
artifice.
Par toutes nos maisons où je passe, je
trouve toujours dans l’esprit de nos Sœurs plusieurs bons désirs pour leur
avancement en la fidélité de l’observance : nulle ne prétend de s’en éloigner;
mais ce qui fait que trop souvent cela n’est pas suivi [461] des effets, c’est
parce que nous ne nous appliquons pas à lire, avec attention, les règles : on
court par-dessus sans considérer ce qu’on lit, et cela est la cause que cette
lecture n’opère point de bonne pratique.
Il n’y a point, en l’Église de Dieu, de
religieux qui aient tant d’instructions et d’éclaircissements que nous; mais,
faute de bien lire, l’on ne fait pas mieux ; je ne dis pas que nous ne lisons
pas assez, je dis que nous ne lisons pas attentivement.
Quand nos Sœurs se voient infirmes ou
malades du poumon, dont on languit longtemps, elles doivent se réjouir de se
voir courir à grands pas à la mort, pour aller bientôt jouir de Dieu. Jamais
nous ne trouverons une parfaite félicité en cette vie, parce que nous avons
avec nous l’objet de nos déplaisirs; mais, en paradis, il n’en sera pas de la
sorte, car nous aurons la jouissance de Dieu. Pour arriver à ce bien, il faut
encore courir plus vite à la vertu qu’à la mort, c’est-à-dire ne pas perdre une
seule occasion sans la mettre en pratique, puisque, aussi bien malade que
saine, nous pouvons toujours faire le bien.
Il ne faut pas que nos robes traînent d’un
doigt; cette interprétation est très-mauvaise. Ce n’est pas ainsi que le
Coutumier l’entend; il dit qu’elles seront, à un doigt, à fleur de terre ; il
entend qu’elles seront d’un doigt près [distant} de terre, et non traînantes.
La supérieure est en liberté de faire
mettre des bancs ou placets pour faire asseoir les Sœurs à la récréation; il
faut faire, en cela, ce qu’elle jugera pour le mieux, mais il semble néanmoins
que les placets sont plus commodes pour les Sœurs, quand, chacune se levant,
range le sien.
Il ne faut pas que nos chapelets soient
si gros, comme je vois que l’on commence à les porter. Le Coutumier marque qu’ils
seront médiocres.
Quand il passe des Soeurs de notre
Institut dans les maisons des unes des autres, je remarque que l’on s’informe
de leurs [462] coutumes et façons de faire ; comme chacune croit de bien faire,
elles disent que cela est conforme à celui d’Annecy; et, par ainsi, l’on n’a
jamais fait; ce sont toujours des nouveautés. Il ne faut jamais changer ni amplifier
que l’on ne sache d’Annecy s’il le faut faire, et si on le fait ainsi. En
somme, c’est que, pour le plus sûr, il ne faut que bien lire, avec application
d’esprit, tous nos Écrits, et les bien pratiquer au pied de la lettre.
Il ne faut pas que la supérieure soit
complaisante à faire goûter les Sœurs plus souvent qu’il n’est marqué, parce
que de l’un on vient à l’autre; et quand une année on y ajoute une fois, l’autre
année on y en ajoute deux, et ainsi on s’émancipe.
L’on ne cuit [le pain] que deux fois la
semaine au plus, et il n’est pas religieux de cuire davantage, cela ressent
trop la délicatesse et sensualité.
Il est très-bon, et même nécessaire, d’employer
les Sœurs du chœur à travailler au jardin, faire la lessive et pétrir, quand
elles ont assez de forces pour cela, car la qualité de choristes ne leur doit
pas empêcher de pratiquer l’humilité et la bassesse.
Non, certes, ma fille, la supérieure ne
doit point souffrir d’affection particulière en ses filles, sous quelque
prétexte que ce soit.
Il s’en trouve, dites-vous,
quelques-unes qui aiment mieux se retirer en silence que s’entretenir une heure
avec les autres [lorsque, pour l’entretien
du mois, les Sœurs sont en liberté de se choisir]. Oh! ma fille, ce
sentiment particulier n’est pas bon. Elles doivent soumettre leur inclination à
cette pratique de mortification.
Mais s’il arrivait qu’une Sœur fût
laissée là, et que personne ne pensât à elle pour la prendre, alors elle ferait
fort bien de faire comme feu notre Sœur Simplicienne d’Annecy, qui, en pareille
rencontre, n’osa demander à pas une de l’entretenir. Quand elle vit que toutes
s’étaient couplées et qu’on ne pensait [463] pas à elle, elle dit : Mon Dieu,
il est vrai que je ne suis pas digne de l’entretien de nos Sœurs, mais je m’en
vais entretenir mon Bienheureux Père, et s’en alla au chœur devant son tableau,
où elle demeura depuis l’obéissance jusqu’à la fin des Vêpres; elle l’entretint
si bien et à cœur ouvert, qu’elle reçut des grâces bien singulières, qui lui
durèrent plus de trois mois. Pendant cet entretien, quand elle avait besoin de
s’asseoir, elle lui demandait : « Mon Bienheureux Père, vous plaît-il que je m’assoie
un peu ? Voilà, mes Sœurs, comme il faut faire, et non pas se priver de l’entretien
de son propre choix et volonté.
Oui, mes Sœurs, vous pouvez emporter les
livres de la chambre des assemblées, où vous voulez ; mais il faut avoir soin
de les rapporter, le jour même, au lieu où on les tient; car autrement il y
aurait du désordre, et j’approuve fort que l’on avertisse en charité celles qui
s’y rendent négligentes. À Annecy, on est exacte à cela à merveille ; jamais un
livre n’y manque et n’est mal arrangé : chacune le remet en même ordre où elle
le trouve. Si quelqu’une y manque, on l’en reprend et même on lui donne fort
bien des pénitences, comme d’être trois mois privée de les porter hors de la
chambre. Il y a de nos maisons où l’on donne à chacune un livre de notre
Bienheureux Père, aux unes d’une sorte, aux autres d’une autre; j’approuve fort
cette dévotion.
Les Sœurs ne sont point gênées de
rapporter, à l’assemblée, toujours leurs mêmes livres de lecture. Elles
pourront dire ce qu’elles auront lu dans les livres de notre Bienheureux Père.
Et, les fêtes, après le rapport des lectures, celles qui voudront pourront lire
tout bas, dans leurs règles et dans l’Imitation, pourvu qu’elles ne se lèvent
point pour les aller chercher. Elles peuvent aussi dire leurs chapelets, ou
chanter et parler de choses bonnes; le tout selon le jugement de la supérieure.
O Dieu! que dites-vous, ma fille, qu’il
se rencontre des Sœurs [464] qui sont jalouses quand on ne leur donne pas
également des communions, pendant leur retraite, ni tant de jours de solitude
aux unes comme aux autres. Eh quoi! veulent-elles être supérieures de leur
supérieure et non pas se laisser conduire? N’y a-t-il pas diversité d’esprits
comme il y a, au ciel, des anges différents en gloire? Donc çà-bas
voudrions-nous être égales? C’est à la supérieure de conduire chacune selon sa
nécessité, et non pas aux inférieures de se rendre examinatrices de sa conduite.
Certes, à celles qui font cela, on leur doit répondre : Ma Sœur, faites un peu
votre examen devant le Saint-Sacrement, et demandez à votre cœur s’il serait
bien aise, s’il était supérieur, que les Sœurs contrôlassent vos actions? Il
est vrai, vous auriez bien besoin de faire davantage la solitude, et plus que
les autres, car vous êtes bien immortifiée ; et, au lieu de six jours, il vous
en faudrait onze pour vous apprendre à être en votre devoir, et ne pas trouver
à redire à ce que fait votre supérieure.
Ma fille, les supérieures doivent, dans
leur gouvernement, agir librement sans crainte des jalousies : elles doivent
donner aux unes six jours de retraite, aux autres huit, dix ou douze, selon la
nécessité ; et, pour la communion, trois ou quatre jours : aux unes plus, aux
autres moins, cela est à sa discrétion. Il faut bouleverser toutes leurs
opinions et les changer si souvent, qu’elles s’affermissent enfin en la sainte
indifférence de leur conduite : contrariez vos Sœurs, élevez-les, et puis
rabaissez-les; car l’esprit de générosité ne s’acquiert que dans les
contradictions.
Les surveillantes sont obligées de
prendre garde aux défauts afin d’y remédier, par le moyen de charitables
avertissements ; et, pour peu d’intérêt que l’on ait en la faute, il faut, en
premier lieu, en parler à la supérieure. Il faut toujours, en soi-même,
excuser la défaillante.
Il faut avoir un esprit de sainte
liberté à la récréation, ne faisant point les réservées, à rire, parler, se
récréer, aux dépens de quelques Sœurs, pourvu que la modestie et l’humble
respect [465] soient observés..... Il ne faut pas trop de liberté à la récréation,
non plus qu’une trop grande circonspection à ne vouloir parler sur rien que ce
soit, crainte d’en dire son avis, comme sur les ouvrages ou choses
indifférentes. Il ne faut pas être si réservées : je n’aime point quand on me
vient dire avoir fait semblables pratiques de vertu. Il en faut bien faire en d’autres
occasions plus signalées, et par conséquent plus relevées. Il faut être
simples, rondes et naïves, car tel était l’esprit de notre Bienheureux Père.
La négligence est un grand mal pour les
religieuses ; si vous êtes lâches et que vous ne preniez point de soin de
combattre généreusement cette mauvaise inclination, vous serez religieuses d’habit
et non d’effet.
Non, mes filles, il ne faut point
désirer les consolations. Quelquefois elles font grand bien ! Oui,
principalement à celles qui commencent; aussi voit-on que Notre-Seigneur a
coutume d’en donner en ce temps-là. Mais, pour nous autres anciennes, il nous
faut vivre de pain sec.
La marque de la fidélité de l’âme, c’est
quand elle est entièrement abandonnée à Dieu, qu’elle ne veut que Dieu et qu’elle
se contente de lui. Mes chères filles, quand sera-ce que je verrai vos cœurs ne
chercher que Dieu, ne vouloir que lui? Mais c’est grand cas; nous voulons et
cherchons tant de choses avec Dieu, [466] que cela nous empêche de le trouver.
Nous voulons être aimées et estimées, et que l’on trouve bien ce que nous
faisons. L’une voudra une charge, l’autre une autre ; cela ne sert qu’à nous
inquiéter et troubler; au lieu que si nous ne cherchions que Dieu, nous serions
toujours contentes et nous trouverions toutes choses en Lui.
Oui, une âme peut bien être tranquille
parmi ses peines, car il arrive souvent que, bien que tout soit en trouble en
la partie inférieure, l’âme ne laisse pas d’être soumise à la volonté de Dieu.
On en voit qui souffrent de grandes peines, en leur intérieur, et qui sont en
même temps extrêmement douces et suaves en leur conversation; cela vient de ce
qu’elles ont fait mourir leur volonté en celle de Dieu. Mais celles qui
ressentent vivement une petite vétille, certes, celles-là n’ont pas pris soin
de se mortifier! Quel remède à cela? Il se faut bien tenir en la présence de
Dieu, et le regarder près de nous ; je ne sache rien qui retienne mieux dans le
devoir.
Pour ne point perdre la paix intérieure,
il faut faire ce que dit notre Bienheureux Père : Aller à Dieu sans réfléchir sur ce qui nous fait peine.
Mais nous voulons toujours conter ce que
l’on nous a dit, ce que l’on nous a fait, qui est cause que nous avons failli,
enfin, tant de choses inutiles, et tout à fait contraires à la simplicité qui
nous a tant été recommandée par ce Bienheureux. C’est ce qui me fâche, que nous
ne fassions point notre profit de tant d’enseignements qu’il nous a laissés. Je
connais un homme séculier qui a le maniement de beaucoup d’affaires, qui
toutefois se sert des documents de notre Bienheureux Père avec grand profit.
« Quand je rencontre des difficultés, dit-il, je les jette de çà, de là;
si elles sont trop grandes, je passe par-dessus. »
Mes chères filles, il faut faire ainsi :
Vous avez un petit mal de tête ou d’estomac, vous avez fait une lourdise, on
vous a contrariée, ne vous arrêtez pas à tout cela ; passez par-dessus; et [467] allez à Dieu, sans regarder votre mal.
Mais je voudrais remarquer mon mal pour l’offrir à Dieu. Cela est bon; mais, en
le lui offrant, ne faites pas tant de regards sur icelui; afin de l’agrandir et
voir que vous avez bien raison de vous plaindre.
Oh! certes, il faut être plus
courageuses et s’abandonner totalement à Dieu, ne voulant que Lui, et nous
contentant de Lui seul.
O Dieu! que la simplicité est aimable!
Croyez, mes chères filles, une âme qui est simple est aussi confiante en Dieu,
elle n’a rien à craindre. Hélas! il semble parfois que tout est perdu et que
tout se renverse. Que ferait-on hors de cette confiance? car c’est en ces
pressures de cœur qu’il faut espérer contre l’espérance, comme faisait Abraham,
et croire que Dieu y pourvoira ; lui ayant recommandé le tout, il faut demeurer
en paix, et ne cesser d’espérer en sa douce Providence.
L’amour de Dieu ne consiste pas aux
goûts et sentiments, mais à faire, à souffrir, et à se bien mortifier.
La mortification sans l’oraison est bien
pénible, et l’oraison sans la mortification est bien dangereuse. Il vaut mieux
être fille de mortification que d’oraison. Le moyen d’acquérir la
mortification, c’est de se mortifier en tout. Si nous étions bien fidèles, nous
anéantirions tant de désirs, tant de volontés, tant d’inclinations; nous ne
laisserions pas passer la moindre occasion sans nous mortifier. II faut avoir
une résolution ferme et invariable d’être tout à Dieu, un grand courage et une
longue haleine, c’est-à-dire une inviolable persévérance à se mortifier, et
renoncer en tout à sa propre volonté, sans jamais se relâcher; car il est
impossible d’être parfaite sans cela. Nous nous arrêtons trop aux sentiments,
et nous ne vivons pas assez selon l’esprit et la raison.
Quand nous n’avons point de charges,
comme de surveillante, coadjutrice ou autres, qui nous obligent à prendre garde
au bon ordre de la maison, et aux manquements qui s’y font [468] contre l’observance,
certes, nous ferions bien de nous tenir tellement en nous-mêmes, que nous ne
voyions ni sachions ce que font les autres, approuvant et estimant tout,
croyant que l’on a raison de faire ceci ou cela. Pour moi, si je n’en avais
aucune [de charge], je me tiendrais si proche de Notre-Seigneur, que je ne
saurais non plus, ce qui se fait dans la maison, que si je n’y étais pas ;
certes, il faudrait faire ainsi.
C’est un grand secret, en la vie
spirituelle, que de bien s’occuper en Dieu. Quoiqu’on ait beaucoup de passions
à combattre, il vaut mieux se tenir attentive à Dieu, qu’à soi, car si vous
vous occupez bien auprès de Dieu, vous recevrez la lumière et la force pour
vous défaire de vos passions. Celles qui commencent et qui ne sont encore
duites [formées] au recueillement et à la mortification, difficilement
pourraient-elles être occupé es à caresser Notre-Seigneur; mais je leur
conseille de travailler à se vaincre en le regardant, car c’est le moyen d’être
victorieuses.
Nous ne sommes pas assez généreuses ;
quoi! des religieuses qui doivent faire profession d’une si grande perfection,
avoir peur?... Mais de quoi avez-vous peur ? Nous ne vivons pas assez selon l’esprit
de la foi. Nous savons que rien n’arrive que par la permission de Dieu, qu’il a
soin de nous comme un père de ses enfants, et plus encore; car le père et la
mère peuvent oublier leurs enfants, tandis que Dieu ne nous oubliera jamais. Si
nous vivions de cette vérité nous ne craindrions rien. Eh! mon Dieu! nous
sommes servantes de Notre-Seigneur, ne voulons-nous pas nous abandonner tout à
fait à Lui? Oui, ma fille, je sais bien qu’en la partie inférieure nous sommes
toutes pleines de crainte, et que nous ne la saurions éviter; mais je sais bien
aussi que nous pouvons être tranquilles et assurées, regardant doucement la
volonté de Dieu, qui permet que nous soyons à cette heure pleines de trouble et
de crainte.
Quand on fait de bonnes fautes, il s’en
faut humilier et ne s’en point troubler. Il y en a diverses : les unes sont naturelles, [469] les autres viennent d’infirmité,
et les autres d’orgueil. Pour les naturelles, on ne peut pas sitôt s’en
défaire; car, par exemple : voilà une Sœur qui est d’un naturel froid et lent;
il ne faut pas s’attendre qu’elle en soit sitôt défaite ; elle sera toujours un
peu sujette à cette imperfection. Les fautes d’infirmités sont celles que l’on
fait par surprise, lourdise et par un prompt mouvement. Pour celles-là, elles
sont pardonnables, pourvu qu’on s’en humilie et qu’on soit bien aise que l’on
connaisse notre infirmité, et ensuite s’en aller promptement à Dieu, avec cette
affection et amour de notre abjection, et voir la volonté de Dieu, qui permet
ces chutes pour notre humiliation. Mais les fautes qui viennent d’orgueil, c’est
lorsque nous voulons couvrir nos défauts, ou qu’on se trouble quand les autres
les connaissent, ou qu’on s’excuse quand on nous en reprend, ne voulant pas
avouer qu’on a faibli ; c’est où se connaît le vrai orgueil.
Vous dites : si c’est mal fait de dire
sa coulpe de quelque faute que vous avez faite, crainte qu’on ne vous en
avertisse ? O Dieu! ma chère fille, sont-ce là nos pratiques? est-ce ainsi que
nous aimons notre abjection? Cela est très mal ; mais, le fait-on céans? On n’en
dit point sa coulpe. Si j’entendais de ces coulpes-là, je priverais ces Sœurs
de la communion.
Je ne vois point que nous nous
appliquions à la pratique des vraies vertus, quoique nos Constitutions et nos
Entretiens nous en marquent tant. Je crois bien que nous faisons attention à
quelques articles, comme de garder le silence, d’aller à l’Office et au
réfectoire. Mais, fait-on attention à ce qui nous est marqué sur la simplicité,
humilité, l’amour de notre abjection, la mortification de nos sens et
passions? Celles qui s’excusent sur les avertissements, qui font des
répliques, qui sont sèches, qui manquent de respect à l’endroit des Sœurs,
celles-là ne manquent-elles pas à la règle, aussi bien que celles qui rompraient
le silence et n’iraient pas au chœur lorsque la cloche les y appelle? Il faut
bien prendre garde de ne nous attacher pas [470] seulement à l’écorce de nos
règles, mais à la pratique des solides vertus qui y sont marquées. Il y a
plusieurs âmes qui se sont perfectionnées et se perfectionnent tous les jours
en suivant les avis qui nous ont été donnés par notre Bienheureux Père. Nous,
qui les avons entre les mains, qui les lisons si souvent, qui les devons
regarder comme le pain céleste et la doctrine divine qui a été faite pour nous,
et nous pour elle, faut-il que, par lâcheté, elle manque d’opérer en nous ce qu’elle
opère dans les autres? Mon Dieu, mes chères filles, redressons-nous, je vous
prie soyons saintes de la sainteté de notre Bienheureux Père, qui consiste en
une vraie humilité, en l’amour de notre bassesse et abjection, en la cordialité
et le respect les unes envers les autres, car ce sont là les vertus que ce
Bienheureux a fidèlement pratiquées et qu’il nous a tant enseignées.
Enfin, mes chères filles, en vous disant
à Dieu, je vous recommande derechef cette union les unes envers les autres et
que vous soyez très-humbles. Je m’assure que vous ne m’oublierez pas dans vos
prières.
Vous demandez, mes chères filles, en
quoi consiste le pur amour de Dieu? Il consiste, non pas à connaître le bien, à
en parler, ni à le désirer, non plus qu’à ressentir de grandes consolations
spirituelles, parce que plusieurs personnes ont tout cela, et ne laissent pas d’être
pleines de l’amour d’elles-mêmes, [471] et vides de celui de Dieu; mais le vrai
et pur amour consiste à faire tout ce qu’on connaît être des divines volontés
et à bien observer tout ce qu’on a voué et promis, chacun selon son état.
Le pur amour ne peut rien souffrir dans
le cœur qu’il possède qui ne soit tout pour lui, et l’âme qui en est vivement
touchée, n’adhère plus à la nature.
Celles qui suivent beaucoup leur instinct
naturel sont fort éloignées de cette pureté d’amour, d’autant plus que la grâce
et la nature, l’amour divin et l’amour-propre, ne peuvent subsister ensemble
dans un même cœur, il faut que l’un ou l’autre périsse.
Vous demandez, comment on peut acquérir
la défiance de soi-même et la confiance en Dieu?
Je réponds, ma fille, que c’est en en
produisant souvent les actes, ne nous reconnaissant que de purs néants, nous
accoutumant à regarder, en tout ce qui arrive, la volonté de Dieu, qui rie fait
rien pour nous qui ne soit pour notre bien. Nous devons tenir fort chères les
occasions d’humiliations, contradictions et sécheresses, ainsi que les abandons
et répugnances qui sont des moyens que Dieu nous donne, par un amour
incomparable, pour nous enrichir et avancer dans les voies de la perfection, si
nous en faisons bon usage.
Nous devons veiller surtout à ne point
perdre d’occasion de nous anéantir, et embrasser notre abjection, devant être
si fervente, en cet amour du mépris, que nous ayons peine à nous empêcher de le
désirer et rechercher.
Vous désirez savoir si l’on peut
demander à Dieu la délivrance des infirmités corporelles, pour le mieux servir?
Je réponds que non, parce que la
souffrance est plus agréable à Dieu que le travail.
[Une
Sœur lui demanda comment on doit se comporter parmi les grands désirs qu’on
sentait quelquefois de souffrir pour Dieu, dans le temps de l’oraison.]
[472]
Je vous dirai, ma chère fille, que quand
Dieu donne de semblables désirs, il se faut tenir prête pour embrasser tout ce
qui s’offre, quelque crucifiant qu’il soit, sans rien demander ni sans rien
refuser, soit consolation ou peine ; nous ne pouvons rien faire de plus
agréable à Dieu que de nous remettre et résigner entièrement à lui.
Vous me dites (sur une question qu’on lui fit au sujet de la sainte Communion) que
vous sentez quelquefois de si grandes froideurs pour Dieu et la vertu que cela
vous fait craindre d’en approcher. Nos chères Sœurs, en pareilles occasions, il
se faut infiniment humilier et recourir amoureusement à la divine bonté, la
suppliant d’avoir pitié de notre misère. Nous devons avoir à tout moment un
extrême désir de nous unir à Dieu par le divin sacrement de nos Autels, pour la
réception duquel la meilleure disposition consiste en la pure intention que
nous devons avoir de glorifier Dieu et nous unir à lui, et non d’y recevoir des
consolations, goûts et satisfactions.
Il faut encore venir à cette sainte
Table avec un esprit de gratitude, renouvelant nos bons propos pour la vertu,
singulièrement pour la charité et l’humilité, qui sont les fruits propres des
communions bien faites ; et quand nous nous trouverons en sécheresses, dans l’aridité
et dans les plus grandes dérélictions possibles, il faut, selon la partie
supérieure, de l’âme, en être aussi contente que de toutes les jouissances imaginables,
Dieu nous devant suffire pour toutes choses.
Mes chères filles, faites que toutes vos
actions soient pour Dieu seul, et qu’en toutes choses votre intention soit d’accomplir
sa sainte volonté, c’est là votre grande affaire, tout le reste vous doit être
à mépris ; et jamais le désir de rendre à Dieu ce que vous lui devez ne doit
sortir, un seul moment, de votre esprit et de votre cœur. [473]
Sur les questions que vous me faites,
mes chères filles, je vous répondrais qu’il ne faut jamais parler, dans les
communications que l’on fait avec les Pères de religion, des peines que l’on
peut avoir envers la supérieure; vous ne savez pas le tort que vous faites
ayant recours au dehors, par la communication. Se servir des Pères, c’est le
moyen de faire savoir aux autres monastères ce qui se fait au vôtre, d’autant
que, passant d’un lieu à l’autre, ils diront, non par malice, mais par liberté,
ce qu’ils savent par la communication qu’ils ont eue avec vous. S’il y a du
bien, ils le diront ; de même s’il y a du mal, et par là, on s’ôte bien souvent
toute la réputation. Je sais tout ce qui se passe dans nos maisons par ce
moyen-là.
Vous dites qu’on pense que les Pères
sont capables de tout. Quand on a des oraisons extraordinaires, il faut savoir
si elles sont bonnes ou mauvaises. Là où il est besoin d’avoir un Père, c’est à
la supérieure d’en pourvoir, lorsqu’elle voit des esprits troublés, si elle le
juge nécessaire. Bienheureuses seront celles qui se contenteront de ce que leur
Mère leur dira! elles seront les plus sages. Celles qui parlent beaucoup aux
hommes, et peu à Dieu, sont toujours en inquiétude.
Vous dites, ma fille, que l’on demande
quelquefois d’aller faire l’oraison au jardin, en se promenant, pour prendre un
peu l’air? Mes chères filles, pour ce qui est de la communauté, il n’y faut
faire aucune brèche; fait-on souvent cela? Pourvu [474] qu’il n’arrive qu’une
fois en six ans, ce n’est pas trop. Si l’on a besoin d’air, pendant les
assemblées de la communauté, il faut attendre, après l’obéissance, pour en
aller prendre, en faisant son ouvrage ; mais, de sortir des communautés, il ne
le faut jamais faire que pour des absolues nécessités, et non pour de légères
incommodités.
Si une Sœur dit : J’ai mal à la tète....
il lui faut dire : Souffrez votre mal pour l’amour de Dieu ; si vous étiez en
compagnie, sortiriez-vous si légèrement? Si vous faites cela pour le monde,
pourquoi ne le feriez-vous pas pour Dieu? À Annecy, il y avait une Sœur fort
travaillée d’une colique et autres incommodités, qui demandait quelquefois
congé de sortir de table, pour se désennuyer et pour faire passer son mal. Je
le dis à notre Bienheureux Père, qui me dit : Ma fille, nous devons souffrir
notre mal, partout où nous nous trouvons : la bonne Sœur est assise, qu’elle s’appuie;
elle est avec ses Sœurs, et entend la lecture qui la peut consoler. » Si on me
demande de sortir une fois de la communauté, je le permets ; si on me demande
une seconde fois, cela m’est ennuyeux; mais la troisième fois, cela m’est
insupportable. A moins que l’on n’ait des dévoiements d’estomac, car, en ce
cas, cela est nécessaire.
On prend, des deux noms que l’on a,
celui que l’on veut pour communier à la fête du Saint ou Sainte que l’on a
choisi, et l’on s’y tient toujours.
À Annecy, on ne donne pas la communion,
les petites fêtes, aux Sœurs Tourières, ni le jeudi. La supérieure la leur peut
donner les jeudis de Carême, si elle le juge à propos.
La supérieure ne fait pas la
mortification de manger par aumône, ni de manger à terre.
Les Sœurs de la seconde table se doivent
desservir avant de s’en aller.
Quand la fête de saint Michel se trouve
le vendredi, l’on jeûne le samedi, comme dit la règle. [475]
[En
1622, avant de quitter le monastère, la Sainte écrivit les lignes suivantes
dans le Livre des Vœux[24]
:]
Mes très chères Sœurs et filles
bien-aimées, selon le désir de ma toute chère Sœur Hélène-Angélique
[Lhuillier], et l’affection incomparable que Dieu m’a donnée pour vous, je vais
vous dire, en abrégé, trois ou quatre maximes que notre Bienheureux Père nous a
recommandées.
La première, que nous fussions
totalement dépendantes de la divine Providence et de l’obéissance, recevant de
sa part tout ce qui nous arrivera, comme chose voulue de Dieu et disposée pour
notre bien, si nous en faisons bon usage.
La deuxième, l’humilité de cœur, qui
nous fasse aimer et supporter nos Sœurs très-cordialement, et tous les
prochains.
La troisième, que le Bienheureux nous
désirait singulièrement, la simplicité et pauvreté de vie, dans l’exacte
observance.
La quatrième et dernière, la sainte
liberté d’esprit des vrais enfants de Dieu, qui consiste à faire gaiement,
fidèlement et de bon cœur, tout ce à quoi notre condition chrétienne et
religieuse nous oblige, mais avec cette condition, que lorsque l’obéissance, la
charité ou la nécessité le requerront, notre cœur se trouve toujours dégagé de
tout, pour suivre la volonté de Dieu, reconnue par l’un de ces trois moyens.
[476]
Cette pratique vous affranchira des
surprises de la fausse liberté, qui nous fait suivre nos inclinations
naturelles, au préjudice de la vertu et de l’observance; Dieu nous en garde.
Vivez donc humblement et simplement, mes
très chères filles, selon la lumière des saintes instructions dont notre
Institut est tout rempli, et demeurez en la sainte paix de Notre-Seigneur, n’ayant
qu’un cœur et qu’une âme en lui. Je supplie sa Bonté de vous bénir de sa grâce,
et me tenir au souvenir de vos prières et de votre chère amitié; vous assurant
que je vous emporte toutes dans mon cœur, comme mes Sœurs très-chéries et mes
filles cordialement et tendrement aimées, en NotreSeigneur.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT
Concevez bien, mes filles, que l’esprit
de l’Institut est un esprit sincère, droit et épuré, qui ne cherche que Dieu,
et qui tend continuellement à son union, indépendamment de tout, excepté du
divin bon plaisir, qui s’élève au-dessus de soi-même, pour n’aimer que Lui,
sans avoir désir d’être aimée et estimée, ni qu’on suive nos inclinations ;
cela serait indigne des âmes si chéries de Dieu et qui le goûtent dans l’oraison;
car la vie religieuse nous oblige de tendre à la plus haute perfection. Ne
perdons jamais la vue de l’éternité; car, comme m’a dit souvent Monseigneur de
Genève : Les fautes de nos filles
viennent de ce qu’elles n’y pensent point et n’en parlent point assez.
Dans l’oraison, nous nous plaisons en
Dieu ; et, dans la mortification, Dieu se plaît en nous. Soyez petites, mes
très chères Sœurs, aimez à être inconnues et abjectes : soyez obéissantes,
douces et condescendantes; que votre lâcheté ne mette point d’obstacles aux
desseins que Dieu a de vous sanctifier [477] hautement. Souvenez-vous qu’en
vous établissant, il a prétendu avoir des filles très-humbles et très-petites
en son Église.
J’aime et chéris plus que jamais la
petitesse et bassesse [ce qu’elle disait
avec un si profond sentiment d’humilité, qu’il semblait qu’elle se voulait
toute abîmer dans le néant. Rien ne lui était plus pénible comme de souffrir
les louanges. Une fois, entendant quelques paroles d’estime que les Sœurs
disaient à son sujet, elle dit tout bas à notre chère Sœur Hélène-Angélique:] Mon Dieu, ma fille, si vous saviez combien
cela me fait de peine! Puis elle répéta : C’est notre esprit propre que l’amour
à la petitesse et bassesse, en ne se produisant point pour faire les choses
dont on n’a point de charge, et n’évitant point aussi celles où l’obéissance
désire nous employer. La véritable pauvreté d’esprit consiste à n’avoir, et à
ne vouloir que Dieu seul, sans se réserver aucune autre chose.
Nous devons être des filles dépendantes
de la divine Providence recevant toutes sortes d’événements de son amoureuse
main.
Lorsqu’on regarde les occasions de
peines et contradictions en elles-mêmes, c’est faire, sans comparaison, comme
les chiens qui mordent la pierre, sans regarder le bras qui la leur a lancée,
et c’est empêcher les desseins de Dieu sur nous, qui sont de nous faire
pratiquer la douceur de cœur et mille autres vertus dans cette contradiction qu’il
permet exprès par amour. Celles qui sont fidèles jusqu’aux moindres choses de l’observance,
ont beaucoup à espérer et rien à craindre.
Si une Sœur nous dit quelque parole qui
témoigne ne pas estimer quelque légère ordonnance, pour être peu de chose, il
lui faut répondre bien cordialement : Ma chère Sœur, Notre-[478]Seigneur dit
que, si nous ne sommes faits comme petits enfants, nous n’entrerons pas au
royaume des cieux.
…..Ah! mes chères Sœurs, notre
bien-aimée Visitation est un petit royaume de charité ; si l’union et sainte
dilection n’y fait son règne, il sera bientôt divisé, et par conséquent désolé,
perdant son lustre que toutes les inventions de la prudence humaine ne lui
sauraient redonner, parce qu’étant destituées de charité, elles ne sont que
superficie et apparence au dehors, vides de substance et de véritable solidité,
malheur que notre Bienheureux Père disait n’être pas capable de souffrir ; et,
moi, mes chères filles, je donnerais mille cœurs et mille vies pour l’éviter,
et perpétuer cette sainte et agréable union, qui s’est pratiquée avec tant de
bonheur, de suavité, et de sainte déférence jusqu’à présent. Prions donc
toutes ensemble l’Esprit d’amour, unisseur des cœurs, qu’il nous accorde cette
étroite et amoureuse liaison à Dieu, par une totale dépendance de notre volonté
à la sienne : entre nous, par une parfaite dilection et réciproque union de
cœur et d’esprit ; à notre petit Institut, par une mutuelle et ponctuelle
conformité de vie et d’affection, sans qu’il soit jamais parlé entre nous de
tien et de mien, nous employant amiablement les unes pour les autres, à la
plus grande gloire de Dieu et utilité de chaque monastère.
[Puis
elle répéta plusieurs fois ces paroles :] Croyez, mes chères Sœurs, que ce
moyen de charité, amitié, et réciproque bienveillance, est plus fort, plus
doux, et plus indissoluble que nulle subordination qui porte obligation de
contrainte, si la même charité ne les anime ; et, si elle y règne, tous ces
moyens ne servent qu’à nuire à la sainte liberté des enfants de Dieu ; non pas
que je veuille dire une liberté qui suit sa propre [479] volonté, car elle n’est
pas celle des enfants de Dieu ; mais j’entends la liberté qui s’unit à la
divine volonté, librement, suavement, et, s’il faut user de ce terme,
passionnément, parce que c’est le bon plaisir de Celui pour lequel et auquel
notre unique contentement est de plaire.
Voilà, mes chères Sœurs, les choses qui
m’ont semblé plus importantes ; mais, pour dire quelque chose de plus particulier,
ce que je vois d’ordinaire de plus nécessaire, c’est la vertu d’obéissance,
car, pour l’obéissance, il faut qu’elle subsiste et elle subsistera ; mais,
pour la vertu qui nous rend dépendantes de la souveraine Providence, et qui
fait que nous ne regardons que Dieu en ceux qui nous conduisent, c’est ce qui
manque bien souvent, et l’on verra, quelque jour, bien des obéissances vides
devant Dieu. C’est pourquoi, mes Sœurs, rendez votre obéissance solide et
véritable, ne regardant que Dieu.
Quand une supérieure serait jeune, sans
expérience, brusque et semblables, ce qui n’est pas, grâce à Dieu, il lui
faudrait obéir aussi parfaitement qu’à une autre. Au contraire, quand une
supérieure serait la plus aimée, la plus aimante, la plus parfaite, une sainte,
si vous voulez; si c’est à cause de ses bonnes qualités que vous lui obéissez,
je voué dis que votre obéissance est vide devant Dieu, et que vous sortez de sa
conduite. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est notre Bienheureux Père en ses
Entretiens. Je vous exhorte de les lire bien attentivement, surtout celui de l’obéissance.
Je vous prie, mes Sœurs, quelle obéissance serait-ce d’obéir à l’une et non pas
à l’autre? À qui avez-vous fait votre vœu d’obéissance? Ce n’est pas à Monseigneur
l’archevêque et à ceux qui lui succéderont; ce n’est pas [480] à moi, qui ai
été votre première supérieure, ni aux supérieures subséquentes que vous aurez;
c’est à Dieu, que vous devez regarder également dans toutes. C’est pourquoi,
bien que l’on doive grand respect, humilité et déférence à la Mère déposée,
nous en devons, je ne dis pas également, mais incomparablement plus à la
nouvelle Mère, contournant notre cœur et notre affection à celle que nous avons
présentement.
La deuxième chose que j’avais à vous
dire, et que je trouve bien considérable, c’est ce que notre Bienheureux Père
dit dans la constitution du compte de tous les mois : les paroles de cette
constitution sont si pleines, et nous montrent si bien la sincérité et candeur
avec laquelle nous devons nous découvrir à la supérieure, qu’il n’y a rien à
ajouter, que la pratique. Notre Bienheureux Père n’a mis la béatitude qu’à
cette constitution seule, bien qu’elle soit à toutes les autres. Bienheureuses, dit-il, seront celles qui pratiqueront naïvement et
dévotement cette constitution; étant bien observée, elle remplira le paradis
d’âmes. Que si ces paroles sont si expresses pour la reddition de compte, à
plus forte raison pour la confession, qui est un si grand et si saint
sacrement, où nous recevons la rémission de nos péchés, et où le mérite du sang
d’un Dieu nous est appliqué. Mes Sœurs, c’est un si grand sacrement, qu’il ne m’appartient
pas d’en parler; mais je supplie nos Sœurs les supérieures de faire faire de
temps en temps des entretiens à leurs filles, pour leur apprendre avec quelle
humilité, simplicité, candeur, clarté, et révérence, et crainte de faillir,
elles se doivent approcher d’un si'grand sacrement. J’ai fait faire un petit
recueil de ce que notre Bienheureux Père a dit de la confession. Cela était
dans les Entretiens et n’a pas été imprimé, je ne sais pourquoi; mais, puisqu’il
est sorti de son esprit, je désire qu’il entre dans les nôtres.
La troisième chose que je vous souhaite,
c’est la sainte union ; gardons-nous bien de jamais dire une seule parole,
[481] même petite, qui puisse tant soit peu causer de désunion des Sœurs avec
la supérieure, ou des unes envers les autres, ni amoindrir l’estime réciproque
ni de tous les prochains. Et, quand on en a dit, il s’en faut dédire et réparer
ce manquement; car, Si les personnes du monde sont obligées de restituer, et si
elles n’entrent point en paradis qu’elles n’aient payé jusqu’au dernier sol du
bien mal acquis, à plus forte raison sommes-nous obligées de restituer l’honneur,
qui est bien plus précieux et considérable que les biens temporels. Je vous
prie, mes Sœurs, prenez garde à ceci; ne parlez jamais du prochain qu’avec
estime : « C’est l’arbre de science
auquel il ne nous est point permis de toucher, disait notre saint Fondateur.
[En
sortant, la Sainte ajouta :] À Dieu, mes chères filles, je vous
emporte toutes dans mon cœur, et cela est vrai. Demeurez toujours dans une
sainte union les unes envers les autres, et conservez ce que Dieu vous a donné,
par une exacte observance.
Je prie sa sainte Mère qu’elle soit
votre vraie Mère et Directrice.
[Le
21, jour de la Présentation, la Sainte, après avoir renouvelé ses vœux, écrivit
sur le Livre du Couvent les lignes suivantes :]
Notre Bienheureux Père disait que, sur
toutes les vertus, il [482] aimait singulièrement et nous désirait l’humilité
et la douceur de cœur, la simplicité et pauvreté de vie dans l’exacte observance
: ce qui contient ce que nous pouvons désirer pour nous unir à Dieu et nous
acheminer à la bienheureuse éternité. Puisque c’est la voie que la céleste
Providence nous a marquée pour y parvenir, marchons-y, mes très chères filles,
humblement, amoureusement et gaiement; je vous en conjure par les entrailles
de la divine miséricorde, par la pureté de la très-sainte Vierge, et par les
devoirs que nous avons à notre Bienheureux Père. Je vous laisse en la
protection de notre bon Dieu, que je supplie vous bénir. Je vous dis à Dieu,
mes très chères Sœurs. Mes chères Enfants, je vous emporte toutes dans mon
cœur. Demeurez dans la paix de Notre-Seigneur, en parfaite dilection et unité d’esprit
entre vous et votre bonne Mère; ne m’oubliez jamais devant Dieu ; mais impétrez
de sa miséricorde que je vive et meure en sa grâce et au parfait
accomplissement de sa volonté.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT.
[Le
jour de saint André, cette sainte Mère fit un long entretien à la communauté
sur le bonheur des souffrances, et y ajouta ces paroles :]
Mes très chères filles, je ne suis pas
grande prédicatrice, comme vous savez, je ne sais presque point parler qu’en
répondant, je veux pourtant vous dire deux petits mots sur trois choses que je
désirerais être pratiquées par toutes les filles de la Visitation.
La première, c’est l’obéissance, qui est
vraiment la propre vertu des âmes religieuses. Mes très chères Sœurs, vous la
devez rendre entière à tous vos saints règlements ; en les suivant, vous êtes
assurées d’être dans la bonne voie et d’accomplir la volonté de Dieu. Qui
néglige sa voie sera tué, disent nos saintes règles ; aimons-les, ces saintes
règles, et les pressons trois fois [483] le jour sur nos poitrines, ainsi que
disait le Bienheureux. Rendons-leur nos obéissances avec beaucoup de respect,
comme aux desseins que la Providence a sur nous ; soumettons amoureusement nos
esprits à cette sainte conduite, soyons-y invariables et fermes, en sorte que
rien ne nous puisse ébranler ; le bien que nous ferons, faisons-le parce qu’il
est marqué dans nos règles ; le mal que nous éviterons, il le faut éviter parce
que nos règles nous le défendent. Mais surtout, mes chères Sœurs, je vous prie,
ne permettez pas que la raison humaine se mêle de vos affaires, elle gâterait
tout. C’est ce que j’appréhende; que le sens humain ne s’introduise à la place
de nos saints règlements, et que nous fassions les choses parce que nous avons
conçu qu’il les faut faire ainsi, et qu’elles sont conformes à notre jugement
et à notre raison, ce qui nous éloignerait fort de la pureté de l’obéissance,
laquelle, pour être parfaite, doit être rendue sans autre considération que
celle d’obéir à la volonté de Dieu, qui nous est signifiée dans nos
observances.
Voyez-vous, mes chères filles, pour bien
obéir, il ne faut pas s’appliquer l’obéissance, mais il faut se laisser appliquer l’obéissance,
par exemple : si vous observez votre règle, parce qu’elle vous est agréable et
conforme à votre sens et à votre jugement, vous vous appliquez l’obéissance ;
mais si vous l’observez, parce que Dieu
le veut et l’ordonne ainsi, sans avoir égard à ce que votre raison vous dicte,
vous vous laissez appliquer l’obéissance. Je ne voudrais pas même que, dans les
différentes affaires que nous traitons, l’on apportât d’autres raisons, sinon
: Nos règlements disent une telle chose; et, quoique nos raisons soient
conformes à nos règlements, il ne les faut pas alléguer, mais toujours : nos
règles, notre Coutumier. Voilà donc le premier point de l’obéissance.
Le second est d’obéir à la règle vivante
et parlante, je veux dire à la supérieure ; mais savez-vous, mes chères Sœurs,
comme il lui faut obéir? comme à Dieu même. Si vous ne [484] regardez Dieu en
sa personne, quelque obéissance que vous lui puissiez rendre, je n’en fais
point d’état ; c’est une obéissance humaine, et non une obéissance religieuse,
qui ne doit avoir que Dieu pour fondement. Quand nos obéissances seront
établies là-dessus, toutes sortes de supérieures nous seront bonnes : prenez
donc garde, mes Sœurs, je vous prie, de ne pas obéir à vos supérieures à cause
des conditions naturelles, parce qu’elles sont agréables, de bonne mine, fort
intelligentes, fort estimées, ni même parce qu’elles sont vertueuses ; il faut
purifier vos intentions et ne regarder qu’à Dieu ; autrement vos obéissances
seront purement humaines et se trouveront vides à l’heure de la mort. N’obéissez
jamais à vos supérieures parce que vous leur avez de l’inclination; c’est un
point où il est dangereux de chopper dans la religion ; il faut obéir d’aussi
bon cœur quand nous avons des supérieures maussades, de mauvaise grâce, qu’a
celles qui nous sont bien agréables. Nous devrions souhaiter, mes Sœurs, d’avoir
des supérieures qui bouleversassent et renversassent toutes nos inclinations.
Quand on nous commande quelque chose à quoi nous avons bien de l’inclination,
nous sommes les plus braves enfants du monde, nous obéissons de si bon cœur;
mais, quand les choses nous répugnent, nous nous ennuyons et témoignons bien
par-là que nous n’obéissons pas pour Dieu.
[Une
Sœur demandant si une aide est obligée d’obéir à son officière, elle en eut
cette réponse:] Qui en doute? et, si elle y manque, c’est matière de
confession ; et, de même, les malades, si elles n’obéissent à l’infirmière,
elles s’en doivent confesser.
Mes chères filles, nous nous sommes
embarquées volontairement dans le grand vaisseau de la sainte obéissance, il
faut voguer au gré de la sainte et divine volonté, qui doit être le seul fondement
de notre soumission. Il faut bien aimer nos supérieures, mais il leur faut
porter un grand respect, regardant Dieu en elles ; si nous faisons cela, mes
très chères filles, nos [485] obéissances seront toutes divinisées, ce ne sera
plus à une créature que nous obéirons, mais à Dieu. Que de joie à nos cœurs de
pouvoir dire à l’heure de la mort : Je vous ai rendu toutes mes obéissances.
Vous savez, mes Sœurs, que ce divin Maître a dit, parlant des supérieurs : Qui
vous écoule, m’écoute; qui vous méprise, me méprise; faites ce qu’ils disent et
non pas ce qu’ils font. Non, jamais il ne faut regarder si la supérieure est
vertueuse ou imparfaite, parce que ce n’est pas sur cela que doit rouler notre
obéissance. Voilà, mes chères Sœurs, ce que j’avais à vous dire de cette vertu.
N’y point de difficulté?
[Une
sœur demanda s’il ne faudrait pas rejeter la complaisance qui nous viendrait,
si l’on nous commandait des choses qui nous fussent agréables ?] Oui, certes, mes chères filles, car
la complaisance ôte bien souvent le prix de nos obéissances ; il faut de même
rejeter la répugnance que nous y sentons, et nos obéissances n’en valent pas
moins ; au contraire, un acte fait avec répugnance est plus agréable à Dieu que
cent faits avec suavité.
[Si
l’on avait répugnance à quelque charge, répliqua une Sœur, serait-il mieux de n’en rien dire, pour
donner plus de liberté à la supérieure de nous la laisser tant qu’il lui
plaira ? ] Cela est bien pur, ma fille ; mais il faut dire le bien et
le mal à la supérieure sans ce préambule : Ma Mère, encore que j’aie de la
répugnance, ne laissez pas de m’y laisser, je supplie Votre Charité de prendre
la confiance de m’exercer, et semblables belles paroles qui satisfont notre
amour-propre, lequel se glisse imperceptiblement dans nos meilleures actions; c’est
un petit renardeau qui vient démolir la vigne de notre intérieur ; il lui faut
couper chemin dès que nous l’apercevons. Les âmes religieuses ne sont pas
tentées de faire de gros péchés, cela est trop grossier ; mais un peu de propre
volonté, quelques petites désobéissances, etc. ; prenons-y garde, mes Sœurs, et
sachez [486] que la religion ne
saurait non plus subsister sans obéissance qu’un corps, sans âme.
La deuxième chose que je désire à toutes
nos Sœurs, c’est une profonde humilité, qui ne cherche point l’éclat, ni rien
qui paraisse aux yeux du monde. J’appréhende que l’esprit de vanité ne s’introduise
céans, et que vous ne preniez de la complaisance d’avoir une belle église, de
beaux ornements, un beau portail.
[La
Mère Marie Suzanne lui dit que ce serait sujet de son abjection, puisqu’en cela
elle avait contrevenu aux intentions de notre Bienheureux Père et aux siennes,
et que cela servirait seulement à humilier.]
C’est, [répondit la Sainte,] ce qu’il
faut faire, mes Sœurs, si vous voulez être filles de notre Bienheureux Père,
qui aimait si fort la petitesse, la simplicité, la pauvreté, qu’il n’eut jamais
de maison à lui ; et, quelquefois, quand il revenait de quelque part, et qu’on
le faisait attendre à la porte, il demeurait tout anéanti, comme un pauvre qui
demande le couvert par charité ses paroles et son maintien étaient très-humbles
et rabaissés ; il disait souvent : J’aime
la pauvreté et simplicité de vie ; aussi ce Bienheureux a-t-il caché sous
les larges feuilles de son abjection tant de grandes et rares vertus, qui le
rendent recommandable.
O Dieu, mes chères Sœurs, que n’ai-je un
dard enflammé pour jeter dans vos cœurs l’amour à l’humilité ! ayez toujours
devant les yeux ce point de votre Directoire, où il est dit : Dieu voit volontiers ce qui est méprisé, et
la bassesse agréée lui est toujours fort agréable.
Tout ce qui est dans ce béni Coutumier
est sorti de la bouche de notre Bienheureux Père il voulait, ce Bienheureux,
que nous fussions dans l’Église de Dieu comme de petites violettes, sans éclat,
sans apparence extérieure, mais toutes ramassées dans nos saintes observances.
Mon Dieu ! mes Sœurs, qu’elles sont aimables et qu’elles nous rendront de bonne
odeur à Dieu [487] et aux hommes ! Elles nous mettent tout à fait dans la
pratique de cette sacrée leçon de Notre-Seigneur : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur; et, encore, ce
divin Maître voulait que nous fussions faites comme petits enfants ; pour cela,
mes Sœurs, il faut être bien humbles et bien petites.
Il faut maintenant dire un mot de cette
absolue dépendance que nous devons avoir de Dieu. Nos Sœurs, que cette pratique
est sainte et capable de vous faire faire de grands progrès dans la vertu,
savoir que cette grande Providence de Dieu ordonne toutes choses, qu’elle voit
tout, et qu’elle fait fout pour notre bien! N’est-il pas vrai, mes Sœurs, qu’il
s’y faut abandonner sans réserve? Vous avez tout bien fait avec sagesse, disait
David. Oui, puisque ce grand Dieu ne dédaigne pas d’employer sa sagesse à la
conduite d’une pauvre petite créature, pourquoi donc, mes Sœurs,
prendrions-nous encore des soins superflus de nous-mêmes ? Une âme bien
abandonnée à la divine Providence ne veut que Dieu, ne s’attache qu’à Dieu;
elle est inébranlable dans tous les événements, enfin elle est à Dieu.
C’était la chère vertu de notre
Bienheureux Père, que cet abandonnement total et cette dépendance parfaite du
bon plaisir de Dieu. Les trois dernières années de sa vie, il répétait sans
cesse ces chères paroles : Ne demandez
rien et ne refusez rien. Et nos Sœurs de Lyon lui demandant ce qu’il
désirait qui demeurât le plus gravé dans leurs esprits, il leur dit que tout
était compris dans ces deux mots : Ne
demandez rien et ne refusez rien. Cette sentence est écrite en plus de
trente endroits à Annecy. Il me semble, mes Sœurs, que rien ne nous met dans un
plus parfait dénuement, et dans une plus grande dépendance de Dieu, que la
pratique de ces deux mots : ne demandez
rien et ne refusez rien. Il faut s’attacher à cela dans les plus petites
occurrences : sommes-nous à l’infirmerie, où l’on [488] ne nous servira
peut-être pas à notre gré, où l’on nous baillera un bouillon salé, amer, ou
quelque autre chose qui ne sera pas à notre goût? Faisons profit de ces petites
rencontres, acceptons-les de la main de Dieu, qui nous envoie cette mortification
pour notre plus grand bien. Mon Dieu ! que nous amasserions de richesses
spirituelles par la fidélité à cette pratique ! Je me souviens d’une parole de
mon père [le président Frémyot], lorsque je fus prendre congé de lui pour ma
retraite ; après quelques mots de tendresse, il leva les yeux au ciel et dit :
« Il ne m’appartient pas, ô Seigneur, de pénétrer les secrets « de votre
adorable Providence ; qu’il soit fait de cette fille selon « vos desseins
éternels. C’était une parole vraiment cliré.tienne que celle-là !
[Ma
Mère, interrompit une Sœur, n’est-il
pas permis de penser que les choses qui nous arrivent ont été ménagées par les
créatures? ] Ma fille, c’est une ignorance ; les créatures ne font rien
dans nos affaires, sinon autant que Dieu le permet.
[On ajouta : Serait-il loisible de s’offrir à la supérieure pour faire quelque
action pénible, lorsqu’on la voit en peine de trouver quelqu’une pour y
employer ? ] Savez-vous, mes Sœurs, comme je m’offrirais dans cette
occasion ? je dirais simplement : Ma Mère, me voici et puis attendrais son
ordonnance, ainsi que faisait un prophète. Dieu lui ayant fait voir qu’il
avait besoin de quelqu’un pour une action importante, il ne lui dit pas : Seigneur, où vous plaît-il que j’aille?
mais il lui dit : Seigneur, Me voici.
Cette façon de s’offrir est bonne et ne contrevient pas à l’indifférence.
[On lui demanda encore : Serait-il permis à une fille de désirer d’être
employée à des choses qu’ elle estime servir à son repos ? ] Mes Sœurs, il ne nous est pas permis de faire
cette distinction il ne faut rien désirer ni rien refuser.
[La
directrice souhaitant savoir s’il fallait mettre les filles, dès leur entrée en
religion, dans cette voie d’indifférence et d’ aban‑[489]donnement, la Sainte répondit :] Ma
fille, voyez votre Directoire ; s’il vous marque ces pratiques, il s’y faut
attacher fortement, et à toutes nos saintes observances ; elles ont été toutes
dressées,par notre Bienheureux Père, qui est un docteur approuvé de tout le
monde ; on voit que toutes les personnes qui font profession de piété prennent
l’esprit de ce Bienheureux, dont nous avons reçu les prémices. Pourvu qu’un
livre porte son nom, il est bien reçu d’un chacun. Quel amour devons-nous avoir
pour,ses Écrits, nous qui sommes ses filles ! Ce doit être notre pâture et
nourriture ; aimons-les, mes chères filles, et je vous dis, derechef, aimons la
pauvreté et simplicité de vie.
Mes chères filles, je vous conjure de
vivre toutes en la dilec-lion de notre bon Sauveur et de vous aimer
cordialement en lui; qu’il soit lui-même le lien sacré de notre union. Honorez-vous les unes les autres, ainsi
que disent nos saintes règles, comme le
temple de Dieu, et, si vous faites cela, mes chères filles, votre union
sera toute divine ; vous honorerez Dieu en vos Sœurs, et vous honorerez vos
Sœurs en Dieu. Vivez toutes unanimement et conformément, n’ayant qu’une âme et
un cœur en Dieu. Priez-le pour moi, mes chères filles ; je vous aime toutes et
vous connais toutes ; il me semble que je vous laisse en la grâce de Dieu ; je
prie sa Bonté de vous y maintenir et de vous donner sa sainte bénédiction.
Ne vous départez jamais de nos saintes
observances.
À Dieu encore une fois, mes très chères
Sœurs ; je ne sais si nous nous reverrons encore en cette vie ; il faut tout
laisser à la divine Providence ; si ce n’est en ce monde, ce sera en la sainte
éternité. Je vous visiterai souvent et vous verrai des yeux de l’esprit. Je ne
sais ce que veut dire cela, mais je vous connais toutes très bien. [490]
Mon Dieu ! mes chères filles, à la
vérité je ne trouve pas que nous soyons assez dévotes à notre Bienheureux Père.
Nous devrions être autour de lui comme des enfants autour de leur nourrice,
nous adressant librement, avec une singulière confiance, à lui, en tous nos
besoins et nécessités. Quand il était sur la terre, quel amour n’avait-il pas
pour nous autres! quel désir de notre perfection et avancement ! que n’a-t-il
pas fait pour contribuer à cela! combien suavement excitait-il nos cœurs
combien de saints documents nous a-t-il donnés! Mais il disait : Je ne puis pas donner la perfection ; il
faut travailler de son côté et correspondre à la grâce. Or, il n’y a point
de doute que maintenant il nous aide encore du ciel, où son crédit est si
grand. Il voit nos nécessités en Dieu et, partant, il nous impétrera, de sa
bonté, les grâces qui nous seront requises pour faire notre devoir, si nous
avons notre recours et pleine confiance en lui. Il dit une fois en un sermon,
que la Sainte-Vierge avait dit aux noces de Cana : Faites ce que mon Fils vous dira... nous montrant par là que nous
ne la saurions plus honorer qu’en faisant ce que son sacré Fils nous a dit. Et
moi, je vous dis, mes chères filles, voulons-nous bien honorer et contenter
notre Bienheureux Père et Fondateur, faisons ce qu’il nous a dit ; imitons-le,
et pratiquons au pied de la lettre les saints documents qu’il nous a laissés,
et je vous assure que si nous le faisons, nous accroîtrons sa gloire
accidentelle, et il nous assistera à parvenir là où il est, en cette félicité,
où nous aspirons toutes. Si nous prenions seulement tous les mois un de ses
Entretiens, de la Condescendance, de
l’ Obéissance, de la Cordialité et des [491] autres, pour
faire particulière attention à la pratique, avec une fidélité extrême et
remarquable dans peu de temps nous serions parfaites.
Ce Bienheureux disait que les filles de cette maison d’ Annecy doivent
faire conscience de tout. Certes, elles sont mises comme les gardes et
gardiennes de tout l’Institut. Tous les monastères doivent avoir leur recours
ici, en leurs doutes, et ès choses de l’observance. Si donc tout n’est pas
pratiqué céans au pied de la lettre, que sera-ce? Oh Dieu! ce serait une grande
honte si les filles de Nessy n’étaient telles qu’elles doivent être, et qu’elles
se laissassent devancer par les autres, ayant été prévenues de tant et tant de
bénédictions, ayant eu la grâce et le bonheur d’avoir douze ans de suite, pour
directeur, leur Fondateur et Instituteur, à la vérité cette faveur est
nonpareille ! Elles la doivent bien
reconnaitre et accroître la gloire accidentelle de ce Bienheureux, ce qu’elles
peuvent faire en s’avançant en la perfection, par la fidélité qu’elles doivent
avoir à l’imiter et à pratiquer les saints documents qu’il nous a laissés.
Pour Dieu, mes Sœurs, ayons, ayons un
peu de ces grandes vertus d’abandonnement et dépendance, cette obéissance
établie en une parfaite abnégation de sa propre volonté, cette pauvreté
dépouillée de toutes choses, cette pureté angélique! O Dieu! qu’il y a du chemin à faire d’ici là!
Nous sommes de bonnes filles, mais nous dépendons tant de nos inclinations que
c’est pitié! Nous ne faisons pas de fautes de grande importance, grâce à
Notre-Seigneur. Je n’en vois pas une qui veuille nourrir aucune de ses
imperfections, qui n’ait la volonté bonne pour travailler à son avancement. Je
ne me soucie pas de voir commettre des fautes; pourvu qu’on se relève avec
générosité et confiance en Dieu, et qu’on en tire l’humilité, cela n’empêche
pas qu’on ne soit vertueuse et parfaite. Faire des fautes et des péchés
véniels, les Saints en ont fait, et ne laissent pas d’être Saints. Le juste tombe sept fois le jour et se
relève, dit l’Écriture. [402] Notre Bienheureux Père dit que nous faisons
bien des fautes que nous ne connaissons pas, mais que nous nous relevons aussi
quelquefois sans nous en apercevoir.
Il y a plusieurs âmes qui se sont
perfectionnées et se perfectionnent tous les jours en suivant les avis qui
nous ont été donnés par ce Bienheureux ; et nous qui les avons, qui les lisons
si souvent, qui devons avoir tant d’affection à la méditer, qui les devons
regarder comme le pain céleste, et la doctrine divine qui a été faite pour
nous, et nous pour elle, faudra-t-il que, par notre lâcheté, elle manque d’opérer
en nous les effets qu’elle opère dans les autres? Mon Dieu ! mes chères filles,
serait-il bien possible que, par trop d’infidélité, nous nous privassions des
bénédictions que les autres reçoivent par la lecture et pratique de ces saints
enseignements? II est vrai, mes chères filles, que ce Bienheureux a pris cet
Institut sous sa spéciale protection, comme en étant l’Instituteur, et tout
particulièrement ce monastère d’Annecy, mais il est vrai aussi que si les
autres monastères lui sont plus fidèles que celui-ci, il les assistera et les
gratifiera de beaucoup plus de grâces et bénédictions et si d’autres Instituts
sont plus fidèles que le nôtre à la pratique de ses avis et enseignements, il
n’y a point de doute qu’ils recevront plus de grâces de lui, que non pas nous
qui lui serons moins fidèles.
O Dieu! quel sera le jugement que nous
en devons attendre? et cette maison plus que nulle autre, qui a toujours été
nourrie, non du lait, mais de la crème de ses saints documents. Mon Dieu! mes
chères filles, faisons bien, je vous en prie! J’ai une si grande envie que nous
soyons toutes saintes, que, si nous ne le devenons, j’en serai très-marrie ;
mais il faut que ce soit d’une vraie sainteté, qui consiste en une profonde
humilité et amour de la petitesse, en une grande pureté et douceur. Oh! que
nous serons heureuses quand nous serons saintes ! car alors cette douceur de
cœur paraîtra sur nos visages. Quand je verrai régner parmi nous ce respect,
cette cordialité, ah! certes, alors [493] je vous croirai saintes, de la
sainteté de laquelle notre Bienheureux Père était saint, car ce sont les
vertus qu’il a fidèlement pratiquées et qu’il nous a tant enseignées.
[Les
Entretiens particuliers de quelques supérieures avec notre sainte Mère feront
partie de ses Avis de direction pour le gouvernement].
[Notre
digne Mère parlant un jour de l’aversion qu’elle avait à la prudence humaine,
dit ces admirables paroles :]
Dieu m’a donné une si grande aversion à
ces conduites et prudences humaines, et une si grande inclination à la
simplicité et bonne foi, que je ne pense pas que j’en puisse avoir, au moins je
ne le connais pas. Je vois aussi que tout notre bonheur consiste à suivre la
conduite de la Providence de Dieu sur nous, et non de la devancer, et je m’étonne
comme l’on a tant de soin et de prévoyance humaine, et qu’on se laisse si peu
entre les bras de cette Providence. Il m’est avis que c’est faute de bien
considérer et être attentive à cette vérité : Rien ne nous arrive que par l’ordre de la divine Providence, selon
que dit l’Ecri‑[491]ture O Père!
votre Providence gouverne toutes choses dès le commencement.
Les péchés mêmes arrivent par la
permission de cette divine Providence, quoiqu’elle ne le veuille pas. Et
combien ne nous présente-elle pas d’occasions, par iceux, de pratiquer la vertu
? Car, si quelqu’un pèche contre nous, quelle occasion n’avonsnous pas de nous
exercer en icelle? Voire même, il faut regarder nos propres péchés comme permis
par cette divine Providence, pour nous donner sujet de faire plusieurs bons
actes de vertus, ainsi que nous le témoigne notre Bienheureux Père. Et
Notre-Seigneur lui-même n’a-t-il pas dit qu’une feuille d’arbre ne tombe pas
sans la permission de son Père céleste ? Comment donc mêlons-nous tant nos
prudences humaines avec la Providence divine ? Que ne la laissons-nous conduire?
Car nous voyons bien que nos trop grands soins gâtent, pour l’ordinaire, tout.
Je vois cela en moi-même : après que je me suis prou peinée à penser à quelque
affaire, il n’en est souvent rien, ou elle va tout autrement. À quoi a servi ma
prévoyance, sinon à me fournir matière de préoccupation inutile?
Si nous avions bien cette vérité en l’esprit
: O Père ! votre Providence gouverne tout
! nous nous abandonnerions bien mieux à la conduite amoureuse de notre bon
Dieu. Ceci est la particulière pratique des filles de la Visitation, que de
regarder et de recevoir TOUT de l’amoureuse Providence. Oh! qu’elles sont
obligées à Dieu de leur avoir donné un Fondateur qui la leur a si bien
enseignée ! et ne nous dit-il pas que si on nous présentait quelque chose qui
ne soit pas à notre gré, quelle qu’elle, soit, nous devons la recevoir comme de
la main de Dieu ; et cela était toute la dévotion de ce Bienheureux, et m’est
avis aussi que c’est la vraie pratique pour devenir Sainte.
Notre Bienheureux Père disait souvent :
« Il se faut bien garder d’user des finesses de la prudence humaine, car
elles gâteraient tout, et ne pourraient rien faire subsister. » Et, [495] pour
cela, il a voulu que la prudence humaine fût si entièrement bannie de notre
Congrégation, et que nous allassions avec tant de simplicité et dépendance de
la divine Providence, toutes choses, que nous attendissions les événements en
paix, sans nous tracasser, ni peiner nos esprits pour devancer ses ordres ou
ses permissions. Oh! pour moi, j’ai tant d’aversion à la prévoyance, que quand
je vois des esprits qui se conduisent de cette sorte-là, il m’est impossible de
leur celer la vérité, parce que je vois que ce n’est pas là l’esprit de notre
Bienheureux Père qui voulait tant qu’on laissât faire à Dieu.
Il m’est avis que la vraie dévotion
consiste principalement à se donner et abandonner entièrement soi-même à Dieu,
avec tout ce qui nous appartient, et, après cela, lui laisser le soin de tout
ce qui nous regarde; n’en ayant point d’autre que de nous remettre et
abandonner continuellement, et sans aucune réserve, à son bon plaisir, car, que
peut faire une âme, sinon de se donner toute à Dieu, et lui laisser faire d’elle
ce qu’il veut? Pour moi, je crois qu’en cela consiste la vraie dévotion, et la
dévotion des dévotions, et la plus excellente de toutes, ainsi que l’assure
notre Bienheureux Père dans sa Philothée.
[Cette
sainte Mère parlant un jour de l’admirable soumission de notre bon Sauveur,
nous avoua qu’en lisant la Passion, en saint Matthieu, elle avait remarqué une
façon de prier de Notre-Seigneur, et que sans doute nous serions bien aises qu’elle
nous communiquât sa lumière. Elle nous dit donc :]
La première fois que le divin Maître
priait au jardin des Olives, il dit : Mon
Père, s’il est possible que ce calice passe, [496] pour nous montrer que n’ayant
pas encore la connaissance requise, nous pouvions demander à Dieu entièrement
une chose, pourvu que nous ajoutions : Votre
volonté soit faite, non la mienne. Mais lorsque Notre-Seigneur retourna
pour la deuxième fois, il dit : Mon Père,
s’il n’est pas possible que ce calice passe, sans que je le boive, FIAT !
Voyez la résignation, c’est une manière d’oraison d’une parfaite simplicité
avec Dieu ; et il m’est venu en vue que c’est ainsi qu’une personne angoissée,
parlant tout confidemment avec son ami, lui dit qu’elle a besoin de
consolation, et s’il peut la lui donner. L’ami ayant allégué un peu de raisons,
cette personne répond : S’il ne se peut pas, si cela ne doit pas être fait,
SOIT, je ne veux que ce qui se pourra, ce qui sera pour le mieux, et que vous
jugerez m’être convenable. Ainsi on expose à Dieu et le désir humain et la,
soumission de l’esprit.
Que la réponse de notre bon Sauveur me
plaît! Mon Père, non ce que je veux, mais
ce que vous voulez ; comme si ce bon Sauveur eût dit : Je souhaite, d’un désir ardent, de mourir pour sauver l’homme, mais je
ne veux pas mourir par cette mienne volonté, ains par celle que vous avez, ô
mon Père ! non comme je veux, mais comme il vous plaira ! non ma volonté, mais
la vôtre !
[À
l’occasion d’un voyage qu’elle fit à Lyon, cette digne Mère dit quantité de
choses pour nous exciter à la confiance en Dieu; et, entre autres belles
paroles, elle dit celles-ci :]
Mes Sœurs, je vous assure que l’âme qui
est si heureuse que de se reposer en Dieu par une entière confiance n’est
jamais ébranlée de rien; tout lui su»ède bien ; tout ce qui est au gré de Dieu,
est au sien. L’âme qui a fixé toute sa confiance en Dieu n’a jamais besoin de
rien, parce que Celui sur lequel elle se confie, en a un tel soin, qu’il a
toujours l’œil sur elle, pour son bien. [497]
Il me fâche que nous nous appuyions trop
sur les créatures. Les filles de la Visitation doivent être tellement remises
et abandonnées à Dieu, et avoir une telle confiance en ce doux Sauveur, que,
quand tout le monde leur manquerait, elles ne s’en devraient point troubler, ni
affliger. Mes chères Sœurs, je m’en vais, mais Dieu vous demeure ; le Père
céleste a soin de tout pourquoi craindre et appréhender? les créatures ne
peuvent rien leur service est inutile aux âmes sans le secours de Dieu.
[En
l’année 1632, plusieurs Sœurs ayant fait la retraite annuelle avec notre digne
Mère, l’une d’elles a déposé ce qui suit : Cette sainte âme ne parlait que de
mortification, d’abaissement, de mépris de cette vie, et du désir de posséder
la bienheureuse éternité. Voici ses paroles les plus remarquables :
Je ne puis goûter la méthode de ceux qui
ne veulent parler et penser qu’à des choses hautes et sublimes. Plus je vais en
avant, plus Dieu me fait connaître que tout le bien de l’âme gît à s’anéantir
et détruire, et laisser Dieu régner paisiblement en elle. Les supérieures qui
ne veulent parler que des choses hautes à leurs filles, n’en ont pas, à mon
avis, quantité de bien mortifiées, anéanties, et toutes soumises à tout, et en
tout ce que l’on veut d’elles.
Croyez, mes Sœurs, que le chemin qui
conduit à la vie est étroit. Il faut faire concevoir cela aux filles, afin qu’elles
embrassent l’étroite mortification, et non pas l’excellence des pensées,
lesquelles, si elles ne sont accompagnées de profonde humilité, obéissance,
modestie, vérité, droiture, mépris de soi-même, ne sont propres qu’à enfler le
courage, et n’ont aucun effet qui ne soit vain. [498]
J’aime fort le père Dom Sens de sainte Catherine,
et désire fort que les filles de la Visitation l’aiment ; il n’est point rude,
ains il est véritable. Il est bien vrai qu’il a des sentences un peu outrées à
l’abord, et un style un peu pressant et mouvant ; mais le considérant de près,
et sans appeler l’esprit sensuel au conseil, certes, l’on voit que c’est le
vrai esprit des Saints, et que ce bon Père qui l’a fait, a l’esprit de vrai
religieux.
Les filles amies d’elles-mêmes ne
goûtent pas ce livre-ci, parce qu’il parle contre elles; mais celles qui ont un
vrai désir de leur perfection, le trouveront bon et solide, et en aimeront la
lecture. Notre Bienheureux le goûtait grandement, et m’en dit beaucoup de bien,
lorsque nous étions à Paris. Vous voyez qu’il a écrit de sa propre main au
commencement de celui qu’il nous donna céans, et qu’il destinait à notre usage.
Je conseille souvent et de tout mon
cœur, aux supérieures, de le donner pour lecture les premiers jours de
solitude, et encore pour l’oraison, à celles qui vont par la voie des
considérations, spéculations, prenant seulement, si elles veulent, les
enseignements et résolutions qui sont admirables pour les jours mitoyens, et
même pour le reste de la solitude.
[Après
les trois premiers jours de retraite, une défluxion[25]
couvrit tout le visage de la Sainte, en telle sorte qu’elle ne pouvait plus
lire, ni presque faire aucun autre exercice. Une Sœur lui dit : Ma Mère, pouvez-vous faire l’oraison?
À quoi elle répondit :]
Je me tiens soumise à la volonté de Dieu
qui me suffit pour tout, ne pouvant remuer mon esprit pour faire autre chose.
Oh! mes Sœurs, c’est le grand secret de la vie spirituelle de ne point
confondre les temps : pâtir, quand Dieu veut que nous pâtissions ; agir, quand
il veut que nous agissions ; enfin, faire en tout sa volonté. Si sa bonté juge
que ma solitude soit plus à sa gloire, en n’y faisant rien que souffrir mon
mal, que son Nom soit béni! [499]
[Le
mercredi des Cendres 1635, cette sainte Mère a recommandé de bien accompagner
le jeûne extérieur de l’intérieur, disant avec un air tout recueilli :1
.Mes Sœurs, faites jeûner vos passions,
particulièrement la langue, ne disant point de paroles inutiles, ne parlant que
pour les choses nécessaires, courtement, hors le temps des récréations, et que
vous soyez grandement fidèles à vous avertir en charité, et à en dire vos
coulpes quand vous y manquerez.
[Puis,
elle ajouta avec un grand sentiment :]
Que bénites soient, et que mille bénédictions tombent sur celles qui le
feront fidèlement, et sécheresses, et doubles sécheresses sur celles qui ne le
feront pas.
De même en nos récréations, que nous en
bannissions les choses du monde et dissipantes, que l’on avertisse aussi celles
qui manqueraient en ceci. Je ne demande rien que ce que nos constitutions nous
ordonnent : de faire la récréation saintement joyeuse, de faire une attention
toute particulière à y parler souvent de bonnes choses; néanmoins, je ne veux
pas en bannir quelques petits contes de récréation ; mais il faudra éviter ces
grands bruits et ces grands éclats de rire et parlement de niaiseries; que
chacune, à part soi, lise plus attentivement la règle et les constitutions pour
y conformer sa conduite, et que notre vie devienne semblable à celle de notre
Époux solitaire, priant, jeûnant, occupé
jour et nuit à glorifier son Père céleste, et à nous obtenir des grâces
de salut et de vie éternelle. Pour cela, mes Sœurs, tenons-nous dans nos
cellules, n’allant par le monastère que le moins qui se pourra. Et si nous
sommes fidèles à faire ce qu’enseigne le Directoire, nous serons instruites et
aidées pour vaincre les ennemis de notre salut. Ainsi, mes chères filles, j’attends
de vos bons cœurs une sainte quarantaine toute de fidélité à l’observance et à
la prière. [500]
[ Le
samedi avant l’Ascension, à l’obéissance du soir, Sa Charité a dit :]
Mes Sœurs, nous avons tous ces jours-ci
de beaux Évangiles qui promettent que tout ce qu’on demandera à Dieu, au nom de
son Fils, on l’obtiendra. Je vous prie, mes Sœurs, de prier très soigneusement,
et de bien demander à Dieu qu’il lui plaise de donner sa sainte lumière aux
Sœurs de nos maisons qui doivent faire des élections, lesquelles sont en si
grand nombre cette année, afin qu’elles fassent choix de celles que sa Bonté
leur a destinées dès son éternité ; et si nous joignons à nos prières la
mortification, l’observance de nos règles et la pureté et sainteté de vie que
demande notre vocation, infailliblement nous serons exaucées. Faisons-le, mes
Sœurs, mais sérieusement, je vous en conjure.
[Le
samedi après l’Ascension, à la fin de la récréation du matin, en donnant l’obéissance,
Sa Charité a dit :]
Mes Sœurs, montrez, je vous prie, que
vous êtes dépendantes de la volonté de Dieu. Si je me décharge du fardeau de
cette maison, je ne me décharge pas du soin et de l’affection que je
conserverai, Dieu aidant, tant qu’on le désirera. Attachez-vous à Dieu, mes
Sœurs; aimez-le; aimez-vous les unes les autres; que cet amour et dilection
règnent parmi vous, je vous en conjure; c’est ce que je vous recommande, et l’observance
de nos règles. Allez votre train dans ce chemin, et vous tenez entre les bras
de cette exacte observance, sans jamais vous en départir attachez-vous si
fortement à cela que rien ne vous en puisse déprendre. Aimez franchement les
choses basses et petites; ne faites état que de la bassesse, abjection,
petitesse et anéantissement. [501]
[Une
âme fort craintive disant un jour à notre digne Mère qu’elle appréhendait, plus
qu’il ne se pouvait dire, le dernier passage, parce que bien peu de gens
iraient au ciel, à cause de la pureté qu’il faut pour aller voir et jouir de
Dieu, cette sainte Mère lui répondit :]
Mon Dieu ! ma très chère fille, je vous
assure que quand je regarde mon Sauveur, je ne puis croire autre chose, sinon
que je le verrai dans le ciel; et, pour vous dire le vrai, si c’était sa
volonté, je voudrais y être déjà….. Oh!
quand je me regarde moi-même en moi-même, hors de mon Sauveur, certes, de vrai,
je frémis, et vois que véritablement je mérite l’enfer; mais, quand je me
regarde avec toutes mes misères, au côté percé de mon Rédempteur, j’espère le
ciel, car je me vois là dedans comme un misérable gueux à la porte d’un
seigneur, et je me tiens pour l’exercice de sa divine miséricorde. J’ai deux
maximes, l’une de David, l’autre de notre Bienheureux Père, qui tous deux me
disent : « Faites le bien, et
espérez en Dieu, car sa miséricorde est éternelle. » Je ferai donc,
avec la grâce divine, le mieux que je pourrai, et puis, je n’espérerai pas en
moi ni en mes œuvres, mais en mon Dieu et en sa miséricorde, et au désir qu’il
a de me donner sa ffloire. Notre Bienheureux Père m’a si fort mis en l’esprit
que Notre-Seigneur veut donner son paradis aux pauvres petites âmes abjectes et
misérables, qui désirent de l’aimer, que jamais cela ne me sortira de l’esprit;
ains, je crois fermement et espère qu’assurément, par les incompréhensibles
mérites de la très-copieuse rédemption du Sauveur, je le verrai un jour dans la
terre des vivants. Quoique je sois toute misérable et la pauvreté même, n’importe,
j’espère en Dieu; il est mon Père tout bon, Tout-Puissant et tout
miséricordieux. Oh! ma très chère fille, Dieu est incompréhensiblement plus bon
que l’homme est mauvais. [502]
[Une
Sœur disant un jour qu’elle espérait voir cette digne Mère arriver à une
heureuse vieillesse, la Sainte repartit :]
Dieu vous pardonne, encore, encore tant
d’années çà-bas, où nous cheminons,
comme dit mon grand saint Paul, au milieu
des obscurités et des ombres de la mort. Le Seigneur fasse de moi sa
volonté; mais je ne désire pas qu’il prolonge mes jours. Ceux que j’ai vécu, je
les ai si mal employés, que je crains la prolongation de mon pèlerinage. Que
pensent les mortels de désirer la vie? Certes, cette vie n’est qu’un fantôme de
vie, et les plaisirs ne sont que des ombres de plaisirs. La vie des vivants, c’est
le ciel, qui peut s’appeler vie; la mort, c’est ce monde. Je sais bien que
la vie des morts-vivants, qui meurent toujours de ne pouvoir mourir, c’est l’enfer.
Néanmoins, c’est une pensée qui me vient assez souvent : cette 'vie n’est point
une vie, parce que l’âme peut y mourir, outre qu’elle n’est pas entièrement
unie à Dieu qui est la souveraine vie, et la vie des vrais vivants ; si le
plaisir se trouve çà-bas, il est plus frêle que l’ombre, car la vraie
satisfaction de l’âme est de tendre et d’arriver à sa fin qui est Dieu, et à
cette perdurable et si désirable éternité.
L’on me disait aujourd’hui la disgrâce
du favori d’un grand; oh! me suis-je dit : parce que nous sommes misérables,
nous nous attachons à ce qui périt et ès choses esquelles il n’y a non plus d’assurance
que sur des planches pourries; et nous ne faisons point compte d’être en grâce
auprès de Dieu, du Roi de la gloire éternelle, qui donne des honneurs, des
biens immuables.
[Une
Sœur lui demanda ce qui la chatouillait de plus près? ] Le désir de voir
Dieu ( dit-elle tout simplement), vient souvent frapper à la porte de mon cœur;
mais je ne lui ai pas ouvert, par la grâce de Dieu ; car je me suis dépouillée
de tout, au moins désiré-je le faire; je ne désire le désir d’un désir de volonté
absolue que de faire la volonté de Dieu en toutes choses. [503]
Mes Sœurs, oh ! le grand bien de se
perdre en Dieu et de se tenir tout à l’aise dans cette mer de bonté
souveraine ! O mes chères filles ! Dieu, par la main de son Verbe, ne
cesse d’opérer et de travailler dans l’âme, qui, dépouillée de tout autre soin,
souci, prétention, désir et amour, se démet et. dépouille d’ellemême pour se
donner toute à Lui.
J’ai toujours eu cette lumière, que la
gloire de notre entendement gît dans la captivité et l’assujettissement aux
choses obscures de notre foi, qui surpassent les sens et l’intelligence
humaine, comme sont ces quatre principaux mystères : celui de l’adorable
Trinité, de l’Incarnation, du Très-Auguste Sacrement de nos Autels, et de la
Résurrection.
J’ai longtemps regardé aujourd’hui une
abeille qui cueillait du miel sur une petite fleur; je n’ai jamais su
comprendre comme quoi, après ravoir tiré par sa petite bouchette, elle en avait
sur les jambes pour le porter en sa ruche, et j’ai pensé : Misérables mortels!
si nous ne pouvons comprendre ce que ces petites bestioles font, pourquoi
voudrions-nous comprendre ce que Dieu fait? Ah ! il me semble (la gloire en
soit à l’auteur de tout bien) que lorsque je sais que Dieu ou l’Église ont dit
une chose, je la crois mieux que je ne crois que j’ai mes deux yeux à la tête.
Tout ce qui se fait par la règle de l’obéissance
est fait pour Dieu, c’est pourquoi il nous doit être indifférent d’être occupé
e ou d’être en repos dans notre cellule ; pourvu que nous fassions ce qui nous
est ordonné, avec pureté d’intention de plaire à Dieu, cela suffit.
Nous n’estimons pas assez la dignité que
nous portons de servantes de Dieu et le choix qu’il a fait de nous pour nous
rendre ses Épouses et chanter ses louanges, quand nous nous attachons à tant de
petites choses et que nous manquons d’attention à faire ce qui est de notre
devoir.
C’est le plus haut point de la
perfection que d’être entière-[505]ment remise et soumise à tous les événements
de la Providence; si nous avions ce vrai abandon, nous aimerions autant être à
cent lieues d’ici, qu’ici même plus, car nous y trouverions plus du bon plaisir
de Dieu et plus de mortification; il nous serait tout un d’être conduite par
les déserts des tentations ou par la plaine des consolations.
Nous devons toujours dire avec le grand
saint Augustin notre Père : « O Seigneur Jésus! coupez, taillez,
brûlez-moi, pourvu que je vous voie, vous possède et jouisse de vous, je suis
plus que content. » Oh! quand sera-ce, mes chères Sœurs, que nous verrons la
beauté, l’utilité, la valeur, la bonté et mérites des afflictions, tentations,
pressures de cœur, contrariétés, dérélictions, maladies, bref, de tout ce qui
répugne à nos sens naturels : sous cette cendre est cachée la divine douceur du
feu divin, et Notre-Seigneur reçoit suavement les âmes que les créatures
rejettent; quand elles le supportent pour lui seul, il les tient près de lui et
les fait reposer en son sein paternel.
§
Les retraites annuelles sont établies
pour quatre sujets :
1° Pour honorer et adorer Dieu ;
2° Pour restituer à Dieu, par notre
humiliation profonde, la gloire que nous lui avons ravie, ayant abusé de ses
grâces et du bienfait de notre vocation ;
3° Pour nous renouveler dans l’esprit de
notre saint état et dans celui de retraite intérieure;
4° Pour traiter, négocier ercommuniquer
avec Dieu. De ce point dépend tout l’affermissement des âmes intérieures; car
quiconque accomplit tout par esprit de retraite ou de récollection ne s’embarrasse
point dans quelque emploi que ce soit. Cet esprit met dans une entière
conformité avec Dieu, lequel, bien [505] qu’il se répande en toutes choses par
sa divine Providence, si est-il toutefois retiré et séparé de tout par sa
sainteté, qui le met en une solitude sacrée de toutes les créatures. Cet esprit
de retraite et de séparation du créé est une des plus grandes nécessités que
nous ayons dans la vie chrétienne et surtout dans la vie religieuse.
C’est une grande partie de notre
perfection que de nous supporter les unes les autres en nos imperfections. Je
crains que les aversions et répugnances, qui sont les tentations des Saints, n’entrent
en notre vigne; étouffez-les en leur naissance. Notre Bienheureux Père disait :
« Les vrais signes de la bonté de nos œuvres, c’est quand l’accès y est
toujours difficile, le progrès un peu moins, la fin bienheureuse. » Croyez-moi,
mes chères filles, il faut semer en angoisses pour recueillir en joie; ne vous
confiez pas de pouvoir réussir en vos affaires par votre industrie, ains
seulement par l’assistance de Dieu. Lisez les louanges de l’oraison qui sont en
Grenade, Bellintani et ailleurs. La dissimulation, en fait d’injures, guérit
plus de mal en une heure que les ressentiments en un an.
Les occasions de désapprouvernents sur
nos actions et conduite nous doivent être précieuses; il les faut aimer et
chérir tendrement; la voie des combats intérieurs est la plus assurée.
Dieu m’a fait connaître qu’après le
saint Sacrifice de la Messe et la sainte Communion, une personne religieuse ne
peut rien lui offrir de plus satisfactoire ni de plus agréable, pour les âmes
du purgatoire, que le soin et la peine que l’on prend pour observer exactement
sa règle. La routine avec laquelle on approche des Sacrements est la ruine de
la vraie piété dans une âme, et la cause du déchet dans la religion. Si l’on
est lâche à l’oraison, on est de même en l’action. [506]
Dieu sèvre les âmes qui sont à lui :
premièrement, des plaisirs qu’on reçoit par les sens; secondement, des lumières
de la raison; troisièmement, du secours qu’on reçoit des personnes de piété ;
quatrièmement, de la dévotion sensible ; cinquièmement enfin, Dieu permet, à
ces âmes chères à son cœur, qu’elles tombent dans des états où il leur semble
être dépouillées de la paix et confiance en Lui. C’est alors que ces âmes
chéries de Dieu ne trouvent plus qu’amertume dans les choses extérieures; que
la raison avec toutes ses précautions ne servent qu’à augmenter leurs peines;
que le secours des hommes leur paraît inutile, et que la paix intérieure leur
manque dans le temps qu’elles croient en avoir plus de besoin. Il est
très-utile à l’âme d’être dans ces privations, afin qu’étant parfaitement
dénuée et vide de toutes les choses créées, Dieu soit sa lumière, sa vie, son
plaisir, son secours, son vêtement, son repos et son tout. L’amoureuse
soumission à la volonté de Dieu, dans les souffrances intérieures, nous est
plus utile, pour une plus intime union, que la consolation de nous soulager
en,disant notre mal.
Qui n’affectionne que Dieu le sert
gaiement et également en tous les lieux : qu’importe, à une fille de Sainte
Marie d’être ici ou là, pourvu qu’elle rencontre une maison de la Visitation où
elle puisse observer ses règles? Nous devons accoutumer petit à petit notre
volonté à suivre celle de Dieu, par quels sen tiers il lui plaira, et faire qu’elle
se sente fort piquée lorsque notre conscience nous dira : Dieu le veut! et peu
à peu ces répugnances, que nous sentons si fortes, s’affaibliront, et bientôt
après cesseront du tout.
Il n’y a rien qui détruise tant la paix
et l’union que la liberté qu’on prend de laisser voir et examiner toutes choses
à son esprit, car cela donne une grande facilité à s’en expliquer dans les
occasions, au préjudice de l’estime et de la charité du prochain. [507]
Puisque les supérieures sont les pierres
fondamentales de la maison de Dieu, elles doivent se poser si basses qu’elles
ne puissent plus se trouver pour monter en haut.
§
L’âme qui soutiendra bien céans l’amour
à la sainte humilité, à la bassesse et la parfaite soumission aux supérieurs,
parviendra bien haut, tout en ne remplissant que les emplois les plus bas (si
toutefois il peut y en avoir dans la maison de Dieu, où c’est régner que
servir), car c’est l’amour de notre abjection qui doit faire notre élévation.
Toute la perfection de nos règles est comprise dans cette sentence de l’Évangile
: Celui qui veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa
croix et qu’il me suive. Avançons, mes sœurs, dans ses trois pratiques :
renoncer à soi-même par la sainte abnégation; prendre sa croix, c’est-à-dire
toutes les occasions mortifiantes, et s’offrir chaque jour à Notre -Seigneur
avec une absolue détermination de le suivre dans la pratique de toutes les
vertus. Pour être vraie fille de notre Bienheureux Père, il suffit d’avoir ces
trois choses :« l’amour de Dieu, l’amour du prochain et l’abnégation de
nous-même.
Notre saint Fondateur voulait que nous
eussions une entière liberté d’esprit : il nous a enseigné qu’il se faut faire
tout à tous par charité; que si nous nous plaisons en Dieu dans la solitude,
Dieu se plaît en nous dans l’embarras des affaires, où nous nous devons
toujours exposer sans crainte, quand l’obéissance nous y emploie sans notre
choix.
Une âme véritablement humble ne doit
réclamer ni l’abaissement ni l’élévation, mais demeurer dans une sainte
indifférence, recevant de la main de Dieu tout ce qu’il lui envoie. On connaît
la volonté divine par la voie de l’obéissance; le propre choix, [508] au
contraire, peut tromper quelque saint qu’il paraisse. On ne peut être en assurance
que par une entière soumission à ses supérieurs : c’est par là qu’on se met à
couvert de la vanité, qui, sous une humilité apparente, se nourrit bien souvent
de la bonne estime qu’on aura de nous-même en nous voyant si bien rabaissé.
La pauvreté ne consiste pas à n’avoir
rien, mais à détacher son cœur de tout ce qu’on possède. Il en est ainsi de l’humilité
: elle doit nous tenir dans une sainte indifférence pour l’élévation ou l’anéantissement,
dégagé de l’un et de l’autre par un vrai mépris et de bas sentiments de
nous-même.
Il faut être entre les mains de Dieu
comme l’argile entre les mains du potier, nous laissant donner la forme qu’il
lui plaira et réduire au néant par l’humiliation, l’abjection, la défaillance.
C’est là le creuset dans lequel Dieu éprouve l’âme, comme l’or par le feu, afin
que, convaincue de sa corruption, elle y ensevelisse sa propre estime et ne se
regarde qu’avec frayeur, ne s’attribuant aucun bien, mais rendant gloire à Dieu
de tout. Il faut en venir là pour faire une heureuse co.urse et continuer d’éprouver
les effets merveilleux de la divine miséricorde.
[…]
Et vous, notre maîtresse, ne caressez
point vos novices, car la meilleure caresse que vous leur sauriez faire, c’est
de leur montrer un cœur plein d’amour pour elles, leur donnant une entière
liberté d’aller à vous en tous leurs besoins. Tâchez de déraciner les épines,
tant de celles qui sont maintenant sous votre charge, que de celles qui y
viendront, et y plantez, tant que vous pourrez, les plantes des solides vertus,
en les arrosant par votre douceur et bon exemple. Coupez et tranchez tout ce
que vous verrez devoir être ôté, et présentez bien à Dieu ce petit travail,
vous contentant du fruit que vous en retirerez, sans en désirer davantage, et
Dieu bénira encore une fois votre besogne. Or sus, Dieu vous bénisse, petit
troupeau.
Mes filles, ne dites point vos coulpes;
car je suis bien si pauvre de temps, que je n’ai pas un bon quart d’heure de
franc sans quelque interruption. Or, dites-moi, que pensez-vous que je vienne
faire au noviciat? Je vous viens toutes détruire; mais spécialement la petite
N..., car, quand je trouve une tête tout entière, je m’essaye de tout mon cœur
de l’entamer. Je viens pour toutes; mais je parlerai pour nos Sœurs les
prétendantes, auxquelles je viens annoncer la destruction [51l] d’elles-mêmes,
si elles veulent être de vraies servantes de Dieu.
[…]
Dites-moi, n’est-ce pas une chose
impossible de joindre une chose toute tordue avec une bien droite ? Vous voyez
mon doigt, quand je le courbe, je ne puis le joindre avec ma main qui est bien
droite, que, premièrement, je ne décourbe le doigt, pour le rendre droit. Nous
venons du monde toutes raboteuses, toutes pleines de mauvaises inclinations; il
faut redresser tout cela, afin de le pouvoir tout joindre au divin Sauveur. Ah!
ce n’est pas à lui de se redresser pour se joindre à nous, car il est tout beau
et tout parfait; c’est donc à nous de nous ajuster à lui; et, c’est à nous, mes
filles, de nous tordre et courber par la vraie mortification, afin que nous
soyons droites et capables de nous joindre à ce souverain Bien.
Vous savez, par expérience, que l’on ne
peut pas faire une belle écriture sur du papier vieux et sale; on écrit bien
quelque chose ; mais cela est si laid, qu’il ne mérite pas le nom d’écriture.
Quand nous entrons en religion, nos cœurs sont du papier sale, sur lequel Dieu
ne veut pas écrire des paroles, que premièrement nous ne l’ayons frotté, rendu
blanc et poli. Et, comment faire cela, me direz-vous, mes chères filles? Par
le moyen d’une courageuse mortification, et anéantissement de tout nous-mêmes;
vous devez entreprendre de bonne heure à vous ruiner vous-mêmes, car autrement
vous n’aurez jamais la paix en la religion. Si vous ne vous mortifiez que
lâchement, vous ne jouirez jamais des délices spirituelles, puisqu’il est très cer‑[513]tain
que les vraies délices spirituelles ne se trouvent que dans la destruction de
la nature. De quoi jouirez-vous donc? de l’inquiétude de vos passions mal mortifiées
; et vous ne serez bonne ni pour le ciel, ni pour le monde, ni pour la
religion, ni pour vous-même. Avez-vous assez de courage pour entreprendre
cette bataille? Oh ! mes filles, il le faut bien considérer.
Nous ne vous trompons point, en vous
disant tout franchement que vous serez traitées en malades ; l’on ne vous épargnera
point les médecines propres à vous guérir. Quand vous voudrez rire, l’on vous
fera taire; vous voudrez coudre, l’on vous fera faire quelque autre chose; vous
voudrez être en bonne estime parmi vos Sœurs, on ne fera que vous avilir et
humilier, pour abattre l’orgueil que l’on apporte du monde. Enfin, pour être
digne épouse de l’Epoux céleste, il faut vous parer des habits nouveaux, et
quitter les vieux. Il faut vous dépouiller de l’amour de tout ce qui est sur la
terre, oublier tout le monde, et tout ce que vous y avez laissé; et, vos
parents, ne pensez plus à eux que devant Dieu, pour les lui recommander.
La bonne veuve de Sarepta, tandis qu’elle
eut de la vieille huile en sa fiole, le Seigneur n’y en mit point d’autre; mais
quand elle fut vide, ce fut alors qu’il la secourut. Tandis que vous voudrez
garder dans votre cœur quelque huile, quelque souvenir du monde, quelques
inclinations, jamais vous n’aurez la vraie et salutaire huile, que le Sauveur
vous donnera assurément, si vous êtes si heureuses que de vous vider
entièrement de la vieille. Oui, mes filles, jetez-la, elle ne vaut rien, pour
la porter,. et la vouloir garder à la Visitation; car il faut que toutes celles
qui veulent être de vraies religieuses, se vident d’elles-mêmes, se dépouillent
de leur propre peau, se laissent détruire par autrui, et se ruinent
elles-mêmes; car, la Visitation est une petite terre, où, si l’on ne meurt à
soi-même, on ne porte jamais des fruits dignes de cette vocation, laquelle nous
oblige si étroitement de tendre à une si haute perfection, [514] que je vous
dis, mes Sœurs (et à toutes tant que nous sommes en cette Congrégation) : Le cœur qui ne tend et ne prétend à la
perfection, tend à la perdition. Pesez cette parole, elle est véritable.
Pensez-vous, mes filles, que si l’on
disait à un ambitieux : Vous aurez une belle charge, la plus honorable de
la cour ; à condition que vous fassiez telle chose, en tel temps durant, qui
sera dure et pénible ; mais aussi vous serez honoré, après cela, non
pareillement : que ne ferait pas cet homme? il donnerait tout, jusqu’à sa peau,
si besoin était. Et nous, mes filles, nous ne travaillerons pas à la
destruction de nous-mêmes pour acquérir, non un honneur périssable, une charge
terrestre, souvent fait perdre l’éternité à celui qui la possède! Mais, vous
prétendez à l’honneur incomparable d’épouse du Fils de Dieu, fille par
conséquent de sa très sainte Mère; que ne faut-il donc pas faire? Oh! il faut,
sans doute, poser toute pusillanimité, et nous donner toutes à Dieu, par une
continuelle attention à sa présence et une perpétuelle mortification, un entier
abandonnement de nous-même entre les mains de Dieu, et de ceux qui nous
conduisent. Qu’ils nous écorchent, s’ils veulent, qu’ils nous dépouillent de
tout, s’il leur plaît; il nous doit être tout un, mes filles, pourvu qu’après
cela vous parveniez à la dignité souveraine d’Épouses du Fils de Dieu, laquelle
dignité nous donnera, non un honneur périssable, mais un honneur éternel, et
vous rendra pleines de biens, et toutes glorieuses en la belle éternité; voire,
dès cette vie, si vous vous délaissez tout de bon, vous aurez des suavités
nonpareilles au service de Dieu ; il vous donnera de son sucre ; ne l’avez-vous
point expérimenté ?
Je l’ai expérimenté moi-même, qui ai été
fille à toute folie. Quand je donnais aux étourneaux que je nourrissais un
petit morceau de sucre, je me faisais suivre en haut et en bas, partout où je
voulais. Quand Notre-Seigneur vous donnera un peu de son sucre divin, vous
courrez après, en haut par les bonnes [515] mortifications, et en bas par les
humiliations. Enfin ce vous sera un délice de ruiner la nature pour voir régner
la grâce. C’est aussi la récompense qu’il promet à ceux qui vaincront. Je leur
donnerai, dit-il, d’une manne cachée, de laquelle, dès qu’ils en auront un peu
goûté, ils ne se soucieront plus des délices de la terre. Mais, remarquez qu’il
faut être vainqueur pour savourer cette manne cachée. Elle n’est pas pour les
lâches et les vaincus ; elle est gardée pour les âmes vaillantes, courageuses
et fortes, qui se déterminent d’abattre tout ce qu’elles connaissent, qui s’élève
en elles, de contraire à Dieu à sa sainte volonté, ou à ses divines intentions
; elles ne se réservent rien ; elles lui donnent tout, aussi tout sera pour
elles.
Croyez-moi, mes chères filles, n’exceptez
rien, tuez tout. L’esprit du monde et de la chair ne peuvent demeurer avec l’esprit
de la religion et la vie spirituelle : il faut abattre l’un pour édifier l’autre.
Il faut quitter le propre jugement, la propre volonté, le propre amour : ce
sont les trois choses auxquelles vous avez le plus de peine, aussi ce sont les
plus nécessaires. Il faut que vous vous démettiez tellement de vous-mêmes,
entre les mains de ceux qui vous conduisent, qu’ils vous tordent à leur gré,
comme l’on fait d’un mouchoir.
Bref, mes filles, je ne vous conseille
que deux choses ruinez-vous vous-même courageusement ; laissez-vous ruiner
humblement et doucement par ceux qui vous conduisent. Mortifiez-vous, sans
réserve d’aucune inclination, quelle qu’elle soit ; tuez tout. Je ne vous en
conseille pas moins, à vous autres, mes filles, qui êtes déjà voilées en noir;
car je connais trèsbien que toute la perfection de la vie spirituelle gît et
aboutit à la totale mortification et destruction de la nature, et à la bonne
oraison.
Oh! notre maîtresse, s’il se trouve
quelqu’une de nos Sœurs qui n’aime pas la mortification, il lui en faut donner
sans se lasser, jusqu’à ce qu’elle l’aime. Mortifiez-vous bien, mes [516]
filles, je vous le recommande, mais de tout mon cœur, et, si la petite N... a
des mines froides, venez au conseil vers moi, je Vous dirai : Encore davantage;
il faut doubler. Et les autres, qui font plus les sanctifiées, je ne sais pas
si elles aiment bien la mortification; mais il faut mortifier celles qui l’aiment,
afin de leur donner sujet de pratiquer la vertu, et celles qui ne l’aiment pas,
afin qu’elles apprennent à l’aimer. Pour nos Sœurs prétendantes, il les faut
bien aider à se rendre de vraies servantes de Dieu, à détruire leurs vieilles
inclinations, habitudes et propensions.
Vous savez que j’ai promis à nos Sœurs
de ne point suivre leurs inclinations; je tiens ma promesse, ou bien je ne les
reconnais pas; car, toutes celles que je connais, je les ruine; faites-en de
même à nos Sœurs du noviciat; faites-leur bien faire ce qu’elles ne voudront
pas; empêchez-les de faire ce qu’elles voudront; mortifiez-les d’autant mieux
que vous verrez qu’elles ne se mortifient pas; car, par la mort de vous-mêmes,
ô nies tilles, vous vivrez d’une vie éternelle en votre Époux. Ne vous
épouvantez pas de tout ce que j’ai dit, car l’on ne veut pas aller chercher des
mortifications autres que celles d’une très-exacte observance. L’on ne requiert
de vous que cela : ajustez toutes vos inclinations de telle sorte à la règle
morte, que vous vous rendiez toutes des petites règles vivantes. Vous ne le
ferez pas sans peine, c’est pourquoi je vous invite à la soigneuse et fidèle
mortification, toutes tant que nous sommes.
C’est aujourd’hui la veille de la fête
du très-auguste Sacrement de l’Autel; il sera notre force et notre protection.
Courage, mes filles, Dieu bénira votre
travail, s’il est humble et fidèle.
Mes chères filles, je vous ai dit
dernièrement que vous deviez vous défier de vous-même, et les moyens et les
causes pourquoi vous vous en deviez défier. Maintenant, il faut passer plus outre
et nous confier pleinement en la bonté de Dieu pour toutes choses. Vous désirez
peut-être savoir le fondement sur lequel nous devons appuyer notre confiance en
Dieu, le voici en trois points : premièrement, c’est qu’il est tout sage;
secondement, il est tout bon; troisièmement, il est tout puissant; donc il sait
tout ce qu’il nous faut pour l’âme et pour le corps. Il est tout bon, et la
bonté même; ce qu’il nous témoigne en ce qu’il a fait pour nous. Il est
tout-puissant pour nous donner ce qu’il voit nous être nécessaire. Voilà donc,
mes chères Sœurs, sur quoi nous devons établir notre confiance, c’est en Dieu,
et non pas en nous-mêmes; car, dites-moi, si vous aviez à passer quelque grosse
rivière, et qu’il n’y eut qu’une planche toute pourrie, si vous vous fieriez
sur icelle pour la passer? Non certes, vous craindriez de vous noyer; eh bien,
nous ne sommes qu’une méchante planche pourrie et qu’un faible roseau ; il ne
nous faut pas appuyer sur nous.
Savez-vous d’où vient que plusieurs se
troublent de se voir tombés en de grosses fautes et imperfections? C’est parce
qu’ils ne sont pas fondés sur la connaissance d’eux-mêmes; car se doit-on
étonner de voir que la misère soit misérable, l’infirmité, infirme, et la
faiblesse tomber par terre? Mais quand nous sommes tombées, faisons comme les
enfants qui vont de tout à [528] leur mère nourrice ; s’ils tombent, ils la
regardent ; s’ils trouvent quelques bûches et chose semblable, ils la lui
portent; si on leur fait peur, si on les contrarie, ils se jettent entre ses
bras. Faisons-en de même, mes très chères filles, allons de tout à Dieu avec
humilité.
Si nous sommes travaillées de quelques
peines et tentations, recourons promptement à Lui, réclamons son secours, et if
nous aidera ; avons-nous quelques difficultés, jetons-nous entre ses bras et il
nous consolera; et tant pour les choses extérieures que pour les intérieures,
réclamons le secours de notre Père céleste et nous jetons sans réserve entre
ses bras, et il nous, assistera et fortifiera selon notre besoin, par exemple :
si l’on vous apprend à faire l’oraison et que vous ne le sachiez comprendre,
allez-vous-en à Dieu avec confiance, et il vous illuminera et inspirera. Vous
donne-t-on quelque charge difficile? faites-en de même, et dites comme notre
Bienheureux Père à son prédécesseur, Monseigneur de Granier, quand il lui commanda
d’aller au Chablais, Ternier et Gaillard, convertir ces peuples. Il était fort
jeune, il avait sujet de s’excuser, mais il ne dit autre chose, sinon : « A votre parole je jetterai les filets. »
Ainsi en devons-nous faire, disant à Notre-Seigneur que sur sa parole nous
commencerons à faire tout notre possible pour nous bien acquitter de notre
charge, considérant que de nous-même nous ne pouvons rien, mais qu’en lui nous
pouvons toutes choses. Et celles qui ne sentent pas cette confiance ne doivent
pas laisser d’en faire les actes sans s’arrêter aux sentiments, carnous ne
devons pas vivre selon nos sentiments, mais selon la. foi et la raison; et
enfin, mes filles, il faut être fort généreuses et jeter notre confiance en
Dieu.
Il n’y a rien qui attire tant sa
miséricorde sur nous que quand on recourt à sa bonté avec humilité, pour toutes
choses.
L’on s’en va bien à Dieu, dites-vous,
mais notre esprit s’en distrait incontinent. Tant que nous serons en cette vie,
nous ne [529] pouvons pas avoir une continuelle attention à Dieu ; mais, quand
vous trouverez votre esprit dissipé, il faut retourner à Dieu, disant :
Seigneur, vous voyez ma misère. L’on voit quelquefois des personnes avoir toute
leur attention à leur ouvrage ou à leur charge, à leur quenouille, etc. Oh! il
faut avoir soin de retourner souvent son esprit à Dieu. Bref, je voudrais que
nous fussions fort familières avec Dieu, et que nous allassions en toutes
choses à Lui, comme font les petits enfants vers leur mère. Mes chères filles,
je voudrais que nous fussions dans la pratique des vertus, ainsi qu’en toute
autre occasion, que nous eussions toujours recours à Dieu, en réclamant son
assistance. Le Psalmiste dit : Fais bien et espère en Dieu. Il ne dit pas :
Fais mal; or, nous qui voulons bien faire, espérons en sa bonté et il nous
assistera ; et les pécheurs qui se veulent convertir doivent espérer en sa
bonté et miséricorde, car il ne rejette personne.
Vous demandez si, lorsqu’on vous a
commandé quelque chose que vous ne savez pas faire,si vous devez laisser de
vous le faire montrer, sous le prétexte de vous confier en Dieu? Non pas, ma
fille, ce serait tenter Dieu; car nous ne devons pas attendre qu’il fasse des
miracles pour nous pendant que nous pouvons avoir des secours humains; si je
puis aller au chœur sur mes jambes, pourquoi voudrais-je que Dieu fit un
miracle et m’y portât? Quand tous les secours humains nous manquent et que nous
nous confions en Dieu, alors il fera plutôt des miracles que de manquer de nous
assister, comme il fit, arrêtant le soleil et fendant la mer; et même il en a
fait en notre Ordre; car, au commencement, nous ne savions de quoi vivre et
Dieu y pourvut admirablement. Il en fit de même en plusieurs de nos maisons.
Or, dites-moi, si l’on vous avait dit, de quelque personne, que vous eussiez
recours à elle en toutes vos nécessités, et qu’assurément elle vous donnerait
tout ce que vous auriez besoin, n’iriez-vous pas à elle en toute confiance?
Dieu en est de même envers nous, car il a dit : Demandez, et il vous sera [530] donné;
heurtez, et l’on vous ouvrira. Demandez-lui bien toutes vos nécessités,
avec confiance, et il vous donnera sans remise.
J’ai gardé trois ou quatre jours cette
pensée : je considérais que notre bon Seigneur a bien permis que, dès le temps
même des Apôtres, il y a toujours eu des hérésies, et il souffrait que l’on
adorât des chiens, des chats et autres sortes d’idoles comme si c’étaient de
vrais dieux ; et je considérais que nous, chétives créatures que nous sommes,
nous nous voulons préférer aux autres ; nous voulons que l’on nous estime, et
sommes fâchées si on ne fait pas plus d’état de nous que des autres ; et
néanmoins, nous voyons que le Fils de Dieu a souffert tant de mépris! Il se
faut mettre, à bon escient, à travailler pour faire ce que Dieu désire de nous,
car il a dit qu’il examinera Israël la
lanterne à la main, c’est-à-dire les personnes les plus justes. Pensez donc
ce qu’il ne fera pas aux pécheurs et à tout son peuple ?
Il se faut bien ressouvenir de ce mot,
qu’il faut que l’on fasse les avertissements avec charité et pour profiter aux
Sœurs, et que celle qui est avertie tâche non seulement de l’écouter sans
réplique ni excuse, mais il faut encore qu’elle s’accuse intérieurement en
faisant avouer son manquement à son jugement, et qu’incontinent elle fasse de
bonnes résolutions efficaces de se corriger de ce dont on l’avertit, et doit
savoir bon gré et aimer les Sœurs qui lui ont fait la charité. O certes! ce n’est
pas le tout que d’avoir la volonté bonne, de pratiquer ce que l’on nous dit; il
faut faire des œuvres, autrement nous en recevrons de la confusion et
répondrons devant Dieu. Ce n’est pas que je veuille que vous ne fassiez point
de faute, car je sais bien qu’il ne se peut ; mais au moins humilions-nous-en
devant Dieu ; faisons-nous souvent la demande que se faisait saint Bernard,
lequel se disait : Bernard, pourquoi es-lu venu en religion? Ainsi disant nous
verrons que notre intention doit avoir été de nous unir à Dieu plus fortement
par l’exacte observance de nos règles. [531]
Enfin, mes chères filles, Notre-Seigneur
a dit : Cherchez premièrement le royaume
de Dieu et sa justice, et il vous sera donné toutes choses nécessaires; car
il a plus soin de nous qu’une mère n’a pas de son petit enfant.
Il faut qu’une âme qui a la tentation qu’elle
sera du nombre des damnés dise à Notre-Seigneur : Mon Dieu, il est vrai que je
mérite de l’être, mais je ne laisserai pas d’espérer en vous et de faire tout
mon possible pour m’acquitter de mon devoir et puis je me résigne à tout ce qu’il
vous plaira ordonner et faire de moi. C’est aussi un bon moyen que de découvrir
ses tentations à ceux qui ont charge de nous ; car la première chose que fait
le malin esprit, c’est de nous empêcher de dire ses tentations et de nous
donner de beaux prétextes en apparence, comme : il les faut souffrir sans le
faire connaître; ou tel autre parce qu’il a plus de puissance sur nous [l’ennemi]
quand nous les tenons secrètes. Il se rencontre quantité d’âmes, lesquelle,
après s’être découvertes de leurs peines, s’en trouvent quittes. Quand nous
avons donc quelque chose qui nous trouble et fait de la peine, il la faut aller
dire simplement; mais si la chose est légère et que nous la puissions souffrir
sans le dire, il le faut remettre jusqu’à ce que nous rendions compte, s’il se
peut, facilement.
Grâce à Dieu, nous sommes toutes de
bonnes filles et qui avons de bons désirs ; il ne faut que nous mettre en la
pratique.
[…]
Il faut passer au second point qui est
de l’oraison, car la mortification sans l’oraison est bien difficile, et l’oraison
sans la mortification est bien dangereuse. Je n’ai jamais aimé la multiplicité,
je voudrais porter nos Sœurs à l’unité. Comme je disais hier, allons à Dieu de
tout notre cœur; car enfin nous y irons tant qu’à la fin nous y serons portées.
Apprivoisons-nous fort autour de Notre-Seigneur, faisons en sorte que notre vie
soit une oraison continuelle : soit que nous allions par le monastère, soit que
nous travaillions, que tout nous serve pour aller à Dieu, ainsi notre vie ne
sera qu’une continuelle oraison.
Vous demandez si, pour aider cette
continuelle oraison, il ne serait pas bon de n’en pas perdre de celles que la
constitution permet? Oui, je vous assure, et je voudrais bien que nos Sœurs n’en
perdissent pas un demi-quart d’heure, particulièrement celles qui n’ont rien à
faire; et encore, quelque charge que l’on [534] ait, l’on peut avoir le temps,
si l’on veut, de la faire; et, si l’on ne peut avoir demi-heure avant l’Office,
faites-là un quart d’heure après. Vous demandez aussi si, lorsqu’on n’a pas pu
faire l’oraison du matin, on la peut reprendre au silence? Oh! je vous assure,
ma fille, que c’est la pénitence que je voudrais donner à celles qui la
perdraient par leur faute. Oui, on peut encore employer, les fêtes, la
demi-heure après None, en actions de grâces, encore que l’on ait fait
demi-heure d’oraison devant l’Office, et demeurer une partie du silence dans le
chœur, si l’on veut, pour y faire quelques prières vocales.
Vous dites encore, si, lorsque vous ne
pouvez faire oraison, à cause des distractions, si vous ne feriez pas bien de
lire, y trouvant plus de dévotion? Ma fille, portez un livre, lisez trois ou
quatre lignes, arrêtez-vous là-dessus; et, quand vous vous sentirez distraite,
lisez encore, et passez ainsi votre oraison. La première chose que nous devons
faire à l’oraison, c’est de nous humilier devant Dieu, reconnaissant que nous
sommes inutiles s’il ne nous occupe; et puis, comme que l’on y soit, n’importe,
pourvu qué l’on y soit fidèle, l’on y est assurément selon la volonté de Dieu ;
quand nous ne pouvons rien faire, il nous faut, au moins, tenir en grande
révérence, avec un maintien humble et dévot, car ce nous est toujours trop d’honneur
d’être là, devant Dieu, et cette oraison d’humilité et de patience est
quelquefois aussi bonne, pour le moins, que celle de consolation.
[…]
Voilà, mes filles, c’est bien de dire
ses coulpes, et je suis fort aise que vous vous accusiez bien; mais, je vous
prie, faites le moins de fautes que vous pourrez, ayant une si grande affection
de plaire à Dieu, que cela vous fasse craindre de lui déplaire. Aimez-le si
fort que cela vous fasse fuir tout ce qui le pourrait fâcher. Quand on estime
quelqu’un, on tâche de lui Plaire le plus que l’on peut. Soyez tellement
amoureuses de Dieu que jamais vous ne l’offensiez. [541]
Notre maîtresse, nos filles sont certes
bonnes; je le dis simplement devant elles; mais je veux qu’elles deviennent
excellentes, qu’elles ne se contentent pas de ne point faire de mal, mais qu’elles
fassent beaucoup de bien. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’elles
n’ont pas assez d’ardeur et de ferveur ; et, c’est cela, mes filles, que je
vous désire, et c’est à quoi il faut mettre la main. Que je voie, je vous prie,
des cœurs tout enflammés de l’amour de Dieu. Mais, souvenez-vous que nous ne
saurions jamais atteindre à la perfection de la sainte dilection et union avec
Dieu, que nous n’ayons aussi l’amour du prochain.
Saint Jean déclare que celui qui dit
« qu’il aime Dieu, et n’aime pas son prochain, est un menteur. »
Ainsi, mes filles, si nous n’avons pas l’amour cordial, ni la sainte dilection
envers nos Sœurs, qui représentent l’image de Dieu, nous de-vous croire que
nous n’avons pas du vrai amour de Dieu. Oh! mes chères filles, qu’il est bien
vrai que l’âme qui tend à la vraie perfection, suit son chemin sans regarder
par où vont les autres. Oui, la dévotion généreuse s’applique sincèrement à
Dieu, et fidèlement à l’obéissance et à soi-même, sans regarder ce que font les
autres; et, par cette voie, l’âme s’enrichit des vraies et saintes vertus, et
des biens inestimables de la perfection qui la portent au ciel, ou, pour mieux
dire, l’aident à s’y acheminer. Que si, au contraire, elle s’amuse à remarquer
les actions et le chemin des autres, elle s’occupe inutilement, la bonne odeur
s’évapore au dehors; car, il faut que, pour observer les autres, elle se
dissipe, et perde l’attention qu’elle doit avoir à Dieu, et ainsi elle s’anéantit,
se rend misérable sans vertu et esclave de la curiosité, d’autant que les
esprits qui s’occupent autour des autres sont en perpétuelle action pour voir
et pour savoir tout, et se niellent en grand danger d’offenser Dieu, et de
tomber en des ambitions et jalousies qui leur nuiraient beaucoup, si elles n’y
prennent garde. [542]
Je vous apporte, mes filles, une vérité
infaillible : il est impossible que vous entriez au ciel, ni par conséquent que
vous soyez sauvées, sans vous faire violence; car, Notre-Seigneur l’a dit
lui-même : Il n’y a que les violents qui
le ravissent. Je vous répète cela, afin que, sachant cette vérité, vous
graviez dans vos cœurs cette intime résolution de ne vous épargner en rien ; mais
de vous vaincre et faire force en tout, pour acquérir les saintes vertus, et
vous rendre conformes et exactes à tout ce que la règle ordonne, au péril de
toutes vos inclinations. Il faut toutefois que cette violence soit douce,
quoique forte ; car, vous voyez, mes filles, que la voie par laquelle on vous
conduit est suave, et, néanmoins, ferme. Toujours il en faut venir là : se
faire violence; et si Dieu a caché le prix de la gloire éternelle, qui est un
bien inestimable, dans la victoire que nous devons remporter sur nous-mêmes,
comment ne tâcherions-nous pas de nous vaincre ? Comment oserions-nous penser d’être
lâches à nous surmonter? Voyez que pour apprendre un art, quoique vil, il y
faut du travail et de l’attention ; regardez un jeune garçon qui veut apprendre
à être cordonnier, combien de fois le jour faut-il qu’il renonce à ses
inclinations ? Il faut qu’il demeure tout le jour courbé à tirer des bras ; il
faut qu’il souffre d’être battu. Voyez encore un qui prétend d’être docteur, il
passera quelquefois vingt ans pour parvenir à la fin de ses études, qui ne sont
pas toutefois comparables à la vocation à laquelle nous travaillons, ni pour
une fin plus sainte, plus haute et plus [561] pure ; car c’est pour parvenir à
l’union de notre âme avec Dieu, à la perfection de notre vocation, et pour
acquérir les vertus solides, qui demeurent toujours, voire, qui nous
accompagnent jusqu’au ciel, et seront notre richesse. Il faut donc travailler,
mais d’un travail fidèle, constant, fort, suave et amoureux; car, c’est pour
Dieu que nous travaillons, c’est pour l’éternité que nous combattons contre
nous-mêmes. Il faut travailler fidèlement ; mais nous ne devons pas
entreprendre toutes les vertus ensemble, ains, une après l’autre ; c’est
pourquoi, le mois passé, je vous donnai le défi de l’attention aux petites choses, et je vous donne, ce mois-ci, celui de l’obéissance avec ses deux
dépendances: la promptitude aux exercices et la simplicité. Il faut, mes
chères filles, que vous rapportiez toute votre vie à cette sainte obéissance,
et que toutes vos actions tendent à cette fin. Si vous observez le silence, que
ce soit par obéissance ; si vous pratiquez quelque autre point de notre sainte
règle, que ce soit encore à cette fin ; que si vous condescendez à vos Sœurs, que
ce soit avec intention d’obéir ; bref, que vous donniez à tout ce que vous
ferez, et même à tout ce que vous penserez, le mérite de la sainte obéissance.
Il faut obéir à tout ce que votre
maîtresse vous dira, simplement et amoureusement, et ne permettre jamais à
votre esprit de discourir si ce que l’on vous commande est bien ou mal ; mais,
faire simplement et promptement tout ce que l’on voudra de vous. Non, mes
filles, ne permettez pas à vos esprits de faire le discernement : ceci ne
serait-il point mieux que cela? Non, répondez à de telles pensées : il me
suffit que l’on me commande; c’est assez, quoique les choses vous semblent
extravagantes. Ne désistez point de faire cette réponse : l’obéissance le veut,
je le ferai.
Il faut, de plus, être si promptes, que
l’on ne tarde pas un moment, pas d’un clin d’œil. Quand l’obéissance vous
appelle, il faut quitter tout ce qui se peut quitter, sinon que vous teniez
[562] une chandelle allumée ; il ne faudrait pas la jeter là, mais il la
faudrait éteindre. Comme aussi, si vous teniez un pot de vin, il faudrait le
mettre à terre et fermer le tonneau, afin qu’il ne répandit pas. Mais, tout ce
qui se peut quitter, il le faut lâcher. soudain, sans retardement quelconque;
et je ne veux point que le mois prochain l’on me dise que l’on a fait beaucoup
de fautes, et que l’on n’y a pas pensé. Oh ! non, mes filles, pensez-y; j’en
veux être moi-même ; que si je fais de grosses fautes, je vous les viendrai
dire fidèlement.
Notre maîtresse, que voulez-vous que je
dise à vos Sœurs novices? Je leur dirai simplement la pensée qui m’est venue
plus de vingt fois : c’est que je regarde quelquefois nos filles, et je vois,
grâces à Dieu, qu’elles marchent comme il faut ; mais, il m’est venu cette
pensée, qu’elles marchent un peu trop par la crainte. Je veux dire qu’il me
vient en vue qu’elles craignent un peu trop les yeux de leur maîtresse et de
leurs Sœurs, et qu’elles craignent trop de faillir, et cela me fait penser que
c’est plutôt par la crainte d’être averties que par le seul et unique motif de
plaire à Dieu. Ma pensée n’est-elle pas véritable, mes chères filles? Si cela
est, il faut tout de bon s’affranchir de ce défaut; car, si vous faites vos
actions pour les yeux de votre [563] maîtresse, ou par crainte que vos Sœurs ne
vous en avertissent, et si vous n’êtes soigneuses de garder cette pureté de
cœur, et de faire tout pour plaire à Dieu seul, je vous dis et vous assure que
vous ne serez jamais que de vraies idoles de religion.
Notre maîtresse, inculquez bien dans l’esprit
de vos novices l’amour à la pureté d’intention; car où est la pureté d’intention
en une âme, toutes les vertus y seront bientôt assurément; et, si elle n’a pas
la pureté d’intention, elle n’a ni vraie vertu ni vraie dévotion.
Je vous dis derechef, mes chères filles,
que si vous ne faites autant de bonnes actions lorsque nul ne vous voit que
Dieu, si vous n’êtes aussi soigneuses de vous maintenir modestes et recueillies
lorsque vous êtes en vos cellules, et aussi affectionnées à vous maintenir
dans l’exacte observance, quand vous êtes seules, que quand vous êtes à la vue
de votre maîtresse, vous ne vaudrez jamais rien en la religion, ni pour vous,
ni pour les autres, ni pour le monastère, et ne serez que des fantômes, des
masques' et des idoles de religion, qui ne font qu’occuper les cloîtres, et n’y
servent que d’ennuis et de matière de mortification aux autres ; car quand
vous n’aurez plus votre maîtresse, vous vous relâcherez et donnerez bien de l’exercice
à une supérieure. Vous devez être beaucoup plus soigneuses de vous tenir sur
vos gardes, pour ne pas faillir et pour bien faire, lorsqu’il n’y a que Dieu et
vous, qui si vous étiez à la vue de toute la terre, de votre supérieure, de
votre maîtresse et de toutes vos Sœurs ; car les yeux de Dieu vous doivent être
en tel respect, que tout votre soin, toute votre étude, toute votre attention
doivent être de ne leur point déplaire et de ne les point offenser.
Il n’y a rien qui offense tant les yeux
de Dieu que de voir une religieuse se garder de broncher, et de faire des
infidélités devant les yeux des créatures, et ne faire cas de commettre des
infidélités devant les siens divins; comme il n’y a rien qui lui agrée tant que
[564] de voir une âme fidèle, soit qu’on la voie ou qu’on ne la voie pas. La
chaste épouse doit craindre, mais d’une sainte crainte, d’offenser les yeux de
son Époux; elle doit toujours penser que si les créatures ne la voient pas, le
Créateur, auquel rien n’est caché, la voit ; et elle craint d’une sainte
crainte d’offenser ses yeux divins. C’est là, ma fille, la vraie fidélité; car
c’est où vous trouverez le plus d’amour de Dieu et de quoi il vous saura bon
gré.
Au commencement il se faut servir de
tout : de la crainte servile, de la chaste, de l’amoureuse et de la filiale ;
enfin il faut faire flèche de tout bois, à cause de la multitude d’ennemis qui
attaque les commençants. Cela donc n’est pas mauvais, d’honorer la vue et la
présence de la maîtresse, et se tenir en respect devant elle, pourvu que vous
ayez cette fidélité d’être aussi attentives sur vous, quand il n’y aura que
Dieu qui vous verra, que lorsque vos supérieures vous verront. Voire même, mes
filles, je voudrais que vous fussiez si fidèles à Dieu, que vous fissiez plus d’attention,
quand vous êtes seules, pour ne point broncher, que quand vous êtes devant
votre maîtresse, comme disant en vous-mêmes : Je suis ici devant ma maîtresse,
si je fais quelque faute elle me le fera bien savoir, car elle aime mon bien ;
il faut donc me tenir en liberté de cœur. Mais je suis seule ici avec mon Dieu
; si je suis infidèle, si je me relâche, qui m’en reprendra? Oh! c’est ici qu’il
faut être fidèle, car les yeux de Dieu sont sur moi. Je suis en secret, mais
Dieu voit le secret des cœurs et rien ne lui est caché. O mon Dieu! je
respecterai votre Présence et honorerai votre regard.
J’aurais encore envie, mes chères
filles, que vous fussiez plus attentives à faire le bien qu’à vous garder du
mal. J’entends ces petites imperfections, tant il semble que vous soyez
restreintes, gênées, comme si on vous avait pressées entre deux ais, tant vous
craignez, ce semble, de faire, ou dire rien de mal. Il ne faut pas cela, mes
filles ; il faut la sainte franchise, la douce [565] affabilité, une sainte et
modeste liberté d’esprit et de cœur, une conversation affable et gracieuse,
humble, courageuse, égale et naïve. C’est là qu’est l’esprit de notre vocation,
et non pas d’être si resserrées, de tout craindre; élargissez-vous, je vous
prie, et n’ayez pas des cœurs tant étroits; mais des cœurs larges, grands,
spacieux, amples, qui tiennent sans contrainte Dieu, toutes ses grâces, et les
vertus de votre vocation et Institut. La vraie servante de Dieu doit avoir
toujours dans son cœur et sur son visage, la candeur, la douceur, la franchise,
et la sainte liberté des enfants de Dieu.
Eh! savez-vous? Dieu ne se plaît pas
dans des cœurs étroits et resserrés comme celui de ma sœur N. Elle est légère
naturellement; elle veut dompter cela, elle se tient si resserrée qu’on dirait
qu’elle n’ose pas souffler. Oh! ma fille! ce n’est pas ainsi qu’il faut
entreprendre votre besogne. Il faut aller tout doux ; se garder, dans l’occasion,
de faire le mal; être attentive à faire le bien, et cela sans contrainte ni
gêne. Faire le bien parce qu’il plaît à Dieu; fuir le mal parce qu’il lui
déplaît, sans autre motif.
Quand on vous dit, mes filles, qu’il
vous faut tenir humbles, basses, petites et soumises, l’on vous dit vrai ; car
c’est le propre lieu des novices que d’être sous les pieds de tout le monde c’est
leur vrai élément que l’humilité et abjection; leur vrai bien, que la
mortification; leur vraie nourriture, que l’oraison et attention à Dieu. Mais l’on
ne veut pas dire pour cela que vous vous teniez gênées, car la contrainte n’est
rien moins que l’humilité.
La vraie et parfaite humilité-est sans
contrainte. Elle est fondée sur la sainte liberté d’esprit qu’ont les enfants
de Dieu, qui est d’être indépendante de toutes les choses créées. L’essence de
la vraie humilité de cœur, que le Sauveur nous recommande, c’est de connaître
que nous ne sommes rien qu’une vapeur, qu’une ombre, qu’un vrai rien, et en
être bien aise; se com-[566]plaire et se délecter de notre rien, afin que Dieu
soit notre tout : et le haut point d’humilité c’est de désirer, d’accepter,
et être hien aise de se voir pourchassée, et nous complaire que tout le monde
nous connaisse, estime et traite comme des choses viles, abjectes et de néant.
Cette humilité-ci n’apporte point de contrainte, au contraire, elle donne à l’âme
qui la possède la vraie et sainte liberté. Elle ouvre le cœur pour recevoir
tout de la main du bon Dieu.
Mes chères filles, il faut mettre cette
maxime bien avant dans vos cœurs : que rien du tout n’arrive que par l’ordonnance
de ce grand bon Père Céleste, duquel et, la Providence s’étendent sur toutes
les créatures; et, sous cette Providence divine, il faut vivre toute remise et
toute libre; car les contraintes et les gênes sont pour les enfants du siècle,
qui vivent sous l’esclavage du monde, et non pour les enfants de Dieu, qui
vivent sons son joug, qui est doux et suave.
Quand je dis de vous ouvrir, de prendre
de la liberté d’esprit, cela ne veut pas dire qu’il faille s’évaporer, faire
des gestes contre 1a modestie, dire des paroles oiseuses, porter la vue égarée:
ce n’est pas cela, mes filles, car c’est la liberté malheureuse et fausse.
Mais, ce que je veux dire, c’est que vous fassiez tout en esprit de joie, avec
plaisir de voir que vous faites des choses pour plaire à Dieu. Si vous portez
la vue basse, que ce soit sans gêne, gaiement pour Dieu, étant en vous-mêmes
bien aises d’avoir cette pratique à lui présenter ; que vous soyez
intérieurement bien aiss de vous tenir en modestie, et d’assujettir votre corps
et tons ses sens et ses mouvements, parce que les yeux de Dieu sont sur vous,
et que la modestie religieuse lui est agréable, et ainsi de tontes les
mortifications. Conversez franchement, joyeusement, simplement et
très-cordialement ensemble, parce que Dieu aime l’innocence et la suave rondeur
des âmes dédiées à son service et vouées à son amour.
Voilà donc la pratique que je laisse à
nos filles, de faire leurs [567] actions avec une intention pure et droite, et
non pas pour les yeux de leur maîtresse ni de leurs Sœurs, mais par la
révérence de ceux de leur Sauveur, et qu’elles soient fort suaves et libres de
la sainte liberté qui les conduira à la parfaite observance; toute liberté qui
n’aboutit pas là est fausse. Apprenons donc à ces filles à s’ouvrir de telle
sorte, qu’elles se tiennent toujours exactes à leurs devoirs ; car la liberté d’esprit
n’est pas la dissipation, c’est l’observance amoureuse. Cela est bien doux, mes
filles, n’est-il pas vrai, de servir Dieu sans autre contrainte que celle de l’amour
de ce bon Dieu et de votre vocation. Certes, il vous faut faire force à
vous-mêmes, car il n’y a que les violents qui ravissent le ciel. Il faut
contraindre vos vieilles habitudes et inclinations pour les ajuster à la raison
et à la règle; mais il faut que cette sainte violence se fasse sans contrainte,
ains avec liberté d’esprit, et avec une suave joie intérieure de se contraindre
pour Dieu. Mais, mes filles, que ce soit bien pour Dieu seul : pesez bien ceci;
car, puisqu’il me semble que vous le comprenez, et que vous désirez de l’embrasser,
j’espère que vous le pratiquerez. Je vous assure que c’est la doctrine
salutaire et qui me semble vous être maintenant plus utile. Notre maîtresse,
inculquez-la bien dans les cœurs et la leur faites bien comprendre, afin que, l’ayant
bien comprise, elles la pratiquent. Elles sont de bonne volonté, toutes nos
filles, et j’espère que Dieu les bénira, pourvu qu’elles soient très humbles,
très douces, de bonne observance, et qu’elles fassent bien ce que je viens de
dire.
Ma sœur N. ne rira plus quand on la
mortifiera, car c’est une légèreté de laquelle elle veut bien s’amender. O ma
fille ! toutes les mortifications que l’on vous fait au noviciat vous
doivent être en respect; car non seulement elles ont été ordonnées par notre
saint Fondateur ; mais aussi Dieu, de toute éternité, vous a préparé tous ces
petits moyens pour vous aider à vous avancer en la voie de la perfection et du
salut. Voyez-vous donc de quel [568] œil il les faut regarder? Dorénavant, ma
fille, regardez-les avec révérence et recevez-les avec dévotion.
Nos filles se récréent-elles bien? Je
désire qu’elles soient non seulement recueillies, cordiales et suaves, mais je
veux aussi qu’elles soient joyeuses et allègres, et qu’elles travaillent à leur
besogne avec des cœurs qui ne soient ni contraints ni timides; mais avec des
cœurs larges, contents et joyeux, et qu’elles soient toujours gracieuses, sans
mines refrognées.
Mes très chères filles, c’est une bonne
finesse pour l’oraison que la simplicité avec Dieu, car par cette voie l’âme se
conforme et se rend semblable, en quelque façon, à son Dieu, qui est un esprit
fort pur et très-simple. Bienheureuses sont les âmes qui se laissent
entièrement conduire à l’attrait de Dieu, le suivant en simplicité de cœur,
retranchant à leur esprit toute curiosité, multiplicité, répliques,
distinctions, ou désirs de se voir soi-même, suivant simplement et fidèlement
la simplicité de leur attrait.
Ma fille, qui ne cherche pas la suavité
de l’oraison, ne s’aperçoit pas quand il n’y trouve pas la douceur et suavité.
Quand une personne va en un lieu sans prétention d’y trouver quelque chose,
encore qu’elle la rencontre, elle n’y pense pas toutefois; et, si elle n’y
trouve rien, elle ne s’en met pas en peine, parce qu’elle ne cherchait rien :
ainsi, mes chères filles, allez à l’oraison, non pour chercher les goûts, non
pour y recevoir des consolations, mais pour vous tenir en une extrême révérence
et [569] abaissement devant Dieu, pour épancher votre misère devant sa
miséricorde, pour vous tenir, nonobstant toutes vos distractions, en sa sainte
présence, ne voulant et ne cherchant que son bon plaisir et, sa sainte volonté;
ainsi faisant, vous ne vous apercevrez pas si vous n’avez point de goût, parce
que ce n’est point le goût que vous cherchez, mais Notre-Seigneur, lequel vous
trouverez toujours par la foi; cela doit vous suffire. Faites fidèlement votre
devoir et ne vous mettez pas en peine, il saura bien faire le sien envers vous
quand il en sera temps.
Oh! que je voudrais bien que nos Sœurs n’allassent
point chercher leurs goûts et consolations en l’oraison, mais seulement Notre-Seigneur
et sa sainte volonté, qui n’est pas moins dans les distractions involontaires
que dans les suavités délectables, qui font grand bien toutefois quand
Notre-Seigneur les donne. Et j’ai tant de confiance en nos Sœurs, que je m’assure
que quand il plaira à Notre-Seigneur de leur en donner elles ne les refuseront
pas. Quand vous en aurez, mes filles, humiliez-vous fort, et confessez que
vous ne méritez pas d’être nourries de cette manne qui fortifie si fort l’âme
et la fait courir si allègrement au service de Dieu ; faites-en profit, mais ne
vous y attachez pas. Quand vous n’en aurez point ne les désirez pas ; mais
humiliez-vous fort, reconnaissant que vous ne méritez pas ces suavités divines,
parce que vous ne vous mortifiez pas assez ou que vous n’êtes pas assez fidèles
à en tirer profit, et ne laissez pas de faire votre petit devoir, étant
soigneuses de faire force pratiques de vertus, force oraisons jaculatoires,
force rejet des distractions, et, Dieu vous voyant ainsi, vous bénira. [570]
Mes très chères filles, il faut que vous
mettiez cette maxime bien avant dans vos esprits, que rien ne peut profiter à l’âme
religieuse sans la soumission à l’obéissance. L’amour est vraiment ce qui
donne le prix à nos œuvres, mais l’obéissance est la preuve du prix que valent
nos œuvres, lesquelles ne sont prisables qu’autant qu’elles sont faites avec
charité et obéissance.
Je vous assure, mes chères filles, que
quand même vous auriez le don des larmes, jusqu’à vous consumer à pleurer les
péchés de votre prochain ; quand vous auriez le don de prophétie ; quand vous
seriez ravies et verriez les anges ; quand vous seriez toujours récolligées et
unies à Dieu, si vous n’êtes obéissantes et simples, tout ce que je viens de
dire n’est [572] que tromperie de votre ennemi, et votre amour n’est qu’illusion
; car Notre Sauveur a dit : Tous ceux qui
me crieront, Seigneur, Seigneur, c’est-à-dire qui prient souvent, n’entreront pas au royaume des cieux ; mais
seulement ceux qui feront la volonté de mon Père. Voyez comme ce bon
Sauveur a mis la marque du vrai amour en l’obéissance : Si vous m’aimez, faites ce que je vous commande; en cela je connaîtrai
que vous m’aimez. Et, en un autre lieu, il fait voir que la béatitude se
donne à cause de l’obéissance : Vous
serez bien heureux, dit-il, quand
vous aurez fait tout ce que je vous ai enseigné, et que vous aurez accompli
tous ces petits commandements. Mes chères filles, toutes ces choses sont
vérités de l’Écriture; la récompense se donne à proportion de l’amour, et l’obéissance
est la preuve du vrai amour. Or, je désire grandement que vous aimiez
souverainement cette pratique d’obéir en tout, se soumettre en tout, ne rien
faire sans obéissance, et cela époinçonné de l’amour de votre Époux.
Je ne veux point que vous pensiez qu’il
faille faire de grandes choses pour montrer à Notre-Seigneur que vous l’aimez :
non, mes filles, les grandes choses sont bonnes quand Dieu les offre; mais, nos
petites, offrons-les à sa bonté avec un grand amour et grande soumission, et la
récompense sera à l’égal de ces deux choses : amour et soumission.
Notre-Seigneur, dans aucun endroit de l’Écriture,
ne dit pas : Mon fils, donne-moi ta tête, tes bras, ta vie, mais seulement : Mon enfant, donne-moi ton cœur; qui a le
cœur de l’homme a tout l’homme. Le cœur est le siège de l’amour ; quand j’aurai
ton cœur, j’assierai mon amour dessus ; et même je logerai
mon amour dedans, et puis tout le reste suivra en conséquence. J’ai toujours
fort estimé ce que saint Ignace dit à un frère qui balayait lâchement : Pour qui faites-vous cela, mon frère? lui
dit-il. « Pour Dieu, mon père. « Oh mon frère, répondit le Saint, vous le
faites pour quelque faquin de [573] boutique. Dieu est si grand Seigneur, qu’il
serait hors de raison de lui offrir une chose faite si négligemment.
Remarquez, mes filles, comme ce grand Saint veut que tout, jusqu’aux moindres
actions, soient faites non seulement par obéissance, mais encore avec un amour
fervent. Quand on ne vous commanderait que de donner trois ou quatre coups de
balai dans une chambre, ne laissez pas d’accepter amoureusement cela, et de le
faire avec dilection, soin et ferveur; et ne pensez point que cela soit sans
récompense, parce qu’il est petit ; car écoutez ce que dit le Sauveur : Si vous donnez un verre d’eau froide en mon
Nom, vous aurez la vie éternelle. Vrai Dieu, quelle bonté! qu’y a-t-il plus
à notre commandement que de l’eau? Cela nous signifie que pour petite que soit
la chose qu’on nous commande, dès que nous la faisons au nom de Notre-Seigneur,
c’est-à-dire pour son amour, pour lui plaire, il nous donne un degré de grâce
dès cette vie et nous assigne un degré de gloire dans l’autre; et, par là, il
nous montre l’incomparable profondeur de sa miséricorde, l’inconcevable
hauteur de ses richesses et libéralités, donnant des choses si précieuses pour
de si minces : qu’en pensez-vous, mes filles? un seul degré de grâce ne
vaut-il pas plus que tout le monde? un seul degré de gloire, plus qu’on ne
saurait dire? Saint Paul dit que ces choses célestes sont au-dessus de tout ce
que l’homme peut penser. Il ne faut point travailler pour la récompense, mais
pour l’amour de Notre-Seigneur, purement et simplement ; néanmoins, il faut
quelquefois considérer ce que je viens de dire pour en bénir Notre-Seigneur.
Retenez bien ce premier point, cheminez
toute votre vie avec ces deux pieds : l’amour et l’obéissance, soit aux règles,
coutumes ou ordonnances de vos supérieures ou directrices, et croyez
assurément que ce que vous faites sans cette intention d’obéir et plaire à Dieu
ne vous peut profiter de rien pour l’éternité, ainsi qu’il fut assuré à ceux
qui dirent: Nous avons [571] chassé les démons en votre Nom, auxquels
Notre-Seigneur répondit : Retirez-vous de
moi, ouvriers d’iniquité, je ne vous connais point. Je ne veux cependant
pas dire, mes filles, que vous bandiez votre esprit pour dire à chaque pas : je
fais ceci pour Dieu; mais il faut, outre l’offrande générale du matin, avoir
encore la virtuelle et l’actuelle ès choses principales.
La seconde chose que je désire vous voir
pratiquer, c’est l’amour du prochain. Ayez ces trois choses : l’affection à l’aimer
et honorer, la promptitude à le servir et secourir en ses besoins, et le doux
support qui vous fasse prendre garde à ne jamais vous ombrager de ses fautes ni
d’en concevoir de la mésestime ; gardez-vous-en bien, mes filles, et croyez que
nous sommes tous fragiles. Votre Sœur choppe maintenant, supportez-la doucement
et priez pour elle; cela n’est rien, ce sont des fruits de cette misérable vie
où chacun à son tour fait quelques fautes ; maintenant ma Sœur, et tantôt mbi,
et ainsi n’ouvrez jamais votre cœur à la mésestime du prochain; mais d’une
cordiale affection aimez-le constamment et parfaitement. NotreSeigneur n’a
jamais dit : Aimez vos prochains qui sont
parfaits ou ceux qui ne font pas de fautes, car il savait bien, ce bon
Sauveur, que peu de mortels sont parfaits, et que point ne sont exempts de
quelques fautes; c’est pourquoi il a dit indifféremment : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.
Je désire en troisième lieu, mes filles,
que vous vous affectionniez grandement à la pratique de ce document : Ne demandez rien, ne refusez rien; ayant
obtenu de notre Sauveur la grâce de la Vocation religieuse, ne demandez rien,
ne refusez rien de tout ce qui se trouve en icelle; mais tenez votre cœur dans
une sainte abnégation de tout ce qui se trouve çà-bas. L’âme vraiment
indifférente ne demande pas seulement sa propre perfection, ains, d’une douce
et constante fidélité, elle em-[575]ploie les occasions que Notre-Seigneur lui
présente pour le servir et lui laisse le soin du surplus.
Lorsque l’on a des incommodités, il les
faut exposer simplement à la supérieure ou à la maîtresse, puis ne rien
demander ni refuser.
Quand nous avons quelques pensées
orgueilleuses, il les faut traiter sévèrement et dire : Hé quoi, petit ver de
terre, chétif avorton, tu n’es qu’un petit monceau d’ordure et tu veux lever la
tête? Je te mettrai le pied dessus ; tu crèveras ou tu t’approfondiras et l’humilieras.
La première pratique est de faire toutes
ses actions pour l’amour de Dieu, tant pour laisser le mal que pour faire le
bien.
La deuxième, que toutes pensent en Dieu
simplement, selon leur attrait, sans s’empresser ni se charger de multitudes de
pensées et d’attentions. [579]
La troisième, c’est de penser, par la
vérité de la foi, que Dieu est présent par essence et puissance, et que nous
devons être honteuses de faillir devant Lui, qui est la pureté même, et
pratiquer les vertus parce qu’elles lui sont agréables et qu’il aime les âmes
vertueuses.
La quatrième, est de regarder Dieu dans
notre cœur, comme dans son temple, qu’il ne faut pas oser salir, ni rien faire
qui déplaise à sa divine Majesté, ni laisser rien à faire de ce que nous savons
qui lui plaît.
La cinquième, c’est la pensée que Dieu
nous voit de son trône céleste, pour observer si nous sommes fidèles à sa
grâce, à faire sa volonté, à ce que nous lui avons promis et à nos observances.
La sixième, sera d’imiter
Notre-Seigneur, par la patience ès travaux, tant intérieurs qu’extérieurs, et
dans la douceur et l’humilité, les deux vertus de son Cœur, qu’il veut que nous
apprenions de Lui.
La septième, est d’être attentive à ne
pas être plus d’un quart d’heure sans faire quelque acte d’amour vers la divine
Majesté toujours présente, ou quelque autre acte conforme à l’attrait de chacune
et selon sa dévotion particulière, pour nous unir à sa Bonté.
La huitième : pour être plus fidèle à ce
défi, l’on rendra compte des vertus que l’on aura pratiquées; ensuite, de l’attention
qu’on aura faite à cette adorable présence, et des fautes qu’elle nous aura
fait éviter. [580]
[…]
ŒUVRES DIVERSES
MÉDITATIONS POUR LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES
DÉPOSITION DE SAINTE JEANNE FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL
AU SUJET DE LA CAUSE
DE BÉATIFICATION ET CANONISATION DE SAINT FRANÇOIS DE SALES
OPUSCULES DIVERS
.
PARIS
E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
1876
[…]
Le présent volume, qui est le second et
dernier des œuvres diverses de sainte Jeanne-Françoise de Chantal, renferme
des opuscules plus ou moins connus, auxquels les Religieuses de la Visitation d’Annecy
ont ajouté des matériaux récemment découverts. Elles ont distribué le tout en
six groupes : [VI]
1° Les MÉDITATIONS; 2° la DÉPOSITION de la
Sainte pour la canonisation de saint François de Sales; 3° Différents OPUSCULES;
4° Plusieurs FRAGMENTS, récemment découverts, du précieux RECUEIL déjà connu
sous ce titre : PAROLES, INSTRUCTIONS ET AVIS de saint François de Sales à la
Sainte; 5° des SENTENCES pour tous les jours de l’année, tirées des écrits de
la Sainte; 6° enfin QUELQUES POINTS DE LA VIE RELIGIEUSE expliqués par le saint
Fondateur à ses premières filles.
1° MÉDITATIONS POUR LA SOLITUDE ANNUELLE.
LES MÉDITATIONS, il est vrai, appartiennent pour le fond à saint François de
Sales, puisqu’elles furent extraites, en grande partie, pour ne pas dire en
totalité, de ses œuvres; mais à sainte Jeanne-Françoise de Chantal revient la
gloire d’avoir donné la première idée de cet ouvrage, d’en avoir surveillé l’exécution,
d’avoir joint à chaque point de méditation des affections capables d’inspirer à
l’âme le désir des plus héroïques vertus.
Ce recueil, formé d’abord pour le premier
monastère de la Visitation d’Annecy, fut ensuite communiqué en manuscrit à
plusieurs autres maisons de l’Ordre. C’est ce qui résulte d’une lettre de sainte
de Chantal à une supérieure, lettre datée d’Annecy, 4 juillet 1638, où la
Sainte s’exprime
ainsi : « J’espère, ma très chère Sœur, que Dieu me fera encore la grâce
de vous communiquer, dans quelque temps, les Méditations pour nos solitudes
annuelles, tirées des écrits de notre Bienheureux Père; car je désire
intimement que les filles de la Visitation nourrissent leurs âmes de ce bon et
suave pain. Notre chère Sœur Françoise-Madeleine de Chaugy y travaille fort
soigneusement », [VII] et j’y tiens la main et le revois tant que je
puis. » En effet, la Sainte prépara elle-même la lettre d’envoi et la
préface placées en tête des Méditations, mais elles ne furent imprimées, comme
tout porte à le croire, qu’après sa mort, et sans doute par les soins de la Mère
de Chaugy. L’édition première qui en fut faite ne porte aucune indication de
lieu ni de date ; cependant tous les caractères extérieurs permettent de la
rapporter à cette époque.
2° DÉPOSITION DE SAINTE DE CHANTAL pour la
canonisation de saint François de Sales.
Bientôt après l’heureuse mort de l’illustre évêque de Genève, on s’occupa
très-activement de réunir les matériaux nécessaires à la cause de sa
béatification. « Notre sainte Mère de Chantal, dit la Mère de Chaugy, se mit à
y travailler elle-même (1625), faisant à loisir une très-belle déposition, et
procurant que ceux qui avaient connu ce Bienheureux et conversé avec lui en
fissent aussi. » (Mémoires,1ere partie, chap. xix).
De nombreux prodiges opérés par l’intercession
du grand serviteur de Dieu secondèrent ce mouvement; ils appelaient sur sa tête
les honneurs officiels de l’Église.
Ce fut en l’année 1626 que Mgr André
Frémyot, archevêque de Bourges (frère de la Mère de Chantal), Mgr Pierre Camus,
évêque de Belley, et Georges Ramus, chanoine et docteur de Louvain, furent
nominés par la Congrégation des Rites à l’effet d’informer sur les vertus et
les miracles du Vénérable François de Sales.
Parmi les nombreux témoins qui furent alors
entendus, figure, au-dessus de tous les autres, la Mère de Chantal. L’humble
fondatrice de la Visitation fut admise à déposer [VIII] tous les jours, du 27
juillet 1627 jusqu’au 3 août inclusivement, sauf le Ier août, qui était un
dimanche. Le séances, qui se tenaient au parloir du premier monastère, avaient
lieu deux fois par jour, le matin et le soir, et duraient environ trois heures
chacune.
Le témoignage rendu par sainte de Chantal à
l’évêque de Genève, à celui qui avait été son directeur et son guide, est d’un
intérêt puissant, d’une valeur historique sans égale. Il faut être, en effet,
de la famille des Saints pour bien saisir, pour bien comprendre la sainteté
dans les autres, et aussi pour en faire resplendir, par le langage, l’éblouissante
beauté : voilà pourquoi sainte de Chantal nous a laissé, dans sa Déposition, le
portrait le plus vrai de saint François de Sales; voilà comment elle nous a
tracé de sa vie l’esquisse la plus autorisée et la plus édifiante à la fois que
nous connaissions. Ou pourra bien ajouter au récit, le compléter sur plusieurs
points, on ne fera pas mieux; on pourra développer les traits, ajouter au
dessin la vivacité du coloris, on ne réussira pas à nous représenter dans un
plus beau jour te Missionnaire, l’Évêque, le Docteur, le Saint, à nous peindre
avec tant de bonheur cette figure si douce de la douceur de Jésus-Christ, à
nous embaumer à ce point du parfum pénétrant de ses vertus.
[…]
La Déposition
de sainte Jeanne-Françoise de Chantal fut insérée dans le premier volume du
procès de 1627. Lorsque la cause fut reprise, en 1658, plus de trente ans
après, cette pièce fut reproduite, acceptée par les nouveaux commissaires comme
parfaitement authentique, et insérée au sixième volume de ce second procès.
Enfin, en 1721, alors qu’on travaillait à la cause de la Mère de Chantal
elle-même, François Duparc, protonotaire apostolique, fut chargé de tirer copie
de la Déposition faite par la
vénérable Fondatrice de la Visitation, près d’un siècle auparavant, ce qu’il
exécuta en se servant de l’extrait de 1658. Cette copie de François Duparc
dûment collationnée, parafée à toutes les pages par ce notaire, et, par
conséquent, d’une incontestable authenticité, se conserve précieusement dans
les archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy. C’est cette copie
qui sera reproduite textuellement ici.
3° DIFFÉRENTS OPUSCULES. Les Religieuses de
la Visitation d’Annecy ont réuni sous ce titre : Un Petit Traité sur l’Oraison, des Questions et des Réponses
sur l’oraison de quiétude, des Paroles et
Conseils de direction propres à éclairer les âmes dans les épreuves de la
vie spirituelle, enfin des Avis pour le gouvernement d’une communauté.
Pour sainte Jeanne-Françoise de Chantai,
comme pour [XI] tous les saints, l’Oraison fut une échelle mystérieuse dont
elle se servit pour s’élever jusqu’à Dieu, pour converser avec Lui et reposer
doucement sur son cœur. Qui ne sait que la vie de cette âme héroïque, à partir
de son entrée en
religion, s’écoula dans une oraison continuelle? Fille aînée de saint François
de Sales, elle fut formée à ce saint exercice, éclairée dans ses voies et
dirigée dans sa pratique par le Bienheureux lui-même. Bientôt la grâce lui
donnant des ailes, son âme prit un essor plus hardi et s’éleva sur les hauteurs
de la contemplation la plus sublime. La Mère de Chantal devint maîtresse à son
tour : elle pouvait parler savamment à ses Religieuses de la nature et des
précieux avantages de l’oraison, de ses secrets les plus élevés comme les plus
intimes; indiquer les voies à suivre, signaler les obstacles à
vaincre, les illusions à éviter; elle excellait à traiter de matières qu’elle
avait apprises de son angélique Directeur, et plus encore de son expérience
personnelle. Ce petit traité ne sera pas moins goûté des âmes encore novices
que de celles qui sont plus avancées dans les voies de l’oraison.
Les unes et les autres y trouveront de sages conseils, de lumineux
enseignements, qui guideront leurs premiers pas ou leur marche ascensionnelle
vers les plus hauts sommets de la contemplation.
Les Paroles
et Conseils de direction peuvent
servir de guide, procurer consolations et lumières aux âmes qui expérimentent
la vérité de ces deux pensées d’un maître consommé dans les voies de l’Esprit-Saint
: La vie prend sa source aux fontaines de
la tribulation. Dieu a caché le trésor de ses grâces dans l’abime des souffrances.
[XII]
Les CONSEILS à quelques supérieures de la
Visitation pour le gouvernement de leur communauté, à l’adresse d’une classe
spéciale de lecteurs et de lectrices, renferment d’utiles leçons, fruits d’une
expérience consommée. Sainte de Chantal, en effet, possédait à un très-haut
degré l’art des arts, celui de gouverner les esprits et les volontés. Or, cette
merveilleuse puissance qu’elle exerçait sur ses filles spirituelles, la Sainte
nous en révèle ici le secret : prudence, sagesse, discrétion, bonté en certains
cas, fermeté en d’autres, charité toujours, recours perpétuel à Dieu par la
prière, tels sont les moyens qu’elle employait, les ressorts qu’elle faisait
mouvoir. Et cet immense ascendant, qu’elle devait moins à l’autorité de sa
position qu’au spectacle de ses éminentes vertus, elle s’en servait uniquement
pour unir le cœur de ses Religieuses au cœur de leur divin Époux par les
chaînes de l’amour. Ainsi ces conseils joignent à des leçons théoriques sur le
gouvernement des applications pratiques du plus grand intérêt.
4° QUELQUES FRAGMENTS récemment découverts du RECUEIL déjà donné en partie dans le
précédent volume, sous ce titre : PAROLES, INSTRUCTIONS ET AVIS DE SAINT
FRANÇOIS DE SALES A SAINTE JEANNE-FRANÇOISE DE CHANTAL. (Voir la préface du
premier volume des Œuvres diverses,
et la page 29 de ce même volume.)
5° SENTENCES DE LA SAINTE POUR TOUS LES
JOURS DE L’ANNÉE. L’élévation de notre âme à Dieu ne requiert nullement les
longues formules, les considérations savantes et compliquées; une bonne pensée
y suffit, un bon sentiment qui nous saisit, nous détache de la terre et de
nous-même. Les [XIII] saints et les saintes avaient à leur usage, chacun
suivant son attrait propre et son caractère personnel, un choix de sentences
préférées, de réflexions particulières. Une seule pensée qu’ils goûtaient, qu’ils
savouraient à l’aise, dont ils exprimaient le suc spirituel, servait souvent à
alimenter leur âme une journée tout entière; ainsi faisait sainte
Jeanne-Françoise de Chantal.
On saura gré, sans doute, aux filles
contemporaines de cette héroïque Sainte d’avoir choisi dans ses paroles ou ses
écrits les pensées les plus propres à conserver son esprit, à faire revivre les
vertus dont elle a donné de si beaux exemples.
6° QUELQUES POINTS DE LA VIE RELIGIEUSE
EXPLIQUÉS PAR SAINT FRANÇOIS DE SALES ET RECUEILLIS PAR SAINTE DE CHANTAL. Ce
sujet nous ramène auprès du Bienheureux Fondateur de la Visitation. Nous
apprendrons de sa bouche à bien réciter l’Office divin, à recevoir avec fruit
les sacrements, à faire utilement la direction de conscience, à nous élever à
Dieu par l’oraison et à descendre vers le prochain par charité, etc. Les
supérieurs se convaincront de plus en plus de cette vérité : qu’il ne suffit
pas (le fonder des monastères, mais qu’il faut n’y admettre que des sujets
appelés de Dieu, puis les former aux vertus solides que réclame leur sainte
vocation. Ces pages, imprégnées de la suave onction qui caractérise les œuvres
de saint François de Sales, font briller, dans un nouveau jour, son expérience
consommée, son admirable discernement pour la conduite des âmes.
En quelques mots substantiels, saint
François de Sales a résumé tout ce que les maîtres de la vie spirituelle ont
écrit [XIV] sur la nécessité d’affermir les âmes dans la pratique des vertus
évangéliques, avant de les lancer dans les voies de la perfection.
Béni soit le zèle de la glorieuse Fondatrice
de la Visitation qui nous a conservé des trésors de doctrine si propres à
former encore des générations d’âmes fortes, capables de marcher sur les traces
des Saints!
A. G
TIRÉES DE PLUSIEURS PETITS MÉMOIRES TROUVÉS ÉCRITS DE LA SAINTE MAIN
DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE FRANÇOIS DE SA LES
Dressées pour les Sœurs de ce premier monastère de la Visitation d’ Annecy
PAR SAINTE JEANNE-FRANCOISE FREMYOT DE CHANTAL[26]
§
Avis de notre très-digne Mère à nos très chères Sœurs de la Visitation, sur le sujet des méditations de la solitude.
MES TRÈS-CHÈRES SŒURS,
[…]
Comme un homme qui joue excellemment du luth
a accoutumé de tâter toutes les cordes de temps en temps, pour voir si elles n’ont
pas besoin d’être tendues ou relâchées, pour les rendre bien accordantes, selon
le ton qu’il leur veut donner; de même aussi, tous les ans, dans nos solitudes,
nous devons tâter et considérer toutes les affections de notre âme, afin de
voir si elles sont bien accordantes, pour entonner le cantique de la gloire de
Dieu et de notre propre perfection : et, à cet effet, l’on fait les confessions
annuelles, par lesquelles on reconnaît toutes les cordes discordantes, les
affections qui ne sont pas encore bien mortifiées, les résolutions qui n’ont
pas été fidèlement pratiquées; et ayant ainsi resserré les chevilles de notre
luth spirituel, nous recommençons de nouveau à chanter le cantique de l’amour
divin, qui consiste en la vraie observance, et suivant notre glorieuse
Maîtresse, nous venons, sous sa protection, nous offrir sur l’autel de la
divine Bonté, pour être consumées sans aucune réserve par le feu de son ardente
charité.
À ces saintes paroles de notre Bienheureux
Fondateur l’on a trouvé bon d’ajouter un avis de quelque digne serviteur de
Dieu, lequel, parlant du profit que l’on doit rapporter de la solitude, dit
que ceux qui aimaient à beaucoup parler, sortent, d’ordinaire de leur retraite,
amateurs du silence et de la solitude; ceux qui étaient lâches et indévots aux
exercices de la Religion, en reviennent fervents, diligents et prompts à leur
devoir; ceux qui étaient amis de leur commodité, sont désormais ennemis de la
nature corrompue et grands amateurs de la mortification, sans laquelle la vie
spirituelle ne peut subsister. Si vous avez fait une bonne solitude, vous y
devez-avoir appris à bien converser avec Dieu, en révérence, humilité, union,
amour et présence continuelle; à bien converser avec vous-même, en pureté de cœur,
en solitude, en paix, en vrai amour de votre hien spirituel et haine de
vous-même ; à bien converser [5] avec les Sœurs, en charité, support et
édification ; et envers les étrangers, quand il sera requis, en toute modestie
et dévotion, leur montrant que vous ne respirez que Dieu ; bref, à bien converser
avec votre Ange Gardien et les Saints, les visitant et vous en ressouvenant
souvent. Dieu nous en fasse la grâce! Amen.
En ce premier Monastère de la Visitation,
Sainte-Marie d’Annecy, ce 15 août 1637. Commencé sous la protection de la
triomphante Mère de Dieu.
DIEU SOIT BÉNI. [6]
PREMIER POINT.
D’où sommes-nous? Le pays duquel nous sommes
sortis, c’est le rien. Où étais-tu, ma chère âme, il y a tant d’années? Tu
étais rien! O rien ! sans subsistance ni être quelconque ! O rien ! vous êtes
ma patrie, en laquelle j’ai demeuré inconnue, vile et abjecte éternellement. J’ai dit à la pourriture, disait Job, vous êtes mon père; », mais moi j’ai dit
au rien : Vous êtes mon pays, je suis tirée de votre abîme ténébreux et de
votre épouvantable caverne.
DEUXIEME POINT.
Qui nous a tirés du rien? qui nous a donné l’être?
qui est notre père? Comme les arbres en hiver retiennent les fleurs et les
fruits resserrés dans eux-mêmes, jusqu’à ce qu’en leur saison ils les poussent
dehors et les font paraître : ainsi Dieu a eu une volonté éternelle de te
produire, ô mon âme ! et t’a tenue en sa conception toute prête à t’éclore
quand le temps en serait venu! Eh! n’es-tu pas heureuse d’être fille d’un si
bon père? [7]
TROISIEME POINT.
[…]
PREMIER POINT.
Qu’est-ce que la créature humaine, qu’une
chétive fumée qui se dissipe, et, comme dit Job : « Une vaine feuille d’arbre agitée du rent, le jouet des maux, une
inconstance sans fermeté, et pour fin la proie d’un sépulcre », mais
encore cette misère est même parvenue à tel excès par la liberté de sa volonté
dépravée, qu’elle convertit quasi toutes choses en son propre malheur, et se
vient rompre le col sur la pierre vive qui était posée pour son appui et
fermeté..
DEUXIEME POINT.
Regardez qu’étant si peu de chose, qu’est-ce
que vous pouvez de vous-même? à savoir, faire beaucoup de mal et point de bien
; vous pouvez tomber en mille péchés et demeurer en ce misérable état, sans
vous en pouvoir relever de vous-même jusqu’à ce que le Seigneur, par des
lumières, craintes, remords [30] et mouvements salutaires, vous fasse retourner
à lui ; dites donc avec saint Augustin : « O Seigneur, sans vous je puis aller à la mort, mais jamais sans vous je
ne saurai trouver le chemin de la vie. »
TROISIEME POINT.
Considérez de plus, que votre fragilité est
si grande qu’étant dans le chemin de la vertu, vous n’y sauriez cheminer de
vous-même; si Notre-Seigneur, par un soin continuel, ne veillait à votre
conduite, vous forligneriez à tout moment, et vous détraqueriez.
O âmes religieuses ! gardez-vous que le
Seigneur ne fasse de vous cette plainte : « Israël était faible, je le conduisais moi-même, mais il s’est secoué de
ma main et s’est perdu. »
Première affection. Hé! Seigneur, soyez à mon aide, ains
plutôt hâtez-vous de m’aider; hélas! je ne suis qu’un atome et un rien, et je
me veux élever.
O mon Dieu! je dirai avec David, que vous
êtes mon Père, mon Dieu et le roc de mon salut ; ôtez-moi de la conduite de ma
propre volonté, et que votre dextre soutienne votre imbécile [faible] servante.
Deuxième affection. Mais, ô mon Dieu! si, selon ma misère, il
m’arrive de tomber en ce malheureux précipice du péché, hélas ! regardez-moi de
votre œil propice : car, sans votre secours, je ne puis nullement avoir la
pensée de sortir de cet abîme; ma chère âme, concevez bien cette misère, et
partant tenez-vous toujours très-humble et dépendante de votre divin Époux.
Troisième affection. Seigneur, je confesse que mon
commencement, ma persévérance et ma fin dépendent de vous; hélas! si votre
bonté ne m’eût secourue déjà et dès longtemps, je serais périe. O Conducteur d’Israël!
non, jamais, moyennant [31 votre grâce, je ne veux quitter votre douce main,
qui me porte et conduit par la voie de votre volonté. Eh! plutôt, Seigneur, que
votre dextre soit sous mon chef, et que votre senestre m’embrasse ainsi je
verrai que je n’ai rien que je ne l’aie reçu de votre bonté. De quoi donc me
glorifierai-je? sinon de n’être rien, et que mon Dieu soit tout.
[…]
Écrite à feue notre très chère
et bonne Mère de Châtel, de grande instruction et utilité pour les Solitudes.
Ma très chère fille, vous voulez que je vous
dise ce que vous devez faire en votre retraite; hélas! ma fille, vous savez que
je ne suis pas capable de vous beaucoup dire là-dessus : toutefois, pour
contenter votre bon cœur et condescendre à votre humilité, je vous dirai que le
premier jour que l’on entre en solitude, il ne faut pas promptement se mettre à
faire sa confession, il le faut employer à bien tout ramasser et calmer son âme
devant Dieu, afin que, par après, comme une eau bien rassise opposée à ce beau
soleil, en voie clairement le fond. Le lendemain, il faut faire son examen
général tout doucement, sans empressement, effort, ni curiosité.
Je n’aime pas beaucoup que l’on s’accoutume
à écrire tout au long sa confession annuelle, bien que cela soit en liberté à
celles qui ne pourraient faire autrement. Puisque les trois ou quatre premiers
jours se doivent employer à la vie purgative, vous pourrez prendre les
premières ou dernières méditations de Philothée, ou telle autre conforme à
celles-là. Les jours suivants, il faudra s’entretenir doucement à ce que notre
doux Sauveur a fait pour notre amour, et a ce qu’il fait pour nous [79]
racheter. Les derniers jours vous prendrez quelque livre qui traite de l’amour
infini, et des richesses éternelles de ce grand Dieu ; car sur la fin de la
solitude il faut s’essayer de dépouiller son cœur de tout ce que nous
connaissons qui le revêt, et mettre aux pieds de Notre-Seigneur tous ses
vêtements, l’un après l’autre, le suppliant de les garder et nous revêtir de
lui-même; et ainsi toute dénuée et dépouillée devant cette divine bonté, il
faut derechef nous jeter entre les bras de sa Providence, lui laissant le soin
et le gouvernement de tout notre être, et croyezmoi, ma fille, rien ne nous
manquera. Ne nous chargeons ni revêtons jamais d’aucun soin, désir, affection
ni contrainte, car puisque nous avons tout remis à Notre-Seigneur, laissons-le
gouverner, et pensons seulement à lui complaire, soit en souffrant, soit en
agissant.
Quant à ce qui est de gagner l’indulgence
concédée aux âmes religieuses qui font la solitude, vous ne devez avoir aucune
crainte de ne la pas gagner pour ne pouvoir pas méditer en détail, ni discourir
avec l’entendement au temps de l’oraison, Dieu vous donnant une occupation plus
simple et intime avec sa bonté. Mais, ma fille, voici ce que vous devez faire
vous devez lire très-attentivement les points que vous méditeriez si vous en
aviez la liberté, et en les lisant retirer dévotement vbtre âme en Dieu, ainsi
cette lecture vous tiendra lieu de méditation ; et si lisant de la façon, votre
esprit recevra toujours de bonnes impressions de cette lecture, et jaçoit que
le profit nous soit inconnu, il n’en est pas moindre pourtant. Et après avoir
fait votre devoir par cette lecture, vous trouvant par après en l’oraison, en
votre manière simple et amoureuse, je vous dis que vous satisfaites plus que
très-entièrement à la méditation; et voici la raison : c’est que Dieu, infini
en grandeur, comprend tous les mystères, si que possédant Dieu, vous êtes
excellemment dans l’essence du mystère que vous vous étiez proposé pour votre
méditation. Un Père de religion [80] fort spirituel, docte et vertueux, m’a
encore reconfirmé en cet avis.
Certes, ma très chère fille, c’est un
exercice très-important que celui de nos solitudes annuelles; il faut tâcher de
les faire avec le plus de dévotion et fidélité qu’il se pourra. J’estime qu’il
sera très-utile à vos filles que vous fassiez lire à table le livre des
Exercices du père dom Sens de Sainte-Catherine ; car, comme m’a dit
Monseigneur, c’est-à-dire notre Bienheureux Père qui vivait alors, il est ample
et d’un style mouvant, mais c’est un style des saints, fuyant l’immortification,
et détestant les recherches de l’amour-propre. Pour la méditation, il faut
donner aux filles des points moelleux, doux, solides et affectifs. Je suis en l’amour
divin, Ma très chère fille,
Votre très-humble et indigne sœur et
servante eu Notre-Seigneur,
SŒUR JEANNE-FRANÇOISE-FREMYOT
de la Visitation Sainte -Marie.
DIEU SOIT BÉNI! [81]
[…]
TENEUR[28]
DE LA DÉPOSITION DE LA VÉNÉRABLE MÈRE JEANNE-FRANCOISE FREMYOT DE
CHANTAL / PREMIÈRE RELIGIEUSE, PREMIÈRE SUPÉRIEURE ET PREMIÈRE FONDATRICE
DE L’ORDRE DE LA VISITATION SAINTE-MARIE
EXTRAITE Dès la page 191 jusqu’à la page 311
/ DU PROCÈS IN SPEClE FAIT PAR AUTORITÉ APOSTOLIQUE A ANNECY / L’ANNÉE 1627
PAR MESSEIGNEURS ANDRÉ FRÉMYOT, ARCHEVEQUE
DE BOURGES, JEAN-PIERRE CAMUS, ÉVEQUE DE BELLEY, ET RÉVÉREND MONSIEUR GEORGE
RAMUS, PROTONOTAIRE APOSTOLIQUE,
AU SUJET DE LA CAUSE DE LA BÉATIFICATION ET
CANONISATION DE SAINT FRANÇOIS DE SALES ET COMPULSÉE / dans le sixième volume,
à la page 230 jusqu’à 346 et neuvième ligne / D’UN AUTRE PROCÈS FAIT POUR
LADITE CAUSE, DANS LE SUSDIT ANNECY, EN 1658.
[…]
CINQUIÈME INTERROGAT / SI ELLE N’EST POINT
POUSSÉE PAR QUELQUE MOTIF
Ad quintum respondit
Je ne suis portée à cette déposition par
aucun particulier intérêt, sinon pour rendre témoignage à la vérité, et
glorifier Dieu qui se rend admirable en son Saint.
[…]
Et venant aux articles proposés par dom
Juste Guérin, procureur de cette cause, elle a répondu comme il suit :
Ad primum articulum respondit
[…]
J’ai connu particulièrement feu madame
Françoise de Sionnaz, mère de notre Bienheureux, que je sais que l’on tient
avoir offert cet enfant à Dieu, l’ayant encore dans ses entrailles. C’était une
darne des plus honorables que j’aie connue de son temps : elle avait une âme
généreuse et noble, mais pure, innocente et simple, vraie mère et nourrice des
pauvres ; elle [99] était modeste, humble et débonnaire envers tous, fort
paisible dans sa maison ; elle gouvernait sagement sa famille avec soin de la
faire vivre en la crainte de Dieu ; elle fréquentait fort souvent les divins
sacrements de la sainte confession et communion ; et par dévotion et estime qu’elle
avait de son Bienheureux fils, elle se rendit sa fille spirituelle. J’ai su de
lui et de plusieurs autres qu’elle mourut fort saintement et doucement, et qu’elle
demeura après son décès, avec un visage serein, la plus belle morte qu’on eût su
voir; et tout ceci est vrai, notoire et public, comme je l’ai spécifié.
[…]
Il n’y a point de réponse de
sainte Chantal sur cet article[29]
[100]
Ad quartum respondit :
[…]
Ce Bienheureux me raconta une fois, pour me
conforter en quelque trouble que j’avais, qu’étant écolier à Paris, il tomba en
de grandes tentations et extrêmes angoisses d’esprit ; il lui semblait
absolument qu’il était réprouvé, et qu’il n’y avait point de salut pour lui,
dont il transissait surtout au souvenir de l’impuissance que les damnés ont d’aimer
Dieu et de voir la Très-Sainte Vierge.
Nonobstant l’excès de ce travail, il eut
toujours, au fond de son esprit, cette résolution d’aimer et servir Dieu de
toutes ses forces durant sa vie, et d’autant plus affectionnément et fidèlement
qu’il lui semblait qu’il n’en aurait le pouvoir pour l’éternité. Ce travail lui
dura trois semaines pour le moins, ou environ six, selon qu’il me peut
souvenir, avec telle violence, qu’il perdit quasi tout le manger et le dormir,
et devint tout maigre et jaune comme de cire, dont son précepteur était en très
grande peine.
Or, un jour qu’il plut à la divine Providence
de le délivrer, ce Bienheureux, comme il retournait du palais, passant par
devant une église, le nom de laquelle j’ai oublié, il y entra pour faire son
oraison, il s’alla mettre devant un autel de Notre-Dame, où il se trouva une
oraison qui était collée sur un ais, qui se commence : Souvenez-vous, ô glorieuse Vierge Marie, que personne ne s’est adressé
à vous, etc. ; et il la dit tout du long, puis se leva, et en ce même
instant se trouva parfaitement et entièrement guéri, et il lui sembla que son mal
était [102] tombé sur ses pieds comme des écailles d’une lèpre. Et ceci est
vrai, public et notoire, comme je l’ai spécifié.
[…]
Ad sextum respondit :
Je dis que ce Bienheureux m’a dit qu’il fut
envoyé à Padoue pour achever ses études. L’on verra par les exercices, résolutions
et règles de piété qu’il se prescrivit en ce temps-là, lesquelles j’ai vu
écrites de sa main, et qui sont insérées dans sa Vie écrite par le révérend père dom Jean de Saint-François, général
des Feuillants, comme ce Bienheureux était prévenu et conduit dès lors d’une
grâce toute spéciale de Dieu, et les occupations dont il faisait sa principale
étude. Il m’a aussi dit qu’étant à Padoue, il fut grandement malade, et qu’il
avait trois [103] mortelles maladies en même temps, et fort douloureuses, ce qu’il
souffrit patiemment. Le dit sieur Déage, son précepteur, pensant qu’il en dût
mourir, on lui demanda où il voulait être enterré ; il répondit que son corps
fût donné au maître chirurgien pour en faire une anatomie, « afin, dit-il, que si je n’ai rien servi au public pendant ma vie, mon corps lui
serve au moins de quelque chose après ma mort, empêchant les batteries qui se
font à la prise des corps. »
Ce Bienheureux, à son départ de Padoue, alla
visiter la chapelle sacrée de Notre-Darne de Lorette, et de là à Rome visiter
les corps des Bienheureux Apôtres et les autres Lieux saints. En me racontant
son voyage, il me témoigna qu’il avait reçu de grandes suavités et consolations
en ce pèlerinage. Et ceci est vrai et notoire.
[…]
Ad nonum respondit :
Je dis que notre Bienheureux n’étant encore
que diacre, feu monseigneur de Granier, son prédécesseur, lui commanda de
prêcher, et notre Bienheureux m’a dit que se reconnaissant indigne de monter en
chaire, il lui répondit néanmoins qu’à sa parole il jetterait les filets. Il
fit sa première prédication le jour de saint Jean-Baptiste. Quand il ouït sonner
la prédication, il [105] lui prit une si violente colique et un mal universel
par tout le corps, qu’il fut contraint de se mettre sur un lit ; et je ne me
souviens pas de ce qu’il me dit ensuite de sa détermination ; mais je crois qu’il
se résigna totalement entre les mains de Dieu pour faire réussir cette action à
son honneur et selon son bon plaisir, ce qui arriva, car, à ce que l’on dit
communément, le peuple en fut merveilleusement édifié. J’ai ouï assurer, et c’est
la voix publique, qu’à ce premier sermon assista un seigneur principal du duché
de Chablais, nommé M. d’Avully, hérétique des plus opiniâtres et savants, qui
en fut tellement touché, que de là à quelque temps il se fit catéchiser. Et
ceci est vrai, notoire et public.
[…]
Ad undecimum respondit :
Je dis que c’est une chose publique et
notoire, que notre Bienheureux Prélat fut envoyé en Chablais pour la conversion
de ces peuples-là qui étaient tombés en hérésie, il y avait environ septante
ans. Quand mon dit seigneur l’évêque de Granier lui en fit le commandement, il
demeura un peu en silence, puis il lui répondit cette même parole que j’ai déjà
dite quand il lui commanda la première fois de prêcher : En votre parole je jetterai les rets [filets]. À ce propos, il me
semble qu’il m’a dit qu’étant appuyé en Dieu seul et en l’obéissance, il s’en
alla travailler en cette ville de Thonon, en laquelle du commencement il n’y
avait que six ou sept catholiques. En la dite ville de Thonon, où il fit sa
principale résidence, ce Bienheureux prêchait et instruisait aussi
soigneusement ce petit auditoire, comme s’il eût été bien peuplé, et Dieu lui
en donna une particulière consolation; car un jour de saint Étienne, prêchant l’invocation
des Saints, un de ces sept catholiques, qui était fort ébranlé pour le doute qu’il
avait de la prière des Saints, fut totalement confirmé en la foi de cet article
et en la croyance de la religion catholique, apostolique et romaine, ce qu’il
dit à ce saint Prélat, sur quoi il se confirma de ne laisser jamais la
prédication pour avoir peu d’auditoire.
Il fut trois ans entiers en cet exercice,
avec un grand péril de sa vie, comme l’on peut facilement juger de l’humeur des
hérétiques, qui, voyant qu’on leur portait une autre doctrine que la leur,
étaient souvent émus de soulèvement, à ce que m’a dit une [107] personne
très-digne de foi et témoin oculaire. Le même personnage m’a dit qu’un jour le
P. Esprit, capucin, passant à Thonon, alla ouïr le prêche des hérétiques, au
partir duquel il argua fortement le ministre, notre Bienheureux Père étant présent;
plusieurs prirent des pierres pour les lapider. Feue madame de Vallon qui
était là, et des plus séditieuses, assura du depuis que ce qui fit cesser l’émotion
fut la présence de ce Bienheureux, lequel ayant été envisagé, adoucit par son
aimable aspect la furie des hérétiques; et, certes, il avait un visage si plein
de douceur et si pacifique, qu’il était tout propre à cela; et, quelque temps
après, cette même dame de Vallon fut convertie, mais si efficacement, qu’elle
se rendit même fille spirituelle de ce Bienheureux, lequel la conduisit à une
si grande perfection, qu’elle vécut et mourut peu d’années après fort
saintement.
Il ne se peut dire les hasards, fatigues et
travaux que notre Bienheureux supporta en ces trois ans qu’il travailla
continuellement à la conversion de ce peuple, à ses propres dépens, à l’ordinaire
seul, et quelquefois, mais rarement, assisté du dit révérend sieur Louis de
Sales, son cousin, lequel il défrayait aussi; et quand quelquefois le
Bienheureux allait voir monsieur son père, il laissait le dit révérend sieur
Louis de Sales, son cousin, en sa place, et fournissait pour son entretien.
Le nombre des catholiques crut
merveilleusement ; ce qui fit résoudre notre Bienheureux d’aller trouver Son
Altesse de Savoie, à Turin, pour avoir son assistance, tant pour reprendre la
possession des églises de Thonon, que pour avoir de nouveaux ouvriers et
moyens de les entretenir, cir il ne pouvait plus suffire; ce qu’il obtint. De
sorte qu’en peu de temps, ce pays-là fut converti à la sainte foi catholique,
apostolique et romaine, jusqu’au nombre de plusieurs milliers. J’ai appris tout
ceci du dit sieur de Sales, et de Roland, témoins oculaires; [108] et ce
Bienheureux m’en a dit aussi une partie. Et ceci est vrai, notoire et public.
Ad duodecimum respondit
Je dis aussi que j’ai ouï assurer à
personnes dignes de foi et témoins oculaires, que notre Bienheureux conduisit
la procession de Thonon au lieu d’Annemasse, lieu proche d’une petite lieue de
Genève. Et, lorsque la croix y fut solennellement élevée, il fit en cette
occasion l’office de curé avec un courage non pareil, bien que ce fût avec
péril évident de leur vie, d’autant que c’était la première fois qu’on avait
fait cette action, et montré la croix en public dans Thonon. Le marguillier ni
aucun autre catholique dans Thonon ne voulant point porter la croix devant la
procession, crainte d’être tué, il fallut que ce Bienheureux la fit porter par
un des siens, et ainsi s’en alla suivi des catholiques, disant les litanies
avec une modestie et majesté si pleine de dévotion, que feu M. Louis de Sales,
son cousin, qui le rencontra, en fut grandement touché et édifié, ainsi qu’il m’a
dit.
[…]
decimum quartum respondit
Je dis qu’il est tout certain et public, à
ce que j’ai ouï assurer aux témoins oculaires et dignes de foi, que la première
année que notre Bienheureux travailla à la conversion du Chablais, il fallait
qu’il allât au fort des Allinges, situé sur une haute montagne distante dudit
Thonon d’environ trois milles, tous les dimanches et fêtes et autant qu’il
pouvait bonnement, pour là y dire la sainte messe et prêcher, n’y ayant point
de lieu plus près pour la dire; il allait parmi la neige, en mauvais temps, à
pied, sinon que le temps fut si désespéré, qu’on lui faisait prendre un cheval
; et je lui ai ouï dire à lui-même ou audit feu Louis, seigneur de Sales, voire
à tous deux, comme je pense, qu’au retour de là ce Bienheureux allait en d’autres
villages prêcher, confesser et faire ce qui était nécessaire au bien et à l’avancement
de l’âme ; ces voyages ne se faisaient pas sans péril ; même une fois il y eut
un hérétique qui vint à la rencontre de notre Bienheureux l’épée nue à la main;
et bien qu’il n’eût point d’armes, ne laissa de l’approcher avec tant de
douceur, que l’hérétique se retira sans l’offenser, Dieu ainsi conservant son
fidèle Serviteur. Et ceci est vrai, notoire et public. [1l0]
Ad decimunt quintum respondit :
Je dis que j’ai ouï assurer aux témoins
oculaires et dignes de foi, que notre dit Bienheureux allait la première année
prendre le Très-Saint Sacrement aux Allinges, et les années suivantes en une
petite chapelle qui fut donnée aux catholiques, pour le porter secrètement aux
malades. Il le tenait dans son sein, plié dans un corporal. Ce Bienheureux me
dit une fois, parlant de ces occasions : « Je le tenais là dans mon sein tout proche de mon cœur, ce divin Sauveur
de nos âmes », me témoignant qu’il en recevait des douceurs et
consolations non pareilles ; il m’a dit aussi qu’il avait donné pour signe aux
catholiques, que lorsqu’ils le verraient aller d’un maintien plus grave et sans
saluer personne, qu’ils le suivissent ; car c’était signe qu’il portait le
Maître de tout le monde ; il fallait qu’il le portât ainsi à cachette,
autrement il courait fortune de sa vie. Et ceci est vrai, notoire et public.
[…]
Ad vigesimum tertium respondit
[…]
Il me dit aussi qu’il fut, environ six
semaines après son sacre, fort occupé
dans des sentiments intérieurs de dévotion, et en la grandeur du
ministère auquel il était appelé, et de l’excellence de sa dignité, de sorte qu’il
honorait jusqu’aux moindres de ses vêtements. Voici les paroles qu’il écrivit
quelques années après en une lettre : « Après ma consécration en l’évêché,
que venant de ma confession générale, et d’emmi les anges et les saints entre
lesquels j’avais fait mes nouvelles résolutions, je ne parlais que comme un
homme étranger du monde; et quoique le tracas ait un peu alangouri les
bouillonnements du cœur, les résolutions par la grâce divine y sont demeurées.
» Une autre fois ce Bienheureux écrivant de cette action en une lettre, il dit
: « Quand je fus consacré évêque, Dieu m’ôta à moi-même pour me prendre à lui,
puis il me donna au peuple, c’est-à-dire qu’il m’avait converti de ce que j’étais
pour moi à ce que je fusse pour eux, et ainsi puisse-t-il avenir qu’ôtés à
nous-mêmes, nous soyons convertis à lui-même par la souveraine perfection de
son saint amour! »
[…]
Ad vigesimum quartum respondit :
[…]
Pour moi, j’ai reconnu clairement que ce don
de foi qu’avait reçu notre Bienheureux Père était accompagné de grandes
clartés, de certitudes, de goûts et de suavités extraordinaires; car Dieu avait
répandu au centre de son âme une lumière si claire, qu’il voyait d’une simple
vue les vérités de la foi et je sais qu’il soumettait son entendement à ces
vérités-là, avec un entier accoisement de son esprit et de sa volonté ; il
appelait le lieu où ces clartés se faisaient le sanctuaire de Dieu, où rien n’entre
que la seule âme avec son Dieu.
Une fois, étant ce Bienheureux avec les
députés du roi très chrétien au bailliage de Gex, dépendant de son diocèse, où
il était allé rétablir le saint exercice de la religion catholique en quelques
paroisses, il écrivit, et j’ai vu et lu les lettres écrites de sa main : Hélas!
dit-il, je vois ici ces pauvres brebis errantes, je traite avec elles, et
considère leur aveuglement palpable et manifeste. O Dieu! la beauté de notre
sainte foi en parait si belle, que j’en meurs d’amour, et m’est avis que je
dois serrer le don précieux que Dieu m’en a fait dedans un cœur tout parfumé de
dévotion. Remerciez cette souveraine clarté qui répand si miséricordieusement
ses rayons dedans mon cœur, qu’à mesure que je suis parmi ceux qui n’en ont
point, je vois plus clairement et distinctement sa grandeur et sa désirable
suavité. Dieu, qui en cela m’assiste, veuille retirer et ma personne et mes
actions à sa gloire, selon mon souhait! »
Une autre fois, ce Bienheureux écrivant la
conversion de deux hérétiques, personnes signalées, qu’il était allé recevoir
au giron de l’Église, environ cinquante milles d’ici, il dit :
« Quelles actions de grâces dois-je rendre à ce grand Dieu, que moi,
attaqué par tant de moyens pour me rendre à l’hérésie, et si souvent invité par
tant d’amorces en un âge si jeune, si frêle et si chétif, et ayant fait un si
grand séjour [1l9] parmi les hérétiques, et que jamais je ne lui ai pas voulu
seulement regarder an visage, sinon pour lui cracher sur le nez, et que mon
faible et jeune esprit, parcourant par tous leurs livres les plus empestés, n’ait
pas eu la moindre émotion de ce malheureux mal ; ô Dieu ! quand je pense à
ce bénéfice, je tremble d’horreur de mon ingratitude. »
Aussi, en l’extrémité de sa vie, quand on
lui demanda s’il n’avait point quelque doute sur la foi, que plusieurs Saints
avaient été tentés en ce passage, il répondit humblement, mais fortement : Ce serait une grande trahison à moi.
Une personne m’a dit qu’ayant été travaillée
deux ans d’une forte tentation contre la foi du Très-Saint Sacrement, elle en
fut délivrée à la première fois qu’elle en parla à ce Bienheureux ; et moi,
après plusieurs années de semblable travail, n’en sus être allégée que par ses
instructions, et je crois fermement que ses prières m’en ont obtenu l’entière
délivrance. Il m’assurait avec une fermeté incroyable, que la foi catholique,
apostolique et romaine était le seul et unique chemin du ciel, qu’il n’y en
avait point d’autre, et, quelque chose qu’on y rencontrât, qu’il le fallait
toujours suivre. Il me disait, ce Bienheureux, ces choses et autres avec tant d’efficace,
qu’il me donnait une force non pareille contre cette tentation, que j’en
demeurais toute satisfaite et encouragée. Et tout ceci est très-vrai.
Ad vigesimum septimuin respondit :
[…]
Ce Bienheureux aimait Dieu en l’homme, et l’homme
en Dieu, et disait que hors de Dieu, il ne voulait être rien à personne, ni que
personne lui fût rien. Il abondait en dilection, [127] selon la vérité et la
variété de ce vrai amour qu’il avait aux âmes; « Car il a plu à Dieu de
faire ainsi mon cœur, disait-il; je le veux tant aimer, ce pauvre prochain, je
le veux tant aimer; il m’est avis, toutefois, que je n’aime rien du tout que
Dieu, et toutes les âmes pour Dieu, et que ce qui n’est point Dieu ou pour Dieu
ne m’est rien. »
Une fois il m’écrivit : Quand sera-ce que
nous serons tout détrempés en douceur et suavité envers le prochain? Quand
verrons-nous les âmes de nos prochains en la sacrée poitrine du Sauveur? Hélas!
qui le regarde hors de là, il court fortune de ne l’aimer ni purement, ni
constamment, ni également. Mais là qui ne l’aimerait? qui ne le supporterait?
qui ne souffrirait ses imperfections? qui le trouverait de mauvaise grâce? qui
le trouverait ennuyeux? car il y est ce prochain, il est dans le sein et dans
la poitrine du divin Sauveur, il y est comme très-aimé et tant aimable que l’amant
meurt d’amour pour lui. »
Et même il m’a dit une fois sur le sujet de
la contagion que l’on craignait, que si elle se mettait dans cette ville, il n’en
bougerait point, mais demeurerait ferme pour servir et secourir les âmes des
pauvres pestiférés; me racontant comme il s’artillerait et se conduirait en
cette occasion.
Le même jour, 28 juillet, à trois heures après midi, elle a continué en ces termes sa déposition sur le vingt-septième article.
Je dis aussi, sur le même article
vingt-septième, qu’une dame de qualité qui s’était mal conduite désira avoir sa
retraite en une de nos maisons; j’en demandai l’avis à notre Bienheureux; il me
répondit : « Il ne me faut point demander conseil pour cela, car je suis
partial pour la charité. » C’est une vérité connue de tous, manifeste à tous,
que jamais il ne rejetait personne, pour misérable pécheur que ce fût; il
donnait souvent [128] de bonnes aumônes à des femmes débauchées pour les
retirer du péché. Quand quelques-unes retombaient en leur malheur, et qu’après
elles recouraient à lui, il les recevait avec son accoutumée débonnaireté; quand
ses domestiques lui disaient que c’était temps et argent perdus, ce Bienheureux
leur répondait que la misère était grande, mais que tandis que l’on pouvait
espérer la conversion des pécheurs, il leur fallait aider.
Une fois une de nos novices, sœur laie, se
mit en tête d’avoir le voile noir. Je ne pouvais me résoudre qu’on y
condescendit, je demandai avis à notre Bienheureux, il me répondit : Où leur humilité leur manque, il faut que
notre charité abonde.
D’où par ces exemples on voit clairement que
l’amour que ce Bienheureux portait au prochain était un amour de parfaite
charité, par cette égalité avait de les servir tous sans aucune différence,
autant le pauvre que le riche; ce lui était tout un, pourvu que Dieu fùt
également glorifié.
Plusieurs croient, et je suis de ce nombre,
qu’il a consommé et abrégé sa vie pour cette charité et satisfaction du
prochain ; car souvent il quittait le boire et le manger et le dormir pour
cela, il souffrait des travaux et incommodités insupportables à tout autre qu’à
lui, et je le sais.
Ce Bienheureux disait que jamais il ne
fallait refuser au prochain le bien et la consolation qu’on lui pouvait donner.
Quand on lui représentait qu’il ne pouvait durer longuement en ce grand
travail, et qu’il nuisait à sa santé, il répondait doucement, que dix ans de
vie de plus ou de moins n’étaient rien. Bref, ce Bienheureux avait, autant qu’il
était possible, un soin universel et non pareil de tout ce qui touchait le bien
et le soulagement du prochain sans nulle exception. Ceux qui demeuraient
continuellement avec lui, témoigneront particulièrement le continuel exercice
où il était pour cela.
Jamais ce Bienheureux ne fit refus à
personne, à quelle heure que ce fût; quelque affaire importante qu’il eût, il
ne [129] donnait quasi jamais congé à ceux qui le venaient voir, ni le montrait
d’avoir aucun ennui, ni dégoût de leur conversation ; et quand on le conjurait
[censurait] sur cette grande facilité qui lui faisait perdre le temps,
disait-on, avec des personnes de peu de considération, et pour des choses de
peu (l’importance, ce Bienheureux répondait doucement : « Ces petites gens
que vous dites de peu de considération ont autant de besoin d’être écoutés et
aidés en leurs affaires, que les grands aux leurs. Si une âme est autant
troublée d’une chose de rien, qu’une autre le serait d’une grande affaire,
faut-il pour cela laisser de la soulager et renvoyer satisfaite. Aussi
importantes sont les petites affaires aux pauvres gens, que les grandes aux
grands. Ne sommes-nous pas, disait-il, débiteurs à tous? ils viennent chercher
la consolation; ne la leur faut-il pas donner? »
Ce Bienheureux donc recevait toutes sortes
de personnes avec un visage si gracieux et débonnaire, et des paroles si affables,
que bien qu’il fût grandement grave et majestueux, l’on ne laissait toutefois
de l’aborder et lui dire tous ses besoins avec une entière confiance; et jamais
qu’on ait ouï dire, aucun ne s’en est retourné d’auprès de lui qu’avec
satisfaction, et un amour plein de respect et d’estime de son incomparable
bonté et charité.
Enfin il n’est pas possible de dire en
combien d’occasions il exerçait ce service et support du prochain, duquel il ne
témoignait jamais du dégoût ni mésestime: et pour la rusticité il ne faisait
pas semblant de la voir. Souventefois je l’ai vu que pour aider et consoler
quelques personnes, il supportait des niaiseries et mauvaises humeurs tout à
fait impertinentes. Il semblait que ce Bienheureux ne vivait que pour le
service et consolation du prochain.
J’ai appris du confesseur de ce Bienheureux,
que quand il voyait des pauvres gens sur sa galerie, ou en sa cour, lorsqu’il
[130] sortait, il allait vers eux, prenait leurs papiers pour les faire
expédier; que s’il était en compagnie de personnes de qualité, il leur envoyait
un des siens, et commandait qu’ils fussent promptement dépêchés.
Quand notre Bienheureux ne pouvait accorder
ce qu’on désirait de lui, pour n’être pas juste, il en témoignait un certain
déplaisir, par des paroles si obligeantes, qu’on était satisfait de son refus.
Il disait qu’il fallait avoir un grand soin
de ne fâcher ni incommoder personne; qu’il eût voulu obliger tout le monde, ce
qu’il a fait en toutes les occasions qu’il a pu; mais que tant qu’il pouvait,
il ne s’obligeait à personne.
Ce Bienheureux assistait aussi le prochain
de ses moyens, bien qu’ils ne fussent pas grands; toutefois, Dieu lui donnait
telle bénédiction que c’est chose quasi-miraculeuse, comme il pouvait fournir à
l’entretien de sa famille épiscopale, qui était fort honorable, et aux
continuelles aumônes et hospitalités qu’il faisait. Il logeait tous les
religieux passants qui n’avaient point de maison à la ville, et plusieurs
e»lésiastiques qui venaient ici pour diverses occasions. Ce Bienheureux faisait
cette charité avec un amour si grand, qu’il ravissait le cœur de toutes ces
personnes; il avait un soin très-grand qu’elles fussent bien traitées et
servies honorablement.
L’aumône générale se faisait deux fois la
semaine, en son logis, le lundi et jeudi, outre l’aumône quotidienne; et en
certaine saison de l’année, qui était plus étroite, il ordonnait de la faire
plus ample. Plusieurs personnes dignes de foi et témoins oculaires, même son
aumônier ordinaire, assurent que notre Bienheureux ne refusait jamais l’aumône
à personne, soit étranger ou autre; et quand celui qui avait l’argent de ses
aumônes n’était pas auprès de lui, il en empruntait, donnant à chacun selon ses
nécessités présentes.
Étant à Paris en son dernier voyage, il nous
demanda huit [131] ou dix écus sur une petite boite de lapis; je sais
assurément que c’était pour donner à une pauvre demoiselle que, je pense, il
avait convertie à la religion catholique, ou il lui avait fait quelque autre
grand bien spirituel.
Un honnête homme de cette ville lui alla
demander à emprunter, le Bienheureux, bien qu’il n’eût point d’argent, ne lui
sut refuser cette charité, car c’était pour envoyer au fils de cet honnête
homme qui était aux études à Paris. Ce Bienheureux vint céans l’emprunter, et
me dit que c’était plutôt un don qu’un prêt, comme en effet je crois que cela
fut; mais ce Bienheureux nous l’a bien rendu.
Souvent ce Bienheureux a donné de ses
habits, linge et chaussure ; même une fois il déchaussa ses souliers qu’il
avait à ses pieds pour les donner, ainsi que m’en a assuré son valet de chambre,
témoin oculaire par lequel aussi il faisait acheter toutes les choses susdites
pour les distribuer aux pauvres nécessiteux; et je crois que si ce Bienheureux
eût eu le maniement de son argent, il n’eût su s’empêcher de le tout distribuer
en telles charités.
Deux pères jésuites me dirent l’année après
le décès de notre Bienheureux qu’ils avaient parlé à un maître d’école en une
bourgade de Faucigny, qui leur avait montré une camisole qu’il lui avait
donnée. Un hiver que ce pauvre homme était mal vêtu, le Bienheureux lui avait
demandé s’il n’avait rien pour se mieux vêtir, il répondit que non; sur cela
notre Bienheureux s’en alla dans son cabinet, et dépouilla sa camisole qu’il
lui apporta après s’être vêtu, et la lui donna secrètement, et cette camisole
est tenue maintenant en grande vénération. Plusieurs, à ce que ces Pères me
dirent, la vont emprunter pour la mettre sur les malades; et si j’ai mémoire,
aussi ils me dirent qu’ils prirent avec révérence et dévotion une pièce de
ladite camisole pour relique, et me témoignèrent une grande dévotion et
vénération à ce Bienheureux, et firent [132] avec consolation spéciale leurs
dévotions auprès de son tombeau.
J’ai été assurée par le confesseur de ce
Bienheureux, qui est témoin oculaire, que les aumônes que ce Bienheureux
distribuait aux pauvres honteux sont innombrables. Ce Bienheureux s’enquérait
et faisait enquérir secrètement quels ils étaient, et leur distribuait ou
faisait distribuer par son aumônier ou autre, de bonnes aumônes ; et même il
faisait cette charité à plusieurs de ses pénitents, après qu’ils s’étaient
confessés, et leur enjoignait, à ce que j’ai appris, de s’adresser à lui par
cette voie. L’un de ses aumôniers assure que fort souvent il faisait de petits
paquets d’argent à ce Bienheureux pour les distribuer aux confessions, et dit
avoir connu par les propos de notre Bienheureux que s’il eût eu en maniement
son revenu, et qu’il n’eût cru de faire tort à ses domestiques plus qu’à lui,
il aurait tout distribué en semblables charités. En ses absences, il donnait
ordre que les aumônes fussent continuées ; et c’est chose véritable que
personne, ni lieu de la ville, même les hôpitaux et monastères, n’étaient
privés du secours qu’il pouvait donner, lui, sachant leurs nécessités.
Au commencement de notre établissement, nous
étions assez nécessiteuses, ce Bienheureux nous apporta environ douze ou quinze
écus d’une échute qui lui était arrivée, et dont il s’était saisi à l’insu de
celui qui gouvernait son temporel.
Ce Bienheureux visitait les hôpitaux, les
malades et prisonniers, dont ces pauvres affligés recevaient beaucoup de
consolation, et les encourageait à souffrir patiemment leurs maux et leurs
afflictions. Aux personnes de moyens, il ne laissait d’offrir ce qu’il croyait
d’avoir chez lui, qui pouvait être pour leur soulagement.
Il faisait porter des viandes tout apprêtées
aux pauvres, et les faisait quelquefois visiter par le médecin, selon le
besoin, particulièrement les étrangers. Plusieurs envoyaient, et sou-[133]vent
demander les restes de son assiette, ou quelque chose que ce Bienheureux eût
touché, surtout les religieuses de SainteClaire, et nous l’avons fait
quelquefois.
Le Bienheureux donnait de bonnes et grosses
aumônes à toutes les maisons mendiantes de la ville, particulièrement aux
révérends pères capucins; outre cela, il commandait à son dépensier de leur
distribuer ce qu’ils avaient besoin, tant pour leurs malades que pour les
survenants; il allait quelquefois manger avec eux, y faisant porter le diner
pour tous.
Le jeudi-saint, quand il était dans cette
ville, il lavait les pieds à treize pauvres, faisant la cène, puis leur baisait
tendrement les pieds, bien que galeux quelquefois et fort sales. Il pratiquait
cette charité avec une admirable dévotion et humilité. Je lui ai vu faire cette
action devant que je fusse religieuse, en laquelle véritablement il ravissait;
il faisait diner les pauvres après et leur faisait donner à chacun une bonne
aumône.
Presque tous les malades envoyaient supplier
ce Bienheureux de leur aller donner ou envoyer sa sainte bénédiction, ayant
grande confiance que l’ayant reçue ils seraient allégés; et parmi le peuple c’était
une croyance ordinaire que quand quelqu’un avait longtemps langui, s’il pouvait
obtenir la bénédiction de ce Bienheureux, il guérissait ou mourait bientôt plus
consolé ; et l’on en a vu l’expérience.
Ce Bienheureux a fait de très-grandes
charités à plusieurs nouveaux convertis de Genève et d’autres lieux qui
venaient se réfugier vers lui; il en a tenu chez lui plusieurs et longuement;
il a fait apprendre à quelques-uns des métiers; il mit à Sainte-Claire de cette
ville d’Annecy, la fille d’un nommé le capitaine Larose, religieuse, lequel
Larose était sorti de Genève avec toute sa famille, et notre Bienheureux l’a
eue longuement sur ses dépens, et lui a toujours fait beaucoup de charités; il
donnait de grosses pensions à d’autres, notamment [134] à un prêtre, appelé M.
Boucard, qui s’était perverti et fait ministre plusieurs années durant, dans
Lausanne. Comme il fut converti, notre Bienheureux lui promit une grosse
pension, laquelle il a continué de lui faire payer jusqu’à sa mort, et ce
Bienheureux disait que s’il eût eu de grands moyens, il eut retiré de Genève la
plupart des personnes qui y étaient.
Ce Bienheureux donnait aussi pension à deux
vieux pauvres prêtres, à un paralytique et encore à trois autres personnes. Il
donna deux chandeliers d’argent, n’ayant pas d’autres moyens pour subvenir à
une juste nécessité d’un curé. Ce Bienheureux donna aussi une burette d’argent
à un certain honnête homme qui avait été converti de l’hérésie et avait reçu
quelque disgrâce, bien qu’il eût déjà donné une grande pièce d’or appelée un noble à la rose, lequel ne lui avait
pas semblé suffisant pour sa nécessité présente.
Il m’est impossible de dire les aides, tant
spirituelles que temporelles, que ce Bienheureux a faites à toute sorte de personnes,
mais particulièrement à des religieux et prêtres, convertis à la foi.
Outre cela, ce Bienheureux a fait quantité
de présents aux églises. À son église cathédrale de Saint-Pierre, il donna six
grands chandeliers et une grosse lampe d’argent, avec une riche chasuble de
drap d’or frisé et les tuniques et dalmatiques de même. Il a donné à notre
église de la Visitation de cette ville d’Annecy une fort belle chasuble de brocatelle.
En l’église de Thorens où il fut baptisé, en l’église de Viuz dépendante de son
évêché, il a donné deux grands et beaux tableaux avec leurs châssis à
corniches, il en a encore donné en plusieurs autres lieux.
Je m’oublie de dire que notre Bienheureux
fit une très grande charité à une pauvre demoiselle pour la faire religieuse en
ce monastère-ici de la Visitation; car il donna à notre monastère quatre cents
écus d’or pour sa dot. [135]
Je sais encore qu’il promit à une autre
demoiselle, qui craignait de n’avoir pas de quoi pour être religieuse céans,
sa dot, lui disant qu’elle ne s’en mît pas en peine, qu’il donnerait tout ce qu’il
faudrait, et, voire, la pension de son année de noviciat.
Ce Bienheureux, touché encore du désir de
faire bien à son prochain, offrit toute sa vaisselle d’argent pour racheter un
chevalier de Malte prisonnier des Turcs, et ce chevalier était originaire de ce
pays et de la maison de Serisier.
Il me souvient encore qu’une année qu’il y
eut une grande rareté de blé en ce pays, et que la cherté y fut fort grande,
notre Bienheureux fit distribuer grande quantité de blé par les confesseurs qui
savaient les nécessités particulières du peuple. Au dernier voyage que ce
Bienheureux fit en Piémont, madame la sérénissime princesse de Piémont lui
donna un beau et riche diamant, et le Bienheureux dit : « Voici qui sera bon
pour nos pauvres. »
J’ai appris une partie de ce que dessus du
Bienheureux luimême et de plusieurs personnes dignes de foi, et puis, ce sont
des choses qui pour la plupart sont notoires et publiques.
Je répète cette vérité, que les aumônes et
charités que notre Bienheureux a faites au prochain en toutes les sortes qui
lui ont été possibles, sont si grandes, eu égard à la petitesse de son revenu,
que c’est chose presque incroyable et tout à fait admirable, et qui ne pouvait
être sans une particulière bénédiction ou miracle; et l’excellence de cette
charité, c’est qu’elle a été pratiquée par le mouvement du tendre et parfait
amour qu’il avait envers le prochain, duquel on ne peut bonnement représenter
la grandeur, les effets surpassant de loin tout ce qu’on en peut dire.
Il était grandement ennemi des procès; une
fois il sut qu’un père et son fils plaidaient ensemble, il les voulut accorder,
et comme il vit qu’il ne tenait qu’à quelque argent pour pacifier [136] leur différend, il fit apporter ses
chandeliers d’argent qu’il leur voulut donner afin d’éteindre leur procès et
dispute.
Et ceci est vrai, notoire et public.
Ad trigesimum articulum respondit :
Je dis que j’ai toujours cru et connu par
les paroles et actions de notre Bienheureux Père, qu’il était parfaitement
humble, non qu’il fit des contenances ou qu’il dit des paroles d’humiliation,
sinon fort rarement et quand le cœur les lui dictait, car il parlait fort peu
de lui et de ses appartenances, et disait qu’il ne fallait parler de soi ni en
hien ni en niai, et que se louer ou se blàmer était une l’Arne racine de
vanité. [151]
Il s’est fort peu découvert des vertus qui
étaient en lui, sinon à quelques personnes d’extrême confiance. Il ne publiait
point aussi ses imperfections ; mais il les avouait fort franchement et
candidement ; il disait bien quelquefois que s’il n’eût eu peut. de
scandaliser, il les dit dites librement.
Il parlait aussi quelquefois de ses propres
défauts et de ce qui s’était passé en sa vie pour se rabaisser; ce qu’il
faisait non seulement pour s’humilier, mais pour aider et consoler ceux à qui
il parlait. Il relevait fort aussi le travail et la capacité de quelque prélat,
en déprimant la sienne propre.
Son humilité était cordiale, noble,
véritable et solide, qui le rendait totalement indifférent à l’honneur ou au
mépris. Il avait une très-basse estime de lui-même, il aimait le mépris et sa
propre abjection, et faisait très grand état de cette pratique; il me dit une
fois qu’il avait travaillé trois ans entiers pour acquérir cette vertu qu’il
aimait et estimait souverainement.
Quand on le méprisait, il ne s’en altérait
point. Il écrivit une fois, et j’ai vu et lu la lettre écrite de sa main.
« Plût à Dieu, disait-il, que je fusse autant insensible à toute autre
chose, que je le suis aux censures et mépris que l’on fait de moi. Jamais ce
Bienheureux ne se vantait ni préférait à aucune personne. Seulement il avait
égard à sa dignité, pour lui conserver le respect qui lui était dû, pour l’édification
du prochain.
Il avait une très-merveilleuse dextérité
pour couvrir le trésor des vertus qui étaient en lui, pour n’attirer l’estime d’autrui.
Une personne lui dit une fois que le peuple de Paris l’avait en telle estime qu’il
l’attendait comme un Saint; il répondit avec une profonde démission :
« Je n’ai pas de quoi correspondre à cette grande estime. » Quand ce
Bienheureux parlait de quelque chose de doctrine de grande importance, il
laissait sortir ses paroles l’une après l’autre, comme craintivement.
Quand des personnes lui rendaient de l’honneur
et des té-[152]moignages de l’estime qu’elles faisaient de sa sainteté, ce
benin et débonnaire Prélat les recevait d’une façon si débonnairement
rabaissée, disant suavement qu’il fallait leur laisser rendre leurs honneurs,
et royait-on clairement qu’il condescendait pour les contenter, et honorer
leurs honneurs mêmes. Aussi disait-il qu’il était bon de ne rien entreprendre
qu’après avoir été longtemps caché en terre et mort à soi-même, et qu’alors on
sera tiré et manifesté comme par force. Je dis par la force du soleil de
justice qui fait lever et manifester les choses de la terre.
Feu monsieur Louis de Sales, prévôt de son
église cathédrale, qui le connaissait fort particulièrement, m’a dit que ce
Bienheureux avait sur toutes choses un soin très-grand de couvrir ses bonnes
actions, et avec une si admirable dextérité qu’on n’apercevait quasi pas qu’il
eût ce dessein.
Il avait en son port et en toutes ses
actions une merveilleuse majesté, mais accompagnée d’une si grande humilité, qu’il
se rendait accessible à tous. Les pauvres, les paysans mêmes l’abordaient avec
toute confiance ; il se plaisait avec eux, leur oyait raconter leurs petites
affaires, et parlait même bien souvent leur langage afin de se rendre plus
familier avec eux; il ne méprisait personne pour chétive qu’elle fût. Il
portait un trèsgrand honneur à toutes sortes de personnes selon leur qualité,
les nommant toujours le plus honorablement qu’il pouvait; il a donné pour règle
à notre religion de faire ainsi. Aussi disait-il « qu’il n’y avait homme au
monde qui se souciât moins des honneurs que lui, ni qui en voulût plus
rendre. »
Les moindres services qu’on lui rendait, il
les recevait avec un amour si cordial, qu’il semblait qu’on ne lui devait rien.
Une fois il demanda à une personne si elle priait Dieu pour lui, elle fut
tardive à répondre, pensant qu’il n’en avait pas besoin, il lui répliqua avec
grand sentiment : « Priez Dieu pour moi afin que je ne périsse pas. »
Jamais ce Bienheureux ne s’empressait pour
donner son avis, [153] ni pour soutenir ses opinions; il préférait volontiers
celles des autres aux siennes; jamais il ne contrariait, ni ne contestait. Il
cédait toujours aux opinions des autres, sinon que ce fût en choses où le
service de Dieu fût intéressé, ou le bien du prochain; car en cela il était
ferme, mais sans mépriser toutefois les avis des autres, ni aucune chose que l’on
dit; au contraire il approuvait autant qu’il se pouvait les avis de tous. Il a
toujours tenu cette méthode aux occasions qui s’en sont présentées, et chacun l’a
reconnu. Il avait un si grand désir de la perfection du prochain, et si peur de
lui donner de la confusion, qu’il ne se trouve personne, comme je crois, qui en
ait jamais reçu de lui, ni par son moyen.
Il avait à prix-fait de soumettre son
jugement et sa volonté à celle d’autrui, et disait qu’il avait plus tôt fait de
s’accommoder à la volonté de tous que d’en attirer un seul à la sienne. Il
avait grand désir de maintenir notre religion en titre de simple Congrégation,
en quoi le très-illustre cardinal Bellarmin était de son opinion ; mais feu
monseigneur de Lyon le pressa si fort sur ce sujet, que le Bienheureux lui
condescendit de nous mettre sous la règle de Saint-Augustin, et lui écrivit ces
paroles : « Je réprime mes désirs en regardant la Providence de Dieu, je
me tais et acquiesce à votre jugement et conseil. »
Il disait ce Bienheureux qu’il fallait
désirer que tout le monde réussisse mieux que nous aux choses extérieures qu’ils
entreprennent, comme de bien .prêcher, de bien parler, de bien écrire, et
choses semblables. Car, disait-il, l’humilité nous doit faire anéantir en
toutes choses qui ne sont pas né» cessaires pour notre avancement en la grâce.
»
Une fois qu’il retournait de prêcher d’un
grand et signalé auditoire, je lui demandais s’il était satisfait de son
sermon : « Non, me dit-il, mais qu’importe? » ne se souciant
nullement de l’estime du monde.
Il ne voulait pas paraître humble, mais
homme de moindre 154 considération que l’on ne l’estimait, car il savait qu’il
était en grande estime; sur quoi un jour il m’écrivit qu’après avoir lu celle
que je lui avais écrite, il se promena quelques tours dans sa chambre, les yeux
pleins de larmes, considérant ce qu’il était en comparaison de ce qu’on l’estimoit,
et disait que « nous ne devions pas nous estimer meilleurs devant les hommes
que nous n’étions devant Dieu. »
Il ne pouvait souffrir les louanges qu’on
lui donnait surtout en public. Un digne prélat, et un grand père de religion,
le louèrent hautement une fois en pleine chaire et en sa présence, dont il
était si confus qu’il ne savait lever les yeux; on dit qu’il en pensa tomber
malade, et qu’il en fit une bonne remontrance au prélat.
Ce Bienheureux ne se dédaignait aucunement
de tirer son chapeau aux personnes de moindre condition, aux paysans, et même à
ses domestiques avec beaucoup d’affabilité, et disait souvent à tous, selon les
rencontres, des paroles de grande bonté.
Ce Bienheureux disait « qu’il fallait être
grandement fidèle à la pratique des moindres vertus et ne rien négliger; qu’il
vaut mieux être grand en la présence de Dieu, en l’exercice d’icelles, que
petit en sa présence avec des vertus qui paraissaient grandes aux yeux du
monde. »
Il m’a dit que n’eût été que ses serviteurs
se fâchaient, il se fût servi soi-même. Il aimait cette précieuse vertu et la
pratiquait en toutes rencontres, en ses habits, en ses meubles et en tout avec
un soin non pareil.
L’on le logea en cette ville d’Annecy en une
maison où il y avait de grandes chambres, de grandes salles et grandes galeries
il fit mettre au commencement son lit en un fort petit cabinet, « afin, me
dit-il, que m’étant promené tout le jour dans ces grandes salles et galeries
comme un prélat, je me trouve logé le soir comme un pauvre petit homme tel que
je suis. »
Ce Bienheureux recommandait cette vertu à
tous ses plus dévots, surtout à nous autres religieuses de la Visitation. Un
jour étant entré en notre monastère de Lyon pour confesser une malade, on lui
mit de l’encre et du papier sur une table, et le pria-t-on qu’il écrivît ce qu’il
désirait le plus de nous; ce qu’il fit, écrivant avec beaucoup d’attention au
commencement de la page, HUMILITÉ, et n’écrivit autre chose, nous montrant par
là l’estime qu’il faisait de cette vertu.
J’ai su de ses domestiques que quand il
allait par la ville, et qu’ils voulaient faire détourner les passants, surtout
quand ils étaient chargés, il les en empêchait, disant : « Ne sont-ils pas
hommes comme nous? » et d’un même temps, il prenait le lieu le moins commode.
Ce Bienheureux témoignait aussi son
humilité, lorsqu’allant par les champs, il se plaisait d’être mal logé dans des
petits et chétifs lieux, il disait « qu’il n’était jamais mieux que quand il n’était
pas bien. » Au dernier voyage qu’il fit à Lyon, il préféra la maisonnette du
jardinier de notre maison de la Visitation (et se logea dans la chambre où
couchait le confesseur) à plusieurs autres logis commodes qui lui furent présentés
tant par des religieux que les séculiers qu’il refusa tous, tant parce qu’il se
plaisait à la petitesse, que pour n’incommoder personne.
Ce Bienheureux disait « qu’il fallait cacher
notre petitesse dans la grandeur de Dieu, et demeurer là à couvert comme un
petit poussin sous l’aile de sa mère; que bienheureux étaient les humbles et
pauvres d’esprit, qu’ils marchaient confidemment et arriveraient heureusement
au port. »
Laissons volontiers, disait-il une autre
fois, les suréminences de ces vertus éclatantes aux âmes relevées; nous ne
méritons pas un rang si haut au service de Dieu. »
Jamais l’on n’a ouï dire que ce Bienheureux
se soit procuré aucune dignité, ni les hautes chaires des grandes villes pour
156 prêcher, mais qu’il en a refusé plusieurs ; il n’avait nulle ambition,
comme il disait, sinon de pouvoir employer utilement ses jours pour le service
de Dieu.
Il dit une fois à monseigneur de Genève son
frère et successeur, et à moi aussi, qu’il n’eût pas voulu faire trois pas pour
aller prendre un chapeau de cardinal. Il écrivit une fois, et j’ai vu la lettre
écrite de sa main : «De deux côtés, j’ai des nouvelles que l’on me veut relever
plus haut devant le monde, l’un de Rome, et l’autre de Paris. Ma réponse est
devant Dieu. Non, ne doutez point, je ne ferais pas un seul clin d’œil pour
tout le monde ensemble; je le méprise de bon cœur. Si ce n’est la plus grande
gloire de Dieu, rien ne se remuera en moi. »
Le 30 du même mois de juillet, à sept heures du matin, elle a poursuivi sa déposition en ces termes :
Continuant de déposer sur le précédent
article, je dis qu’une autrefois l’on proposa à notre Bienheureux certains
agrandissements; il écrivit, et j’ai vu la lettre écrite de sa main et l’ai lue
« Que mon âme, dit-il, me fait grand plaisir, de ne les vouloir pas seulement
regarder et de ne tenir non plus de compte de cela que si j’eusse été en l’article
de la mort, auquel tout le monde ne semble qu’une fumée ! » Un jour on lui
demanda, ainsi que des personnes dignes de foi me l’ont dit et assuré, quelle
des huit béatitudes il aimait le plus? Il répondit : « Bienheureux sont ceux qui souffrent pour la justice. Je voudrais,
certes, ajouta-t-il, qu’au jour du jugement dernier, que toutes choses seront
révélées, ma justice, si aucune s’en trouve en moi, fût cachée à tout le monde,
et ne fut vue que de Dieu seul. » Voilà les véritabls sentiments d’humilité qu’avait
notre Bienheureux Père. 157
En la pratique même des vertus, il
choisissait les meilleures et non les plus estimées et apparentes : il préférait
l’humilité, la douceur du cœur, le cordial support du prochain, la
condescendance aux inclinations d’autrui, la pauvreté d’esprit, la modestie et
simplicité et telles autres petites vertus qui naissent, disait-il, au pied de
la croix, et qui ne paraissent point aux yeux des hommes, ains mortifient et
sanctifient le cœur, que non pas se faire regarder et admirer par des jeûnes
extraordinaires, par des haires, disciplines et autres mortifications et
actions extérieures que le monde estime tant. Ses délices étaient de n’être vu
que de Dieu.
Un de ses amis lui écrivit un jour la grande
estime que l’on faisait du fruit qu’on recueillait de sa conversation. «
Certes, lui répondit-il, je désirerais de vous voir ici pour vous éclaircir de
ma vileté, laquelle, en effet, est si grande, que, pour tout je ne suis qu’un
fantôme et une vraie ombre d’ecclésiastique, sans avoir aucune expérience de ce
qu’après les autres je dis et écris. »
Une autrefois, un religieux écrivit à ce
Bienheureux une lettre de grandes louanges; il répondit à ceux qui la lui
avaient apportée : « Ce bon Père dit que je suis une fleur, un vase de fleurs
et un phénix; mais, en vérité, Je ne suis qu’un puant homme, un corbeau, un
fumier, je suis le plus vrai néant de tous les néants, la fleur de toute la
misère humaine; je suis marri que ce bon Père n’occupe son esprit à quelque
chose de meilleur. »
Mais notre Bienheureux disait toutes ces
choses en vérité, comme il les croyait ; et, pour conclusion, j’assure en toute
vérité et sincérité de n’avoir jamais remarqué, en pas une des paroles et
actions de notre Bienheureux, qu’il eût tant soit peu de dessein de s’élever ni
de rechercher aucune gloire devant le monde; au contraire, j’ai toujours
remarqué qu’en toute occasion il pratiquait cette vertu d’humi-158lité, autant
qu’il lui était possible. Et ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE TRENTE-DEUXIÈME / SA DOUCEUR.
Le même jour, 30 juillet, à trois heures après midi, elle a répondu au trente-deuxième article.
Je dis que la douceur de notre Bienheureux
était incomparable et c’est vérité publique et notoire à tous; mais en particulier
ceux qui l’ont pratiqué, l’ont connu clairement et expérimenté qu’il avait une
douceur parfaite. Je ne pense pas que' l’on puisse exprimer la grande suavité
et débonnaireté que Dieu avait répandues en son âme. Son visage, ses yeux, ses
paroles et toutes ses actions ne respiraient que douceur et mansuétude; il la
répandait même dans les cœurs de ceux qui le voyaient; aussi disait-il que l’esprit
de douceur était le vrai esprit des chrétiens.
Il me dit une fois, qu’il avait été attentif
trois années pour acquérir cette sainte vertu, qui le rendait condescendant à
tous, et faisait qu’il donnait au prochain sa personne, ses moyens, ses
affections, afin que chacun s’en servit selon son besoin. 168
« Je ne trouve point, disait-il, de
meilleurs remèdes parmi les contradictions, que de n’en point parler et n’en
faire aucun semblant, et demeurer avec grande douceur à l’endroit de celui qui
l’a causée. »
Je sais qu’il a souvent reçu de bonnes
censures de ses actions très-saintes, et je l’ai vu moi-même, sans qu’il en
témoignât un brin de ressentiment, ains il faisait des reparties avec douceur
et cordialité pour satisfaire à ceux qui les lui faisaient; connue il arriva
une fois, qu’une personne lui vint dire fort séchement que chacun se
scandalisait de ce qu’il demeurait trop à aller au divin Office, il répondit
doucement : Ne font pas ces dames,
lesquelles il sortait de confesser; puis s’en alla tout promptement et
tranquillement. Bref, sa douceur était si excellente. que même de le voir on
était excité à être doux et paisible. On lui reprochait une fois qu’il était
trop doux à certaines personnes, il répondit doucement : Ne vaut-il pas mieux les envoyer en purgatoire par douceur, qu’en enfer
par rigueur?»
Je n’ai oncques ouï dire qu’on ait vu faire
à ce Bienheureux aucune action de colère. Une fois je le priai de s’émouvoir un
peu sur le sujet de quelque traverse qu’on faisait à ce monastère de la
Visitation, il nie répondit : « Voudriez-vous que je perdisse en un quart d’heure
un peu de douceur que j’ai bien eu de la peine d’acquérir en vingt ans. » Aussi
était-ce un dire commun qu’il était sans fiel, comme en effet il ne s’en trouva
point, quand après son décès son corps fut ouvert par les chirurgiens, ains en
la place fut trouvé quantité de petites pierres triangulaires, ce qui témoigne
clairement la force et la violence qu’il s’était faite pour dompter la passion
de colère. Aussi une fois en une juste et grande occasion d’indignation et de
courroux, il me dit qu’il avait été contraint de prendre à deux mains les rênes
de sa colère pour l’arrêter.
Quand on le reprenait de la trop grande
douceur dont il usait à l’endroit des prêtres délinquants, il répondait :
Vaut-il pas mieux les convertir à pénitence que les punir, puisque leurs
offenses ne méritent pas la galère ni la mort; et disait qu’il aimait mieux
faillir par la douceur que par la rigueur, que Notre-Seigneur avait dit qu’on
apprît de lui à être doux et humble de cœur.
Plusieurs grands serviteurs de Dieu ont dit,
même durant la vie de notre Bienheureux, qu’ils ne voyaient rien qui leur
représentât si vivement Notre-Seigneur conversant parmi les hommes comme
faisait ce Bienheureux; qu’il leur semblait que c’était la vraie image du Fils
de Dieu, tant en sa vie, comme en ses mœurs et conversations.
J’ai appris d’une personne digne de foi qu’un
vénérable ecclésiastique[30],
l’entretenant une fois de la douceur et condescendance de ce Bienheureux, lui
dit qu’il admirait extrêmement son excessive débonnaireté, et qu’en une griève
maladie qu’il avait eue à Paris, il ne recevait telle consolation que de
considérer l’infinie bonté de Dieu au sujet de celle de monseigneur de Genève;
car si un homme peut étre si bon, disait-il, combien à plus forte raison
devez-vous être bon, suave et gracieux, ô mon doux Créateur!
Sur une lettre piquante qu’on écrivit une
fois à notre Bienheureux, il dit :
« Je n’oserais répondre sur un sujet de cette sorte, j’aime mieux
prier Dieu qu’il lui plaise de parler à son cœur et lui faire savoir sa volonté
céleste. » Y a-t-il une douceur et débonnaireté comparables? Et cela est vrai,
notoire et public que Dieu avait prévenu ce Bienheureux en bénédictions de
douceur.
Je l’ai vu en toutes occasions toujours en
sa grande douceur et bénignité, et parmi les affaires sérieuses il jetait des
mots de grande affabilité cordiale. 170
Ad trigesimum
tertium articulum respondit:
Je dis, que je crois certainement que la vie
de notre Bienheureux Fondateur, à cause de l’extrême pureté de son intention en
tout ce qu’il faisait, a été une continuelle oraison; car je puis assurer,
selon la connaissance assez particulière que Dieu m’a donnée par une longue
communication avec ce Bienheureux, tant par écrit que de vive voix, ayant été
sous sa conduite l’espace de dix-neuf ans, qu’en toutes ses actions, il ne
prétendait autre chose que la plus grande gloire de Dieu et l’accomplissement
de son bon plaisir; aussi disait-il que la divine volonté était la souveraine
loi de son cœur, et qu’en cette vie il fallait faire l’oraison d’ceuvre et d’action;
que la meilleure prière qu’on puisse faire, c’est d’acquiescer entièrement au
bon vouloir de Notre-Seigneur : autre preuve que sa vie a été une continuelle
oraison ; car je puis assurer qu’il marchait quasi toujours recueilli en Dieu;
cela était aisé à reconnaître, quoique son recueillement n’était point sombre,
triste, et n’était nullement apparent, sinon à ceux qui savaient sa méthode.
Il y a environ quinze années, que je
demandai à ce Bienheureux s’il était longtemps sans retourner actuellement son
esprit à Dieu il me répondit : Quelquefois
environ un quart d’heure. J’admirai cela en un prélat si occupé en tant de
diverses et importantes affaires; aussi enseignait-il à tous ses dévots de
faire continuellement ces retours d’esprit à Dieu, même parmi les actions de
Dieu, comme prêcher, confesser, étudier, lire, parler des choses spirituelles
et semblables.
En effet ses sermons et entretiens et ses
avis ne tendaient 171 qu’à acheminer les âmes à l’union de leur esprit avec
Dieu tant par l’oraison, que par l’action.
Il me dit une fois qu’il se tenait devant
les rois et les princes sans aucune contrainte, avec son accoutumé maintien,
parce qu’il avait la présence d’une plus grande majesté qui le tenait partout
en égale révérence; et bien qu’il fut à l’ordinaire environné de monde et d’affaires,
si tenait-il pourtant son cœur, autant qu’il pouvait, toujours en Dieu. En
voici la preuve m’écrivant une fois, il dit : « Je suis environné de gens, mais
mon cœur est solitaire pourtant. »
Mais outre tout cela, c’est la vérité que
notre Bienheureux avait reçu de Dieu un grand don d’oraison et conversait avec
Notre-Seigneur fort familièrement et simplement, avec un amour de parfaite
confiance. Une fois me parlant de ce sujet, il faisait comparaison de son
oraison à l’huile répandue sur une table bien polie, laquelle va toujours se
dilatant, que de même, de quelques paroles ou pensées qu’il portait pour son
oraison, sortait une douce affection qui se répandait en toute son âme, et l’entretenait
avec beaucoup de suavité.
Il m’a dit que la première pensée qui lui
venait à son réveil, c’était de Dieu et s’endormait en même pensée tant qu’il
pouvait.
Il m’a dit encore qu’il avait un particulier
contentement quand il se trouvait seul, à cause de la toute présence de Dieu
qui lui était alors plus sensible que parmi le tracas des affaires et
conversations. Je sais que quelquefois ce Bienheureux, commençant à prier sans
aucune préparation, il se sentait tout à coup saisi et recueilli en Dieu.
Il disait que nous ne savions ce que c’était
que du vrai service de Dieu, que la vraie manière de le servir était de le
suivre et de marcher après lui sur la fine pointe de l’âme sans aucun appui de
consolation, de sentiment, ni de lumières que celle de la foi nue et simple; ce
n’est pas toutefois qu’il n’ait 172 reçu, et très-souvent, de grandes lumières
intérieures et même extérieures, qui signifiaient combien Dieu avait agréable
son oraison. Il m’a dit qu’une fois disant son chapelet, entre jour et nuit, il
s’apparut à lui deux colonnes de feu, une grande et une petite, que d’abord il
eut un peu de frayeur qui s’évanouit bientôt ; et après un peu de temps elles s’en
allèrent au coin de son oratoire, et là se dissipèrent tout en bluettes.
Monsieur de Thorens homme de rare piété et très-digne de foi, m’a dit qu’étant
allé une fois trouver le Bienheureux, il le trouva dans sa chambre, tout ému;
ce que voyant ledit monsieur de Thorens[31]
le pressa fort pour en savoir le sujet ; enfin le Bienheureux lui dit que comme
il priait Dieu en ce même oratoire qui n’était qu’un simple agenouilloir sur
lequel il y avait un crucifix, une boule de feu lui était apparue qui s’était
dissipée tout en bluettes par-dessus lui.
Environ cinq ou six ans avant son décès,
parlant de l’oraison, il me dit qu’il n’y avait pas des goûts sensibles, que ce
que Dieu opérait en lui c’était par des clartés et sentiments que Dieu
répandait en la suprême partie de son âme, que la partie inférieure n’y avait
point de part.
Une autre fois parlant sur ce même sujet, il
me dit qu’il avait eu de bonnes pensées, mais que c’était plutôt par manière d’écoulement
de cœur en l’éternité et en l’Éternel, que par discours. Il ne prenait point
garde, à ce qu’il m’a dit, s’il était consolé ou désolé en l’oraison; que quand
Notre-Seigneur lui baillait de bons sentiments, il les recevait en simplicité,
que s’il ne lui en donnait point, il n’y pensait rien.
Il a décrit dans son livre de l’Amour divin
si délicatement et si hautement tous les degrés de l’oraison et contemplation
qu’il est aisé à juger combien il avait reçu éminemment ce don d’oraison;
aussi, quand on le voyait en prière, il répandait 173 dans le cœur l’affection
de l’oraison ; plusieurs personnes assurent cela avec moi.Il en recommandait
la pratique à ceux qui étaient sous sa conduite avec une très grande affection.
L’année avant qu’il mourût, on voyait clairement que son esprit était si
pleinement détaché de toutes choses, qu’il ne se pouvait appliquer qu’à Dieu.
C’est la vérité que, comme il m’a dit, il
avait une grande facilité à l’oraison, et que, pour l’ordinaire, il y recevait
de grandes clartés et lumières; et il avait des sentiments d’union très-saints
avec son Dieu, devant lequel il se tenait fort abaissé avec profonde révérence
et confiance. Quelquefois, il m’écrivait, que je le souvinsse de me dire ce
que Dieu lui avait donné en la sainte oraison, et le voyant je lui demandai, il
me répondit : « Ce sont des choses si simples et si délicates que l’on ne peut
rien dire quand elles sont passées. »
Quelque temps devant son décès, il ne
pouvait quasi plus gagner le temps pour s’occuper en saint exercice ; car les
affaires et les infirmités l’accablaient. Je lui demandai un jour s’il avait
fait l’oraison : « Non, me dit-il, mais j’ai fait ce qui la vaut ; » ce que je
crois, et qui est aisé à juger par ce qui est dit ci-dessus, qu’il se tenait
toujours uni avec Dieu, faisant toutes ses actions pour ce pur amour divin, et
non pour autre considération.
Son confesseur ordinaire, qui ne l’abandonna
guère de vue l’espace d’environ quinze années, dit, qu’il a toujours cru que ce
Bienheureux avait quelque secrète intelligence avec NotreSeigneur pour sa
conduite intérieure et une particulière connaissance de ses secrets. Je le
crois, et qu’il avait une intime et sérieuse occupation avec Dieu ; car jamais
je n’ai reconnu, et l’on ne l’a jamais vu, que je sache, attaché à aucun
exercice de dévotion, ni à chose quelconque, aires il se conservait une sainte
liberté d’esprit pour faire toutes choses selon que la divine Providence les
lui offrait. On l’a vu souvent près de dire la sainte messe, de faire l’oraison
et autres exercices, lesquels 174 il retardait, voire, même les quittait
quelquefois tout à fait, quand le service du prochain ou quelque légitime
occasion le tenait à autre chose.
Une fois, en l’église de notre monastère de
Lyon, il était tout revêtu et allait à l’autel; une personne de fort basse condition
lui alla à la rencontre, le pria de l’ouïr en confession; le Bienheureux s’arrêta
incontinent et l’entendit, et cette chose-là il l’a faite une infinité de fois.
On ne le voyait jamais troublé, ni ennuyé,
quand les affaires lui survenaient à l’imprévu les unes sur les autres ; ains
il les recevait avec douceur de la main deDieu, et non pas selon la raison
humaine, comme a remarqué son dit confesseur et moi aussi, ne regardant pas les
choses ce qu’elles étaient en elles-mêmes, mais en celui qui les envoyait ;
ainsi il était toujours en oraison, puisqu’il tenait continuellement son cœur
exposé au bon plaisir de Dieu, auquel il acquiesçait simplement, sans
distinction ni exception quelconque.
Il disait souvent qu’une âme qui voulait
servir Dieu parfaitement se doit attacher à lui seul, le désirer ardemment et
invariablement; mais, quant aux moyens de parvenir à cela, il ne s’y fallait
attacher, ains qu’avec liberté il fallait aller, quelque part que la charité ou
l’obéissance nous appelle, et cela gaiement et paisiblement.
On lui a vu pratiquer ces choses
constamment; cela est très-véritable et connu de ceux qui le fréquentaient
particulièrement.
Je dis, de plus, que c’est une vérité
notoire à tous, que notre Bienheureux récitait les Offices dans l’église avec
une attention, révérence et dévotion tout extraordinaires ; il ne tournait pas
quasi les yeux, ni la tête, que là où il était requis, et se tenait là avec une
gravité très-humble, toujours debout, sans jamais s’asseoir pour las et faible
qu’il fût par tant de maladies, sinon quand il officiait pontificalement, il se
mettait elti une haute 175 chaire. Il assistait toutes les fêtes et veille des
grandes fêtes à l’Office divin en sa cathédrale et aux Complies de Carême, avec
telle dévotion et modestie qu’on voyait clairement qu’il avait une parfaite
attention à Dieu. Il y recevait de grands sentiments de Dieu et de grandes
lumières ; il m’écrivit une fois, que parmi la célébrité d’une certaine grande
fête, il lui semblait d’être parmi les chœurs des Anges.
[…]
Le 31 juillet, à sept heures du matin, elle a répondu en ces termes au trente-quatrième article.
Je dis que c’est une vérité publique et
notoire à tous, que notre Bienheureux Fondateur aimait ses ennemis d’ un amour
cordial et charitable. Il l’a témoigné par les effets, leur rendant le bien
pour le mal en tout ce qui lui était possible, ainsi que j’ai déjà montré au
chapitre de la patience. Il a dit en plusieurs occasions, sur diverses
persécutions qu’on lui avait faites, que si ces personnes-là lui eussent
arraché un œil, il les eût regardées après d’aussi bon cœur que s’ils ne lui
eussent point fait de mal ; il disait qu’il fallait faire ainsi, que
Notre-Seigneur l’avait commandé.
On lui écrivit un jour qu’un certain
gentilhomme parlait fort indignement de lui en plusieurs compagnies ; il
répondit : « J’en suis marri parce que le prochain s’en offense ; mais moi, que
pourrai-je faire, sinon prier Dieu pour lui? »
Un autre gentilhomme eut soupçon que notre
Bienheureux avait procuré certain legs à la maison de céans ; ce qui n’était
pas vrai, et même qu’il était absent. Ce gentilhomme l’alla trouver dans sa
chambre et lui dit mille paroles insolentes, approchant le poing pour le
frapper; mais ce saint Prélat ne s’en émut, ni ne s’en indigna en façon
quelconque; et, le lendemain, ce gentilhomme ayant été fort touché de la vertu
de ce Bienheureux, et confus de sa faute, le vint trouver, se jetant devant lui
à genoux, et lui témoigna un vif ressentiment de sa faute. Notre Bienheureux le
reçut avec sa douceur et débonnaireté accoutumée, et lui pardonna de très-bon
cœur.
Sur quelque rude calomnie qu’on lui jeta
pour un sujet 178 duquel il était absolument innocent, il répondit à ceux qui l’en
avertirent : « J’ai remis tous ces mauvais vents à la providence de Dieu; qu’ils
soufflent ou qu’ils s’accroissent selon qu’il lui plaira, la tempête et la
bonace me sont indifférentes. Bienheureux serez-vous, dit Notre-Seigneur, quand
les hommes diront tout mal contre vous pour l’amour de moi en mentant si le
monde ne trouvait à redire sur nous, nous ne serions pas bonnement serviteurs
de Dieu. L’autre jour, nommant saint Joseph à la messe, je me ressouvins de
cette souveraine modération dont il usa, voyant son incomparable Épouse toute
enceinte, laquelle il croyait être toute vierge, et je lui recommandai l’esprit
et la langue de ces bons messieurs, afin qu’il leur impétrât un peu de cette
douceur et débonnaireté, et tôt après il me vint en l’esprit que Notre-Dame, en
cette perplexité, ne dit mot, ne s’excusa point, et la Providence de Dieu la
délivra. Je lui recommandai cette affaire, et me résolus de lui en laisser le
soin, et de me tenir coi; aussi bien, que gagne-t-on de s’opposer aux vents et
aux vagues, sinon de l’écume? Vous êtes trop sensible pour ce qui me regarde;
faut-il que moi seul au monde je sois exempt d’opprobres? »
Et ce que je viens de dire est vrai parce
que ce Bienheureux me l’écrivit, et j’en ai la lettre écrite de sa main.
Monsieur le curé de Viuz, nommé Louis de
Genève, homme vraiment vertueux et craignant Dieu, m’a dit que tandis que notre
Bienheureux fut à Paris en son dernier voyage, il poursuivit par son
commandement des procès pour la conservation des droits de l’évêché, contre
plusieurs gentilshommes qui le menacèrent fort ; mais pour cela, il ne laissa d’obtenir
par justice ce qu’il demandait avec dépens. Au retour de notre Bienheureux,
quand il lui rendit compte de cette affaire et des menaces qui lui avaient été
faites, il l’écouta paisiblement et lui dit : Savez-vous que nous ferons,
Monsieur le curé? Je veux que » vous les alliez trouver, et leur disiez de ma
part que je leur 179 quitte ce qu’ils me doivent du passé et les dépens, pourvu
qu’ils reconnaissent à l’avenir, comme je les en prie, les droits de l’évêché.
» Et le bon curé employa quinze jours, aux dépens du Bienheureux, pour disposer
ces gentilshommes d’accepter la courtoisie qui leur était offerte ; ce qu’ils
firent.
Une personne s’épancha une fois à dire force
paroles piquantes de mépris et de dédain contre notre Bienheureux et contre
notre Ordre de la Visitation, et cela dura environ deux ans; il supporta cela
sans aucune plainte, et, en une occasion qui se présenta, il témoigna qu’il
aimait cette personne-là tendrement et m’écrivit : O mon Dieu ! que je lui
souhaite du bien! Je l’aime certes, incroyablement. » Cette personne mourut, et
ce Bienheureux en témoigna par lettre beaucoup de douleur, et me dit seulement
: « Je voudrais qu’elle se fût excusée vers moi. Je prie Dieu tous les jours
pour elle quand je suis au saint autel. »
J’assure derechef, comme je le crois, que ce
saint Prélat aimait tendrement ses ennemis, leur faisait tout le bien qu’il
pouvait; aussi, communément, l’on disait que qui voulait avoir quelque bien de
ce serviteur de Dieu, il lui fallait faire du mal ; car il n’avait point d’autre
vengeance. Et c’est une vérité notoire et publique.
Ad trigesimum septimum
articulum respondit :
Je dis que notre Bienheureux Fondateur a été
très grand amateur de la paix. Il n’égalait bien aucun à celui-là; elle avait
pris une si profonde racine en son cœur, que rien ne le pouvait ébranler; il
disait souvent : « Advienne qui voudra, je n’en veux perdre un seul brin
de paix, moyennant la grâce de Dieu. » Il disait que rien ne devait être
capable de nous ôter la paix, quand tout se bouleverserait sens dessus dessous;
car qu’est-ce que tout le monde ensemble en comparaison de la paix du cœur?
Comme il disait, il le pratiquait, et il a été tenu de tous pour l’âme la plus
pacifique qu’on ait vue.
Monseigneur de Bérulle, grand et rare
personnage en vertu, piété et éminente doctrine, général des pères de l’Oratoire
de France, dit une fois à une digne religieuse qui me l’a raconté, que notre
Bienheureux possédait une paix imperturbable; et comme il avait en lui ce
trésor, c’est la vérité qu’il le communiquait aux personnes qui s’approchaient
de lui, et l’on ne peut dire le grand nombre de ceux qui, étant venus à lui
tout troublés et inquiétés, s’en sont retournés tranquilles et pacifiés. J’en
parle par expérience, et l’ai éprouvé une infinité de fois en moi-même, et en
quantité d’autres personnes de ma
connaissance.
L’on disait communément, qu’il avait reçu ce
don de donner la paix aux âmes qui conféraient avec lui. Je me souviens de
deux hommes qui se disputaient une fois avec violence en notre parloir. Ce
saint Prélat les regardait avec une douceur très-grande, tantôt l’un, tantôt l’autre,
leur disant des paroles 186 si amiables, qu’enfin sa débonnaireté les toucha si
fort qu’ils s’accoisèrent, et les renvoya en paix.
Il conseillait cette sainte paix à toutes
les âmes qu’il gouvernait, et sans cesse il a travaillé pour la donner à tous
ceux qu’il a pu.
Quasi-ordinairement il était occupé à faire des appointements entre ceux qui
voulaient plaider, quoiqu’il ne s’y plût pas; car il haïssait à mort les procès
et toute sorte de conteste, comme il m’a dit une fois. Il a eu du travail et
sans fin en cet exercice qui lui occupait une grande partie de son temps; car
toujours on le prenait pour surarbitre, soit en appointement de querelles entre
personnes de qualité, soit pour d’autres différends entre toute sorte de
personnes ; il écoutait paisiblement les plaintes d’un chacun sans s’ennuyer,
ni montrer plus d’affections aux uns qu’aux autres, et enfin il les renvoyait
tous contents.
[…]
Ad trigesimum nonum respondit :
Je dis que j’ai connu clairement que notre
Bienheureux avait une entière résignation au bon plaisir de Dieu, duquel il
dépendait absolument sans aucune réserve ; il disait, que chose quelconque qui
lui puisse arriver ne lui ôterait jamais la trèsrésolue résolution qu’il avait
d’acquiescer pleinement à tout ce que Dieu voudrait faire de lui, et de tout ce
qui lui appartenait.
Cinq semaines environ après qu’il eût
commencé l’établissement de notre Congrégation de la Visitation, je tombai
malade d’une fièvre continue dont on douta de ma vie; en cette nécessité, il
vint me visiter et me dit : « Dieu se veut peut-être contenter de notre
essai, et de la bonne volonté que nous avons eue de lui dresser cette petite
compagnie, comme il se contenta de la volonté qu’eut Abraham de lui sacrifier
son fils. Si donc il plaît à sa bonté que nous nous en retournions du milieu du
chemin, sa volonté soit faite ! » Or je puis dire en vérité que ceci était un
acte héroïque de résignation, à cause des grands fruits qu’il prévoyait devoir
arriver aux âmes par cette manière de vie.
Il se résigna constamment à la mort en une
périlleuse maladie qu’il eut devant son sacre, disant que sans la miséricorde
de Dieu il était frisé; mais qu’il espérait qu’elle lui, serait aussi favorable
à l’heure présente que de là à vingt ou trente ans.
Mais c’est une vérité assurée, que la mort
ou la vie lui étaient indifférentes, et qu’il s’y tenait toujours préparé,
comme il le témoignait à monseigneur de Chalcédoine son frère, lequel 193
disant une fois à notre Bienheureux qu’il le trouvait tout pensif et triste :
« Non, je ne suis nullement triste, répondit-il, mais je suis aux écoutes
pour entendre quand l’heure du départ sonnera.
Il a vu mourir monsieur son père, deux de
ses frères, hommes dignes de regret et dont il fut extrêmement touché, comme
aussi d’une sienne sœur et d’une belle-scenr. Au fort de la douleur de ses
afflictions, il dit : « Je me tais,
Seigneur, et n’ouvre point mabouche,
parce que c’est vous qui l’avez » fait. »
Au décès de feue madame sa mère qu’il aimait
comme soi-même, il m’écrivit qu’après qu’il lui eut fermé les yeux et donné le
dernier baiser de paix à l’instant de son trépas, le cœur lui enfla fort, et
pleura sur cette bonne mère plus qu’il n’avait fait dès qu’il était d’Église, mais
sans amertume : ‘, Car » ç’a été, dit-il, un ressentiment tranquille quoique
vif, j’ai dit comme David : « Je me
tais, Seigneur, et n’ouvre point ma bouche, parce que c’est vous qui l’avez
fait. Sans doute, n’eût été cela, j’eusse crié holà sur ce coup ! mais il
ne m’est pas avis que j’osasse crier ni témoigner du mécontentement sous les
coups de cette main paternelle, qu’en vérité, grâces à sa bonté, j’ai appris d’aimer
tendrement dès ma jeunesse. »
Il me disait une autre fois : Au milieu de
mon cœur de chair qui a eu tant de ressentiment de cette mort, j’aperçois fort
sensiblement une certaine suave tranquillité et certain doux repos de mon
esprit en la Providence divine, qui répand en mon âme un grand contentement
parmi ses déplaisirs. »
J’ai ouï dire que le Sérénissime prince
cardinal de Savoie lui manda de l’aller trouver en Avignon, c’était un peu
avant le trépas de notre Bienheureux. Ses amis, qui voyaient l’indisposition de
sa santé avec le temps rude et fâcheux, lui représentèrent de ne point faire ce
voyage, qu’infailliblement il lui arri-194verait du mal : « Quel remède à cela?
repartit ce Bienheureux. Nous allons où nous sommes appelés, et continuerons
tant que nous pourrons; lorsque nous serons arrêtés par maladie ou autre, nous
demeurerons, et nous en reviendrons comme et quand il plaira à Dieu. »
Il tomba malade d’une apoplexie et il mourut
parfaitement et absolument résigné au bon plaisir de Dieu, voire, tout à fait
indifférent. Devant que d’aller en ce voyage, il vint dire adieu aux religieuses
de céans. « Dieu vous ramène, Monseigneur! » lui dirent-elles. « Et s’il
ne lui plaît pas, répondit-il, qu’y aura-t-il à dire à cela? »
Il s’était préparé une fois pour prêcher un
carême, il tomba malade d’une fièvre continue. Il m’écrivit : « Si Dieu ne veut
pas que je le serve en prêchant, ains en souffrant, sa volonté soit faite
! »
L’on parla une fois de certain
emprisonnement (si la mémoire ne me trompe fort, et je pense que non), il dit :
« Si l’on me mettait en prison, je ne m’en soucierais nullement, j’aurais plus
de loisir de prier Dieu et d’écrire quelque chose à sa gloire. » L’on parla
aussi de lui lever son évêché : « Eh bien ! dit-il, je serais plus libre
pour servir Dieu et les âmes. ». Il était même résigné à mourir par justice[32]
si c’eût été le bon plaisir de Dieu, et me dit une fois qu’il lui semblait que
si Dieu permettait qu’il fût accusé à tort des plus grands crimes et
méchancetés qui se puissent commettre, et que pour cela on le condamnât à
quelque violent supplice, qu’il les irait souffrir, moyennant la grâce de Dieu,
avec une entière résignation, paisiblement et tranquillement, et qu’il ne lui
fâcherait point pourvu qu’il fût innocent devant Dieu ; et ce qui le
toucherait, serait si on l’accusait d’hérésie, à cause du scandale et préjudice
qui en pourrait arriver aux âmes. 195
Il serait impossible d’exprimer l’extrême
indifférence de sa volonté ; certes, cela se peut assurer qu’elle était toute
réduite à la volonté divine : aussi disait-il de lui-même qu’il laissait
vouloir Notre-Seigneur pour lui ce qu’il lui plaisait, déposant tout le soin
superflu de lui-même entre les mains de Dieu.
Il aimait souverainement cette parole de
saint Paul : Seigneur, que voulez-vous
que je fasse? parce, disait-il, que c’était une parole admirable. Il disait
un jour, écrivant à une personne, qu’il goûtait fort ces paroles de saint
Paul, et il ajouta humblement : « Je les disais ce matin à Dieu, mais je n’ose
plus les dire maintenant parce que j’ai trouvé que je ne sais que trop ce que
Dieu veut que je fasse : il veut que je me mortifie en toutes les puissances de
mon âme et que je sois un, vaisseau d’élite pour porter son sacré Nom parmi le
peuple., Mais, hélas ! ce que je sais qu’il veut que je fasse, je ne le sais
pas faire. Lui, qui le sait faire, le fasse donc en moi et par moi; mais qu’il
fasse tout pour lui, à qui je n’ai trouvé que je puisse contribuer autre chose,
que ce petit filet de bonne volonté que je sens au fin fond de mon misérable cœur.
» Cette bonne volonté vit en moi, mais je suis mort en elle, et n’en ressens qu’un
lent et faible mouvement, par lequel je soupire presque imperceptiblement le
mot sacré de notre fidélité : Vive Jésus, vive Jésus ! Il était parfaitement
indifférent à la maladie ou à la santé, à la vie ou à la mort, aux mépris ou
aux louanges, à l’emploi de son temps et de sa vie, à la pauvreté ou aux
richesses, à la privation des personnes qui lui étaient chères comme à leur
conservation ; et, bref, en toutes choses, son cœur était indifférent et aimant
souverainement le bon plaisir de Dieu. C’est pourquoi dans la tribulation et
affliction il ressentait, ainsi qu’il me l’a dit lui-même, une douceur cent
fois plus douce que l’ordinaire, par cet acquiescement qu’il faisait de l’union
de son esprit avec celui de Dieu, par-dessus tout sentiment. Je dis ces choses
sans doute ni 196 crainte, parce que je les ai vues et reconnues clairement en
ce Bienheureux en une infinité d’occasions, sans jamais lui avoir vu manquer en
une seule.
Voici encore de ses paroles qui confirment cette
vérité : « C’est, m’écrivait-il un jour, un grand contentement à mon
âme vraiment dédiée à Dieu, de cheminer les yeux fermés selon que sa souveraine
Providence la conduit de temps en temps; car ses raisons et jugements sont
impénétrables, mais toujours doux et toujours suaves à ceux qui se confient en
lui. » Que voulons-nous, sinon ce que Dieu veut? laissons-lui conduire notre
âme qui est sa barque, il la fera surgir à bon port. Oh! qu’heureuses sont les
âmes qui ne vivent que de cette volonté divine ! »
Une autre fois sur un empêchement qui le
détourna de faire quelque chose qu’il avait projeté et qu’il désirait fort, il
m’écrivit: « Notre chère maîtresse la gloire de Dieu l’a ainsi disposé, et
vous savez quelle fidélité mon cœur lui a uniquement vouée ; c’est pourquoi
sans réserve je la laisse ainsi régenter au-dessus de mes affections, aux
occasions que je vois ce qu’elle requiert de moi. »
Sur une sensible affliction, « Il faut,
m’écrivit-il, s’arrêter court et sans réplique aux décrets de la volonté
céleste, la quelle dispose des siens selon sa plus grande gloire. En somme, il
n’est pas en notre pouvoir de garder les consolations que Dieu nous donne,
sinon celle de l’aimer sur toutes choses, qui est aussi la bénédiction
souverainement désirable. O Dieu ! que c’est une bonne chose de ne vivre qu’en
Dieu, de ne travailler qu’en Dieu et de ne se réjouir qu’en Dieu! »
Je n’aurais jamais fait, si je voulais
rapporter ici tous les témoignages de la parfaite et très-absolue résignation
et indifférence que ce Bienheureux avait en Dieu. Cette vérité est notoire, et
ne peut être doutée de ceux qui l’ont fréquenté. Et il est vrai, notoire et
public. 197
Le second jour du mois d’août 1627, à sept heures du matin, elle a répondu en ces termes à l’article quarantième :
Je dis qu’entre tous les dons que notre
Bienheureux avait reçus de Dieu, celui de la discrétion [discernement] des
esprits a été un des plus éminents, et c’est une vérité qui n’est doutée de
personne qui l’ait fréquenté et considéré particulièrement; aussi recourait-on
à lui de divers lieux pour être éclairés ès doutes de leur conscience. Je sais
que plusieurs prélats, abbés, religieux, e»lésiastiques, des gentilshommes et
gens de justice, des princes et princesses et personnes de toute qualité,
riches et pauvres de diverses provinces, l’ont recherché pour cela. Le nombre
des âmes qu’il a conduites en la voie de la perfection chrétienne en divers
lieux est quasi innombrable. Je n’ai jamais ouï dire que pas une soit tombée
dans aucune tromperie, ni se soit dévoyée de la crainte de Dieu, excepté une
qui demeurait fort loin de lui, et encore la chose n’est pas certaine.
Quand il passait par quelque ville, l’on
sait que c’était un abord non pareil; les pères spirituels même les plus
expérimentés le venaient consulter, et lui envoyaient leurs disciples afin d’être
éclaircis de lui aux choses plus difficiles de la vie spirituelle. Une grande
servante de Dieu m’a assuré que le révérend père Coton, jésuite personnage si
extraordinairement signalé en piété, parlant à elle, lui avait dit qu’il ne se
tenait point parfaitement assuré d’une âme qui est conduite par des voies
extraordinaires, laquelle était en sa charge, hien élue lui et plusieurs autres
serviteurs de Dieu en fissent bon jugement, qu’il n’en eût l’avis et le
témoignage de notre Bienheureux, avec 198 lequel ce grand père Coton avait tant
et tant de fois désiré de conférer.
Le révérend père Suffren, jésuite,
confesseur du roi très chrétien et de la reine sa mère, homme si profond en
humilité et si éclairé en la conduite des âmes, lequel a dit après qu’il eut
conféré avec notre Bienheureux, qu’il avait plus appris pour la bonne conduite
des âmes en neuf heures ou environ qu’il traita avec lui de ce sujet, qu’il n’avait
fait de toute sa vie.
Le révérend dom Sens, qui a été général des
Feuillants, personnage rare en piété, dit aussi à la susdite servante de Dieu,
que le nombre de ceux qui avaient reçu le don de la discrétion des esprits
était très-petit, mais que notre Bienheureux le possédait, et, certes, en
éminent degré; et cette vérité est publique.
Ce Bienheureux avait une vue si pénétrante,
que quand on lui parlait on écrivait de sa conscience, il discernait avec une
délicatesse et clarté non pareille les inclinations, les mouvements et tous
les ressorts des âmes, et parlait avec des termes si précis, si exprès et
intelligibles, qu’il faisait comprendre avec très grande facilité les choses
les plus délicates et plus relevées de la vie spirituelle. L’on verra cette
vérité clairement dans le livre de ses Épîtres.
Je sais cela par une certaine expérience,
mais aussi plusieurs personnes me l’ont dit. Il a assuré à des personnes qui
lui communiquaient leurs nécessités spirituelles, qu’il voyait clairement
leur cœur comme au travers d’un cristal. À combien d’âmes a-t-il dit : «Vous ne
vous déclarez pas bien n, et cela était très-vrai ; quelque âme à qui cela
était arrivé me l’a ainsi rapporté. Il dit à une : « Vous me célez ce que vous
voudriez un jour m’avoir dit, et il n’en sera plus temps », et cela lui arriva;
et d’autres m’ont assuré d’avoir été contraints par la force des scrupules de
retourner à lui pour se déclarer entièrement.
À l’ordinaire, l’on ne lui pouvait rien
céler; aussi bien, disait-on, il connaît clairement nos cœurs et toutes nos
pensées. 199 Quelques personnes dignes de foi m’ont assuré que ce Bienheureux
leur avait dit ce qu’elles pensaient. Il discernait aussi ceux qui étaient
possédés ou non. Il disait souvent à ses pénitents ce qu’ils voulaient dire
avant qu’ils se fussent déclarés ; et ceci était une croyance quasi commune
entre ceux qui se confessaient à lui. Un certain personnage de qualité s’étant
détraqué et tombé en quelque offense secrète, a déclaré ingénument qu’il n’osait
paraître devant ce Bienheureux, crainte qu’il ne connût sa faute.
Une âme religieuse avait des grandes et
extraordinaires visions et révélations et semblables cas, lesquelles avaient
été communiquées à plusieurs docteurs, même avaient été approuvées de quatre
docteurs religieux de divers Ordres réformés; l’on envoya l’écrit qui en avait
été fait à notre Bienheureux, et sans qu’il eût vu la personne dans laquelle on
disait que ces grâces s’opéraient, il condamna tout cela avec sa modestie ordinaire,
défendant qu’on ne contestât point contre ceux qui l’avaient approuvé, et dans
peu de temps après, l’on vit clairement que tout cela n’était que tromperie.
Il donna des conseils convenables pour la conduite de cette âme, laquelle se
reconnut et est morte chrétiennement. Il en a détrompé tant d’autres, et n’a
jamais approuvé, que j’ai su, l’esprit et conduite spirituelle d’aucune
personne qui n’ait été bonne et solide.
Je sais que l’on lui communiquait de divers
lieux de ces choses surnaturelles; il ne les méprisait pas, mais il ne les
exaltait pas aussi. Il ne faisait état et ne mettait en ligne de compte que les
vraies vertus. Je sais que souvent il accoisait les esprits d’une seule parole.
Je sais des âmes qui étaient fort
embarrassées et inquiétées de divers troubles, lesquelles par la grâce de Dieu
il a pacifiées (et je suis de ce nombre), quelquefois d’une seule parole, comme
j’ai ouï assurer qu’il arriva à une âme qui était fort travaillée de scrupule
et de crainte d’être damnée, à laquelle il 200 répondit après lui avoir ouï
raconter ses angoisses d’esprit : Il faut
que vous perdiez votre âme pour la sauver. Comme elle désirait recevoir
plus ample instruction de lui : « Non, dit-il, cela suffit, vous avez plus
besoin de soumissions que de raisons », et ainsi elle partit d’avec lui
extrêmement accoisée et consolée.
À une autre qui avait quasi le même trouble
d’esprit, il ne fit que lui dire : « Mettez-vous en indifférence, et
acquiescez au bon plaisir de Dieu », et elle demeura et persévéra depuis
en un très grand repos d’esprit.
Monsieur le président de la Valbonne l’alla
un jour trouver, fort troublé en son intérieur; avant qu’il pût déclarer son
mal notre Bienheureux le mena dans son cabinet et lui fit lire un chapitre de l’Amour divin qu’il composait alors. Après
que ce bon personnage l’eut lu, il demeura calmé et du tout affranchi du
trouble qui l’affligeait intérieurement. Plusieurs personnes ont été pacifiées
par son seul regard, d’autres en lisant ses lettres, et enfin une infinité de
semblables travaux ont été guéris par son moyen.
Conformément à l’esprit de Dieu qui agissait
en lui, il se bâtait tout bellement de reconnaître les dispositions des âmes
avec lesquelles il traitait; et s’il ne les trouvait pas préparées, il s’arrêtait
tout court, ne voulant point que l’on répande des discours où il n’y a point d’auditeurs;
mais aussitôt qu’il avait reconnu l’onction de l’esprit de Dieu, il versait
dans les âmes les instructions et enseignements nécessaires pour leur salut.
De plus, j’ai remarqué qu’il laissait
volontiers agir l’esprit de Dieu dans les âmes avec une grande liberté, suivant
lui-même l’attrait de cet esprit divin, elles conduisant sélon la conduite de
Dieu, les laissant agir selon les inspirations divines, plutôt que par ses
instruations particulières. J’ai reconnu cela en moimême, et l’ai appris encore
de quelques autres personnes trèsqualifiées avec lesquelles il a traité de la
même sorte; et si je 201 m’entends bien, il témoignait en cela une grande
lumière en la discrétion des esprits.
Il était tout à fait admirable et
incomparable à dresser les esprits selon leur portée sans jamais les presser;
ains il donnait et imprimait dans les cœurs une certaine liberté qui
affranchissait de tout scrupule et difficulté, et qui élevait les âmes à un
amour envers Dieu si suave, que toutes les difficultés que l’on croit être en
la vie dévote s’évanouissaient; mais tous ses livres rendent un ample
témoignage de cette vérité, et j’assure que l’on ressentait une douceur non
pareille à obéir à ses conseils, et pour moi souventefois j’ai eu peine de ce
qu’il ne me commandait pas assez.
Une demoiselle qui poursuivait pour être
religieuse céans, l’alla trouver pour savoir quand il lui plairait qu’elle
entrât, il lui répondit fermement : « Vous ne serez point religieuse, mais
votre petite sœur que voilà le sera », qui était alors une fille d’environ
douze ans, laquelle n’y pensait nullement ; et en effet, il arriva comme ce
Bienheureux avait prédit, car l’aînée fut mariée et la jeune se fit religieuse,
et est aujourd’hui supérieure en un des monastères de notre Ordre.
Notre Bienheureux recevait de Dieu en ce
sujet de grandes lumières et connaissances par le moyen de l’oraison. Je me
souviens que feu monsieur Favre, premier président du souverain sénat de
Savoie, homme excellent en sa condition, rare en humilité et piété, intime ami
de notre Bienheureux, m’a dit 'que comme il était en très grande affliction
pour le salut de madame sa femme qui était morte sans confession, il lui
communiqua sa peine. Le Bienheureux pria pour elle, après quoi il dit audit
sieur président : « Ne soyez plus en peine pour l’âme de ma sœur (ainsi l’appelait-il);
soyez assuré qu’elle est en voie de salut. »
En l’année 1616, monsieur le duc de Nemours
vint avec une grande armée en intention de prendre ce pays de Savoie. Chacun
202 croyait la ruine du pays et la prise de cette ville. Notre Bienheureux
après avoir considéré ces remuements, assura avec une grande fermeté que tout
cela se dissiperait en brief, ce qui arriva dans le temps qu’il avait prédit.
On lui apporta la nouvelle de la maladie d’une
sienne belle-sœur ; il alla dire la sainte messe pour elle ; à son retour il me
dit qu’il n’avait su prier pour elle en qualité de malade, mais oui bien de
défunte comme elle était, et dont on eut nouvelle incontinent après.
Environ cinq ou six ans avant que je fusse
religieuse, je lui dis : « Monseigneur, ne me retirerez-vous jamais du
monde? » Il me répondit avec une fermeté extraordinaire : « Oui, et un
jour vous quitterez toutes choses; vous viendrez à moi et entrerez dans le
parfait dénuement de la croix. » Ce qui est arrivé par des moyens si éloignés
de la prudence humaine, qu’on ne les peut attribuer qu’à la seule Providence de
Dieu.
Je sais qu’à un grand nombre de personnes,
il a prédit des choses qui sont arrivées, et de l’événement desquelles on peut
recueillir qu’il avait le don de prophétie, comme en l’issue de diverses
affaires. Par exemple, il prédit à madame de Crémieux de son diocèse, qui avait
déjà eu plusieurs mauvais accouchements, qu’elle en aurait un heureux, et dont
l’enfant serait conservé; ce qui est vrai, car il est encore en vie. Et ceci
est vrai, notoire et public.
ARTICLE QUARANTE-CINQUIÈME. / SON MEPRIS POUR LES HONNEURS ET POUR LES BIENS DU MONDE.
Ad quadragesimum quintum articulum respondit
[…]
Il est à naître, comme je crois, celui qui
lui a vu faire un pas ou dire une parole pour son agrandissement aux honneurs
et richesses de ce monde; toute son ambition était, comme il m’a dit, d’employer
sa vie le plus utilement qu’il lui serait possible pour l’accroissement de la
gloire de Dieu et le salut des âmes.
Une personne lui écrivant un jour, lui
souhaitait beaucoup de prospérités et de grandeurs temporelles; il lui répondit
: « Mon Dieu! que me souhaitez-vous? de la grandeur et de la prospérité,
dites-vous. Eh ! il ne m’en faut point avoir, et par la grâce de Dieu je n’en
attends et n’en désire autre en ce misérable monde, que celle que le Fils de
Dieu a voulu pratiquer en la crèche de Bethléem. »
Une autre fois : « Ne croyez pas, m’écrivit-il,
qu’aucune faveur de la cour me puisse engager. O Dieu! que c’est chose bien
plus désirable d’être pauvre en la maison de Dieu, que 218 d’habiter dans les
grands palais des rois. Je fais ici mon noviciat (il était alors à Paris avec
monseigneur le prince cardinal de Savoie); mais jamais je n’y ferai profession,
Dieu aidant; et grâce à Dieu j’ai appris à la cour d’être plus simple et moins
mondain; mais se pourrait-il bien faire qu’après avoir considéré la bonté, la
fermeté de l’éternité de Dieu, nous puissions aimer cette misérable vanité du
monde? car il ne faut aimer ni affectionner que la vérité de notre bon Dieu,
lequel soit à jamais loué de ce qu’il nous conduit au vrai mépris des choses
terrestres. »
Il est vrai que notre Bienheureux ne maniait
point d’argent, sinon pour le distribuer aux pauvres, et l’a tellement méprisé
qu’il n’a voulu savoir ni connaître la valeur, ni la différence des espèces.
Le monde s’étonnait, sachant qu’il n’avait
que mille écus de rente, comme il pouvait satisfaire à sa dépense eu égard aux
charges qu’il avait à supporter; car nonobstant ses aumônes innombrables, toute
sorte de personnes étaient reçues chez lui très-honorablement.
Les meubles de sa maison étaient fort
simples quoique honnêtes; ses habits étaient fort décents et nets; mais ceux
de dessous étaient à l’ordinaire rapiécés, ainsi que m’ont assuré ses
domestiques. Bref, en tout et partout il montrait l’extrême mépris qu’il
faisait des choses de ce monde.
Un jour, retournant de la ville en son
logis, il trouva la porte fermée que l’on ne put ouvrir promptement, il en eut
une joie intérieure très-grande, et se tenait là humblement comme un pauvre.
Il avait une satisfaction incroyable de n’avoir
point de maison qui fût sienne, et que le maître de son logis l’en pût mettre
dehors quand il voudrait. « Tout plein de gens, disait-il, me persuadent d’acheter
une maison. Mon Dieu! s’ils savaient l’aise que j’ai de n’en avoir point, et
que je n’en désire point, 219 et que je veux mourir avec cette gloire de n’avoir
rien, et voilà mon ambition. Et puis, que le monde clabaude tant qu’il voudra,
moyennant la grâce de Dieu je ne me départirai jamais de mon entreprise. » Et
Dieu a accompli en quelque sorte le désir de son serviteur; car il est mort
dans la maison d’un pauvre jardinier.
Une personne lui écrivait un jour qu’elle
était prou pauvre, Dieu merci. « Oh! que s’il était vrai, lui répondit-il, je
dirais volontiers que vous êtes donc prou heureuse, Dieu merci. » Notre
Seigneur disait : Bienheureux sont les pauvres ! La sagesse humaine ne
laissera pas de dire que bienheureux sont les monastères, les chapitres et les
maisons qui sont riches. » Et ajoutait qu’il faut en cela cultiver la pauvreté,
que nous aimions et souffrions amoureusement qu’elle soit mésestimée.
« Je me tâte partout dans le cœur,
disait-il, pour voir si la vieillesse ne me porte point à l’humeur avare, et je
trouve au contraire qu’elle m’a affranchi de souci, et me fait négliger de tout
mon cœur et de toute mon âme toute chicheté, prévoyance humaine et défiance d’avoir
besoin. En continuant sur le même article, je dis que notre Bienheureux donna
tout ce qui était de son patrimoine, et s’en dépouilla franchement en faveur
de messieurs ses frères; il m’écrivit qu’il en avait une joie non pareille, et
qu’il lui semblait être déchargé d’un grand fardeau, puisqu’il n’avait plus de
temporel.
Quelques-uns des siens lui disaient une fois
que l’on se moque de ceux qui ne prétendent rien en ce monde, et qu’il était
obligé de se servir du temps pour faire quelque chose pour lui et sa maison; il
dit après à quelques personnes de sa con‑220fiance : « Je me moque de
toutes ces niaiseries-là; car l’une de mes plus grandes consolations, c’est de
m’imaginer de n’avoir rien, et quand je mourrai je n’aurai rien. »
[…]
Ad quadragesimum
sextum articulum respondit :
Je dis que c’est une vérité publique que
notre Bienheureux Père donnait un très-libre et très-facile accès à tous ceux
qui désiraient de communiquer avec lui. Il avait ordonné à ses 221 domestiques
de ne renvoyer personne de ceux qui le demandaient, si ce n’est lorsqu’il était
contraint de se retirer pour l’expédition de quelque affaire importante; mais
rarement il le faisait, bien que, comme il me dit une fois, les affaires que
son diocèse lui fournissait, et celles qui lui venaient d’ailleurs n’étaient
pas des ruisseaux, ains des torrents; et ce n’est sans sujet d’admiration comme
il pouvait satisfaire à tout et à tous.
Il recevait chacun avec un visage égal et
gracieux sans en éconduire un seul de quelque condition qu’il fût; il écoutait
tout le monde paisiblement et si longtemps que chacun voulait, vous eussiez dit
qu’il n’avait que cela à faire, tant il était patient et attentif, et chacun s’en
retournait si content et satisfait, qu’en vérité l’on était bien aise d’avoir
quelque affaire à lui communiquer, afin de jouir de l’extrême douceur et
suavité qu’il répandait dans le cœur de ceux .qui lui parlaient, et qu’il attirait
par ce moyen à une extrême confiance, surtout quand la communication était des
choses de l’âme, car c’était ses délices de parler de la sainte dévotion, et d’exciter
tout le monde, s’il eût pu, à la pratiquer chacun selon sa vocation et
condition.
La façon et le parler de ce Bienheureux
étaient grandement majestueux et sérieux, mais toutefois le plus humble, le
plus doux et naïf que l’on ait jamais vu; car il était sans art, sans fard et
sans contrainte. L’on ne lui entendait jamais dire aucune parole mal à propos,
qui, tant soit peu que ce fût, pût mécontenter qui que ce soit, ou qui
ressentît la légèreté. Il parlait bas, gravement, posément, doucement et
sagement, et avec une efficace non pareille, sans recherche de belles paroles,
ni aucune affectation, il aimait la naïveté et simplicité. Souvent j’ai
remarqué, et plusieurs autres ont fait le même jugement, qu’il ne disait rien
de trop, ni de trop peu, ains ce qui était nécessaire, mais en termes si bons
qu’il ne s’y pouvait rien 442 ajouter. Il nous a enseigné souvent qu’il fallait
dire beaucoup de choses en se taisant par la modestie, égalité d’esprit et de
maintien; certes, c’est une pratique qui était en lui admirable.
Il était très-véritable en ses paroles, et
disait que c’était un grand secret pour attirer l’esprit de Dieu en nos
entrailles que de ne point mentir. Quand il tomba en cette apoplexie de laquelle
il est mort, accourut en son logis, au bruit de cet accident, une sœur
tourière de notre monastère de Lyon, et pensant le réveiller et lui donner
quelque émotion, lui dit que monseigneur de Chalcédoine son frère était là; il
lui répondit fermement : Hélas! ma sœur,
il ne faut pas dire le mensonge.
La conversation de ce Bienheureux serviteur
de Dieu était hautement louée, et tenue généralement de tous ceux qui l’ont
connu, incomparable en suavité. Un prélat de France disait qu’elle était tout
angélique. Monseigneur l’archevêque de Bourges mon frère, comme aussi feu mon
père, et plusieurs autres personnes de qualité relevée, qui ont été ses
familiers et fait voyage avec lui, ne pouvaient assez hautement louer sa
sainte, utile, et très-agréable conversation; je leur en ai ouï parler avec
admiration.
Jamais il ne raillait ni offensait personne.
Il faisait des fois de petits contes de récréation; mais avec tant de modestie,
que ceux qui entendaient, étaient également récréés et édifiés. Si aux
compagnies où il était, on se mettait sur des plaintes contre le prochain, il
témoignait n’y prendre point de plaisir, les excusant toujours; que s’il ne
pouvait excuser le fait, il excusait l’intention autant qu’il pouvait, et
rejetait les fautes sur la fragilité des personnes. Quand les fautes commises
étaient grandes, on lui voyait lever les yeux au ciel, serrer les épaules et
dire doucement : Misère humaine! misère humaine ! c’est pour nous faire voir
que nous sommes hommes.
Jamais on ne lui a ouï médire de qui que ce
soit, comme je 223 crois, ni contrôler les actions d’autrui. S’il arrivait à
quelqu’un de le faire en sa présence, il prenait la défense de l’absent, et par
ses paroles il témoignait assez combien tels discours lui déplaisaient.
Surtout il ne pouvait souffrir que l’on se
moquât du prochain; il disait que cela était directement contre la charité. Il
advint une fois à une personne de qualité de se moquer devant lui d’une
personne qui était fort laide et de mauvaise grâce; quand la compagnie fut
retirée, il la prit à part : « Comment, lui dit-il, est-ce ainsi que vous
traitez votre prochain? Cette créature que vous trouvez si désagréable, n’est-elle
pas faite à l’image de Dieu? elle lui est peut-être plus agréable mille fois en
sa laideur extérieure, que ne lui ont jamais été toutes les beautés du monde.
Il faut apprendre à aimer Dieu en toute créature. »
Ce Bienheureux Prélat était un des hommes du
monde les plus accomplis en la civilité. Je sais que quelques seigneurs de la
cour ont admiré cette particulière vertu en lui; il avait une gravité sainte,
une majesté en toutes ses actions si humble et dévote qu’il répandait l’estime,
la révérence et l’amour dans les cœurs de ceux qui conversaient avec lui; sa
parole était de même qui pénétraient les cœurs doucement, et enfin tous ceux
qui l’abordaient en demeuraient pleinement édifiés et satisfaits. Quand il
allait par les rues chacun se tenait heureux de le rencontrer et d’avoir sa
bénédiction. Les petits enfants mêmes l’allaient environner, lesquels il
touchait et caressait avec une débonnaireté non pareille. Et tout ceci est
vrai, notoire et public. 224
Ad quinquagesimum primum articulum respondit
Je dis que c’est une vérité assurée et
publique, que notre Bienheureux a été tenu pour saint durant sa vie, et
plusieurs parlant de lui le nommaient saint; les docteurs, les religieux, les
curés et une infinité d’autres personnes le qualifiaient ainsi; d’autres l’appelaient
: homme divin, homme Apostolique et Bienheureux. Universellement il a toujours
été tenu en estime d’un grand Prélat, irrépréhensible en ses mœurs et actions,
grand homme de Dieu, qui avait plus que de l’humain; et que l’esprit de Dieu
habitait en lui, qu’il n’avait son semblable. Et, bref, je ne saurais ici
rapporter ce que chacun en disait.
Pour moi, dès le commencement que j’eus l’honneur
de le connaître, qui fut en l’année 1604 qu’il prêchait le carême à Dijon, je l’admirais
comme un oracle, je l’appelais SAINT du fond de mon cœur et le tenais pour tel.
Il vit un jour dans une de mes lettres que je le qualifiais de SAINT, il me
manda que je ne le fisse plus, que la sainte Église ne m’avait point donné de
pouvoir de canoniser les Saints. Je l’avais en telle vénération que 228 quand
je recevais de ses lettres, je les ouvrais et les lisais à genoux, et les
baisais par révérence et dévotion, et recevais ce qu’il me disait, comme
provenant de l’esprit de Dieu.
Monseigneur l’archevêque de Bourges mon
frère, et feu monsieur le président Frémyot mon père, l’avaient en telle
vénération et estime, que nonobstant la répugnance qu’ils avaient de me voir
quitter leur maison, mes enfants et ma pairie, lorsque je leur proposai ma
retraite, en leur disant que je ne ferais rien que par leur avis et celui de ce
grand Serviteur de Dieu, monseigneur de Genève, ils me répondirent : Faites ce qu’il vous dira, car il a l’esprit
de Dieu.
[…]
Le même jour, 3 aoùt, à trois heures après-midi.
Continuant de déposer sur le précédent
article, je dis que, entendant le bruit de ce qui se passait de ces possédés,
je m’enquis de ce Bienheureux ce que c’était; il nie répondit avec une grande
humilité et modestie : « Ce sont de bonnes gens qui sont mélancoliques, je les
confesse, je les communie et console le mieux que je puis. Je leur dis qu’ils
sont guéris; ils 232 me croient et se retirent en paix. J’ai ouï dire que
plusieurs centaines de personnes ainsi malades ont été guéries par son
entremise. La plupart des personnes de ce pays ou des lieux où elles étaient,
dès qu’elles avaient quelque affliction extérieure ou intérieure, allaient à
lui.
Plusieurs malades impotents, mélancoliques
allaient à lui pour être soulagés, pour lesquels il priait Dieu à la sainte
messe, les uns s’en allaient guéris, et les autres tout soulagés et consolés.
Ainsi l’ai-je ouï dire à des personnes dignes de foi.
Aux mariages auxquels il se trouvait quelque
empêchement ou enchantement, on recourait à lui, et tant par les confessions et
communions qu’il faisait faire, que par les prières qu’ils faisait, les
personnes affligées se trouvaient délivrées ou soulagées.
Les hérétiques mêmes l’avaient en très grande
estime; ceux de Genève le tenaient pour un homme craignant Dieu; ils le
regrettèrent fort après son décès, comme ils le dirent à Chambéry, et que s’ils
eussent su n’avoir jamais à faire qu’avec un semblable évêque, ils n’eussent
pas fait difficulté de le recevoir, et que l’on voyait bien qu’il ne cherchait
pas de vivre en terre, ajoutant qu’il avait été autant ou plus regretté dans
Genève que dans Chambéry. Un avocat hérétique, après son décès, envoya une
épitaphe pleine de ses louanges. L’un des ministres de Genève, ayant su son trépas,
le loua grandement et dit qu’il n’avait qu’une seule tare; qu’il était trop
affectionné à l’Église romaine. Un autre hérétique dit qu’il l’eût voulu
racheter de son sang.
[…]
Ad quinquagesinzum secundum articulum
respondit :
Je dis que ce très-humble et saint Serviteur
de Dieu ayant célébré la très sainte messe, le jour de saint Jean l’évangéliste
en notre église de la Visitation, à Lyon, en laquelle il fut long
extraordinairement, nonobstant qu’il ait tard et fort incommodé, il ne laissa
de s’en aller au logis de monsieur le duc de Nemours pour une œuvre de charité,
dont il retourna. Et après diner, il se mit à écrire une lettre de dévotion à
une dame abbesse, étant déjà si pressé de son mal que les yeux lui
éblouissaient, et tomba tout à coup dans une apoplexie et paralysie, dont il
mourut le lendemain, jour des Innocents, fort doucement et paisiblement, comme
l’on disait l’Agnus Dei des litanies.
Il reçut les saintes huiles avec une grande dévotion, et fit tout ce ce qu’un
vrai chrétien doit faire en ce passage.
Ses serviteurs qui étaient dans une
incroyable affliction, le voyant réduit à l’extrémité, le prièrent de leur dire
quelque chose; il leur répondit : « Demeurez en paix, et vivez en la crainte de
Dieu. »
Pendant son mal, il montra bien la grande
habitude qu’il avait à la pratique des vertus et à converser avec Dieu ; car
bien que le mal l’assoupissait fort, si est-ce que toutes les fois qu’on le
réveillait, lui disant quelques paroles saintes de l’Écriture, il les
poursuivait lui-même, et répondait très à propos de son âme et de toutes les
choses qu’on lui disait. Il témoignait en ce peu de paroles qu’il dit,
lesquelles étaient excellentes, une profonde humilité et contrition.
On lui demanda s’il ne lui plaisait pas bien
qu’on exposât dans notre église de la Visitation le très-Saint Sacrement 235
pour faire des prières pour lui, il répondit : « Je ne le mérite pas. »
Il avait une parfaite résignation au bon
plaisir de Dieu et indifférence à la mort et à la vie ; on le pria de demander
sa guérison à Notre-Seigneur, à l’exemple de saint Martin. « Ah ! non,
dit-il, je ne le ferai pas ; car je sais que je suis tout à fait inutile. »
II témoigna une parfaite et filiale
confiance en la divine miséricorde, lorsqu’on lui demanda s’il n’avait point
de tentation ou doute de la foi, il répondit fermement : «Ce serait une grande
trahison à moi. » On répliqua que plusieurs saints n’en avaient pas été exempts
; alors il répéta de suite huit ou dix fois, mais en latin : «Celui qui a
commencé en moi son œuvre la parachèvera. » Le révérend père provincial
des feuillants qui était auprès de lui m’a rapporté cela.
Il témoigna aussi un amour tendre envers
Notre-Seigneur et les biens éternels, ainsi que monseigneur l’archevêque d’Embrun
le rapporta à celle qui était lors supérieure de notre monastère de Grenoble ;
il lui assura qu’étant auprès de ce Bienheureux mourant, tout à coup il s’éveilla
et tournant son visage et ses yeux du côté du ciel, dit : « A moi, Mon Dieu!
tout mon désir est aux choses éternelles et à mon Sauveur Jésus-Christ; », mais
il le dit en latin, puis se rendormit.
Il pratiqua en cette maladie une douceur,
obéissance et patience non pareilles, sans jamais se plaindre ni dire aucune
parole de chagrin, se soumettant à tout ce que l’on voulait; il prit une
médecine avec la cuillère, nonobstant l’extrême difficulté qu’il avait à l’avaler
; quand on lui demanda s’il voulait qu’on lui appliquât le bouton de feu, il
répondit : Que le médecin fasse au malade ce qu’il lui. plaira. » On lui donna
deux fois le bouton de feu, l’un sur la nuque du cou, l’autre sur la tète, et
si avant qu’on assure qu’il lui avait gâté le crâne; il ne dit jamais un mot,
sinon la première fois qu’il dit doucement Jésus,
Maria. 236
On lui mit un emplâtre de cantharides sur la
tâte, et en le levant, on assura qu’il lui emporta la première peau de la tête.
On lui écorcha le corps à force de le frotter. Enfin on lui fit souffrir en
cette extrémité de sa vie des tourments plus grands que l’on ne pourrait s’imaginer;
et ce qui est admirable, c’est la patience et la douceur avec laquelle il
endura le tout, sans que l’on lui vit faire ni dire chose quelconque Contraire
à la parfaite tranquillité et paix intérieure et extérieure qu’il conserva
inviolablement jusqu’au dernier soupir de sa vie.
Et toutes ces choses m’ont été dites par des
personnes de qualité, religieux et ecclésiastiques très-dignes de foi, qui l’assistèrent
en cette maladie, comme aussi ses domestiques.
Je sais que souvent ce très-heureux
Serviteur de Dieu avait désiré de mourir martyr pour l’amour de son Dieu; et
dit une fois, que si Dieu le favorisait de cette grâce il ne voudrait point
être des martyrs à qui il ôtait le sentiment des travaux, qu’il les voudrait
ressentir, et Dieu l’a exaucé; car, tant en sa mort que durant la dernière
année de sa vie, il fut accablé de douleurs très-piquantes et de travaux
continuels pour le service du prochain. Et tout ceci est vrai, notoire et
public.
[…]
En foi de cette vérité la susdite Déposante
a signé au bas du procès-verbal, en présence desdits seigneurs juges qui ont
aussi signé de leur propre main; et moi Philippe Ducrest, notaire apostolique,
j’ai signé aussi, et pour plus ample témoignage j’ai apposé mon sceau ordinaire.
Et moi, Sœur Jeanne-Françoise FRÉMYOT, ai
déposé ainsi que dessus, et pour signe de vérité me suis soussignée.
[…]
FIN DE LA COPIE AUTHENTIQUE
CONSERVÉE AU PREMIER MONASTÈRE DE LA
VISITATION D’ANNECY.
GÉNÉRAL DE L’ORDRE DES FEUILLANTS
SUR LES VERTUS DE SAINT FRANÇOIS DE SALES[33]
Hélas ! mon Révérend Père, que vous me
commandez une chose qui est bien au-dessus de ma capacité! non, certes, que
Dieu ne m’ait donné une plus grande connaissance de l’intérieur de mon
Bienheureux Père que mon indignité ne méritait, et surtout depuis son décès,
Dieu m’en a favorisée : car l’objet m’étant présent, l’admiration et le
contentement que je recevais m’offusquaient un peu (au moins il me semble);
mais je confesse tout simplement à votre cœur paternel que je n’ai point de
suffisance pour m’en exprimer.
Néanmoins, pour obéir à Votre Révérence, et
pour l’amour et respect que je dois à l’autorité par laquelle vous me commandez,
je vais écrire simplement en la présence de Dieu ce qui me viendra en vue. 248
Premièrement, mon très cher Père, je vous
dirai que j’ai reconnu en mon Bienheureux Père et seigneur un don de très
parfaite foi, laquelle était accompagnée de grande clarté, de certitude, de
goût et de suavité extrême. Il m’en a fait des discours admirables, et me dit
une fois que Dieu l’avait gratifié de beaucoup de lumières et connaissances
pour l’intelligence des mystères de notre sainte foi, et qu’il pensait bien posséder
le sens et l’intention de l’Église en ce qu’elle enseigne à ses enfants; niais
de ceci sa vie et ses œuvres rendent témoignage.
Dieu avait répandu au centre de cette très sainte
âme, ou, comme il dit, en la cime de son esprit, une lumière, mais si claire,
qu’il voyait d’une simple vue les vérités de la foi et leur excellence : ce qui
lui causait de grandes ardeurs, des extases et des ravissements de volonté et
il se soumettait à ces vérités qui lui étaient montrées par un simple
acquiescement et sentiment de sa volonté. Il appelait le lieu où se faisaient
ces clartés, le sanctuaire de Dieu, où rien n’entre que la seule âme avec son
Dieu. C’était le lieu de ses retraites, et son plus ordinaire séjour : car,
nonobstant ses continuelles occupations extérieures, il tenait son esprit en
cette solitude intérieure tant qu’il pouvait.
J’ai toujours vu ce Bienheureux aspirer et
ne respirer que le seul désir de vivre selon les vérités de la foi et des
maximes de l’Évangile ; cela se verra ès mémoires[34].
Il disait que la vraie manière de servir
Dieu était de le suivre, et marcher après lui sur la fine pointe de l’âme, sans
aucun appui de consolation, de sentiments ou de lumière que celle de la foi nue
et simple, c’est pourquoi il aimait les délaissements, les abandonnements et
désolations intérieures. II me dit une fois qu’il ne prenait point garde s’il
était en consolation ou déso‑249lation, et que quand Notre-Seigneur lui
donnait de bons sentiments, il les recevait en simplicité : s’il ne lui en
donnait point, il n’y pensait pas ; mais c’est la vérité, que pour l’ordinaire
il avait de grandes suavités intérieures, et l’on voyait cela en son visage
pour peu qu’il se retirât en lui-même, ce qu’il faisait fréquemment.
Aussi tirait-il de bonnes pensées de toutes
choses, convertissant tout au profit de l’âme; mais surtout il recevait ces
grandes lumières en se préparant pour ses sermons, ce qu’il faisait
ordinairement en se promenant; et m’a dit qu’il tirait l’oraison de l’étude, et
en sortait fort éclairé et affectionné.
Il y a plusieurs années qu’il me dit qu’il n’avait
pas des goûts sensibles en l’oraison et que Dieu opérait en lui par des clartés
et sentiments insensibles qu’il répandait en la partie intellectuelle de son
âme; que la partie inférieure n’y avait aucune part. À l’ordinaire c’étaient
des vues et sentiments de l’unité, très-simples, et des émanations divines
auxquelles il ne s’enfonçait pas, mais les recevait simplement avec une très
profonde révérence et humilité ; car sa méthode était de se tenir très-humble,
très-petit, et très-abaissé devant son Dieu, avec une singulière révérence et
confiance, comme un enfant d’amour.
Souvent il m’a écrit que, quand je le
verrais, je le fisse ressouvenir de me dire ce que Dieu lui avait donné en la
sainte oraison; et comme je le lui demandais, il me répondit : « Ce sont des
choses si minces, si simples et délicates, que l’on ne les peut dire quand
elles sont passées; les effets en demeurent seulement dans l’âme. »
Plusieurs années avant son décès, il ne
prenait quasi plus de temps pour faire l’oraison, car les affaires l’accablaient;
et, un jour, je lui demandais s’il l’avait faite. « Non, me dit-il, mais 250 je
fais bien ce qui la vaut. » C’est qu’il se tenait toujours en cette union avec
Dieu; et disait qu’en cette vie il faut faire l’oraison d’œuvre et d’action.
Mais c’est la vérité, que sa vie était une continuelle oraison.
Par ce qui est dit, il est aisé à croire que
ce Bienheureux ne se contentait pas seulement de jouir de la délicieuse union
de son âme avec son Dieu en l’oraison. Non, certes ; car il aimait également la
volonté de Dieu en tout, mais cela assurément. Et je crois qu’en ses dernières
années il était parvenu à telle pureté, que même il ne voulait, il n’aimait, il
ne voyait plus que Dieu en toutes choses : aussi le voyait-on absorbé en Dieu,
et disait qu’il n’y avait plus rien au monde qui lui pût donner du contentement
que Diéu, et ainsi il vivait, non plus lui, certes, mais Jésus-Christ vivait en
lui. Cet amour -général de la volonté de Dieu était d’autant plus excellent et
pur, que cette âme n’était pas sujette à changer ni à se tromper, à cause de la
très-claire lumière que Dieu y avait répandue, par laquelle il voyait naître
les mouvements de l’amour-propre, qu’il retranchait fidèlement, afin de s’unir
toujours plus purement à Dieu. Aussi m’a-t-il dit que quelquefois, au fort de
ses plus grandes afflictions, il sentait une douceur cent fois plus douce qu’à
l’ordinaire ; car, par le moyen de cette union intime, les choses plus amères
lui étaient rendues savoureuses.
Mais si Votre Révérence veut voir clairement
l’état de cette très sainte âme sur ce sujet, qu’elle lise, s’il lui plaît, les
trois ou quatre derniers chapitres du neuvième livre de l’Amour divin. Il
animait toutes ses actions du seul motif du divin bon plaisir. Et véritablement
(comme il est dit en ce livre sacré), il ne demandait ni au ciel, ni en la
terre, que de voir la volonté de Dieu accomplie. Combien de fois a-t-il
prononcé d’un sentiment tout extatique ces paroles de David : « O Seigneur, qu’y-a-t-il au ciel pour moi, et
que veux-je en terre, sinon vous? Vous êtes ma part et mon héritage
éternellement. » Aussi, ce qui n’était pas Dieu ne lui était rien, et
c’était sa maxime.
De cette union si parfaite procédaient ses
éminentes vertus que chacun a pu remarquer, cette générale et universelle
indifférence que l’on voyait ordinairement en lui. Et, certes, je ne lis point
les chapitres qui en traitent au neuvième" livre de l’Amour divin, que je
ne voie clairement qu’il pratiquait ce qu’il enseignait, selon les occasions.
Ce document si peu connu, et toutefois si
excellent, NE DEMANDEZ RIEN, NE DÉSIREZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN, lequel il a
pratiqué si fidèlement jusqu’à l’extrémité de sa vie, ne pouvait
partir que d’une âme entièrement indifférente, et morte à soi-même. Son égalité
d’esprit était incomparable : car qui l’a jamais vu changer de posture en nulle
sorte d’action, quoique je lui aie vu recevoir de rudes attaques ; mais cela se
prouve par les mémoires.
Ce n’était pas qu’il n’eût de vifs
ressentissements, surtout quand Dieu en était offensé, et le prochain opprimé ;
on le voyait en ces occasions se taire et se retirer en lui-même avec Dieu, et
demeurait là en silence, ne laissant toutefois de travailler, et promptement,
pour remédier au mal arrivé, car il était le refuge, le secours et l’appui de
tous.
La paix de son cœur n’était-elle pas divine
et tout à fait imperturbable? Aussi était-elle établie en la parfaite
mortification de ses passions, et en la totale soumission de son âme à Dieu.
« Qu’est-ce, me dit-il à Lyon, qui saurait ébranler notre paix? Certes,
quand tout se bouleverserait sens dessus dessous, je ne m’en troublerais pas :
car que vaut tout le monde ensemble, en comparaison de la paix du cœur? »
Cette fermeté procédait, ce me semble, de
son attentive et 252 vive foi, car il regardait partir tous les événements,
grands et petits, de l’ordre de cette divine Providence, en laquelle il se
reposait avec plus de tranquillité que jamais ne fit enfant unique dans le sein
de sa mère. Il nous disait aussi que Notre-Seigneur lui avait enseigné cette
leçon dès sa jeunesse, et que s’il fût venu à renaître, il eût plus méprisé la
prudence humaine que jamais, et se fût, tout à fait laissé gouverner à la
divine Providence. Il avait des lumières très-grandes sur ce sujet, et y
portait fort les âmes qu’il conseillait et gouvernait.
Pour les affaires qu’il entreprenait, et que
Dieu lui avait commises, il les a toujours toutes ménagées, et conduites à l’abri
de ce souverain gouvernement ; et jamais il n’était plus assuré d’une affaire,
ni plus content parmi les hasards, que lorsqu’il n’avait point d’autre appui'.
Quand, selon la prudence humaine, il prévoyait de l’impossibilité pour l’exécution
du dessein que Dieu lui avait commis, il était si ferme en sa confiance, que
rien ne l’ébranlait ; et là-dessus il vivait sans souci. Je le remarquai quand
il eut résolu d’établir notre Congrégation; il disait : « Je ne vois point de
jour pour cela, mais je m’assure que Dieu le fera. » Ce qui arriva en beaucoup
moins de temps qu’il ne pensait.
À ce propos, il me vient en l’esprit qu’une
fois (il y a longues années), il fut attaqué d’une vive passion qui le travaillait
fort; il m’écrivit : « Je suis fort pressé, et me semble que je n’ai nulle
force pour résister, et que je succomberais si l’occasion m’était présente ;
mais plus je me sens faible, plus ma confiance est en Dieu, et m’assure qu’en
présence des objets je serais revêtu de force et de la vertu, de Dieu, et que
je dévorerais mes ennemis comme des agnelets. »
Notre Saint n’était pas exempt des
sentiments et émotions des 253 passions, et ne voulait pas que l’on désirât d’en
être affranchi; il n’en faisait point d’état que pour les gourmander, à quoi,
disait-il, il se plaisait. Il disait aussi qu’elles nous servaient à pratiquer
les vertus les plus excellentes, et à les établir plus solidement en.l’âme.
Mais il est vrai qu’il avait une si absolue autorité sur ses passions, qu’elles
lui obéissaient comme des esclaves ; et sur la fin il n’en paraissait quasi
plus.
Mon très cher Père, c’était l’âme la plus
hardie, la plus généreuse et puissante à supporter les charges et travaux, et
à poursuivre les entreprises que Dieu lui inspirait, que l’on ait su voir.
Jamais il n’en démordait, et il disait que quand Notre-Seigneur nous commet une
affaire, il ne la fallait point abandonner, mais avoir le courage de vaincre
toutes les difficultés. Certes, mon très cher Père, c’était une grande force d’esprit
que de persévérer au bien comme notre Saint a fait. Qui l’a jamais vu s’oublier,
ni perdre un seul brin de la modestie ? Qui a vu sa patience ébranlée, ni son
âme altérée contre qui ce soit? aussi avait-il un cœur tout à fait innocent.
Jamais il ne fit aucun acte de malice ou amertume de cœur : non, certes, jamais
a-t-on vu un cœur si doux, si humble, si débonnaire, gracieux et affable, qu’était
le sien ?
Et avec cela, quelle était l’excellence et
solidité de la prudence et sagesse naturelle et surnaturelle, que Dieu avait
répandue dans son esprit, qui était le plus clair, le plus net et universel qu’on
ait jamais vu. Notre-Seigneur n’avait rien oublié pour la perfection de cet
ouvrage, que sa main puissante et miséricordieuse s’était elle-même formé.
Enfin, la divine Bonté avait mis dans cette
sainte âme une charité parfaite ; et comme il dit que la charité entrant dans
une âme, y loge avec elle tout le train des vertus[35]
certes, elle les avait placées et rangées dans son cœur avec un ordre admi‑254rable;
chacune y tenait le rang et l’autorité qui lui appartenait : l’one n’entreprenait
rien sans l’autre, car il voyait clairement ce qui convenait à chacune, et les
degrés de leurs perfections; et toutes produisaient leurs actions selon les
occasions qui se présentaient, et à mesure que la charité l’excitait à cela
doucement et sans éclat : car jamais il ne faisait des mystères[36]
ni rien qui donnât de l’admiration à ceux qui ne regardent que l’écorce et l’extérieur.
Point de singularité, point d’action, de ces vertus éclatantes qui donnent dans
les yeux de ceux qui les regardent, et font admirer le vulgaire. Il se tenait
dans le train commun, mais d’une manière si divine et céleste, qu’il me semble
que rien n’était si admirable en sa vie que cela.
Quand il priait, quand il était à l’Office,
ou qu’il disait la très sainte messe, à laquelle il paraissait un ange pour la
grande splendeur qui était en son visage, vous ne lui voyiez faire aucune
simagrée, ni même quasi lever ou fermer les yeux ; mais il les tenait
modestement abaissés, sans faire des mouvements, que ceux qui étaient
nécessaires. Et cependant, on lui voyait un visage pacifique, doux et grave, et
l’on pouvait juger qu’il était dans une profonde tranquillité.
Quiconque le voyait et l’observait en cette
action, était infailliblement touché, surtout quand il consacrait[37],
car il prenait encore une nouvelle splendeur ; on l’a remarqué mille fois ;
aussi, avait-il un amour tout spécial au très-saint Sacrement c’était sa vraie
vie et sa seule force. O Dieu! quelle ardente et savoureuse dévotion avait-il,
quand il le portait aux processions ! vous l’eussiez vu comme un chérubin tout
lumineux. Il avait des ardeurs autour de ce divin Sacrement, inexplicables ;
mais il en a été parlé ailleurs, et de sa dévotion incomparable à Notre-Dame ;
c’est pourquoi je n’en parlerai pas. 255
O Jésus! que l’ordre que Dieu avait mis en
cette bienheureuse âme était admirable! tout était si rangé, si calme, et la
lumière de Dieu si claire, qu’il voyait jusqu’aux moindres atomes de ses
mouvements. Il avait une vue si pénétrante pour ce qui regardait la perfection
de l’esprit, qu’il la discernait entre les choses les plus délicates et épurées
; et jamais cette pure âme ne souffrait volontairement ce qu’elle voyait de
moins parfait, car son amour plein de zèle ne le lui eût pas permis. Ce n’est
pas qu’il ne commit quelque imperfection, mais c’était par pure surprise et
infirmité. Mais qu’il en eût laissé attacher une seule à son cœur, pour petite
qu’elle fut, je ne l’ai pas connu ; au contraire, cette âme était plus pure que
le soleil, et plus blanche que la neige, en ses actions, en ses résolutions, en
ses desseins et affections. Enfin, ce n’était que pureté, qu’humilité,
simplicité et unité d’esprit avec son Dieu.
Aussi, était-ce chose ravissante de l’ouïr
parler de Dieu et de la perfection. Il avait des termes si précis et
intelligibles, qu’il faisait comprendre avec grande facilité les choses les
plus délicates et relevées de la vie sipirituelle. Il n’avait pas cette lumière
si pénétrante pour lui seul ; chacun a vu et connu que Dieu lui avait communiqué
un don spécial pour la conduite des âmes, et qu’il les gouvernait avec une
dextérité toute céleste. Il pénétrait le fond des cœurs, et voyait clairement
leur état, et par quel mouvement ils agissaient : et tout le monde sait sa
charité incomparable pour les âmes, et que ses délices étaient de travailler
autour d’elles. Il était infatigable en cela, et ne cessait jamais qu’il ne
leur eût donné la paix, et mis leurs consciences en état de salut. Quand aux
pécheurs qui se voulaient convertir, et qu’il voyait faibles, qu’est-ce qu’il
ne faisait pas autour d’eux ? Il se faisait pécheur avec eux : il pleurait avec
eux leurs péchés, et mêlait tellement son cœur avec celui des pénitents, que
jamais aucun ne lui a rien su celer.
Or, selon mon jugement, il me semble que le
zèle du salut 256 des âmes était la vertu dominante en notre Bienheureux Père ;
car, en certaine façon, vous eussiez quelquefois dit qu’il laissait le service
qui regarde immédiatement Dieu, pour préférer celui du prochain. Bon Dieu!
quelle tendresse ! quelle douceur ! quel support! quel travail ! enfin il s’y
est consumé.
Mais encore faut-il dire ceci, qui est
remarquable :
Notre-Seigneur avait ordonné la charité en
cette sainte âme ; car, autant d’âmes qu’il aimait particulièrement (qui étaient
en nombre infini), autant de divers degrés d’amour il avait pour elles ; il les
aimait toutes parfaitement et purement, selon leur rang, mais pas une
également. Il remarquait en chacune ce qu’il pouvait connaître de plus
estimable, pour leur donner le rang en sa dilection, selon son devoir et selon
la mesure de la grâce en elles. Il portait un respect non pareil à ses
prochains, parce qu’il regardait Dieu en eux, et eux en Dieu. Quant à sa
dignité, quel honneur et respect lui portait-il! Certes, son humilité n’empêchait
point l’exercice de la gravité, majesté et révérence due à sa qualité d’évêque.
Mon Dieu! oserais-je dire ! Je le dis, s’il
se peut ; il me semble naïvement que mon Bienheureux Père était une image
vivante en laquelle le Fils de Dieu Notre-Seigneur était peint ; car,
véritablement l’ordre et l’économie de cette sainte âme étaient tout à fait
surnaturels et divins. Je ne suis pas seule en cette pensée quantité de gens m’ont
dit que quand ils voyaient ce Bienheureux, il leur semblait voir Notre-Seigneur
en terre.
Je suis, mon Révérend Père,
Votre très-humble, très-obéissante indigne
fille et servante en Notre-Seigneur,
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT/ De la
Visitation Sainte-Marie.
DIEU SOIT BÉNI
OU RECUEIL DES PLUS BEAUX ENSEIGNEMENTS DE
LA SAINTE SUR LA MANIÈRE DE CONVERSER AVEC DIEU[38]
Le premier avis pour l’oraison, mes chères
filles, c’est que l’âme qui veut la faire, doit, si elle n’est extraordinairement
attirée et élevée à Dieu, se bien préparer selon le dire du Sage : Avant l’oraison prépare ton âme, pense où tu
vas, à qui tu dois parler.
Tant d’oraisons mal faites ne proviennent
que du défaut de préparation ; cette préparation est double : l’une éloignée et
l’autre voisine. L’éloignée n’est autre que la paix de la conscience la garde
de ses sens, une vue ordinaire de Dieu, une conversation familière avec sa
divine Majesté en son intérieur, sur tout avoir l’âme affranchie de toutes
affections et passions déréglées ; enfin, il faut se dépouiller de tout ce qui
peut troubler l’esprit et la conscience, et nous empêcher de nous tenir dans
le recueillement et la liberté intérieure.
La mortification et l’oraison sont les deux
ailes de la colombe pour s’envoler dans quelques saintes retraites, afin de
trouver son repos avec Dieu, loin du commerce des hommes; et comme les oiseaux
ne sauraient se guinder en haut avec une aile seule, 260 aussi ne doit-on pas
se persuader qu’avec la seule mortification, sans oraison, une âme puisse
prendre le vol pour s’élever à Dieu. La mortification sans oraison est une
peine inutile, l’oraison sans la mortification est une viande sans sel qui se
corrompt aisément; c’est donc une nécessité de donner à nos âmes ces deux ailes
pour prendre le vol jusqu’à la cour céleste, où l’on doit trouver le
rassasiement du cœur dans la conversation avec Dieu.
Il faut, mes filles, se dénuer entièrement
de tout, renoncer courageusement à toutes les créatures, s’adonnant à la
mortification de ses passions pour s’en rendre maître, foulant aux pieds leur
rébellion; il faut contraindre la propre volonté à subir le joug, le propre
jugement à être souple, voulant, en tout ce qui regarde l’intérieur, dépendre
de Dieu.
La grande méthode de l’oraison, c’est qu’il
n’y en a point, quand le Saint-Esprit s’est rendu maître de la personne qui
médite, car il en fait ce qu’il lui plaît, sans qu’il y ait pour lors ni règles
ni méthodes. Il faut que l’âme soit entre les mains de Dieu, comme l’argile
entre les mains du potier pour en composer toutes sortes de vases, ou ainsi qu’une
cire molle pour recevoir l’impression du cachet, ou comme une table blanche sur
laquelle le Saint-Esprit écrit ses divines volontés. Si allant à l’oraison l’on
pouvait se rendre une pure capacité pour recevoir l’esprit de Dieu, cela
suffirait pour toute méthode ; l’oraison se doit faire par grâce, et non par
artifice. Entrez en l’oraison par la foi, demeurez-y par l’espérance, et n’en
sortez que par la charité qui ne demande que d’agir et de souffrir.
La première disposition à l’oraison, c’est
la pureté d’intention par laquelle nous rapportons tout à la seule gloire de
Dieu; la seconde, une résignation parfaite, nous rendant indifférentes à tout
ce qui nous peut arriver; la troisième, un vrai renoncement à nos vues propres,
ne nous appliquant qu’à ce que Dieu nous applique. 261
Allant à l’oraison, il faut rappeler toutes
les puissances de son âme en l’intérieur, et se dire à soi-même : Mon âme, tu
vas paraître devant Dieu et traiter avec lui; faisons trêve à toute autre
chose.
Croyez-moi, mes chères filles, apportez à l’oraison
la plus grande tranquillité de cœur que vous pourrez ; renfermez-vous dans ce
petit ciel intérieur sans vous laisser distraire par les objets des sens, et
croyez assurément que vous ne manquerez point de boire de l’eau de la citerne.
Pour se mettre en la présence de Dieu, vous
vous le représenterez remplissant tout l’univers, et le regarderez en tous
lieux, comme l’air que nous savons être partout. Quelquefois, on peut regarder
Dieu autour de nous, nous environnant de toutes parts, et nous, étant dans lui,
ainsi que le poisson dans la mer, et les oiseaux environnés de l’air. Ou bien
il faut nous retirer en nous-même dans le cabinet de notre intérieur, et là, d’un
œil ferme et tranquille, regarder comme l’essence divine est dans toute notre
âme et remplit tout notre intérieur, voir comme le Père s’y contemple, et comme
le Père et le Fils produisent le Saint-Esprit. On peut aussi regarder
Jésus-Christ au Saint-Sacrement de l’autel; et, pour l’y honorer, il suffit de
savoir ce que la foi nous apprend, que c’est Dieu humanisé, et que cette même
humanité est assise à la droite du Père Éternel. Enfin, il faut nous humilier
et nous confesser indigne de parler à Dieu, disant avec Abraham : Je parlerai à mon Seigneur, moi qui ne suis que
poudre et cendre.
L’heure étant venue de faire l’oraison,
notre esprit qui attendait cette heureux moment avec une sainte impatience, se
doit incontinent lever à ce signal pour recevoir l’honneur qu’on lui veut
faire, puis invoquer le Saint-Esprit, la Sainte Vierge, son bon Ange, et
prendre quelques Saints pour avocats de l’oraison, et pour demeurer avec nous
devant Dieu.
La disposition la élus convenable à l’oraison, c’est d’y aller 262 avec un cœur dépouillé, et que l’âme, selon toutes ses puissances et ressorts intérieurs, comparaisse à nu devant Dieu, et se soumette à ses desseins, le faisant même parfois par un acte formel et un dessein renouvelé.
L’oraison pour être bonne doit être faite
avec attention et révérence; et, à vrai dire, serait-il raisonnable que Dieu,
devant qui les séraphins s’abîment de respect, exauçât une personne qui lui
parle avec irrévérence ?
Il faut s’occuper selon son attrait, ou par
la considération ou par la simple vue de Dieu, selon qu’il nous conduira.
Il faut conclure la méditation par trois
actions qu’il ne faut jamais manquer de faire : la première, c’est l’action de
grâce; la seconde, l’offrande; la troisième, la supplication, par laquelle
nous demandons l’assistance de Dieu pour exécuter les bonnes résolutions que nous
avons faites. Il faut cueillir un petit bouquet de dévotion des principales
affections que nous avons eues, pour l’odorer le long de la journée.
L’essence de l’oraison mentale, disait notre
B. Père, consiste proprement à parler à nous-mêmes et avec Dieu, le louant et
bénissant à cause de ce qu’il est, lui parlant comme un enfant à son père, un
disciple à son maître, un vassal à son roi, un pauvre à un riche, un criminel à
son juge, une épouse à son époux; enfin, comme à notre fidèle ami, comme une
ignorante qui demeure dans un humble silence, ne sachant parler, mendiant à la
porte de la cour céleste les trésors divins.
Si en l’oraison l’âme sent quelques touches
de Dieu, par lesquelles il montre qu’il se veut communiquer à elle, il faut
alors cesser toute opération et s’arrêter tout court, pour donner lieu à sa
venue, et ne la point empêcher par des actions faites à contre-temps, mais se
disposer avec le silence intérieur et un profond respect à les recevoir;
parfois, sentant ses approches, l’âme pourra dire : Parlez, Seigneur, votre
servante vous écoute! puis, élargir son cœur avec tranquillité, et acquiescer
263 à l’infusion de la grâce, qu’il faudra faire valoir, d’après le mouvement
reçu à l’oraison.
Il faut se tenir ferme en l’oraison et ne
jamais la quitter; car, en ce jeu, qui la quitte, la perd; si l’on fait
semblant de ne vous pas écouter, criez encore plus haut; si l’on vous chasse
par une porte, entrez par l’autre ; si l’on vous dit, comme à la Cananéenne,
que vous ne méritez pas la grâce que vous demandez, avouez qu’aussi ne
prétendez-vous pas aux grâces exquises, mais seulement de manger les miettes
qui tombent de la table divine.
Comme Dieu est infiniment élevé, il faut que
l’âme s’élève aussi infiniment pour arriver à Lui. L’Époux céleste parlant de
son Épouse, lorsqu’elle s’emploie à l’oraison, la compare à un rayon de filmée
qui monte vers le ciel sans trouver rien qui l’arrête.
Comprenons, mes chères filles, quel honneur
ce nous est d’être à l’oraison, tout autant de temps et aussi secrètement que
nous voudrons. Quiconque obtient de son prince une heure d’audience s’estime
bienheureux; et notre Dieu, devant qui les rois de la terre sont moins qu’une
étincelle en la présence du soleil et qu’un vermisseau devant les plus hauts
séraphins, ce grand Dieu, néanmoins, se montre disposé à nous écouter, à
quelque heure du jour et de la nuit qu’il nous plaise de choisir pour lui
parler.
II n’y a que le cœur qui soit absolument
nécessaire à l’oraison, et comme sans cette partie tout le reste n’est qu’une
vaine apparence, aussi avec elle seule nous ne manquons jamais de rien. Il ne
faut pas s’étonner si ceux qui s’emploient à l’oraison font si peu d’état de la
terre, parce qu’étant toujours avec Dieu ils se trouvent dans une si grande
élévation, et regardent de si loin les choses temporelles, qu’ils les perdent
quasi de vue.
Saint Jean Climacus appelle l’oraison, le
salut du monde, l’office des Anges, la source des grâces, et la plus illustre
possession que les hommes puissent avoir en ce monde, comme 264 voulant dire,
que demeurant en la possession d’un si grand bien, ils se mettent peu en peine
de tous les autres.
Il n’importe quelles choses Dieu opère en l’âme,
parce qu’elle ne doit pas être attachée à ce que Dieu opère en elle; mais à
Dieu opérant en elle.
L’âme qui a appris de Notre-Seigneur à
entrer au dedans de soi-même, à soupirer pour sa présence dans l’intime
retraite de son cœur, je ne sais si elle ne choisirait pas pour un temps d’endurer
les peines de l’enfer, plutôt que de retourner aux délices, ou pour mieux dire
aux ennuis de la terre. Plus nous nous viderons de ce qui n’est pas Dieu, plus
il nous remplira de lui-même; perdons le soin de nous-même afin que Dieu s’en
charge.
L’âme exerce le silence mystique lorsque ne
parlant à aucune créature, ni même à Dieu, elle écoute avec une grande
attention en son intérieur : ce silence honore Dieu d’une façon trèsrelevée. Le
silence apporte des biens immenses à l’âme, la désappliquant des créatures pour
l’appliquer à Dieu, qui est l’unique principe de sa pureté. Il est dit dans la
sainte Écriture : Écoute, Israël, et ne
dis mot! Tâchons donc de nous taire avec les créatures et d’écouter Dieu.
Une seule de ses paroles vaut mieux que dix mille que nous lui saurions dire.
Dieu se communique spirituellement, touchant
le plus profond du cœur de ses inspirations, s’unissant si doucement à l’âme
que cela ne se peut exprimer; mais tout aboutit à ce point, que quiconque se
conjoint avec Dieu devient un même esprit avec lui. Noyez-vous dans cet océan
de sainteté, de pureté infinie, ce sera pour jouer à qui perd gagne. Le Cœur
divin ne vous manquera jamais, je vous en assure, mes chères filles, si nous ne
lui manquons; encore ne nous manquera-t-il pas parce que sa fidélité est plus
grande que notre infidélité. Il n’est pas de ceux qui rompent la foi à qui la
leur rompt, et 265 nous le trouverons toujours disposé à nous dire : Revenez, Sulamite, revenez.
Humilions-nous devant la grandeur de Dieu,
anéantissons-nous devant cette incompréhensibilité adorable, perdons-nous pour
jamais sans plus nous chercher, perdons-nous dans ce divin abîme. Si nous
pouvions dire en vérité ces deux mots Mon
Dieu est mon tout, nous ne nous ennuierions jamais à l’oraison, car quand
on y serait ennuyé, ces deux mots bien dits charmeraient l’ennui. David dit que
Dieu écoute le désir des pauvres, c’est
pourquoi il suffit pour bien faire oraison de lui dire : Tout mon désir est devant vous et mes gémissements ne vous sont point
cachés.
Saint Bonaventure nous donne ce conseil pour
l’oraison, disant : Lorsque tu désires
que Dieu s’incline à toi profondément, porte les plaies de Jésus crucifié dans
ton cœur.
Il y a une oraison d’une attention
tranquille de l’âme à Dieu, qui va modérant l’activité trop grande des
facultés, et qui la met en silence intérieur et dans un repos de ses
puissances. Hé! qu’il est bon d’écouter plus souvent Dieu, en notre intérieur,
que de lui parler.
Il y a une oraison où l’âme est par état
dans cette tranquillité, et sans faire aucun acte, elle est cependant dans la
disposition réelle de vouloir tout ce que Dieu voudra faire d’elle; et cet
amour de la volonté de Dieu est sa nourriture.
Il y a une oraison par application d’âme à
Dieu, c’est lorsque selon toutes ses facultés elle est occupé e de Dieu, sans
qu’elle se rende compte de l’action de ses facultés.
Il y a une voie de combats et de peines, c’est
quand on est sous la pression de quelques tentations continuelles et violentes;
cette voie demande une grande fidélité à Dieu, avec un suave et simple détour
des sujets de peine.
Il y a une oraison de pauvreté et
délaissement, c’est quand l’âme ne peut former aucun acte, ni même surmonter sa
peine 266 que par patience et humilité; alors qu’elle se serve de ces remèdes :
qu’elle accepte sa pauvreté en esprit de pénitence; et, par hommage à la
justice divine, qu’elle s’unisse à la pauvreté du Fils de Dieu.
Les sécheresses que nous sentons à l’oraison
n’ont autre source que le défaut d’amour de Dieu ; l’âme qui aime s’occupe
aisément de ce qu’elle aime. Si l’esprit ne dit rien, faisons parler le cœur;
quand nous ne dirions autre chose à Dieu, sinon que nous l’aimons, qu’il est
digne d’être aimé, c’est assez, il n’est pas besoin avec lui de tant de
discours. Les anges dans le ciel ne disent que ce mot : SANCTUS, c’est là
toutes leurs oraisons, et dans le séjour de la béatitude ils ne sont occupé s
que de cette seule parole, par hommage à l’unique parole de Dieu dans l’éternité.
Dieu est lumière et ténèbres tout ensemble;
il est lumière ou ténèbres à qui bon lui semble. S’il veut être ténèbres pour
vous, ne cherchez pas autre chose ; c’est traiter les choses de Dieu plus
dignement de ne les regarder que dans la lumière ténébreuse de la foi sans les
vouloir pénétrer, je dis même que par les lumières de la grâce, parce qu’il y a
plus de respect de s’abaisser devant les mystères par humilité, que de s’élever
vers les mystères par intelligence.
La foi est la lumière du nouveau monde, c’est
la science des Saints. Dans l’oraison il y a plus à écouter qu’à parler ; c’est
à nous d’écouter le Fils de Dieu et non de parler ; nous ne sommes pas dignes
de parler devant lui, laissons à Dieu le choix du discours, sans nous mettre en
peine d’en chercher en nous-mêmes. Dieu ne parle au cœur que dans le
recueillement. Vous n’avez point, dites-vous, ma chère fille, de pensées, vous
n’avez point de sentiments de Dieu; mais, si vous avez Dieu, qu’avez-vous à
faire d’autre chose, que vous reste-t-il à désirer?
Vous êtes à l’oraison, Dieu ne vous donne
rien, ne sauriez-vous faire autre chose, adorez-le, adorez sa présence, ses
voies, 267 ses opérations; il n’est pas besoin pour cela de grandes pensées,
vous l’adorez mieux par le silence que par le discours. Ne pouvez-vous rien
faire du tout, souffrez; si vous ne faites l’oraison en agissant, vous la
ferez en pâtissant. Dans ces extrémités, tournez-vous vers la Sainte Vierge ou
quelques Saints; priezles de faire oraison pour vous, ou de vous donner part à
celle qu’ils font continuellement au ciel.
Faut-il être tout à fait oisif et inutile à
l’oraison'? Non, ma fille, il faut soumettre notre esprit au Saint-Esprit qui
veut en être la lumière et le guide. Quand vous ne feriez autre chose que de
demeurer en la présence de Dieu et consumer devant lui votre vie, comme un
cierge qui se consume devant le Saint-Sacrement, ne seriez-vous pas
bienheureuse?
Pour faire une bonne et parfaite oraison, il
faut s’oublier soi-même et se perdre pour Dieu; ne nous flattons point, Dieu
veut de nous ce sacrifice, il ne nous guidera pas pour moins. Il n’y a aucun
état où il prenne plus plaisir de nous voir, que dans celui de l’humiliation.
Ce n’est pas assez d’être petit devant Dieu, il faut y être rien; c’est là le
fondement sur quoi il édifie, car il se plaît de travailler sur le néant. Il y
fait (les choses d’autant plus grandes que notre anéantissement est plus
parfait. Soit que Dieu vous donne, soit qu’il vous ôte, soit qu’il vous
dépouille et vous prive même de ce que vous avez, soumettez-vous humblement à
sa conduite, prenez son parti contre vous-même, et ne cherchez appui ni support
en aucune chose. ' Quand vous êtes à l’oraison, il ne faut voir ni écouter
autre chose que Dieu; s’il se présentait même à vous un Ange, vous ne devriez
pas le regarder, car vous parlez à plus grand que lui.
Une âme toujours bien disposée est toujours
prête à faire oraison, même fait toujours oraison. Montrez à Dieu que vous l’aimez
jusqu’à ce point, que de le vouloir aussi bien aimer pour peu que pour
beaucoup.
Quand nous sommes délaissées de toute autre
chose, c’est 268 alors que nous sommes moins délaissées de Dieu. Il n’est
jamais plus invité à nous secourir que lorsqu’il nous voit privées de tout
autre secours. Si Dieu est invité à nous secourir quand il nous voit privées de
toutes choses, combien plus quand il nous prive de lui-même. Hé! donc, qu’importe
d’être délaissées de Dieu pourvu que l’on soit écoutées de lui. Qui ne sera
bien aise d’être privé pour l’amour de lui de tout ce qui est au ciel et en la
terre, et de lui-même pour l’amour de lui-même, afin de lui pouvoir dire : « Qu’y pour moi dans le ciel, et que dois-je
chercher sur la terre, hors de mon Dieu? »
DEMANDE. Quand l’âme est dans les craintes,
comment peut-elle se tenir dans l’unique regard? Il semble que tout contrarie
ce chemin, car si elle le veut, parce qu’il lui est ordonné, il lui semble qu’elle
ne peut le suivre. La puissance imaginative est toute vagabonde, et même les
sens contribuent à sa distraction, l’ouïe étant fort ouverte aux moindres
choses.
RÉPONSE. Ma très chère fille, je vais
répondre ce que Notre-Seigneur me donnera : premièrement, je crois qu’en
quelque disposition que l’âme se trouve, soit de crainte ou autre, elle doit
demeurer ferme et constante dans ce simple regard, que, si elle n’en a la vue
ni le sentiment, elle a la foi qui l’assure 269 de la toute présence de Dieu,
devant lequel elle doit demeurer paisible et soumise sans s’amuser à ses
pensées.
DEMANDE. S’entend bien que si la pensée n’est
pas bonne, il faut se remettre en son simple regard, mais si elle est bonne,
comme faire cela, car si c’est Dieu qui la donne, l’âme ne serait-elle point
coupable d’ingratitude, de ne pas regarder ce que Dieu lui présente, non pour
le méditer, car l’âme ne peut, mais pour s’en occuper devant Dieu, ou bien
faut-il éloigner même cette pensée pour ne s’arrêter qu’à la présence de Dieu?
Si l’âme est excitée à faire des actes, ne le doit-elle pas suivre, bien que je
croie qu’il ne les faudrait pas amplifier? Il m’est bien venu à l’esprit que
cela n’était que par recherche de soi-même, car il me semble que Dieu comprend
plus que toutes ces vues et actes qui ne font que satisfaire, sous ce prétexte
de ne pas manquer de correspondance à Dieu et de ne pas demeurer dans la
négligence.
RÉPONSE. Il faut recevoir passivement les
bonnes pensées, les lumières et affections que Dieu donne, mais sans se mouvoir
ni divertir de Dieu, et quand il excite à dire des paroles, il faut suivre l’attrait
fort simplement et courtement.
DEMANDE. Il me semble bien aussi que si Dieu
ne donne point de vues ni de sentiments, l’âme ne les voudrait pas chercher,
mais demeurer là, le plus coite qu’elle pourrait, devant sa divine bonté. D’un
autre côté, elle serait fort contente d’agir, pour correspondre en quelque façon
à Dieu, et ne pas croupir dans la négligence qu’elle craint partout.
RÉPONSE. L’on vous a déjà dit plusieurs fois,
que quand Dieu ne donne rien, ni n’excite, il faut se contenter de demeurer
paisible et en révérence devant sa bonté, sans craindre 270 ces négligences : c’est l’amour-propre
qui a ces appréhensions.
DEMANDE. Il me semble difficile de croire
que l’on soit unie, quand l’esprit est dans ces craintes et dissipations, bien
qu’à la vérité l’âme ne veuille pas, puisqu’elle en souffre.
RÉPONSE. L’âme se doit tenir unie à Dieu,
dans la souffrance que sa bonté donne, par les peines et tracasseries quelles
qu’elles soient.
DEMANDE. Le papier dit[40]
qu’il ne faut plus se servir des puissances. Quant à la volonté, si elle est
excitée, ne devraitelle pas produire ces actes, crainte que l’âme ait des
négligences; comme encore, si elle était dans la soustraction, ne doit-elle
point faire d’actes d’acceptation, de soumission ou autres ? J’ai bien vu
pourtant que ce simple regard comprend tous les actes; mais d’ailleurs, l’âme
se trouve si dénuée qu’elle ne sait que faire. Si elle pouvait, comme dit le
papier, traverser tout ce qui l’empêche d’aller à ce simple regard, elle serait
guérie, mais elle essaie en vain, Dieu se cache; elle ne le voit ni aperçoit, quand
bien même elle le cherche, et au lieu de le trouver, elle ne voit qu’elle toute
nue ou bien pleine de misères, chargée d’infidélités. Cela quelquefois l’arrête
court, n’osant passer plus avant, mais elle voudrait se défaire de ces
empêchements. Je sens ceci fort diversement, et je le dis une fois pour toutes,
afin de savoir comme je m’y dois comporter?
RÉPONSE. Toujours il faut suivre l’attrait
intérieur et produire les actes quand Dieu les excite, mais non autrement. C’est
l’amour-propre qui pour se satisfaire, étant privé des senti-271ments, voudrait
faire ces actes de soumission et acceptation; mais le simple regard, ou se
tenir coite et en repos devant Dieu, bien que l’on n’ait ni vue, ni sentiment
de sa bonté, c’est ce que Dieu veut de l’âme, sans qu’elle se remue ni s’empresse
à chercher, ni à vouloir pénétrer : ce n’est qu’amour-propre que toutes ces
recherches.
DEMANDE. Quant aux autres puissances, je ne
parle point de leurs occupations, car je ne m’en pourrais servir, mais je
chercherais volontiers à tenir la volonté toujours agissante, ou bien si elle n’agit
pas, car elle n’a ce pouvoir que rarement, elle voudrait se tenir dans un
silence intérieur que parfois elle expérimente. Je ne le puis expliquer, sinon
que l’âme est à la vérité totalement impuissante, mais certains mouvements
imperceptibles la tiennent occupé e, sans qu’elle s’en rende compte; c’est je
ne sais quoi qui la lie fort et la tient à la merci de l’action de son Dieu
dans un doux repos : voilà comme depuis peu je l’ai expérimenté, et avec une
tranquillité quine m’est pas ordinaire.
(La réponse de la Sainte n’est pas dans le manuscrit. )
DEMANDE. Voilà aussi comme je l’ai
expérimenté : mon âme étant dans les transes d’une nouvelle charge, et voulant
se sacrifier par son unique regard, le pouvoir lui fut du tout ôté, si que je
demeurai dans une privation de tout, ne sentant ni apercevant que ma privation,
où je demeurai contente, et il me semblait que si mon Jésus eût voulu qu’elle
fût plus grande, je l’eusse acceptée, afin de n’avoir rien, pas même moi-même.
RÉPONSE. Ce vous-même ne peut se perdre et
veut toujours faire quelque chose pour se satisfaire : laissez cela et souffrez
tout dans l’unité d’esprit, vous contentant de ce que Dieu vous donne. 272
DEMANDE. Voici encore une autre disposition
: Voulant dans une peine et ennui du faix de la supériorité me soumettre à la
volonté de Dieu, et doucement voir ce que je devais faire en macharge, tant pour moi que pour les autres,
à cause du scrupule que j’ai de ne rendre point mon devoir, il ne me fut pas
possible ; au contraire, je demeurai sans lumière, et l’esprit dans un certain
état comme une personne en proie à celui qui voudrait l’anéantir, sans autre
vue sinon que j’eusse voulu être déjà toute perdue dans cet abîme d’amour, me
trouvant dans une paix profonde, mais non pas trop sensible. Cet état m’a servi
pour aller plusieurs fois à l’oraison : voilà un cantique sur des vues que j’ai
reçues. Je priai une Sœur de me le faire sous prétexte d’exercer son esprit.
RÉPONSE. Notre-Seigneur vous fait si souvent
expérimenter qu’il veut que vous le regardiez et fiiez en sa bonté, que je ne
sais comme vous avez le courage de vouloir toujours faire quelque chose pour la
seule satisfaction de vous-même ; vous ne le voudriez pas, mais il se fait
pourtant : le cantique est demeuré au bout de la plume.
DEMANDE. Voici une pensée que j’eus à ma
dernière solitude, qui me revient souvent : Pourquoi
veux-tu du soutien?... ne le suis-je pas?... l’unique regard te doit suffire. Mais
quand les craintes de l’oisiveté et perte de temps, joint à ce que je ne me
fais pas bien connaître à Votre Charité, me viennent, je ne sais que faire, et
mon âme voudrait trouver sur quoi s’appuyer; mon esprit parfois a des échappées
pour agir, et même mon corps, qui voudrait faire aussi quelque action pour
témoigner sa fidélité à Dieu ; quelquefois cela ne sert qu’à augmenter ma
peine, et mon esprit tracasseux ne s’arrêterait pas, si les volontés de Votre
Charité ne l’arrêtaient; c’est pourquoi je demande votre décision sur chaque
point, afin de m’y tenir tou-273jours. Les vues, sentiments et états sont
parfois très-divers; c’est ce qui me fait étendre beaucoup mes demandes. Je dis
encore ceci dont j’ai la vue : quand Dieu est loin et les craintés plus fortes,
je voudrais chercher de l’appui par des paroles, lorsque j’ai la liberté de les
prononcer (ce qui n’est pas toujours), je dis : Mon Dieu, mon tout, régnez, faites ; oui, mon Dieu, toute vôtre : je ne
veux vivre que pour faire voire volonté : mon lot, ma possession éternelle....
ce que je prononce vocalement par manière de soupir qui soulage non seulement
l’esprit, mais aussi le corps, lequel parfois ressent certaine oppression en
la poitrine. Ce soupir lui donne de l’air, quelquefois cette pression est
agréable, d’autres fois pénible.
RÉPONSE. Cela est si visible que Dieu veut
être lui seul votre soutien, que votre âme a très grand tort d’en chercher un
autre, et cette pensée est véritable que l’unique regard vous doit suffire, et
que toutes ces craintes de perdre le temps, d’être oisive, et que l’on ne vous
connaît pas, ne procèdent que de ce vous-même qui veut faire suivre ses voies
de propre recherche et satisfaction, et se détourner de celles de Dieu, sinon
que sa bonté s’y fasse toujours sentir et donne des lumières de sa solidité,
car alors vraiment l’amour-propre est content. Or, la fidélité à Dieu requiert
que l’on demeure en l’état qu’il nous met : en la jouissance, jouir ; dans le
dénuement, demeurer nue; en la peine, patienter, et en la souffrance, souffrir;
et voilà la vertu et ce que Dieu désire de vous, sans jamais vous remuer qu’il
ne vous excite ou donne cette liberté de dire des paroles vocales qui sont
bonnes. L’on vous connaît fort bien, n’en doutez jamais, et vous vous exprimez
de même.
DEMANDE. Il y a des fois que ces craintes,
quoique sensibles, ne coûtent rien ou peu, encore que l’on soit aride, dénuée
du sentiment de la présence de Dieu, et que l’on soit 274 toute pauvre; l’âme
ne voudrait rien être, se reposant en la volonté de Dieu.
RÉFONSE. II faut demeurer ainsi, car il est
bon.
DEMANDE. En ne voulant rien, l’âme
expérimente une grande paix; cependant il lui semble parfois qu’elle devrait au
moins vouloir son avancement et ce qu’il plaît à Dieu. Elle sait bien que
généralement elle ne veut rien que Dieu, son vouloir en toutes choses, mais je
manque à l’application de mon esprit en des occasions.
RÉPONSE. Ces vouloirs ne sont que propres
recherches. L’unique regard suffit pour appliquer nos actions.
DEMANDE. J’ai répété en plusieurs lieux la
même chose, mais c’est parce que je l’ai éprouvé de diverses façons, et pour
demander une fois pour toutes ce que Votre Charité veut de mon âme; car je veux
toutes les voies de Dieu et ce que l’obéissance me dira.
RÉPONSE. Suivez-la donc exactement, car sa
bonté vous la montre clairement et l’on vous en assure, et ce serait, meshui,
opiniât.reté de faire autrement, ce qui déplairait à Dieu.
DEMANDE. Mon esprit n’a plus cette vue et
sentiment de la perte de mon âme en Dieu, comme je l’avais autrefois, ce que je
voudrais rappeler si je pouvais, parce que cela me servait d’occupation, mais
je ne le fais pas, attendant ce qui plaît à Dieu.
RÉPONSE. Il ne le faut pas faire aussi.
DEMANDE. Comme aussi je n’ai plus les
lumières et bonnes 275 pensées sur l’Écriture ou sur des paroles de l’Évangile
et des Épîtres, il me semble que c’est ma négligence, et que je me flatte en ne
m’y appliquant pas. Je sais bien que ces paroles parfois s’enfoncent dans mon
cœur, et qu’il y est comme tout soumis et qu’il les révère. Quant aux mystères,
je ne m’en peine plus; je les révère en Dieu dans ce simple regard, mais il me
semble qu’en la plupart des grands mystères j’ai plus de peine de me contenir
dans ce simple regard, et que je m’y trouve plus dénuée ; ce n’est pas pourtant
toujours.
RÉPONSE. Vous attribuez tout à votre
négligence et lâcheté : prenez le bien qui vous est donné, et ne courez pas
après quand Dieu le retire. C’est parce qu’aux grands mystères vous ne vous
contentez pas du simple regard; vous vous y-voulez appliquer et cela vous en
dénue ; vous serez et ferez ce que Dieu veut quand vous vous tiendrez ferme en
la voie de simple regard en lui, sans désir ni mouvement de votre part, vous
laissant entre ses mains et recevant ce qu’il vous donnera : la fidélité à cela
et à cheminer dans l’observance et pratique des vertus, sans empressement, vous
maintiendra en la disposition où Dieu vous veut.
Sa bonté nous en fasse la grâce, et priez
pour celle qui est toute vôtre en lui. Dieu soit béni.
SŒUR JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT.
Je viens de relire vos demandes et mes
réponses. Enfin, tout doit aboutir en l’invariable fidélité de demeurer ferme
en ces vues et simples regards, et recevoir là, sans vous en divertir, ce que
Dieu vous donnera, car il ne faut jamais quitter le donateur pour s’amuser à
regarder la beauté de ses dons : il vous les imprimera selon qu’il lui plaira
et vous excitera à ce que bon lui semblera. Il le faut suivre sans
empressement, et quand la vue ou sentiment de ce simple regard vous sera ôté et
que votre âme sera sans appui, ne cherchez rien, demeurez ainsi révérem-276ment
dans son bon plaisir, sans regarder comment, ni en faire des actes, ni le
vouloir sentir, et que tout votre soin soit de vous tenir très-paisible et
tranquille en toutes les dispositions où votre âme se trouvera, et même quand
il y aura des ardeurs, adoucissez-les; et enfin, comme je vous ai déjà dit, que
votre soin principal soit de vous tenir paisible, reposée, tranquille en tout
sans exception, et ne vous examinez ni faites aucune réflexion sur quoi que ce
soit, bon ou mauvais, non pas même pour me le dire, cela n’étant qu’une propre
recherche. Moins vous vous verrez et regarderez, tant mieux suivrez-vous ce que
Dieu veut. Dieu soit béni.
Comment savoir, dites-vous, ma chère fille,
si, lorsque l’on ne peut agir intérieurement, c’est Dieu qui attire l’âme à la
simplicité et tranquillité en sa présence[42].
Je réponds qu’il y 277 a trois marques pour cela, selon que l’enseignent les
auteurs de la vie spirituelle.
La première, c’est si on ne peut plus
méditer, si on y trouve plus que de l’aridité, et si l’esprit, malgré ses
efforts, revient toujours au même objet.
La seconde, c’est quand le cœur n’a plus l’attrait
de fixer son imagination et ses sens en aucun sujet particulier, et que cela ne
lui sert plus d’aide pour la pratique de la vertu.
La troisième marque la plus certaine, c’est
si une âme prend plaisir d’être seule avec une attention amoureuse à Dieu, sans
considération particulière, en paix intérieure, quiétude et repos, sans travail
des puissances, mémoire, entendement, et volonté (au moins de durée), pour
aller d’un sujet à l’autre, ains demeure seulement avec une attention et regard
général et amoureux[43].
Il faut avoir ces marques pour quitter la
méditation, et pour entrer dans cette oraison de présence de Dieu : si l’âme y
est réellement attirée, encore qu’elle semble ne rien faire en cette attention
et ne s’emploie à rien à l’oraison, n’opérant pas avec les sens, elle ne doit
pas craindre de se perdre ni d’être inutile, car encore que l’action des
puissances de l’âme cesse, l’intelligence demeure. Enfin, au cas dont nous
traitons, il vous suffit de savoir que c’est assez que l’entendement soit coi
de 278 toutes choses particulières, soit spirituelles, soit temporelles, et que
la volonté n’ait envie de penser ni aux unes ni aux autres, cela s’entend quand
l’action de la grâce se fait seulement en notre intellect; car quand elle se
communique conjointement à la volonté, ce qui a toujours lieu ou peu ou
beaucoup, l’âme ne laisse pas d’entendre, de regarder, de s’occuper, de s’unir
à l’action divine, et va jusqu’à s’y perdre, d’autant qu’éprise d’amour elle ne
se rend pas compte ni si elle entend ni si elle aime.
Dieu, dans cet état, est l’agent particulier
qui dresse et enseigne; l’âme est celle qui reçoit les biens très-spirituels qu’on
lui donne, qui sont l’attention et l’amour divin tout ensemble ; et puisque sa
bonté traite pour lors avec l’âme en manière de Donneur, l’âme doit aller à
Dieu avec un cœur confiant sans particulariser d’autres actes que ceux auxquels
elle se sent inclinée par lui, demeurant comme passive, sans faire de soi
aucune diligence, avec ce regard de simple quiétude, comme qui ouvrirait les
yeux avec une œillade enfantine, avec une attention simple pour conjoindre
ainsi amour à amour[44].
Si l’on veut agir et sortir de cette attention amoureuse très simple et
tranquille sans discours, on empêche les biens que Dieu communique par cette
seule attention qu’il requiert il s’ensuit que l’âme doit être fort
débrouillée, passive et calme à la manière de Dieu, car il faut en cela un
esprit très libre et anéanti pour recevoir ces divines opérations. Si l’âme
voulait s’appuyer sur quelques pensées, discours, goûts, et en faire quelque
acte particulier, cela ne lui serait que distraction, et la détournerait de la
profonde parole que Dieu fait entendre au fond du cœur dans cette solitude
sacrée, ou 279 toutes les facultés doivent être en silence, paix et
tranquillité, pour ouïr ce que Dieu dit. Or, d’autant que cette paix discoure
en elle, quand il arrive que l’âme se sentira mettre en silence et aux écoutes,
son regard amoureux doit être très-simple, sans souci ni réflexion, en sorte qu’elle
s’oublie presque de tout pour être attentive, afin d’être libre de faire ce que
la grâce lui découvre.
Notez, ma fille, que dès lors que l’âme
commence d’entrer dans ce simple et oisif état, elle ne doit, en aucun temps ni
saison, s’employer aux méditations, ni s’attendre à des vues ou saveurs
spirituelles, ains demeurer tout debout, sans appui, l’esprit libre du désir de
tout don présent comme absent. Elle
veillera debout à garder ses sens, dit la Sainte-Écriture, les laissant à bas; elle tiendra sa démarche
ferme sur la garde de ses puissances, ne leur laissant faire aucune pensée d’elles-mêmes;
elle contemplera ce qui lui sera dit; elle recevra paisiblement ce qui lui sera
communiqué; car, ma fille, il est impossible que cette très-haute sagesse
puisse être reçue que par un esprit détaché des goûts et satisfactions
particulières. Mettez votre âme en liberté, dans la paix et le calme ; tirez-la
du goût et servitude de son opération, et ne l’inquiétez d’aucun soin et
sollicitude ni d’en haut ni d’en bas, la réduisant à la solitude; car plus tôt
elle s’abstiendra de cela, plus tôt elle parviendra à cette sainte oisiveté et
tranquillité avec plus d’abondance. On
lui infusera, dit l’Écriture, l’esprit
de sagesse divine, amoureuse, tranquille, solide, paisible et suave, et ce
que Dieu opère en l’âme en ce divin loisir et solitude est un bien inestimable
plus que vous ne sauriez penser [45].
280
Ce Maître souverain bâtit en chaque âme,
comme il lui plaît, un édifice surnaturel. Mortifiez votre naturel et
anéantissez ses opérations et tout ce qui peut contrarier le dessein de Dieu :
la grâce veut élever cet édifice par des moyens que vous ne pouvez savoir. Dans
cette sainte oisiveté, l’affection se déploie, et il est certain que lorsque
nous y sommes nous sentons les traits de l’amour divin bien plus pénétrants, le
soin enveloppe l’esprit, le repos le développe.
Il est nécessaire que toute l’affection
humaine de l’âme se liquéfie de soi-même, et s’écoule totalement en la volonté
de Dieu ; car autrement, comment est-ce que Dieu serait tout en tout l’homme ?
La sagesse de Dieu, à laquelle il faut unir l’entendement, n’a ni forme ni
image qui puisse tomber sur les sens et l’intelligence, mais comme pour obtenir
cette parfaite union de l’âme et de la sagesse divine, il est besoin qu’elles
aient certaine ressemblance et similitude entre elles, il s’ensuit que l’âme
doit être pure et simple, non limitée ni arrêtée par quelque forme ou image qui
arrêterait cette union d’esprit à esprit.
La perfection de la mémoire, c’est qu’elle
soit tellement absorbée en Dieu que l’âme oublie toutes choses et soi-même, et
qu’elle repose suavement en Dieu seul, loin de tout bruit des pensées et imaginations
folâtres tant plus on évacuera la, mémoire des formes et choses notables qui ne
sont point la divinité ou Dieu humanisé, dont le souvenir aide toujours comme
celui qui est le vrai chemin, le guide et l’auteur de tout bien, tant plus on
la mettra en Dieu et la tiendra vide pour espérer 281 qu’il la remplira[46].
Donc, ce qu’il faut faire pour vivre en pure et entière présence de Dieu, c’est
qu’autant de fois qu’il se présentera des formes et des images distinctes, l’âme,
sans s’y arrêter, doit se tourner soudain vers Dieu, et toujours avec une
affection amoureuse, ne pensant à ces choses ni ne les regardant sinon autant
que le devoir y oblige, et encore sans les goûter et s’y affectionner, de peur
qu’elles ne laissent dans les facultés quelque accroc ou détourbier, mais vous
ne devez pas laisser de penser et vous ressouvenir de ce que vous avez à faire,
et pourvu que ce soit sans affection, attache et propriété, cela ne vous nuira
point.
La lettre suivante de la Sainte nous paraît devoir être ici placée comme un complément nécessaire au sujet traité dans les pages précédentes.
Oui-da, ma chère fille, je le veux bien de
tout mon cœur vous donner quelques marques par lesquelles vous verrez si votre
repos et quiétude est bon, et de Dieu.
La première marque sera donc, si quoique
comme la communauté vous préparez votre point, néanmoins vous ne vous en 282
pouvez servir, ains sentez que sans artifice de votre part, ni de celle des
personnes qui vous conduisent, votre cœur, votre esprit, l’intime de votre âme
est tirée suavement à ce sacré repos, jouissant paisiblement de celui que vous
avez tant désiré par la grâce divine, il y a plusieurs années ?
La deuxième, si vous remarquez que cet
attrait vous porte à la petitesse, et au ravalement de vous-même?
La troisième, si vous apprenez parmi ces
suavités et saint repos à n’être qu’à Dieu, à lui obéir et à vos supérieurs,
sans exception d’aucune chose ; si vous apprenez à ne dépendre que de la
Providence divine, et à ne vouloir que sa sainte volonté?
La quatrième, si ce repos vous fait quitter,
et vous ôte toute affection d’attache aux créatures et choses terrestres, pour
vous unir et conjoindre seulement à l’amour du Créateur ; car, ma fille, il n’est
pas raisonnable que l’âme qui se plaît à goûter Dieu, se plaise plus au goût
des choses basses, et au-dessous de Dieu?
La cinquième, si cela vous porte à vous
mieux découvrir, à être très-simple, sincère, véritable et candide, bref, comme
un petit enfant ?
La sixième, si nonobstant la suavité que
vous recevez de ce doux repos, vous êtes prête de retourner aux imaginations,
considérations, voire aux sécheresses, quand Dieu voudra?
La septième, si vous êtes plus patiente et
humble à souffrir vos infirmités, même si vous êtes plus désireuse de souffrir
davantage, sans vous soucier d’autres soulagements ou contentements, que de
contenter votre Époux ?
La huitième, voyez brièvement, simplement et
généralement si votre attrait et sommeil amoureux, vous rend plus méprisante
le monde, les vanités propres, les intérêts, bref, s’il ne vous semble pas qu’il
met le monde, toute sa gloire et vous même sous vos pieds, et vous fait estimer
plus que toutes choses, les mépris, la simplicité, a bassesse, les travaux et
la croix. 283
Au surplus, ma chère fille, je tiens en
vérité votre attrait bon, et de Dieu, et ne vous mettez point en peine de
vouloir nourrir votre âme ; car ce sommeil vaut mieux que toute autre viande ;
et je vous dis que quoiqu’il vous semble que votre âme dorme, elle ne laisse
pas de prendre nourriture et de manger, voire de fort bonnes et délicates
viandes; mais c’est qu’elle est si fort attentive à l’amoureux Jésus qui la festoie,
qu’elle ne s’amuse pas aux festins qu’il lui fait; et c’est ainsi qu’il faut
faire, car autrement l’âme se mettrait en danger de perdre sa place.
Dieu vous veut en un état extrêmement
passif; ne regardez point si vous persévérerez, si vous êtes fidèle, agréable à
Dieu ; videz-vous de vous-même et de tout soin, appréhension, ennui, crainte de
la durée en cet état, où tout fait peur et donne de la peine : votre remède
sera ce simple regard en Dieu, et de ne rien répondre, je vous le dis derechef
de la part de Dieu. Vous vous regardez trop ; ne vous mettez plus en peine de
votre peine ni n’en parlez à Dieu ni avec vous-même, ni ne regardez jamais ce
que c’est pour le dire ni vous en exprimer à qui que ce soit, et ne faites
jamais aucun examen là-dessus; 284 cachez votre peine à vous-même, et comme si
vous ne la sentiez point, regardez Dieu, et si vous pouvez lui parler, que ce
soit de lui-même et non de notre peine : les yeux élevés au ciel,
conteniez-vous de dire avec un sourire plein de confiance O Éternité ! ô
Éternité!
Lisez quelquefois l’épître
soixante-cinquième du livre IV, que notre Bienheureux Père m’écrivit une fois.
Demeurez soumise à la volonté du bon plaisir de Dieu qui vous appauvrit,
dépouille de toutes sortes de satisfactions intérieures, vous ayant entièrement
levé la connaissance des biens qu’il a mis en vous par sa grâce, lesquels sa
bonté a tellement infusés en votre âme, que ces mêmes biens sont inséparables
de voire intérieur ; mais le divin conducteur, pour vous faire monter en une
plus haute perfection, a pris votre foi, espérance et amour envers sa divine
bonté, votre confiance, abandonnement et repos que vous aviez en lui, et toutes
les puissances intérieures de votre âme, et il a tout jeté ces biens précieux
qu’il avait mis en vous, dans l’alambic et dans le feu de son divin et plus pur
amour, afin de consommer et anéantir en vous toutes sortes de plaisirs, satisfactions
et contentements, non pas terrestres, car il y a longtemps que cela est fait;
niais même ce divin Maître veut anéantir en vous le plaisir que vous aviez d’avoir
en vous tous ces dons de grâces, que, par sa bonté, il vous avait départis; et
comme il vous les avait donnés, il vous les a ôtés, au sentiment, afin que lui
tout seul occupe votre âme, et non ses dons. Dieu vous ayant donc ôté les
connaissances, lumières et sentiments des biens qu’il avait mis en vous, et
vous ayant entièrement appauvrie, sa volonté est que vous demeuriez patiente et
soumise à son bon plaisir, sans vouloir, ni voir, ni savoir, où est votre foi,
ni toutes les autres vertus, goûts, satisfactions, sentiments, quoi que ce
soit; et, bref, toutes les grâces, consolations et sentiments de dévotion,
intérieure, tous contentant de savoir que Dieu a tout cela en lui-même, 285 et
que, vous tenant unie à lui, vous possédez tout ce qui est de lui ; mais
surtout ne vous amusez point volontairement à regarder comme vous êtes unie à
Dieu, ni votre soumission, ni votre abandonnement et confiance : contentez-vous
que Dieu le sait et le voit, et qu’il ne veut à présent de vous que la patience
à vous tenir coite et paisible en lui, auprès de lui, en ce simple regard,
comme vous pourrez, pendant qu’il fait ses divines opérations en vous.
De savoir si cet état durera longtemps, il
en faut laisser la connaissance à Dieu, sans la vouloir savoir ni désirer d’être
délivrée quand il plairait à sa bonté de vous y laisser jusqu’au jour du
jugement, soumettez-vous à sa volonté très-sainte. Toute votre crainte en ces
tourments, c’est (l’offenser Dieu, de ne lui être pas agréable, et de ne le
pouvoir servir et glorifier éternellement. Je vous assure de la part de celui à
qui vous vous êtes consacrée dès si longtemps, que cet état lui est plus
agréable que s’il vous tenait ravie au troisième ciel, et que si vous aviez
toutes les jouissances et sentiments des vertus dont Dieu vous a dépouillée,
car vous avez toutes ces Vertus en effet et en substance, mais vous n’en avez
pas la connaissance ni les sentiments : c’est pourquoi vous les avez, plus
purement, plus parfaitement et en un plus haut degré. Cet état est pareil à ce
que notre Bienheureux Père dit de la contemplation, qui est comme la
quintessence des fleurs d’où l’on tire l’eau de senteur; ainsi votre amour de
Dieu, votre foi, votre espérance sont d’autant plus grands qu’ils sont séparés
de toutes consolations et satisfactions sensibles tout cela étant abîmé en Dieu
comme dans un divin fourneau, en sorte que, plus tout est perdu à vos sens,
plus l’odeur en est précieuse devant Dieu, par l’humble soumission à son divin
vouloir qui vous fait ainsi mourir à vous-même, ne pouvant rien dire, sinon :
tout est consommé! mon Dieu, j’ai tout remis mou être entre vos bénites mains,
pour en disposer à votre gré et saint vouloir; je vous laisse le 286 soin de
tout mon état intérieur ; gouvernez-le comme il vous plaira, je ne nie réserve
que la fidélité à la patience, et à tenir mon esprit dans ce très simple et
unique regard en vous, sans l’étendre ailleurs. Faites ainsi mourir toutes
sortes de réflexions et actes, demeurant là en la manière qu’il plaira à Dieu,
patiente et souffrante, et fidèle à l’observance de votre règle, persévérant
en vos exercices spirituels et à suivre la lumière du bien et du mieux à
quelque prix que ce soit, par l’assistance de la grâce divine.
Enfin pour résumer en quelques mots ce que
je viens de vous indiquer comme remède à vos peines, je vous supplie, ma fille,
par l’obéissance que vous avez à la volonté de Dieu, qui vous est signifiée par
celle que vous regardez en Dieu, et Dieu en elle, que vous demeuriez ferme en l’assurance
que je vous donne de la part de Dieu, que votre foi, espérance et charité sont
plus grandes et plus parfaites en vous qu’elles ne furent jamais. Ne regardez
donc plus si vous les avez ni aucune autre vertu ; ne vous mettez en peine d’en
faire les actes, ains seulement touchez vos résolutions cordialement et
demeurez dans l’assurance qui vous en a été donnée. Ayez une grande fidélité à
ne vouloir point être délivrée de cette peine et soustraction : c’est une
grâce qui vous est donnée de Dieu pour perfectionner en vous toutes les vertus
; c’est une récompense et non pas un châtiment, n’en doutez point. Ce que Dieu
veut, c’est que vous portiez ce travail patiemment, avec une entière soumission
à son saint bon plaisir, sans que vous permettiez à votre esprit de vouloir
voir, ni savoir ce que c’est qui se passe en votre intérieur, ni lui permettre
de disputer, ni 'regarder les tentations, de quelle sorte qu’elles soient, ni
penser pourquoi tout ce travail vous est donné.
Ne faites aucun effort pour vous débrouiller
ni pour surmonter vos peines, tentations, troubles, douleurs, ténèbres,
inquiétudes, embarrassements, pensées extravagantes ni aucune 287 autre chose,
quelles qu’elles puissent être et passer en votre intérieur, pour pénible et
martyrisant qu’il soit ; ne vous en alarmez ni étonnez, ni ne faites jamais
aucune réflexion dessus, volontairement, mais cela, absolument, et les tenez
pour de cruelles tentations: Tenez-vous au-dessus, feignant de ne rien voir,
encore que vous les sentiez vivement ; cachez votre peine à vous-même, et n’en
parlez ni à Dieu ni à vous; ne regardez point ce que c’est pour le dire et
vous en exprimer à qui que ce soit, et ne faites aucun examen là-dessus ;
regardez Dieu et le laissez faire; voilà votre seul faire, et le seul exercice
que Dieu requiert de vous, auquel lui seul vous a attirée. C’est aussi celui
que notre Bienheureux Père m’a commandé de pratiquer invariablement, et que je
vous recommande de sa part, tenant votre esprit très simplement et droitement,
sans aucun effort ni acte, en cette simple vue et unique regard en Dieu, toute
abandonnée à sa sainte volonté, sans vouloir voir, sentir, ni en faire des
actes, mais demeurer là, paisible, reposée, confiante et patiente, sans
réfléchir pour voir comme vous êtes là, ni ce que vous y faites, sentez ou
souffrez, ce que fait l’âme, ce qu’elle a fait ou fera, ou ce qui lui adviendra
en toute occurrence et en tout événement. Il ne faut bouger de là, car cet
unique regard en Dieu comprend tout, particulièrement dans la souffrance, vous
le savez très bien, et je vous en assure aussi. Demeurez donc ferme en cette
simplicité, et sitôt que vous apercevrez votre esprit hors de là, ramenez-le
doucement, sans aucun acte, regard et réflexion, sur quoi que ce soit ni en
quoi que ce soit ; une seule chose est nécessaire : c’est d’avoir Dieu. Bref,
en toutes sortes d’événements, il faut tenir son attention et affection en
Dieu, sans s’amuser à regarder ce qui se passe, ni aux causes des événements;
Notre-Seigneur veut cela de vous.
Continuez vos communions et autres exercices
à l’ordinaire, sans regarder comme vous les faites, et laissez le soin de votre
288 salut et de votre intérieur à la conduite de Dieu, ainsi que de tout ce qui
vous touche ; vous lui avez tout sacrifié et donné laissez-lui-en le soin, et
de toutes choses. Amen. Dieu soit béni.
Il faut vivre au-dessus de soi-même,
par-dessus tous sentiments, vues et répugnances, regarder Dieu et se joindre à
lui par un simple acquiescement, marcher comme à l’aveugle dans cette
Providence et confiance, même parmi les tentations, désolations, craintes et
toutes autres sortes de peines, s’il plaît à Dieu que nous le servions comme
cela. Puisque sans aucune réserve nous nous sommes dépouillées et abandonnées
entre ses bénites mains et lui avons confié le soin de tout ce qui nous
concerne sans exception, il n’y faut plus penser, mais pratiquer fidèlement les
instructions et résolutions dernières de notre Bienheureux Père : de n’arrêter
son esprit volontairement qu’en Dieu, ne regardant ce que l’âme fait, ce qu’elle
a fait ou fera.
Ne répondez point ni faites semblant de voir
ni de sentir les tentations ni les peines, de quelle façon qu’elles soient, ni
rien qui se passe en votre intérieur, pour pénible qu’il soit. Regardez Dieu
simplement, ou demeurez en lui, ou près de lui, en repos d’esprit et de très simple
confiance, tout abandonnée à son soin, sans en faire des actes ni le vouloir
sentir, car Dieu vous veut en un état extrêmement passif, et partant, en tout
vous n’avez à faire qu’à vous pacifier, adoucir et tranquilliser. 289. Ayez une
grande fidélité à ne vouloir point être délivrée de cette peine qui vous est
donnée de Dieu ; soumettez-vous humblement et cordialement à cette sienne
sainte volonté ; n’essayez point de vous en tirer ni de vous débrouiller, ni de
vouloir savoir ce que c’est : bref, souffrez avec une humble et douce patience
les faiblesses, abattements, toutes sortes de peines, craintes, troubles,
tentations, désolations, et quoi que ce soit qui vous arrive, sans vous en
alarmer ni réfléchir dessus volontairement pour regarder ce que vous faites, ce
qui vous adviendra; mais regardez Dieu simplement et droitement, et le laissez
faire. Puisque vous lui avez entièrement remis et confié tout ce que vous êtes,
vous étant dépouillée de tout entre ses mains, laissez-lui en le soin, car vous
n’avez rien excepté, ains tout confié à la fidélité de son amour, et il faut
faire l’œuvre de son salut sur cette croix, quand bien vous ne devriez plus
voir le jour de votre vie clair et serein.
Pour conclusion, ma chère fille, je vous dis
derechef cheminez à l’aveugle dans cette Providence et conduite et vous perdez
tout en Dieu, avec toutes vos vues, connaissances, satisfactions, et ne faites
aucun acte intérieur, il n’en est plus temps : vous les avez faits, j’en suis
sûre, Dieu s’en contente; il ne veut plus de vous, sinon que vous lui laissiez
entièrement faire, et que, meshui [désormais], vous ne fassiez autre chose que
de vous reposer en lui, quoique sans sentiment ni satisfaction ; mais cette simple
remise, ce repos en Dieu se doit faire sans gêne, fort simplement, sans acte, ni
le vouloir sentir : enfin, Dieu veut que vous ne le voyiez, ni ne le sentiez
que quand il lui plaira, et veut que vous demeuriez totalement à sa merci,
paisible et tranquille dans tous les embrouillements, ne parlant pas même à
Dieu de vos peines et souffrances pour lui faire des Protestations, ni de votre
pauvreté, mais demeurez patiente et reposée. Dès bien des années vous vous êtes
sans réserve vouée, sacrifiée et abandonnée, et tout votre être 290 à Dieu pour
le temps et l’éternité, lui donnant le soin de tout; vous avez confirmé cette
donation, ne vous réservant que le soin de tenir votre esprit dans cette vue,
regard et remise, et de faire le bien que vous connaîtrez sans jamais vous
permettre de réflexion sur ce qui arrive, ni pour voir ce qui se passe en l’âme,
ni ce qui lui fait peine, ce qu’elle a fait ou fera ; il faut fuir ces
réflexions comme de cruelles tentations et les étouffer à leur naissance par ce
simple retour à Dieu, car cet unique regard comprend tout, spécialement dans
les souffrances, lequel parle et prie sans aucun acte intérieur. Faites quelque
acte ou dites quelque parole extérieure, baisez la croix, regardez le ciel,
faites le signe de la croix sur le cœur, mais cela rarement.
Ne cherchez votre satisfaction, ni ne faites
aucune réflexion ni autrement pour savoir ce qui se passe en vous, de quelle
façon qu’il puisse être, quoique vous le voyiez effroyable et sentiez vivement
et douloureusement, mais retournez votre esprit tout doucement à Dieu sans lui
parler de votre peine, et demeurez là comme vous pourrez, patiente et
souffrante, sans faire des actes intérieurs ni autre chose quelconque, pour
quelque sujet que ce soit, non pas même à l’oraison ni pour s’y préparer, et
vous contentez de demeurer en Dieu, auprès de Dieu ou en sa simple vue, comme
vous pourrez, dissimulant de voir votre mal. Ayez surtout fidélité de ne vous
point débrouillasser, ni vouloir savoir ce que c’est pour le dire : qu’il vous
suffise de savoir que cette croix est de Dieu.
Laissez à Dieu le soin de votre intérieur :
ne vous en mêlez plus. Tenez-vous patiente et soumise ; divertissez-vous à
quelque œuvre extérieure ; voyez vos résolutions et ne vous émouvez point de
tout le tintamarre de la partie inférieure : ne faites pas semblant de sentir
ces révoltes; passez votre vieillesse en cet état de souffrances, si c’est le
bon plaisir de Dieu, lequel vous porte dans le sein de sa divine protection, je
vous en assure. Ainsi, quoique vous ne le sentiez pas, demeurez 291 contente de
vos mécontentements; demeurer patiente et souffrante, c’est une grande oraison,
croyez-le bien, et ne vous efforcez pas à faire des actes : il suffit de
regarder Dieu en souffrant doucement et avec soumission. Les sentiments des
vertus ne sont pas à notre pouvoir, mais oui bien l’opération d’icelles, et c’est
ce que Dieu demande de vous à présent, tandis qu’il vous tient sur la croix,
qui est le chemin du ciel, si vous souffrez généreusement. Demeurez ferme,
portez-la sans réflexion : c’est l’Isaac qu’il faut sacrifier continuellement,
par une perte de vous-même en Dieu, sans savoir comment.
Votre sainte curiosité vous fait désirer
savoir quelque chose de ma solitude. Vous dites que vous vous êtes trouvée
chétive en la vôtre; et moi, ma chère fille, je me suis trouvée toute pauvre et
imbécile, mais pleine d’espérance de vivre toute à Dieu, moyennant sa sainte
grâce.
Les souffrances intérieures que Dieu vous
fait sentir sont des récompenses de vos travaux passés, et non pas des
punitions. Dieu, par cette voie de désolation intérieure, veut conduire votre
âme à un plus grand et, plus relevé degré de perfection, et surtout à un
parfait dénuement de toutes sortes de satisfactions, afin que vous ne preniez
plus de contentement qu’en 292 Dieu seul et non en ses dons. Et, partant, c’est
la volonté de Dieu que vous demeuriez contente dans tous vos mécontentements.
Dieu vous avait tout donné, il vous a tout ôté : qu’y a-t-il à dire, sinon : Fiat voluntas tua !
Vous vous êtes tant de fois donnée à Dieu,
et lui avez tant dit qu’il ôtât de vous ce qui n’était pas lui; maintenant il l’a
fait, il vous a enfin prise au mot, qu’y a-t-il à dire ? Il retire ses dons
sensibles; il les a retirés pour ne laisser en votre âme que Lui seul, il l’en
faut bénir et demeurer patiente et souffrante, sans regarder ce que vous avez
fait, ce que vous faites ni ce que vous ferez; mais, au lieu de tout cela,
pratiquez ce que le Bienheureux nous a dit : « Regardez Dieu et le laissez faire. »
Ah! chère Épouse de Jésus! courage, fille de
notre Bienheureux Père, consolez-vous dans la volonté de Dieu, et croyez
assurément que votre foi, votre espérance et votre amour envers Dieu sont plus
grands et plus purs en vous que jamais ils n’ont été ; niais c’est un amour de
souffrance, et général dénuement de toutes sortes de satisfactions. Demeurez
donc en cette assurance que je vous donne de la part de Dieu et du Bienheureux
qui nous a tant de fois répété que le chemin des croix est le meilleur; ainsi,
ne vous mettez plus en peine de ce que vous ne sentez rien.
La foi sans les œuvres ne peut suffire. Ce n’est
pas le sentiment de la foi ni l’espérance qui nous sauvera; niais ce seront
les œuvres appuyées sur la miséricorde de Dieu. Vous avez donc ces très chères
vertus théologales en effet, et vos œuvres le font paraître dans la fidélité
que vous avez à observer la loi de Dieu et nos règles. Faire ainsi, ma chère
fille, c’est avoir la foi de la bonne sorte, puisque les sentiments d’affection
aux vertus ne sont point en notre pouvoir, mais oui bien l’opération d’icelles;
et c’est ce que Dieu demande de vous à présent, pendant qu’il vous tient dans
cet état de générale souffrance intérieure et dans la privation de toutes
sortes de lumiè‑293res et connaissances; mais dans tout cela l’opération
des vertus est à notre pouvoir; et c’est à quoi vous vous occupez à présent,
et Dieu se contente, puisque par cette voie vous accomplissez sa très sainte
volonté; et cela suffit dans le général martyre intérieur que Dieu vous fait
souffrir. Ne regardez donc plus vos peines ni votre embrouillement, ni les
effrois et craintes que tous ces travaux vous causent, quoique vous les
sentiez si violents et effroyables. Au lieu de cela, regardez Dieu en patience et
le laissez faire, dit notre Bienheureux Père : c’est une grande leçon.
Demeurez donc ferme en pâtissant, sans réflexion sur tout ce qui se passe en
vous, laissez-en le soin à Dieu sans le regarder; c’est le sacrifice de votre
Isaac que Dieu requiert de vous, non de le sacrifier une seule fois, mais continuellement
par une perte de vous-même en lui. De sorte que vous n’avez plus à faire que de
dire de temps en temps quelques paroles vocales, surtout celle-ci qui est, et
doit être votre unique : Mon Dieu, je
remets mon esprit entre vos mains, ou bien : Mon Dieu, mon esprit est entre
vos saintes mains, je ne vois donc plus ce qui s’y passe, mais je vous en
laisse le soin, et ne veux plus prendre garde à rien qu’à vous seul. Ma lumière
est de n’en avoir point; ma joie est pour le ciel et je n’en veux plus d’autre;
ma richesse est dans la privation de tout bien sensible à l’esprit humain; ma
paix est dans la guerre; ma tranquillité est dans le brouillement; le feu de
mon amour envers mon Dieu est dans le buisson des épines piquantes qui me
transpercent de toutes parts, sans espérance d’aucune fin ni consommation de
mes travaux ; mais tous les jours ils sont plus ardents. Le feu donc brûle dans
le buisson de mon cœur environné d’épines, par la mortification et souffrance,
sans apparence d’aucun soulagement ou consommation en cette vie. Et mon
soulagement est de n’en avoir point; ma mort c’est de ne mourir point; ma
richesse est la pauvreté et nudité de la croix où mon Seigneur est mort tout nu
de consolation du 294 ciel et de la terre : voilà mon chemin, je n’en veux plus
d’autre. Mon Seigneur m’avait donné beaucoup de biens sensibles à l’esprit, il
me les a ôtés : qu’il en soit à jamais béni ! Amen.
Continuez à faire vos protestations à Dieu
trois fois le jour, et vos exercices à l’accoutumée.
Ma fille, correspondez aux desseins de Dieu
sur vous par une totale soumission de tout votre être à sa sainte volonté,
particulièrement à cheminer dans la voie qu’il vous conduit; quand vous
sentirez que votre nature y répugnera, souffrez cette peine, sans la regarder,
ni vouloir en façon quelconque la surmonter, mais tout soudain jetez-vous en
esprit aux pieds de Notre-Seigneur, et lui dites : Je suis vôtre, faites ce qu’il
vous plaira de moi. Ne retournez nullement sur vous-même pour voir ce qui vous
fait peine, ains regardez Dieu tout seul vous délaissant à sa merci, et lui
remettant le soin de toutes choses et de vous-même. Enfin, ma fille, Dieu vous
veut comme un petit enfant qui se laisse porter et gouverner à sa mère, tout
ainsi que bon lui semble ; demeurez donc en repos et toute paisible entre les
bras de ce tout bon Père Céleste, et ne retournez nullement sur vous pour
regarder ce que vous faites, ce que vous sentez, ni ce qui vous arrivera, ne
réfléchissez à chose quelcon-295que; au lieu de cela regardez Dieu tout
simplement, et trous contentez pour toute science et lumière de savoir que Dieu
est votre Dieu. Si vous suiviez le dessein de ce bon Dieu sur vous, vous
verriez renverser et bouleverser la terre et les cieux sens dessus dessous sans
que jamais vous désistassiez de le regarder, rendez-vous donc fidèle à sa
sainte volonté, et vous récréez avec vos Sœurs le plus que vous pourrez pour
observer la règle. Il faut que vous preniez cette résolution qui est de ne
point regarder au passé, au présent, ni à l’avenir, mais Dieu seul et sa
volonté par de fréquents retours de votre esprit à Lui. Quand la pensée vous
viendra que l’Institut périra, répondez fermement : Qu’il périsse ! Dieu ne m’en
a pas commis le soin... oui bien d’en observer les règles le plus fidèlement
que je pourrai.
Il me vient en mémoire ce que Notre-Seigneur
dit en l’Évangile de cette femme qui avait perdu sa drachme, elle renversa
toute sa maison pour la chercher; ainsi Notre-Seigneur ayant perdu en vous
cette première innocence et pureté il remuera tout chez vous pour la trouver.
Ne pensez jamais si vos péchés sont mortels ou véniels, car j’ai confiance que
comme vous n’avez fait aucun péché mortel, dès que vous êtes en la sainte
Religion, aussi, par ci-après, Dieu par sa grâce vous en préservera. Hé! quoi
donc, toutes les feuilles des arbres vous feront trembler? vous voulez être si
savante, et je veux que vous soyez une ignorante; qu’il vous suffise de savoir
que Dieu est votre Dieu.
Ce bon Dieu veut que vous le serviez et
serviez sans appui, sans connaissance, ains que vous demeuriez à la merci de sa
miséricorde. Pourquoi, ma fille, voulez-vous avoir une volonté, puisque Dieu
vous ôte l’usage et la liberté de la vôtre propre, et qu’il veut que vous n’ayez
que la sienne et celle de l’obéissance, en quoi, certes, il vous gratifie
incomparablement; mais il veut que vous la suiviez à l’aveugle, sans
connaissance, sans discernement, ni satisfaction ; il se faut soumettre dans
cette insoumission et impuissance de se soumettre, par un très simple regard
296 ou acquiescement, sans vouloir voir comme vous le faites, ni penser comme
vous le ferez, car c’est ce que Dieu vous soustrait et ne veut pas que vous
ayez cette lumière réfléchie, par laquelle vous désirez voir et sentir ce que
vous faites; et enfin, Dieu veut que vous ne regardiez en façon quelconque, d’une
vue arrêtée et volontaire, chose que ce soit qui se passe en vous, ni hors de
vous, et que vous n’arrêtiez votre vue qu’en lui seul.
Portez-vous grandement du côté de la
cordialité, n’ayez point peur de faiblir de ce côté-là, attendez que l’on
connaisse vos fautes, et que l’on vous reprenne; faites fidèlement ceci, et
vous verrez l’œuvre de Dieu.
Vos principales règles de conduite doivent
être : Tout ce qui n’est point Dieu n’est rien, et doit être compté pour rien.
Faire tout pour Dieu et rien contre la
dépendance totale de la conduite de sa divine Providence.
Révérer souverainement la très sainte
volonté de Dieu, et la laisser faire et défaire en vous, de vous, et de toutes
choses, ce qui lui plaira.
Ne voir que Dieu et votre bassesse et vileté
: Dieu, pour s’unir amoureusement à lui en toutes choses; votre bassesse, pour
vous humilier incessamment.
Vous reposer et confier en Dieu de toutes
choses, vous abandonnant à sa merci pour toutes, toutes.
Avoir une fidélité invariable à conserver
tout ce qui est de notre Institut par une ponctuelle observance, sans jamais vous
départir d’aucune chose écrite, pour petite ou grande qu’elle soit, sinon
lorsque la charité ou nécessité le requerra, car alors il faut quitter la
lettre pour suivre l’esprit qui m’est surtout cher et précieux.
Faire pour le prochain tout ce qui se pourra
pour sa consolation et profit spirituel.
Dieu vous fasse la grâce, ma fille, de bien
observer ces maximes. 297
Vous voulez, ma chère fille, que je vous
écrive ce que je vous ai dit plusieurs fois, je prie Dieu qu’il vous profite.
Vous devez avec une sainte générosité et
fidélité surmonter toutes vos inclinations qui vous porteront au péché, n’en
commettant aucun délibérément ni volontairement. Que s’il vous arrive le
contraire, ne vous troublez pas, mais soudain humiliez-vous devant Dieu tout
doucement, marquant cela pour vous en confesser; mais ne vous amusez point à
réfléchir dessus.
Quand vos fautes seront mêlées de doute, si
ce n’est en choses importantes, ne vous y amusez point pour les confesser, et
qu’il vous suffise de vous en abaisser devant Dieu. Si elles sont en choses
importantes, dites : Je m’accuse que je suis en doute d’avoir dit des paroles
par le mouvement de la vanité ou de l’impatience, ou ce que c’est.
Quand vous verrez d’abord que vous ne pouvez
reconnaître clairement du péché, n’examinez point, mais vous humiliez devant
Dieu avec une confiance filiale, désirant et vous résolvant de ne l’offenser
jamais à votre escient; puis cela fait n’y pensez plus.
Ne soyez point si pointilleuse autour de vos
actions; gardez-vous du mal (car il le faut) et faites le bien, et toutes vos
ac‑298tions gaiement, simplement et franchement, avec la générale
intention de plaire à Dieu seul; suivez cordialement le directoire pour vos
exercices.
Ne vous étonnez nullement de tout ce que
vous sentez ou pensez, pourvu que vous ne vous y arrêtiez pas et que vous ne
fassiez rien ensuite volontairement; ne regardez point tout cela ni aucune
chose qui se passe en vous; souffrez sans regarder ce que c’est, ni n’en
parlez, non pas même à Notre-Seigneur, auquel vous devez retourner votre esprit
tout simplement, lui disant des paroles de confiance, d’amour et d’abandonnement
de vous-même.
Si vous observez bien ce point, vous serez
claire et courte en tout ce que vous direz de vous, et c’est ce qui vous est le
plus nécessaire. Pensez et parlez peu de vous ; pensez beaucoup à Dieu, et
faites ce qui est de la règle et du directoire gaiement, et la charge que l’obéissance
vous donne sans réflexion ; ô Dieu, que vous serez heureuse !
Corrigez-vous de ces mines froides et
dédaigneuses que vous faites quelquefois, comme aussi de cette façon brusque et
active ; ne tournez point si court; tenez votre visage doux, et faites toutes
vos actions tranquillement sans vous empresser.
Or sus le dernier et principal avis que je
vous donne, ma chère fille, c’est d’entreprendre en simplicité l’observance de
ces petits enseignements, lesquels je ne vous commande point, ains vous les
conseille avec un amour maternel. Mettez-vous à les pratiquer, et ne vous
amusez point à regarder comme vous les pratiquerez ; adonnez-vous à faire et
non à regarder comme il faut faire, comme vous faites, comme vous avez fait ou
ferez. Supportez doucement les attaques des diverses pensées qui vous arrivent,
et toutes sortes de tentations, ne vous en étonnez point ; ne faites ni ne
délaissez à faire aucune chose ensuite de telles fantaisies; souffrez-les sans
les regarder, comme je vous ai déjà dit ; résignez.vous à la divine volonté qui
vous les per-299met, et vous abandonnez à son bon plaisir vous confiant en sa
miséricorde, et demeurez en paix.
Dieu vous fasse la grâce d’observer ces
choses et soit béni à jamais! Amen.
Au commencement de mon essai,
sortant de ma confession générale, après avoir bien pleuré devant notre
Bienheureuse Mère, Sa Charité me dit de ne plus m’amuser à ces enfances, que
mes larmes étaient un effet de mon amour-propre, qu’il fallait me remettre en
Dieu, et espérer tout de sa miséricorde après cela, elle me dit :
RETENEZ CES QUATRE DOCUMENTS QUE JE VOUS
DONNE :
Le premier : ne faites jamais de faute, pour
petite qu’elle soit, volontairement, je dis d’une volonté absolue, déterminée
et choisie, ne laissant d’ailleurs aucun bien à faire de ceux que vous
connaîtrez que Dieu vous demande que vous fassiez, et après, tenez votre cœur
en liberté.
Le deuxième : ne vous laissez jamais
troubler de vos manquements passés, présents et à venir; je ne veux plus que
vous en entreteniez aucune peine ni inquiétude. 300
Le troisième : humiliez-vous profondément
devant Dieu de vos moindres péchés ; remarquant que le mal est le fruit de
votre terre, comme le moindre bien que vous ferez est celui du secours de la grâce
de Notre-Seigneur. Proposez-vous, avec l’aide de cette même grâce, de faire
quelque bonne pratique de vertu, pour réparer le manquement commis.
Le quatrième : c’est la fidélité à la
présence de Dieu, et à donner à toutes vos actions l’unique fin de plaire à sa
divine Majesté.
Enfin, ma fille, humiliez-vous,
humiliez-vous, humiliez-vous; faites tout le bien que vous pouvez, évitez tout
le mal que vous connaissez, afin que vos fautes ne soient jamais que de pure
fragilité et surprise, et faites qu’elles vous humilient sans vous troubler. L’orgueil
nous fait pleurer de nous voir imparfaites, mais la vraie et humble contrition
nous fait humilier pour nous faire profiter même de nos chutes.
UNE AUTRE FOIS.
Ma fille, mortifiez fortement votre orgueil
; je suis fort aise que votre maîtresse y travaille, mais secondez-la
fidèlement. Je vous prie, pensez souvent à ces paroles de Notre-Seigneur : Sur qui reposera mon esprit, si ce n’est sur
l’humble de cœur ? Et à ces autres :
L’esprit de Dieu et celui de superbe ne s’accordent pas. II faut que l’un
ou l’autre sorte de notre âme. Hâtez-vous donc de faire sortir promptement de
votre cœur la propre estime, l’amour de votre volonté, de votre jugement, et
tout ce qui est contraire à l’esprit légitime de cette sainte vocation que vous
venez d’entreprendre.
UNE AUTRE FOIS, CETTE BIENHEUREUSE ME DIT :
Je suis fort aise que votre maîtresse vous
défende ces grandes et belles imaginations et spéculations dans vos oraisons,
parce 301 que votre esprit aime les choses qui lui donnent plus de science, de
connaissance et de lumière, que celles qui le portent à la pratique, à l’affection
du cœur et à l’amendement ; plus à la vanité qu’au désir de devenir humble.
Voici donc comme vous devez faire, par
exemple : vous prenez, pour sujet de votre méditation, la flagellation de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Ne vous représentez point un beau jeune homme, avec plusieurs
bourreaux autour de lui pour le flageller ; mais mettez-vous en la présence de
Dieu, et après la première préparation, sans vous rien imaginer, pensez tout
simplement que Notre-Seigneur, tout innocent, a voulu souffrir l’ignominie de
la flagellation, souffrant pour votre amour cet horrible tourment, et
là-dessus, entretenez-vous avec sa bonté, en lui disant : Mon Seigneur et mon
Dieu, c’est à cette heure que j’apprends que vous êtes humble et doux de cœur;
goûtez eu silence ces paroles, et après, prononcez celles-ci tout doucement :
O que vous avez souffert pour moi, mon Sauveur ! je le sais, et comme la
foi me l’apprend, je ne veux autre connaissance que celle qu’elle me donne.
Vous vous êtes toujours humilié, et je me veux toujours élever! O innocent et
humble Jésus, confondez ma superbe ! vous souffrez pour moi, je me laisserai
châtier pour vous de mes fautes sans m’excuser!
Voilà, ma fille, comme il faut que vous
fassiez, et vous ferez une oraison de cœur et de volonté, et non pas une d’entendement
et de vanité.
UNE AUTRE FOIS, ELLE ME DIT :
Ma fille, ne vous déferez-vous jamais de
cette grande activité d’esprit? Je sais bien que, puisque c’est une inclination
naturelle, vous aurez de la peine de vous en défaire, mais je sais aussi que,
si vous étiez fidèle, vous ne seriez plus si bouillante. Vous avez cent choses
contre la modestie religieuse : vous 302 tenez la tète penchée, comme pour en
paraître plus dévote ; vous marquez tout ce que vous dites par des gestes ;
vous allez d’un pas tout à fait mondain ; vous faites un certain petit tour de
l’épaule lorsque vous faites vos enclins; tout cela sent la fille du monde.
Enfin, vous avez bien des choses à réformer en vous pour prendre la gravité et
bienséance religieuses. Lisez souvent la constitution de la Modestie, faites
souvent des demandes à votre maîtresse sur cette vertu, et ayez incessamment au
cœur ces paroles de l’Apôtre : Que votre
modestie soit connue de tout le monde, et cela parce que le Seigneur est
présent, dont l’œil divin voit l’extérieur et pénètre l’intérieur.
UNE AUTRE FOIS :
Ma fille, soyez plus soigneuse de vous
surmonter ce mois, que vous ne l’avez fait, le passé, et surtout soyez fidèle
au défi de l’humilité, que votre maîtresse vous a donné il vous est fort
nécessaire. Mais pour acquérir l’humilité, il vous faut travailler, et ne pas
vous croiser les bras. Il ne faut pas laisser perdre une occasion de vous
humilier; il faut vous connaître et vouloir être connue des autres pour
inutile, ignorante, et indigne d’être employée à rien de bon. Aimez que chacun
se mêle de vous connaître et corriger vos défauts, que tout le monde ait
confiance de vous dire ses pensées sur votre conduite et sur vos manquements.
Il faut ne vous préférer à qui que ce soit, recevoir tout le pire de la maison
avec joie, étant bien aise que les autres soient mieux que vous, et faites-vous
toujours accroire que vous êtes mieux encore que vous ne méritez. Soyez
satisfaite de ne vous voir ni aimée, ni caressée de vos supérieures, supportez
doucement d’être incessamment rebutée, méprisée, humiliée, mortifiée, employée
aux choses basses, et lorsqu’on vous traitera de la sorte, gardez-vous de penser
que c’est pour éprouver votre vertu, mais persuadez-303vous bien que c’est un
châtiment autant juste que doux, à cause qu’on a égard à votre faiblesse. Ne
parlez plus de ce que vous avez lu, vu, et su au monde, ni de vos parents.
Enfin, ma fille, si vous voulez être humble, il vous faut tenir en la maison,
comme une personne indigne d’y être. Respectez fort nos Sœurs, et vous
reconnaissez leur petite servante ; estimez leur société et leur vertu. Allez
en paix, ma fille.
UNE AUTRE FOIS :
La fin de l’année de votre probation s’approche,
ma fille. On ne vous a rien caché de tout ce qui est de l’Institut, et l’on
vous a souvent dit, qu’entreprenant cette vocation, l’on entreprend aussi de ne
plus vivre à soi, pour soi, ni par soi. Il faut que vous pensiez que votre
vocation vous oblige d’aspirer et de tendre à la fin de la perfection de cet
Institut, et que cette perfection est toute contraire aux lois et aux
sentiments de la chair; sondez votre cœur pour voir s’il est bien résolu d’entreprendre,
.de ruiner ainsi tout ce que vous êtes, et d’anéantir tout ce qui est contraire
à cette haute perfection, dont la Congrégation fait profession. Demandez la
sainte lumière du divin Esprit pour bien connaître les volontés de Dieu sur
votre âme.
Je ne doute point que votre appel à la
religion ne soit très bon et très singulier. Je ne laisse pas de me sentir
obligée de vous faire bien connaître ce que c’est que vous entreprenez, et l’importance
qu’il y a de ne point vivre négligemment au service de Dieu, et que notre manière
de vie requiert un courage fort et généreux, qui prenne fortement l’avantage
sur tout ce qui est de la nature, pour faire régner en nous la grâce. Je suis
fort résolue de ne point permettre la réception d’aucune fille qui n’ait cette
disposition. Ma fille, éprouvez-vous donc bien vous-même; accoutumez-vous à
rompre vos volontés aux choses même indifférentes, à obéir à toutes vos Sœurs
indifféremment, 304 simplement à l’aveugle, à souffrir toutes les peines qui se
présenteront dans votre poursuite, et enfin, examinez bien tout ce que vous
devez désormais pratiquer. Si une fois vous pouvez vous oublier vous-même, et
vous dévouer corps et âme à faire le bien, j’espère que Dieu par sa grâce vous
rendra une bonne religieuse, puisque je suis sûre que Dieu ne vous manquera
jamais de sa lumière et de ses bénédictions, pourvu que vous ne manquiez pas de
coopérer à sa grâce; mais, ma fille, je vous assure que les desseins de Dieu
sur vous sont tels, que si vous ne travaillez pour arriver au plus haut de la
perfection, vous serez la plus chétive religieuse qui soit au monde.
LE MATIN QU’ON ME PROPOSA AU CHAPITRE, POUR
MA PROFESSION,
CETTE BIENHEUREUSE ME DIT :
Ma fille, je veux m’assurer encore une fois,
en quelle disposition est votre cœur, pour vous donner mon suffrage comme les
autres. Vous savez que vous m’êtes fort chère, parce que vous êtes nièce de mon
fils de Toulonjon, que j’aime et estime fort, et pour plusieurs autres raisons,
et surtout parce que j’aime votre âme, voyant le soin particulier que Notre-Seigneur
en a pris, mais, malgré tout cela, je ne voudrais pas dire un mot en votre
faveur contraire à ma conscience. Lorsque je reçois une fille, je me mets
particulièrement en la présence de Dieu, j’invoque son secours, et je fais
simplement, dans une entière droiture, ce qu’il m’inspire, à la vue de sa
divine Majesté. Voyant votre cœur, qui aime le bien de sa vocation, qui désire
de se perfectionner, et qui, grâce à Dieu, a été si bien appelé à son service,
je ne saurais vous refuser ma voix et de parler pour vous. Toutefois, les Sœurs
agissent selon les vues que Dieu leur donne priez sa bonté de les bien
inspirer, affermissez vos bonnes résolutions, et j’espère que le ciel vous
bénira. 305
Au sortir du chapitre, cette
Bienheureuse me vint trouver, et me dit si j’étais bien disposée à tout ce que
la divine Providence ordonnerait de moi, et ensuite fit semblant que les Sœurs
ne me trouvaient du tout point propre pour notre manière de vie, m’ordonna de
me laisser au soin de Dieu, et me fit faire un acte d’abandon en ces
termes :
Mon Dieu, je suis prête à quitter non seulement
cette Congrégation pour retourner au monde, mais je quitterais le ciel, si tel
était votre bon plaisir, et serais prête de descendre aux enfers, si votre même
bon plaisir s’y trouvait plus grand; et me fit dire plusieurs autres choses
fort belles, m’assurant qu’il faut commencer avec ardeur ce que nous croyons
être de la volonté de Dieu, et le laisser avec tranquillité, lorsque cette
volonté adorable le veut. Elle pleura avec moi tendrement, et m’envoya ensuite
devant le Saint-Sacrement pour me consoler, me disant qu’elle ne savait point
de meilleur remède que celui-là pour apaiser une âme affligée qui aime Dieu,
que de s’y tenir dans la posture d’une petite servante, humble et soumise, et m’ordonna
de lui dire : Mon unique consolation, ne me délaissez point. Vous m’aviez donné
le désir de vous servir, vous m’en ôtez le moyen, soyez béni à jamais de votre
pauvre créature.
LORSQUE J’ÉTAIS EN SOLITUDE POUR LA
PROFESSION, JE LA PRIAI DE ME
PARLER SUR LES VŒUX, ELLE ME RÉPONDIT CE QUI SUIT :
Je veux bien, ma fille, vous expliquer
courtement vos vœux faisant celui d’Obéissance,
vous vous obligez de la garder, selon que la constitution troisième le
commande; obéissant de volonté et de jugement à toutes sortes de supérieures
quelles qu’elles soient, et quoiqu’elles vous commandent, qui ne sera pas
péché.
Faisant vœu de Pauvreté, vous quittez toutes choses pour le mettre en commun, et
même votre propre corps, qui ne sera 306 plus vôtre désormais, niais à la
Congrégation, qui le pourra employer à tout ce qu’elle jugera, sans qu’il vous
soit loisible d’y résister. Ce vœu s’étend encore plus loin, et sa perfection
ne requiert pas seulement que vous n’ayez rien en propre, mais que vous ne
vouliez rien que ce qui vous sera donné, et que vous sentiez de la joie lorsque
quelque chose nécessaire vous manquera; que vous ne choisissiez jamais le
meilleur, mais que vous désiriez le moindre, et que vous le preniez lorsqu’il
vous sera permis. Il passe plus avant encore, ce sacré vœu, et requiert que nos
biens spirituels mêmes soient en commun, et que notre amour soit égal et
universel pour toutes, tant que faire se peut. Enfin, ma fille, pour être une
vraie pauvre de cœur et d’esprit, il vous faut tenir comme une pauvre au
monastère, laquelle serait comme dans la maison d’un grand seigneur, ou comme
une vraie mendiante à la porte d’un prince, recevant avec actions de grâce tout
ce qui vous sera donné, vous tenant humble et petite à vos yeux, confessant
toujours de n’avoir aucun mérite pour être associée à une si sainte communauté.
Pour le vœu de Chasteté; vous savez ce que la constitution en dit si expressément,
que je n’y peux rien ajouter. Comment sentez-vous que Dieu épouse votre âme? Ma
fille, ce grand Dieu l’épousa par le saint baptême, cette chère âme, mais
lorsque nous nous privons volontairement des noces séculières, afin de prendre
Jésus-Christ pour notre Époux, il se fait une union si intime de grâce entre
Dieu et notre âme, qu’il ne se peut expliquer en terre comme ce mariage sacré
se fait, mais ce sera au ciel, où la jouissance entière nous sera donnée de ce
souverain amour, que ces noces sacrées seront perfectionnées par les ineffables
embrassements de ce divin Époux.
Vous devez désormais avoir du respect pour
vous-même, à cause de la dignité que vous possédez, d’épouse d’un si grand et
adorable Monarque ; pour n’en dégénérer jamais, renoncez 307 fortement à toutes
sortes d’affections et d’inclinations naturelles. Votre cœur est le lit et le
cabinet où cet Époux repose, tâchez de le tenir bien orné et bien pur; que tout
votre amour soit employé à l’aimer; mettez tout votre soin à lui plaire, et que
toutes vos forces soient occupées à son service. Suivez fidèle-. ment ses
attraits, vous le trouverez toujours en vous-même tenez-vous près de Lui sans
désirer autre chose, et sans le chercher ailleurs. Préparez-vous à faire votre
oblation avec le plus d’amour que vous pourrez ; consacrez-vous souvent à Dieu,
vous immolant tout entière sur l’autel sacré de son bon plaisir; donnez-lui
cent fois le jour toutes vos inclinations et invoquez souvent son aide. Je le
prierai fort que ce sacrifice lui soit agréable et pour sa gloire.
AVANT QUE JE FISSE LES VŒUX, ELLE ME DIT :
Allez courageusement, ma fille, vous donner
tout à Dieu pour jamais. Faites votre sacrifice absolu, afin que vous ne soyez
plus à vous-même. Souvenez-vous, ajouta-t-elle, d’honorer les liens qui vous
attachent à l’Église, comme son humble fille ; aux princes souverains, comme
leur sujette; à la Congrégation, comme un membre qu’on a bien voulu recevoir;
et à moi -même, comme à votre mère qui tient, par la pure volonté de Dieu, la
place de celle qui vous a donné le jour. J’accompagnerai votre sacrifice de
toutes mes faibles prières, et je demanderai à Celui, pour l’amour duquel vous
allez vous sacrifier, que vous soyez au nombre de ses épouses fidèles, qui
gardent à ce divin Époux les vœux fidèlement.
APRÈS LA PROFESSION, DANS MA PREMIÈRE
REDDITION DE COMPTE :
Ma fille, me dit-elle, vous avez promis à
Dieu de grandes choses ; mais il vous en a promis d’incomparablement plus
grandes. Rendez-lui fidèlement vos vœux, et sa divine bonté ne vous abandonnera
jamais. Il demande de vous la fidélité en 308 tout et, partout, et, si je l’ose
dire, une vertu au-dessus du commun. Après la voix de votre Époux, la mienne ne
mérite pas d’être écoutée. Je vous avoue, néanmoins, que je serais extrêmement
mortifiée, si je vous voyais vous contenter d’une vertu médiocre. Que vos bons
propos soient pour vous une chaîne de diamants, que rien au monde ne puisse
rompre, et pour vous rendre cette fidélité aisée, ne vous répandez au dehors qu’autant
que la charité et l’obéissance souffriront que vous y paraissiez.
La présence de Dieu doit faire maintenant la
principale, et, pour ainsi dire, votre unique occupation. Cependant, quelque
occupé e que l’on soit de cette divine présence, j’approuve fort que l’on fasse
les trois actes suivants à la sainte messe déclarez humblement vos péchés avec
le prêtre, quand il dit le Coqiteor, vous avouant criminelle devant Dieu;
offrez-vous au Père Éternel, en la compagnie de son cher Fils, lorsqu’il daigne
se montrer au peuple entre les mains de son ministre et quand celui-ci sera sur
le point de consommer les divines espèces, abandonnez-vous à l’ardeur de votre
cœur, soit que vous participiez réellement, ou par désir, à ce sacrement
adorable.
PENDANT MA PREMIÈRE RETRAITE APRÈS LA
PROFESSION :
Je suis pressée de louer Dieu, voyant le
soin qu’il a pris de votre âme, et j’admire sa Providence de vous avoir donné
cette vocation par des moyens si particuliers. Il vous reste de correspondre
fidèlement à ce bon Dieu, et qu’il n’y ait jour de votre vie, où votre cœur ne
lui donne des marques de sa reconnaissance. Vous satisferez à ce juste devoir,
si vous portez toujours votre âme en vos mains, en ne faisant rien qui ne parte
d’un principe de vertu, et qui ne contribue à la gloire de votre Époux autant
qu’à votre perfection. C’est dans cette disposition intérieure que vous
trouverez le moyen de si bien composer votre 309 extérieur, qu’il n’y ait rien
en vous qui ne respire la sainteté. Nos constitutions, que vous lisez
très-souvent, vous serviront de modèle, et vous n’avez, ma fille, qu’à vous
former là-dessus. Que votre condescendance pour vos Sœurs ne tienne en rien de
cette civilité apparente et affectée, dont on use dans le monde, qui n’exclut
pas l’orgueil secret, par lequel on se préfère bien souvent aux personnes qu’on
semble vouloir honorer; qu’elle soit plutôt un effet de l’estime et de la
charité que vous avez pour elles ; qu’elle soit gaie et sans contrainte, qu’elle
gagne leurs cœurs, les obligeant de vous aimer réciproquement.
LA DERNIÈRE FOIS QUE JE LA VIS AVANT SON
DÉPART :
Ce serait avoir fait une grande sottise, d’avoir
quitté tous vos parents, tout ce que vous aimiez au monde, pour vous attacher à
une créature méprisez toutes ces petites tendresses pour ne vouloir que le
divin bon plaisir. Tenez-vous dans vos oraisons toujours plus simplement à la
vue de Dieu, clans une profonde révérence. L’âme qui a trouvé Dieu ne doit rien
chercher davantage. Vous avez l’esprit fécond, et Dieu ne veut de vous que
simplicité sans multiplicité.
Je regarde l’amitié que j’ai eue pour vous,
dès votre entrée à la Visitation, comme un sentiment inspiré de Dieu. Continuez,
ma bien chère Sœur, continuez. Outre la récompense que Dieu vous destine dans l’autre
monde, il vous fera trouver dans celui-ci une paix inaltérable, dans les
événements mêmes les plus crucifiants auxquels vous devez vous attendre, comme
étant le partage des enfants de Dieu et les marques assurées de son amour. 310
VIVE Jésus!
Ma très chère fille, votre bonté vous fait
désirer ce que ma confiance vous dira tout confidemment et simplement, comme il
plaira à Notre-Seigneur me le donner : premièrement, ma chère fille, tenez
toujours votre chère âme en paix et en joie, par le moyen de la fidélité à l’oraison,
au saint recueillement, et de l’observance; ayez un grand amour aux filles et
les supportez avec une extrême douceur, sans toutefois leur souffrir aucun
relâchement, mais reprenez-les toujours et les portez à leur devoir avec cet
esprit de douceur et cordialité, leur témoignant que c’est par le désir de
leur bien ; et gardez bien de laisser échapper jamais des paroles piquantes de
reproches, et enfin que vos paroles soient toujours fort religieuses et
assaisonnées de discrétion et dévotion; ne faites pas de fréquentes ni rudes
répréhensions pour de légers manquements, surtout quand ils sont de chose
temporelle, comme 'rompre, casser, et semblables lourdises, tant qu’il se
pourra.
Ne vous laissez pas préoccuper par vos
sentiments, et encore moins dominer, tant pour le bien de votre âme et de votre
santé que pour l’édification de nos Sœurs ; surtout ayez soin de bien cultiver
leur intérieur et de les fort porter à l’oraison, au recueillement, et à la
mortification de leurs passions et inclinations, et qu’elles pratiquent
fidèlement ce que le directoire 311 enseigne : de faire tout pour Dieu et recevoir
de sa sainte main tout ce qui leur arrive, car la grande pratique de la
Visitation c’est de dépendre de la divine Providence et de se conformer en tout
à la sainte volonté de Dieu ; ne dispensez guère les filles des communautés et
ne les laissez attacher aux choses extérieures, ne les laissant surcharger, ni
ne les surchargeant de trop de besogne ou de travail.
Que le principal soin soit de plaire à Dieu
et de bien observer les règles. Assistez aux communautés tant que vous pourrez,
et quand vous vous trouverez mal, ne permettez pas aux filles de les perdre
[les exercices] autour de vous, sinon celle qui sera requise à votre service et
soulagement.
Ayez un grand soin des malades : ce soin est
important, comme aussi que vous preniez franchement vos nécessités, vous
laissant gouverner pour cela à ma sœur Marie-Augustine, à qui nous commettons
le soin de votre chère personne, sans permettre les amusements et
empressements des filles. Ayez l’œil sur toute la maison, mais laissez une
sainte liberté aux officières d’agir eu leur charge selon la règle.
Faites que les affaires et les livres des
comptes s’écrivent et se fassent exactement selon les règlements. Je vous dis pêle-mêle
tout ce qui me vient en pensée, par la très grande affection de votre bien
pour la gloire de Dieu.
J’ai su qu’autrefois l’on a été libre
là-dedans à donner à manger aux gens de dehors; il faut être fort retenue à
cela, et ne permettre aux filles de dire les nouvelles du monde et de famille
aux récréations, qu’il leur faut laisser faire gaiement. Il ne faut point faire
de répréhension que dans la nécessité, comme dit notre sainte règle, laquelle
nous enseigne parfaitement tout ce qui est nécessaire pour la bonne conduite
de la supérieure au bonheur de sa maison.
Donnez une entière confiance aux filles de
vous ouvrir leur cœur, et quelque chose qu’elles vous puissent dire, ne témoi‑312gnez
jamais de l’étonnement, mais confortez-les toujours et les renvoyez consolées,
encouragées au bien. Si elles vous disent quelques mauvaises pensées qui leur
viennent contre vous, témoignez-leur de la gratitude, de la confiance qu’elles
vous témoignent en cela, et leurs dites qu’elles ne s’en mettent pas en peine,
mais qu’elles les méprisent et ne s’y amusent pas.
Voilà,
ma très chère fille, ce que votre bon cœur tire du mien qui vous chérit
avec la plus cordiale et sincère affection, et avec une entière confiance ;
allez joyeuse et courageuse où Dieu vous appelle ; je supplie sa Bonté vous
tenir en sa divine protection, et vous combler de son très pur amour.
Je suis, et de cœur, votre chère et
bien-aimée sœur.
Ma très chère fille, je vous recommande de
tout mon cœur votre très chère compagne; que votre cœur lui soit toujours bon
et confiant, afin qu’elle vive en consolation.
Votre très humble et indigne sœur et
servante en NotreSeigneur.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, De la
Visitation Sainte-Marie. 313
PENDANT SON NOVICIAT
Ma très chère fille, je vous dis que vous
devez vous déterminer d’être absolument à Dieu ; et pour cela, résolvez-vous
fermement de retrancher à votre langue toute parole piquante, vaine, et qui
tant soit peu tende à votre louange, ou à celle de vos parents. Acceptez avec
un bas sentiment de vous-même toutes les occasions d’humiliation qui vous
arriveront; vous les devez tenir précieuses, si vous aspirez à la perfection,
car jamais vous n’y parviendrez que par cette voie, je vous le dis hardiment.
Travaillez donc à cette sainte besogne courageusement et fidèlement; amassez
toutes les facultés de votre esprit autour de Notre-Seigneur, afin que vous
receviez de sa bonté la lumière et la force pour bien faire cette besogne;
quand vous l’aurez achevée, nous vous en donnerons une autre. Dieu soit béni!
AVANT SON DÉPART POUR LA FONDATION DE
MONTPELLIER
Dieu vous destine à une grande œuvre, ma
très-chère fille, pour l’exécution de laquelle vous devez prendre un grand
courage et vous armer de la force de Dieu, en jetant en lui tout votre soin par
une absolue et très ferme confiance, vous appuyant fortement en son amour et en
la conduite de sa paternelle Pro-314vidence. Tenez-vous en la main de sa divine
volonté comme un instrument inutile et imbécile duquel sa sagesse ne laissera
de faire de beaux et bons ouvrages, mais soyez sur vos gardes afin que jamais
vous n’en receviez aucune complaisance ou satisfaction vaille; niais rendez-en
à Dieu la louange et toute la gloire, car aussi à lui seul elle est due pour
toutes sortes de biens, ayant dit de sa bouche sacrée, que nous ne pouvons rien sans lui.
Ne vous étonnez nullement s’il vous arrive
des contradictions à votre établissement, ni au progrès de ce saint œuvre, car
Dieu veut que ses affaires se fassent parmi plusieurs difficultés, afin que
quand toutes choses sont accrochées selon la prudence humaine, il fasse reluire
sa sagesse et sentir la promptitude de son secours paternel.
Peut-être aurez-vous quelques nécessités
temporelles, ce que je ne crois pas; mais si elles arrivent ;réjouissez-vous
saintement et tenez cela à grand bonheur, tâchant de faire valoir l’occasion
pour la pratique de la sainte pauvreté, et donner des preuves de votre entière
et ferme foi et confiance filiale en Dieu, et ne doutez point, car le secours
viendra à point nommé, mais attendez-le en patience, sans laisser nullement
ébranler votre espérance.
Je supplie le divin Sauveur de vous tenir de
sa main paternelle, et de vous appuyer, conduire, éclairer et soutenir de sa
main puissante, suavement et fortement en toutes vos nécessités et actions, et
vous combler de son saint et pur amour, et toutes les âmes qu’il rangera sous
votre conduite. Je crois que vous ne m’oublierez jamais devant sa bonté : je
ferai le même et vous tiendrai toujours chèrement au milieu de mon cœur comme
ma très-chère et bien-aimée fille, à qui je suis entièrement en Notre-Seigneur,
qu’il soit béni ! Amen.
SŒUR JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT.
Je vous dis encore ce mot, ma très chère
fille aimez cor-315dialement vos Sœurs qui vont avec vous, soyez toute leur
joie et consolation en Dieu traitez avec elles franchement, naïvement,
confidemment et à la bonne foi, et les tenez fort unies à vous, et vous à
elles; dites-leur tout simplement et naïvement ce que vous jugerez être
très-utile à leur bien, cela les obligera, vous emmènerez de bonnes Sœurs qui n’ont
aucune prétention que de bien faire et vous obéir sincèrement, soyez-leur bien
bonne mère, je vous en supplie, ma très chère fille, afin qu’elles vivent avec
grand contentement avec vous et en leur vocation toutes vous aiment grandement
et veulent vivre en parfaite union, surtout l’assistante le témoigne :
faites-lui de même, car vraiment je trouve que c’est une bonne et vertueuse
religieuse qui vous aidera bien ; elle n’a nulle prétention que de bien servir
Dieu et faire l’obéissance.
[…]
Ma très chère Sœur, vous désirez que je vous
dise quelque point qui me semble plus propre pour la conduite de la charge que
Dieu vous a remise. Je le ferai, si sa bonté me daigne inspirer et ne tiendrai
point d’ordre, ains je vous dirai pêle-mêle ce que je rencontrerai, et qui me
tombera dans l’esprit.
La première chose qui me vient, c’est que
vous vous attachiez invariablement à l’observance des règles et constitutions,
parce que c’est la volonté de Dieu que les choses d’obligation doivent marcher
les premières; et où la règle sera courte et ne vous instruira pas assez, comme
il arrive en plusieurs occasions, regardez en Dieu ce qu’il vous semblera le
mieux, et faites-le avec une franche humilité. Les choses qu’il faut communiquer
aux Sœurs selon la règle, il le faut faire; et je vous dis que tant qu’il vous
sera possible, vous fassiez toutes choses avec l’agrément des Sœurs, conférant
avec elles amiablement; voire suivant, tant qu’il se pourra, leur sentiment, afin
de nourrir la sainte confiance et cordialité; si ce point est bien pratiqué,
il apportera la paix et bénédiction. Je n’entends pas pourtant détruire la
sainte liberté et autorité de la supérieure, et que, quand il sera requis, elle
ne doive tout tirer après elle. Souvenez-vous alors, ma très chère Sœur, de le
faire doucement, tirant les volontés par raison, voire même, louant leurs
opinions, en leur faisant voir néanmoins que la vôtre est la 318 meilleure, et
tout cela suavement, et non mélancoliquement ni impérieusement.
Quand les Sœurs seront malades ou
travaillées de quelque infirmité spirituelle ou corporelle, témoignez-leur une
extrême charité et douceur; voire, encore qu’elles témoignassent une trop
grande tendreté ou quelque autre imperfection, ne faites pas semblant alors de
les connaître, et leur faites donner et prendre tous les soulagements qu’il
sera requis, s’il se peut; mais, après qu’elles seront hors de peine,
découvrez-leur amiablement leurs défauts, en sorte qu’elles les connaissent et
reconnaissent avec une douce et tranquille humilité : puis, encouragez-les si
cordialement, qu’elles s’en aillent toutes guéries et détrempées en la douceur
de votre amour maternel.
Enquérez-vous quelquefois si elles n’ont
point de nécessité, si elles sont bien vêtues, et semblables choses, pourvoyant
à leurs besoins; voyant aussi quelquefois leurs matelas et leurs tours de lit,
pour voir s’ils sont bons. Vous ne sauriez croire combien ce soin gagnera leurs
cœurs, et les affranchira des soins superflus d’elles-mêmes, qui est un des
grands moyens d’avancement que je sache.
Il viendra tant de bien de la pratique de ce
petit avertissement aux âmes, ainsi que je l’espère de la bonté de
Notre-Seigneur, que vous en serez toute consolée; et j’y ajoute que, encore que
pour votre infirmité on vous donne quelque chose de particulier, comme on fait
aux autres infirmes, néanmoins, vous vous fassiez donner des viandes de la
communauté, et en mangiez pour savoir comme on traite vos Sœurs.
Témoignez toujours aux Sœurs de la gratitude
des petits soins et affections qu’elles témoignent pour vous, sans leur
permettre néanmoins de l’empressement pour cela, ni qu’elles excèdent en ce qui
sera de la nécessité ou utilité importante, soit en santé, ou lorsque vous
serez malade; mais ressouvenez-vous de régler cela, s’il est requis, sans
opiniâtreté ni séche-319resse, ains suavement, en sorte qu’elles en demeurent
plus édifiées que mortifiées.
L’avis que la règle et les constitutions
donnent à la supérieure de se faire plus
aimer que redouter, doit être toujours devant vos yeux. Quand vous aurez
les cœurs de vos Sœurs, vous les gouvernerez comme vous voudrez, et les
tiendrez facilement unies à vous et entre elles, qui est la bénédiction des
bénédictions pour les monastères, et qui a toujours régné parmi nous.
Qu’elles n’aient autre amie que vous. Qu’elles
trouvent en vous un soin et une douceur maternels, une franchise et une
confiance de sœur, une familiarité et secret de fidèle amie, leur communiquant
même quelquefois, comme par réciproque confiance, quelque chose de votre cœur.
O le grand moyen, ce me semble, pour tenir les cœurs ouverts et contents, que
celui-ci ce sera leur faire trouver en vous tout ce qu’elles auront laissé au
monde, car enfin notre nature a besoin de ce soulagement, et ne peut durer sans
aimer. Si les Sœurs ne vous ont pas un amour spécial et de confiance, elles
auront des amitiés particulières, qui sont la peste de la religion. Bref, ayez
grand soin de tenir leur esprit content et joyeux ; c’est l’avis que le grand
père Suffren m’a donné une fois.
Ayez grand soin de la pureté des âmes,
retranchant' aux Sœurs toute occasion de péché, leur laissant jouir de la
liberté de communiquer leur âme, comme la règle ordonne; gardez-vous bien de
témoigner en cela aucune répugnance, ni que vous connaissez qu’elles manquent
de confiance; non, jamais ne leur donnez occasion de penser cela.
En vos corrections, soyez vive et pénétrante
contre le mal, mais cordiale et charitable à l’endroit de la défaillante,
tâchant d’anéantir le mal, le méprisant, et châtiant quand il sera requis, en
soulageant, excusant et encourageant la coupable, vous plaignant avec elle de
notre misère et faiblesse; par ce moyen, vous 320 lui ferez haïr le péché et
aimer votre douceur. Pour pratiquer utilement ce point des corrections, il faut
se tenir proche de Notre-Seigneur; car lui seul nous le peut apprendre, y ayant
peu de règles pour cela que la charité et discrétion que Dieu donnera
infailliblement à celles qui, pour la seule obéissance à sa divine volonté, se
sont laissé charger du pesant poids de la supériorité, et qui mettront toute
leur confiance en sa divine protection et en la vérité infaillible de ses
promesses.
Ne vous troublez jamais, encore que vous ne
voyiez l’avancement spirituel qu’il serait requis; mais redoublez vos prières,
votre confiance, votre fidélité à l’observance, votre patience et support ; car
sachez que c’est à vous de cultiver par ces moyens, mais que la croissance
vient de Dieu. Faisant donc tout ce qu’il vous sera possible et de votre
devoir, avec grande fidélité et courage, sans jamais vous laisser abattre,
demeurez paisible et soumise sous le bon plaisir de Dieu, vous contentant des
fruits qu’il vous donnera.
Ne donnez point de nouvelles lois à vos
Sœurs, ne multipliez point les ordonnances, mais encouragez-les à porter
joyeusement celles de la loi de Dieu avant toutes choses, dit la sainte règle,
et celles dont elles se sont volontairement chargées pour le seul amour de
Jésus-Christ, notre doux Seigneur et Maître.
Ressouvenez-vous de ce que tant de fois je
vous ai dit, qu’en toutes leurs difficultés vous leur recommandiez de regarder
ce divin Sauveur en ses travaux, afin que, par ce moyen, elles soient
éclairées, fortifiées et encouragées à une sainte imitation. L’âme aura peu ou
point d’amour, qui ne trouvera sa charge légère en comparaison de celle que
notre Sauveur a portée pour elle; je trouve ce moyen puissant, incomparable,
doux et suave.
Persévérez d’user plutôt de prières que de
commandement, sinon quand la nécessité le requerra : la règle l’enseigne excel‑321lemment
à la supérieure. Usez bien de cette douceur, surtout envers les faibles; et,
encore qu’elles ne vous disent que des inutilités, oyez-les avec patience, les
conduisant peu à peu à leur perfection. C’est un avis d’importance que cette
patience ; car encore que l’on ne voie pas le profit tout à coup, ni même de
longtemps, jamais il ne faut cesser pour cela, ni se lasser de cultiver ces
chères âmes, ainsi que dit notre règle. De quelques-unes vous recevrez
promptement de la consolation, selon qu’il plaira à Notre-Seigneur de les
aider, et à celles-là il faut donner des occasions d’avancer et même de
mériter, tâchant de connaître en chacune l’attrait de Dieu, afin de le leur
faire suivre. Je vous dis derechef, ne vous ennuyez jamais de la tardiveté des
Sœurs, ni de les supporter et attendre : gardez de témoigner aucun mécontentement
d’elles ni aucun dégoût à qui que ce soit, sinon à ceux à qui vous en devez
parler en toute confiance. Quand elles vous auraient fait ou dit plus d’offenses
qu’il ne se peut penser, au nom de Dieu, aucun ressentiment ni aucune plainte.
Faites-le même si leurs parents vous donnent quelque sujet de mécontentement,
et lorsqu’ils seront dans l’affliction, ayez soin de faire fort prier pour
eux. Vous ne sauriez croire combien cela contentera et gagnera le cœur de vos Sœurs.
Tenez-vous fort grandement égale envers
chacune et ce qui leur appartient; tâchez de vous accommoder avec foutes, et
vous souvenez de la maxime de notre Père, qui s’accommodait aux humeurs de tous
et ne voulait qu’aucun s’accommodât à la sienne.
N’ayez point d’inclination particulière qui
paraisse trop, comme serait d’affectionner l’entretien ou les sermons mêmes de
quelque particulier.
Je vais finir par où j’ai commencé, qui est
la recommandation de l’observance ponctuelle. Vous trouverez tout dans les
Règles et Constitutions, dans les Directoires et Coutumes, et 322 dans les
Entretiens de Monseigneur. Nourrissez-vous bien de cette viande ; prenez tout
le temps que vous pourrez pour étudier là-dedans et dans les livres du père
Balthazar Alvarez. Le père Rodriguez et la Vie de la bonne sœur Marie de l’Incarnation
vous fourniront aussi plusieurs points et utiles documents pour votre charge.
Mais Notre-Seigneur, par-dessus tout, vous tiendra toujours de sa main
paternelle et vous conduira en toutes vos actions ; il faut avoir cette
parfaite confiance. C’est lui qui vous impose cette charge, et par conséquent
il s’oblige de vous fournir tout ce qui sera nécessaire pour vous en bien
acquitter. Jetez tout votre soin en lui; ne soyez attentive qu’à lui plaire, et
tout le reste suivra ; je dis tout, tant ce qui regarde votre perfection que
celle des autres. Regardez toutes choses en lui. Vous savez qu’un des grands
moyens de lui plaire est la pratique de ces deux chères vertus, et qu’elles
sont aussi le vrai et propre esprit de cet Institut. Rendez-vous donc douce,
suave, cordiale, franche et bonne envers toutes, humble, petite et basse devant
ce Souverain, humble, dépendant totalement de son bon plaisir, et ne
recherchant en tout que sa gloire. Quand donc il lui plaira de se glorifier en
votre abjection et en celle de l’Institut, par les mépris et avilissements que
l’on en fera, et par toutes sortes de calomnies et de ravalements qui pourront
venir, aimez et embrassez chèrement ces occasions comme des moyens de vraie
imitation de notre doux Maître, et aussi comme choses conformes à notre
petitesse et bassesse. Ceci, ma très chère Sœur, est le vrai esprit de nos
Règles. Inculquez-le et gravez, tant qu’il vous sera possible, dans l’esprit de
nos très chères Sœurs l’amour du mépris, afin qu’elles ne veuillent point
paraître ni être estimées, mais qu’elles soient fidèles observatrices de notre
profession, ne voulant d’autre gloire que celle de notre doux Sauveur, et de
rechercher en tout sa sainte volonté pour l’accomplir. Je vous dis derechef que
ce doit être notre vrai esprit, et que celle qui ne l’aimera pas
effecti-323vement, par la pratique, ne se peut point dire fille de la Visitation,
ni héritière de l’esprit du grand saint Augustin, ni de celui de notre
très-digne Père et Instituteur
Allez courageusement, ma très chère fille,
où la souveraine Volonté vous tire et appelle; faites fidèlement la chose à
quoi vous êtes appelée. Soyez humble, mais pleine de confiance en Celui qui
vous emploie ; dépendez absolument de son gouvernement et de sa divine
Providence. Ne vous étonnez d’aucune contradiction, mais recevez tout de la
main de Dieu, tenant votre âme et toute votre personne en paix et tranquillité,
quelque tourmente qu’il arrive : ne vous rendez sensible ni en vos paroles, ni
en vos actions, sous quelque prétexte que ce puisse être. Gardez de recevoir
aucun esprit étranger, pour bon qu’il soit. Nourrissez-vous et vos chères
filles du pain dont Notre-Seigneur a comblé nos maisons ; je veux dire que l’on
s’attache fortement à l’observance des Règles, Constitutions et Avis de
Monseigneur. Soyez prudente et retenue en vos conversations avec ceux de
dehors, ne familiarisant point, et ne faites des amis pour vous, mais pour la
maison; soyez toutefois douce, gracieuse et dévote avec tous. Mais avec les Sœurs,
ô Dieu, ma très chère fille, soyez la douceur même, la bonté, la suavité et cordialité
: témoignez-leur de la confiance, de la franchise et de l’estime, les 324
respectant amoureusement. Je prie Dieu qu’il vous tienne de sa sainte main,
afin que vous cheminiez fermement en sa voie. Sa très sainte Mère soit votre
protectrice et consolation ; et les saints Anges, que Dieu vous a commis,
soient vos gardes et défenseurs! Amen, ma très chère fille, je suis et
demeurerai à jamais unie avec vous très-inséparablement : employez-moi
franchement, confidemment, car Dieu m’a donnée à vous. Il soit béni
éternellement!
Une supérieure demandant
quelques avis à notre très chère et unique Mère, elle lui répondit par écrit
les suivants :
Je crois, ma chère Sœur, que si celles qui
sont en charge de supérieure digèrent bien, et pratiquent fidèlement les avis
qui leur sont donnés dans leurs règles et constitutions, elles feront un très bon
et heureux gouvernement ; mais je ne laisserai pas de vous dire tout
simplement, puisque vous le voulez, ce qui me viendra en mémoire, et qui me
semblera être plus considérable pour vous, et pour celles qui gouvernent nos
monastères.
Premièrement, assurez-vous, ma très chère Sœur,
que vous 325 n’aurez point de meilleure industrie pour réussir heureusement en
votre gouvernement et conduite, que celle de vous tenir bien unie avec Dieu par
l’exacte observance ainsi que vous marque la constitution de la supérieure ;
car si votre bon exemple ne parle pas avec vous, les remontrances que vous
ferez seront sans fruit : on ne peut donner aux autres ce que l’on n’a pas
soi-même. Il faut donc que vous soyez fort zélée pour votre propre perfection
et fort unie avec Dieu, afin que votre bon exemple attire vos Sœurs à leur
devoir, et par ce moyen elles vous chériront et estimeront grandement, elles
prendront en vous une entière confiance, et auront un grand courage à vous
imiter ; car les filles voient bien clair, en ce qui concerne les vertus ou les
défauts de leur supérieure, et ne peuvent pas en prendre l’estime qu’elles
doivent si elles ne voient en elle les vraies vertus, surtout celle d’une
sincère simplicité dans leur prudence ; car si elles y rencontrent de la
finesse, cela leur fermera le cœur ; mais si elles les trouvent franches,
candides et simples, elles marcheront de même avec elles.
Sachez, ma chère Sœur, que le principal de
votre office, c’est de gouverner les âmes que le Fils de Dieu a rachetées de
son sang précieux, non comme dame et maîtresse, mais comme mère et gouvernante
des épouses et servantes de Dieu, qu’il faut traiter avec respect et
particulier amour, purement pour Dieu, également, et sans exception, n’en
attendant point d’autre récompense que l’honneur et le bonheur de rendre un si
digne service à la divine Majesté.
Ne donnez point de nouvelles charges aux Sœurs
par des ordonnances non nécessaires ; mais encouragez-les à porter doucement
celles de la loi de Dieu et de l’Église, qui doivent tenir le premier rang chez
nous ; et ensuite celle de l’Institut, dont elles se sont volontairement
chargées pour son amour, et recommandez-leur fort qu’en toutes leurs
difficultés elles 326 regardent le divin Sauveur en ses souffrances, parce que
par ce moyen elles seront fortifiées et encouragées à supporter leurs petites
peines, et à l’imiter en ses vertus. Il faut bien peser ce que dit la
constitution, qu’il faut nourrir les
filles à une dévotion généreuse et forte.
La timidité bien souvent leur suffoque l’esprit
de dévotion, et leur ôte la sainte allégresse spirituelle, ce qui leur fait
trouver de la peine en peu de chose. Il faut donc les porter à faire leurs
actions noblement, et non selon les inclinations de l’amour déréglé de
soi-même, qui fait toutes choses lâchement et bassement. Inculquez-leur cette
grande maxime, que ce qui n’est point
Dieu ne leur doit être rien, et tâchez, selon la disposition de chacune, de
les dépouiller de tout le reste, pour les faire dépendre de la seule volonté
divine et de l’obéissance, sans les laisser marchander, ni tortiller autour des
occasions qui se présentent pour la pratique des vertus et l’union de leurs
âmes avec Dieu ; ceci est le vrai esprit de la Visitation.
Il faut que vous ayez un grand soin de
gagner le cœur de vos Sœurs par votre débonnaireté, traitant avec elles
franchement, cordialement et confidemment, sans jamais leur témoigner que vous
connaissez qu’elles n’ont pas de la confiance et de l’affection pour vous, ni
que vous avez aucune méfiance d’elles ; car rien ne désoblige tant un esprit,
ni ne vous le fera sitôt perdre, que cela; comme au contraire rien ne l’oblige
tant que la confiance. Tant qu’il vous sera possible, donnez-leur, je vous
prie, une grande et sainte liberté entre elles et avec vous, et ayez-la aussi
avec elles, car rien ne gâte tant les esprits, que de leur donner de la gêne.
Qu’elles reconnaissent aussi en vous une vigilante
charité à les bien conduire, et à les pourvoir en leurs besoins spirituels et
temporels, en sorte qu’elles prennent confiance de s’adresser à vous en toutes
leurs nécessités, et qu’elles sachent 327 qu’elles ont une vraie mère et une
amie fidèle en leur supérieure, qui ne leur manquera en rien pour le corps, ni
pour l’esprit, et qui tiendra à couvert et en secret leurs petites infirmités
et défauts, et les supportera cordialement sans s’en lasser, ni ennuyer. Enfin,
ma chère fille, faites en sorte qu’elles croient qu’elles ne sauraient vous
obliger davantage que d’aller à vous avec une entière confiance. Si l’on donne
bien l’irnpression de ceci aux Sœurs, on évitera plusieurs plaintes et murmures,
on pourra par ce moyen les affranchir du soin et des recherches que les filles
tendres pourraient avoir sur elles-mêmes, et on les gouvernera comme l’on
voudra. C’est encore le grand moyen de tenir leur esprit en paix et
contentement, et de les rendre très-amoureuses de leur vocation ; ce qui est le
grand bien de la religion.
Notre Bienheureux Père disait qu’il faut
écouter les peines et objections des Sœurs avec patience ; il ne faut pas
pourtant les beaucoup examiner sur les tentations du corps, aies seulement
leur ouvrir l’esprit, et leur donner courage de ne s’épouvanter de rien. Et
croyez, disait ce Bienheureux Père, que les supérieures font une grande charité
de donner le temps aux Sœurs de leur dire tout ce qui leur fait de la peine,
sans les presser, ni témoigner aucun ennui de leurs longueurs, quoique ce ne
soit quelquefois que de petites niaiseries, car cela les soulage, et les
dispose à recevoir utilement les avis que l’on leur donne ensuite. Les petites
choses sont autant à charge aux faibles, que les grandes peines aux grandes
âmes. Eu un mot, vous devez, par tous les meilleurs moyens que vous pourrez,
tenir vos filles fort unies à vous, mais d’une union qui soit de pure charité,
et non d’un amour humain qui s’attache. Que s’il arrive à quelqu’une de le
faire, vous la devez insensiblement porter au dénuement et à l’estime du
bonheur de l’âme, qui ne dépend que de Dieu ; car de penser guérir de tels maux
par des froideurs et des repoussenients, cela les pourrait porter 328 à des
aversions et des inquiétudes qui seraient suivies de quelque détraquement,
surtout dans les esprits faibles.
Tenez-les fort unies ensemble et avec estime
l’une de l’autre, ce que vous ferez efficacement par l’amour et l’estime que
vous témoignerez en avoir vous-même par vos paroles et actions ; mais amour
général envers toutes, les aimant également, sans qu’il paraisse aucune
particularité ; car je vous dis que si une fille n’a pas la très haute
perfection, quelque bonne qu’elle soit au-dessous de cela, elle ne vivra point
contente, si elle ne croit pas que sa supérieure l’aime, et l’a en bonne
estime.
Cela est une imperfection, dont il faut
tâcher de les affranchir, s’il se peut ; mais patience cependant. Je sais que
je dis vrai en ceci, et que cette croyance leur profite, et leur donne une
certaine allégresse, qui fait porter gaiement toutes sortes de difficultés; et
c’est une chose assurée, que notre nature ne peut longtemps subsister sans
quelque contentement et satisfaction, jusqu’à ce qu’elle soit tout à fait
mortifiée. Et comme les filles ont quitté ce qui leur en donnait au monde, il
faut nécessairement qu’elles en prennent dans l’amitié et confiance de leur
mère, et dans la douce société de leurs Sœurs. Que si elles n’en trouvent pas
là, elles en chercheront ailleurs, étant conduites par leur propre intérêt qui
ne sera pas celui de la maison.
Lorsque vous faites des corrections, prenez
garde que vos paroles et votre maintien portent et animent les Sœurs au bien.
Pour cela, il faut éviter les paroles aigres et dures, qui ne font qu’offenser
le cœur, le dépiter, le ralentir à la pratique des vertus, et le refroidir en
la confiance et en l’estime qu’elles doivent avoir de leur supérieure.
Notre Bienheureux Père disait qu’une
supérieure ne doit jamais s’étonner ni se troubler d’aucun défaut qui puisse se
commettre dans sa maison par le général des Sœurs, ni par les particulières; qu’elle
doit les regarder et les souffrir douce-329ment, et y apporter en esprit de
repos les remèdes qui lui seront possibles ; qu’elle ne doit pas non plus
épouvanter celles qui les font, mais qu’il faut avec une suave charité les
amener à la connaissance de leurs chutes, pour leur en faire tirer profit.
Croyez-moi, ne nous rendons point si tendres, ni si sensibles aux manquements
de nos Sœurs et à ne vouloir point souffrir parmi nous les esprits fâcheux et
de mauvaise humeur. Quand ils sont liés par les vœux solennels, le plus court
est de les supporter doucement; car nous aurons beau faire, il se trouvera
toujours dans les communautés, quelque petites qu’elles soient, des esprits qui
donneront de la peine aux autres. Dieu permet cela pour exercer la vertu de la
supérieure et des Sœurs.
Au sujet des récréations, il faut prendre l’esprit
de notre saint Fondateur, lequel était vraiment saint, je vous en assure, et sa
sainteté ne l’empêchait pas d’avoir un esprit de joie, riant de bon cœur quand
il en avait sujet. L’esprit de Dieu porte allégresse. Laissez réjouir vos
filles à la récréation, pourvu qu’elles le fassent selon la règle,
contentez-vous. Nous autres supérieures qui passons une partie du jour au
parloir et aux affaires, voudrions bien nous recueillir dans le temps qu’il
faut se récréer, mais de pauvres filles qui n’ont bougé du chœur ou de leurs
cellules ont besoin de délasser leur esprit.
Ma chère Sœur, vous n’avez rien de si
difficile en votre charge que les corrections ; car si vous ne les faites pas à
propos, et selon l’esprit d’une vraie charité, vous n’avancerez rien. Il faut
avoir une merveilleuse douceur, industrie et charité, pour manier les esprits
faibles, et les faire plier à leur
devoir. Notre Bienheureux Père disait qu’il fallait faire toutes choses pour le profit et la consolation du
prochain, excepté de se damner; que si nous perdions ou relâchions quelque
chose du nôtre pour cela, la divine Bonté nous en dédommagerait 330 bien. En
cette occasion il faut toujours invoquer l’assistance de Notre-Seigneur, et n’oublier
jamais qu’il faut avoir un cœur de mère ; car écrivait une fois le Bienheureux
: « C’est une chose bien dure de se sentir détruire et mortifier en toute
rencontre : néanmoins l’adresse d’une suave et charitable mère fait avaler les
pilules amères avec le lait d’une sainte amitié. Je ne dis pas qu’il faut être
flatteuse, cajoleuse et mignarde, jetant à tout propos des paroles de
cordialité ; non, mais j’entends qu’il faut être douce, affable, aimant vos
filles d’un amour maternellement sage, éclairé des vraies lumières de l’Esprit-Saint.
Conservez la paix avec l’égalité d’âme et suavité de cœur entre les tracas et
la multitude des affaires. Chacun attend d’une supérieure le bon exemple joint
à une charitable débonnaireté. Et quand il vous arrivera de faire quelque chose
qui pourrait fâcher ou mal édifier quelqu’un, si c’est chose d’une grande importance,
excusez-vous, en disant que vous n’avez pas eu mauvaise intention, s’il est
vrai ; mais si c’est chose légère qui ne tire point de conséquence, ne vous
excusez point, observant toujours d’avoir en ces occasions une grande douceur
et tranquillité d’esprit. Et si bien votre partie inférieure se trouble et se
révolte, ne vous en mettez point en peine, tâchant de garder la paix emmi la
guerre, et de goûter le repos au milieu du travail.
Les supérieures doivent être extrêmement
discrètes et retenues, afin de ne point faire connaître au dehors les manquements
des Sœurs à qui que ce soit, ni les en faire reprendre, si ce n’est par une
vraie nécessité, et après avoir fait tout leur possible pour les en faire
amender, l’expérience fera voir l’utilité de cet avis ; car pour l’ordinaire
cela ne fait qu’aigrir le mal, plutôt que de le guérir. Les remèdes qui peuvent
s’appliquer au-dedans sont les meilleurs.
Il faut prendre de chaque esprit ce que l’on
en peut avoir avec douceur. 331 Les filles n’ont pas toutes une égale capacité,
et cependant, l’on veut bien souvent d’elles les mêmes choses; cela apporte
beaucoup de trouble aux mères et aux filles. Toutes doivent marcher le train
commun de l’observance extérieure ; mais toutes n’ont pas les dispositions pour
la même conduite intérieure, ni la capacité d’une égale perfection, et l’ignorance
de ce point cause beaucoup de mal. Je vous prie donc d’y prendre garde, et de
conduire les esprits chacun selon sa portée et son attrait, tant pour l’oraison,
que pour tout le reste. C’est le grand moyen de tenir nos Sœurs dans la sainte
et très désirable liberté d’esprit, si utile aux âmes religieuses, et sans
laquelle elles ne peuvent faire aucun avancement. Il est très nécessaire que
les supérieures comprennent bien cette vérité.
Il est bon de ne faire de grandes
corrections ni fréquemment, ni sur de petits manquements de peu d’importance;
car cela causerait de la négligence dans les esprits, et les empêcherait de
faire profit des corrections faites sur de légitimes sujets; outre que cela
vous pourrait causer un esprit de chagrin, et aux Sœurs aussi ; mais pour l’éviter
et maintenir l’exactitude, il est bon de leur faire donner quelquefois par la
lectrice de table des pénitences proportionnées à leurs fautes, et à la force
de leur esprit.
Il me semble être utile de ne pas faire la
correction à toute la communauté pour des fautes que quelques particulières
commettent, cela ne fait qu’intimider et abattre les esprits, donner à deviner
qui c’est qui les a faites, et engendrer de la mésestime les unes des autres. J’estime
qu’il serait mieux de nommer celles qui ont fait la faute, et de leur adresser
la correction publique, si elle est requise pour l’édification de la
communauté; sinon, il serait fort bon et à propos que la supérieure, selon la
connaissance qu’elle a de la disposition de ses Sœurs, les avertit en
particulier cordialement. 332
On ne saurait dire combien ceci sert à
certains esprits et combien ils en ont de reconnaissance, surtout si leur
manquement n’a été su que de peu de Sœurs; on réussira mieux par là à les
corriger, qu’en leur donnant de la confusion devant toutes. Je crois aussi que
les supérieures ne doivent que très rarement reporter les fautes sur
elles-mêmes, s’attribuant la cause des manquements que font les Sœurs, cela les
afflige, et ne profite guère. Il ne faut non plus témoigner aucun dégoût de
leur conduite, ni aucun désespoir de leur amendement, oh! non, jamais, cela les
abattrait, et arrêterait tout à fait ; ains, il faut les encourager et les
fortifier doucement, leur témoignant la bonne espérance qu’on a d’elles,
combien l’on se plaît en leur compagnie, et le grand désir que l’on a de les
servir, cela leur agrandit le courage, et les fait cheminer plus gaiement et
fermement.
Vous devez choisir pour votre coadjutrice
une Sœur qui soit de vertu exemplaire et capable de savoir tout sans se mal
édifier, afin que les Sœurs aient la confiance de s’adresser à elle pour TOUS
faire avertir. Et ceci est important; car si les Sœurs n’ont pas la confiance
de vous avertir ou de vous faire avertir par votre coadjutrice, il arrivera que
quand l’on fera la visite, elles sauront bien le dire au visiteur.
Mon Dieu! que les supérieures doivent être
bonnes, simples et charitables ! mais aussi qu’elles ont besoin d’être
prudentes et accortes pour découvrir les ruses, les artifices, et les
tromperies de l’amour-propre dans les âmes faibles, molles et sans vigueur! car
de telles filles ne s’appliquant pas aux vertus, elles ne peuvent pas prendre
leur contentement en Dieu, ni aux exercices spirituels, de sorte que leur
esprit oiseux et vide de Dieu ne fait qu’inventer mille chimères.
Encore une fois, ma chère fille, et ceci est
ma grande recommandation, gagnez par amour le cœur de vos filles, afin qu’elles
agissent en confiance avec nous. Ce qu’elles vous au-333ront dit en secret, de
leurs imperfections, comme à leur bonne mère, ne le leur reprochez jamais
devant les autres; montrez à toutes un visage ouvert, et plus à celles qui vous
auront dit leurs petites faiblesses qu’aux autres, de peur qu’elles ne croient
que vous les dédaignez pour cela. Ne gênez point leur conscience, et procurez
qu’elles vivent contentes, leur laissant une raisonnable liberté pour mettre
leur âme en repos, par l’aide de ceux à qui Dieu leur aura donné confiance.
Prévenez-les en leurs besoins; faites que
rien ne leur manque, ni pour l’âme, ni pour le corps. Soyez affable à toutes,
et n’en méprisez pas une, pour imparfaite qu’elle soit; car, puisque Dieu est
patient, pourquoi ne seriez-vous pas patiente? Enfin, vivez et conversez avec
chacune, en sorte que toutes pensent en particulier, que c’est elle que vous
aimez le mieux.
Rendez vos filles dévotes : de là dépend
leur bien. Ne soyez pas de ces mères tendres qui gâtent leurs enfants, ni de
ces mères bouillantes qui ne font jamais que reprendre. Toutes vos filles n’iront
pas d’un même vol à la perfection : les unes iront haut, les autres bas, les
autres médiocrement, servez chacune selon leur portée. Tenez ces maximes en
votre conduite : que les exercices spirituels s’exercent fidèlement et que la
lettre de la règle soit vivifiée par l’esprit. Que votre affection soit égale
envers toutes, mais conduisez-les toutes selon les dons que Dieu leur aura
donnés, les employant aux charges suivant cela et non suivant leurs caprices.
Si on loue votre conduite, rendez-en grâces à Dieu, à qui la gloire en
appartient, et vous humiliez devant lui. Si on vous blâme, humiliez-vous
toujours; corrigez-vous si vous avez tort. Si vous ne l’avez pas, remercie Dieu
de vous avoir donné lieu de souffrir, et tenez pour certain que vous ferez
assez, si vous êtes humble, douce et dévote.
Quant au temporel, ne soyez ni trop serrée,
ni trop magni-331fique. Si vous êtes pauvre, allez petitement, et gardez d’endetter
votre maison. Si vous êtes riche, conduisez-vous à proportion, avec
discernement et charité, et faites en sorte et surtout, en quelque état que
vous soyez, que les malades et les infirmes ne souffrent que les maux auxquels
vous ne pouvez donner de remèdes.
Ayez soin d’être plus rigide à vous-même qu’aux
autres ; je ne dis pas pour vos infirmités corporelles, car vous devez avoir de
la charité pour vous comme pour notre premier prochain; autrement vous
donneriez de grandes inquiétudes à vos filles : ici je parle des petites
misères de l’esprit humain. Plus je vais, et plus je trouve que la douceur est
requise pour entrer et se maintenir dans les cœurs, et pour leur faire faire
leur devoir sans tyrannie; car enfin, nos Sœurs sont les brebis de
Notre-Seigneur, il vous est permis, en les conduisant, de les toucher de la
houlette, mais non pas de les écraser, cela n’appartient qu’au Maître.
Compatissez aux défauts qui ne sont que des faiblesses sans malice;
souvenez-vous que ce ne sont pas des Anges que vous gouvernez, mais des
créatures fragiles ; et faites réflexion sur vous-même, pour ne leur demander
au plus, que ce qui vous est possible.
Quand il plaît à Notre-Seigneur de favoriser
des âmes de dons extraordinaires, il est bon au commencement de les éprouver
soigneusement, car sa bonté ne les en prive pas, quoiqu’on les en fasse
détourner ; au contraire, leur soumission les attire davantage, et c’est une
maxime assurée, que les dons de Dieu opèrent les vraies et solides vertus. Que
si les âmes n’y correspondent pas par la pratique, Dieu ne leur continuera pas
ses faveurs.
Et pour la réception des sujets, que vous
dirai-je, ma chère fille : Seigneur Jésus! il me faudrait avoir les paroles de
notre Bienheureux Père pour vous faire comprendre la gravité et les
conséquences de l’admission. Avant tout il faut bien incul‑335quer aux
âmes qui aspirent à la vie religieuse que notre Congrégation est une école d’abnégation
de soi-même ; de la résignation des volontés humaines ; de la mortification
des sens; qu’on se tromperait en pensant être venue au monastère pour avoir
plus grand repos qu’au monde; faites-leur, au contraire, bien comprendre que
nous ne sommes ici assemblées que pour travailler diligemment à déraciner nos
mauvaises habitudes, inclinations et convoitises, et pour acquérir les vertus.
Ne craignez pas de répéter à toutes celles qui prétendent à notre manière de
vie que vous ne les recevrez que pour leur enseigner, par exemples et
avertissements, à crucifier leur corps par un général renoncement de tout ce
qui peut le flatter, en sorte que tous les appétits des sens, passions,
humeurs, aversions et propre volonté, soient désormais sujets à la loi de Dieu
et aux règles de l’Institut.
Et quand il faudra recevoir les novices à la
profession, quelle sagesse, prudence et discernement faudra-t-il à la supérieure
? Celles qui auront manqué de sincérité en ce sujet, en feront une grande
pénitence; car il faut dire la vérité, les supérieures tiennent le pouvoir d’introduire
et de rejeter presque toujours qui bon leur semble.
II faut bien peser ce que dit notre
Bienheureux Père dans une épître, qu’il ne faut ni rejeter ni recevoir
indifféremment les filles pénitentes. Remarquez qu’il faut qu’elles soient pénitentes;
cela veut dire repentantes, et que l’on voit qu’il y ait beaucoup à gagner,
cela s’entend pour l’esprit, et non pour l’argent. En cette occasion, il faut
modérer la prudence par la douceur, et la douceur par la' prudence. Il ne faut
donc pas les prendre à toutes mains, ni jamais celles qui auraient été sentenciées
par la justice, ou qui seraient fort déshonorées par la longueur d’une mauvaise
vie, si elles ne l’avaient pas réparée par plusieurs années de vie exemplaire;
car nous sommes obligées de ne rien faire qui nuise à la bonne odeur de notre
Con‑336grégation. Je sais que notre Bienheureux Père ne voulut jamais
donner l’entrée du monastère d’Annecy à une dame de cette sorte. Et ceci n’est
pas une prudence humaine, mais divine, et une charité due à notre Institut.
C’est pourquoi, qui que ce soit qui nous
conseillera le contraire, sous le prétexte de la douceur de notre Bienheureux Père,
nous ne devons point suivre son avis, car la charité de notre saint Fondateur
était réglée et bien ordonnée selon Dieu, et ceci est très-important.
Au surplus, croyez-moi, je vous prie, ne
nous pressons point, et modérons l’ardeur de remplir promptement nos maisons;
car avec un peu de patience il viendra un si grand nombre de filles que l’on
aura moyen de bien choisir. Accoutumons-nous à dépendre davantage de la
conduite de Dieu sur nous et sur nos monastères. Sa bonté ne manquera pas de
nous fournir de bonnes filles, par le moyen desquelles la vraie observance sera
gardée, et l’esprit de l’Institut conservé en sa perfection; mais travaillons à
les bien former et à cultiver leur esprit sans nous lasser.
Les supérieures doivent savoir que c’est
pour cela spécialement que la charge de mère leur est donnée, et que ce doit
être leur principal soin et occupation, comme de l’affaire la plus importante
de la religion, et de laquelle Dieu leur demandera un compte fort étroit.
Travaillez donc très fidèlement, ma chère Sœur, à l’avancement des âmes que
Dieu commettra à votre soin, les conduisant chacune selon leur portée et
attrait de Dieu, comme je vous ai déjà dit; cela ne saurait jamais être trop
soigneusement pratiqué. C’est aux supérieures à cultiver les âmes, à y semer et
y planter l’affection des vertus, tant par leur bon exemple, que par leur
continuel encouragement ; mais c’est de Dieu qu’il faut attendre en toute
humilité et patience l’accroissement et le fruit.
Le principal moyen de l’avancement des âmes,
c’est l’orai-337son; c’est pourquoi il faut beaucoup les y encourager et
surtout tâcher de remarquer l’attrait et la conduite de Dieu en chaque esprit
pour les y aider, et les y faire marcher fidèlement, sans les en détourner, car
bien souvent nous détruisons par notre conduite industrieuse celle de Dieu, et
cependant tout le profit et le repos des âmes consiste à la suivre très simplement.
Je dis dans les Réponses que j’ai reconnu que l’attrait presque universel des
filles de la Visitation est d’une très simple présence de Dieu, par un entier
abandonnement d’elles-mêmes en la sainte Providence. Je pouvais ne pas mettre
le mot presque; car vraiment j’ai reconnu que toutes celles qui s’appliquent
dès le commencement à l’oraison comme il faut, et qui font leur devoir pour se
mortifier et s’exercer aux vertus, aboutissent là. Plusieurs y sont attirées d’abord,
et il semble que Dieu se sert de cette seule conduite pour nous faire arriver à
notre fin, et à la parfaite union de nos âmes avec lui. Enfin je tiens que
cette manière d’oraison est essentielle à notre petite Congrégation; ce qui est
un grand don de Dieu, qui requiert une reconnaissance infinie.
Or, je sais bien qu’en toutes choses, il n’y
a pas de règle si générale, qui ne puisse avoir quelque exception. La grande
science en ce sujet, c’est de reconnaître l’attrait de Dieu, et le suivre
fidèlement, comme j’ai déjà dit, et les supérieures doivent bien se garder d’en
détourner leurs Sœurs; ces que pourraient faire celles qui communiquent
beaucoup au dehors, étant impossible qu’elles ne prennent les maximes de ceux
dont elles estiment beaucoup l’esprit, et qu’elles ne veuillent les faire
pratiquer à leurs Sœurs; ce qui enfin ruinerait la conduite de Dieu et l’esprit
de notre vocation. Prenons garde que ce mal ne nous arrive, je vous en prie.
Il y a des âmes, entre celles que Dieu
conduit par cette voie de simplicité, que sa divine bonté dénue si
extraordinairement de toute satisfaction, désir et sentiment, qu’elles ont
peine de 338 se supporter et de s’exprimer, parce que ce qui se passe en leur
intérieur est si mince, si délicat et imperceptible, pour être tout à l’extrême
pointe de l’esprit, qu’elles ne savent comment en parler. Et quelquefois ces
âmes souffrent beaucoup si les supérieures ne connaissent pas leur chemin,
parce que craignant d’être inutiles et de perdre le temps, elles veulent faire
quelque chose et se travaillent la tête à force de réflexions, pour remarquer
ce qui se passe en elles ; cela leur est très préjudiciable, et les fait tomber
en de grands entortillements d’esprit, que l’on a peine à démêler si elles ne
se soumettent à quitter les réflexions tout à fait, et à souffrir avec patience
la peine qu’elles sentent, laquelle bien souvent ne procède que de ce qu’elles
veulent toujours faire quelque chose, ne se contentant pas de ce qu’elles ont,
ce qui trouble leur paix, et leur fait perdre cette très simple et délicate
occupation intérieure de leur volonté. Et quand elles n’en sentent point du
tout, elles doivent se contenter de dire de temps en temps quelque parole d’abandonnement
et de confiance fort doucement, et de demeurer en révérence devant Dieu. Les
supérieures doivent beaucoup fortifier et encourager telles âmes à se conformer
aux voies de Dieu sur elles, car vraiment il n’y a rien à craindre en ces âmes,
dans lesquelles pour l’ordinaire on voit reluire une grande pureté et beaucoup
d’exactitude à l’observation des règles. Il faut leur procurer de la
consolation et de la lumière, par la communication avec ceux qui entendent ces
chemins, ou par la lecture des livres qui en traitent, comme le Traité de l’Amour de Dieu, aux VIe, VII
et IXe livres, les Entretiens, et
enfin les écrits de la sainte Mère Thérèse.
Il y a plusieurs chapitres dans la Vie du
père Balthazar Alvarez, jésuite, qui donnent une grande lumière sur ces
manières d’oraison, et certes, plusieurs sur la pratique des vertus. C’est un
bon livre, quoiqu’il y ait plusieurs chapitres qui ne sont pas pour nous. 339
Si la supérieure n’a pas la connaissance de
ces manières d’oraison, et que quelques Sœurs l’aient, comme, grâce à Dieu, nos
maisons n’en sont pas dépourvues, elle doit leur faire parler charitablement;
et cela leur serait plus profitable que de les faire parler dehors, si ce n’était
à quelqu’un bien intelligent. Enfin il faut les aider à mettre leur esprit en
repos dans la voie où Dieu les veut qui est un grand dénuement, et perte d’elles-mêmes
en lui, d’où procède la vraie et sainte liberté d’esprit, qui fait marcher les
âmes au-dessus d’elles-mêmes, et de toutes les choses créées. Ce qui me fait si
particulièrement parler de ceci, c’est l’extrême compassion que j’ai eue en la
rencontre de quelques bonnes âmes qui étaient dans des embarras et des troubles
d’esprit très grands, faute d’être entendues et aidées. Enfin, quand on voit
des âmes pures, et qui s’adonnent à la vertu et à la pratique des règles, il ne
faut pas douter de leur oraison, car Dieu en prend le soin, pendant qu’elles
ont celui de lui plaire en se perfectionnant par la vraie observance et le dénuement
de toutes choses.
En somme, souvenez-vous de ces paroles de
notre Bienheureux Père, ma chère fille : Vous autres supérieures, vous êtes les
mères, les nourrices, les dames d’atour des épouses du grand Roi: Quelle
récompense si vous faites cela avec l’amour
que requiert votre Dieu! Et puisque vous tenez la place de ce bon Dieu
dans la conduite des âmes, il vous faut être fort jalouses de vous conformer à
ses desseins, d’observer ses voies, de soutenir fortement son attrait dans
chacune, en leur aidant à le suivre avec humilité et soumission. À cet effet,
portez toujours sur vos lèvres et par vos paroles le feu que le divin Sauveur a
apporté en terre, et qu’il désire voir dans les cœurs pour y consumer tout l’homme
extérieur, et en reformer un intérieur qui soit tout pur, tout fort, tout
amoureux, tout simple, et bien résolu à soutenir les épreuves que la grâce
suscitera en leur faveur, pour les sanctifier, purifier, perfec-340tionner. Et
afin d’animer ces chères âmes à courir dans les sentiers de l’Époux, faites-leur
entrevoir les couronnes promises à la fidélité, et les magnifiques récompenses
qui sont réservées aux vainqueurs d’eux-mêmes. »
Enfin, il me semble qu’une supérieure, vraie
fille de notre Bienheureux Père, doit toujours avoir ses yeux attachés sur le
Maître adorable qui lui a commis la charge d’une partie de son troupeau, pour
travailler avec Lui en rendant ces âmes dignes d’être ses épouses, en leur
apprenant à regarder seulement ses yeux divins, à perdre peu à peu les pensées
que la nature leur suggérera d’elles-mêmes, pour les faire penser, agir et
opérer en Lui, par Lui, et pour Lui seul.
Travaillez donc à cette sainte besogne,
humblement, fidèlement, simplement, courageusement ; il ne vous en arrivera
jamais, si vous vous tenez proche de sa Bonté, aucune distraction qui vous
soit nuisible, car le bon Sauveur qui vous emploie à cette charge s’est obligé
de vous soutenir de son bras puissant en toutes les occasions difficiles,
pourvu toutefois que vous correspondiez de tout votre pouvoir par une très humble
et filiale confiance en sa bonté.
Pour tout ce qui a rapport au parloir, il me
semble que la supérieure doit user de grande sagesse et surveillance, afin de
garder l’uniformité entre nos monastères pour la communication à l’extérieur;
car on nous assure qu’il y a grande différence entre les supérieures : les
unes se montrent fort austères et rigides, d’autres fort cordiales et ouvertes
; il y en a qui sont faciles à se communiquer au-dehors, lever leur voile, à
faire voir leur communauté, et choses semblables ; d’autres, au contraire, sont
très-froides, retenues et sérieuses. La diversité des naturels, des habitudes
et de l’éducation peut sans doute être cause de ce manque d’uniformité;
néanmoins, toutes les filles de la Visitation et surtout les supérieures, parce
qu’elles ont plus de rapport avec les séculiers, doivent travailler soigneu‑341sement
à conformer leur naturel à l’esprit de leur saint Fondateur, qui était doux,
gracieux, cordial, respectueux, et qui satisfaisait un chacun, sans toutefois
se rendre trop familier, ni s’écarter jamais d’un seul point de la modestie,
discrétion et gravité : voilà notre modèle. Quand toutes prendront le soin
convenable de se former et se régler sur lui, comme nous le devons, l’on ne
remarquera plus cette grande différence en notre extérieur. Il faut y prendre
garde sérieusement, autrement, nous nuirions beaucoup à l’estime que l’on a de
notre Congrégation, et nous nous écarterions de la conformité que notre
Bienheureux Père nous a tant désirée. Sans doute, l’extérieur rigide, austère,
sec, trop sérieux et trop froid, doit être tout à fait banni d’entre nous,
comme aussi celui qui serait trop libre, trop familier, trop joyeux et facile à
se communiquer, car cela ressentirait la légèreté, l’indiscrétion et l’indévotion,
surtout quand l’on traite avec des personnes avec qui l’on a peu de
connaissance. Il faut donc nous tenir à notre règle que je viens de vous dire
et celles qui s’y ajusteront le mieux seront les plus agréables à Dieu et à
notre Bienheureux Père.
Quant à notre maintien, il doit être comme
la Constitution XXIIIe nous le marque, d’une modestie humble et rabaissée,
mais douce et modérément grave, notre Bienheureux Père nous disait qu’il faut
avoir une gravité de princesse, parce que nous sommes épouses du Fils de Dieu,
mais que cette gravité soit sans affectation.
Quant à la facilité de lever le voile, de
faire voir la communauté, et de communiquer facilement à ceux du dehors, et
semblables choses, je ne l’approuve pas. Il faut user d’une très grande
discrétion en ces sujets, surtout pour la communication; car, avant de la
faire avec franchise et confiance des choses qui se passent en nous, en nos
maisons, il faut connaître les personnes et en espérer de l’utilité et du
profit, parce que 312 si ceux à qui vous communiquez ces choses-là ne sont pas
extrêmement fidèles, affectionnés et spirituels, ce que l’on ne peut connaître
dans une visite passagère, il arrivera que si vous leur parlez des vertus
particulières de vos Sœurs, ils penseront que vous êtes pleine de vanité ; si
vous leur communiquez quelques défauts, ils s’en iront avec mauvaise impression
de votre maison : il faut donc user d’une grande et sainte discrétion en cette
occasion. Il faut se garder encore soigneusement et prudemment de faire des
amitiés, des confidences spéciales qu’ensuite il faut entretenir par de
fréquentes lettres et beaucoup de paroles cordiales et affectives, et par des
fréquents témoignages de bienveillance et de petits présents de dévotion. Dieu
nous garde de ce trafic ! Oh! ma fille, tenons-en nos esprits et nos affections
plus éloignés que le ciel n’est de la terre. Je ne veux point dire le préjudice
que cela pourrait apporter, parce que, grâces à Dieu, je ne sais personne
atteinte de ce mal en notre Ordre ; mais, croyez-moi, fuyons-en l’ombre avec
une sainte crainte.
Gardez-vous de priver les Sœurs des
exercices spirituels ordinaires par forme de pénitence, parce que ce serait
leur nuire ; car, qu’est-ce qui nous donne plus de force pour nous relever de
nos fautes, et nous maintenir dans le bien, que la sainte oraison et nos
exercices spirituels? La supérieure qui ferait cela serait bien ignorante de
son devoir. Je n’ai jamais vu ni su que notre Bienheureux Père ait usé ni fait
user d’un semblable remède ni d’une telle pénitence ; au contraire, il
commandait toujours que l’on ne quittât, ni ne fît quitter les exercices
ordinaires que pour des nécessités absolues, et qu’en ce cas, l’on regagnât,
tant qu’il se pourrait, le temps de les refaire. Si donc, il y avait quelque Sœur
qui dérobât le temps de l’obéissance pour l’employer à l’oraison, il faudrait
lui retrancher cette liberté ; mais tout ce que la règle en ordonne et permet
pour le bien des âmes, il les en faut laisser jouir, si 343 ce n’est en
certains cas qui regardent à l’utilité et au soulagement dans leurs infirmités.
Vous devez avoir l’œil sur tous les offices
et les officières, mais spécialement sur le noviciat et sur la maîtresse que
vous devez tenir fort unie à vous, et en estime auprès de ses novices, afin que
tout se fasse selon les Règles et les Directoires ; mais vous devez laisser à
toutes les officières une grande liberté pour agir en leurs offices, sans les y
gêner ni contraindre, ni les rabrouer ou bouleverser ce qu’elles font ; ains
vous devez les instruire avec douceur, parce que c’est le moyen de les mieux
dresser et de connaître leurs talents. Faisant ainsi, les choses en vont mieux,
et les supérieures ont plus de temps pour vaquer à la conduite du spirituel,
qui est le plus important; car quand les choses de l’esprit vont bien, tout le
reste va avec bénédiction.
Les supérieures élues doivent porter un
cordial respect, qui paraisse devant toutes les Sœurs, à celles qui sont
déposées, quelles qu’elles soient, se servant de leurs avis et conseils, comme
dit la règle. Mais tout particulièrement il faut traiter de cette sorte celles
qui mit été des premières à la fondation, et qui en ont porté le faix et le
soin principal, ne les maîtrisant point, ne les humiliant ni mortifiant, comme
l’on fait à l’égard des autres Sœurs, surtout en public, sinon qu’elles y
fissent des choses extravagantes. Elle doit tâcher de suivre, autant qu’il lui
sera possible, le train de celle qui l’a précédée, honorant et approuvant son
gouvernement, sans jamais le censurer, ni le picoter, bien que peut-être elle
pût en avoir quelque sujet, car ce serait présomption de penser mieux faire que
les autres, et un défaut de charité de .vouloir s’exalter, et se faire
connaître meilleure que celle qui nous a précédée. Une âme humble, sincère et
droite, pour n’intéresser point la charité due à celle qui l’a devancée,
couvrirait avec toutes sortes de soins les défauts qu’elle pourrait avoir
commis, et ne les répa-344rerait qu’insensiblement et avec une si prudente
charité, que personne ne s’en apercevrait. Enfin, il faut tenir en main notre
grande règle, de ne faire à autrui que ce que nous voudrions qu’il nous ferait.
Elle ne doit aussi témoigner aucune aversion ni jalousie, si elle voit que les
Sœurs la respectent comme elles le doivent. Quand elles désirent lui parler
quelquefois, elle doit leur en donner congé avec une grande franchise et
charité, afin que ni les Sœurs, ni la déposée ne soient point gênées en cela.
Que si les Sœurs manquaient à lui rendre leur devoir, elle doit les redresser;
car, croyez-moi, rien ne déplaît tant à Dieu que le péché d’ingratitude, et l’oubli
des biens et des bénédictions que l’on reçoit d’une bonne et charitable
supérieure.
Celles qui sont déposées de la charge de
supérieure doivent se rendre exemplaires en toutes vertus, et faire paraître qu’en
commandant elles ont appris la bonne leçon de l’obéissance et de la soumission
qu’elles ont enseignée aux autres. Par le dernier rang que la règle leur
marque, elles sont enseignées de se tenir en grande humilité, mais humilité
suave et douce, sans gène ni contrainte, se maintenant dans une sainte liberté
parmi les Sœurs et même avec la supérieure, quoique avec un très grand respect,
en quoi elles doivent servir d’exemple aux Sœurs, et de toutes les autres
vertus. Elles feront fort bien de vider leur esprit du soin du gouvernement, et
de le laisser, comme elles y sont obligées, à celles à qui Dieu l’a remis, ne
désirant ni ne cherchant de savoir ni plus ni moins des affaires, que ce que la
supérieure leur en voudra communiquer; et que jamais, ni par un biais ni par un
autre, elles ne désapprouvent ni censurent sa conduite. Elles doivent dans les
choses où elles verront qu’elle aura besoin d’avis, les lui donner avec franchise.
Elles doivent bien se garder d’attirer les filles à elles ; mais elles les
doivent continuellement porter à leur mère, ne leur témoignant aucun désir de
leur parler; au contraire, elles doivent les détourner d’en demander le congé,
sinon que la 345 supérieure ne leur eût témoigné qu’elle le désirât pour l’utilité
de quelques particulières. Elles doivent avoir un grand soin de faire profit du
temps que Dieu leur donne pour vaquer à elles seules et à leur perfection.
Que si la supérieure élue et la déposée se
comportent avec esprit de sincère charité, tel qu’il doit être entre les vraies
filles de la sainte Vierge et de notre Bienheureux Père, mon Dieu! que de
bénédictions sa bonté répandra et sur elles et sur toute leur communauté,
laquelle recevra une admirable édification de voir cet esprit d’union parfaite
entre elles!
Et pour conclusion, je vous dis, ma très chère
Sœur, et à toutes celles qui ont le gouvernement de nos maisons, que le bien et
la conservation de notre Congrégation, en sa simplicité et en l’intégrité de
son esprit, dépend du soin et de la fidélité des supérieures, comme il a
souvent été dit par notre Bienheureux Père; c’est pourquoi vous devez être
attentive et zélée à observer, et à faire observer par celles qui sont sous
votre charge tout ce qui est de l’Institut, sans en rien omettre, pour petit qu’il
soit, et vous rendre attentive à ce qu’aucune nouveauté, sous quel prétexte
que ce soit, ne s’introduise dans la maison dont vous êtes chargée, ni que
chose quelconque s’y fasse, qui tant soit peu répugne .aux coutumes usitées entre
nous, ni ne souffrez jamais que l’on donne d’autre explication des règles de l’Institut
que celle qui est en pratique. Ce que je dis n’est pas sans raison et sans
crainte; car il ne se trouve que trop de personnes qui renversent l’Écriture et
les choses les mieux établies par des explications défectueuses. Au nom de
Dieu, ne nous laissons point conduire ni entraîner dans ce précipice.
Ayez aussi un grand amour pour la
conservation de la conformité et de l’union que Dieu a établie entre les
monastères. Élevez vos Sœurs dans cette affection, et communiquez-leur ce que
vous apprendrez des maisons, qui pourra les consoler, les 316 édifier et les
exciter à prier pour elles. Ce bien de l’union est si grand et si précieux, qu’il
doit être cultivé par les supérieures avec une attention et une affection
toutes cordiales et charitables, en sorte que l’on ne voie jamais entre nous
aucune mauvaise intelligence, ni de froideur ni de dégoût. Ainsi, quand même
nous aurions quelque sujet de mécontentement des maisons ou des supérieures,
gardons-nous bien de le témoigner jamais, ni par paroles ni par effet, surtout
en nous plaignant à quelque séculier que ce soit ; car, outre que nous les
édifierions mal, nous détruirions la bonne estime que l’on a de notre union, et
nous blesserions les cœurs de nos Sœurs, auxquelles nous devons dire tout
confidemment les petits sujets de plaintes que nous aurions reçus d’elles, et
elles devraient tâcher avec toute humilité et charité de nous satisfaire par
une légitime excuse, ou par un franc et humble aveu de la faute, accompagné de
la meilleure et de la plus cordiale satisfaction qu’elles pourraient; et
ensuite que de part et d’autre l’on oublie tout sans aucune diminution de la
franchise et confiance que nous devons avoir entre nous. Bénies de Dieu seront
celles qui procéderont de la sorte
Enfin, tenons-nous si fermes dans la
pratique de ce que nous avons reçu, que jamais l’on ne voie dans la multitude
des monastères aucune diversité, mais que toujours l’unité d’esprit et la
conformité y reluisent, comme n’ayant toutes qu’un cœur et une seule âme, ainsi
que nous dit notre sainte règle, et comme si nous étions toutes formées et
élevées en une même maison, afin que partout et en tout nous nous montrions et
soyons toujours reconnues pour vraies filles de notre Bienheureux Père.
Je me souviens que ce grand saint et
très-cher Père de nos âmes nous dit au premier Entretien, que rien n’est si
profitable aux âmes, que le lait de leur mère, c’est pourquoi je vous prie, ma
très chère Sœur, de nourrir votre âme le plus qu’il vous 341 sera possible de
la lecture de ses écrits, et de suivre invariablement sa sainte doctrine et ses
maximes, qui sont les mêmes que celles que le Fils de Dieu notre Sauveur nous a
données, et rendez-y nos Sœurs très-affectionnées, retranchant la curiosité de
l’esprit humain qui se plaît aux choses nouvelles, lesquelles pourraient nous
détourner de la pratique de nos observances. C’est ainsi que nous conserverons
l’esprit que Dieu nous a donné, duquel nous devons avoir une grande et sainte
jalousie. Je prie Dieu qu’il nous la donne entièrement, afin que jamais l’esprit
étranger ne fasse périr le trésor que la divine Providence nous a donné. Amen.
Les supérieures doivent être invariablement
fermes en leur fin, mais douces et humbles dans les moyens d’y parvenir. Qu’elles
n’ordonnent rien avec précipitation et par caprice car, si on les voit agir
ainsi, on méprisera avec raison leur gouvernement, et l’obéissance sera refusée
mi rendue avec répugnance. Qu’elles suivent volontiers le conseil des anciennes
et des plus entendues aux affaires domestiques. Qu’elles ne fassent point trop
les sérieuses avec leurs filles, sinon quand il faudra les corriger. Qu’elles
ne reprennent jamais avec chaleur, car on ne saurait faire cas d’une correction
qui en mériterait une. Qu’elles parlent toujours en bien de leurs filles et qu’elles
348 n’en croient pas facilement le mal. Qu’elles aient un grand soin de toutes,
mais surtout de celles qui se négligent. Qu’elles emploient aux affaires le
temps qui sera requis pour conserver les biens de leur maison et en assurer le
repos. Et après y avoir donné tous leurs soins, qu’elles en attendent sans se
troubler le suȏs de la main de la Providence ; car Dieu ne leur demandera pas
compte de l’événement, mais de la manière dont elles auront agi. Qu’elles ne se
plaignent point si elles sont pauvres, et qu’elles n’en parlent ( tout au plus)
qu’à ceux qui peuvent y remédier; on ne doit pas se plaindre aisément de ce qu’on
doit aimer. Qu’elles agissent dans leur conduite avec plus de charité que d’exactitude.
J’ai éprouvé de toutes les conduites, et j’ai trouvé que la meilleure est celle
qui est douce, humble et charitable, et que les supérieures de la Visitation
la doivent suivre. Ce n’est pas qu’il ne faille joindre l’exactitude au support
du prochain, mais que celui-ci l’emporte toujours quand il faudra choisir entre
les deux. Notre saint Fondateur disait qu’il fallait supporter le prochain
jusqu’à la niaiserie. Cela s’entend des fâcheuses humeurs, de certaines
importunités qui• ne font d’autre mal que de nous ennuyer, ces petits
manquements d’un esprit déraisonnable, ces faiblesses, ces inconsidérations ;
mais ces choses où il y a de la malice, ces opiniâtretés manifestes, ô mon
Dieu, il ne nous enseigna jamais à les supporter sans correction.
Soyons humbles, mes chères filles, mais
surtout de cette humilité généreuse qui ne craint que le péché, qui ne dépend
et ne tient qu’à la volonté de Dieu, qui embrasse les humiliations avec joie,
qui méprise les honneurs, qui fuit les louanges. Sans cette vertu, toutes les
autres ne sont que des ombres. En un mot, l’humilité est la clef des trésors
divins, et rend heureux dès ce monde ici tous ceux qui ne veulent se glorifier
qu’en la croix de Jésus-Christ.
Ne nous étonnons point pour nos besoins; la
Providence n’a 349 jamais manqué à qui s’est confié en elle; et soyons
inébranlables sur cette parole de Notre-Seigneur : Cherchez le royaume de Dieu
et sa justice, et toutes choses vous seront données par surcroît, en abondance.
Je voudrais pouvoir, ma chère fille,
satisfaire votre désir en vous donnant quelques avis sur la charge qu’il a plu
au Maître souverain de vous imposer; mais, pour éclairer plus utilement votre
chère âme, je vous rappellerai les paroles que notre Bienheureux Père dit à une
de nos Sœurs partant pour une fondation :
« Le service que vous allez rendre à
Notre-Seigneur et à sa glorieuse Mère est apostolique ; car vous allez
assembler, unir et conjoindre plusieurs âmes en notre Congrégation, pour les
conduire comme un petit bataillon à la guerre spirituelle, contre le monde, le
diable et la chair, en faveur de la gloire de Dieu ; ou plutôt vous allez
former un nouvel essaim d’abeilles qui, en une nouvelle ruche, fera le ménage
du divin amour plus délicieux que le miel. Il faut donc aller toute courageuse, ma chère fille, et pleine de confiance en la
bonté du Maître qui vous appelle à cette sainte besogne. »
La défiance que vous avez de vous-même est
bonne, tandis qu’elle servira de fondement à la confiance que vous devez avoir
en Dieu; mais si elle vous portait à quelque inquiétude, 350 mélancolie,
chagrin, découragement, il faut la rejeter et la combattre comme une tentation
pernicieuse qui paralyserait votre courage. Une âme vraiment humble, ma chère
fille, quand elle se voit chargée du pesant fardeau de la supériorité par ceux
qui en ont le pouvoir, ne discourt plus sur son indignité, ains elle croit
tout, espère tout, supporte tout avec la charité pure et simple ; car si la
vraie simplicité refuse humblement les charges, la vraie humilité les exerce
simplement.
Allez donc, ma fille, travailler à l’œuvre
qui vous a été confiée. Dieu vous soutiendra, pourvu que vous comptiez sur lui
seul uniquement.
Il faut, ma chère fille, tout ainsi que me l’a
souventes fois dit notre Bienheureux Père, que votre humilité soit courageuse
et vaillante en la confiance que vous devez avoir en la bonté de Celui qui vous
a mise en charge. Et, croyez-moi, coupez court aux répliques que la prudence
humaine vous inspire. Souvenezvous que notre bon Sauveur ne veut pas que nous
demandions notre pain annuel, mais celui de chaque jour. Vous tâcherez de bien
faire le jour présent, sans penser au jour suivant, puis le jour suivant vous
tâcherez de faire de même ; ainsi vous vous garderez de penser à tout ce que
vous ferez pendant les trois ans de votre charge. Notre bon Père Céleste qui a
soin d’aujourd’hui, aura encore soin de demain et de tous les jours qui
suivront, à mesure que connaissant votre infirmité, vous n’espérerez qu’en sa
Providence, son secours et sa grâce.
Enfin, ma fille, vous vous souviendrez
toujours de ce que nous 351 a tant de fois répété notre Bienheureux Père, à savoir
: que le plus parfait gouvernement est celui qui approche de plus près celui
que Dieu a de nous, qui est un gouvernement plein de tranquillité et de
quiétude, et qui, en sa plus grande activité, n’a pourtant nulle émotion, et n’étant
qu’un seul, condescend néanmoins, et se fait tout à toutes choses.
Le Seigneur en appelant une âme à la
supériorité semble lui dire ces paroles qu’il adressait autrefois à Moïse en le
constituant chef de son peuple : « Votre communauté est comme un royaume
où je conserverai toujours la première et souveraine autorité ; mais je yeux en
partager quelque chose avec vous. Je suis le premier Maître ; cependant, je
veux qu’aucune personne de ce petit État qui m’est cher, ne fasse et n’entreprenne
rien que par vos ordres. Je vous communique à cet effet mon pouvoir, dans le
désir que vous en usiez selon mon esprit et mes desseins. C’est à vous qu’on s’adressera
pour recevoir conseil et assistance dans tous les besoins. Vous serez chargée
en mon nom de veiller, de commander, de corriger, d’instruire, d’encourager, de
consoler, et vous recevrez de moi, si vous y avez recours avec humilité et
confiance, toutes les lumières, tous les secours propres à vous faciliter ces
importants devoirs. »
O Dieu, ma fille, être choisie pour le
gouvernement, le salut et perfection des âmes que notre bon Sauveur regarde
comme ses épouses bien-aimées, et partager avec Lui le soin 352 et la conduite
d’icelles n’est-ce pas un grand honneur ?... À la vérité, c’est un honneur bien
redoutable, mais celui qui vous l’a imposé est tout disposé à vous soutenir de
son bras tout-puissant.
Ayant à l’égard de vos Sœurs le titre de
lieutenante et de coadjutrice de l’Esprit-Saint, vous devrez leur montrer,
autant qu’il est possible à la faiblesse de notre pauvre nature, quelque chose
des perfections divines : Dieu est partout, il voit tout, il souffre tout avec
paix, il fait tout dans le temps convenable, il agit avec force et douceur, il
punit et récompense avec équité et sans distinction de personne.
Ainsi, ma chère fille, mais selon votre
petit pouvoir, il faudra être partout, voir et savoir tout par vous-même,
autant qu’il se pourra prudemment; il faudra souffrir paisiblement et
patiemment ce que vous ne pourrez empêcher ; il faudra profiter des occasions et
des moments favorables pour agir et reprendre plus efficacement ; il faudra
surtout ne rien dire ni rien faire quand vous vous sentirez troublée ou
émotionnée, et n’employer la force du commandement que dans l’absolue
nécessité, et quand la douceur, la prière, la foi et la raison n’auront pu
suffire.
« Une supérieure, disait souvent notre
Bienheureux Père, est comme un canal par lequel Dieu se communique et se
manifeste aux âmes : ce canal doit donc être toujours appuyé sur le sein de
Dieu, unique source d’où la grâce découle jusqu’à nous. Il faut donc
nécessairement être unie à Dieu et écarter tout ce qui pourrait souiller ce
canal; ce qui le souille, c’est le regard sur soi-même ou sur la créature, la
complaisance et toute vaine recherche humaine. Ce canal doit être toujours
incliné par la vue de son néant, le mépris de lui-même ; ainsi est-il requis d’être
dans une disposition continuelle d’anéantissement, d’oubli de soi, et d’union à
Dieu. »
« Une supérieure, me disait dernièrement un
grand serviteur de Dieu, peut encore être comparée au gouvernail d’un 353
vaisseau qui, quoique la plus petite pièce du navire et caché dans la mer,
donne cependant le mouvement et fait tout voguer en assurance, pourvu toutefois
qu’il soit toujours mû par un pilote habile. Ainsi, ma chère fille, comme un
petit gouvernail caché, enfoncé dans la mer de son néant, toujours entre les
mains de Dieu, dépendante de son mouvement, une supérieure doit moins gouverner
par elle-même, par son esprit propre, que par l’impulsion divine. »
O ma chère fille, quelle n’a pas été la vie
de notre doux Sauveur sur la terre! Chacun des instants de ce bon et cher
Seigneur a été employé à travailler pour les âmes. Il s’est donné, sacrifié
sans réserve pour chacune d’elles. Une vraie supérieure, selon que l’entendait
notre Bienheureux Père, doit continuer cette œuvre du divin Rédempteur, mais
avec Lui et pour Lui. Qui pourra dire ce que vaut une âme ? Toutes et une
chacune est à Dieu, destinée à le glorifier et à l’aimer éternellement. Quel
honneur donc, ma fille, et quelle grâce de pouvoir aider à glorifier et à aimer
Dieu un peu plus !
Le principal moyen de faire du bien aux
âmes, c’est le sacrifice. Vous aurez mille occasions de vous sacrifier, car la
vie d’une supérieure vraiment mère est une croix continuelle ; ainsi, par
conformité à votre Époux qui vous associe à sa mission divine, vous recevrez
avec amour les petites et grandes croix que sa Providence vous ménagera, les
appréciant comme des joyaux choisis et présentés par le Cœur de votre Jésus,
lesquels se transformeront comme en pierres aimantées pour attirer sur les âmes
les faveurs et les grâces du ciel.
À mon avis, ma chère fille, il n’y a point
de meilleur moyen que la supériorité pour développer, en une âme fidèle et
courageuse, les trois vertus théologales; car que deviendrait une pauvre
supérieure si elle n’a qu’une petite foi, une faible espérance et un chétif
amour ? Il faut donc beaucoup attendre de la bonté divine, car plus les besoins
sont grands, plus il faudra ce 354 confier en Celui qui ne fait jamais défaut à
l’âme suppliante, Humble et défiante d’elle-même. Ce bon Dieu a promis et sa
parole est vérité : jamais il ne manquera d’assister sa créature lorsqu’elle l’appellera
et invoquera son secours. Il a soin des petits et des pauvres, selon qu’il est
dit tant de fois dans l’Écri_ turc; ainsi, confiez-vous à ses bontés, comptez
sur la fidélité de ses promesses, et lui abandonnez vous-même, les autres, et
tout ce qui est de votre charge.
[…]
DE SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE
CHANTAL
RECUEILLIES PAR SES CONTEMPORAINES POUR TOUS
LES JOURS DE L’ANNÉE[58].
1er Janvier. Savourer les
suavités de Dieu n’est pas amour solide envers Dieu ; mais s’humilier,
souffrir les injures, être exacte à sa règle, mourir à soi-même, vivre sans
intérêt, vouloir n’être connue que de Dieu seul, c’est là véritablement aimer
Dieu, car tout cela est des marques infaillibles de l’amour ; il est
ingrat, chétif et indigne du nom d’amour, s’il n’est fidèle à faire tout ce qui
est des volontés de Dieu.
2. Aimons le Seigneur et servons-le avec
crainte, mais d’une crainte amoureuse, chaste et filiale, qui craint de ne pas
assez plaire à son Époux, d’offenser son Père, de déplaire à ce divin Amant ;
et quoiqu’on dise qu’il faut aller par des voies relevées, tandis que nous
sommes en cette vie, il faut craindre Dieu, et l’on ne peut conserver un vrai
et efficace désir de servir Dieu si l’on n’a pas une sainte crainte de lui
déplaire, de l’offenser, et de lui donner sujet de retirer de nous sa grâce et
ses inspirations. 390
3. Veillons sur nous-mêmes, sur nos actions,
paroles et pensées ; sur notre esprit, afin qu’il ne s’occupe que de Dieu, en
Dieu et pour Dieu; veillons sur notre âme pour la conserver pure et fidèle, et
pour tenir ses passions soumises et bien rangées; enfin veillons sur tout ce
qui est en nous, afin que rien n’y soit hors de règle, qu’e nos pensées soient
de Dieu et nos paroles d’édification au prochain.
4. Faisant toutes nos œuvres avec esprit de
paix et d’amour, et attirées par l’odeur des saintes vertus de Notre-Seigneur,
nous courrons gaiement et amoureusement en la voie des volontés divines, ne
nous laissant pas tirer et pousser comme des esclaves; car si nous ne faisons
le bien d’une franche et sincère volonté, excitées du zèle de la gloire de Dieu
et de notre salut et perfection, nous n’y parviendrons jamais, et nous rendrons
infructueuse la grâce de notre vocation.
5. L’âme fidèle doit tout quitter, afin qu’étant
libre de tout elle ne possède ni ne soit possédée d’aucune chose ; ains demeure
en l’absolue remise et possession de l’amour divin, afin qu’il fasse d’elle ce
qu’il lui plaira.
6. L’âme, épouse de Dieu, se doit tellement
dépouiller 'de tout ce qui est ici-bas et de tout ce qui la concerne, qu’elle
ne doit plus regarder ce qu’elle fait, ce qu’elle veut ou ne veut pas. Cette
belle âme, qui a cette si noble capacité de tendre à Dieu, de se joindre à son
souverain centre, nous l’arrêtons vainement aux choses frivoles de ce bas
monde, où tout périt.
7. Nous ne devons pas travailler seulement
pour avoir le ciel, quoique la pièce le vaille bien, mais travailler pour avoir
le Dieu du ciel; car si Dieu n’y était point, certes, le ciel avec toutes les
excellences de ses beautés, richesses et douceurs, 391 serait ennuyeux au lieu
d’être à délices. Regardons donc le ciel, c’est-à-dire regardons là-haut, où
Dieu habite, et nous animons à travailler pour lui, afin que nous y habitions
aussi, jouissant éternellement de lui.
8. Qu’est-ce que des humiliations qui nous
arrivent, en comparaison des opprobres, mépris et abjections de notre doux
Sauveur? Qu’est-ce de nos souffrances au prix des siennes, et des tourments
incomparables qu’il a endurés pour obéir à son Père céleste et pour notre
salut? Pensons-y souvent, et que mis plus délicieux entretiens soient de parler
de ce divin Seigneur, de ce qu’il a fait et souffert pour nous, et des vertus
qu’il nous a enseignées, et de celles de sa très sainte Mère, et par ce moyen
nous serons éclairées, encouragées et fortifiées en nos entreprises.
9. -Il fut dit à Moïse : Fais selon le
patron que je t’ai donné; or ce patron, c’est Notre-Seigneur, qui nous a été
donné du Père éternel pour modèle. Voyons ce divin Sauveur comme il a demeuré
trente ans caché, inconnu, et couvert sous la cendre de l’abjection, étant
réputé vil et abject, fils du charpentier, lui qui était le Fils du Père
éternel, qui avait autant de science et de sapience au moment de sa conception
qu’il en avait au ciel et qu’il en a maintenant. Oh! si nous considérions bien
ceci, nous recevrions bien autrement que nous faisons les contradictions,
mortifications et humiliations qui nous arrivent!
10. Avoir choisi Jésus pour l’unique objet
de notre dilection, c’est avoir promis que nos cœurs n’auront d’autres affections
qu’à lui plaire, qu’à l’aimer et le servir, et que tous nos désirs seront pour
Jésus, toutes nos sollicitudes pour Jésus, toutes nos pensées pour Jésus, bref,
toute notre âme et nos facultés pour Jésus seul, lequel nous avons de notre pure,
392 libre et franche volonté, choisi pour l’unique Époux de nos cœurs et seul
objet de notre amour.
11. Quant à l’amour du prochain, la mesure
que le divin Maître nous a donnée, c’est de l’aimer vraiment comme nousmême.
Cette règle est bien juste : Ne fais rien à ton prochain que ce que tu voudrais
qu’il te fit. Oh! que nous serions heureuses, si en toutes les occasions où
nous traitons avec lui nous y étions attentives !
12. N’avoir qu’une âme et un cœur en Dieu, c’est
avoir la parfaite union que le divin Sauveur de nos âmes demanda pour nous à
son Père céleste, quand, avant sa sainte Passion, il le pria que ses apôtres,
et tous ceux qui croiront en lui, fussent un entre eux, et ainsi que son Père
était en lui, et lui en son Père, qu’ainsi nous fussions unis en lui et
consommés en un ; car seules bienheureuses seront les maisons religieuses sur
lesquelles il répandra cette sacrée onction. Elles fleuriront et prospéreront
en toutes vertus et perfections, et au contraire tout malheur abondera en
celles où sera la désunion.
13. Il se faut grandement plaire à ouïr
louer notre prochain et à contribuer au bien qu’on en dit, autant que nous
pouvons, regardant le bien que nous savons être véritablement en lui, nous
gardant bien de louer les uns pour ravaler les autres.
14. Tenez votre âme toujours dans cette
charité large, bénigne, universelle, compatissante, courageuse et oublieuse de
ses propres intérêts ; il n’y a rien au-delà qui soit agréable à notre divin
Sauveur. Aime, et fais tout ce que tu voudras, dit saint Augustin. Aimons donc
bien Notre-Seigneur et notre 393 prochain pour l’amour de Lui; faisons-lui ce
que nous voudrions qu’il nous fît : toute la perfection est là.
15. Aimons tendrement notre prochain, que
jamais nous ne laissions échapper aucune parole qui lui préjudicie ;
supportons-le comme nous voudrions être supportées de lui; donnons-lui bon
exemple, comme nous désirons qu’il nous le donne ; excusons et couvrons ses
défauts comme nous voudrions qu’il couvrît et excusât les nôtres ;
réjouissons-nous de son bonheur, de ses consolations et avancement, comme du
nôtre, et ressentons ses peines, maladies et affections, comme nous voudrions
qu’il ressentît les nôtres; aidons-le cordialement dans ses besoins, par nos
prières, et lui rendons tous les services qu’il nous sera possible, car c’est
en cela que se doit montrer notre dilection et charité.
16. Notre Bienheureux Père avait un soin de
charité incomparable de faire du bien à tous, d’avoir chacun pour ami et nul
pour ennemi, tant qu’il lui était possible, au moins n’en donnait-il jamais
occasion. Il avait une si grande inclination de contenter le prochain et n’en
mécontenter aucun, que tout ce qu’il pouvait faire pour lui en saine
conscience, il le faisait de bon cœur et le plus tôt qu’il pouvait, usant
souvent de cette maxime : Ce qui ne préjudicie à personne et peut profiter à
quelqu’un, il le faut volontiers accorder. C’était sa pratique ordinaire, que
nous devons tâcher d’imiter.
17. Le zèle de notre perfection nous doit
guider dans,l’exercice de la sainte charité, afin qu’en toutes choses, petites
ou grandes, on la voie surexceller parmi nous, nous aimant, supportant, aidant,
soulageant les unes les autres, et laissant nos aises, commodités en arrière
pour rechercher celles de nos Sœurs. 394
18. O Dieu ! que la parfaite et épurée
charité est rare et cela, ce me semble, parce que nous ne nous appliquons pas bien
à l’humilité et petitesse. L’esprit du monde et le propre intérêt gâtent tout ;
Dieu le veuille bien anéantir en tous ses serviteurs et servantes.
19. C’est
l’un des grands et principaux points et fruits de la religion, et le principal
de la vie monastique, que l’union tant avec Dieu qu’avec le prochain, la belle
et agréable chose ! Des cœurs unis 'en charité sont des vases propres à
recevoir les grâces célestes, et les cœurs désunis périssent.
20. Il faut toujours pardonner franchement,
et tenir notre cœur en douceur et sincérité envers le prochain, si nous voulons
ne point apporter d’empêchement à la grâce et tirer de grands fruits de l’oraison.
21. Il faut vivre avec une sainte joie toute
cordiale, dans une grande douceur et correspondance d’amour les unes pour les
autres, ce qui est une source de bénédiction spirituelle. Je n’ai jamais
remarqué qu’il y ait de la perfection intérieure, oit le parfait amour du
prochain n’est pas.
22. Donnez hardiment, mes filles, au nom de
NotreSeigneur. Il faut, de vrai, épargner le bien qu’il envoie, non pas pour
être riches et accommodées de tout, mais pour faire la charité. Vous verrez qu’à
la fin de l’année notre dépense n’en sera pas plus grosse.
23. Rapportons bien à Dieu la gloire de
toutes choses, et l’aimons avec une très humble obéissance et douceur de cœur,
laquelle s’acquiert en faisant toutes nos actions, et disant toutes nos paroles
doucement : la multitude de tels actes donnera l’habitude de la douceur à notre
cœur. 395
24. Celui qui veut avoir la vertu du support
du prochain doit s’accoutumer à le supporter avec douceur en ses défauts et en
toutes ses actions qui ne sont pas selon notre goût, reprenant suavement les
fautes de ceux que nous avons en charge, sans leur avoir pourtant jamais de l’aversion,
je veux dire en la partie raisonnable et supérieure, car nous n’avons pas l’autre
en notre pouvoir.
25. Il faut caresser et complaire au
prochain, parce que la douce charité a le bonheur de répandre une sainte
édification; et se tenant le cœur au large, il faut, quand il tombera, lui
pardonner et prendre le courage et la patience de le redresser amiablement ;
car, en persévérant ainsi, on se formera un cœur bien humble, gracieux,
maniable, qui, par après, rendra de grands services à Notre-Seigneur.
26. Le doux support consiste à supporter
suavement le prochain en tout ce qu’il pourrait dire ou faire qui ne serait pas
bien, et qui nous désagréerait et serait à contre-coeur, sans nous étonner de
ses manquements et imperfections, ne les regardant ni épluchant aucunement ; et
ne concevant pour cela aucune mésestime, sécheresse de cœur et dégoût contre
lui, mais ayant une compassion tendre et amoureuse qui nous fasse fondre pour
lui. Notre Bienheureux Père dit que la charité ne cherche point le mal, et
quand elle le rencontre elle s’en détourne.
27. Il ne faut pas avoir de ces cœurs
rétrécis pour le prochain, mais larges en dilection, en amour et support, étant
toujours disposée à le servir, assister, consoler, supporter et soulager en
tout ce qu’on pourra, mais gaiement et cordialement. Un cœur large est un cœur
disposé à secourir le prochain en tout ce qui est possible; un tel cœur aime
souverainement la volonté de Dieu. 396
28. L’amour cordial que nous devons porter
au prochain ne consiste point dans le sentiment, c’est un amour du cœur ; non
du cœur de chair, mais du cœur de la volonté. Laissons tourner, virer les sens,
et tout ce qui est de la nature; que nous aimions ou que nous n’aimions pas,
que nous ayons de l’aversion ou de l’inclination, cela n’importe, pourvu que
selon la partie supérieure nous demeurions fermes, invariables en cette
dilection, étant aussi disposées à lui en donner des preuves au plus fort de
nos dégoûts et aversions, que parmi nos suavités et amour sensible; car si nous
ne marchons de la sorte, nous ne ferons jamais rien qui vaille.
29. Qui
ne pèche point par la langue est un homme parfait, dit l’Écriture. On
offense le prochain ou plutôt Dieu dans le prochain, en parlant mal à propos et
aussi quelquefois en se taisant. On me dit du bien d’une personne que je n’aime
pas beaucoup, qui m’a fait du déplaisir, je me tais ou je réponds froidement; j’offense
Dieu, et je ne suis point exempte de fautes, car je fais connaître que je n’estime
pas la personne de qui l’on parle, et ma froideur ôtera peut-être. la bonne
estime qu’on en avait.
30. Si notre prochain, pour étranger qu’il
fût, était réduit dans une telle disette, qu’il ne pût être secouru que de
nous, nous serions obligées de lui donner ce dont il aurait besoin; et, quand
bien nous n’aurions que ce qui nous serait nécessaire, nous serions obligées
de même de retrancher tout ce que nous pourrions bonnement, en telle sorte que
nous nous contentassions du seul nécessaire pour vivre, afin de pouvoir plus
facilement aider notre prochain.
31. Nous
ne devons aimer personne, pour proche qu’elle nous soit, qu’en Dieu, pour Dieu
et selon Dieu. Aimer le pro-391chain en Dieu, c’est l’unique moyen d’empêcher
les impuretés qui se glissent quelquefois aux amitiés les plus spirituelles, et
c’est un amour beaucoup plus parfait, de regarder Dieu au prochain, et l’aimer
dans le prochain; car, par cette voie, Dieu sera aimé lui seul souverainement,
et encore le prochain autant que l’amour de Dieu le requerra, et cela d’un
amour tout pur, auquel il n’y a rien à craindre. Aimer notre prochain en Dieu,
voilà qui est excellent ; mais encore quelquefois il est dangereux de faillir,
parce que l’on prend le change, en sortant de cette divine source
imperceptiblement par les astuces de l’amour-propre ; mais en aimant Dieu en
notre prochain, l’on ne peut jamais errer.
1er FÉVRIER. Le secret de la vie spirituelle
est de se tenir auprès de Dieu, et de marcher en une continuelle présence de sa
divine Majesté, mais une présence de foi et non de sentiment ; d’autant que la
perfection ne consiste point dans le goût et sentiment, mais en une parfaite
résolution d’être à Dieu et à avoir un courage de longue haleine, à se
mortifier et renoncer en tout, sans se relâcher jamais, car il est impossible d’être
parfaite sans cette résolution.
2. Dieu donne de plus grandes grâces aux uns
qu’aux autres, comme il donne aussi de plus grandes occasions de son assistance
aux uns qu’aux autres; mais il donne à tous une grâce suffisante, très assurément,
pour faire tout ce qu’il veut de nous; niais tous ne correspondent pas
également et ne se 398 servent pas de cette grâce qui leur est donnée, comme il
est requis.
3. Mettez votre âme avec toutes vos misères
et vos péchés sous le pied de la croix de votre Époux, et attendez humblement
votre salut de sa sainte miséricorde et non de vos œuvres. Tenez-vous à recoi [en
repos] sous les ailes de la maternelle protection de la Sainte Vierge, et vous
confiez au soin paternel que Dieu aura de votre âme.
4. L’esprit de Dieu est délicat et requiert
des âmes qu’il favorise de sa sainte présence et familiarité, une grande pureté
et anéantissement de tout ce qui n’est point lui ou pour lui.
5.
La présence de Dieu sans la mortification est presque inutile : Dieu nous
plaît, mais nous ne lui plaisons pas, et il vaut mieux plaire à Dieu qu’à
nous-mêmes. La mortification aussi, sans la divine présence, n’est qu’une
présomption, d’autant que nous avons besoin d’une aide particulière de Dieu
pour nous mortifier, et nous ne pouvons mieux trouver cette aide
toute-puissante, qu’en nous tenant proche de ce grand Dieu par l’exercice de
cette sainte présence.
6. La règle qui recommande la présence de
Dieu est suffisamment, Toire, parfaitement pratiquée, quand nous avons la
fidélité de retourner fréquemment notre esprit en lui, et que nous faisons tout
pour son seul amour. Le grand bonheur d’une âme est de regarder Dieu, parce qu’en
lui nous trouvons tout ce qui est nécessaire : c’est le livre de vie où les
Saints ont puisé toute leur science. Il faut laisser faire à Dieu toutes choses
contre toutes choses.
7. La vraie manière de servir Dieu, c’est de
marcher par 399 un chemin que l’on ne connaît point ; et lorsqu’il semble que
tout est bouleversé sens dessus dessous dans l’âme, pourvu qu’elle demeure
fidèle à la pratique des vertus, elle ne se doit point mettre en peine pour
connaître quelle est sa voie, ni même y penser, mais marcher simplement en ce
parfait abandonnement et renoncement d’elle-même à Dieu.
8. Marcher en la présence de Dieu, c’est
marcher dans les sentiers de son bon plaisir et non par la voie de la chair, de
l’esprit humain et de l’amour-propre, dans l’estime de soi-même, de son
jugement et volonté ; mais dans la voie de la divine volonté, perdant tout
intérêt, jugement et volonté propre dans la volonté de Dieu.
9. Il faut accompagner la présence de Dieu,
qui nous vivifie, de la mort à nous-mêmes. Ces deux exercices ne doivent point
aller l’un sans l’autre : Présence de Dieu et mortification, ils se soutiennent
tous deux. Une âme mortifiée n’est pas sujette à se distraire et divertir; elle
goûte Dieu et se tient bien mieux unie et proche de lui; elle est plus
susceptible à être pénétrée de cette divine présence qui, d’ailleurs, rend
facile la mort à soi-même, et qui fait tout faire et tout supporter. Cette
divine présence nous donne la force de nous vaincre •et adoucit si fort les
difficultés, qu’elle ne les laisse presque pas ressentir à l’âme qui jouit de
cette divine approche de Dieu.
10. Ce sont des grâces de Dieu que cette
inclination et désir de se tenir en sa sainte présence ; c’est une continuelle
oraison et réfection sainte pour l’âme désireuse de Dieu. Soyez toujours plus
fidèle à ce saint exercice, et il vous donnera force en tous vos besoins.
11. Quand nous ne nous tiendrons pas
ramassées en nous-400mêmes autour de Dieu, nous ne ferons rien qui vaille ;
nous nous relâcherons en toutes choses, car c’est par cette porte de la
présence de Dieu que nous devons attendre tout notre avancement en la
perfection, de sorte que si cette fidélité au recueillement nous manque, tout
le reste nous défaudra et nous n’aurons jamais une vertu solide.
12. C’est le propre de la vertu solide, d’être
acquise et pratiquée avec beaucoup de difficultés. Les sécheresses et ennuis
sont de grands moyens en la vie spirituelle pour accroître en nous le pur amour
de Dieu, qui prétend, par toutes ces peines, élever notre âme au-dessus d’elle-même.
13. Bienheureuse est l’âme qui marche en la
présence de Dieu et de qui Dieu prend soin, car elle fera un grand chemin ; et
pour cela, il lui donnera de grandes occasions de s’avancer en la pratique des
vertus, de la générosité à entreprendre tous les sacrifices, comme aussi la
fidélité pour les poursuivre, et une grâce spéciale pour persévérer en son
saint service. Tenezvous toujours en la présence de Dieu comme un cierge qui se
consume en brûlant et en éclairant l’autel.
14. À quel prix que ce soit, acquérons les
vraies vertus ; mais, en cette glorieuse entreprise, ne nous appuyons pas sur
nos propres forces : jetons toute notre confiance en la bonté de Dieu, qui nous
soutient de son paternel regard et de sa grâce toute-puissante.
15. -Nous ne voyons pas Notre-Seigneur, mais
nous sommes averties par la foi qu’il est présent en toutes choses, par présence,
par essence et par puissance; de plus, qu’il réside en nos cœurs d’ une façon
particulière, par assistance et par grâce. Hélas? Mon Dieu, nous sommes
aveugles, et parce que nous401ne vous voyons pas, nous perdons facilement le
souvenir (le votre divine présence. Que faire à cela? Sinon vivifier souvent
notre foi, que Dieu est présent partout, et que rien n’arrive ici-bas que par l’ordre
de sa divine Providence, qui régit tout ce monde selon son bon plaisir.
16. Dieu ne cesse jamais, tant il est bon, d’être
autour du cœur de l’homme, pour l’aider à sortir de lui-même, des choses vaines
et périssables, afin qu’il puisse recevoir sa grâce et se donner tout à lui. Il
présente sa grâce à chacun suffisamment et très abondamment pour le salut, et
pour l’avancement et progrès en la perfection. À l’exemple d’Abraham, marchons
donc en la présence du Seigneur, et nous serons parfaites.
17. La sainte crainte de Dieu dans une âme
est un indice des plus certains du salut éternel, et que l’on est dans la
prescience de Dieu pour être des élus. Toutes les actions du juste louent Dieu;
au contraire, toutes les propres volontés, convoitises, l’offensent et le
déshonorent, et toutes les mortifications et pratiques des vertus l’honorent.
18. Notre Bienheureux Père disait que « la
plupart des manquements des religieux et religieuses procèdent de ce qu’ils ne
se tiennent pas assez attentifs à la présence de Dieu, mais que nous y étions
en toutes nos actions quand nous les faisons purement pour l’amour de Dieu »
19. Il faut faire une grande attention à
porter une sainte révérence à la sainte présence de Dieu, surtout au commencement
de nos prières et oraisons; c’est la finesse des finesses de se bien mettre en
cette divine présence et de bien approfondir cette vérité, que c’est à Dieu que
nous parlons et qu’il nous voit. 402
20. Nous devons avoir une grande fidélité à
retourner fréquemment notre esprit à Dieu, faisant toutes nos actions pour son
divin amour, recevoir tout de sa main et nous conformer en tout à son bon
plaisir, car ceci sont les vrais moyens de se tenir en la présence de Dieu.
21. La prière est le canal qui unit le cœur
du chrétien avec celui de Dieu ; elle attire les eaux du ciel qui descendent et
montent de nous à Dieu, et de Dieu à nous; elle est la voix par laquelle nous
demandons à Dieu et à Jésus-Christ, qui est notre unique libérateur, qu’il nous
sauve, parce que nous ressentons en nous de si grands mouvements d’infirmité,
que s’il ne nous soutenait à tout moment par des grâces nouvelles, nous
péririons.
22. La prière a des forces qui triomphent de
celles de la nature, et qui surmontent avec empire la résistance de tous les
éléments, puisque, même au langage de saint Chrysologue, on peut dire en
quelque manière qu’elle entre en partage de la toute-puissance d’un Dieu; Moïse
s’est servi, pour la gloire de ses triomphes, des principales pièces de l’univers,
par la force de la prière.
23. Lorsque le temps de nous mettre devant
la divine bonté, pour lui parler seul à seul, est arrivé, ce qu’on appelle
prière, la seule présence de notre esprit devant le sien, et du sien devant le
nôtre, forme la prière, soit que nous y ayons de bonnes pensées et bons
sentiments, ou que nous n’en ayons point. Il faut seulement, avec toute
simplicité, sans faire aucun violent effort d’esprit, nous tenir devant lui,
avec des mouvements d’amour et une attention de toute notre âme, sans nous
distraire volontairement, alors tout le temps que nous sommes à genoux sera
tenu pour une prière devant Dieu; car il aime 403 autant l’humble souffrance
des pensées vaines et involontaires qui nous attaquent alors, que les
meilleures pensées que nous avons eues en d’autres temps ; car une des plus excellentes
prières, c’est le désir amoureux de notre cœur envers Dieu, et la souffrance
des choses qui nous déplaisent.
24. La première condition qu’il faut avoir
pour bien prier, disait notre Bienheureux Père, est qu’il faut être petit en
humilité ; la seconde, qu’il faut être grand en espérance; et la troisième, qu’il
faut être appuyé sur Jésus-Christ crucifié. Pour bien prier, il faut
reconnaître que nous sommes pauvres, et s’humilier grandement : et comme nous
voyons qu’un tireur d’arbalète, quand il veut décocher un grand trait, plus il
veut tirer haut et plus il tire la corde de son arc en bas, ainsi devons-nous
faire quand nous voulons que notre prière aille jusqu’au ciel; il faut très fort
s’approfondir par la connaissance de notre néant. David nous enseigne à le
faire par ces paroles : Quand tu
voudras prier, dit-il,
approfondis-toi tellement dans l’abîme de ton néant, que tu puisses après sans
difficulté décocher ta prière comme une sagaie jusque dans les cieux.
25. La sainte Écriture nous fournit de beaux
exemples sur la façon de prier; celui de Tobie me plaît entre tous. Ce saint
patriarche commanda un jour à son fils de s’en aller à Ragès, pour retirer de l’argent
qui lui était dû; et pour le faire plus facilement il lui bailla une cédule,
par laquelle on ne pouvait lui refuser son argent. Ainsi devons-nous faire,
quand nous voulons demander au Père éternel son paradis, l’affermissement de
notre foi et son amour; toutes choses qu’il veut nous donner, pourvu que nous
portions une cédule de la part de son Fils, c’est-à-dire que nous lui
demandions au nom et par les mérites de Notre-Seigneur, lequel nous a bien
montré l’ordre qu’il nous faut tenir en nos demandes, en nous ordon-404nant de
dire le Pater, où elles sont toutes
comprises en ces paroles : Que votre nom
soit sanctifié ; que votre royaume nous advienne; que votre volonté soit faite.
26. Après les trois premières demandes, nous
ajoutons : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Sous le nom de pain
sont compris tous les biens temporels : or, pour ceux-là, nous devons être
grandement sobres à les demander, et devrions beaucoup craindre en les
demandant, parce que nous ne savons pas si Notre-Seigneur ne nous les donnera
point en son ire et en son courroux. C’est pourquoi ceux qui prient avec perfection
demandent fort peu de ces biens, ains demeurent devant Dieu comme des enfants
devant leur père, mettant en lui toute leur confiance, ou bien comme des
serviteurs fidèles qui servent bien leur maître ; car ils ne vont pas
demandant tous les jours leur nourriture, mais leurs services demandent assez
pour eux.
27. Il faut être comme un vase ouvert et
exposé devant Dieu, lorsqu’on le prie, afin qu’il y distille sa grâce peu à
peu, selon sa volonté, et demeurer presque aussi content de rapporter chez
nous ce vase vide, que s’il avait été tout rempli. À la fin, il arrivera que
Dieu y distillera cette eau divine, si l’on se présente souvent avec cette foi
vive et un entier désintéressement de ce qu’on peut désirer de lui, car
souvent on croit qu’on s’en retourne vide, lorsqu’on est rempli de l’esprit de
Dieu, bien qu’on l’ignore.
28. Pour nous faire estimer la prière, et
nous faire comprendre le pouvoir qu’elle a sur le cœur même de Dieu, je ne vois
point de paroles plus puissantes que celles-ci, souvent répétées par saint
Bernard : Dieu ne demande pas les splendeurs, mais les ardeurs de la prière.
Si l’oraison est languis-405sante, elle déchoit dans son progrès; si elle est
animée de « ferveur et de flammes, elle perce les cieux, et ne retourne jamais
les mains vides, mais toujours chargée de dépouilles, de palmes et de
conquêtes. »
29. En nos âmes, comme au temple de Salomon,
il y a quatre étages, disait notre Bienheureux Père : au premier, il y a une
connaissance grossière que nous avons par le moyen des sens ; au second, un peu
plus haut, une connaissance que nous avons par le moyen de la raison ; le
troisième, beaucoup plus relevé que les autres, est celui où réside la
connaissance que nous avons de la foi par une lumière surnaturelle; et le
quatrième, qui est le sancta sanctorum, est la fine pointe de l’âme où se font
les acquiescements, et que nous appelons esprit ; et pourvu que cette fine
pointe regarde toujours Dieu, nous ne nous devons pas troubler, ni mettre en
peine de ce qui se passe aux étages inférieurs.
1er mars. La pauvreté consiste non seulement
à n’avoir rien en propre, et à ne se point attacher à ce que l’on nous donne
pour notre usage; mais elle nous fait réjouir de ce que les choses nécessaires
nous manquent, et que le moindre de la maison nous est donné. S’il était permis
de faire choix, l’âme vraiment pauvre ne prendrait pour sa part que ce que les
autres auraient rebuté et les choses les plus viles.
2. Pour pratiquer la pauvreté, il faut avoir
de l’amour 406 aux disettes qui peuvent arriver des choses non seulement
utiles, mais qui seraient nécessaires, sans se plaindre ni lamenter en façon
quelconque; et cela est la pratique de la pauvreté, et non pas à n’avoir besoin
de rien. L’espérance et confiance des religieuses doit être un entier abandon
en Dieu, au-delà et par-dessus toute vue et prudence humaine ; et comme disait
notre Bienheureux Père, les âmes dédiées à Dieu ne doivent avoir autre
lendemain que la Providence divine.
3. Il vaut mieux vivre pauvrement en nos
observances, que d’abonder en richesses et être traversées. La Providence de
Dieu, qui nous a toujours assistées, ne manquera point, tandis que nous
persévérerons en la fidélité de son saint service; et puis, ce sont nos délices
que de vivre en pauvreté sous sa protection.
4. Hé
quoi ! se faut-il affliger de la pauvreté, nous autres qui en avons fait vœu?
ne devons-nous pas plutôt embrasser amoureusement les petites nécessités et
disettes qui se rencontrent tant au manger qu’au vêtir, et à mille autres
occasions, recevant tout cela, selon l’ordre que la Providence de Dieu nous le
présente, et les vouloir de bon cœur, les baiser et penser que nous sommes des
pauvres, et que les pauvres n’ont pas toujours les choses qui leur sont
nécessaires.
5. Quand on nous donne ce qui est à notre
goût, bénissons Dieu qui a permis que nous ayons ce petit contentement; et
quand il ne le sera pas, faisons de même, remerciant sa Bonté de ce qu’elle
nous donne un petit moyen de pratiquer la vertu ; car toutes ces menues
rencontres sont autant d’occasions que Dieu nous a destinées de toute éternité,
et nous les présente comme des moyens pour parvenir à la perfection qu’il nous
désire. 407
6. La grande pratique de notre Bienheureux
Père était de tout faire pour Dieu et de recevoir tout de sa main, selon que la
Providence le lui présentait; et par ce moyen il tenait son âme en paix et unie
avec Dieu. J’ai un grand désir que nous l’imitions en cela, car c’est le plus
court et le plus facile chemin pour acquérir la vraie paix et solide perfection
de l’esprit de la Visitation.
7. Oh! qu’il fait bon voir les servantes de
Dieu gagner leur vie, comme l’Apôtre, au travail de leurs mains, et n’avoir
autre lendemain que celui de sa Providence ! De vouloir (dans les offices)
toutes sortes d’ajustements, tellement que rien ne manque, cela n’est pas
compatible avec notre saint vœu de pauvreté, vertu si précieuse que notre
Bienheureux Père la nommait « une délicieuse maîtresse » ; soyons-en saintement
amoureuses.
8. Si les filles de la Visitation savaient
combien leur saint Fondateur les désirait petites en toutes choses, et combien
il avait d’aversion à la superfluité et abondance temporelle, je crois qu’elles
ne seraient pas à leur aise, si elles ne vivaient avec quelque petite nécessité
et disette des choses extérieures.
9. Ne nous attachons à chose quelconque,
pour petite qu’elle soit, afin que nous soyons disposées à nous laisser ôter
toutes les fois que l’on voudra, sans nulle résistance, tout ce qui nous sera
donné ou permis pour notre usage. Ne nous étonnons point pour nos besoins, la
Providence n’a jamais manqué à qui s’est confié en elle, et soyons
inébranlables sur cette parole de Notre-Seigneur : Si Dieu a soin de la fleur
des champs, combien plus aura-t-il soin de sa créature, surtout lorsque cette
petite créature ne veut, ne cherche et ne désire que la seule gloire de Sa
Majesté sainte. 108
10. Cherchez
premièrement le royaume de Dieu par l’exacte observance, dans l’esprit de
douceur, d’humilité et simplicité, et
toutes les choses nécessaires ne vous manqueront pas; mais soyez
invariablement appuyée sur cette vérité et sur ce fondement. Persévérez à vivre
dans cette union cordiale et tranquille douceur, c’est la grande bénédiction
des maisons religieuses.
11. Ma fille, souvenez-vous toute votre vie
qu’où l’argent suffit, il ne faut pas mettre de l’or; où l’étain peut servir,
il ne faut pas mettre de l’argent; où le plomb peut être suffisant, il ne faut
pas mettre de l’étain ; car la vraie fille de la Visitation ne doit pas chercher
les choses riches, polies et gentilles, mais les choses grossières, solides, et
le seul nécessaire.
12. Les dames du monde et aussi les riches
sont d’ordinaire lâches au travail; mais les servantes de Dieu doivent se
tenir comme pauvres en sa maison, et par conséquent être laborieuses. Je
remarque les pauvres maisons avoir toujours une richesse particulière de
ferveur, d’allégresse et de suavité, et Notre-Seigneur fait abonder beaucoup de
grâces spirituelles où les grandes disettes temporelles se trouvent. Dieu
veuille nous bien ouvrir les yeux pour nous faire voir à toutes les infinis
trésors spirituels que son amour a cachés dans les disettes temporelles.
13. Faisons paraître par notre humilité que
nous sommes pauvres, et par conséquent que nous n’avons pas le moyen ni l’industrie
de faire des présents de valeur aux riches, mais bien de quelque dévotion qui
doit être notre trésor. Pour le reste, tenons-nous petites, mangeons notre pain
avec les pauvres de Jésus-Christ; ce sont de ces amis-là dont nous avons
affaire dans les tabernacles éternels. Oh! que les pauvres y seront riches! 409
14. Les vraies imitatrices de Jésus-Christ
aiment à voir dans leurs sacristies, dortoirs, réfectoires et autres lieux,
reluire la sainte pauvreté. Certes, j’ai honte de voir que des filles qui ont
voué la pauvreté aient soin de leur vêtir; hélas! que les vrais serviteurs et
servantes de Dieu vivent bien d’une autre sorte! Nous sommes bien éloignées d’imiter
saint Paul, qui ayant de quoi mater sa faim et couvrir sa nudité, était
content. Bon Dieu! que nous avons peu cet esprit de parfaite pauvreté! Tâchez
de le graver bien avant dans le cœur de vos filles, et ne leur souffrez point
de se rendre soigneuses d’elles-mêmes, ni de prévoir ce qui leur est nécessaire
; cela est contre les vœux et la règle.
15. Accoutumons-nous volontiers aux petites
disettes et contradictions journalières qui se rencontrent selon l’ordre de la
Providence de Dieu; chérissons-les tendrement comme des moyens qu’il nous a
destinés de toute éternité et qu’il nous présente pour parvenir à la
perfection; que s’il retarde quelquefois son secours pour éprouver notre
confiance, attendons-le en paix, car il est dit : « Jette ton soin et ta pensée
au Seigneur, et il te nourrira.
16. Ne nous plaignons jamais de la pauvreté,
c’est la richesse des servantes de Dieu et leur trésor plus précieux, car y
a-t-il quelque bien plus comparable à celui d’attendre tout de la Providence de
Dieu, de recevoir de sa main paternelle toutes nos nécessités? C’est pourquoi
nulle apparente nécessité ne nous fera reculer du service de Dieu, moyennant
sa grâce. Bienheureuse l’âme qui attend tout de Dieu et .qui n’a point d’autre
richesse!
17. Tâchons d’employer fidèlement les
occasions que Dieu nous présente, pour nous avancer en son saint amour par 410
une totale résignation et confiance en sa Providence. Bienheureuses serons-nous
si nous embrassons joyeusement la pauvreté, demeurant soumises et en repos dans
le sein de notre Père céleste, sans vaciller un seul moment en la confiance
invariable que nous devons avoir en sa Bonté.
18. Vous êtes parmi les occasions de
pratiquer l’entière et parfaite confiance que vous devez avoir en notre bon
Dieu, jetez tout votre soin en lui, et il vous nourrira, ayez toujours devant
les yeux cette parole de l’Évangile : Cherchez
premièrement le royaume de Dieu, et toutes choses nécessaires vous seront
données. La vérité éternelle a promis cela, n’est-ce pas assez pour nous
tenir en repos?
19. La pauvreté est le trésor le plus
précieux des servantes de Dieu, c’est pourquoi, mes Sœurs, ne cherchons pas les
commodités temporelles; au contraire, réjouissons-nous d’être dépouillées des
choses de la terre, puisque nous participerons davantage aux richesses
spirituelles de la maison de Dieu.
20. Tenez votre âme fort éloignée des désirs
d’être bien accommodée. Aimez la pauvreté, et Dieu vous comblera de ses divines
richesses. C’est le vrai esprit de notre Bienheureux; il ne pouvait supporter
que l’on eût de l’ardeur aux commodités temporelles et qu’on s’en souciât
beaucoup, et il se baignait d’aise quand il voyait des âmes estimer et aimer la
pauvreté. Hélas! nous l’avons vouée, et il est bien raisonnable que nous la
chérissions plus que les richesses que nous avons renoncées, et c’est avec le
Tout-Puissant que ce contrat a été fait.
21. La vraie et parfaite pauvreté d’esprit,
c’est de n’avoir rien, rien que Dieu en son esprit. Oh! que cette pauvreté nous
rend grandement riches, parce qu’ayant ainsi quitté toutes 411 choses et tout
ce qui n’est point Dieu, nous venons à posséder les richesses du ciel et de la
terre, qui ne sont autres que Dieu. Soyons donc bien pauvres de cette
pauvreté-ci, ne cherchant que Dieu, ne voulant que Dieu, ne nous attachant qu’à
Dieu.
22. La voie du dépouillement intérieur est
le chemin des saints, mais il est pauvre, privé de sentiments, de
satisfactions, de goûts, de connaissances, de pouvoir, d’affection, de désir, d’amour
et semblables; enfin, il est pauvre et destitué de tout, hormis d’une
résolution de ne vouloir point offenser NotreSeigneur volontairement, et de
vouloir lui plaire en toutes choses, et surtout être toute à lui.
23. L’âme qui marche par le chemin du
dépouillement intérieur a mille et mille choses dont elle doit se dépouiller :
elle doit se dépouiller de son propre intérêt, des satisfactions, des
consolations et sentiments de Dieu, de sa propre estime, etc. Celles qui sont
conduites par cette voie vont perpétuellement, retranchant leur choix en toutes
choses généralement, et NotreSeigneur les tient dans ce continuel exercice, et
lui-même les va dépouillant, et prend plaisir de les voir dans ce dépouillement
et impuissance.
24. Que vous serez heureuse, ma fille, si en
repos d’esprit et entière soumission, vous demeurez amoureusement dans cette
pauvreté intérieure en laquelle Dieu vous tient par une miséricorde toute
paternelle, afin que vous connaissiez par expérience votre néant et inutilité,
car bien souvent nous nous attribuons les grâces et ferveurs quand nous n’avons
pas la claire connaissance de notre misère. Perdez tous vos raisonnements
humains, vos vues, et vous-même en Dieu, par un entier abandonnement de tout ce
qui vous regarde et même de votre perfection; laissez-vous à Dieu et ne vous
réservez 412 que le soin de l’aimer et de lui être fidèle dans les occasions,
mais cela sans étendre votre vue plus loin qu’au moment présent.
25. Bienheureux sont les pauvres, car Dieu
les revêtira! Oh! que nous serions heureuses si nous avions le cœur nu de tout
ce qui n’est point Dieu et que nous aimassions cette nudité et pauvreté : être
là sans lumière, sans goût, sans sentiment du bien, privé de toutes
connaissances, sans nulle satisfaction ni secours des créatures, que cet état
est bon !
26. Quand l’âme se trouve à ce point d’être
dépouillée de tout secours, appui et consolation, que peut-elle faire, sinon,
comme un petit oiseau tout déplumé, se cacher et se musser sous l’aile de sa
bonne mère, la Providence, et demeurer là à recoi sans oser sortir, crainte que
le milan ne l’attrape? Voilà le lieu de notre refuge.
27. O la grande richesse de ne vouloir chose
quelconque que Dieu! En cela consiste notre bonheur. Ne sauriez-vous, ma fille,
faire cet entier et irrévocable délaissement de vous-même entre les mains de
Dieu, vous dépouillant de tout soin de vous-même, ne voulant que ce que Dieu
vous donnera, et selon les occasions qui s’en présenteront, auxquelles il faut
être simplement fidèle?
28. L’âme qui est vraiment pauvre de toutes
les choses d’ici-bas ne veut plus que son Jésus tout seul. C’est la gloire de
la Sulamite de pouvoir dire en vérité : Mon Bien-Aimé est à moi, et moi je suis
à Lui. O mes filles, tenons nos affections bien ramassées autour de
Notre-Seigneur, et rien ne s’attachera à nous, et nous ne nous attacherons à
aucune chose.
29. Notre divin Sauveur, pour réparer les
désordres que 413 l’amour des richesses a produit sur la terre, a pratiqué la
plus sévère et dénuée pauvreté qu’a pu inventer son ardente charité, puisqu’il
a vécu privé d’honneur, de biens, de commodités, et même des choses nécessaires
à la vie. L’amour a fait tout cela, et c’est aussi ce même amour, dit notre
Bienheureux Père, qui nous oblige à la pratique d’une pauvreté si dépouillée de
toutes choses, que nous ne nous réservions que Dieu seul pour partage.
30. Soyons assurées qu’étant toutes consacrées
au service de notre bon Dieu, il nous fournira ce qui sera nécessaire pour
notre conservation, et plus sa bonté nous verra dénuées de tous ces biens
extérieurs, de parents, d’amis, de santé, de réputation, etc., plus elle nous
donnera avec abondance ses plus précieuses grâces, et nous fera expérimenter
que quiconque s’abandonne parfaitement à son amour n’aura jamais défaut d’aucun
bien.
31. Savoir se satisfaire de ce que Dieu met
en nos mains, c’est imiter la nature des anges, qui n’ont besoin de rien, c’est
rentrer en quelque façon dans l’état d’innocence, et imiter l’ancienne liberté
de nos premiers parents. Sachons donc, mes chères filles, nous contenter de
Dieu; nous engagerons par là sa Bonté de répandre ses bienfaits avec abondance
dans nos âmes, lesquelles, se dépouillant des créatures pour s’unir uniquement
à Dieu, prouveront à tous qu’elles ne recherchent d’autres biens que les
solides trésors de son amour et de sa grâce. 414
1er AVRIL. Dans les afflictions, il faut
redoubler notre courage et humble soumission, à l’imitation de ces grands
serviteurs de Dieu qui se fortifiaient par la patience, à mesure que leurs
travaux se multipliaient; et plus vous sentez votre âme innocente des calomnies
que l’on lui impute, plus vous devez vous réjouir et vous rendre aimable, même
à l’endroit de vos ennemis, afin de vous rendre conforme à notre divin Sauveur.
Ces pratiques sont dures à la nature, mais aussi ce n’est pas selon les
inclinations d’icelle que les vrais chrétiens doivent vivre, niais selon la
lumière de la grâce, qui nous assure que le Sauveur de nos âmes est entré en sa
gloire par plusieurs tribulations; aussi ne pouvons-nous parvenir à la
jouissance de la souveraine félicité que par cette voie.
2. Les douces consolations de notre bon Dieu
sont l’onguent précieux, seul capable de guérir les grandes douleurs de nos
âmes, surtout quand elles sont mêlées avec une parfaite résignation de tout
notre être et de toutes choses au bon plaisir divin.
En tout événement, il faut adorer la très sainte
volonté de Dieu et nous y soumettre amoureusement, quoique douloureusement,
nous confiant que sa divine Majesté saura bien subvenir à toutes nos pertes.
3. Notre bon Dieu, par une admirable
industrie de son amour, convertit tout au profit des siens, et même les choses
qui leur sont plus amères leur sont rendues douces; et ce-415pendant,
misérables que nous sommes, nous convertissons en poison les remèdes que le
grand et charitable médecin nous applique pour guérir nos maladies. Ne faisons
plus de la sorte : soumettons-nous amoureusement à la volonté de notre Père
céleste et correspondons à ses desseins, qui sont de nous unir à lui par le
moyen des afflictions, et, faisant ainsi, il nous sera tout.
4. Nous devons, nous autres chrétiens, petit
à petit, dégager nos cœurs des choses créées par la considération d’une
meilleure vie, et jeter dans la bienheureuse éternité nos affections, nos
désirs et nos prétentions.
Dépouillez votre âme de tout intérêt et
affections humaines pour la mettre en cette parfaite nudité, dans le sein de l’éternelle
Providence, laquelle vous soutiendra de sa puissante main et vous confortera de
ses intimes consolations, vous faisant savourer la douceur incomparable de l’union,
parfaite d’une âme avec le bon plaisir de son Dieu.
5. Quand je considère que par le moyen des
privations acceptées amoureusement, notre bon Dieu nous veut être lui-même
toutes choses, et que le moindre avancement que nous ferons en son amour vaut
plus que tout le monde ensemble, et combien, par-dessus toutes choses, notre
bon Dieu prise et estime l’union de nos volontés à la sienne ès rencontres
âpres et pénibles, qui nous dépouillent de nos plus chers contentements,
certes, quand je considère cela, je trouve tant d’avantages aux afflictions,
que je ne puis m’empêcher d’avouer que plus on en reçoit, plus on est favorisé
de Dieu.
6. Il est vrai, cette vie est misérable et
méprisable, sinon en ce point qu’elle nous fournit les occasions (l’exercer
notre foi, notre espérance et toutes les saintes vertus, surtout celle 416 de l’amour pur et nu, dans une absolue
résignation et acceptation franche de tout ce que Dieu nous présentera dans les
afflictions, où notre nature et amour-propre ne sauraient rien prendre, ains
notre seul esprit se joint à Dieu.
7. Cette misérable vie est partout pleine de
croix, d’afflictions et de malheurs. Que les grandeurs, les plaisirs, les
honneurs et les richesses de ce monde sont frivoles, inconstants et de peu de
durée! Que bienheureuse est l’âme à qui cette vérité est bien imprimée dans le
cœur, car, par ce moyen, elle s’élève joyeusement et avec grande facilité en l’amour
et aux seuls désirs des biens éternels, dont l’espérance certaine adoucit l’aigreur
des calamités de ce monde, qui, sans cela, seraient insupportables.
8. Les plaies qui sont faites par la douce
main de la Providence nous apportent la vraie santé, lorsque nous avons cette
ferme foi et confiance qu’elle fait tout pour notre mieux, elle établit et
conserve notre cœur en la désirable paix qui passe tout entendement et suffit
seule pour consoler et affermir nos esprits dans les plus grands orages de
cette vie.
9. Qu’est-ce que notre bon Dieu prétend de
vous en la permission de tant d’afflictions, sinon de vous rendre conforme à
son Fils Notre-Seigneur? Si vous fermez les yeux aux choses de la terre et les
ouvrez aux vérités éternelles, vous verrez et sentirez que si vous embrassez
avec une amoureuse patience et humble soumission à Dieu la tribulation qu’il
permet vous >arriver, elle opérera enfin le poids d’un solide honneur et d’une
paix stable. Un seul brin de ce vrai honneur vaut mieux un million de fois, que
toutes les prospérités que le monde nous saurait présenter, lesquelles ne sont
que trompeuses et imaginaires. 417
10. Je trouve très-heureuse cette chère Sœur
qui souffre dans son corps et dans son âme, puisque véritablement ce doit être
le plus délicieux partage des servantes de Notre-Seigneur que la croix et les
travaux, et faut tâcher par fidélité de témoigner par iceux notre amour à celui
qui nous a montré l’excès du sien par ses incomparables souffrances, au prix
desquelles les nôtres ne sont rien.
Il. Dieu ne vous envoie ces douleurs que
pour le profit de votre âme : portez-les le plus doucement et patiemment qu’il
vous sera possible, afin que, par ce moyen, elles vous aident à gagner le ciel.
Les travaux de cette vie passent bientôt, et la félicité de celle que nous
attendons est éternelle. Aspirez bien souvent à cette bienheureuse patrie, et,
tant qu’il vous sera possible, n’avalez point les eaux de la mer tempétueuse de
ce monde, mais buvez souvent les eaux salutaires de la divine grâce, vous
adressant en tous vos besoins à la source de miséricorde avec un amour et
confiance toute filiale.
12. Bienheureuses sont les âmes qui, vivant
dans ce monde, font leur possible pour s’habituer à la sainte soumission et
conformité au bon plaisir de Dieu; car, quand la tempête des afflictions
arrive, elle ne les ébranle point. Vous avez bien raison d’estimer le chemin de
la Croix, car qu’y a-t-il de plus souhaitable en ce monde que d’être rendue
conforme au Fils de Dieu, dont l’infinie charité a voulu par multitude de
travaux et de douleurs entrer dans sa gloire?
13. Nous voilà bien au temps et dans l’occasion
(par le trépas de...) de jeter fixement notre regard en la très sainte volonté
de Dieu, et lui témoigner notre invariable fidélité, en la pratique de cet
incomparable document qui est au chapitre du livre IX de l’Amour divin : Si tu es pris dans les filets des tribulations, ne
418 regarde point ton aventure; mais regarde Dieu et le laisse faire. Il n’y a
que ce seul refuge parmi tant d’orages. Mais heureuse l’âme qui demeurera dans
le saint tabernacle en repos et confiance, attendant le secours de la
souveraine Providence qui ne manque jamais à ceux qui espèrent en elle.
14. Véritablement, j’admire la grandeur de
vos croix, mais en même temps je les honore, me confiant fermement que celui
qui vous les envoie ou permet qu’elles arrivent, vous donnera la force de corps
et d’esprit pour les supporter et en tirer le fruit que sa divine Bonté
prétend, laquelle, sans doute, ne permettra pas que vous sucombiez sous le faix
de tant (le souffrances ; mais, à mesure qu’elles croîtront, à mesure aussi
croîtra le secours divin.
15. Pourquoi pensons-nous que notre bon
Sauveur permette les peines et les travaux en cette vie, sinon pour nous faire
souffrir comme il a souffert lui-même les abjections, les huements du peuple
contre lui, et toutes sortes d’amertumes et de mépris? Tâchons d’imiter sa
douceur et la patience qu’il a exercée parmi tout cela, et aimons ce petit bout
de sa sainte croix qu’il impose sur nos épaules.
16. Le bon Dieu ne permet les tentations que
pour notre mieux, afin que les surmontant, nous recevions accroissement de
grâce. Par ce moyen la fidélité de l’âme est éprouvée, on connaît sa faiblesse,
on recourt à Dieu, on a de quoi souffrir pour son amour; car souffrir
patiemment est un acte signalé d’amour, par lequel nous protestons que Dieu est
aussi aimable aux tribulations comme aux prospérités.
Que vous êtes heureuse et obligée à ce divin
Sauveur puisque sa douceur est si compatissante à vos maux, que de vous y faire
trouver le miel d’une savoureuse union à sa sainte 419 volonté! Mon Dieu,
quelle grâce en ces souffrances corporelles! Vraiment, qui ne les chérirait
avec de telles assistances et faveurs? Je parle selon l’esprit, car, pour le
pauvre corps, il tremble au retour de ces violentes douleurs.
18. Souffrons avec grande humilité et
patience nos maladies, comme des justes pénitences que Dieu nous envoie pour
nos péchés, et encore comme des faveurs précieuses de sa miséricorde, par
lesquelles il nous donne mille moyens de pratiquer les vraies vertus et nous
conformer à la sainte Passion de son divin Fils. Si nous savions les trésors
qui sont enclos et cachés dans la tribulation et les souffrances, nous aurions
peine de nous empêcher de les désirer ardemment.
19. C’est donc le temps (dans la maladie) d’enrichir
votre cœur de toutes les vertus qui sont autour de la croix que notre bon Dieu
vous envoie le doux acquiescement à la maladie et à toutes les incommodités qu’elle
traîne après soi, les paroles suaves et pleines de gratitude à celles qui sont
autour de vous, l’aimable condescendance et acceptation des soulagements et nécessités
et toutes les autres petites vertus.
20. Quand est-ce que le Fils de Dieu rendit
le plus grand service à son Père, sinon lorsqu’il souffrit tant de travaux et
mourut pour nous en la croix? De même, nous serrons beaucoup mieux Dieu
lorsque nous souffrons quelque incommodité, que quand toutes choses nous
arrivent à souhait; mais nous ne savons pas connaître cette vérité.
21. Portez votre croix généreusement.
Supportez avec une gaie douceur et patience tout ce que l’on dit de vous : profitez
de cette occasion, car jamais, peut-être, n’en aurez-vous une semblable pour
vous conformer à Notre-Seigneur. Embrassez et chérissez tous ces mépris,
cachez-les dans votre sein et vous enrichissez d’un si précieux trésor ;
ne regardez ni la langue, ni la main qui vous frappe, mais voyez en tout cela
la seule très sainte volonté de votre Époux, qui vous veut rendre conforme à
lui par cette tribulation. Tenez-vous ferme et constante dans l’enclos d’une
très humble humilité et d’une extraordinaire douceur, charité, égalité et
modestie.
22. C’est une permission de Dieu que votre
corps et votre esprit aient été exercés. Que faire à cela? Sinon adorer la
divine Providence parmi vos travaux et vos peines, et vous y soumettre
doucement et de bon cœur, y voyant et adorant la très sainte volonté de Dieu
qui les permet. Ne les regardez point, quoique vous les sentiez bien, ne les
appréhendez point, n’en voulez point être guérie ni cherchez autre remède que
la soumission simple de cette souffrance, tant qu’il plaira à Dieu vous la
laisser, et vous divertissez un peu en des actions intérieures et extérieures,
en parlant à Dieu de toute autre chose, quoique sans goût ni sentiment.
23. Je vois en vos souffrances des effets d’un
spécial amour de Dieu, qui veut de plus en plus vous épurer et affiner dans ces
tourments, pour rendre votre union avec sa bonté plus parfaite et excellente.
Hélas! qu’il est aisé de dire le fiat voluntas tua parmi les douceurs ou choses
indifférentes et qui nous touchent peu, mais de le dire sans exception dans les
sentiments des douleurs et emmy les mortifications et abjections, certes, cela
n’appartient qu’à l’amour pur et fort épuré de soi-même. Oh! que bienheureuses
sont les âmes traitées de la sorte !
24. Jamais nous ne savourerons les douceurs
de la familiarité de l’âme avec son Dieu, que lorsque nous serons
déter-421minées à suivre et que nous suivrons au péril de toutes nos
inclinations, affections, habitudes et propensions, tout ce qui nous est
marqué, qui n’est autre que l’amortissement de la nature, le mépris du monde et
la vraie fidélité à Dieu. Ce ne sera pas sans peine, mais là où il y a de l’amour,
il n’y a point de travail; et d’ailleurs un moment de la jouissance intérieure
de Dieu vaut plus que tous les plaisirs que la propre volonté nous ferait
jamais goûter ensuite de nos inclinations.
25. Toutes nos souffrances ne sont que des
vétilles auprès de celles du Sauveur : aussi sa bonté paternelle voit bien la
faiblesse de nos épaules qui ne peuvent pas porter de plus grand faix, en quoi
nous avons grand sujet de nous humilier, de voir Notre-Seigneur et Maître qui
souffre tant et endure tant pour notre amour, et nous ne voulons comme rien
faire pour lui.
26. Il faut plus aimer la souveraine Bonté
dans les effets douloureux à la nature, que dans ceux qui sont à consolation,
puisqu’en vérité, ce très bon Père céleste en tire plus de gloire et nous plus
d’utilité, quand nous les recevons avec l’humble et amoureuse soumission que
nous devons.
Quel bonheur de souffrir quelque chose que
le seul œil de notre bon Dieu voit ! Eh! que notre niai doit grandement relever
notre courage, voyant le moyen d’union secrète aux douleurs de notre doux
Maître, car combien en a-t-il souffert que les hommes ni les anges n’ont jamais
connues?
27. Regarder les occasions de peine et de
contradiction en elles-mêmes, c’est faire, sans comparaison, comme les chiens
qui mordent la pierre sans regarder le bras qui la leur a lancée. O Dieu! ne
faisons pas ainsi : levons les yeux au Ciel et voyons notre bon Père céleste
qui, tout amoureux de notre sanctification, se sert des créatures pour nous
purifier et affiner comme l’or dans le creuset.
En nous laissant aller aux réflexions
chagrines, sur les afflictions qui nous arrivent, nous empêchons les desseins
de Dieu sur nous, qui étaient de nous faire pratiquer la douceur de cœur et
mille autres vertus, parmi ces contradictions qu’il permettait pas un amour
spécial, afin d’avoir occasion de couronner notre patience.
28. Il faut adorer avec une profonde
soumission la volonté de notre bon Dieu et baiser amoureusement les verges dont
il châtie ses élus, et nonobstant toutes les répugnances de notre nature, lui
donner mille louanges et offrir mille remerciements, parce qu’il est notre bon
Dieu qui nous envoie avec un égal amour l’affliction comme la consolation, et
même nous fait encore tirer, pour l’ordinaire, si nous sommes humbles, 'plus de
profit spirituel ès choses adverses qu’ès prospères.
29. -Ne sommes-nous pas bienheureuses que
notre miséricordieux Père céleste nous fasse un peu part de quelques petites
gouttelettes du fiel donné à son divin Fils? Ce fiel, par notre soumission et
filiale confiance, deviendra plus doux que Je miel à notre bouche. Demeurons
volontiers comme Dieu veut que nous soyons, et, comme m’écrivait le
Bienheureux, ne regardons point par où nous cheminons, mais sur celui qui nous
conduit, et au bienheureux pays où il nous mène.
30. C’est un grand trait d’amour de la
divine Providence quand elle permet l’infidélité de la créature, et que les
affaires se succèdent mal et contrarient nos désirs, parce que tout cela oblige
notre cœur, que Dieu a créé libre, à aller se reposer en Lui. Notre pauvre cœur
est si faible que s’il rencontrait toujours dans les créatures du contentement,
il irait avec peine 423 au Créateur. Les yeux de la chair ne voient pas bien
cela, mais pieu le voit pour nous, il sait que la douleur et l’humiliation nous
rendent conformes à Notre-Seigneur, c’est pourquoi sa I3onté nous fournit
souventefois l’occasion de grossir notre trésor spirituel, par les mérites que
nous acquérons en supportant amoureusement la souffrance et l’affliction.
1er MAI. Nul ne sera couronné qu’il n’ait
vaillamment combattu. O Ma fille, sur ces paroles de la vérité éternelle, il
faut à tout moment rehausser nos esprits au-dessus de nous-mêmes et prendre un
nouveau courage pour persévérer en cette bataille qui est vraiment de Dieu,
sans jamais nous lasser ni ennuyer, et aller ainsi jusqu’à ce que le divin
Sauveur nous vienne donner sa paix, qui ne sera peut-être qu’à l’heure de notre
mort; mais qu’importe I pourvu qu’il soit avec nous, et il y est certainement,
car sa bonté nous assure qu’il est avec ceux qui sont en tribulation.
2. Une religieuse qui s’est formée à l’école
de notre Bienheureux Père sait la différence qu’il y a entre la raison et les
opérations de sa partie inférieure, qu’elle ne regarde que comme un animal dans
lequel cette raison est enfermée pour y faire pénitence, et elle s’habitue à ne
faire non plus d’état de ses mouvements [de la partie inférieure] que de ceux d’une
bête. La religieuse fervente et éclairée les voit et les sent, ces révoltes de
la nature, mais elle ne daigne pas les regarder pour raisonner avec icelles;
elle se forme ainsi à la guerre 424 spirituelle, en se resserrant auprès de
Dieu au plus fort de l’attaque, méprisant ainsi l’ennemi quand elle l’aperçoit,
sans raisonner avec ces sortes de pensées, de sentiments, de mouvements, non
plus qu’avec des songes.
3. Quand il arrivera que vous vous sentirez
triste, languissante, abattue sous le poids de la nature corrompue, privée de
goût et d’affection sensible pour les choses spirituelles, pauvre, désolée,
comme délaissée de Dieu, ne vous abattez point pour cela, mais abandonnez-vous
au divin bon plaisir et priez sa bonté d’accomplir en vous ses desseins de
justice et de miséricorde. Croyez-moi, ce nuage triste et obscur se dissipera
bientôt, et la lumière éclatante du soleil de justice, qui est Jésus-Christ,
luira sur vous avec' plus de clarté et de beauté qu’auparavant, et vous fera
connaître que Dieu vous aime et que vous lui êtes agréable.
4. Or sus, je vois que notre bon Dieu vous
donne des croûtes de pain bien sèches et bien dures, après le lait des
consolations intérieures qu’il vous a donné .si longuement. Et n’est-il pas
bien raisonnable d’affermir vos gencives et nourrir dorénavant votre estomac
spirituel de la viande des grands et robustes ? Oui, certes, ma fille, car
autrement jamais nous n’atteindrions à cette générosité et vaillance
spirituelle que notre Bienheureux Père nous a tant enseignée.
5. Courage ! embrassons et chérissons
tendrement nos dégoûts, nos insensibilités et répugnances, et sous leur faveur,
et le moyen qu’elles nous prêtent, produisons les actes des véritables vertus,
lesquelles ne se pratiquent jamais plus utilement et parfaitement que quand
nous sommes parmi les ténèbres et impuissances ; et une seule, produite en ce
temps-là, en vaut cent, disait notre Bienheureux Père, de celles qui se font
parmi les douceurs et consolations spirituelles. 425
6. La divine Providence exerce votre cœur de
diverses attaques de tentations. Oh! que voilà qui va bien! ce fondement est
nécessaire où l’on veut élever la perfection de l’amour divin, afin que les
misères et faiblesses expérimentées par nous-mêmes nous portent à une douce et
charitable humilité. Ayez un grand courage, et ne perdez point la constance, ni
ne vous étonnez point des attaques de votre ennemi, ne disputez point avec lui,
et au lieu de lui répondre, parlez à votre Époux d’autre chose.
7. Faites le bien aussi fidèlement lorsque
les sentiments de dévotion vous sont ôtés, que quand vous les sentez présents;
ne vous y attachez nullement, car en cela consiste la loyauté de l’âme envers
son Dieu, et c’est le seul moyen d’arrêter nos inconstances et changements, non
ès sentiments et attaques, mais en la volonté supérieure qui doit dominer, et
regarder au-dessus de tout ce qui nous veut détourner de Dieu. Je confesse qu’en
cette bataille il faut du courage, de la force et de la persévérance; mais
pourquoi ne l’avons-nous pas, puisque Dieu a mis tout cela en nos mains?
8. Nous ne devons en nulle façon rechercher
ni penser pourquoi Notre-Seigneur nous mène par un chemin épineux, ains nous
devons nous y soumettre amoureusement; nous avons bonne et grande compagnie en
cette voie qui est la royale; il y faut donc cheminer gaiement et royalement,
sans jamais se relâcher ni ennuyer de fortifier notre cœur pour lui faire produire
les actes des vertus, quoique sans goûts, ni sentiments, lesquels n’étant pas
en notre pouvoir, nous ne sommes pas obligés de les avoir. J’espère que celui
qui nous en prive en ce monde nous comblera de sa sainte 'suavité en l’autre.
9. Que les voies de Dieu sur vous sont
adorables! Il est vrai qu’elles sont pénibles à la nature; mais je m’assure que
426 vous les expérimenterez plus douces que le miel dans le fond de votre
esprit. Que vous faites bien de tenir vos yeux arrêtés sur cette immense bonté
de Dieu ; il vous tirera de cette fournaise, pure comme l’or sort du creuset ;
c’est enfin la grande richesse de l’âme que de beaucoup souffrir avec paix et
amour; si j’étais ce que je devrais être, je ne voudrais autre bonheur.
10. Retranchez les réflexions inutiles comme
ennemies de votre perfection; appliquez-vous à Dieu, sans vous amuser à vous-même.
Soyez toute pure, toute simple et douce ; ne désirez rien, ne refusez rien, ne
regardez point les inclinations de ceux qui vous entourent. Ne pensons pas à
avoir la perfection sans peine, cela ne se peut, c’est pourquoi il faut
travailler quoiqu’il nous en coûte pour nous rendre dignes du bonheur de notre
vocation ; car, si nous ne le faisons, Notre-Seigneur nous demandera compte des
grâces et des talents qu’il nous a donnés pour cela.
11. J’ai compassion de votre cœur parce que
je crains que, comme jeune apprentie en l’école du Sauveur, vous vous étonniez
de sentir tant de combats; mais, non, ne craignez point, c’est le temps le plus
propre pour témoigner à Dieu que vous voulez lui appartenir. La parfaite
soumission de jugement et de volonté est la monnaie avec laquelle
Notre-Seigneur veut que nous acquérions le précieux trésor de la sainte paix du
cœur. Qu’importe-t-il que nous ayons goût ou dégoût, consolation ou désolation,
pourvu que nous fassions ce que nous devons! au contraire, la vertu pratiquée
avec contradiction est plus puissante et plus parfaite, et par conséquent plus
agréable à Dieu.
12. Il faut s’accoutumer à vivre un peu
parmi la guerre, et à demeurer contente parmi les agitations et toutes sortes
de 427 tentations. Celui qui n’a pas été tenté, que sait-il? dit l’Écriture
sainte. Eh! quand sera-ce que nous nous serons parfaitement oubliées et que
nous ne voudrons plus que Dieu? C’est une grâce qui dépend de sa seule
miséricorde.
13. Dieu veut qu’à yeux clos, sans jamais
regarder volontairement ce qui se fait en vous ni autour de vous, que vous
demeuriez à sa merci et le laissiez faire tout ce qui lui plaira, ne faisant,
de votre côté, que le regarder simplement en la manière que je vous dis, sans
vous remuer ni animer à faire des actes, sinon à mesure qu’il vous excitera à
cela, et tenez ferme en cette pratique, souffrant paisiblement la peine que
vous donnent vos passions et cette fourmilière d’attaques dont vous êtes
assaillie, car c’est par les tourments que votre Époux vous veut purifier comme
l’or dans la fournaise.
14. Oh! que j’aime cette pensée de notre
Bienheureux Père : « Qui veut vivre content, qu’il souffre sans s’altérer
et » se troubler les jugements des hommes et ne s’inquiète point » de ce qu’on
dira de lui, mais attende en tranquillité le juge» ment de Dieu, et sa patience
jugera alors ceux qui l’auront » jugé.
15. Si nous pouvions offrir sà Dieu la
myrrhe d’une entière mortification et anéantissement de nous-mêmes, sa bonté
nous donnerait des douceurs et des parfums si délectables que notre âme,
attirée par ses divines suavités, courrait après lui sans peine, ou du moins,
si elle en avait, ce serait une peine douce et désirable, car, après la peine,
ces âmes fidèles se reposeront suavement sur la poitrine du Sauveur.
16. Ce n’est pas assez de connaître la
volonté du Maître, si on ne l’exécute; au contraire, celui qui la connaîtra et
ne la 428 fera pas sera plus sévèrement châtié que celui qui ne la connaîtra
pas. Commençons donc à mourir à nous-même, à toutes nos répugnances, désirs et
pensées, et ne cherchons ni ne désirons plus rien, sinon que Dieu fasse de
nous selon son bon plaisir, et que notre principale pratique d’humilité soit la
simple et sincère obéissance à tout ce qui nous sera ordonné.
17. Affermissez votre courage et l’échauffez
en amour à la suite de ce divin Sauveur qui vous appelle à cette bataille
contre vous-même ; car nul ne sera couronné, qu’il n’ait vaillamment combattu
mais aussi son Saint-Esprit a dit qu’il donnera à celui qui vaincra la manne
secrète et qu’il héritera sa gloire. Je sais que les âmes pures et épouses ne
peuvent regarder que le contentement de leur chaste Époux et non les récompenses;
néanmoins, il est bon, dans l’effort de ses combats, de penser à ces paroles de
l’Écriture, s’encourageant par telles considérations.
18. Il faut avouer franchement et fidèlement
nos défauts, s’humilier doucement et tranquillement et surtout s’en amender
généreusement faites ainsi, ma chère fille, afin que Dieu soit glorifié en
vous, car ce bon Sauveur veut des effets et des actions de vraie vertu, nul
bien sans peine. Vous avez vos passions puissantes, c’est pourquoi vous ne
devez point vous flatter ni penser d’acquérir la perfection que vous désirez,
sans peine. Il faut donc travailler à la mortification et faire jouer la partie
supérieure, la tenant au-dessus de tous vos sentiments et aversions comme une
reine qui gouverne et régente absolument son royaume.
19. Accoutumons-nous à recevoir des coups de
dards des mains qui nous devraient caresser; recevons-les, dis-je ; dans notre
cœur, et ne les rendons jamais. Il n’y a guère de 429 plainte plus sensibles
que ceux-là; mais ne nous plaignons point, je veux dire ne nous plaignons qu’à
Dieu ; déposons entre ses mains tous nos petits sujets d’amertume : nous ne
voulons que la volonté de Dieu et la suivre en tout, à la perte même de toutes
nos inclinations et satisfactions.
20. Lorsque vous sentez des répugnances et
contradictions en votre chemin, ne vous en étonnez point, car la vertu se
pratique parmi la contradiction et répugnance d’un naturel arrogant et
orgueilleux. Oui, les vertus d’humilité, soumission et souplesse d’esprit qui
se pratiquent nonobstant ce naturel sont très-solides et très-fortes. Une seule
action pratiquée comme cela vaut dix fois le ciel ; que dis-je, le ciel? Elle
vaut plus, car elle vaut le Dieu du ciel : courage donc au service de Dieu.
21. Ma fille, nonobstant vos combats,
demeurez haut, élevée, dans l’acquiescement du bon plaisir divin; il faut demeurer
là, fermement, et avoir patience en vous-même ; pourvu que vous soyez fidèle à
ne point faire de fautes volontaires, il couvrira celles de votre fragilité,
desquelles vous ne devez nullement vous affliger, mais en nourrir l’amour de
votre abjection dont la pratique est riche devant Dieu.
22. Dieu a coutume de donner aux nouveaux
arrivés à son divin service force douceur et suavité; niais quand ils ont
franchi les premiers pas de la perfection, alors il se retire, non pour les
abandonner, mais pour tirer des preuves de leur fidélité, car la solide
dévotion ne consiste pas dans les goûts sensibles, mais, oui bien dans un
parfait anéantissement de notre amour-propre et dans une entière résignation à
la volonté divine.
23. La meilleure et plus grande pratique de
patience que 430 l’on puisse faire en la vie spirituelle, c’est de se supporter
soi-même avec les faiblesses et impuissances de volonté dans lesquelles la
pauvre âme se trouve quelquefois de faire le bien. Il y a des âmes qui, pour
sentir en elles de bons désirs, croient être des demi-saintes. Oh! Dieu nous
garde de nous-mêmes! Il n’y a point de plus dangereux ennemis que l’orgueil et
la vanité; l’amour veut des œuvres, et celui qui se termine en des seuls désirs
est faux et supposé.
24. Je vous laisse ce partage, mes chères filles
: ne vous étonnez point des difficultés de la nature ; combattez-les
vaillamment celle qui en tuera le plus sera la plus victorieuse. Mais
savez-vous quelle victoire? La patience dans les souffrances, l’amour à l’humiliation,
la soumission du jugement et de la volonté, jointe à l’étroite observance et à
la constance dans la tentation; c’est ainsi que les amateurs du Calvaire se
rendent vainqueurs en terre et jouissants au ciel.
25. Mes filles, si vous avez de la peine à
surmonter vos inclinations, regardez le divin Sauveur dans les combats, voyez
ce qu’il souffre innocemment afin de vous acquérir la gloire. Si vous l’imitez
et faites régner sa divine volonté au-dessus de la vôtre, il vous comblera de
toutes ses bénédictions, surtout de cette paix qui surpasse tout sentiment et
qui est le bien incomparable des bonnes âmes.
26. L’âme qui aime sa perfection d’un amour
sincère ne doit point désirer ceci ou cela, quelque saint qu’il soit, mais
recueillir et unir tous ses désirs dans la seule volonté de Dieu, attendu qu’il
y a bien plus de perfection et de sainteté à dire de grand cœur avec saint Paul
: Seigneur, que voulez-vous que je fasse? Qu’a faire des miracles, à être ravie
en extase et à se voir élevée jusqu’au troisième ciel. Il n’y a rien qui puisse
431 mettre une âme en assurance ou la rendre juste, que cette mort de la
volonté propre. Tandis que l’âme manquera de le faire, qu’elle sache qu’en
matière de perfection, elle n’a fait aucun progrès considérable devant Dieu.
27. Quel bonheur et quel honneur à l’âme
épouse du Fils de Dieu, de suivre son Époux par les chemins où il a marché! C’est
la vraie joie de suivre son Bien-Aimé, soit parmi les pâturages et les vergers
fleuris des consolations savoureuses, soit aux champs et au travail de l’action,
soit au doux repos du midi sur sa poitrine sacrée, ou sur la montagne dure,
âpre, épi-. flouse de la myrrhe, c’est-à-dire des délaissements, ténèbres et
amertumes qui arrivent en la vie spirituelle.
28. Ma fille, il faut retrancher absolument
toute sorte de réflexions sur ce qui se passe en nous, ne faisant pas semblant
de le voir, quoique nous le sentions bien; ains, demeurer dans la souffrance,
douce, patiente, et sans rien vouloir, attendant en paix le bon plaisir de
Dieu, et cependant redoubler, s’il se peut, notre fidélité en la pratique
extérieure de toutes vertus, selon les rencontres, employant généreusement, et
malgré nos répugnances et dégoûts, toutes les occasions que la Providence
divine nous présentera pour cela dans chaque moment, sans en faire élection, ni
les prévoir de plus loin, et cela comme en trompant votre mal.
29. Si quelqu’un, touché d’un grand désir de
recevoir
des faveurs célestes que Dieu communique à
ses enfants, demeurait néanmoins content du refus qui lui en serait fait, et se
résignait entièrement au bon plaisir divin, celui-là recevrait une plus grande
grâce que si on lui accordait ce qu’il désire, car il y a cent fois plus de
grâce, de mérite et de gloire dans cette abnégation de sa propre volonté que
dans les consolations sensibles. 432
30. Une vraie fille de la Visitation, dans
la milice qu’elle doit exercer sur la terre, combat avec générosité, avec
liberté et avec de grandes espérances de victoires. Ces dispositions sont
nécessaires dans l’âme pour l’établir et l’affermir dans la vraie vertu, afin
de ne point, tomber dans le scrupule et d’éviter les écueils qui se rencontrent
sur le chemin de la perfection.
31. Si nous sommes fidèles à marcher
vigoureusement, en tout temps, après le Sauveur, et par tous les chemins qu’il
voudra, sans nous soucier d’autre chose que de cheminer, bientôt il nous fera
la grâce de nous fortifier et de nous faire courir. Si nous nous trouvons
engourdies en marchant, ne nous décourageons point, mais disons avec un courage
résolu : Seigneur, tirez-moi, et je courrai, car, s’il vous plaît que je coure,
il faut aussi que vous me tiriez. Ne doutons point que le Sauveur, voyant notre
courage à marcher par tous les chemins qu’il voudra, ne nous fasse jouir de l’amoureuse
jouissance de sa bonté, et ne nous fasse courir après ses parfums qui rendront
notre course facile, délectable, désirable et suave.
1er JUIN. Je vous annonce, mes chères
Filles, une vérité infaillible : Il est impossible que vous entriez au ciel
sans vous faire violence, car Notre-Seigneur a caché le prix de sa gloire dans
la victoire que nous remporterons sur nous-mêmes; c’est pourquoi .gravez bien
dans vos cœurs cette intime résolution de vous vaincre, et de faire force en
tout pour acquérir la sainte vertu, et vous rendre conformes et exactes à ce
que la règle ordonne, au péril de toutes vos inclinations. 433
2. Jésus, l’Époux de vos cœurs, vous fait
monter et vous attire après soi sur le mont du Calvaire, où, étant couronné d’épines,
il se laisse dépouiller, clouer, abreuver de fiel, mépriser à outrance, percer
le côté; bref, il endure pour vous mille et mille peines très-âpres et
douloureuses à sa sainte humanité, il faut donc que vous y demeuriez de bon cœur,
tâchant de l’imiter par une entière conformité.
3. Ruinez-vous vous-même, travaillant
courageusement et fidèlement à votre perfection; car, mes Filles, nous venons
du monde toutes rudes, mal polies, et pleines de mauvaises inclinations qu’il
faut aplanir et retrancher, afin de nous pouvoir unir à Notre-Seigneur. Ce n’est
pas à lui de s’abaisser pour se joindre à nous, car il est tout beau et
parfait; mais c’est à nous de détruire nos imperfections, pour nous conformer
et ajuster à lui.
4. Un moyen fort court pour arriver bientôt
à une grande perfection est de renoncer à son choix en tout, sans exception,
prendre toutes choses comme de la main de Dieu; car la leçon qu’il faut
toujours mettre en pratique en cette vie, c’est de faire, aimer et souffrir; et
ce faire est notre passe-port de cette vie à l’autre
5. Dieu a mis ès mains de notre fidélité la
perfection de nos âmes, laquelle ne se trouve qu’au bout de la parfaite
mortification de notre nature. Ayez acquis toutes les vertus que vous voudrez,
si vous ne les conservez par la pratique actuelle, elles périront.
6. Tout arbre porte fruits selon son espèce;
s’il ne le fait, il mérite d’être coupé et jeté au feu : ainsi, si l’oraison,
tant haute et élevée que vous voudrez, ne produit le fruit de 434 la
mortification, elle n’est rien ; car, pour être vraie, il faut nécessairement
qu’elle produise ce fruit, c’est-à-dire la pratique des vertus, car on ne se
mortifie que pour l’acquisition d’icelles, et il ne faut, pour en acquérir la
perfection, que bien débrouiller son cœur et se donner vraiment à Dieu. Oh! que
nous perdons, pour avoir trop de recherches de nous-mêmes!
7. Vivre
selon ses passions et inclinations, c’est vivre en
bête ; vivre selon la prudence humaine, c’est
vivre en philosophe ; mais vivre selon les maximes de l’Évangile, en esprit d’humilité
et mortification, c’est vivre selon Dieu ainsi qu’ont fait les Saints. Il faut
ruiner jusqu’à la racine toutes ces petites inclinations de la nature ; car
tout cela ne doit servir qu’à l’exercice de la mortification.
8. La plus grande grâce que Dieu puisse
faire à une âme, c’est de lui donner de quoi souffrir 'pour son amour. Si nous
savions la valeur des peines et afflictions, soit du corps, soit de l’esprit,
nous ne pourrions nous empêcher de les désirer ardemment.
9. L’esprit de Dieu nous porte à la parfaite
soumission :
agis en nous doucement et suavement et nous
fait préférer l’égalité et conformité de vie et d’actions de nos Sœurs, à
toutes ces imaginaires et prétendues vertus que nous pensons rencontrer dans
les mortifications extérieures que nous nous forgeons; si donc vous me croyez,
vous vous mortifierez à ne vous point mortifier de cette sorte que vous désirez
; et croyez-moi, qu’en cela vous pratiquerez la vraie vertu de mortification et
le zèle que Dieu désire de vous.
10. Vivre selon l’esprit et non selon la
chair, c’est vivre 435 selon les vérités et clartés de la foi, selon les
volontés de Dieu, selon sa loi, selon que Dieu nous enseigne, selon la raison
et non selon nos inclinations, humeurs et passions. Le grand Apôtre dit : «
Dépouillez-vous du vieil homme pour vous revêtir du nouveau qui est
Jésus-Christ. » Il est vrai, cette vie est une continuelle mort ; je veux
dire que continuellement nous sommes aux occasions de mourir à nous-mêmes ;
mais quand je vois que c’est pour faire vivre et régner la grâce, je trouve que
nous sommes grandement heureuses et avons bien raison d’aimer, louer et bénir
le très-doux Sauveur qui nous met en des pratiques de vertu si saintes.
11. Employons fidèlement la sainte
mortification, par le retranchement de ce qui se trouvera contraire à notre
entreprise, qui est la perfection religieuse. Anéantissez tant qu’il vous sera
possible, ces ardeurs de faire et souffrir ; réduisez tout à la douceur et à
bien employer, par pratiques de vertus, les occasions que Dieu vous présente en
chaque moment.
12. Tout le bonheur d’une âme, c’est d’avoir
trouvé la croix. La crosse ni les honneurs n’ouvrirent jamais le ciel à
personne ; mais la croix l’ouvre à tout le monde. En vain vient-on à la
Visitation si l’on prétend y trouver autre chose que la vie cachée et humble de
la croix, car notre Congrégation même est fondée sur le mont du Calvaire.
13. Nous avons autant d’amour de Dieu que
nous nous mortifions et que nous anéantissons notre nature soigneusement, pour
l’amour de sa bonté qui nous donne beaucoup, ses bénédictions étant immenses ;
mais par notre lâcheté nous lui donnons peu, et cependant nous ne serons
jamais agréables à Dieu qu’en détruisant notre nature, et nous ne jouirons
jamais de la paix intérieure que par l’entier renoncement à toutes nos
inclinations. 437
14. Croyez-moi, le ciel vaut bien la peine
que nous prenions à mortifier nos inclinations, et puis il faut nécessairement
les mortifier pour y aller, car nous n’entrerons point au royaume ni aux noces
de l’Agneau, couvertes de nos vieux baillons : il faut la robe nuptiale des
saintes vertus. Veillons donc sur nous-mêmes, prenons l’épée en main et jetons
l’œil sur notre âme pour découvrir ou retrancher ce qui, directement ou
indirectement, serait en nous contre Dieu et le prochain.
15. Laissez-vous mortifier, écorcher et
plier le cœur tout ainsi qu’on voudra ; car il ne faut point faire de réserve
avec Dieu, il lui faut tout donner par une entière résignation et abandon de
vous-même entre les mains de ceux qui vous conduisent; qu’ils vous dépouillent
de tout s’il leur plaît, qu’ils contrarient vos inclinations s’ils veulent, qu’ils
n’en suivent jamais aucune ; bref, qu’ils vous frappent où vous le sentirez le
mieux; si vous résistez, vous ne serez point Épouses de Jésus-Christ crucifié,
et n’arriverez jamais à la perfection. Au contraire, si vous vous renoncez et
délaissez tout de bon, vous aurez des douceurs nonpareilles au service de Dieu,
et ce vous seront des délices de ruiner la nature pour voir régner la grâce.
16. Il faut que la violence dont nous devons
user contre nous-mêmes soit douce, selon l’esprit de notre saint Fondateur ;
mais également ferme, nous faisant travailler sans cesse d’un travail fidèle,
constant, fort et amoureux, puisque c’est pour Dieu et pour l’éternité. Oui,
mes Filles, tuez hardiment et courageusement votre ennemi, car par sa mort vous
acquerrez la paix et la vie de votre âme.
17. Nous sommes en la vallée des larmes, où
il faut combattre, souffrir et travailler pour gagner le ciel. L’Église de 437
Dieu est appelée militante parce que les fidèles qui en sont membres doivent
continuellement faire la guerre et se mortifier, assujettissant la nature à l’esprit
: Jamais nous ne serons agréables à Dieu que par une forte, violente et
persévérante pratique de cette sainte vertu de mortification.
18. Il ne faut pas se mettre en souci de
faire sentir à notre nature ou partie inférieure cette résolution que notre âme
a d’être toute à Dieu, et de le servir aussi volontiers dans l’affliction et
les douleurs comme dans la santé et consolation ; non, car la nature, qui est
grossière et matérielle, ne se nourrit pas de mets si délicats; il suffit que
la partie supérieure ait cette conformité à la volonté et bon plaisir de Dieu.
19. Il faut vivre avec une vaillance
spirituelle, les armes toujours en main, jusqu’à ce que nous soyons parvenues
au parfait anéantissement de toutes nos passions et inclinations : c’est une
besogne pour toute notre vie. Le ciel souffre violence et les forts le
ravissent. Il se faut vaincre et surmonter fortement, et, lorsque Dieu nous
appelle à le suivre fidèlement et humblement, opérons Pceuvre de notre salut
avec crainte et tremblement, puisque le chemin qui conduit à la vie est si
étroit, que peu de personnes y entrent. Pour y bien marcher, il faut agir,
souffrir et soutenir, puisque nous ne sommes en cette vallée de larmes que pour
fatiguer et endurer, pour souffrir et non pour jouir, pour combattre et non
pour nous tenir en repos.
20. L’oraison doit être tellement suivie de
la mortification, qu’en même temps que nous avançons en l’oraison, nous
avancions à la mortification, et du même pas que nous irons en icelle, aussi
avancerons-nous à l’oraison. Il faut que la mortification soit la planche pour
entrer en l’oraison. Quoique ce soit à l’oraison où nous recevons de bonnes
inspirations, c’est toujours par le moyen de la mortification que cela arrive.
438
21. Dans l’oraison nous nous plaisons en
Dieu, et dans la mortification Dieu se plaît en nous. Soyez petite, aimez à
être inconnue et abjecte, soyez obéissante, douce et condescendante ; que la
lâcheté ne mette point en vous d’obstacles aux desseins que Dieu a de vous
sanctifier hautement. Souvenezvous que sa bonté, en vous appelant à la
religion, n’a prétendu autre chose que d’avoir une fille très-humble et
très-petite en son Église.
22. Avant que j’eusse lu la sainte Écriture,
je pensais qu’on pouvait aller au Ciel plus aisément, qu’il ne fallait pas tant
de choses ni tant se mortifier; mais, depuis que j’ai vu ce que Notre-Seigneur
et ses Apôtres ont dit, je vois bien qu’il ne faut pas vivre selon ses passions
et inclinations, qu’il faut pâtir et endurer beaucoup, et qu’il n’y a point d’autres
voies pour faire son salut que celle des croix et des souffrances ; qu’il faut
enfin vouloir le bien et le faire, car le Ciel n’est rempli que de bonnes œuvres.
Tout gît donc en cela.
23. Avançons tous les jours dans ces trois
pratiques : renoncer à nous-mêmes par la sainte abnégation, prendre notre
croix, c’est-à-dire toutes les occasions mortifiantes, et s’offrir chaque jour
à Notre-Seigneur avec une absolue détermination de le suivre dans la pratique
de toutes les vertus. Nous ne devons ambitionner que ces trois choses : l’amour
de Dieu, l’amour du prochain et l’abnégation de nous-mêmes.
24. Quand on se livre aux opérations de l’amour,
il n’est jamais content qu’il n’ait réduit l’âme dans un total anéantissement
d’elle-même. C’est le grand secret de la vie spirituelle de ne point confondre
les temps : il faut pâtir quand Dieu veut que nous pâtissions, agir quand il
veut que nous agissions enfin, faire en tout sa volonté. 439
25. Il faut être entre les mains de Dieu
comme l’argile entre les mains du potier, vous laissant donner la forme qu’il
lui plaira, et réduire au néant par l’humiliation, l’abjection, la défaillance
: c’est là le creuset dans lequel Dieu éprouve l’âme, comme l’or par le feu,
afin que, convaincue (le sa corruption, elle y ensevelisse sa propre estime et
ne se regarde qu’avec frayeur, ne s’attribuant aucun bien, mais rendant gloire
à Dieu. Il faut en venir là pour faire une heureuse course et continuer d’éprouver
les effets merveilleux de la divine miséricorde.
26. Correspondez fidèlement aux grâces que
Dieu fait à votre âme par une constante mortification et un vrai anéantissement
de tout ce qui n’est point Dieu, afin que vous ne viviez plus à vous-même et à
vos propres inclinations, mais que l’esprit de Jésus vive et opère en vous
selon ses désirs; car n’oubliez jamais que pour avoir la perfection que Dieu
demande de nous en notre vocation, il faut être parfaitement mortifiée de
corps, de cœur et d’esprit; se perdre toute soi-même avec ses recherches et
intérêts, ne rien vouloir que ce que Dieu veut, et être entièrement abandonnée
à sa bonté.
27. L’âme qui désire que Dieu vive en elle
ne laisse rien en soi qui puisse déplaire à ses yeux divins, qu’elle ne mortifie
et passe outre; car, pressée de ce désir, elle se violente de si bonne façon qu’elle
meurt heureusement à elle-même, afin que Dieu vive éternellement en elle.
28. Les deux ailes de la vie spirituelle
sont : un grand amour à l’oraison et une grande affection à la mortification;
une fidélité grande à nous bien occuper à la première, et une constance
inviolable à nous exercer en la seconde. L’oraison ne va point sans la
mortification; l’amour de l’oraison s’étend 440 encore au recueillement. La
mortification s’étend à ranger et à dompter nos passions sous la domination de
la raison, et à mortifier les affections de notre cœur et toutes nos
inclinations naturelles, à retrancher toutes sortes de réflexions, et à dire, à
l’imitation de Notre-Seigneur : Je ne suis pas venue ici pour faire ma volonté,
mais celle du Père céleste.
29. Enfin, après avoir tourné et viré tout
le monde, nous verrons qu’il n’y a point de vertus si nous ne mourons à nous-mêmes,
si nous ne tuons nos inclinations et humeurs pour ranger tout notre être sous l’obéissance
et étendard de Notre-Seigneur, qui est la sainte croix. Ayons toujours en notre
mémoire que si le grain de froment qui est notre cœur, tombé et semé en la
terre de la religion, ne meurt, il ne portera point de fruits.
30. La récompense que Dieu promet aux
vainqueurs de la nature est magnifiquement exprimée dans ces paroles : Je leur donnerai, dit-il, d’une manne cachée, et dès qu’ils en auront
goûté ils ne se soucieront plus de toutes les délices de la terre. Mais
remarquez qu’il faut être vainqueur pour goûter cette manne, car elle n’est pas
pour les lâches ; mais elle est gardée pour les âmes vaillantes, courageuses et
fortes, qui se déterminent d’abattre tout ce qu’elles connaissent en elles
contre Dieu, contre ses volontés et ses divines intentions; qui ne se réservent
rien et donnent tout, qui ne laissent rien en vie et tuent tout, et aussi tout
sera pour elles. 441
1" JUILLET. Souvenez-vous, mes chères
filles, de ces paroles de la sainte Écriture : L’obéissant racontera ses
victoires. Vous avez tant d’ennemis visibles et invisibles, que pour être
victorieuses, il faut sur toutes choses que vous ayez l’obéissance établie dans
une parfaite abnégation de votre propre volonté, afin que vous puissiez très heureusement
vaincre en terre, pour triompher glorieusement au ciel, et rendre compte à
Notre-Seigneur et à Notre-Dame de vos victoires.
2. Rendons-nous
exacte et promptes aux obéissances, voire, aux plus petites, car être
obéissante, c’est être religieuse, et être religieuse, c’est être obéissante.
Le Fils de l’homme a été obéissant tout le temps de sa vie, et encore davantage
en sa mort, qui ne fut pas une mort commune, mais la mort pénible, rude et
honteuse de la croix.
3. La perfection d’une vraie religieuse
consiste en une véritable et sincère obéissance rendue indifféremment à toutes
sortes de supérieurs pour Dieu, et au parfait anéantissement de soi-même, car
par l’obéissance nous enrichissons NotreSeigneur, et, quand nous y manquons,
nous l’appauvrissons en tant qu’il est en nous.
4. Je ne ferais, certes, nul état d’une
fille, pour sainte qu’elle paraisse, si je ne la voyais disposée à tout ce que
l’obéissance voudra d’elle, et à être envoyée au bout du monde si besoin était;
car, si elle est attachée au lieu où elle sert Dieu, 442 c’est signe qu’elle
aime plus le lieu et la consolation qu’elle y reçoit, que le Dieu qu’elle y
sert.
5. Laissons-nous entre les bras de la divine
Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à droite ou à gauche; qu’il
nous suffise d’être au soin de ce grand Dieu, et laissons-nous conduire en quel
lieu il voudra, puisque partout où sa main nous posera nous accomplirons son
adorable volonté, par le moyen de la sainte obéissance.
6. Nous ne sommes pas appelées à porter dans
les pays sauvages la croix de Notre-Seigneur et à faire les grandes œuvres
apostoliques; niais, au moins, soyons toujours prêtes pour aller, pour venir,
pour demeurer et pour retourner où Dieu et nos supérieurs le voudront ;
autrement, je vous déclare que vous n’êtes pas des vraies Épouses du Fils de
Dieu, et que votre vertu n’est que dans votre idée, et non réelle et
subsistante en Dieu.
7. Tout ce qui se fait par la règle de l’obéissance
est fait pour Dieu ; c’est pourquoi il nous doit être indifférent d’être occupé
e ou d’être en repos dans la cellule. Pourvu que nous fassions ce qui nous est
ordonné, avec pureté d’intention de plaire à Dieu, cela suffit pour nous élever
à une grande sainteté.
8. Ce sont nos austérités que cette grande
obéissance. Que serait-ce sans cela? C’est donc là la perfection qui nous est
propre, et que nous devons aimer et pratiquer invariablement, que de quitter
notre propre volonté et liberté, pour vivre dans cette amoureuse sujétion de
notre Institut qui tend à la mortification de l’esprit.
9. Le fruit de l’amour, c’est Vobéissance,
car Notre-443Seigneur a dit : « Celui qui m’aime garde mes paroles. » O Mon
Dieu ! que nous serions heureuses si nous pouvions nous faire reconnaître par l’exacte
pratique des solides vertus de notre vocation, comme le Fils de Dieu, en ce
monde, se faisait connaître par les œuvres de sa mission! La nôtre, c’est la
parfaite obéissance.
10. Nous devons être fort soigneuses de
redresser souvent notre intention, et purifier nos obéissances, en les faisant
purement pour Dieu, parce que c’est sa volonté, en laquelle doit être notre
contentement; et en cette façon d’obéir consiste notre bonheur, notre gain et
notre perfection.
Il. Conservez invariablement la lumière de
regarder Dieu, ou qui que ce soit qui vous conduise de sa part, et d’y avoir
une égale soumission; encore que vous n’y puissiez pas avoir une sensible
confiance, pourvu que vous ayez une vraie obéissance, vous ne laisserez pas d’expérimenter
combien Dieu a pour agréable que l’on se fie et repose en la fidélité de ses
paroles.
12. Tout ce qui se fait en la religion et
qui est ordonné par la sainte obéissance, pour petite que soit la chose, est d’un
grand prix et valeur, et tout devrait être regardé et pratiqué d’un œil de
dévotion tout adorable. C’est la seule vraie dévotion des filles de la
Visitation que celle qui les rend ponctuelles, et exactes jusqu’aux moindres
petites choses et plus petites observances qui soient en l’Institut, et toute
dévotion qui ne donne point cette attention est indubitablement fausse.
13. L’obéissance est la couronne du
religieux, c’est son rempart et son soutien, sa paix, son repos et son
assu-444rance. Le seul obéissant vit dans la sainte liberté des enfants de
Dieu; il aime que l’on commande des choses âpres et difficiles, et les fait
exactement ; il reçoit de bon cœur les choses moindres et les fait fidèlement;
il se réjouit des menues, pénibles et abjectes obéissances, et les exécute
soigneusement.
14. Oh ! que bienheureuse est l’obéissance
qui nous dépouille, dénue de toutes consolations et appuis sur la terre, car
alors l’âme est conduite à Dieu son seul et unique trésor, où elle trouve des
richesses abondantes pour subvenir à toutes ses nécessités. Celui est trop
avare à qui Dieu ne suffit. Bienheureuse nécessité qui nous fait reposer en
Dieu seul !
15. Si nous venions jamais à regarder à
notre propre intérêt dans notre obéissance, nous serions bien malheureuses d’en
perdre ainsi le mérite, qui est d’autant plus grand, que nous obéissons avec
plus de répugnance et à des personnes . moins parfaites, parce que nous avons
alors plus d’égard d’obéir purement pour Dieu, où gît la perfection de la
pratique de cette vertu. Le vrai obéissant obéit avec autant de joie, de
soumission et d’indifférence, au moindre comme au plus relevé. 445
16. Occupons-nous sérieusement à considérer
l’obéissance de notre bon Sauveur, lequel s’est humilié et a été fait
obéissant jusqu’à la mort de la croix, de sorte qu’il a mieux aimé perdre la
vie que l’obéissance : regardons ce divin exemplaire, et considérons l’imbécillité
et imperfection de nos obéissances au prix de la sienne.
17. Nous devons accoutumer, petit à petit,
notre volonté à suivre celle de Dieu, par les sentiers où il lui plaira nous
445 faire marcher, et faire en sorte que cette volonté se plie et se soumette
sans raisonnement lorsque les supérieurs diront : Pieu le veut! et peu à peu
les répugnances que vous sentez si fortes s’affaibliront, et la vertu d’obéissance,
qui nous doit être en si grande recommandation, établira son règne dans votre
âme à tel point que plus rien ne saurait vous agréer, si ce n’est l’obéissance.
18. Pour bien obéir, il ne faut pas s’appliquer
l’obéissance, ruais il faut se laisser appliquer l’obéissance; ainsi, si vous
observez votre règle parce qu’elle vous est agréable et conforme à votre sens
et à votre jugement, vous vous appliquez l’obéissance; mais si vous l’observez
parce que Dieu le veut et l’ordonne, sans avoir égard à ce que votre raison
vous dicte, vous vous laissez appliquer l’obéissance, et c’est cette dernière
sorte d’obéissance seulement qui sera récompensée au ciel.
19. Nous nous sommes embarquées
volontairement dans le grand vaisseau de la sainte obéissance; il faut voguer
au gré de la sainte et divine volonté, qui doit être le fondement de notre
soumission. Que de joie à nos cœurs s’ils 'pouvaient dire à l’heure de la mort
: Seigneur, vous savez que je n’ai considéré que vous en la personne de mes
supérieurs
20. Il me semble que j’aurais plus de
satisfaction d’obéir à la moindre Sœur qui ne ferait que me contrarier, me
commandant d’une façon dure et sévère, qu’à la plus capable et expérimentée de
tout l’Ordre, car où il y a moins de la créature il y a plus du Créateur, et
cette dernière sorte d’obéissance est plus solide, pure et simplement pour
Dieu.
21. Celle qui obéira de tout son cœur à
quelque supé‑446rieure que ce soit peut dire hardiment : Le Seigneur me
gouverne, je n’aurai besoin de rien, car, certes, elle a de la vertu, et montre
assez, par la promptitude et religiosité de son obéissance, qu’elle a vaincu
son plus redoutable ennemi; car si c’est quelque chose de terrasser un
adversaire puissant, c’est bien plus rare de se vaincre soi-même; cette
dernière victoire achève la gloire d’un combattant, les dépouilles en sont plus
riches, la proie bien plus illustre, et les trophées plus glorieux.
22. Si nous ne sommes soumises et
obéissantes, nous ne serons que des fantômes de religion ; car quiconque est
voué à l’obéissance et après se mêle de soi, de son emploi, de son séjour et de
sa direction, se retire de son vœu ; et après être mort pour Dieu, se laisse
misérablement ressusciter par l’amour-propre, pour vivre en soi-même.
23. L’Époux céleste nous fait monter après
lui sur le mont du Calvaire, où il se laisse déshabiller, clouer, couronner d’épines,
abreuver de fiel, mépriser à outrance, bref, initie indignités âpres et
douloureuses à sa sacrée humanité. Il faut être ainsi, mes filles, au pouvoir
de l’obéissance, vous laissant écorcher, dépouiller et plier le cœur tout ainsi
que l’on voudra. Si vous résistez, vous ne serez pas de vraies Épouses de Jésus
crucifié.
24. Si l’on veut qu’un ménage soit béni du
ciel, il faut que l’époux et l’épouse n’aient qu’une même volonté et un même
jugement. Je vous dis de même, mes chères filles, que vous ne serez point
vraies Épouses du Fils de Dieti qu’autant que vous crucifierez votre propre
volonté, votre jugement et vos inclinations, pour les rendre toutes conformes à
votre Époux crucifié. 447
25. Quelquefois nous pensons rendre une
obéissance bien pleine et parfaite, à cause que nous la faisons franchement et
de bon cœur ; mais quand Dieu l’examinera, il la trouvera peut-être toute vide,
parce que nous l’aurons faite, poussée de notre inclination, ou du seul amour
et estime que nous avions des supérieurs, et non pour Dieu.
26. Pensez souvent, mes chères filles, que
vous êtes religieuses, non pas pour faire votre volonté, mais celle de celui
qui vous a adoptées pour ses cohéritières éternelles. Unissez vos cœurs, par
une sainte soumission, à celui du Sauveur, lequel, enté sur la divinité, sera
la racine de l’arbre dont vous serez les branches, et vos amoureuses
obéissances en seront les agréables fruits.
27. Dépouillez-vous du prétendu droit de
juger et désirer ce qui vous semblerait meilleur, laissant entièrement ce soin
à qui il appartient de vouloir pour vous, et vouloir de vous tout ce qui plaira
à Dieu. La vraie obéissance ne discerne point ni le précepte, ni le motif de la
loi, et l’âme ne sait pas juger si elle sait bien obéir.
28. Obéissez religieusement, afin de vivre
toutes en celui par lequel vous êtes créées, et pour lequel vous êtes baptisées
et élevées à la sublime dignité d’Épouses de Jésus-Christ : qu’on connaisse
dans vos obéissances que ce n’est pas pour la créature que vous vous soumettez
à la créature, mais pour l’amour du Créateur que vous regardez en la créature.
29. Le souverain degré de perfection que
notre Bienheureux Père et Fondateur exigeait de ses premières filles, était une
obéissance aveugle, semblable à celle de saint Paul au moment de sa conversion
qui lui fit dire : Seigneur, que faut-il que je fasse? Notre Bienheureux Père
voulait qu’on fît la 448 volonté de Dieu avant que de l’avoir écoutée, ou pour
le moins avant que de l’avoir examinée; et, selon une pensée de saint Augustin,
il voulait que l’âme fidèle aux sacrés devoirs de la sainte obéissance eût les
yeux comme la chaste colombe du Cantique des cantiques, trempés et lavés dans
le lait, lequel, ne rendant point les images des objets, nous marque la
précieuse obscurité dune âme qui se blanchit sous les voiles de la foi et sous
les ténèbres de la loi, quand elle obéit aveuglément, sans rien voir et sans
connaître autre chose que Dieu en la personne de celui ou celle qui commande.
30. La volonté de Notre-Seigneur et celle de
ceux qui nous tiennent sa place n’étant plus qu’une même volonté, ce divin
Seigneur vit et règne par elle en nous, et nous fait vivre et subsister en lui,
de sorte que l’on peut dire hardiment : Seigneur Jésus, c’est maintenant que
vous ayant offert tout ce que nous avons, nous vous immolons tout ce que nous
sommes, liant notre liberté sur le bûcher de votre croix, afin qu’elle soit
victime agréable de votre bon plaisir, pour mourir et brûler dans une exacte
obéissance, par le glaive et le feu de votre saint amour.
31. Mettez toutes vos affections entre les
mains de Dieu, afin qu’elles soient purifiées et façonnées à son gré, et selon
son bon plaisir; en ce point consiste la très parfaite obéissance, laquelle n’a
pas besoin d’être excitée par menaces, récompenses, loi ni commandement, car
elle prévient tout cela, se soumettant à Dieu et pour Dieu, à cause de sa seule
très parfaite bonté, par laquelle il mérite que toutes les volontés lui soient
soumises, et à qui il plaira c’est pourquoi notre Congrégation (où chacune
quitte sa volonté, et où il n’y en a plus qu’une qui anime les cœurs et les
esprits) porte cette devise et ce nom d’honneur : La volonté de Dieu en elle.
449
1er AOÛT. ll n’y a point de perfection sans
humilité, et nous avons autant de degrés de perfection que nous en aurons en l’humilité,
et non plus. La vertu se cache aux yeux de ceux qui l’ont et se découvre à ceux
des autres. Le moyen d’avoir la paix intérieure, c’est d’avoir une véritable et
très sincère humilité, car le vrai humble n’a rien qui lui fasse de la peine.
2. L’humilité et la charité sont mères des
vertus : l’une nous abaisse jusqu’au néant par la propre connaissance de ce que
nous sommes, et l’autre nous élève jusqu’à l’union de nos âmes avec Dieu.
Toutes les autres vertus suivent ces deux, comme les poussins suivent leur
mère. L’humilité est une précieuse monnaie pour acquérir le ciel.
3. L’humilité de cœur n’est autre chose qu’une
véritable connaissance que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, et
désirer d’un vrai désir que les autres nous tiennent et traitent pour tel : c’est
ce qui s’appelle humilité de cœur, laquelle fait encore que nous nous
anéantissons en tout, sans exception, et que nous nous estimons toujours mieux
traitée et plus estimée que nous ne méritons. Nous portons peu de fruits, parce
que nous ne nous anéantissons pas assez en nous-même, et cependant si l’homme
ne se mortifie et ne se fait violence, il ne portera jamais le fruit de la
volonté de Dieu en soi.
4. Soyons humbles, niais surtout de cette
humilité généreuse qui ne craint que le péché, qui ne dépend et ne tient qu’à
la volonté de Dieu, qui embrasse les humiliations avec 450 joie, qui méprise
les honneurs, qui fuit les louanges. Sans cette vertu toutes les autres ne sont
que des ombres ; en un mot, l’humilité rend heureux dès ce monde-ci tous ceux
qui ne veulent se glorifier qu’en la croix de Jésus-Christ.
5. L’accusation franche de ses fautes est
une des plus vraies marques d’humilité en une âme; comme, au contraire, l’excusation
de ses défauts et manquements est le signe évident d’un très grand orgueil; et
il est impossible d’avoir la paix, au moins une vraie paix intérieure et des vertus,
que par le moyen de l’humilité sincèrement pratiquée. Par l’humilité on
surmonte toutes les tentations. Enfin, mes Sœurs, l’humilité est la princesse
et la reine de toutes les vertus. Je désire que vous soyez toutes des saintes,
mais saintes d’une très pure pureté et d’une très profonde humilité.
6. humiliez-vous fidèlement et fervemment,
et lorsqu’on vous humiliera, souffrez-le courageusement ; laissez-vous ès mains
de Dieu et de l’obéissance; qu’on nous tourne d’un côté et (l’autre, il faut
laisser en tout cela faire de nous comme d’un peu de boue qu’on foule aux
pieds, qu’on pétrit, qu’on défait et qu’on repétrit tout comme l’on veut : cela
est une vertu solide.
7. L’humilité est la clef des trésors de
Dieu; si l’âme se présente devant lui sans cette clef, elle n’aura rien de tout
ce qui est dans les coffres éternels et demeurera misérable et pauvre.
Bienheureuses sont les âmes qui descendent si bas dans l’abîme de l’humilité qu’elles
en perdent la terre (le vue, car_ Dieu bénit telles âmes et toute leur conduite
et entreprises.
8. Prenons garde de ne nous point tant amuser
à réfléchir et regarder l’excellence de l’humilité, craignant que nous ne 451
tombions insensiblement au labyrinthe du plus subtil et arrogant orgueil qui se
puisse trouver. L’Écriture ne dit pas que l’humble s’exaltera, mais qu’il sera
exalté; car aussitôt qu’il le ferait il ne serait plus humble. Il ne faut guère
de spéculation pour la pratique de la véritable humilité, mais une grande
démission et soumission d’esprit.
9. Si nous ne visions qu’à acquérir la vertu
d’humilité, y travaillant fidèlement, et que nous fussions fermes, constantes
et invariables en cette résolution, nous ferions beaucoup, car ayant l’humilité
nous aurions toutes les vertus : nous serions souples et obéissantes, bien
aises d’obéir à tous, et ne trouverions jamais que l’on eût tort de nous
commander ceci ou cela ; nous ne nous plaindrions de personne, nous verrions
que l’on a toujours raison de nous contrarier et mortifier, et que nous en
méritons bien davantage.
10. L’humilité se nourrit plus facilement
dans l’abjection et le mépris attaché aux charges basses, d’autant que ces
choses-là d’elles-mêmes nous humilient et nous portent au rabaissement.
11. Il faut bien prendre garde de ne s’enorgueillir
pas d’avoir beaucoup quitté pour Dieu, ni penser d’avoir fait grand'chose pour
lui, d’être entrée eu Religion pour y vivre en humilité, pauvreté et obéissance
: car l’orgueil fait des embûches aux bonnes œuvres mêmes, afin qu’étant faites
elles périssent. Certes, en ce choix de la Religion, nous faisons beaucoup plus
pour nous que pour Dieu, elle don de cette vocation ne se peut jamais assez
reconnaître.
12. Entre toutes les vertus, je vous
recommande surtout la vraie et parfaite humilité tant devant Dieu que devant les
créatures, ruais non pas une humilité d’actions apparentes ou 452 qui s’arrête
aux simples paroles, mais une humilité de cœur véritable et sincère, et partant
d’un sentiment anéanti en sa propre estime et opinion. Je vous souhaite aussi
cette vertu de la douceur et support du prochain avec la très sainte simplicité.
13. C’est de l’humilité de se glorifier en
son infirmité, se reconnaître faible, infirme, et aimer qu’on le connaisse et
que l’on nous traite telles que nous sommes, c’est la vertu de Dieu. C’est une
âme humble celle qui se tient toujours pour la moindre et dernière de toutes,
et souffre qu’on la tienne et traite pour telle.
14. Il nous est bon de trouver des misères
en nous, cela nous enfonce dans le saint mépris de nous-mêmes, et nous élève à
une plus parfaite confiance en Celui qui tient en soi-même tout notre bien : je
l’aime mieux en lui qu’en moi-même.
15. O Dieu ! quel bonheur de bien voir et
connaître notre néant et pauvreté, pourvu que nous soyons toutes à Dieu et à
notre Institut! Certes, ma fille, je désire que nous n’ayons d’autres
richesses, car cette disposition nous fera posséder l’unique trésor du ciel et
de la terre. Que s’il nous fallait désirer quelque chose, dont Dieu nous
garde, il me semble que ce devrait être des humiliations et souffrances pour ce
divin Sauveur, comme le plus assuré partage qui nous puisse arriver en cette
vie.
16. Examinons incessamment devant Dieu si
nous pouvons dire avec vérité que nous sommes soumises à tout ce que l’on veut
de nous, recevant tout comme venant de la main du Dieu Très-Haut qui voit le
fond de nos cœurs; car faire bonne mine à l’extérieur et ne pas se soumettre à
l’intérieur, ce n’est pas avoir l’humilité. Quoiqu’il semble aux créatures qui
ne voient que l’extérieur que ces âmes soient humbles, il n’ en est rien, et
Dieu qui voit tout ne fait point d’état de cela; il faut soumettre l’entendement
et la volonté pour être humble.
17. Qui en doute que toutes nos actions
soient mélangées de mille imperfections? Nous devons croire cela et nous en humilier,
mais non jamais nous étonner ni fâcher, mais promptement s’en détourner après
avoir fait l’acte intérieur de l’humilité et abaissement de soi-même en Dieu,
nous tenant en sa présence comme un vrai rien.
18. Il
n’y a que les vrais humbles qui seront exaltés, dit la sacrée Vierge; mais
les esprits hautains, fiers, présomptueux, seront ravalés, rabaissés en l’abîme
profond. Humilions-nous donc et ne servons point Dieu avec négligence; aies
tâchons d’employer vigoureusement toutes nos forces pour acquérir la véritable
humilité de cœur et l’esprit de soumission.
19. Dans l’exercice des vertus chrétiennes,
nous sommes comme un oiseau qui n’a point d’ailes pour voler et qui n’a point
de pieds pour marcher. Nous ne pouvons
pas seulement prononcer le nom de Jésus sans une assistance particulière de
Notre-Seigneur : c’est l’apôtre qui le dit. C’est la souveraine pratique d’humilité
que celle d’aimer notre abjection, de bien aimer qu’on ne tienne point compte
de nous, que l’on nous laisse là comme une personne inutile qui n’est propre à
rien et qui n’est digne d’aucune considération.
20. Que le fondement de la véritable
humilité est solide! Qui a bâti là-dessus ne laisse pas d’être agité des vents
de la tempête; mais, à mon avis, il ne plie pas jusqu’aux actes.
21. L’humilité n’est autre chose que le
mépris et démis‑454sion de soi-même et de sa volonté, et d’aimer son
néant, misère et abjection; de souffrir et de vouloir doucement, gaiement et
amoureusement qu’on nous tienne et traite pour ce que nous sommes. C’est aller
bien avant que d’en venir là, car cette connaissance de nous-mêmes n’est que le
premier degré de l’humilité, l’humilité produit aussi la générosité et
confiance en Dieu.
22. La vraie humilité tend au mépris de
cette estime propre, et nous fait aimer d’être tenue pauvre, ignorante, petite
et imparfaite, dans l’oubli de toutes les créatures. En un mot, nous ne serons
jamais humbles que lorsque nous nous tiendrons nous-mêmes pour des petits
néants; et lorsque nous serons parvenues à ce degré d’aimer d’être tenue et de
nous estimer nous-mêmes comme la souillure de la maison, nous serons très humble
et très grand devant les yeux de Dieu.
23. La connaissance de nous-mêmes ne
consiste point dans le sentiment de notre pauvreté et bassesse, ni à faire de
grandes considérations sur icelles, mais à le croire comme une vérité de foi :
je veux dire que nous devons croire en la pointe de notre esprit avec une
grande certitude de foi, que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, que
nous sommes faibles, infirmes, fragiles et imparfaites, remplissant notre
entendement de cette croyance, et affectionnant notre volonté à aimer notre
pauvreté et misère.
24. Les biens immenses des richesses de Dieu
ne se donnent et ne se dispensent qu’aux âmes pures, c’est-à-dire humbles et
basses qui sont dénuées de leur propre estime.
25. Si nous nous abaissions avec une
profonde humilité de cœur, le Tout-Puissant s’abaisserait jusqu’à nous et nous
455 remplirait de son esprit et de sa grâce : c’est ce qu’il fait en nous
donnant Jésus-Christ pour vrai maître de l’humilité, et qui ne se plaît que
dans les âmes humbles, petites et anéanties, si nous l’écoutons bien, nous
entendrons les leçons divines qu’il nous donnera; mais si nous ne l’écoutons
point, il ne daignera plus se communiquer à nous, et malheur s’il cesse de nous
apprendre !
26. II faut anéantir les pensées de
complaisance et vaine satisfaction, s’humilier et chercher son abjection,
donner la gloire à Dieu de tout et reconnaître que de nous-mêmes nous ne
pouvons rien ; en un mot, il faut être
fidèlement fidèle et humblement humble : cela veut dire qu’il faut, en
toutes choses, ne chercher que la gloire de Dieu, ne rien faire que pour lui
plaire, rien pour nous ni pour les créatures, niais tout pour Dieu.
27. C’est une belle sainteté qu’une profonde
humilité et soumission, accompagnée d’une sainte joie, dans la vie commune.
28. La pratique de notre bienheureux Père, de ne rien demander et de ne rien refuser, est au-dessus de
toutes sortes de pratiques d’humilité. Il est vrai que Dieu veut que nous
soyons extrêmement humbles mais par les voies qu’il a choisies pour nous, et
non par celles dont nous ferons élection. Employons donc bien les mépris, les
calomnies et toutes les occasions que sa Providence nous présentera, tant en
nous-mêmes que de la part des créatures, et soyons assurées que c’est l’unique
moyen d’avoir l’humilité véritable et solide que Dieu veut de nous.
29. O Dieu, que c’est une rare pièce qu’un cœur
vrai-456ment humble, parce qu’on le trouve toujours plus bas qu’on ne le
saurait mettre! C’est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le
ciel et le Cœur de Dieu que d’avoir la possession d’un grain de vraie humilité.
30. Le comble de la parfaite humilité gît en
l’absolue et entière dépendance et soumission de tout ce que nous sommes, à la
sainte volonté de Dieu et de nos supérieurs, et d’aimer cordialement notre
abjection et le mépris de nous-même ; non un mépris recherché, mais un abandon
à Dieu, dans une entière indifférence d’être aimée ou non, honorée ou méprisée,
ou que l’on nous ait en bonne ou mauvaise estime.
31. Enfin, le soin principal de l’âme doit
être de s’humilier, et entre toutes les Religieuses qui sont en l’Église de
Dieu nous avons une spéciale obligation de nous exercer en cette sainte vertu,
nous étant commandé de faire toutes
choses en esprit de profonde, franche et sincère humilité.
1er SEPTEMBRE. La plus grande chose que nous
ayons à faire depuis que nous sommes entrée en religion, c’est de nous occuper
à aimer Dieu; tout le temps que nous n’employons pas à cela, nous le lui
dérobons. La fin de ceux qui travaillent, c’est le repos, ainsi la fin de ceux
qui cherchent Dieu, c’est de se reposer en lui; et partant quand ils en
jouissent, ils peuvent bien dire avec l’Épouse : J’ai trouvé Celui que mon cœur
aime ; je le tiendrai, et ne le laisserai point aller. » 457
2. La simplicité est tout à fait requise à
cet exercice (de l’oraison). Qui marche simplement, marche assurément. Il faut
donc chercher Dieu en la simplicité de nos cœurs, par une pure intention et
familière conversation avec sa divine bonté, accompagnée d’une grande et sainte
révérence, car les industries de l’esprit humain ne font que nuire, nous
faisant marcher par nos voies et non par celles de Dieu.
3. Le grand secret de l’oraison, c’est d’y
aller à la bonne foi, fort simplement, suivant l’attrait intérieur. Or, les
âmes qui vont le chemin de la simple présence de Dieu, qu’elles y correspondent
par une grande pureté de cœur, abandonnement d’elles-mêmes à la divine volonté
et fidélité à la pratique des vertus.
4. Pour l’oraison, il est grandement
nécessaire d’y suivre l’attrait qui nous est donné. Mon Dieu ! qu’il y a un
grand nombre d’âmes qui se peinent autour de leur oraison pour la pouvoir bien
faire ! et cependant il n’y a rien à faire ; il ne faut que suivre l’attrait ;
et plus l’oraison est pure, simple et dénuée d’objets, plus elle est
excellente, car Dieu est esprit et une essence très-simple, c’est pourquoi,
plus l’âme traite délicatement et simplement avec lui en l’oraison, plus elle
est rendue capable de s’unir à lui. Pour peu que Dieu nous attire à cette
oraison de simple remise en lui, nous soustrayant le discours de l’entendement,
nous devons suivre son attrait, car aussi bien nous nous romprions la tète de
vouloir faire autre chose.
5. Il ne faut jamais se porter de soi-même à
cette oraison de simple présence de Dieu ; mais il faut être fidèle d’en suivre
l’attrait, dès que Dieu le donne, avec grande humilité et soumission, car il
porte et affectionne grandement les âmes qui 458 l’ont, à la pureté de cœur, à
l’exacte observance, à un grand renoncement d’elles-mêmes, à l’humilité,
simplicité, mais surtout à un grand abandonnement de tout soi-même à la divine
Providence, et j’estime que cet attrait est tellement celui des filles de la
Visitation, que je ne pense pas qu’aucune en puisse bien avoir l’esprit, si
elle n’a cet attrait d’heureuse et sainte simplicité.
6. Il n’y a point de doute que cette
difficulté, de ne point raisonner à l’oraison, est un acheminement à une
oraison plus simple[59],
et pour peu que l’âme se sente accoisée et facilitée à se tenir en révérence
devant Dieu, elle se doit affermir en cette voie, où Dieu l’appelle sans doute.
Et bien qu’elle pâtisse des pauvretés et distractions, elle ne s’en doit
éloigner, mais patienter, et demeurer paisible devant Dieu, ne s’arrêtant point
volontairement aux distractions, ains, quand elle est fort traversée, elle
doit dire de fois à autres des paroles de soumission, d’abandonnement, de confiance
et d’amour en la divine volonté, mais cela sans effort et fort suavement.
7. Les âmes qui sont attirées à la
simplicité en l’oraison doivent avoir un grand soin de retrancher un certain
empressement qui donne souvent envie de faire et multiplier les actes, parce
que c’est une pure recherche de nous-même, qui nous donne cette ardeur,
laquelle nous prive de cette simple attention et occupation de notre âme en la
présence de Dieu, car l’oraison n’étant autre chose que cette intime
communication de 459 l’âme avec son Dieu, les paroles intérieures ou actes que
l’on veut faire pour accroître ce sentiment et le rendre plus sensible sont ce
qu’il faut soigneusement retrancher.
8. Cette variété d’état que vous ressentez
en l’oraison n’est que bonne, et, voire, nécessaire; mais quand vous y serez
consolée, ne vous amusez point curieusement à regarder d’où procèdent vos
consolations, pourvu qu’elles produisent en vous des bons effets, qui sont : l’humilité,
la mortification, la douceur et la sainte joie, contentez-vous de cela ; et
quand vous y serez aride et désolée, aimez vos désolations, pour le respect de
Celui qui vous les envoie ou permet qu’elles vous arrivent, et unissez
amoureusement votre volonté à la sienne.
9. Quand Dieu trouve en une âme un entendement
anéanti, il lui fait de grandes grâces, et lui communique des lumières et
faveurs fort spéciales, voire même, cet anéantissement est l’une des plus
grandes grâces qu’une âme puisse recevoir.
10. Si nous avions les yeux ouverts pour
voir, et le goût intérieur disposé pour savourer les fruits de l’humilité et
anéantissement, nous serions dans des continuels bonheurs, puisque c’est cela
seul qui nous peut rendre riches et agréables à Dieu, devant lequel tout ce qui
n’est pas vertu n’est rien.
11. Soyons fidèles à demeurer auprès de
Notre-Seigneur, et ne le quittons point, sinon pour voir et faire ce qu’il nous
commandera, puis retirons-nous promptement, et nous remettons en cette sainte
et simple attention et occupation auprès de lui. Cette pratique est un grand
moyen de faire toutes nos actions avec perfection.
12. Qu’à jamais ce doux Sauveur vive et
règne dans nos âmes parmi les désolations et ténèbres. Il est notre lumière, et
460 puisqu’il nous conduit, ne craignons rien, car il ne nous manquera jamais;
encore que nous ne le voyions ni sentions point à l’oraison, il n’importe, il
est avec nous, et, sur ce fond aride, il faut bâtir la solide foi, la ferme
confiance, et l’amour efficace d’une parfaite soumission. Tout sèchement il lui
faut dire : Je crois, j’espère plus fermement que si j’abondais en lumières et
suavités ; je me plais à n’en point avoir, et veux dire sans goût ni sentiment
quelconque : Vous êtes mon Dieu et je suis nitre ; et après cela demeurer en
paix.
13. Il se trouve peu de personnes
parfaitement dénuées, parce que, pour l’être parfaitement, il faut être dégagé
de tout intérêt propre qui nous peut provenir tant de la nature que de la
grâce. Il y a peu d’âmes qui veulent entreprendre, et qui se déterminent à bon
escient à ce total renoncement d’elle-même.
14. Les fruits d’un bon cœur, que Dieu
arrose et fait fleurir par sa grâce, c’est un oubli profond de son intérêt
propre, un grand amour de l’anéantissement de soi-même, et une joie universelle
des biens et bonheurs que l’on voit au prochain, sans exception.
15. Qui ne sait que les goûts, les lumières
et agilités spirituelles ne sont pas en notre pouvoir, et que nous n’y avons
que le seul acte de la volonté? De quoi donc nous tourmenter, quand nous ne
pouvons agir ? Mais Notre-Seigneur ne nous laisse pas de fort loin ; dans nos
sécheresses, il nous donne toujours de quoi passer chemin ; que cela nous
suffise, et ne nous regardons point tant.
16. Nous voyons trop ce qui se passe en
nous; nous devrions recevoir le bien et le mal, la consolation et la désolation
également, sans y vouloir prendre garde, ains tenir simplement 461 notre esprit
attentif à Dieu, en sorte que nous ne voyions ni sachions dire ce que c’est.
17. Lorsqu’il advient que Dieu nous
soustrait la douceur de sa présence, et qu’il semble nous avoir délaissé comme
son divin Fils en la croix, de telle sorte que nous ne sentions plus ni force
ni secours, c’est alors qu’il ne faut point perdre courage, ni chercher de
consolation en aucune créature mortelle, mais demeurer ferme dans sa
désolation, et s’appuyer sur les paroles de Jésus-Christ où toute notre force
est cachée. Fiat voluntas tua! Oh! que cette parole est agréable à Dieu!
Heureuse l’âme qui la peut dire de cœur en cet état!
18. À l’égard des sécheresses, où il semble
à l’âme que toutes les connaissances sont éclipsées, et ses forces si faibles,
qu’elles ne tiennent plus à rien, il faut alors reconnaître que la divine
Providence, par des motifs de justice ou de miséricorde que nous ne saurions
comprendre, permet cette variété d’état pénible pour mettre à l’épreuve la
fidélité de ses serviteurs, pour leur faire produire, sous les ténèbres et la
tempête de l’aridité, le baume de l’humilité, de la résignation, de la patience
et du véritable mépris de soi-même, et enfin pour faire connaître ce que Dieu
et son secours sont à une âme, au fond de laquelle le soleil de la grâce se
retire.
19. Les sécheresses, que les commençants en
la vie spirituelle peuvent appeler grâce insipide et cachée, sont plus
précieuses que les plus grandes consolations, parce que l’expérience nous
apprend que toutes les vertus croissent sous les aridités et les épreuves,
comme le blé sous la neige, et que, sous ces ténèbres, Dieu cache sa main pour
corriger efficacement les négligences, et pour faire faire un notable progrès
dans toutes les vertus. 462
20. À l’égard des pensées, des sentiments et
des mouvements qui se produisent d’eux-mêmes, il faut se rappeler cette grande
vérité tant inculquée par notre Bienheureux Père, savoir : que les pensées,
sentiments et mouvements, quels qu’ils puissent être, ne nous peuvent rendre
coupables devant Dieu, à moins que l’on y consente librement.
21. Les révoltes que la créature souffre en
elle-même lui sont laissées par une miséricordieuse disposition de la Providence,
pour lui servir d’exercice de fidélité et de pénitence ; ainsi, bien loin de
nuire, l’âme qui les aura combattues sera couronnée, non pas pour avoir anéanti
ces pensées, mouvements et sentiments, car cela n’est pas en son pouvoir, mais
pour n’y avoir point donné de consentement.
22. Notre-Seigneur ôte ordinairement aux
âmes qui l’offensent volontairement, quoiqu’en choses légères, la suavité de la
dévotion, demeurant sèches et arides, sans aucun goût de Dieu en leurs oraisons
et exercices spirituels ; mais, outre cela, elles contreviennent aux vœux de
leur profession qui les obligent de tendre à la perfection. Notre Bienheureux
Père a dit qu’une personne qui nourrirait volontairement une imperfection en
son âme ne parviendrait jamais à la perfection qu’elle ne s’en soit affranchie.
23. Une vraie fille de notre Bienheureux
Père se présente à Dieu avec un esprit humble et confiant, parce qu’elle sait
que la diversité et multiplicité des pensées qui fatiguent son esprit ne
dépendent pas de sa liberté, et que tout ce qu’elle peut faire, c’est de prier
avec une volonté droite et sincère de plaire à son Dieu, en chassant le mieux
possible les distractions.
24. Il est certain que les distractions se
multiplient d’or-463dinaire selon les degrés de la vivacité de l’esprit, et qu’il
S. a des esprits si agités qu’ils sont distraits tout le temps d’un Office,
sans que leur volonté en soit plus coupable que des songes qui leur viennent
dans le sommeil. La patience dans ces rencontres, la continuelle aspiration
vers Dieu, renouvelée de temps en temps, vaut souvent plus, je veux dire, est
plus profitable à Pâme, qu’une attention fort paisible, calme et savoureuse.
25. Nous devrions prendre toutes nos délices
à traiter avec Notre-Seigneur dans l’oraison, et être indifférentes que les
siennes en nous fussent de nous donner de la consolation et suavité, ou bien
des distractions, des peines ou travaux. Pourvu que son bon plaisir s’accomplisse,
il nous doit suffire.
26. L’essence de la vraie oraison n’est
autre que d’être toujours prête à recevoir toutes sortes d’obéissances, et à
tenir notre âme unie à la volonté de Dieu, autant qu’il nous est possible :
voilà en quoi consiste la vraie oraison.
27. Je ne sais rien de plus heureux que l’âme
intérieure et d’oraison qui sait traiter avec Dieu et s’unir à lui : elle a
trouvé, ainsi que nous l’a souvent dit notre Bienheureux Père, la sacrée
alchimie, pour changer toutes ses misères en l’or d’une très ardente charité ;
et goûtant les suavités divines, elle expérimente qu’il n’y a rien d’égal à ces
délices, de vivre à Dieu et à soi, désoccupé e des choses créées.
28. Quand je parle des grâces et faveurs que
Notre-Seigneur communique à ses Épouses, je ne veux pas que vous entendiez
seulement les caresses intérieures qu’il donne souvent aux âmes religieuses ;
mais bien plus faut-il entendre les croix, les mortifications et les
souffrances, car ce sont 464 là les vraies odeurs que nous devons suivre, et
qui nous doivent attirer.
29. Une âme totalement perdue en Dieu ne
veut avoir ni de vertu, ni de perfection, que ce que Dieu veut qu’elle en ait.
Elle travaille fidèlement, parce que Dieu le veut, mais elle lui laisse tout le
soin de son travail, et ne se met pas en peine de chercher des moyens nouveaux
de perfection, ains ne s’applique qu’à bien employer ceux que la Providence lui
fournit, et qu’elle lui présente à chaque occasion.
30. Une âme perdue et anéantie devant Dieu
est toujours contente de ce que Dieu fait dans elle et hors d’elle. Tout ce qui
lui arrive la satisfait; l’affliction lui plaît, elle la regarde sans se
troubler, parce qu’elle dit : J’ai perdu toute consolation dans celle d’être
perdue en Dieu ; elle ne tient plus à rien, parce qu’elle s’est toute donnée et
perdue dans Celui qui doit faire son bonheur et sa gloire, et l’on ne saurait
rien lui ôter qu’elle n’ait perdu et voulu perdre elle-même.
Ier OCTOBRE. Nous devons vivre de la seule
volonté de Dieu. Oh! qu’une âme serait heureuse si elle faisait cette entreprise
de regarder et suivre en toutes choses cette divine volonté, car elle jouirait
d’une profonde paix en sa résignation, parce qu’en tout elle trouverait cette
divine volonté, et l’aime-465rait autant en une chose qu’en une autre, parce qu’elle
ne mettrait pas son contentement ès événements, ains en la volonté de Dieu qui
les veut et les permet.
2. Quant à la volonté du bon plaisir de Dieu
que nous ne connaissons que par les événements, s’ils sont de quelque
prospérité, il faut, bénissant Dieu, nous unir à cette divine volonté qui les
envoie; de même devons-nous faire dans l’événement des choses pénibles, qui
nous sont fâcheuses au corps et à l’esprit, joignant amoureusement notre
volonté à l’obéissance de ce bon plaisir divin, nonobstant les répugnances de la
nature ou de l’esprit humain, dont il ne faut tenir nul compte, pourvu qu’avec
la pointe de notre volonté nous fassions simplement le très saint acquiescement
à celle de Dieu, disant (c O mon Dieu, je le veux, parce que tel est votre bon
plaisir. »
3. C’est une grande consolation de savoir
que rien du tout ne saurait arriver que ce que Dieu voudra, et qu’il voudra
tout bien pour nous qui ne voulons que sa volonté ; ainsi la santé ou la
maladie nous doivent être indifférentes, puisque tout part de cette source d’incomparable
miséricorde. Que peuvent donc craindre les âmes qui sont tout à Dieu, puisque
rien ne peut leur ravir leur cher trésor et que l’extrémité du mal de cette
mortelle vie, qui est la mort, nous donne entrée en la vie bienheureuse?
4. Dans les temps d’afflictions, surtout des
maladies corporelles, où bien souvent le cœur est fort alangouri [alangui] et
ne peut prier, ne vous efforcez pas de le faire, car les simples acquiescements
à la volonté de Dieu, faits de temps en temps, suffisent, outre qu’une
souffrance portée dans la volonté, avec douceur et patience, est une
continuelle et très puissante oraison devant Dieu, nonobstant les plaintes et
inquiétudes de la partie inférieure. 466
5. Quand sera-ce que nous savourerons la
douceur de la volonté divine, en tout ce qui nous arrivera, n’y voyant que son
bon plaisir qui nous départ, avec un amour égal et incompréhensible, les
prospérités aussi bien que les adversités, le tout pour notre mieux ?
Habituons-nous à regarder tout ce qui nous
arrive dans la volonté de Dieu : toutes choses, grandes et petites, nous
viennent de cette part, car c’est un baume précieux que ce divin vouloir, qui
nous doit rendre toutes sortes d’événements doux et suaves.
6. Soyons toujours prête à faire et à
souffrir tout ce que Dieu veut de nous, ne disant jamais, c’est assez de
peines, de mépris et d’abnégation; mais, me voici toute soumise et prête à
faire votre bon plaisir. Parler ainsi, c’est vivre selon l’esprit, et non selon
la partie inférieure qui n’entre point en participation de cette façon d’agir
si parfaite.
7. Il faut tout réduire aux simples
acquiescements de vouloir et faire le bien sans ardeur, mais par le seul motif
de la volonté de Dieu; et de même, acquiescer amoureusement à cette divine
volonté, quand elle aura permis que nous ayons omis quelque bien ou fait
quelques manquements, nous résignant même à ce à quoi nous ne pouvons nous
résigner si entièrement et généreusement que nous désirons, ou qu’il nous
semble que Notre-Seigneur le désire de nous, c’est-à-dire qu’en tous nos biens,
nous nous unissions à la volonté du bon plaisir qui les veut, et en nos misères
et imperfections, nous nous unissions à la volonté de Dieu qui les permet, et
tout cela avec paix et douceur d’esprit.
8. Préparez votre âme et l’ouvrez devant
Dieu, afin qu’il la remplisse de lui-même et de tout ce qu’il lui plaira,
soit-il 467 doux ou amer à notre goût, espérant qu’il nous fera la grâce que sa
sainte volonté nous servira de toute consolation.
La vraie paix et tranquillité de cœur consiste
à adhérer à Dieu, tournant notre volonté en toutes choses selon la sienne, à ne
lui point limiter le temps, mais à attendre celui que sa Providence a destiné
pour nous consoler.
9. Enfin nous sommes à Dieu! Que ce qui sera
trouvé bon à ses yeux soit fait rien n’est si utile pour nous que cette douce
volonté de Dieu ni rien de si doux à nos cœurs. Il importe peu de quel mal nous
mourions, pourvu que nous montions à la bienheureuse éternité. O sainte Mère
des enfants de Dieu, quand reposerons-nous sur votre sein et entre vos bras
immortels? Nos âmes devraient défaillir en ce désir; mais non, je me reprends :
attendons doucement l’heure que le divin Sauveur a marquée pour nous combler de
ce bonheur, et cependant n’ayons qu’un seul désir, celui de lui plaire.
10. Nous voyons qu’on fait passer l’eau des
plus belles sources par des canaux de fer, de plomb et de bois; cette même eau,
passant par ces canaux, vient toujours de sa source pour s’introduire aux lieux
où on la désire ; de même, toutes nos adversités et contradictions viennent de
l’agréable et première source de la Divinité; bien qu’elles passent par les
créatures, qu’elles nous viennent d’elles comme par des canaux, il ne faut
jamais regarder les moyens par lesquels ces eaux amères nous viennent, mais
adorer la source d’où elles dérivent, jetant toujours les yeux en Dieu dans nos
peines et adversités pour les recevoir de sa main adorable.
11. Moins nous sentons de capacité en nous,
d’autant plus nous devons-nous serrer et attacher à Dieu, nous confiant
totalement à son assistance, laquelle il ne manquera pas de nous 468 donner,
pour nous acquitter de notre devoir, si nous sommes remplies de défiance de
nous-mêmes, car il est tout assuré que nous ne pouvons chose quelconque de
nous; mais c’est la vérité qu’en Dieu toutes choses nous sont possibles.
12. Nous ne sommes pas assez attentives à
cette vérité, que rien n’arrive que par la volonté de Dieu et l’ordre de sa
Providence. Que cette vérité nous tienne en repos parmi toutes sortes d’événements,
et prenons soin de bien vivre, laissant le soin de notre mort à Notre-Seigneur,
comme faisait notre Bienheureux Père.
13. Dieu nous éprouve par de petites
afflictions, afin de nous mieux faire connaître son assistance, et nous donner
plus de goût dans l’entier abandonnement que nous avons fait de toutes choses
entre les mains de sa Providence. Oh! quel repos et assurance d’être logée sous
ce tabernacle ! Dieu vous doit suffire pour toutes choses. L’unique bien de l’âme,
c’est d’être seule avec son Dieu. Demeurez en cette simplicité et nudité.
14. Il faut tout perdre plutôt que de
manquer à la fidélité que nous devons à Dieu et à notre propre âme. Sa bonté
saura bien conserver ce que nous abandonnerons pour lui et nous le multiplier
au centuple. Servir Dieu (comme on dit) au péril de tout le reste, c’est régner
et s’acquérir les vraies richesses, et s’assurer par les mérites du Sauveur la
béatitude éternelle, dont un moment de jouissance vaut mieux que la possession
de mille mondes.
15. Il faut nous contenter de savoir par la
raison que Dieu est notre lumière, notre unique prétention, et partant demeurer
en un parfait abandonnement de tout notre être entre ses mains, et en esprit de
parfaite confiance. L’infinie Bonté 469 n’est-elle pas notre unique prétention
et repos ? Quelle autre assurance est-il besoin d’avoir? Demeurons là toutes
abîmées et anéanties. Nous serons bien heureuses de vivre aveugles sans
connaissance, ni sentiment aucun.
16. Quel bonheur si les âmes savaient bien
se livrer à Dieu! elles expérimenteraient ses faveurs bien autrement que nous
ne faisons. C’est un don très-précieux de la souveraine Bonté, que cet entier
abandonnement et remise de vous-même entre ses mains. Puisqtt'elle vous a fait
la grâce d’être affranchie des réflexions superflues sur vous-même, tenez ferme
pour ne jamais laisser embarrasser votre esprit, car c’est l’un des plus grands
empêchements qui soient en la vie spirituelle.'
17. Si vous êtes attaquée de la défiance de
vous-même, ne vous en étonnez point. Jetez-vous à ]'aveugle entre les bras de
la divine Providence; dès qu’une fois nos cœurs ne cherchent que Dieu et son
bon plaisir, le divin Sauveur les remplit d’une si grande abondance de son
Esprit que l’on n’y voit plus que bénédiction et perfection.
18. Le parfait abandonnement de nous-mêmes
entre les bras de la divine Providence, l’acquiescement amoureuse à tout ce qu’il
lui plaira faire de nous et de toutes choses, la sainte affection de lui plaire
par les actes de toutes les vertus selon les occasions, surtout de la très sainte
charité et humimilité, tout cela est le bois qui entretient le feu sacré du
céleste Amour.
19. Tâchons de parvenir à la totale
destruction de nos sentiments humains et à la ruine de la prudence humaine,
pour voir d’un œil pur, à la lumière de la foi, la beauté et 470 bonté des
afflictions, des souffrances, des pressures de cœur, des dérélictions et
maladies. Le monde ne s’attache qu’à l’apparence et ne va pas jusqu’à voir la
moelle cachée sous la douleur de la Croix; il ne voit que l’écorce, qui paraît
rude et fâcheuse, mais il ne pénètre point jusqu’au dedans, où l’on goûte plus
de plaisir, si l’on aime bien Dieu, que l’on n’en trouvera jamais dans la
jouissance des faux et vains contentements que ce pauvre monde peut donner.
20. Nous serons bien heureuses, si nous nous
quittons nous-mêmes par amour et pour accomplir la volonté de Dieu. Nous ne
perdrons rien en ce traité, car sa bonté est riche en miséricorde pour tous,
mais spécialement pour les personnes qui travaillent à purifier et perfectionner
leurs âmes qui lui sont dédiées.
21. Les vraies servantes de Dieu se doivent
toujours tenir disposées, pour recevoir avec indifférence toutes sortes d’événements
et la mort même; car, puisque nous sommes assurées que rien ne nous saurait
arriver que par sa volonté, cela nous doit servir pour toute consolation, et
nous faire bénir Dieu en tout événement.
22. Servez Notre-Seigneur comme il lui
plaît, et tandis qu’il vous tiendra au désert, servez-l’y de bon cœur : il y
tint bien ses chers Israélites quarante ans, pour faire un voyage de quarante
jours. Soyez là de bon cœur et vous contentez de dire, quoique sans goût : Je
veux être tout à Dieu, et jamais point ne l’offenser, et quand il vous arrivera
de chopper, comme il sera sans doute, fût-ce cent fois le jour, relevez-vous
par un acte de confiance ; marchez comme aveugle dans cette divine Providence;
croyez qu’elle vous conduira bien.
23. Le divin Maître vous conduit à un entier
dépouille-471ment et anéantissement de vous-même et de toute propre satisfaction;
il veut que vous cheminiez comme aveugle sous sa protection et conduite; vous n’avez
à faire qu’à suivre fidèlement ses lumières, et vous reposer en sa bonté, car c’est
un grand bonheur que le parfait anéantissement de soi-même à la volonté de
Dieu. Hélas! c’est l’unique gloire des âmes dédiées au saint Amour : faisons
bien cette pratique, et pour cela ne faisons rien selon nos humeurs et
inclinations, mais tout selon la raison et la vraie piété, soit en faisant ou
souffrant.
24. Mon Dieu, que je souhaite que par-dessus
toutes vues et sentiments, nous soyons toujours amoureusement et humblement
soumises à tout ce que sa Bonté veut et voudra à jamais faire de nous, et cela
allègrement selon l’esprit! Quand notre esprit est arrêté auprès de lui, ne
devons-nous pas nous contenter ?
25. La vraie manière de servir Dieu est de
marcher par un chemin que l’on ne connaît point, et lorsqu’il semble que tout
est bouleversé sens dessus dessous dans l’âme, pourvu qu’elle demeure fidèle
parmi tout cela à la pratique des vertus, elle ne se doit point mettre en peine
pour connaître quelle est sa voie, ni même y penser, mais marcher simplement en
ce parfait abandonnement et renoncement d’elle-même à Dieu. Oh! que nous sommes
heureuses de souffrir, si on le fait avec amour !
26. Humilions-nous profondément sous la très
sainte main de notre bon Dieu, afin que nous nous laissions conduire dans les
voies de son bon plaisir, et ne lui résistions en rien du tout, de ce qu’il lui
plaira faire de nous, mais correspondons de notre part à sa grâce, par la suite
du bien que sa Providence nous montre dans les occasions. Cette pratique 472
était infiniment estimée et pratiquée par notre Bienheureux Père.
27. Oh! que l’état du parfait dénuement est
excellent devant Dieu! Ne tenez à rien, qu’à Dieu seul. Qui n’aimera, qui ne se
confiera, qui ne se fondra toute entre les bras de la divine Providence, qui
nous fait tant de biens? Vraiment, il faudrait être de bronze et du tout
insensible. Je ne vous saurais dire ce que mon cœur ressent envers Dieu, pour
les grâces qu’il nous fait ! Dites, et annoncez continuellement combien Dieu
est bon, suave et abondant en ses miséricordes, à l’endroit des âmes qui s’abandonnent
et confient entièrement en lui.
28. Oui, demeurons douces, humbles,
tranquilles, en l’état où Dieu nous mettra; en la peine, patienter ; en la
souffrance, souffrir; en l’action, agir; en la jouissance, jouir humblement,
sans penser que nous faisons faute à ceci, à cela, car ce n’est que l’amour-propre
qui fait cette réflexion, mais demeurez doucement confuse et abaissée devant
Dieu.
29. Les âmes qui vivent exposées à tout ce
que Dieu veut faire d’elles et en elles, sans soin ni désir de chose quelconque,
sinon de se tenir proche de lui, et faire et souffrir fidèlement les choses que
sa Providence leur présentera dans chaque moment, font en cela une excellente
pratique.
30. Pour ce qui est du document, ne demandez rien, ne refusez rien, ce n’est
autre chose qu’une parfaite indifférence, non seulement pour les choses
extérieures, mais encore plus pour les intérieures, ne désirant ni refusant les
consolations, suavités, peines, sécheresses, désolations, délaissements et
tentations; ne recherchant pas d’être aimée, estimée, ni d’être en cet état ou
en cet autre, d’aller par le chemin de celle-ci 473 ou de celle-là, d’avoir de
la satisfaction ou non; enfin, c’est ne vouloir que le seul bon plaisir de
Dieu.
31. C’est le vrai point de là plus haute et
sublime perfection que d’être entièrement dépendante et soumise aux événements
de la divine Providence. Si nous nous y sommes bien abandonnées, il nous serait
indifférent d’être humiliée ou exaltée, en sécheresse, aridité, tristesse et
privation, ou d’être consolée par la divine onction et dans la jouissance de
Dieu. Bref, nous nous tiendrions entre les bonnes mains de ce grand Dieu comme
l’étoffe en celles du tailleur, qui la coupe en cent façons pour l’usage qui
lui plaît et auquel il l’a destinée, sans qu’elle y apporte d’obstacle : ains
nous endurerions que cette puissante main de Dieu nous coupe, martèle, cisèle,
tout comme elle veut que nous soyons faites, pour une pierre propre à parer son
édifice, et les afflictions comme les délices ne nous seraient qu’une même
chose.
1er NOVEMBRE. La parfaite simplicité
consiste à n’avoir qu’une très unique prétention en toutes nos actions, qui est
de plaire à Dieu en toutes choses. La pratique de cette vertu, c’est de ne voir
que la volonté de ce grand Dieu en toutes les choses qui nous arrivent, soit
prospérité, soit adversité : par ce moyen, aimant cette volonté adorable, notre
âme sera toujours tranquille en tout événement, même dans le retardement de
notre perfection, ne laissant pas d’y travailler fidèlement.
2. Les filles de la Visitation doivent avoir
une si grande 474 affection à la simplicité, que si la nature leur dérobait
quelque chose en la pratique d’icelle, il faut tout soudain que la grâce leur
en fasse regagner promptement les occasions par une sainte et fidèle attention
à la pratiquer; et pour cela, nous devons marcher continuellement devant Dieu
et devant nous-mêmes.
3. Nous ne devons avoir que Dieu pour fin de
toutes nos actions, et ne chercher en tout ce que nous faisons que l’accomplissement
de sa volonté toute sainte, tout aimable, ainsi que notre Bienheureux Père nous
l’a enseigné, nous disant que c’est le caractère et la marque des vraies filles
de la Visitation.
Il n’y a rien qui nous rende plus semblable
à Dieu que la simplicité : qui l’a vraiment est parfait.
4. Notre grand soin pour acquérir la
perfection doit être un soin qui ne soit point soucieux, ains [mais] doux et
amoureux, attendant ses fruits avec une patience sans limites, et de la seule
grâce de notre bon Dieu, nous confiant qu’il nous les donnera, quand il sera
requis pour sa gloire.
5. Notre-Seigneur a plus agréable notre
soumission dans les soulagements qui sont requis à notre corps et à notre
esprit, que toutes ces petites appréhensions de ne pas faire assez. Dieu ne
veut que notre cœur : notre inutilité et impuissance lui agréeront davantage,
quand nous les chérirons pour l’amour et révérence que nous portons à sa très sainte
volonté, que si nous nous brisions et fissions de plus grandes œuvres pénales.
Enfin, le haut point de la perfection gît à nous vouloir comme Dieu veut que
nous soyons.
6. La vraie dévotion consiste principalement
à s’abandonner à Dieu et donner entièrement soi-même avec tout ce 415 qui en
dépend, et après cela, lui laisser le soin de tout ce qui nous regarde, n’en
ayant point d’autre que de nous remettre et abandonner continuellement et sans
aucune réserve à son bon plaisir.
7. O Dieu! quel bonheur à une âme de n’avoir,
au milieu de ses désolations et afflictions, autre soutien que celui de son
Dieu, par la foi nue et simple ! Notre souverain bien est en sa volonté toute
sainte. Qu’il nous mène donc par les voies de crainte ou d’espérance, selon qu’il
lui plaira : il nous sera tout, car en l’un et en l’autre nous ne voulons
chercher que son bon plaisir, sans nous amuser à regarder le chemin par lequel
il nous conduit.
8. L’âme simple bannit et ne veut point
avoir tant de réflexions ni sur le passé ni sur l’avenir, ni même sur le
présent; mais à chaque occasion, elle demande conseil à Dieu en élevant sa
pensée à lui; car nous devons prendre toutes nos délices à traiter avec Notre-Seigneur,
et devons être indifférentes que les siennes, en nous, soient de nous donner de
la consolation ou désolation, des distractions, des peines ou travaux ; pourvu
que son bon plaisir s’accomplisse, il nous doit suffire.
9. Une fille ne serait pas simple, qui
aurait son extérieur bien composé et tout son intérieur dissipé, ni celle qui
ferait toutes ses actions pour les yeux des créatures et non pour Dieu seul,
qui est et doit être l’unique objet de l’âme simple, laquelle ne prétend, en
tout ce qu’elle fait, que l’accomplissement du bon plaisir de Dieu. La
simplicité forclôt toute subtilité et recherche de nous-mêmes, toute
composition et multiplicité de pensées et d’actions inutiles. C’est une
certaine candeur qui nous montre telle au dehors que nous sommes au dedans,
éloignée de toute finesse, cachette et de toute équivoque. 476
10. Le cœur qui est parfaitement conforme
aux volontés de Dieu peut dire qu’il a trouvé le moyen d’unir et ramasser
toutes les vertus ; car, qu’est-ce que Dieu veut de nous, sinon que nous
aimions et pratiquions l’humilité, la patience, la charité, et toutes les
autres vertus nécessaires à la sanctification ?
11. La vraie et solide vertu est de ne s’attacher
qu’à Dieu, de ne vouloir que Dieu, de ne chercher que Dieu et de ne dépendre
que de lui, et le servir constamment et persévéramment en quelque état qu’il
nous mette, soit que nous soyons en prospérité ou en adversité, en consolation
ou désolation, en santé ou en maladie, en sécheresse ou suavité, car le défaut
de goût et de plaisir aux bonnes actions que nous faisons n’ôte point ni le
pouvoir d’en faire, ni le mérite d’icelles ; au contraire, elles sont plus
agréables à Dieu lorsqu’il y a moins du nôtre, parce qu’alors nous agissons
plus purement pour Dieu qui cache ses trésors dans l’abîme des tribulations.
12. Le
fruit de la perfection chrétienne et religieuse est de s’abandonner toute à
Dieu et de se reposer entre ses bras comme un enfant sans souci. Non, ma fille,
n’appréhendez jamais rien et n’occupez pas votre esprit aux réflexions,
quelques bonnes apparences qu’elles puissent avoir; faites avec fidélité ce que
Dieu vous présentera en chaque moment et lui laissez le soin du reste : cette
pratique vous apportera une grande paix et liberté d’esprit.
13. Toute notre vie et nos exercices étant
pour l’exaltation de la sainte Église, le salut du prochain et notre union
avec Dieu, il ne se faut pas mettre en peine de faire aujourd’hui ce que nous
faisons pour la sainte Église, et demain pour les infidèles, ni moins dresser nos
intentions pour faire chaque exercice pour ceci ou cela; non, mes chères
filles, contentez-477 vous des exercices qui nous sont marqués, et faites-les
bien sans vous en imposer de nouveaux et extraordinaires. L’esprit humain est
tant amoureux de ces inventions que c’est chose étrange ; croyez-moi, faisons
ce qui nous est marqué et qui nous a été enseigné par notre Bienheureux Père,
et nous satisferons assez à l’obligation que nous avons d’aider par prières et bonnes œuvres la sainte Église et le salut du
prochain.
14. Cette diversité d’état intérieur où vous
vous trouvez est excellente, car cela tient l’âme plus dépouillée et plus saintement
unie à son Dieu, en quoi consiste tout notre bonheur. Je vois aussi que les
souffrances ne vous manquent pas : tenez cela pour une nouvelle grâce, car c’est
le creuset dans lequel Notre-Seigneur vous épurera entièrement. Toute votre
correspondance intérieure ne doit être que simplicité et délaissement; et l’extérieure,
humilité, douceur et suavité.
15. L’âme qui aime sa perfection d’un amour
sincère ne doit point désirer ceci ou cela, quelque saint qu’il soit, mais
recueillir et unir tous ses désirs dans la seule volonté de Dieu, parce qu’il y
a bien plus de perfection et de sainteté à dire de grand cœur avec saint Paul :
Seigneur, que voulez-vous que je fasse? qu’à faire des miracles, à être ravie
en extase, et à se voir élevée jusqu’au troisième ciel. Il n’y a rien qui
puisse mettre une âme en assurance, ou la rendre juste, que cette mort de la
volonté propre. Tandis que l’âme manquera de le faire, qu’elle sache qu’en
matière de perfection elle n’a fait aucun progrès considérable devant Dieu.
16. L’âme qui est vraiment simple et dévote
ne s’appuie que sur le secours de la grâce, et demeure aussi étroitement unie à
la volonté de Dieu dans la pauvreté que dans l’abondance, dans la désolation
que dans la consolation. Dans tous 478 les événements cette âme se trouve
également paisible et contente de Dieu, soit qu’il dispose de ses jours et de
ses moments contre son gré ou selon ses inclinations : tout lui est
indifférent, pourvu que le bon plaisir divin vive et règne en elle.
17. Retenez bien ceci : Allez à Dieu de bon
cœur et de bonne foi, avec plus de simplicité que de subtilité. Dans les doutes
raisonnables qui vous viendront sur quelques sujets considérables, demandez
avis avant que de rien faire; mais pour le reste, où vous ne voyez rien d’opposé
aux instructions qu’on vous a données, allez votre chemin avec l’intention
résolue de plaire à Dieu, sans écouter vos craintes; car si vous y prêtiez une
fois l’oreille, ce ne serait jamais fait.
18. En l’état d’impuissance, de ténèbres et
de tentations, l’âme simple, à la façon de notre Bienheureux Père, se laisse
très simplement à la merci de la divine miséricorde, par un simple
acquiescement à tout ce que sa Bonté voudra faire d’elle, sans le vouloir même
sentir ni en faire l’acte; ains avec la suprême pointe de l’esprit elle se
borne à résister au mal en méprisant ce qu’il suggère, et garde ainsi la paix,
se contentant de savoir que Dieu est son Dieu, et que rien ne lui arrivera qui
ne parte de son Cœur adorable, infini en bonté, puissance et amour.
19. Les tentations servent d’aiguillon à la
vertu : celles qui en sont travaillées doivent prendre des ailes de colombe et
voler aux pertuis de la pierre angulaire, ès plaies de Jésus-Christ, se tenant
là à recoi, sans regard, sans dispute, et sans répondre un seul mot. Bref, les
vertus sont une chaîne mystique qui doit être tissue par la prudence, les voies
de laquelle il faut demander à Dieu, comme notre Mère la sainte Église nous
enseigne : mais pour la bien pratiquer, on doit mêler dix mille onces de
simplicité avec une de prudence. 479
20. J’aime mieux que l’on se tienne
simplement attentive à recevoir tout ce qui nous arrive de la main de Dieu,
selon l’ordre que sa Providence nous présente les choses, que d’occuper
continuellement son attention à choisir ce qui nous mortifie le plus. Mais s’il
y a quelques rencontres [d]esquelles il faille choisir, alors il faut prendre
ce qui répugne le plus; car, à mesure que nous nous vidons de nous-mêmes,
Notre-Seigneur nous remplit de ses dons et de sa grâce.
21. Une seule chose est nécessaire, qui est
d’avoir Dieu; plus nous le possédons nûment et simplement, plus nous sommes
forts. Contentons-nous donc de le posséder par les saintes et invariables
résolutions d’être toute sienne et de ne jamais l’offenser à notre escient :
travaillons ainsi par la pointe de l’esprit, c’est-à-dire sans goût, sans
plaisir, joie ni consolation, et cela vaudra mieux que si nous versions des
larmes de suavité.
22. Une seule action de vertu, faite avec le
seul motif de la foi nue et simple, vaut mieux que mille faites par les
sentiments de Dieu. Notre chemin, c’est la croix; ne sommes-nous pas
bienheureuses de cheminer avec notre saint Époux, la croix sur le dos, et dans
le cœur le pur amour de sa sainte volonté?
23. O Dieu! que la simplicité est admirable,
et qu’une âme qui marche simplement marche assurément! Quand il semble que tout
est perdu, que tout est renversé sens dessus dessous, c’est alors qu’il faut,
comme Abraham, espérer contre l’espérance, et se confier que Dieu pourvoira et
aura soin de tout, et demeurer ainsi en paix et en repos dans la divine
Providence de notre bon Père céleste.
24. Pour avoir la simplicité de vie, il faut
être simple en 480 toutes choses, comme aussi en ses affections, volontés,
intentions et prétentions. Dieu est le trésor de l’âme pure et fidèle; quand
donc elle a trouvé son trésor, qu’elle en jouisse sans désirer autre chose.
25. Plus
les choses de Dieu sont simples, paisibles et éloignées des sentiments
sensibles aux sens même intérieurs, plus elles sont excellentes.
26. La conversation des Épouses de
Jésus-Christ doit être toute simple, tout innocente, toute pure et tout angélique,
comme devant toujours être dans les cieux et avec Dieu même. Ainsi, à l’imitation
des anges, une vraie religieuse ne doit respirer que pureté et simplicité, mais
une simplicité qui ne vise qu’à contenter Dieu, et à dire en toute occasion : Dieu seul, Dieu seul !
27. La parfaite simplicité n’est autre que
le pur amour qui ne peut rien souffrir dans le cœur qu’il possède qui ne soit
pour Dieu, et l’âme qui en est vivement touchée n’adhère plus à la nature.
28. L’âme vraiment simple ne regarde que Dieu
en tout ce qu’elle fait et se tient toute resserrée dans elle-même, pour s’appliquer
à la seule fidélité de l’amour de son souverain Roi, par l’observance de ses
devoirs, sans épancher ses désirs à chercher des moyens de faire plus que cela.
29. L’âme qui possède la parfaite simplicité
croit ne rien faire, et, de cette manière, sa sainteté est cachée à ses yeux et
à sa connaissance. Dieu seul la voit et se plaît dans cette divine simplicité,
par laquelle elle ravit son Cœur, en s’unissant à Lui par un amour tout pur,
tout simple et tout fidèle. Une telle âme 481 jouit d’une paix toujours
tranquille ; elle peut dire qu’elle est libre pour s’élever au-dessus de soi,
par la possession de l’union divine.
30. C’est une chose inimaginable que l’amour
dont la souveraine Bonté entoure les âmes simples qui se donnent et se
complaisent à sa merci, et qui n’ont point de plus grand souhait que de faire
tout ce qu’elles peuvent et pensent être agréable à ce bon Dieu, lui laissant
le soin de tout ce qui les concerne pour en faire au temps et à l’éternité
selon son bon plaisir.
1er DÉCEMBRE. L’esprit de l’Institut n’est
autre que celui de Notre–Seigneur, vraiment humble, vraiment simple, droit,
sincère et joyeux dans la sainte innocence et liberté. Il n’y a que les humbles
qui glorifient et honorent Dieu comme il faut, parce que, reconnaissant que d’eux-mêmes
ils ne sont rien, ne peuvent rien de bon, ils rendent à Dieu la gloire et l’honneur
de tout ce qu’ils font de bien, connaissant et confessant qu’il est la source
et l’origine de toutes grâces et vertus, et Dieu se plaît de faire de grandes
choses par les âmes humbles et vraiment humbles de cœur.
2. L’esprit de notre Congrégation est un
esprit de douceur, de petitesse, de simplicité et pauvreté; il ne s’en faut
point départir, ains y assujettir tellement nos inclinations, qu’elles nous
portent même au mépris du monde et de nos 482 propres intérêts, et que la
douceur et l’humilité surnagent toujours entre nos paroles et actions, par une
affabilité généreuse, sans composition ni affectation, et pour cela il ne faut
qu’être humble et naïve.
3. Les desseins de Dieu, en établissant la
Visitation, ont été que nous fussions petites et véritablement humbles. Si nous
ne sommes telles, nous anéantirons les desseins de son Cœur amoureux, et nous
privera des grâces qu’il nous a destinées, si nous ne correspondons par l’amour
de la bassesse. Ainsi, quand le monde nous méprisera, ne nous contentons pas de
recevoir ce mépris comme gage très-aimable de la bonté et Providence divine,
mais encore comme chose très-convenable et très-propre à notre petitesse.
4. Nous devons regarder l’éclat de notre
Institut et l’estime que l’on en fait, non en nous, mais en celui duquel Dieu
nous a fait naître et d’où il provient, et ne nous jamais départir, pour tout l’éclat
du monde, de l’amour de notre petitesse, vileté et abjection.
5. C’est une chose grandement mauvaise en
une religieuse de la Visitation, que l’amour de sa propre réputation et la
crainte que quelques grains d’icelle ne nous en soient ôtés, parce que cela
prouve un manque d’abandon à la Providence de Dieu, sans la permission de
laquelle rien ne nous saurait arriver. L’essence de l’humilité consiste à avoir
une volonté entièrement soumise à la volonté de Dieu.
6. Toutes les filles de la Visitation sont
obligées, par leur vocation, de chercher en toutes occasions leur humiliation
et abjection, car Dieu ne favorise que les humbles et ceux qui se confient
entièrement en lui. La plus grande abjection et vileté 483 qui puisse être en
une âme après le péché, c’est d’être sans vertus.
7. Il ne faut point nous exalter ni louer
au-dessus des autres (Ordres), ni même à l’égal des autres, mais confesser
franchement que la Visitation est, en sa naissance, des dernières en l’Église de
Dieu, aussi n’y est-elle que comme une petite violette de mars, qui n’a nul
éclat en sa couleur, mais qui ne cesse et ne cessera jamais, Dieu aidant, de
rendre une très suave et agréable odeur à son divin Créateur, tandis qu’elle
demeurera dans la connaissance et amour de sa bassesse et abjection.
8. La vraie dévotion des filles de cet
Institut consiste dans cet esprit de force et de générosité qui nous fait
opérer selon l’esprit de la grâce, nous faisant puissamment mortifier toutes
nos tendretés, nos humeurs, passions et inclinations, et qui nous rend
constantes et fidèles parmi les dégoûts, sécheresses, tentations et
répugnances, afin de faire régner la raison et la volonté de Dieu au-dessus de
tout cela.
9. La perfection solide et puissante que
Dieu requiert de nous, c’est une patience exercée parmi les injures,
souffrances et contradictions ; une humilité vraie et profonde pratiquée parmi
les humiliations, abjections et mépris; une douceur et égalité d’humeur dans l’inégalité
des sentiments, des événements, multitude d’affaires et tracas ; une obéissance
prompte et simple accomplie parmi les répugnances, dégoûts et difficultés, et
ainsi des autres vertus.
10. Notre Bienheureux Père disait que le
grand moyen de prendre l’esprit de notre vocation était de bien pratiquer les
instructions qui sont en icelle, et vous savez que les principales 484 sont l’humilité,
l’anéantissement de soi-même, et la sainte simplicité, qui retranche toutes
sortes de vanités et propres recherches de satisfactions de soi-même. Si vous
pratiquez bien cette sainte vertu d’humilité, elle paraîtra en toutes vos
actions et paroles ; et surtout je vous désire, mes chères Filles, la
simplicité qui est l’ornement des Filles de la Visitation ; car, pour vous dire
ce petit mot en passant, je souhaite que ces saintes vertus reluisent en nos
esprits, paroles et actions, et qu’il n’y ait rien qui ressente le bien dire,
le bien écrire, le bien parler, et telles autres choses bien polies; voire, je
désire que nous paraissions plutôt grossières en toutes ces choses-là, que
gentilles d’esprit.
11. J’estime grandement la pratique
intérieure des vertus qui ne sont connues que de Dieu ; ce sont les meilleures
pour nous, qui devons être toutes cachées aux yeux du monde c’est en cet amour
intérieur seul et en la parfaite douceur et simplicité que nous devons
exceller, c’est-à-dire nous approfondir de plus en plus en notre petitesse, et
en l’anéantissement de notre propre jugement et volonté, et enfin de tout ce
qui nous est propre.
12. Si Dieu veut que nous demeurions douces,
tranquilles et toutes soumises à sa volonté; que nous soyions des plus petites
et humbles religieuses de son Église, qui nous peut mieux servir à cela que les
mépris qui ne nous manquent pas, et qui n’ont jamais manqué aux commencements
des plus saintes Institutions? Rien ne doit être plus cher; n’est-ce pas notre
esprit que d’aimer les mépris et la bassesse?
13. Ce que je désire spécialement aux Filles
de cette petite Congrégation, c’est une grande fidélité pour servir
amoureusement notre bon Dieu, par l’exacte observance de toutes 485 les choses
de l’Institut, une douceur cordiale pour aider et supporter le prochain
suavement, et une entière dépendance en la conduite de la divine Providence sur
nous et sur toutes choses, nous unissant amoureusement à la volonté de son bon
plaisir dans tous les événements, et cette pratique nous sera d’autant plus
utile, qu’elle nous conduira au sacré recueillement et à la familiarité avec
Dieu.
14. C’est une grande perfection de se tenir
dans une grande bassesse et dans cette pratique de la véritable humilité. Notre
Bienheureux Père dit que les Filles de la Visitation sont appelées à la plus
haute perfection qui se puisse trouver ici-bas, parce que l’Institut les porte
à la plus profonde humilité et anéantissement qui se puissent pratiquer. Cette
vertu en est l’âme et la vie.
15. Tenons-nous amoureusement cachées sous
les larges feuilles de notre petitesse et abjection, et à ne vouloir paraître
en chose aucune. C’était le grand sentiment de notre saint Fondateur, que nous
fussions grandement amoureuses de notre petitesse, et pour cela il nous donne
ce saint document de parler toujours bassement de notre Congrégation, sans
exagération de louanges, sans comparaison aux autres Ordres.
16. L’esprit de la Visitation est d’une
haute perfection, laquelle est d’autant plus excellente qu’elle est plus
intime; ce n’est autre chose qu’une mort de la nature, pour établir solidement
le règne de la grâce, et voilà une perfection d’amour à quoi nous devons
tendre, en s’adonnant à la perpétuelle observance de ces règles.
17. Vous savez bien que la perfection de la
Visitation 486 n’est pas fondée sur des choses extraordinaires, mais sur des
solides et vraies vertus : la profonde humilité, la douce charité, le cordial
support, la prompte et simple obéissance, la sincérité envers les supérieurs,
la franche accusation de ses fautes, la suave et douce conversation, et l’attention
à la présence de Dieu.
18. Tant que l’union, le recueillement et la
simplicité régneront dans l’Institut, tout ira fort bien. Pourvu que nous nous
tenions bien petites, Dieu ne manquera pas de se glorifier en notre bassesse;
je crains tant la perte de cet esprit, et que nous n’aimions que le haut bout à
l’avenir, que je me voudrais fondre pour empêcher ce mal.
19. Je demande incessamment à Notre
Seigneur, de toutes les forces de mon âme, la vraie grandeur pour les Filles de
la Visitation, qui est la très sainte petitesse et le vrai anéantissement, et
rien de tout ce que le monde estime grand et éclatant. Que vos affections se
tiennent dans l’Institut, car tout y est, je dis tous les plus excellents
moyens de la perfection. Dieu nous fasse la grâce de ne les point chercher
ailleurs; c’est ce qui remplira vos cœurs de son saint amour.
20. Si nous savions l’humilité que Dieu
requiert des Filles de la Visitation, et combien les âmes qui s’élèvent et font
parade de vanité contrarient l’esprit de Dieu, nous demanderions que le feu du
ciel pût consumer celles qui y contreviendraient.
Je voudrais pouvoir graver cette maxime de
mon sang, qui maintiendra, si elle est observée, tout l’Institut en union et
conformité.
21. Plût à Dieu que l’on me perçât les
lèvres d’un fer 487 rouge, et qu’à jamais la bouche des Filles de cette
Congrégation fût fermée à la moindre parole contre l’humilité, rien n’étant
plus capable d’abréger mes jours que de voir la vanité entre elles!
22. Ne nous réjouissons nullement des bons
accueils qu’on fait à notre Institut ; mais humilions-nous et en glorifions
Dieu ; car être vraie Fille de SAINTE-MARIE c’est estimer le mépris et mépriser
l’honneur. Hors l’humilité solide, il n’y a que des ombres et simples images de
vertu.
23. Ce que nous devons ambitionner, c’est l’humilité
et l’amour de notre propre abjection. Je supplie toutes nos chères Sœurs de
mettre leur unique gloire et satisfaction en cela, et d’avoir toujours devant
les yeux ce que notre Bienheureux Père a tant de fois dit, que pendant que nous
conserverions l’affection à la petitesse et abjection, les bénédictions de
Dieu abonderaient sur nous, et que sitôt que nous nous élèverions pardessus
les autres, les grâces cesseraient.
24. Si nous lisions et pratiquions
fidèlement nos règles, que nous serions heureuses ! Elles nous guériraient de
tout. C’est notre voie : cheminons-y sans nous en détourner, quelques
difficultés qui nous puissent arriver. Si nous cherchions bien dans ce petit
livret, nous y trouverions tous les remèdes.
25. Oh ! que bienheureuse est l’âme qui peut
dire en vérité à Dieu : Vous savez que tous les manquements que je fais contre
ma règle, c’est par pure faiblesse et infirmité, et non volontairement, car c’est
chose assurée que ces manquements-là ne nous feront pas grand mal. Mais une âme
qui en ferait volontairement et fréquemment, quoique légers, je vous assure 488
qu’elle serait en disposition de faire de grandes fautes, si elle en avait l’occasion.
26. Notre excellence est de voir la volonté
de Dieu en toutes choses et de la suivre. Cette vie cachée nous conduit à l’union
divine, à la séparation de toutes les choses créées, et à une parfaite pureté
de cœur qui plaît infiniment à Dieu. Sa Bonté ne nous a ainsi cachées au monde
que pour nous faire vivre de lui et en lui.
27. Pour avoir la perfection que Dieu
demande de nous en notre vocation, il faut être parfaitement mortifiée de
corps, de cœur et d’esprit, ne chercher plus ses propres intérêts, se perdre
entièrement soi-même et ne rien vouloir que Dieu seul.
28. Enfin, l’esprit de l’Institut est un
esprit droit, épuré, sincère esprit
qui ne cherche que Dieu, qui tend perpétuellement à l’union de son âme avec
Dieu, qui est indépendant de toutes choses hors de Dieu et de son bon plaisir,
qui vit par-dessus soi-même, qui ne vit qu’en Dieu, qui aime Dieu et le
prochain, qui ne s’amuse point à tant de niaiseries de vouloir être aimée,
caressée, estimée.
Bref, la perfection intérieure de laquelle
nous faisons profession, et qui nous doit être en singulière recommandation,
consiste en la pratique exacte du dernier document que notre Bienheureux Père
nous a laissé et inculqué mille et mille fois par ses paroles et par ses écrits
: Ne demandez rien, ne refusez rien.
29. Si les Sœurs de notre Congrégation sont
bien humbles et bien fidèles à Dieu, elles auront le CŒUR DE Jisus, leur Époux
crucifié, pour demeure et séjour en ce monde et son palais céleste pour
habitation éternelle.
30. J’ai eu une lumière d’esprit fort
grande, que sa divine Bonté accordait à ce cher Institut un grand don de vie
intérieure, cachée et souffrante amoureusement avec Jésus en croix, mais que
les grâces préparées aux âmes fidèles seraient, comme les grâces du Fils de
Dieu (à proportion de notre néant), cachées en Dieu, et leur manifestation pour
l’éternité. Enfin c’est mon sentiment, comme c’était aussi celui de notre
Bienheureux Père, que Dieu voulait que les Filles de cette Congrégation fussent
les adoratrices et imitatrices des bassesses de son divin Fils et de sa vie
parfaite, intérieurement toute cachée en
Dieu et toute commune devant le monde.
31. En somme, on ne saurait mieux définir l’esprit
de l’Institut qu’en rappelant ces paroles qui résument celles de notre
Bienheureux Père : « Les Religieuses de la Visitation qui seront si heureuses
que d’observer leurs règles fidèlement, pourront véritablement porter le nom de
FILLES ÉVANGÉLIQUES, établies particulièrement en ce dernier siècle pour être
les imitatrices des deux plus chères vertus du SACRÉ CŒUR du Verbe incarné, la
douceur et l’humilité, qui sont comme la base et le fondement de leur Ordre, et
leur donnent ce privilège particulier et cette grâce incomparable de porter la
qualité de FILLES DU CŒUR DE Jésus. »
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sentiers de l’Amour divin, Introduction et
annotations par Dominique Tronc, 2014, 364 pages.
Constantin de Barbanson, II, Les Secrets sentiers de l’Amour divin, Ouvrage publié à Douai en 1629, Œuvres mystique annotée par Dominique Tronc, 2015, 350 pages.
Constantin de Barbanson, [III & IV] Anatomie de l’âme, Première partie comportant vingt-deux chapitres, Depuis le commencement de la vie spirituelle, jusqu’à l’état expérimental de la grâce supernaturelle. Deuxième partie, Il y a encore une seconde Anatomie à passer selon l’être de la déiformité, après la mort de la propriété. Œuvres mystique annotée par Dominique Tronc, 2015, 407 pages.
Constantin de Barbanson, V, Anatomie de l’âme, Troisième partie comportant quatre Traités, Comment l’âme qui est parvenue à l’état de la perfection se doit comporter pour faire progrès…, Présentation et notes par Dominique Tronc, 2014, 346 pages.
Série « Madame Guyon » :
Madame Guyon, Explications de l’Écriture sainte, un choix présenté et annoté par Dominique Tronc, 2014, 300 pages.
La Direction de Fénelon par Madame Guyon, Correspondance présentée et éditée par Murielle et Dominique Tronc, 2015, 504 pages.
Madame Guyon, De la vie intérieure, Discours chrétiens et spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, présentés par Dominique et Murielle Tronc, 2014, 642 pages.
Madame Guyon, Explications du Nouveau Testament, choix présenté par Dominique Tronc, 2014, 392 pages.
Madame Guyon, [95] Lettres de direction publiées au Siècle des Lumières, un choix présenté et annoté par Dominique Tronc, 2015, 266 pages.
Série « Madame de Chantal » :
Jeanne de Chantal, Écrits mystiques relevés dans l’édition de 1875 par Dominique Tronc, 2015, 694 pages.
Jeanne de Chantal, Recueil
des bonnes choses & Lettres, Les
Entretiens du manuscrit de Turin-Verceil suivis d’extraits de correspondances,
Recueil transcrit par Béatrice Bernard et
extraits de la Correspondance choisis par Dominique Tronc, 2015, 236 pages.
présente cette collection
ainsi que des ouvrages publiés chez Honoré Champion, au Centre
Jean-de-la-Croix, chez Arfuyen, chez Parole
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[1] Jeanne–Françoise Frémyot de Chantal, Correspondance, édition critique établie et annotée par sœur Marie-Patricia Burns, Cerf, six tomes (t. I, 1986).
[2] Édition dont nous reproduisons la page de titre infra.
[3] Le manuscrit de Turin signalé par l’éditeur de 1875 comme source excellente (voir ici sa préface en page 17, avant-dernier §) a été transcrit par Béatrice Bernard du Centre Jean-de-la-Croix et est édité parallèlement au présent volume pour ouvrir notre série « Jeanne de Chantal ». Le lecteur trouvera ici l’intégrale des Entretiens de l’édition composite de 1875 qui mélange cette source et d’autres sans donner de références.
[4] Choix plutôt large afin de ne pas trop manier les ciseaux au sein d’un ensemble d’écrits. Ainsi on respecte la totalité des Entretiens : ils constituent à nos yeux le « cœur mystique » des écrits de Jeanne.
[5] On trouvera facilement cette édition permettant une lecture sur écran en cherchant sur le web « sainte Jeanne … de Chantal … œuvres » conduisant à 8 tomes disponibles sous « Internet archives ».
[6] Impressions disponibles à l’unité à faible coût chez Lulu.com.
Le manuscrit de Turin-Verceil en première édition critique, un choix d’extraits de la Correspondance, un aperçu sur les manuscrits d’Annecy, sont assemblés en second titre de la « série ».
Les sites www.cheminsmystiques.com et www.sourcesmystiques.fr informent sur la progression de nos travaux.
[7] Reproduction
textuelle d’un très ancien manuscrit des archives du premier monastère de la
Visitation d’Annecy.
[8] Alangorir : tomber en langueur |DT]
[9] Fidèle reproduction d’un ancien imprimé qui
paraît être un supplément du Petit Livret.
[10] On a suppléé
par des points aux mots que l’on n’a pu lire, et qui avaient été altérés ou
détruits par le temps. Un très ancien manuscrit de nos Archives a permis de
combler quelques lacunes.
[11] Sainte Catherine de Gênes.
[12] Environ cent
ans après la mort de la Sainte, ces papiers furent retirés de la poussière du
tombeau par nos anciennes Mères. Ils sont encore précieusement conservés en ce
premier monastère de la Visitation d’Annecy ; mais ils sont malheureusement
indéchiffrables. Après le décès de la Sainte, nos Sœurs de Moulins copièrent
fidèlement tous ces papiers ; nos Sœurs de Nevers possèdent aujourd’hui
cette précieuse copie; en voici le texte.
[13] Il ne faut pas
confondre ce vœu de saint François de Sales avec la simple promesse qu’il fit,
en 1604, d’accepter la charge de la conduite spirituelle de la sainte. (Voir
les Mémoires de la Mère de Chaugy, p.
62.)
Il est certain que saint François de Sales n’a pu faire ce vœu le 22
août de l’année 1604, comme l’assurent quelques écrivains de ce siècle,
puisque, dans la formule de ce vœu, le Saint dit : …J’accepte les vœux de
chasteté, obéissance et pauvreté, présentement RENOUVELÉS par J. F. Frémyot,
...., etc.
Or, la sainte ne pouvait pas, le 22 août 1604, renouveler le vœu d’obéissance,
qu’elle ne fit que le 25, jour de saint Louis ; encore moins pouvait-elle
RENOUVELER le vœu de pauvreté, qu’elle ne fit que le 22 août 1611. Ainsi, le
vœu ci-dessus de saint François de Sales n’a pu être fait avant le mois d’août
1611, époque où la Sainte fit, pour la première fois, un vœu de pauvreté, et
renouvela ses vœux de chasteté et d’obéissance, peu avant son départ pour la
Bourgogne, comme l’attestent les Mémoires de la Mère de Chaugy, page 154.
[14] Ce livre avait
été donné, par notre sainte Mère, à la Mère Claude-Agnès Joly de la Roche, au
moment de son départ pour diverses fondations qui devaient l’éloigner pour
toujours de sa sainte fondatrice.
[15] La Sainte était
alors supérieure.
[16] Cette oraison
se fait depuis cinq heures jusqu’à six.
[17] Jean-François
de Sales, frère et successeur de notre saint Fondateur.
[18] Pour plus de
détails, sur ce temps de calamités, voir les Mémoires de la Mère de Chaugy sur
la vie et les vertus de notre sainte Mère, chapitre XXI, deuxième partie.
[19] Nous donnons les variantes du manuscrit de Verceil.
[20] Petite monnaie.
[21] Coutume pour les religieux des anciens
ordres de mettre la tète en terre lorsque les supérieurs s’humilient.
[22] Cet entretien prouve la délicatesse de conscience de
notre sainte Fondatrice, que l’esprit d’humilité portait à se confesser même d’une
imperfection.
[23] La Sainte était en retraite, avec cinq ou six
Sœurs, quand elle fit cet Entretien.
[24] Le dernier
chapitre de notre Sainte fondatrice au premier monastère de Paris, est à la
page 157, exhortation IX, Derniers adieux de la Sainte à une communauté.
[25] défluxion : ce qui coule – enflure
[26] Reproduction fidèle de l’édition de 1647.
[27] Notre
note : réédité « L’âme de Saint François de Sales révélée par Sainte
Jeanne-Françoise de Chantal » Monastère de la Visitation, Annecy,
2010 ; texte identique, mais ponctuation revue et notes ajoutées
intéressantes sur l’identité des personnes etc.
[28] C’est le titre que porte la copie conservée
aux archives de la Visitation d’Annecy.
[29] Il y a trois articles, savoir le troisième,
le septième et le vingt-deuxième, sur lesquels sainte Chantal n’a point
répondu, probablement parce qu’elle n’avait point de connaissances des choses
sur lesquelles roulaient ces articles.
[30] Saint Vincent de Paul.
[31] Le comte Louis
de Sales portait alors ce titre.
[32] C’est-à-dire par la main du bourreau.
[33] Le Père Dom
Goulu, général des Feuillants, appelé en religion Dom Jean de Saint-Prançois,
est un des premiers auteurs qui ait écrit la vie de saint François de Sales. Il
la fit imprimer en 1624, dix-huit mois après la mort du Saint. Il avait eu
recours à sainte de Chantal pour lui demander des mémoires sur les vertus de
son Bienheureux Père. Elle lui répondit par cette lettre qui fut écrite plus de
trois ans avant sa déposition pour la canonisation du Bienheureux évêque.
[34] On voit par là que cette lettre était
accompagnée de quelques mémoires qui malheureusement n’ont pas été conservés.
[35] Traité de l’Amour
de Dieu, liv. XI, chap. 8.
[36] C’est-à-dire des choses extraordinaires et
singulières.
[37] Voir les
articles 33 et 38 de la Déposition.
[38] Extrait d’un très vieux manuscrit des
contemporaines de la Sainte, conservé aux Archives du Ier monastère de la
Visitation d’Annecy.
[39] Extrait d’un
très vieux manuscrit des contemporaines de la Sainte, conservé aux Archives du
1er monastère de la Visitation d’Annecy.
[40] Il doit être
question des conseils reçus précédemment.
[41] Extrait d’un très vieux manuscrit des
contemporaines de la Sainte, conservé aux Archives du 1er monastère de la
Visitation d’Annecy.
[42] L’oraison dont parle notre sainte Mère est
l’oraison de repos ou de quiétude que les auteurs mystiques définissent : Un
certain calme, un repos et une suavité intérieure qui naît du plus intime et du
plus profond de l’âme, et quelquefois déborde sur les sens et sur les
puissances corporelles et qui provient de ce que l’âme est placée près de Dieu
et sent sa présence.
Ce degré d’oraison, dit le Père Scaramelli, ne provient pas d’un acte
de simple foi, n’est pas produit par le secours de la grâce ordinaire et en
vertu duquel l’âme croit que Dieu lui est présent, parce que cet acte, ainsi qu’il
est manifeste et qu’on le prouve par l’expérience, ne saurait produire les
grands effets de repos, de suavité et de paix. Ces effets proviennent du don de
Sagesse, qui place l’âme près de Dieu, en le lui rendant présent par sa
lumière, et fait que non seulement elle croit à sa présence, mais même qu’elle
le sent avec une sensation spirituelle très-douce. (Directoire myst., part. 3,
ch. V).
[43] Saint François
de Sales nous dit dans son Traité de l’Amour de Dieu (liv. VI, ch. lx), que l’âme
qui est en repos et quiétude devant Dieu, suce presque insensiblement la
douceur de sa présence, sans discourir, sans opérer et sans faire chose quelconque
par aucune de ses facultés, sinon par la seule pointe de sa volonté, qu’elle
remue doucement et presque imperceptiblement, comme la bouche par laquelle
entre la délectation et l’assouvissement insensible qu’elle prend à jouir de
la présence divine.
[44] Mais enfin, quelquefois ni l’âme n’ouït son
Bien-Aimé, ni ne lui parle, ni ne sent aucun signe de sa présence, mais
simplement elle sait qu’elle est en la présence de son Dieu, auquel il plaît qu’elle
soit là (Traité de l’Amour de Dieu, liv. VI, ch. xi).
[45] L’âme placée par Dieu dans ce repos
surnaturel, doit tout à fait abandonner le raisonnement, parce que le
raisonnement dans l’oraison n’a d’autre objet que de mouvoir la volonté; or, si
la volonté est mise avec puissance et suavité en mouvement par Dieu à l’aide de
la lumière infuse (comme il arrive dans ce degré d’oraison), le raisonnement
demeure inutile et devient même nuisible, en empêchant par son mouvement l’œuvre
suave et délicate que Dieu accomplit dans l’âme. Elle doit donc mettre de côté
au temps de cette oraison toute autre considération, se tenir en paix devant
Dieu, reconnaître avec une humble confusion qu’elle n’a aucune part, comme
auteur, au bien dont elle jouit, prier pour elle et pour d’autres, s’abandonner
entre les bras de Dieu, dont elle sent la présence, et s’offrir à faire de
grandes choses pour lui (Scaramelli, Direct. myst., part. 3, ch. V).
[46] La paix de l’âme, dit saint François de
Sales, serait bien plus grande et plus douce si on ne faisait point de bruit
autour d’elle, et qu’elle n’eût aucun sujet de se mouvoir ni quant au cœur ni
quant au corps; car elle voudrait bien être toute occupé e en la suavité de
cette présence divine. Néanmoins, il ne
faut pas croire qu’il y ait aucun péril de perdre cette sacrée quiétude par les
actions du corps et de l’esprit qui se font ni par légèreté ni par indiscrétion.
D’autant que Dieu, qui donne la paix, ne l’ôte pas pour tels mouvements
nécessaires; ni pour les distractions et divagations de l’esprit, quand elles
sont involontaires; et la volonté étant une fois bien amorcée à la présence
divine, ne laisse pas d’en savourer les douceurs, quoique l’entendement et la
mémoire se soient échappés et débandés après des pensées étrangères et inutiles
(Traité de l’Amour de Dieu, liv. VI, ch. x).
[47] Extrait d’un très vieux manuscrit des
contemporaines de la Sainte, conservé aux Archit es du ter monastère de la
Visitation d’Annecy.
Ces paroles recueillies
par celle de nos premières Mères à qui elles furent adressées sont comme une
révélation des dispositions intérieures de la Sainte, puisqu’elle avoue avoir
reçu ces mêmes conseils de direction au plus fort de ses peines.
[48] Extrait d’un
manuscrit des contemporaines de la Sainte conservé au monastère de la
Visitation de Thonon.
[49] Ces conseils furent écrits par la Sainte à la
fin d’un livre de l’imitation de Jésus-Christ (Archives du premier monastère de
la Visitation d’Annecy.)
[50] L’original est au monastère de la Visitation
du Mans.
[51] Ces conseils
furent trouvés tels par la Mère de Lucinge, dans les papiers de la Mère de
Chaugy. (Archives du premier monastère de la Visitation d’ Annecy.)
[52] Ces conseils furent donnés à la Mère
Marie-Aimée de Rabutin au moment de son élection à Thonon. (Archives du
premier monastère de la Visitation d’Annecy .)
[53] Ces conseils,
écrits de la main de la Sainte, furent donnés à la Mère Louise-Dorothée pendant
son noviciat, et au moment de son départ pour la fondation de Montpellier.
(Archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy.)
[54] Ces conseils
furent écrits par la mère Claude-Agnès dans un petit livre conservé encore
aujourd’hui à la Visitation de Rennes, dont elle a été la première supérieure,
après avoir fondé le monastère d’Orléans.
[55] Ces conseils
furent écrits par la Sainte dans le susdit livre, indiqué à la page 317.
[56] L’original est aux Archives du ler monastère de la
Visitation d’Anmecy.
[57] Extrait d’un très ancien manuscrit
conservé aux Archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy.
[58] Archives du
premier monastère de la Visitation d’Annecy.
[59] Dans l’oraison de quiétude infuse, dit le
P. Scamarelli (Dir. myst., tr. 3, c. v), l’entendement ne cesse d’agir par son
regard vers Dieu présent qu’il admire dans un doux repos et dont il apprécie
les beautés. S’il suspend son opération discursive (son raisonnement), cette
suspension ne vient point de la nonchalance, mais de la lumière de Dieu qui se
fixe dans une opération plus noble, c’est-à-dire dans le regard de sa divine
présence.